En avion sur Vienne, de Louis Blériot à Gabriele D`Annunzio : de l

Transcription

En avion sur Vienne, de Louis Blériot à Gabriele D`Annunzio : de l
En avion sur Vienne, de Louis Blériot à Gabriele D’Annunzio :
de l’espérance à la menace
Bernd Kreuzer
Pendant les premières décennies du xxe siècle, deux événements, d’importance
plutôt marginale pour l’histoire de la ville de Vienne, mais de grande importance pour
celle de l’aviation à moteur en Autriche, donnèrent aux Viennois des impressions tout
à fait nouvelles du ciel. Ce sont deux vols extraordinaires qui nous serviront d’exemples
pour démontrer les attitudes adoptées par les gens à l’égard de l’aviation. Nous verrons
que ces attitudes furent changeantes, oscillant de la pleine euphorie à la crainte 1. Nous
nous attacherons aussi aux mesures prises par les responsables politiques et militaires
face à ces nouveaux défis.
Le premier vol est celui du célèbre aviateur français Louis Blériot qui venait de
traverser la Manche en juillet 1909. Ce vol du 23 octobre 1909, exécuté en présence de
l’empereur François-Joseph et d’une foule de curieux, fit triompher l’aviation à moteur
en Autriche, tout en donnant à cette année 1909 une dimension historique sans
précédent. Grâce à Blériot, le public autrichien pouvait enfin suivre un tel spectacle,
si souvent décrit dans les journaux du monde entier, avec ses propres yeux. Cet événement marqua sans doute le véritable début de l’aviation à moteur en Autriche et, en
même temps, le début d’un sentiment très répandu d’euphorie sans limite qui accompagnait de grandes espérances envers le développement futur de l’aviation.
L’autre vol, celui du poète et aviateur italien Gabriele D’Annunzio, nous permettra d’illustrer les nouvelles menaces qui émaneront dorénavant du ciel. Peu de temps
avant l’armistice de 1918, les Viennois durent apprendre à leurs frais le mauvais côté
de l’aviation : l’omniprésente menace d’être bombardés par des avions ennemis. Le
9 août 1918, Gabriele d’Annunzio, avec son escadre, s’avança en plein jour jusqu’à
Vienne sans être inquiété, pour y décrire des cercles pendant quelques minutes, tout
en lançant, non des bombes, mais des tracts sur la ville.
Commençons quelques années plus tôt. En Europe, on avait bien connaissance des
vols spectaculaires effectués par Wilbur et Orville Wright dès 1903, mais on sentait
assez peu d’engouement pour l’aviation tant qu’on ne pouvait pas en être le témoin
oculaire. On pourrait presque dire que les gens ne croyaient pas vraiment que le rêve
du vol humain fût enfin réalisé. Peut-être ne voulaient-ils pas le savoir, ou bien, plus
1. Le travail fondamental dans ce contexte est celui de Robert Wohl, A Passion for Wings. Aviation and the Western
Imagination 1908-1918, New Haven et Londres, Yale University Press, 1994.
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probablement, ils devaient le voir pour le croire. L’aviateur Ferdinand Ferber s’engagea
tout de suite à organiser un vol de démonstration des frères Wright en France, mais
c’était en vain puisque ceux-ci exigeaient une somme exorbitante impossible à fournir 2.
Néanmoins, la publication, dans la revue L’Auto, en 1905, des photos des essais de
vol et des dessins de construction de l’appareil des Wright suscita une grande activité
auprès des aviateurs européens et une véritable fièvre de leur part. Les journaux mirent
en place des concours pour le vol le plus long, le plus haut, etc. Les aviateurs français,
anglais, allemands, danois et même autrichiens acceptèrent de relever le défi américain,
et ce avec succès. En septembre 1906, le Brésilien Alberto Santos-Dumont réussit, avec
son biplan, à faire des sauts assez courts, aux environs de Paris. Henri Farman, un an
plus tard, parvint à se tenir en l’air pour une durée d’une minute.
En Autriche, l’industriel Ignaz Etrich et son fils Igo s’occupaient intensément de
l’aviation. Leurs efforts furent couronnés de succès en juillet 1909 quand Igo Etrich
arriva à voler sur presque 100 mètres, au terrain d’aviation de Wiener Neustadt, petite
ville au sud de la capitale, devenue le berceau et le centre de l’aviation autrichienne en
raison de l’engagement et de la prévoyance du président de l’Aéro-Club d’Autriche,
soutenu de près par la municipalité. L’intérêt pour l’aviation se répandit rapidement
et engendra un enthousiasme sans précédent.
À la suite des progrès atteints en Europe, les frères Wright, en 1908, se virent
contraints d’y venir eux-mêmes pour présenter leur appareil et pour établir la preuve
de leur supériorité technique. En effet, Wilbur Wright remporta tous les concours
d’aviation en France. Le 8 août 1908, le célèbre aviateur réalisa en public le premier
vol mécanique des frères Wright en Europe. Louis Blériot dut admettre que le biplan
des Wright était bien supérieur aux appareils français. Par conséquent, les pionniers
américains créèrent une école d’aviation à Pau, puis d’autres à Rome et à Berlin,
bientôt suivis par les aviateurs français qui établirent, eux aussi, des écoles à Pau. La
ville de Pau devint donc, dès lors, le centre de l’aviation et le point de cristallisation de
l’euphorie autour de l’aviation parce qu’un grand nombre d’aviateurs, d’enthousiastes
et même de souverains y vinrent pour assister aux vols 3. En outre, les Wright voulaient
tirer profit de leur succès en présentant leur avion-biplan aux militaires. Faisant le
tour de l’Europe, ils offrirent ainsi, en septembre 1908, leur Flyer au Ministère de la
Guerre austro-hongrois. Celui-ci refusa leur offre, d’une part parce que le prix était
trop élevé, d’autre part parce que les fonctionnaires du Ministère le jugeaient inutile
dans une guerre future.
Louis Blériot à Vienne
L’année 1909 fut l’année clé de l’aviation à moteur en Autriche et, au-delà, dans
toute l’Europe 4. En France, Louis Blériot, les frères Voisin et d’autres pionniers
construisirent des monoplans qui se révélaient plus stables que le biplan des Wright. Ce
fut Louis Blériot qui réussit, le 25 juillet 1909, à traverser la Manche, avec son « Blériot
2. Wolfgang Behringer et Constance Ott-Koptschalijski, Der Traum vom Fliegen. Zwischen Mythos und Technik,
Francfort, S. Fischer, 1991, p. 399.
3. Dans le Ciel de Pau. Les débuts de l’aviation : Wright, Pau, Éditions Cairn, 2007 ; Paul Mirat, Autrefois Pau l’aviation,
Anglet, Éditions Atlantica, 2004 ; Jacques de Lautrec, Dans le ciel de Pau. Blériot et les écoles d’aviation français,
Pau, Éditions Cairn, 2009, p. 69-70.
4. Wolfgang Behringer et Constance Ott-Koptschalijski, op. cit., p. 400.
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EN AVION SUR VIENNE, DE LOUIS BLÉRIOT À GABRIELE D’ANNUNZIO
no XI », en 27 minutes seulement, et gagna le prix du journal anglais Daily Mail 5.
D’un seul coup, Blériot avait mis un terme au « splendide isolement » séculaire de
l’Angleterre, comme l’exprima l’écrivain britannique Herbert George Wells : « in spite
of our fleet, this [l’Angleterre] is no longer, from the military point of view, an inaccessible
island 6 ». Même le Daily Mail constata ce fait. Pour les Européens, la traversée de la
Manche symbolisait le vrai début de l’aviation à moteur. C’était la preuve longuement
attendue de la performance de l’avion, le début d’une nouvelle ère ; celle de l’aéronautique, celle du plus lourd que l’air. La fascination, voire l’euphorie des gens pour
l’aviation se propagea promptement et ne cessait de s’intensifier : les innombrables
expositions aéronautiques et meetings d’aviation organisés jusqu’à l’éclatement de la
Grande Guerre, à Reims, Paris, Brescia, Berlin, Doncaster, Blackpool, Francfort, Nice,
Rouen, Bruxelles, Bar-le-Duc, Milan etc., attiraient des masses de spectateurs et de
curieux. À Reims, en août 1909, se pressèrent environ 500 000 personnes lors de la
Grande Semaine d’Aviation de la Champagne. Un peu plus tard la même année, la
première édition de l’Exposition Internationale de la Locomotion Aérienne, tenue à
Paris dans le cadre du 12e Salon de l’Automobile, comptait 100 000 visiteurs au Grand
Palais, et ce seulement à la fin du troisième jour d’ouverture au public.
Surpris, les journaux autrichiens et viennois se montraient plutôt réservés face
à l’étonnante performance de Blériot. Certes, la Reichspost, par exemple, concéda
qu’il s’agissait là certainement d’un événement majeur pour l’aviation, mais on jugea
beaucoup plus importants les vols de nuit, ceux par mauvais temps, ceux à contre-vent,
etc. réalisés par les dirigeables 7. C’était une attitude symptomatique car en Allemagne,
et évidemment aussi en Autriche, pour des raisons nationalistes, on estimait beaucoup
les dirigeables 8 qui, c’était vrai, avaient déjà fait des trajets beaucoup plus longs que
celui réalisé par Blériot avec son monoplan. Pour ce journal autrichien, la grande
euphorie vécue en France et en Angleterre à la suite de la traversée de la Manche
ne pouvait que symboliser le triomphe de l’aéroplane sur les dirigeables allemands.
L’aviateur autrichien le plus renommé de l’époque, Wilhelm Kress, alla jusqu’à dire,
dans la Neue Freie Presse, autre quotidien majeur, qu’il n’avait jamais douté d’un tel
succès parce qu’il lui semblait plus facile et moins dangereux de voler sur la mer que
sur la terre et parce qu’on aurait déjà volé sur des distances plus longues 9.
Ce nonobstant, il faut reconnaître qu’un grand nombre d’Autrichiens se passionnaient pour l’aviation, soit à la suite des vols des Wright, de Blériot, de Farman et de
beaucoup d’autres, soit parce que l’aviation autrichienne s’était, elle aussi, mise à faire
des progrès considérables bien qu’avec un certain retard.
Après son vol triomphal sur la Manche, Louis Blériot fit de nombreux vols de
démonstration dans presque toutes les grandes villes européennes. D’habitude, ce
n’était cependant pas à lui, mais à des mécènes ou à des hommes aisés d’organi5. Charles Fontaine, Comment Blériot a traversé la Manche, Paris, Librairie aéronautique, 1909 ; Martin Provenson et
Alice Provenson, La Traversée glorieuse de la Manche par Louis Blériot. Le 25 juillet 1909, Paris, Flammarion, 1994.
6. Herbert George Wells, Social Forces in England and America, Londres et New York, Harper & Brothers, 1914, p. 4.
7. Reichspost, 26 juillet 1909, p. 4.
8. Voir Peter Fritzsche, A Nation of Fliers. German Aviation and the Popular Imagination, Cambridge, Mass. et
Londres, Harvard University Press, 1992 ; Guillaume de Syon, Zeppelin! Germany and the Airship, 1900-1939,
Baltimore, John Hopkins University Press, 2002 ; Henry Cord Meyer, Airshipmen, Businessmen and Politics,
1890-1940, Washington et Londres, Smithsonian Institution, « Smithsonian History of Aviation Series », 1991.
9. Neue Freie Presse, 26 juillet 1909, p. 10.
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ser ces présentations et de courir le risque d’un échec financier. La tâche de couvrir
les dépenses n’était pas facile puisque, par exemple, à Berlin, Blériot avait reçu la
somme exorbitante de 50 000 francs pour ne faire que deux vols, chacun de seulement
deux minutes. Ce n’était donc pas sans raison qu’un journaliste du Neues Wiener
Tagblatt écrivait : « À ce moment, les aviateurs ne s’intéressent qu’à l’argent 10. » En
octobre 1909, ce fut au tour de Vienne de recevoir Blériot, qui venait d’avoir de
grands succès à Budapest. L’impresario viennois Charles Müller l’avait invité à venir à
Vienne. Quelques mois plus tôt, c’était un directeur de théâtre renommé, M. Wallner
du Carlstheater, qui avait financé la venue de l’aviateur français Georges Legagneux,
pilote de l’équipe de Farman, pour présenter un vol motorisé. Ce fut presque un
échec et une honte pour l’aviateur 11. Il semble cependant que, dans le cas de Blériot,
l’organisateur renonça à tirer profit de cet événement et que le produit net fut livré à
une organisation caritative, la Société des Sauveteurs volontaires 12.
Le vol viennois de Blériot fut bien organisé. Le problème le plus grave à résoudre
fut celui du terrain d’aviation, une question abondamment discutée dans les journaux.
Finalement, une semaine seulement avant l’arrivée de Blériot, une vaste plaine aux
abords de la capitale fut choisie, dans le paysage de lande de la Simmeringer Haide.
Normalement utilisée à des fins militaires et pour des courses de chevaux, elle allait
désormais également servir de terrain d’aviation 13. Afin d’obtenir l’approbation de
la police, l’organisateur Charles Müller se déclara même prêt à avancer les vols, du
dimanche au samedi, de façon à attirer moins de gens (!), et à limiter le nombre de
billets d’entrée en vente à 150 000 14.
L’événement consistait en une série de manifestations s’adressant à différents
groupes ciblés : le jeudi et le vendredi, présentation de l’aéroplane de Blériot au grand
public ; le vendredi soir, conférence du héros sur sa traversée de la Manche pour un
public choisi, suivie par un dîner de gala organisé en l’honneur de Blériot par les
ressortissants français de Vienne ; puis le samedi après-midi, comme point culminant
de la visite de l’aviateur, le vol de démonstration prévu pour un large public 15.
Le succès obtenu par Blériot quelques jours auparavant à Budapest aiguisa encore
davantage l’intérêt des Viennois. Presque tous les membres de la famille impériale
présents dans la capitale de l’Empire déclaraient vouloir assister aux vols de démonstration. Les journaux recommandaient, face à la forte demande, de se faire réserver de
bonne heure un billet d’entrée. La direction de la sécurité et les services de transports
publics de la ville s’étaient préparés à la ruée de la foule curieuse : la police, les sapeurspompiers et les équipes de sauvetage devaient être présents en nombre suffisant tandis
que les tramways municipaux et le chemin de fer métropolitain devaient assurer le
transport massif des curieux. Le fait que la municipalité mit en place un grand déploie10. Neues Wiener Tagblatt, 6 octobre 1909, p. 6.
11. « Der erste Flug in Wien! », Wiener Luftschiffer-Zeitung, 9 (1909), p. 148-149.
12. Neues Wiener Tagblatt, 13 octobre 1909, p. 7.
13. Hans Havelka, Die Simmeringer Haide – erster Wiener Flugplatz. Vom Weideland zum Industrie- und Wohngebiet,
Vienne, Simmeringer Heimatmuseum, 1969 ; Helmut Kretschmer, Aus der Geschichte des Flugwesens in Wien,
Vienne, Verein für Geschichte der Stadt Wien, Wiener Geschichtsblätter, Beiheft 1/1991, 1991, p. 11.
14. Neues Wiener Tagblatt, 13 octobre 1909, p. 7.
15. Neue Freie Presse, 21 octobre 1909, p. 10. Nous employons ici le terme de « héros » parce que les mass média en
effet créèrent des héros. Voir Matthias Marschik, « Flieger grüss mir die Sonne… » Eine kleine Kulturgeschichte der
Luftfahrt, Vienne, Turia + Kant, 2000, p. 85-102.
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EN AVION SUR VIENNE, DE LOUIS BLÉRIOT À GABRIELE D’ANNUNZIO
ment de forces policières – 1 000 hommes à pied et 120 hommes à cheval – montre
qu’on avait prévu une affluence considérable.
La présentation de l’aéroplane dans un des lieux les plus prestigieux de la capitale,
le Kursalon, attira de nombreux visiteurs dès l’ouverture. Malgré un prix d’entrée
assez élevé, un très grand nombre de curieux, de professionnels, mais aussi et surtout
de représentants de la haute société viennoise, bref le tout Vienne, se pressait dans
la salle où l’on pouvait voir l’avion. Les dames élégantes se laissaient expliquer son
fonctionnement. À midi, on comptait déjà plus que 2 500 visiteurs 16. Ceux-ci devaient
faire la queue devant l’entrée et attendre assez longtemps. Les rues autour du Kursalon
étaient véritablement congestionnées par des carrosses et des automobiles. Pendant
l’après-midi et le soir, la ruée était tellement forte qu’il fallut même dresser des
barrages. Environ 10 000 individus regardèrent avec étonnement et intérêt technique
le monoplan pendant cette première journée d’exposition. Le lendemain, ils furent
encore davantage : 15 000 personnes, d’après les estimations.
Blériot et sa femme arrivèrent le jeudi soir à Vienne, accompagnés par Charles
Müller qui était venu les chercher à Paris et on leur fit un bon accueil à la gare. Le
lendemain soir, devant un auditoire très distingué, Blériot fit une conférence sur l’aviation en général et sur sa traversée de la Manche, conférence pour laquelle il reçut des
trombes d’applaudissements. Lorsqu’il montra, à la fin de sa conférence, un film dans
lequel on voyait l’avion démarrer et voler au-dessus de la mer, le public poussa des cris
d’allégresse comme s’il assistait réellement à ce vol 17. Entre-temps, quelques centaines
de mètres plus loin, la foule continuait d’accourir pour voir le fameux « Blériot no XI ».
Puis, pendant la nuit, l’appareil fut transporté au champ d’aviation, un journaliste
s’étonnant que le transport fût tellement facile 18.
Le samedi 23 octobre 1909 marqua le triomphe viennois de Blériot. On avait
monté, sur le champ d’aviation, plusieurs tribunes et une grande tente pour l’empereur
qui avait annoncé sa présence. On avait nivelé le terrain et fait de grosses dépenses
pour cette journée. Avant le début même des vols, Blériot dut expliquer les caractéristiques de son appareil à l’empereur et aux membres de la famille impériale. Tout
alla bien pour Blériot. Pour les Viennois, qui accoururent en masse, c’était sensationnel. On vendait des « saucisses Blériot » et des croissants « type La Manche ». Selon
les journaux, il y eut au moins 100 000, voire 150 000 spectateurs, peut-être même
300 000, selon Blériot lui-même 19. Parmi eux, l’empereur François-Joseph présenta
ses félicitations à l’aviateur. Vu les prix extrêmement élevés à payer (pour une place
debout 15 couronnes, pour une place de loge 150 couronnes – sachant que trois kilos
de pain coûtaient une couronne 20), il s’agissait en effet là d’un nombre extraordinaire
même si cette foule ne représentait finalement que 7,5 % de la population viennoise.
À titre indicatif, l’année précédente, environ 300 000 curieux avaient assisté au cortège
16. Neue Freie Presse, 21 octobre 1909, p. 5.
17. Neue Freie Presse, 23 octobre 1909, p. 10.
18. Neue Freie Presse, 22 octobre 1909, p. 5.
19. Souvenons-nous que le nombre des billets d’entrée, selon les journaux, avait été limité à 150 000 (voir note 14).
Il nous semble donc que Blériot a surestimé ou, plus probable, sciemment exagéré, pour des raisons faciles à
comprendre, le nombre de spectateurs.
20. Vera Mülhpeck, Roman Sandgruber et Hannelore Woitek, « Index der Verbraucherpreise 1800 bis 1914 »,
dans Österreichisches Statistisches Zentralamt (dir.), Geschichte und Ergebnisse der zentralen amtlichen
Statistik in Österreich 1829-1979, Tabellenanhang, Vienne, Österreichisches Statistisches Zentralamt, « Beiträge
zur österreichischen Statistik, 550 A », 1979, table A 9.10, p. 149.
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BERND KREUZER
organisé lors du soixantième anniversaire du règne de François-Joseph tout au long de
la Ringstraße, et, en novembre 1905, une des plus grandes manifestations que Vienne
ait jamais vue, en faveur de l’introduction du suffrage universel et égal en Autriche,
réunit environ 200 000 personnes au cœur de la ville 21. Dans ces circonstances, on
peut dire que les vols de Blériot constituèrent un véritable événement de masse.
Les réactions furent très enthousiastes. Après le deuxième vol d’une durée de seize
minutes, les spectateurs ne pouvaient plus se retenir et se précipitèrent au champ
d’aviation. Ce fut à grand-peine que la police réussit à raccompagner Blériot au hangar
et à sa voiture. « L’homme vole ! C’est la grande impression d’aujourd’hui et peut-être,
demain, cela ira de soi », écrivit le collaborateur de la renommée Neue Freie Presse. Il
ajoutait, comprenant la portée historique de l’événement :
« Qui l’a vu pour la première fois […] ne l’oubliera jamais. Les générations futures […]
ne comprendront pas nos sentiments… »
« C’était un tout grand événement. […] Or, nous l’avons vu de nos propres yeux.
[…] Nous avons vu un homme voler. Il a volé comme nous prenons le chemin de fer.
Et on s’aperçoit : c’est sérieux maintenant, c’est à notre tour maintenant. Ce seront
nous-mêmes qui volerons sous peu, peut-être dans quelques années, peut-être déjà
demain 22. »
Le chroniqueur de la Volksblatt für Stadt und Land notait pour sa part, avec autant
d’admiration que son collègue : « D’un coup […] on nous a transportés à l’ère de
l’homme volant 23. » Même le journaliste de la Reichspost, journal conservateur bien
établi, constata avec entrain : « Des chances inouïes s’ouvrent 24. » « Or, nous avons vu
la merveille avec nos propres yeux […] Nous, à Vienne, nous avons donc assisté hier
au premier vol humain, vraiment et véritablement », pouvait-on lire encore dans le
Neues Wiener Tagblatt 25.
D’après les journaux, la réaction était unanime : tout le monde était enthousiasmé 26. Les espérances à l’égard de l’aviation étaient si grandes qu’on allait jusqu’à
considérer l’avion comme aussi sûr que le chemin de fer ! On sentit à quel point
l’événement marquait le début d’une nouvelle ère, celle de l’aviation. On envisageait
même l’aviation comme un moyen de transport individuel, ce qu’avait déjà imaginé,
parmi beaucoup d’autres, le dessinateur français Albert Robida 27. Bertha von Suttner,
écrivain et pacifiste autrichienne qui avait reçu le Prix Nobel de la paix en 1905, se
mit, profondément impressionnée par les vols de Blériot, à écrire un roman utopique
dans lequel le vol humain était devenu tout naturel 28.
21. Christian Brandstätter et Günter Treffer, StadtChronik Wien, Vienne et Munich, Verlag Christian Brandstätter,
1986, p. 380, 387.
22. Neue Freie Presse, 24 octobre 1909 (Morgenblatt), p. 1.
23. Volksblatt für Stadt und Land, 24 octobre 1909, p. 2.
24. Reichspost, 24 octobre 1909 (Morgenblatt), p. 1.
25. Neues Wiener Tagblatt, 24 octobre 1909, p. 1.
26. « Blériot in Wien », Wiener Luftschiffer-Zeitung, 8 (1909), no 21, p. 389-392. Voir Sylvia Mattl-Wurm, « Blériot
in Wien », dans « schwerer als Luft » 100 Jahre Motorflug in Wien, cat. exp., Wienbibliothek im Rathaus, Vienne,
Wienbibliothek im Rathaus/Metroverlag, 2009, p. 4-5.
27. Notamment dans ses livres Le Vingtième Siècle (1882), Le Vingtième Siècle – La vie électrique (1892) et dans ses
dessins pour l’illustration En 1950 (sans doute non publié). Voir Roger Jouan (dir.), Voyages très extraordinaires
dans le Paris d’Albert Robida, Paris, Paris bibliothèques éditions, 2005.
28. Bertha von Suttner, Der Menschheit Hochgedanken. Roman aus der nächsten Zukunft, Berlin, Leipzig et Vienne,
Verlag der « Friedens »-Warte, 1911, p. 260 sq.
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EN AVION SUR VIENNE, DE LOUIS BLÉRIOT À GABRIELE D’ANNUNZIO
Le recul permet de comprendre qu’il avait fallu que les Autrichiens voient le phénomène de leurs propres yeux pour y croire et pour en imaginer la portée. Dans un
pays un peu sous-développé, tant au point de vue industriel que sur le plan technologique, comme l’était l’Autriche-Hongrie, le mythe du progrès technique et scientifique, promu par cet engouement pour l’aviation, joua un rôle important 29. Plusieurs
témoins étaient conscients de ce retard, comme l’atteste un article de la revue Wiener
Luftschiffer-Zeitung qui précise que « Vienne voit arriver bien tard le vol humain 30 ».
Bien sûr, tous étaient conscient que cela avait d’abord été un succès français, ce qui
pouvait poser problème dans une logique de concurrence entre les États, mais il était
également de notoriété publique que l’Autrichien Igo Etrich, à Wiener Neustadt, était
arrivé à voler cent mètres, seulement quelques mois auparavant, et que, sans aucun
doute, ce retard allait pouvoir être rattrapé dans un futur proche 31.
Le vol de Blériot changea définitivement le regard porté sur l’aviation et ouvrit de
toutes nouvelles perspectives aux Viennois. On ne pouvait désormais plus dire que
l’aviation n’était qu’un passe-temps, une loufoquerie de quelques techniciens, qui
n’aboutirait à rien. Par conséquent, les Viennois durent se rendre compte à quel point
une petite ville comme Wiener Neustadt, dont la municipalité s’était engagée à mettre
à la disposition des aviateurs un champ d’aviation et des hangars 32, mais aussi bon
nombre de capitales européennes, avaient déjà éclipsé la métropole autrichienne en
cette matière. Très vite, des projets furent élaborés pour établir, à Vienne, un terrain
d’aviation permanent avec tous les équipements nécessaires, quoiqu’il fallût encore
continuer à utiliser les champs d’aviation provisoires de la Simmeringer Haide et du
Prater, et ce jusqu’à l’achèvement du nouvel aéroport d’Aspern en 1912. De plus,
une chaire d’aviation et d’automobilisme fut instaurée à l’École Polytechnique de
Vienne dès 1909, dotée d’un laboratoire et même d’un tunnel aérodynamique 33. À
plus grande échelle, l’aviation à moteur, les aviateurs et les avions eux-mêmes se mirent
à devenir objets de publicité et de marketing. Ils allaient aussi jouer un rôle significatif
dans tous les aspects de la culture autrichienne : au cinéma, au théâtre, en musique,
dans la littérature, la peinture, la sculpture, l’architecture, etc. 34.
29. Matthias Marschik, Heldenbilder. Kulturgeschichte der österreichischen Aviatik, Münster, Hambourg, Londres,
LIT Verlag, 2002, p. 68.
30. « Blériot in Wien », Wiener Luftschiffer-Zeitung, 8 (1909), no 21, p. 389.
31. Matthias Marschik, « Der Blick in den Himmel. Eine Geschichte des Fliegens in Wien », dans Österreich in
Geschichte und Literatur, 41 (1997), p. 322.
32. Rudolf Marwan-Schlosser, Luftfahrt und Luftsport in Wiener Neustadt, Krems, Faber, 1981, p. 98 ; Gerhard
Geissl, 95 Jahre Luftfahrt in Wiener Neustadt. Die Anfänge der Aviatik und die Gründung des ersten österreichischen
Flugfeldes, Wiener Neustadt, Verein Museum und Archiv für Arbeit und Industrie im Viertel unter dem
Wienerwald, « Dokumentation des Industrieviertel-Museums, 108 », 2004, p. 5.
33. Wolfram Lenotti, Ein Traum vom Fliegen. 200 Jahre Luftfahrt in Österreich, Vienne, Verlag Christian Brandstätter,
1982, p. 43 ; Matthias Marschik, op. cit., p. 69. Otto Nirenstein, Luftfahrt im alten Wien, Vienne, Verlag des
k.k. österreichischen flugtechnischen Vereines, 1917.
34. Voir par ordre chronologique : Felix Philipp Ingold, Literatur und Aviatik. Europäische Flugdichtung 1909-1927,
Bâle et Stuttgart, Birkhäuser Verlag, 1978 ; Jeannot Simmen, Aviatik und Avantgarde. Fliegen und Schweben,
Francfort, Deutsche Lufthansa AG, 1988 ; Jeannot Simmen, Schwerelos. Der Traum vom Fliegen in der Kunst der
Moderne, cat. exp., Schloß Charlottenburg Berlin, Stuttgart, Cantz, 1991 ; Bodo-Michael Baumunk (dir.), Die
Kunst des Fliegens, cat. exp., Zeppelin Museum Friedrichshafen, Ostfildern-Ruit, Hatje, 1996 ; Carmen De Cima
SuÁrez et Ana VÁsquez de la Cueva, Aeronáutica y Pintura. Aeronautics and Painting, Madrid et Barcelone,
AENA/Lunwerg Editores, 2001 ; Alain Mousseigne (dir.), La Conquête de l’air. Une aventure dans l’art du xxe siècle,
cat. exp., Les Abattoirs Toulouse, Milan, 5 continents éditions, 2002 ; Françoise Lucbert, Avion, aviateur, aviation.
Cent ans de fascination (1908-2008), cat. exp., Le Mans, Éditions Cénomane/Musées du Mans, 2008.
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BERND KREUZER
Pourtant, l’utilisation de l’aviation à des fins militaires, dès son début, provoqua un
net changement d’attitude à l’égard du vol humain. Comme nous le verrons ci-après,
son potentiel militaire et, avant tout, son aspect destructeur autant que son omniprésence ne se révélèrent aux Viennois que peu avant la fin de la Grande Guerre.
Gabriele D’Annunzio sur Vienne
Neuf ans plus tard, peu avant l’armistice de 1918, Gabriele D’Annunzio réalisa son
vol sur Vienne. Comme il existe une vaste et abondante littérature sur le sujet, nous
nous limiterons ici à donner quelques repères que nous signalons dans le contexte des
espérances et des menaces que représentait alors le ciel pour les habitants de Vienne.
Nous souhaitons surtout mettre l’accent sur l’aspect symbolique de ce vol, dans
la mesure où nous estimons qu’il marqua véritablement un tournant dans la représentation que la population viennoise se fit du ciel et de l’aviation militaire. Avec
D’Annunzio et son escadre, des dangers nouveaux et imminents menaçaient en effet
les Viennois. Pourtant, ce n’était pas le premier combat aérien, loin de là, et ce n’était
pas non plus la première fois que des projectiles tombaient du ciel : l’histoire militaire
comptait déjà plusieurs exemples de ce type d’exploits. Entre autres exemples, des
ballons autrichiens avaient lancé des bombes sur la ville de Venise en 1849 et, depuis
longtemps, les militaires utilisaient des ballons à des fins de reconnaissance aérienne.
Ce fut apparemment en 1911, pendant la campagne italienne en Lybie contre l’armée
ottomane, qu’un avion italien lança des bombes pour la première fois 35.
Gabriele D’Annunzio, célèbre poète italien et aviateur 36, connu pour son attitude
farouchement anti-autrichienne et très engagé dans le développement des forces
aériennes de son pays, avait, dès 1910, parlé de vouloir voler jusqu’à Vienne 37. En
septembre 1915, peu après l’entrée en guerre de l’Italie, il avait exécuté un vol de
reconnaissance sur les villes alors autrichiennes de Trente (Trento) et Trieste. Ce fut
après ces vols qu’il écrivit, sur une photographie, les mots latins qui deviendraient
sa devise : « Donec ad metam : Vienna ! » (Donc, à la fin, à Vienne !). En ce temps-là,
cependant, ce rêve demeurait inacessible puisque les avions n’étaient pas encore assez
performants. Seuls les progrès techniques faits pendant les années de guerre allaient
rendre possible un tel vol sur une distance aussi longue.
Entre-temps, D’Annunzio entreprit des vols sur les villes autrichiennes de la côte
adriatique ayant une population à majorité italienne, telles que Trieste ou Parenzo
(Poreč), pour y lancer des tracts. Surtout, il fit des raids aériens contre les forteresses
ennemies, telles que les bases de la marine austro-hongroise les plus importantes, à
Pola, en Istrie, et à Cattaro (Kotor), en Dalmatie, à l’extrémité Sud du territoire autrichien, non loin du détroit d’Otrante.
35. I Primi Voli di guerra nel mondo. Libia MCMXI, Rome, Ufficio storico dell’aeronautica militare, 2e éd. 1961,
p. 172 sq.
36. Sur la vie de D’Annunzio voir, entre beaucoup d’autres biographies : Annamaria Andreoli, Il vivere inimitabile.
Vita di Gabriele d’Annunzio, Milan, Mondadori, 2e éd. 2000 ; Maria Gazzetti, Gabriele d’Annunzio, Reinbek,
Rowohlt, 3e éd. 2000.
37. Denise Cles, Die Propagandatätigkeit Gabriele d’Annunzios gegen Österreich-Ungarn 1914-1918, thèse, université
de Vienne, 1972.
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EN AVION SUR VIENNE, DE LOUIS BLÉRIOT À GABRIELE D’ANNUNZIO
À la fin de l’année 1916, l’armée italienne disposait enfin d’avions du type
SVA Caproni, assez performants pour faire un vol de longue distance 38, mais le
Commandement Suprême exigeait impérativement qu’un tel vol sur la capitale
ennemie fût strictement à caractère démonstratif et psychologique par crainte de
bombardements autrichiens, en guise de représailles, sur les villes italiennes. En
septembre 1917, tout était prêt pour effectuer un vol de propagande à Vienne ; or,
soudain, on exigea de D’Annunzio une preuve tangible de la performance de son
appareil ; il devait démontrer la fiabilité de son avion en faisant un vol aller-retour de
Venise à Turin. Cela fut fait avec succès début septembre mais, en raison du mauvais
temps, il fallut renoncer au projet et attendre l’année suivante pour le réaliser.
Fin juillet 1918, le Général Badoglio donna son accord pour un vol de provocation
sur Vienne mené par l’escadre « La Serenissima ». Il approuva aussi le texte des tracts
à lancer sur la capitale. Début août, une première tentative échoua à cause du temps
nuageux. Un second essai fut également infructueux à cause d’un manque de discipline
des pilotes et du vent trop fort ; les avions durent donc retourner à leur point de départ
après avoir déjà atteint la Carinthie 39.
Enfin, le 9 août 1918, à cinq heures et demie du matin, l’escadre de onze avions
démarra près de Padoue. Peu après, trois appareils durent rebrousser chemin à cause de
problèmes techniques ; un quatrième fut contraint d’atterrir près de Wiener Neustadt,
pour les mêmes raisons. Bien que les avions ennemis eussent déjà été reconnus en
Carinthie et qu’un hydravion autrichien eût en vain essayé de les suivre, les sept
avions italiens arrivèrent au-dessus de Vienne, sans être arrêtés par la défense aérienne
autrichienne, après un vol de presque quatre heures. Pendant vingt minutes, les avions
décrivirent des cercles à une hauteur de 600 mètres sur la ville, tout en lançant les
400 000 tracts préparés (pl. hors texte 11). Les pilotes prirent aussi 113 photographies
du centre de Vienne et du château impérial de Schönbrunn. Une fois ces opérations
réussies, les aéroplanes amorcèrent leur vol de retour 40.
Il y avait quatre tracts différents 41 : le premier, rédigé en italien par D’Annunzio
lui-même, d’un style ampoulé, était assez incompréhensible, tandis que les autres,
écrits en italien et en allemand par Ugo Ojetti, directeur de la Commissione centrale di
propaganda sul nemico, visaient à convaincre les Viennois de l’inutilité de continuer la
guerre aux côtés des Allemands. Face aux défaites récentes subies sur le front italien, à
la pénurie de vivres, à l’aversion répandue contre l’alliance avec l’Allemagne et au désir
38. Domenico Ludovico, Gli aviatori italiani del bombardamento nella guerra 1915-1918, Roma, Stato maggiore
aeronautica-Ufficio storico/Stilgrafica, 1980, p. 213.
39. Enrico Rebora, I Precedenti del volo su Vienna effettuato dalla 87° Squadrilla S.V.A. detta la « Serenissima », Rome,
Stato Maggiore Aeronautica – Uffico storico, 1973.
40. Saverio Laredo de Mendoza, Gabriele d’Annunzio aviatore di guerra. Documenti e testimonianze raccolti dall’aviatore Laredo de Mendoza, Milan, Impresa Editoriale Italiana, 1930, p. 259-286 ; Il volo su Vienna. 9 agosto 1918,
Abano Terme, Azienda di cura soggiorno turismo, 1968 ; Denise Cles, op. cit., p. 355-377 ; Guido Mattioni,
Il Leone su Vienna. L’avventura di d’Annunzio e degli uomini della Serenissima nel ricordo di uno che c’era, Udine,
Edizioni dell’Istituto, « Memorie, saggi e documenti, 2 », 1981, p. 83-85 ; Gregory Alegi (dir.), In Volo per Vienna,
Trente, Museo storico italiano della Guerra di Rovereto/ed. Apostolo, 1993 ; Alfredo Bonadeo, D’Annunzio and
the Great War, Madison et Londres, Fairleigh Dickinson University Press et Associated University Press, 1995,
p.  114-116 ; Giorgio Evangelisti, La Scrittura nel vento. Gabriele d’Annunzio e il volo su Vienna. Immagini e
documenti, Florence, Editoriale Olimpia, 1998 ; Vittorio Martinelli, La Guerra di d’Annunzio. Da poeta e dandy
a eroe di guerra e comandante, Udine, Gaspari, 2001, p. 257-285.
41. Denise Cles, op. cit., p. 368-373
9
BERND KREUZER
croissant de faire la paix, ces tracts s’avéraient en effet extrêmement efficaces, donc
éminemment dangereux du point de vue militaire 42.
Ce qui nous intéresse ici, ce ne sont ni les détails de ce vol, ni ceux de la diffusion
des tracts, ni le personnage de D’Annunzio en lui-même, mais surtout la réaction de
la population viennoise et des autorités face à ce raid aérien inattendu.
Selon le rapport émis par les autorités militaires 43 et les articles parus dans les
journaux, la population viennoise était restée calme, d’autant plus qu’on ne s’aperçut
qu’après le lancement des tracts qu’il s’agissait d’une escadre ennemie. Tout d’abord,
on avait même considéré les avions comme autrichiens et c’était cette méconnaissance totale du danger tout à fait réel dans lequel on se trouvait, si bref soit-il, qui,
selon nous, empêcha l’éclatement d’une panique parmi les Viennois. Des quatre tracts
lancés, le deuxième, écrit en allemand, faisait clairement allusion au danger : « Nous
volons sur Vienne, nous pourrions lancer des tonnes de bombes. Mais nous ne vous
lançons que des saluts tricolores : le tricolore de la liberté 44… » D’Annunzio, lui, dans
son journal intime, écrivit : « La tentation est grande, les mains restent, instinctivement, sur les leviers de commande des mitrailleuses, mais il faut se rappeler l’ordre
strict 45… » Sans aucun doute, il aurait préferé de lancer des bombes sur la capitale
ennemie comme il avait déjà pensé le faire en automne 1915 46.
Contrairement à la population, les militaires et la police réagirent plutôt nerveusement car le raid aérien avait bien montré l’insuffisance de la défense aérienne autrichienne. De plus, ils sentaient combien l’impact propagandiste d’une telle action
pouvait avoir été énorme. Le Ministère de la Guerre éprouva bien des difficultés
à expliquer aux Viennois comment des avions ennemis avaient pu, en plein jour,
pénétrer 800 kilomètres dans le territoire autrichien et même jusqu’à la métropole,
sans être importunés par les forces aériennes autrichiennes. Dans un communiqué
officiel édité le même jour et publié par tous les journaux le lendemain, on s’excusa
en faisant valoir le mauvais temps qui aurait empêché la défense aérienne de repérer
et d’arrêter les avions italiens. En réalité, ces excuses cachaient difficilement une insuffisance générale de la défense aérienne, un manque d’avions et de munitions, une
coordination insuffisante, etc. 47 On fit appel à la population pour ramasser les tracts
et les déchirer, puis on demanda de les remettre à la police 48. La presse autrichienne,
en général, se limita à apprécier la performance sportive du vol et publia le texte des
deux premiers tracts, tandis qu’elle ignora le troisième, plus dangereux, et n’évoqua
guère le danger qui avait réellement menacé la population afin de ne pas trop inquiéter
42. Manfried Rauchensteiner, Der Erste Weltkrieg und das Ende der Habsburgermonarchie 1914-1918, Vienne et
Cologne, Böhlau, 2013, p. 1010-1013 ; Alfred Pfoser et Andreas Weigl (dir.), Im Epizentrum des Zusammenbruchs.
Wien im Ersten Weltkrieg, Vienne, Metroverlag, 2013 ; Maureen Healy, Vienna and the Fall of the Habsburg Empire.
Total War and Everyday Life in World War I, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
43. Österreichisches Staatsarchiv, Kriegsarchiv, Militärkanzlei seiner Majestät, Sign. 11-2/10 ex 1918, Zl. 5425, Bericht
des K.K. Militärkommandos in Wien vom 9.August 1918, Zl. Präs. 18016/Ia, cité dans Hermann J. W. Kuprian,
« Donec ad metam: Vienna! Eine Episode vom Überflug Gabriele d’Annunzios über Wien im August 1918 », dans
Tiroler Heimat. Jahrbuch für Geschichte und Volkskunde, 57 (1993), p. 199.
44. Reproduit dans Guido Mattioni, op. cit., p. 80.
45. Cité dans Vittorio Martinelli, op. cit., p. 272.
46. Saverio Laredo de Mendoza, op. cit., p. 269.
47. Voir Erwin Pitsch, Italiens Griff über die Alpen, Vienne, Karolinger Verlag, 1995.
48. Neue Freie Presse, 9 août 1918 (Abendblatt).
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EN AVION SUR VIENNE, DE LOUIS BLÉRIOT À GABRIELE D’ANNUNZIO
celle-ci. La presse étrangère, notamment celle des pays alliés, relata au contraire de
façon exhaustive ce tour de force 49.
On avait eu de la chance car ce n’avait été, finalement, que des « menaces en l’air » !
Il faut dire que la menace avait été tout à fait réelle puisque D’Annunzio, lors de ses
raids aériens contre les bases navales autrichiennes sur la côte adriatique avait bel et
bien lancé des bombes. Londres et Paris avaient aussi été l’objet de bombardements
aériens de la part des Allemands dès 1915. Bien que les vols au-dessus de Vienne et
le lancer des tracts italiens n’aient pas suscité de panique parmi les Viennois, il n’en
demeure pas moins – et je juge cela le plus important – que ce vol symbolise très
nettement les nouvelles menaces venant du ciel que les Viennois, eux aussi, auraient
dorénavant à considérer. De fait, on ne pouvait plus se sentir en sécurité, ni à des
centaines de kilomètres derrière le front, ni même dans la capitale de l’empire. À partir
de ce jour-là, la menace d’une attaque aérienne devint omniprésente. Ce que l’écrivain
anglais Herbert George Wells avait imaginé et ce que les futuristes italiens avaient tant
désiré dès le début du siècle, était devenu réalité 50. La notion de « défense aérienne »
et sa nécessité générale sont, à l’évidence, nées de ces bouleversements.
49. Il Corriere della Sera, La Gazzetta di Venezia, The Times, The Daily Telegraph, etc. ; pour les magazines par exemple
« Vienna during the Raid: Photographs by d’Annunzio’s Squadron », The Illustrated London News, no 153 du
31 août 1918, p. 241-243 ; « Il volo della squadriglia “Serenissima” su Vienna », L’Illustrazione italiana, 45 (1913),
no 33 du 18 août 1918, p. 123-135 ; « D’Annunzio, The Man Who Might Have Bombed Vienna », Of American
and Allied Interest. Vanity Fair, 11 (1918), no 2 (oct.), p. 45. Pour une vue d’ensemble : « L’eco del volo sulla
stampa », dans Giorgio Evangelisti, op. cit., p. 119-129.
50. Herbert George Wells, La Guerre dans les airs : roman, Paris, Mercure de France, 1910 (première édition anglaise:
The War in the Air, London, George Bell & Sons, 1908).
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