Jacques Prevel site
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Jacques Prevel L’ombre d’un poète, l’ombre de son ombre N’est-ce pas mon destin de retrouver toujours Cette pierre froide et dure De m’arrêter épuisé dans la nuit De regarder la pluie se fracasser sur l’asphalte Et de pressentir les ombres Il y a peu de destin aussi obscur que celui de Jacques Prevel, certes poète français fort marginal et de peu de renommée, mais attachant à force de quête dérisoire d’absolu et toujours au bord de l’insignifiance. Que reste-t-il de lui ? Aucun livre disponible depuis le livre de poèmes de 1974, depuis longtemps épuisé, chez Flammarion avec une lumineuse préface de Bernard Noël, et sur le site internet « Un jour un poème » quelques textes, pour laisser quelques traces non pas d’un suicidé de la société, mais d’un enseveli du temps. Il semble ne rester juste que deux dates : Jacques Marie Prevel Naissance: Bolbec, Seine-Maritime, 1915 Décès: Saint-Feyre, Creuse, 1951. Et surtout on ne retient de lui que cette vénération, comparable à la fusion idolâtre d’un chien et de son maître, avec l’astre noir Antonin Artaud. Il fut le dernier et le plus fidèle ami d’Antonin Artaud, qu’il chérissait, et qu’il fournissait en laudanum et en opium. Il était aussi l’ami d’Arthur Adamov. Une courte notice biographique dit ceci : « Venu du Havre, il arrive à Paris durant l'occupation. Vivant autour de Saint-Germain-des-Prés, il renonce à toute situation pour écrire, ainsi il connaîtra l'isolement et la misère. Ne trouvant pas d'éditeur il doit publier à ses propres frais trois recueils de poèmes : Poèmes mortels, Poèmes pour toute mémoire, de colère et de haine. » En 1946, Antonin Artaud, alors interné durant près de neuf ans dans divers hôpitaux psychiatriques, dont l'hôpital de Rodez dirigé par le docteur Ferdière, arrive à Paris. La rencontre avec ce dernier sera son illumination. À partir de ce jour va naître entre les deux hommes une amitié basée sur le respect, la quête incessante de la poésie et de la drogue. Épuisé par la tuberculose il meurt miséreux et seul, après avoir scrupuleusement consigné jusqu'à la mort d'Artaud son journal En compagnie d'Antonin Artaud, où il relate sa vie quotidienne avec Artaud. Dans son journal jamais encore publié intégralement en 1974, même en réédition en 1994 par Flammarion, Prevel note tout scrupuleusement, depuis les paroles d'Artaud, même les plus banales, ses faits et gestes, ses délires, son activité incessante, mais aussi sa vie de tous les jours et le visage des gens qui l'entourent. Il évoque aussi ses deux passions féminines, sa femme, Rolande Prevel, et Jany de Ruy, Si l’on me cherche… On me trouvera dans l’inutile Dans un mot qui n’a pas de sens Un mot qui n’a pas de raison. Ainsi parle un de ses poèmes, cherchons-le non pas comme le miroir compatissant d’Antonin Artaud, comme son maladroit disciple, mais comme un homme « entre colère et haine » et surtout hanté par l’absolu. Je me souviendrai de toi Je me souviendrai de toi Comme on se souvient des malheurs Comme on se souvient des grands espaces Comme on se souvient de la mer Tu m’as frappé et mon sang a dessiné ton visage Je t’ai frappé et ton sang a dessiné mon visage Nous avons connu la joie Tu es venue et le monde a vécu de cet instant Tu es venue, tu es venue Et les souvenirs m’entraînent comme la boue ou comme le sable Il ne reste que mes bras émergeant de mes regrets. Recueil : "Poèmes mortels" Le choix de quelques textes qui émergent de ses trois recueils fort inégaux rendra un peu justice à celui qui se voulait poète maudit, et qu’il est devenu. Le poète oublié, le poète pour mémoire « Je ne suis pas sûr que le monde ne soit pas menacé par sa mort. Quand il vivait il restait encore quelque indicible architecture dans le ciel et cette cathédrale qui s’effondrera un jour proche, disait-il, je vous défie de l’apercevoir encore dans le brouillard. Quand la solitude s’accroît, il n’existe plus que des ruines partout. » Il s’est donc érigé en poète maudit, ne publiant qu’à compte d’auteur, et maudissant la société qui ne l’avait fait que petit fonctionnaire obscur, petit employé de mairie au Havre et miséreux à Paris, où il arriva en 1942, après avoir quitté la Havre en ruine et sous occupation allemande, pour en retrouver une autre. Il arrive à vingt-cinq ans passés, mais trop tard pour changer le monde et se faire reconnaître. Il ne sera qu’un obscur employé de bureau. Mais même au fond de la misère et de la maladie, il sera le « hurleur de l’urgence ». Il ne peut se rattacher qu’à Gilbert-Lecomte et Artaud, loin de toute influence surréaliste ou esthétique. Là il vécut isolé, à part sa rencontre avec Adamov, et reclus dans la haine, devenu « pierre » et se voulant farouchement « sans situation » et voulant « vivre de sa plume », quoiqu’il lui en coûte. Comme un provincial « monté à Paris », il tente pathétiquement de se faire connaître des milieux littéraires et bohèmes de Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés. Ombre parmi les ombres durant l’occupation, il tente, toujours blessé et vulnérable de se faire à nouveau reconnaître juste après la guerre, sans aucun succès. Il demeure l’obscur, « le veuf, l’inconsolé ». Pauvre et malade, sa révélation au monde fut Antonin Artaud. Une biographie fouillée se trouve dans le livre de Bernard Polin, Jacques Prevel ou la dérive vers l’absolu, éditions L’officine. Son illumination fut sa rencontre avec Artaud, le 27 mai 1946, le lendemain du retour de ce dernier de l’asile psychiatrique de Rodez, où il fut interné 9 ans. Il avait déjà correspondu avec Artaud, lui envoyant ses poèmes qu’Artaud disait aimer. Il se mit dans son ombre, le protégeant, le comprenant, le nourrissant en paradis artificiels sur ses maigres ressources. Il avait trouvé son ami, son Dieu, son maître en révolte : " Un homme assez pur pour m’éprouver tout entier/ Un homme assez fou et assez vide de sens pour me comprendre/ un homme de ma race ". Et cette déclaration d’allégeance de Prevel envers son idole dit tout: " L’intensité de sa vie me faisait entrer dans un absolu, le sien. J’étais pris dans son tourbillon. Je le suivais comme un somnambule. Et quand je le quittais à Jussieu où quelque part dans la nuit, je revenais ivre, étrangement obsédé par ses paroles, par les chants qu’il psalmodiait, par son visage unique, par son regard poignant. Je marchais dans Paris sans penser ou plutôt je ne pensais qu’à lui. Ma vie était transformée, illuminée. Il y avait Antonin Artaud, je vivais ". À la mort d’Artaud à Ivry-sur-Seine le 4 mars 1948, il se retrouve désespéré, épuisé, lui aussi « envouté éternel », et il va se laisser mourir, rongé par la tuberculose, au sanatorium de Sainte-Feyre (Creuse), le 27 mai 1951, à trente-six ans.. Il croyait « dériver vers l’absolu », il n’aura dérivé que vers le désespoir et l’amertume, et la négation de lui-même, prisonnier servile de l’ombre « d’Arthur le Mômo ». Il avait attendu toute sa vie cette épiphanie, elle le consumera. Sa poésie est nudité, presque exsangue, sans images, débordante d’amertume et de frustration. Dure et tranchante, sa poésie semble parfois trop sèche, trop concrète, trop manquante de chair, car il semble obsédé par le besoin de dire, plus que de celui d’écrire de la poésie. Il était trop dans l’urgence et pas assez dans la poésie. Il aura fait une poésie sacrificielle. « J’ai souffert autant qu’on peut souffrir au monde Mais j’ai connu la joie atroce de rêver… » Accablé de ne pas être reconnu, pris dans le refus et la non-maîtrise des mots, il se comporte en martyr et sa poésie devient parfois geignarde, trop aveuglée par la transcendance et l’absolu, et les forces obscures. Il « n’était pas assez révolté » et pas assez poète » comme le signale Bernard Noël qui dit de lui qu’il « parle la langue à l’envers, et la poésie avant le poète… Il a avalé de travers la poésie » Il se voulait un monde, il ne fut qu’une douleur. « Tu parles et tu n’as rien à dire à tous ces morts. » Recueils Poèmes mortels. Mais il demeure dans son naufrage, sa maladresse, fort émouvant par son inaccomplissement, lui qui n’a pas su aller jusqu’au bout, se contentant trop souvent de trop sacraliser la poésie, sans la vivre totalement. Il demeure sa détresse, ses méandres, son tutoiement du néant. Pour mieux cerner Jacques Prevel il faut lire ce qu’écrivait son ami Antonin Artaud, et qui s’applique si bien à Prevel : Je suis ce poète oublié, qui s’est vu tomber dans la matière un jour, et la matière ne me mangera pas, moi… Je ne veux être que ce poète à jamais qui s’est sacrifié dans la Kabbale du soi à la conception immaculée des choses. (Antonin Artaud, écrit à Rodez en 1944). Jacques Prevel n’est certainement pas un poète majeur du vingtième siècle. Mais il est attachant par son côté de mouche affolée se cognant aux vitres de l’absolu. Esprit révolté il aura connu : « La solitude, la mort la dernière révolte…dans une agonie généralisée dans la dérision, dans la parodie de la plus totale douleur. » (Poèmes pour toute mémoire). Il a lui-même résumé sa courte existence : Ce que je peux dire C'est que j'ai vécu sans rien comprendre C'est que j'ai vécu sans rien chercher Et ce qui m'a poussé jusqu'à l'extrême mesure Jusqu'à l'extrême dénuement C'est en moi je ne sais quelle force Comme un rire qui transparaîtrait dans un visage tourmenté Quand on a vu toutes les choses se perdre et mourir Et quand on est mort comme elles de les avoir aimées Le vent les feuilles la pluie le froid et l'amour qui leur donnait une mémoire Je ne pourrai plus jamais sans doute me souvenir Car je suis passé par toute la misère Mon espoir fut criblé par toute la misère Et la citation d’Artaud qu’il a mis en exergue de son recueil Poèmes mortels est révélatrice, éclairante : « Il ne me faudrait qu’un seul mot parfois, un simple mot sans importance pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot-témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être. Et qui pour tout le monde, ne serait rien. » (Antonin Artaud). Jacques Prevel ne sut pas trouver ces mots, il ne parla pas sur le ton des prophètes. Mais il reste un témoin, presque anonyme, de la douleur humaine. Si l’on n’a pas connu ma voix déjà C’est que tout s’est perdu avant de se refaire… (Poèmes Mortels) Gil Pressnitzer Choix de textes Si l’on me cherche Si l’on me cherche C’est un matin d’Hiver qu’on me trouvera Un matin d’Hiver sous la pluie Un matin quand la vie n’a plus de hasard Mais que tout est pareil encore à l’Hiver Les arbres le pavé la rue presque déserte On me trouvera dans l’inutile Dans un mot qui n’a pas de sens Un mot qui n’a pas de raison Recueil : "Poèmes pour toute mémoire" J’ai été lâche J’ai été lâche et j’ai mesuré la vie Comme un Démon j’ai mesuré la douleur Et maintenant que je suis vaincu Et que tout cela me semble inutile Je suis comme un avare dans la nuit Avec ces pauvres choses leurs larmes et leur désespoir La pluie tombe et je suis presque sans remords Et pourtant demain je serai seul encore en face de moi Seul dans l’implacable moment Seul et désespéré d’avoir triché avec leurs larmes Et le temps me rendra ces larmes Le temps me rendra goutte à goutte toutes ces larmes Toutes leurs plaintes et je n’aurai plus jamais confiance Car j’ai triché Pour toute mémoire j’ai triché Recueil : "Poèmes pour toute mémoire" Même avec les dents serrées Même avec les dents serrées Même avec nos visages comme l’amour Avec nos visages éclairés par le désir Avec nos visages qui viennent tout à coup de se lever ensemble Proches et semblables délivrés pour un moment unique Ton visage avec des yeux trop grands des cheveux d’or sur des épaules étroites Mon visage durci par la famine des jours Même avec nos visages je n’ai pas su renaître Recueil : "Poèmes pour toute mémoire" Ce qui retentira Ce qui retentira Ce qui restera de notre amour désarmé Je voudrais l’imaginer et que ma vie s’éclaire Sur l’absolu désarmé J’écris comme un homme qui n’a pas rêvé J’écris comme un homme dont le rêve peut-être Fut aussi réel que ton visage Tu es née dans une ville aussi vaste et noire que mon être Petite fille dont la fragilité me confond Et tu as vécu ton enfance au bord de la mer des brouillards Un vertigineux soleil Fut que mes pas dans tes pas j’ai remonté ta vie frémissante Pour te la rendre frémissante Recueil : "De colère et de haine" Je me souviendrai de ta fragile révolte Je me souviendrai de ta fragile révolte Je me souviendrai de ta robe de bal Le déguisement de ta beauté démasqué déjà Et tout entière dans la peine immense de t’être trompée peut-être de jeunesse Je me souviendrai du bal où tout était masqué sauf le masque Je me souviendrai de ta robe verte et rouge qui pleurait dans tes yeux Je me souviendrai du glas de la profonde misère Recueil : "De colère et de haine" Je me retrouve sans forme humaine Je me retrouve sans forme humaine Ensanglanté par mes révoltes et par mes luttes Et condamné à vivre des existences dispersées Je me retrouve abandonné à ma seule vie Sans force et démuni de ce repos Quand je vivais de la démence de nos vies Et vagabond d’un Monde absent J’entraîne avec moi la nuit Et la douleur avide de mes désastres obscurs Et ma face est détruite et mon enfance en pleur. Ma chute s’accomplit dans le silence Où des voix retentissent déchirantes et brisées Ma chute illimitée vertigineuse et sans grandeur. Recueil : "Poèmes mortels" Comme cette pierre Comme cette pierre Ma face a été battue et rougie Mais elle se maintient silencieuse et comme cette pierre Ses meurtrissures révèlent une histoire qui la garde Et ma face où elle avait pressenti je ne sais quelles paroles S’était penchée sur ses lèvres mais elle s’est souvenue Qu’elle était taillée pour le vent brutal Car l’interdit fut jeté Sur ma face dévorée de larmes Recueil : "Poèmes pour toute mémoire" Je suis venu pour ne pas te laisser mourir Je suis venu pour ne pas te laisser mourir Car tu étais triste et semblable à moi-même Tes yeux s’étaient creusés de fièvre et tes larmes coulaient Sur tes joues pâles et livides Tu avais joué avec mépris ta beauté Tu avais joué comme je sais le faire avec la vie Et c’était un soir d’Hiver C’était une nuit d’Hiver avec la neige éteinte et prostituée sur le pavé Comme toute une tendresse prostituée comme notre amour agonisant À la limite de ce jeu dont l’empreinte est l’infortune Et notre vie définitive et mortelle au paroxysme Notre désir au paroxysme nous avait brûlé comme la neige Recueil : "Poèmes pour toute mémoire" Les beaux jours qui mènent à tout Me conduiront-ils à moi-même Et me diront-ils pourquoi J’ai traversé tant de déserts Pour les rejoindre et les perdre à nouveau. Et moi qui suis l’esclave d’une force puissante Qui a marqué mes traits Et donné à mon pas un rythme différent Je suis le témoin de ces jours que je ne fixe pas Et qui sont beaux comme des désirs Et rares comme les amours. Je suis l’inutile témoin de moi-même Et de ma solitude dont je ne comprends pas le bonheur inhumain Dont je ne bénis pas les heures évanescentes Trop lâche pour émigrer toujours Me perdre et me trouver d’un geste Horrible pour ma lâcheté. Recueils Poèmes mortels Un bruit de houle qui m’enlève Un fracas d’étincelles perdues dans la lumière Et des fragments de rêves comme des voix. La joie répandue à profusion par mon délire Et le monde agrandi soudain jusqu’à mon cœur Le monde circonscrit entre des flots Et des bras jeunes et vierges qui multiplient Sur des éternités sans espace et sans voix. Un visage frémissant qui me réclame Abandonné à des efforts d’absolu Entre le ciel et l’eau qui nous protègent: Rencontre fortuite et qui me perd Avec la déraison des voix balbutiantes et pures Et mon amour Mais sans rien d’humain qui me délivre Que cette joie répandue à profusion par mon délire Et morte avec les ombres dans un grand bruit de Voix Recueils Poèmes mortels Dans le temps dans la nuit Dans le temps dans la nuit Je te parlerai Dans le temps dans la nuit je pourrai répondre à voix basse Le seul moment que la vie m’a volé Dans le temps dans la nuit je retrouverai ton visage Et la forme de mon visage Je te parlerai dans le temps je te parlerai dans la nuit J’écarterai enfin l’affreuse douleur de mon silence J’écarterai enfin les jours mortels Je te parlerai hors du temps je te parlerai dans la nuit J’effacerai les traces amères de l’attente J’effacerai les traces amères de l’oubli Dans mes deux mains ouvertes je prendrai ton visage Ton seul visage d’un seul instant mortel Je te parlerai hors du temps j’écarterai la nuit Je reprendrai les mots absolus Pour te les dires enfin avec ma voix pareille À la lumière Recueil : "Poèmes pour toute mémoire" Je ne pense rien je ne comprends rien Je suis comme une pierre qui retrouverait sa forme primitive Quand elle fut rejetée sur une plage déserte Et que tout commença et se perdit de la même façon C’est comme un être qui se revendique en moi tout à coup Avec une violence déchaînée qui me renverse À l’intérieur d’une nuit obtuse et chaotique Où je crie parce que l’on m’égorge Il me semble que je suis décapé et creusé par des morts sans nombre Qui auraient passé sur moi avec la violence d’un torrent gonflé Par un orage lourd de toutes mes larmes accumulées Dans la déflagration de mes cris de détresse Je ne suis rien qu’une pierre Que l’on a usée jusqu’à lui donner une forme vile et dérisoire Mais je suis sûr que je n’étais pas cela Je suis sûr que j’étais un granit avec des saillies comme des couteaux tranchants À Antonin Artaud Et si un jour un homme se levait parmi les hommes Et si un jour un homme s’avançait parmi les hommes Pour être mon ami Un homme assez pur pour m’éprouver tout entier Un homme assez fou et vide de sens pour me comprendre Un homme de ma race Mais ayant brisé les échecs et les peurs Et qui lirait à travers les années sans nombre Un homme qui ne craindrait pas mes sarcasmes Et qui ne craindrait pas ma haine Peut-être le reconnaîtrais-je avant de basculer Dans la nuit. 3 Février 1945 Recueil : "Poèmes pour toute mémoire" ------------------------------------------------------------------------------Enfant je me suis étonné De me retrouver en moi-même D’être un parmi les autres Et de n’être que moi pourtant. Plus tard je me suis rencontré je me suis rencontré comme quelqu’un qu’on croyait mort Et qui revient un jour vous raconter sa vie Et ce mort en moi-même m’a légué son passé je suis devenu un inconnu pour moi Vivant à travers lui Chargé de son message irréel et pesant. Et la Peur est venue De mon exil et de ce vide autour de moi Du son de mes paroles qui n’atteignaient personne Et de mon amitié incomprise et laissée J’ai compté ceux qui sont venus J’ai compté ceux qui sont partis Ceux qui sont restés partiront. Recueils Poèmes mortels Et si un jour Et si un jour un homme se levait parmi les hommes Et si un jour un homme s'avançait parmi les hommes pour être mon ami Un homme assez pur pour m'éprouver tout entier Un homme assez fou et assez vide de sens pour me comprendre Un homme de ma race Mais ayant brisé les échecs et les peurs Et qui lirait à travers les années sans nombre Un homme qui ne craindrait pas mes sarcasmes Et qui ne craindrait pas ma haine Peut-être sans épouvante Peut-être le reconnaîtrais-je avant de basculer dans la nuit. Tous nos amis sont morts Nous nous sommes égarés malgré tous nos espoirs Mais nous étions des êtres capables de mourir Et nous avons été trop semblables à nous-mêmes Et jamais personne ne comprendra Jamais personne ne nous entendra Jamais personne ne se souviendra Et ce soir avec ma poitrine ouverte À tous les battements d'un lourd désastre Je me souviens avec mes larmes Et je sais que nous étions les seuls présents et éternels Les seuls capables de reprendre l'Héritage De nous dresser comme des socs Et de déchirer ce temps mort La tête vide égaré je me souviens que j'ai deux fois vécu Je me souviens que je devrai mourir Dans le matin diminué Dans le matin diminué par le brouillard de novembre Rassemblant péniblement des mots Qui ne ressemblent pas à la vision des arbres Encore de la nuit froide et pluvieuse Je me reprends tout à coup à penser À ce désir multiplié vainement par l’espoir Mais je ne trouve jamais rien Que cette colère muette et désolée Que je refoule aussi profondément qu’une humiliation Il fait froid L’eau le pavé me renvoie mon ombre Je me souviens que toute la soirée d’hier je suis resté Près du feu avec un livre que je n’ai pas ouvert Recueil : "Poèmes pour toute mémoire" J’ai souffert J’ai souffert autant qu’on peut souffrir au monde Mais j’ai connu la joie atroce de rêver J’ai connu la douleur d’effacer son visage Au feu de ma raison J’ai connu dans la nuit avide de mon sang Le vent jaloux de Dieu Le vent qui n’a jamais connu sa voix d’enfant J’ai connu l’attente obscure La foule avide et dérisoire Distribuant ses fantômes et noyant ma mémoire Raz de marée brisant ma vie À travers les brouillards de ses yeux dispersés J’ai connu l’obsession d’un mal que je vénère J’ai connu le tourment du doute et son visage Et ses paroles effaçant ma douleur un moment Et confondant ma nuit avec ses yeux fermés Extrait de "C'était hier et c'est demain", éd. Seghers, 2004 Chaque matin Chaque matin je reste immobile sur ma couche N’osant bouger Je me tourne sur le côté gauche et je crache à pleine bouche Je crie que l’on ferme la fenêtre Je me débats contre des millions d’êtres Qui me dévorent le cœur et les poumons Qui m’enlèvent tout espoir et tuent la vie en moi J’enfonce dans ma chair l’aiguille d’acier Je m’injecte deux centigrammes De ce liquide extrait d’un pavot légendaire Je retrouve le calme et comme un moribond Tourné vers la fenêtre et les yeux grands ouverts Je me perds dans la lumière de ce nouveau matin J’imagine que je suis encore vivant Que je me suis levé tôt Que je marche, ivre de solitude Au milieu d’un pays sauvage et vierge Où la douleur est absente. Recueil : "Derniers poèmes" Testament Je lègue à Jany de Ruy Mon grand portrait celui Où il est dit que le fou que Satan le fou fut partout Je lègue à Jany de Ruy la folle La joie perdue la joie féroce de vivre Et de haïr le monde La joie d’exterminer le monde II Je lègue à ma folle aimée Mon sexe ma poitrine armée par la mort Ma poitrine armée Je lègue à Jany la folle mon sexe mon sperme Et l’enfant qui naîtra de nous mon sexe L’enfant mort qui naîtra de nous III Je lègue à Jany la folle je lègue à ma folle aimée Ma colère ma haine et surtout Mon amour mort les pierres mon amour vivant des pierres Je lègue à ma folle aimée ce testament écrit Pour elle pour que demain son nom soit prononcé son nom Comme le nom de la plus aimée Comme le nom de la folle aimée Jany la folle demain je serai mort Jany Je serai mort Jany la folle Recueil : "Testament" Bibliographie Poèmes mortels (1945), Poèmes pour toute mémoire (1947), De colère et de haine (1950), un recueil posthume, En dérive vers l’absolu (Seghers 1952) En compagnie d'Antonin Artaud (1974), texte présenté, établi et annoté par Bernard Noël, Flammarion. Poèmes Flammarion 1974, épuisé. Bernard Polin, Jacques Prevel ou la dérive vers l’absolu, éditions L’officine. 2002.