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COLLOQUE "FAMILLES D’ICI, FAMILLES D’AILLEURS" GENÈVE LES 26 et 27 novembre 2004 "LES CHANSONS DANS L’ACCUEIL DE L’ENFANT ET DES PARENTS D’ORIGINE ETRANGERE" Depuis bientôt 25 ans l’association Enfance et Musique, qui rassemble des artistes et des professionnels de l’enfance, travaille au développement des pratiques culturelles et artistiques auprès des jeunes enfants et de leurs familles dans la diversité des lieux qui les accueillent. Les activités de l'association se déclinent sur 3 axes principaux : - La formation des professionnels de la petite enfance, des artistes et des parents. - La création de disques, de spectacles et la production d’outils pédagogiques et de publications. - Les recherches-actions pour la mise en œuvre de pratiques innovantes dans une diversité de contextes. Parmi ces actions, Enfance et Musique mène et accompagne des projets culturels et artistiques dans des quartiers "en situation difficile", à la demande et en collaboration avec les personnes concernées par l'accueil des familles (responsables institutionnels ou acteurs sociaux). Le film « Rencontres musicales à la Goutte d’Or » a fait connaître les possibilités offertes par des rencontres musicales avec des familles de cultures très diverses. D’autres projets ont été développés depuis dans d’autres quartiers, mais également en CAMPS (structure de prévention) ou à l’hôpital en service de grands prématurés. L’expérience acquise au long des années et la collaboration avec des équipes de professionnels et d'autres artistes nous ont permis de dégager quelques convictions par rapport à la place de la chanson dans l’accueil de l’enfant et des parents d’origine étrangère. (Ces propos seront illustrés d’images vidéo issues de différents projets accompagnés par Enfance et Musique.) "Les chansons bercent notre enfance, calment nos angoisses, elles nous accompagnent tout au long des moments importants de la vie, qu'ils soient tristes ou heureux. On n'oublie jamais ces chansons là, même s'il ne nous en reste que les premières paroles, la mélodie est incorporée." Philippe Grimbert "La psychanalyse de la chanson" L’IMPORTANCE DE LA CHANSON DANS LE DEVELOPPEMENT DE L'ENFANT Tout un monde sonore et musical préexiste à la constitution du langage chez l’enfant : l'enfant entend avant la naissance. Non seulement il entend, mais il en a des "souvenirs". Dans les 1ère perceptions sensorielles, les perceptions auditives du fœtus tiennent une place importante (bruits intérieurs mais aussi voix de la mère, du père, des frères et sœurs s'il y en a...). La voix de la mère, perçue dans la vie intra-utérine accompagne l'enfant après sa naissance, elle l'enveloppe et fait lien avec l'avant. Cette voix qui s'adresse au tout-petit a une musicalité tout a fait particulière qui contribue à donner du sens à ce qui est échangé avec le bébé : elle s'ajuste à son tonus, à son état émotionnel, à son ressenti. L'enfant est enveloppé par cette voix qui l'accompagne. Les chansons sont aussi des paroles, paroles portées par une mélodie, un rythme, une forme et données par la voix de celui qui l'interprète; c'est un autre langage adressé à l'enfant. Ces chansons parlent au bébé de ce qu'il ressent, donnent forme à ses émotions, l'aident à se représenter lui-même et le monde qui l'entoure, à se situer dans ce monde. La chanson, de par sa structure et le jeu qu'elle suscite entre l'adulte et l'enfant, répétition, interaction, répond, reprise... permet à l'enfant de repérer et de s'en approprier rapidement des éléments. 1 Elle soutient l'expérience de la "présence/absence" : L’enfant entend la voix de l 'adulte qu’il ne voit pas parce qu’il est à distance, il a l’impression qu’il est présent. Plus tard, les chansons aident à supporter l'absence. Elles font lien dans les situations de discontinuité. LA CHANSON EST UNE FORME MUSICALE UNIVERSELLE Les chansons existent dans toutes les cultures, habillées de "musiques de langues" particulières. Elles permettent d’aller à la rencontre de l'autre, d'entrer en communication. C’est un véritable langage, alternatif à l’utilisation de la parole, non utilitaire et d'autant plus important lorsque la parole, le regard ou le contact physique ne se réfèrent pas aux mêmes codes culturels. Le choix de chanter dans différentes langues est le fruit d'une pratique et d'une réflexion. Il ne s'agit en aucun cas de renvoyer l'autre à sa culture ou de favoriser un quelconque "rassemblement communautaire", mais plutôt de se mettre en situation de "passeur". Et puis, il y avait la préoccupation de comment aider le jeune enfant à se construire, à s’ouvrir au monde tout en permettant son enracinement dans la culture familiale. Enfin, dans cette démarche, il y a le souci d'accueillir l'autre : "Nous ne nous comprenons peut-être pas par les mots, mais je connais quelque chose de toi, de ton environnement, de tes racines". En salle d'attente de la consultation d'un centre de PMI (Protection maternelle et infantile) ; deux hommes d’origine chinoise se sont "posés" sur le bord des fauteuils (ils ne parlent pas du tout français) avec un petit garçon. J’apprendrais plus tard qu’il s’appelle Patrick, il semble fort inquiet. Il est debout, figé à côté des deux hommes qui, eux-mêmes, ne semblent pas beaucoup plus à l’aise. Je suis en train de jouer sur le balafon avec un autre enfant ; leurs regards, fixés sur moi, me font soudain prendre conscience à quel point le balafon peut sonner « asiatique ». Un moment après, je vais vers eux et chante une chanson chinoise pour Patrick et son père. J’ai a peine commencé que les deux hommes hochent la tête comme pour me dire qu’ils reconnaissent cette chanson. Je le sens aussi comme un encouragement à continuer ; ils s’adossent alors dans leurs fauteuils et sourient. Le regard de Patrick va sans cesse de son père à moi et il prend ensuite un petit maracas qu’il serre dans sa main (il le gardera longtemps). Quand j’ai fini de chanter, l’homme qui accompagnait le père de Patrick va "d’un bond", vers le balafon pour en jouer. Un peu plus tard, alors que je chante pour une autre petite fille, les deux hommes s’installent à la table de jeu avec Patrick. C'est comme si la chanson leur permettait une "remise en mouvement" : l'espace pouvait être investi. Dans un service de néonatologie de l'Institut de Puériculture de Paris : Geneviève Schneider musicienne formatrice d'Enfance et Musique, et des soignantes, chantent avec les parents auprès de leur bébé. Les parents de Thaïs ont laissé ce témoignage dans le livre d'or du lieu : "Merci, merci à vous toutes pour ces merveilleux instants de partages émotionnels en chansons et musiques du monde. Chez nous, le souvenir de la mélodie a gommé celui des alarmes, la douceur des chansons a effacé les signaux des consoles de surveillance. Merci de contribuer si fortement à donner une dimension humaine à un milieu qui peut nous paraître froid, voir hostile. Merci pour toute cette douceur, cet apaisement que nous partageons avec nos enfants. Merci pour Thaïs - Le papa et la maman de Thaïs" La chanson a amené du familier, de l'humanité et a totalement modifié la perception de ce lieu pour les parents. Ces situations parlent d'accueil, mais aussi de lieux qui, grâce à ces échanges autour des chansons ne sont plus totalement étranger (voir hostile). De lieux où l'on est reconnu et dans lequel il est possible de vivre. CHANTER, C'EST REMETTRE EN MOUVEMENT LA MÉMOIRE, C'EST REDONNER UNE VALEUR À LA CULTURE DONT ON EST PORTEUR Dans les situations de migration ou d'exil, l'aventure migratoire peut avoir accaparé toute l'énergie au point de créer une rupture entre "là-bas" et "ici", faisant basculer dans l'oubli ce qui avait été transmis "là-bas". La grande différence des modes de vie entre deux "univers" peut par ailleurs contribuer à "gommer, effacer" ce qui a été vécu dans le pays d'origine. Chanter, c'est remettre en mouvement la mémoire, faire un voyage dans le temps pour renouer avec les fils de sa propre histoire, d'où l'émotion souvent liée à ces moments-là. Enfin, parfois, face à une culture dont l'image a été malmenée (colonisation, notion de "sousdéveloppement"), le doute s'est installé chez les parents sur la valeur de ce qu'ils ont à transmettre. 2 M. R Moro parle dans cette situation de la difficulté à se construire pour les enfants : "lorsque les parents doutent, sont transmis à l'enfant l'insécurité et le doute". À la Goutte d'or, Niouma, ne comprend pas. Elle interroge Geneviève (la musicienne formatrice) : "J'apprends le français et tu nous demandes de chanter dans notre langue !". Plus tard, c'est elle qui dira : "Elle a raison, si nous ne chantons pas, si nous ne racontons pas les histoires de chez nous et que nous restons longtemps en France, nous allons oublier toute notre culture, nous ne pourrons plus rien transmettre à nos enfants ! " À la Goutte d'or, "dans une halte-garderie du même quartier, Saïef m’est présenté par les professionnelles comme un enfant très « mou », fatigué le matin, à tel point qu’elles ne pensent pas lui proposer le groupe « musique ». Sa maman est tunisienne, elle suit un stage d’alphabétisation. Lors de la première séance, il reste assis près de moi, à distance du groupe. Il ne prend pas les instruments que je lui tends, mais si je les pose à côté de lui, il finit par s’en emparer discrètement, quand je ne le regarde pas. Tout au long de la deuxième séance, Saïef nous étonne beaucoup : il dit son nom dans la chanson, réclame les instruments, explore activement les différentes possibilités de jeu. La troisième fois, il est le premier à m’attendre devant la porte du dortoir où nous faisons de la musique. Parallèlement, dans la vie quotidienne de la halte, il commence à jouer avec les autres enfants, à s’exprimer, à participer à la vie collective. /.../ Les parents valorisés par cet enfant dynamique et actif, se sont sentis à leur tour suffisamment sûrs d’eux-mêmes pour venir partager leur patrimoine avec des familles de différentes cultures. Là encore, une cassette du répertoire commun a été enregistrée. En pensant à l’entrée à l’école maternelle de Saïef, et pour faire lien avec ce qu’il vient de vivre, j’ai l’idée de la donner aux maîtresses des petites sections. Pour Saïef, entendre la voix de sa maman sur une cassette qui circule de la halte à l’école, c’est savoir que ce qui lui vient de ses parents est reconnu et validé. Il peut grandir et s’intégrer à l’école maternelle sans nier sa culture familiale. " (1) Parce que cette transmission se fait en présence de plusieurs adultes et enfants et a lieu dans une structure socialement reconnue, chanter dans sa propre langue redonne de la valeur à la culture dont chacun est porteur. C’est de plus pour les enfants l’occasion de développer un sentiment de stabilité, d'estime de soi grâce auquel ils pourront s'ouvrir à la culture de "l'extérieur" sans avoir la sensation de "trahir" celle de "l'intérieur", celle de la famille. (1) Extrait de l’article de Geneviève Schneider . "Avec la chanson, accueillir l’enfant d’origine étrangère et ses parents. "paru dans Les cahiers de l’éveil n°2 Édition Enfance et Musique. ACCEPTER DE DONNER UNE CHANSON DE SA PROPRE HISTOIRE, C'EST AUSSI ACCEPTER DE PARTAGER UN PEU DE SON INTIMITE. Lors d’un accueil dans un centre de PMI à Pantin, après avoir enregistré plusieurs chansons dans la langue des femmes présentent, nous chantons "les petits poissons". Je propose à Naïma, petite fille de 6 ans, d'inventer un couplet avec un autre animal. Elle choisit "les chevaux d'Algérie", sa maman nous dit que le papa de Naïma est algérien, puis Naïma invente un deuxième couplet qui parle des "tigres du Maroc", pays de sa maman. Elle insiste ensuite pour faire un troisième couplet; me demande si les baleines peuvent nager dans les mers de plusieurs pays, après ma réponse affirmative, elle opte pour "les petites baleines de France" ... Dans ces moments d'échange, se dévoile une part de l'intimité de chacun. Accepter de donner une chanson de sa propre histoire, c'est aussi accepter de partager un peu de son intimité, ses émotions avec d'autres adultes et d'autres enfants. 3 Une autre fois, dans la salle d'attente de la consultation, Samy (8 mois) arrive avec sa maman. Avec l'éducatrice, nous chantons pour lui et sa maman ; elle nous dit qu'il est très sensible à la musique. Je lui explique notre projet de partage de répertoire, de notre désir de pouvoir chanter dans la langue des mamans lorsqu'elles ne parlent pas français. Alors qu’elle semblait ne connaître que des chansons en français, elle me dit soudain qu'elle connaît une chanson en kabyle que sa maman lui chantait. Samy qui était assis au sol tourne le regard vers sa mère et se rapproche progressivement d’elle. Elle le prend ensuite sur ses genoux et nous chante sa comptine en kabyle où il est question de "petites perdrix qui viennent manger du grain dans la main puis s'envolent". Elle l'enregistre, pour que je puisse l'apprendre et la chanter à une autre maman. LA CONSTITUTION D’UNE MICRO-CULTURE COMMUNE Dans le partage des chansons de chacun, le moment de la traduction, s'accompagne souvent de réflexions sur ce que disent les chansons : elles parlent, de la manière d'aborder la vie de tous les jours, de l'éducation des enfants, de comment les protéger et leur exprimer de l'amour... de philosophie de la vie et d'histoire de peuples... Chanter, c'est toujours ré-interpréter. Cela peut-être l'occasion d'une réflexion sur ce que l'on choisit de transmettre parmi ce que nous ont transmis ceux qui nous ont précédés ainsi que la prise de conscience que la transmission passe par une ré-interprétation. Ces pratiques développent la constitution d’une micro-culture commune, chacun pouvant apprendre les chansons des autres ou au moins les « reconnaître », un répertoire commun s’installe dans un lieu ou sur un quartier. Cette approche permet de percevoir les différences/diversités dans leurs aspects positifs : dynamiques, enrichissantes et créatives. Une maman disait venir à des rencontres musicales pour "se cultiver parce que, se cultiver, c'est apprendre des autres". Belle définition de ce qui peut être partagé dans ces moments ! UN TEMPS QUI PREND LE TEMPS… Ces rencontres musicales permettent aux parents de prendre un temps de pause et de plaisir dans un quotidien parfois difficile. Elles invitent à la reconstitution d’ un "espace intérieur" d'où peut réémerger le désir de se ré-approprier leur destin. Cela demande du temps. Le temps de l'art et de la culture est différent du temps quotidien, il ne se mesure pas en rentabilité ou efficacité. C'est un temps qui prend le temps, il fait naître la confiance en ce qui peut advenir. DONNER, RECEVOIR, RENDRE ET FAIRE CIRCULER CE QUI A ÉTÉ PARTAGÉ . Lorsque la confiance et le plaisir des rencontres sont installés. Petit à petit, chacun se risque et propose sa chanson. Pour en garder trace, nous les enregistrons. Le temps de la restitution (écoute du CD) est souvent un moment fort "ça existe en vrai !" comme disait une maman de la Courneuve. Ainsi sur chaque lieu ou quartier, un ou plusieurs CD sont enregistrés. Ils sont mémoire et témoignage de ce qui a été vécu ensemble, ils permettent aussi une mise en circulation du répertoire partagé. Au-delà de la trace, comme le suggère M. Mauss dans son "essai sur le don" qui dégage trois obligations au don : obligation de donner, obligation de recevoir, obligation de rendre ; nous cherchons à restituer aux enfants et aux adultes les richesses qu’ils apportent en réalisant un objet artistique : CD , exposition photos, livre CD... Grâce à ces supports, les richesses des différentes cultures familiales pourront circuler plus loin, vers d’autres lieux ; de même, les chansons continueront leur chemin à la rencontre d’autres familles… Dans le service de néonatologie de l'Institut de Puériculture de Paris, une maman coréenne dont le bébé, Ino, est dans le service apprend à un groupe de soignants et de parents accompagnés par Geneviève Schneider une chanson dans sa langue. Plusieurs mois plus tard, Geneviève rencontre sur le même lieu une maman asiatique avec son tout jeune bébé. Quand elle lui demande de quelle origine elle est, cette maman lui répond qu'elle est d'origine coréenne mais qu'elle a été adoptée toute petite par une famille française. Geneviève propose de lui chanter la chanson coréenne qu'elle a apprise de la maman d'Ino. La maman a appris la chanson par cœur. La naissance 4 de son premier enfant est devenu pour cette maman l’occasion de se réapproprier quelque chose de son histoire et de ses origines. « …L’art a cette vertu d’accompagner dans l’universel en venant chercher en chacun ce qu’il a de plus intime. Il vient relier les hommes entre eux en une démarche qui respecte leur intimité (...) L’art appelle à entrer dans le cercle des humains en une contagion qui ne supporte aucune exclusion. Il fait signe avec entrain et pudeur à la fois. Il donne confiance. Il permet de prendre le risque de la parole et de la rencontre… » Philippe Meirieu. Margotte FRICOTEAUX, Musicienne-formatrice à L’Association Enfance et Musique. 17 Rue Étienne Marcel 93500 Pantin –France Tel 01 48 10 30 00 Email : [email protected] 5