Avant-propos - Presses Universitaires de Rennes
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Avant-propos - Presses Universitaires de Rennes
« Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr Avant-propos À l’automne 2009, les éditions ACFA publiaient Passer la ligne, première traduction française du roman de Nella Larsen, Passing, paru en 1929, à New York, chez Alfred Knopf 1. Elles comblaient ainsi une lacune significative, en révélant au lectorat francophone ce classique de la littérature africaine-américaine et, vraisemblablement, son auteur, sans doute moins connu que les autres écrivains – les hommes, les poètes – de la Harlem Renaissance. Le synopsis est simple : dans le Chicago des années vingt, en pleine ségrégation, deux amies d’enfance, des métisses à la peau claire, Irene et Clare, se retrouvent par hasard après une longue séparation. Tandis qu’Irene mène une vie familiale paisible au sein de la bourgeoisie noire, Clare a fait le choix de traverser « la ligne de couleur », en se « faisant passer pour » blanche : mariée à un homme blanc raciste, elle a refusé de devenir mère et a voyagé. Mais les retrouvailles brouillent les cartes ; Clare souhaite en effet réintégrer sa place de femme noire dans le milieu intellectuel et artistique fréquenté par Irene, et une « étrange » relation non dite se tisse entre les deux femmes, dont l’analyse permet à Judith Butler de poser le principe d’une possible articulation entre la subversion discursive des représentations raciales et celle des idéologies de genre : En un sens, le conflit de désir lesbien présent dans l’histoire peut être lu comme ce qui est presque énoncé, ce qui est retenu aux frontières du discours, mais menace constamment d’interrompre ou de troubler le discours. C’est aussi en ce sens que 1. L N., Passer la ligne, traduction de Jocelyne Rotily, Marseille, ACFA éditions, 2009 [éd. orig. Passing, New York, Alfred Knopf, 1929]. Quelques mois plus tard paraissait une autre traduction française : Clair-Obscur, traduction de Guillaume Villeneuve, Paris, Flammarion, 2010. 10 : « Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr le non-dit qui frappe l’homosexualité converge dans l’histoire avec l’illisibilité de la négritude de Claire. […] Les conversations, dans Passing, semblent constituer la surface douloureuse, sinon répressive, des relations sociales. C’est ce que Claire garde pour elle dans la conversation qui lui permet de « passer pour blanche » ; et lorsque les paroles d’Irène se font hésitantes, le narrateur décrit ces ruptures soudaines de la surface du langage comme « étranges », « queer » ou « queering » 2. S’il n’est guère question de migration dans Passing – à moins de considérer l’allusion aux voyages de Clare sous cet angle –, le roman de Nella Larsen et, plus encore, sa tardive traduction en français, qui témoigne des sélections opérées par l’histoire littéraire, peuvent apparaître, à bien des égards, comme emblématiques du questionnement qui anime les contributions réunies dans le présent ouvrage. D’une part, comme l’explique Elsa Dorlin, la stratégie du « passing », initialement inscrite dans le contexte étasunien du système ségrégationniste, est aujourd’hui revendiquée par les personnes trans : « passer pour » un homme ou une femme équivaut à tenter de passer pour réaliste, selon les règles et contraintes prédéfinies du réel communément admis. Dans un tel contexte, « passer pour » nécessite de se soumettre aux règles et contraintes de l’hétérosexisme, en tant qu’il définit les frontières des identités, des représentations et des prérogatives du masculin et du féminin 3. D’autre part, le récit de Nella Larsen propose une mise en fiction de la réflexion sur « l’intersectionnalité 4 » à la fois des identités assignées et des discours ou des représentations qui les produisent, mais aussi sur celle des transgressions que ne manque pas de susciter cette assignation : « Comment comprendre en outre la façon dont l’homosexualité et le mélange racial convergent en tant qu’extérieur constitutif d’une hétérosexualité normative qui est en même temps imposition d’une reproduction racialement pure 5 ? », s’interroge encore Judith Butler. 2. B J., « “Passing”, “Queering” : le défi psychanalytique de Nella Larsen », Ces Corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », trad. de Charlotte Nordmann, Paris, éd. Amsterdam, 2009 [éd. orig. Bodies that matter : On the discursive limits of « sex », New York, Routledge, 1993], p. 171-189 [p. 179-180]. 3. D E., Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008, p. 150-151. 4. Nous empruntons à dessein ce terme au modèle développé par Kimberlé Williams Crenshaw pour penser l’articulation des rapports de sexe, de race et de classe, en l’occurrence l’expérience croisée du sexisme et du racisme par les femmes africaines-américaines, comme l’intersection des rapports de domination (C K.-W., « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Les Cahiers du genre, n° 39, 2005 [éd. orig. 1994]). Voir la discussion de ce « concept méthodologique » et du risque d’une définition cumulative dans D E., Sexe, genre et sexualités, op. cit., p. 81-85. 5. B J., op. cit., p. 171-172. « Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr - 11 De fait, sans exclure une acception métaphorique du passage, de la traversée et du déplacement, le projet qui est à l’origine du présent ouvrage collectif se concentre sur la réalité des migrations en domaine francophone et / ou postcolonial, en ayant à cœur de se situer à la croisée des disciplines et de leurs épistémologies. Force est de constater en effet que, semblant prendre acte de la double inscription des Gender et des Postcolonial Studies dans le vaste champ des études culturelles, et surtout sous la double impulsion des travaux de Judith Butler et de Gayatri C. Spivak, la recherche internationale en sciences humaines et sociales – domaine naturellement entendu au sens large, nous y reviendrons –, tente d’imposer la rencontre entre ces deux perspectives comme nécessairement féconde. En évitant de considérer ces processus outils comme des références universelles et globalisantes pour l’intervention sociale et pour l’analyse des discours, et la pertinence de leur croisement comme acquise, il s’agit donc de poser la question de la production, des intersections et de la diffusion de ces deux référents critiques incontournables, mais également d’interroger leur capacité à appréhender les rapports de domination loin des poncifs de la victimisation et/ou de la réification. Les migrations sont à envisager comme autant de contextes englobants (les mobilités, les frontières, les circulations, le transnational, l’émigration, l’immigration, etc.), à la lumière du genre entendu comme la production sociale des différences et des distinctions et leur incorporation matérielle (en tant que réalité physique), et comme l’ensemble des processus de fabrication, d’institution et de légitimation de rapports sociaux dissymétriques. Le fil conducteur est donc celui d’une réflexion sur les théorisations de la norme, énoncées depuis ce double point de vue, et sur les violences symboliques que celles-ci révèlent ou dont elles procèdent, qu’il s’agisse de la tentation universaliste de la théorie occidentale, d’une part, du refus radical de cette théorie, d’autre part, ou encore de la cristallisation autour des discours masculins de décolonisation, par exemple. Comment les idéologies de genre, combinées à la question des migrations, façonnent-elles les modalités de production de connaissances ? Comment interroger la dimension sexuée des rapports sociaux et plus particulièrement des rapports langagiers dans le contexte migratoire ? Comment penser une analyse complémentaire et simultanée des systèmes et rapports de domination, sexe, race, classe, âge, etc. ? Quelles représentations conjointes du genre et de la migration et quelles fictionnalisations de leurs théories les littératures postcoloniales proposent-elles ? Quels croisements ces corpus opèrent-ils entre les genres sexués et la reconfiguration des genres littéraires, entre le genre et la valorisation du nomadisme et du cosmopolitisme, avatars de la migration ? « Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr 12 : Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions, un dialogue interdisciplinaire s’est ainsi noué, à l’université Rennes 2, entre les recherches menées, en sociolinguistique, au sein du laboratoire PREFics – EA 3207, et les travaux sur les littératures postcoloniales, désormais intégrés aux programmes du CELLAM – EA 3206, et du groupe Φ en particulier, mais aussi avec le laboratoire LCF de l’Université de La Réunion / UMR 8143 du CNRS qui participe, au même titre que le CELLAM, au projet « Les écritures de l’hybris. Penser la violence dans les littératures de l’océan Indien » (label AUF), dirigé par Maria Mar García Lopez, de l’Université Autonome de Barcelone. Ces données institutionnelles, qui n’ont rien de contingent, expliquent aussi que soient ici fortement représentées les recherches sur les espaces créoles, créolisés, créolophones de la Caraïbe et de l’océan Indien, qu’il s’agit de réunir selon une démarche comparatiste encore insuffisamment mise en œuvre 6. Ainsi, nombreux sont les travaux qui relèvent d’un féminisme postcolonial 7 – plus souvent, d’ailleurs, que des Gender Studies 8. Plus nombreuses encore sont évidemment les approches qui font de la migration, non une simple thématique, mais une problématique, voire une qualité distinctive des écritures postcoloniales 9. 6. Si plusieurs voix s’élèvent pour prôner la rencontre des Postcolonial Studies et de la démarche comparatiste, c’est surtout l’étude des relations entre l’Europe, l’Amérique et l’Afrique qui est privilégiée. Voir, notamment, M J.- M., « Postcolonialisme et comparatisme », http://www.vox-poetica.org/sflgc/ biblio/moura.html et C Y., « Bilan critique », C Y. (dir.), Études postcoloniales, SFLGC / Lucie éditions, coll. Poétiques comparatistes, 2011, p. 168-195. Sur ce point, les contributions qui, dans ce volume, sont consacrées aux littératures de l’océan Indien et de la Caraïbe font suite à B V., B G. P Y. (dir.), Caraïbe, océan Indien : questions d’histoire, Itinéraires. Littérature, textes, cultures, Paris, L’Harmattan, 2009. 7. En littérature, citons, entre autres, les travaux d’Odile C, Femmes rebelles : naissance d’un nouveau roman africain au féminin, Paris, L’Harmattan, 1996, d’Anne D, Recasting Postcolonialism : Women Writing between Worlds, Portsmouth et Londres, Heinemann, 2001, de Martine F, Les Écrivaines francophones en liberté. Farida Belghoul, Maryse Condé, Assia Djebar, Calixthe Beyala, préface de Michel Laronde, Paris, L’Harmattan, 2007 ou de Françoise L, Autobiographical Voices : Race, Gender, Self-Portraiture, Ithaca (NY), Cornell UP, 1989 et Postcolonial Representations : Women, Literature, Identity, Ithaca (NY), Cornell UP, 1995. Voir également le développement qu’Yves C consacre à la question dans le « Bilan critique » de ses Études postcoloniales, op. cit., p. 185-187. 8. Mentionnons cependant B A. et V E. (dir.), Genre et postcolonialismes, Paris, éd. des Archives contemporaines, 2011 ; D A. et M C. (dir.), Langage, genre et sexualité, Québec, éd. Nota Bene, 2011. 9. Pour nous en tenir au seul champ francophone, outre les « écritures migrantes » du Québec, pour lesquelles nous renvoyons à M C. et H R., Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997), Québec, éd. Nota Bene, 2001, pour une approche générale, et à G L., La Mémoire sans frontières. Émile Ollivier et Naïm Kattan, et les écrivains migrants au Québec, Sainte-Foy (Québec), les éditions de l’IQRC / Presses de l’Université Laval, coll. Culture et société, 1997, pour un exemple, mentionnons les travaux de Michel L, Autour du roman « Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr - 13 Mais, dans le cadre d’une étude conjointe du genre et de la migration 10, les corpus caribéens et indiaocéaniques offrent l’intérêt commun de représenter des « sujets frontaliers aux identités plurielles, dont la figure de la “métisse” est le paradigme » et qui pourraient faire leur cette interrogation sur le séparatisme lesbien : « Au nom de quelle identité dois-je me séparer 11 ? » La prépondérance qui leur est donnée ici recouvre donc d’abord une visée épistémologique qui consiste à cesser d’envisager les relations entre sciences du langage et littérature sur un mode ancillaire pour souligner la convergence des démarches heuristiques. Mais, par là même, la comparaison entre les corpus indiaocéaniques et caribéens doit faire émerger la possibilité de penser également la France et l’Afrique postcoloniales à partir, non pas du modèle englobant que serait la créolisation, mais de la perspective nécessairement décentrée qu’offrent ces espaces. L’article inaugural de Carpanin MARIMOUTOU le rappelle, « étrange est […] l’histoire de ces îles où la norme semble être, a contrario, le déplacement, la fuite, la migration perpétuelle » et irrémédiablement liée à la double mémoire de l’esclavage, consécutif à la traite, et du marronnage. Si, comme le souligne Elsa Dorlin, « les systèmes répressifs esclavagistes ou colonialistes ont largement exploité la symbolique du genre pour asservir, humilier ou déshumaniser les esclaves ou les indigènes 12 », notamment en érotisant les femmes et « en véhiculant [l’] idée de [leur] collaboration » afin de déviriliser les hommes colonisés 13, Carpanin MARIMOUTOU s’intéresse aux conséquences de la disproportion numérique entre les genres dans le cadre de l’esclavage colonial et de l’engagisme. Dans les années soixante du vingtième siècle, c’est encore ce paradigme que convoquèrent deux expériences traumatisantes : celle des Chagossiens, expulsés de leur île vers Maurice lors de la cession de l’archipel aux États-Unis par l’ancien colon britannique, et celle des enfants et adolescents réunionnais, déclarés beur : immigration et identité, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Postcolonialiser la Haute Culture à l’École de la République, Paris, L’Harmattan, 2008 ou de Christiane A, L’Immigration dans le roman francophone contemporain, Paris, Karthala, 2005. 10. Mentionnons, pour exemple, les travaux de Lucie L, Multi-écriture, multi-culture. La voix migrante au féminin en France et au Canada, en collaboration avec Maïr V, Paris, L’Harmattan, 1996 ; La Francophonie sans frontière : une nouvelle cartographie de l’imaginaire féminin, avec Catherine M, Paris, L’Harmattan, 2001 et ceux de Mireille R, Postcolonial Hospitality : the Immigrant as Guest, Stanford, Stanford University Press, 2001 ; « Peut-être bien queer. Transnationaux en décalage dans “Dirty Pretty Things” », T A. et Z P. (éds), Littérature et identités sexuelles, Nîmes, SFLGC, coll. Poétiques comparatistes, 2007, p. 81-107. 11. D E., op. cit., p. 78. 12. Ibid., p. 101. 13. D E., La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte / Poche, 2009 [2006], p. 220-221. « Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr 14 : orphelins par les services sociaux mais souvent arrachés à leurs familles pour être transférés vers le département de la Creuse. Les récits de fiction et de vie qui s’en inspirent proposent une représentation et un discours de la migration, radicalement opposés, par exemple, à la migration heureuse officiellement promise par le BUMIDOM, à la même époque : « La diaspora se construirait ainsi une représentation de communauté heureuse, alors que le migrant serait à la fois malheureux et hors communauté », écrit encore Carpanin MARIMOUTOU. Dans la « colonialité » ou « modernité post-coloniale », le migrant serait assigné au statut d’étranger pour sa non-conformité au discours normatif de la nation. La possibilité pour le / la migrant-e de se représenter constitue également le point de mire de la contribution de Nadia OUABDELMOUMEN, qui s’intéresse au rapport genre-migration dans le cadre du volet linguistique du Contrat d’Accueil et d’Intégration en Bretagne. La loi du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration rend obligatoire la signature d’un Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI) pour toute personne amenée à rester durablement sur le territoire français. Ce dispositif contractuel des politiques de l’immigration prévoit, entre autres et selon certaines conditions, une formation linguistique pour les personnes signataires. Ainsi, partant de ce dispositif en tant que lieu d’observation et d’analyse de l’imbrication simultanée des rapports de pouvoir, Nadia OUABDELMOUMEN propose des pistes de réflexion sur le volet linguistique du CAI en tant que lieu de régulation, de contrôle et de subversion de l’hétérosexualité obligatoire. Plutôt que d’avoir recours à un modèle d’explication unique et homogène des rapports de pouvoir observés, elle analyse la manière dont ces rapports sociaux se co-forment et sont « médiatisés » par les divers lieux de catégorisation et de hiérarchisation sociale que sont la « race », le « genre » et la « classe », articulés, interdépendants et simultanés. Si nombre d’œuvres littéraires liées à la migration thématisent le clivage des langues et / ou les clivages dans la langue, certaines invitent davantage à une lecture sexuée de cette configuration. Il en va ainsi des romans de Monique Agénor, née à La Réunion, et de leur « créolie » qu’étudie Stéphane HOARAU. De l’hybridité dont procède Comme un vol de papang’, fiction inspirée par l’exil de la dernière reine malgache, envoyée sur l’île de La Réunion à la fin du dix-neuvième siècle par le gouvernement colonial, se dégage une « distinction entre deux caractères génériques fortement marqués : la terre mère qui porte une langue mère (le malgache), et une figure paternelle monstrueuse, la colonisation, représentée dans le texte par les hommes qui l’organisent et la font vivre au quotidien ». Sous une forme littéraire qui recourt à la métaphore du viol, surgit la problématique de la parole « subalterne » (Spivak) confisquée. « Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr - 15 Un dialogue épistémologique s’établit avec la contribution suivante qui analyse la « vision culturaliste de la nation » dans deux romans de Raphaël Confiant, Mamzelle Libellule et Morne Pichevin, où la migration prend la forme de l’exode rural, c’est-à-dire du déplacement d’une « structure plantationnaire » vers un « espace de francisation ». Si la Créolité antillaise 14 ne saurait se confondre avec la Créolie réunionnaise 15, en dépit de jeux d’intertextualité, Jacqueline COUTI souligne « le lien étroit entre les processus de domination liés au genre et les rapports de pouvoir associés au passé colonial ainsi qu’au présent postcolonial ». Pour Corinne FRANCOIS-DENÈVE, l’œuvre de la romancière indo-mauricienne Nathacha Appanah s’inscrit pareillement dans « cet horizon d’attente critique », situé au croisement du genre et des théories postcoloniales. Comme chez Monique Agénor, la lecture sexuée de la migration s’y trouve souvent liée à des événements occultés par le discours historiographique ou à des « conflits mémoriels » que le roman déplace du « grand récit occidental » au « terrain de la postcolonie ». Et les quatre romans de Nathacha Appanah offrent une « généalogie de la migration mauricienne », tiraillée entre « mauricianité » et « francotropisme », avant de « mettre à mal la notion de communauté ». Deux autres écrivains indo-mauriciens sont mis à l’honneur par Valérie MAGDELAINE-ANDRIANJAFITRIMO. À partir de Salogi’s de Barlen Pyamootoo et du Sari vert d’Ananda Devi, elle se demande comment dépasser les clivages binaires propres à la représentation de la « femme subalterne » et montre que certaines notions de la critique américaine, comme l’intersectionnalité issue du Black feminism, la performativité des catégories et du genre posée par Judith Butler, « l’essentialisme stratégique » de Gayatri C. Spivak, permettent de défaire une représentation occidentale encore trop souvent pétrifiée dans son ethnocentrisme. Mais les littératures francophones de l’océan Indien résistent encore à l’analyse qui ne peut ici faire l’économie d’un détour par l’hypotexte indien et hindou. Lorsque la « communauté » indienne issue de l’engagisme est aussi importante numériquement qu’elle l’est à Maurice, on note en effet « une très forte dichotomie du masculin et du féminin qui épouserait le dimorphisme sexuel en évitant la contamination de l’un par l’autre ». Ainsi, pour adopter une démarche épistémologique véritablement décentrée, Valérie MAGDELAINEANDRIANJAFITRIMO propose de « partir de l’état de créolisation du texte même et de ses intertextes, [de] revenir à l’inscription de la mémoire des origines, médiatisées par des figures de mères, au sein de la pluralité créole » et, par une 14. B J., C P., et C R., Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989. 15. A G., Hymne à la créolie, Saint-Denis (La Réunion), UDIR, 1978. « Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr 16 : « resacralisation du texte », « de déployer un système interprétatif qui dépasse les figements catégoriels en proposant une herméneutique réhistoricisée et réimplantée dans un lieu culturel propre ». Comme en écho, Yolaine PARISOT prévient contre une comparaison des littératures caribéennes et des littératures de l’océan Indien qui entérinerait la violence symbolique, de fait exercée par le premier espace sur le second, lorsqu’il impose une représentation valorisée de la migration, entendue comme dépassement de la traversée première et traumatisante sous la forme du cosmopolitisme. Elle montre ainsi que certaines voix dissidentes se font entendre, notamment chez des écrivains francophones et anglophones originaires de la Caraïbe mais installés en Amérique du Nord. Les romans de Jamaica Kincaid, d’Edwidge Danticat, de Maryse Condé et de Neil Bissoondath rappellent, par exemple, que, si, à la différence des îles de l’océan Indien, celles de la Caraïbe ont connu un peuplement antérieur aux migrations, la mémoire de l’esclavage – et de la traite – est érigée en mythe fondateur occultant l’autochtonie précolombienne et que, dans cette configuration, la femme est donc chargée d’incarner une identité in absentia. Confrontant ce récit historiographique à l’histoire immédiate qui se joue dans le contexte des flux globalisés (Appadurai), ces textes recourent au genre, à l’hybridité générique et à la migration, conjointement mais en dissonance, comme à des outils permettant de sortir d’un paradigme réifiant. Largement inspiré – on l’aura compris – par ces lieux – l’océan Indien, la Caraïbe – qui ont substitué à l’ancrage la migration comme origine et fondation, le principe de relecture, adopté dans ce volume, vaut aussi pour l’Afrique subsaharienne, profondément marquée par les discours nécessairement masculins de décolonisation. C’est ce que rappelle la contribution d’Émilie SEVRAIN qui s’intéresse à la féminisation du champ politique telle que la représentent des récits écrits par des écrivains masculins, au cours des deux dernières décennies du vingtième siècle, en situation dite de « postcolonie » (Mbembe). L’analyse des « lignes de conduite et [d]es dynamiques de circulation des personnages de maquisardes et/ou de leaders révolutionnaires » vise à « décrypter les procédés de fabrication, de légitimation ou de révocation des rapports sociaux dissymétriques afin de mettre en lumière les transfigurations des idéologies de genre. » Or, ce sont ces mêmes procédés que Claire LESACHER identifie dans les représentations associées aux musiques urbaines en France, et en particulier à l’expérience des femmes dans le rap, en les confrontant « aux théories de la reproduction et de la coproduction mutuelle des rapports sociaux intriqués. » Est ainsi souligné le fait que « les discours mainstream qui interpellent le rap selon une ligne de défense féministe » « Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.) ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr - 17 contribuent « à maintenir les rappeuses dans l’invisibilité ». Il s’agit là encore de se départir d’une « compréhension univoque et eurocentrée ». Fort éloigné d’une investigation exhaustive, le présent volume ne prétend pas circonscrire la question de la rencontre épistémologique du genre et des migrations en domaine francophone et / ou postcolonial. Véritablement animées par la volonté de nouer un dialogue entre les disciplines – littérature et sciences du langage, mais aussi littérature et histoire, sciences du langage et études culturelles – et entre les espaces – océan Indien et Caraïbe, aires créolisées et francophonie interne, Afrique francophone et autres mondes postcoloniaux –, les contributions réunies ici suggèrent quelques pistes pour une analyse des discours et des représentations, qui s’affranchisse non seulement de normes ethnocentristes mais aussi d’une certaine tradition académique des études francophones.