Avant-propos - Presses Universitaires de Rennes

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Avant-propos - Presses Universitaires de Rennes
« Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.)
ISBN 978-2-7535-2179-7 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
Avant-propos
À l’automne 2009, les éditions ACFA publiaient Passer la ligne, première
traduction française du roman de Nella Larsen, Passing, paru en 1929, à New
York, chez Alfred Knopf 1. Elles comblaient ainsi une lacune significative, en révélant au lectorat francophone ce classique de la littérature africaine-américaine et,
vraisemblablement, son auteur, sans doute moins connu que les autres écrivains
– les hommes, les poètes – de la Harlem Renaissance. Le synopsis est simple : dans
le Chicago des années vingt, en pleine ségrégation, deux amies d’enfance, des
métisses à la peau claire, Irene et Clare, se retrouvent par hasard après une longue
séparation. Tandis qu’Irene mène une vie familiale paisible au sein de la bourgeoisie noire, Clare a fait le choix de traverser « la ligne de couleur », en se « faisant
passer pour » blanche : mariée à un homme blanc raciste, elle a refusé de devenir
mère et a voyagé. Mais les retrouvailles brouillent les cartes ; Clare souhaite en
effet réintégrer sa place de femme noire dans le milieu intellectuel et artistique
fréquenté par Irene, et une « étrange » relation non dite se tisse entre les deux
femmes, dont l’analyse permet à Judith Butler de poser le principe d’une possible
articulation entre la subversion discursive des représentations raciales et celle des
idéologies de genre :
En un sens, le conflit de désir lesbien présent dans l’histoire peut être lu comme ce
qui est presque énoncé, ce qui est retenu aux frontières du discours, mais menace
constamment d’interrompre ou de troubler le discours. C’est aussi en ce sens que
1. L N., Passer la ligne, traduction de Jocelyne Rotily, Marseille, ACFA éditions, 2009 [éd. orig.
Passing, New York, Alfred Knopf, 1929]. Quelques mois plus tard paraissait une autre traduction française : Clair-Obscur, traduction de Guillaume Villeneuve, Paris, Flammarion, 2010.
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« Genre et migrations postcoloniales », Yolaine Parisot et Nadia Ouabdelmoumen (dir.)
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le non-dit qui frappe l’homosexualité converge dans l’histoire avec l’illisibilité de
la négritude de Claire.
[…] Les conversations, dans Passing, semblent constituer la surface douloureuse,
sinon répressive, des relations sociales. C’est ce que Claire garde pour elle dans
la conversation qui lui permet de « passer pour blanche » ; et lorsque les paroles
d’Irène se font hésitantes, le narrateur décrit ces ruptures soudaines de la surface
du langage comme « étranges », « queer » ou « queering » 2.
S’il n’est guère question de migration dans Passing – à moins de considérer
l’allusion aux voyages de Clare sous cet angle –, le roman de Nella Larsen et, plus
encore, sa tardive traduction en français, qui témoigne des sélections opérées par
l’histoire littéraire, peuvent apparaître, à bien des égards, comme emblématiques
du questionnement qui anime les contributions réunies dans le présent ouvrage.
D’une part, comme l’explique Elsa Dorlin, la stratégie du « passing », initialement
inscrite dans le contexte étasunien du système ségrégationniste, est aujourd’hui
revendiquée par les personnes trans :
« passer pour » un homme ou une femme équivaut à tenter de passer pour réaliste,
selon les règles et contraintes prédéfinies du réel communément admis. Dans un
tel contexte, « passer pour » nécessite de se soumettre aux règles et contraintes de
l’hétérosexisme, en tant qu’il définit les frontières des identités, des représentations
et des prérogatives du masculin et du féminin 3.
D’autre part, le récit de Nella Larsen propose une mise en fiction de la réflexion
sur « l’intersectionnalité 4 » à la fois des identités assignées et des discours ou des
représentations qui les produisent, mais aussi sur celle des transgressions que ne
manque pas de susciter cette assignation : « Comment comprendre en outre la
façon dont l’homosexualité et le mélange racial convergent en tant qu’extérieur
constitutif d’une hétérosexualité normative qui est en même temps imposition
d’une reproduction racialement pure 5 ? », s’interroge encore Judith Butler.
2. B J., « “Passing”, “Queering” : le défi psychanalytique de Nella Larsen », Ces Corps qui comptent. De
la matérialité et des limites discursives du « sexe », trad. de Charlotte Nordmann, Paris, éd. Amsterdam,
2009 [éd. orig. Bodies that matter : On the discursive limits of « sex », New York, Routledge, 1993],
p. 171-189 [p. 179-180].
3. D E., Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008, p. 150-151.
4. Nous empruntons à dessein ce terme au modèle développé par Kimberlé Williams Crenshaw pour
penser l’articulation des rapports de sexe, de race et de classe, en l’occurrence l’expérience croisée du
sexisme et du racisme par les femmes africaines-américaines, comme l’intersection des rapports de
domination (C K.-W., « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité
et violences contre les femmes de couleur », Les Cahiers du genre, n° 39, 2005 [éd. orig. 1994]). Voir la
discussion de ce « concept méthodologique » et du risque d’une définition cumulative dans D E.,
Sexe, genre et sexualités, op. cit., p. 81-85.
5. B J., op. cit., p. 171-172.
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De fait, sans exclure une acception métaphorique du passage, de la traversée
et du déplacement, le projet qui est à l’origine du présent ouvrage collectif se
concentre sur la réalité des migrations en domaine francophone et / ou postcolonial, en ayant à cœur de se situer à la croisée des disciplines et de leurs épistémologies. Force est de constater en effet que, semblant prendre acte de la double
inscription des Gender et des Postcolonial Studies dans le vaste champ des études
culturelles, et surtout sous la double impulsion des travaux de Judith Butler et
de Gayatri C. Spivak, la recherche internationale en sciences humaines et sociales
– domaine naturellement entendu au sens large, nous y reviendrons –, tente d’imposer la rencontre entre ces deux perspectives comme nécessairement féconde.
En évitant de considérer ces processus outils comme des références universelles et
globalisantes pour l’intervention sociale et pour l’analyse des discours, et la pertinence de leur croisement comme acquise, il s’agit donc de poser la question de
la production, des intersections et de la diffusion de ces deux référents critiques
incontournables, mais également d’interroger leur capacité à appréhender les
rapports de domination loin des poncifs de la victimisation et/ou de la réification.
Les migrations sont à envisager comme autant de contextes englobants (les
mobilités, les frontières, les circulations, le transnational, l’émigration, l’immigration, etc.), à la lumière du genre entendu comme la production sociale des
différences et des distinctions et leur incorporation matérielle (en tant que réalité
physique), et comme l’ensemble des processus de fabrication, d’institution et
de légitimation de rapports sociaux dissymétriques. Le fil conducteur est donc
celui d’une réflexion sur les théorisations de la norme, énoncées depuis ce double
point de vue, et sur les violences symboliques que celles-ci révèlent ou dont elles
procèdent, qu’il s’agisse de la tentation universaliste de la théorie occidentale,
d’une part, du refus radical de cette théorie, d’autre part, ou encore de la cristallisation autour des discours masculins de décolonisation, par exemple. Comment
les idéologies de genre, combinées à la question des migrations, façonnent-elles
les modalités de production de connaissances ? Comment interroger la dimension sexuée des rapports sociaux et plus particulièrement des rapports langagiers
dans le contexte migratoire ? Comment penser une analyse complémentaire et
simultanée des systèmes et rapports de domination, sexe, race, classe, âge, etc. ?
Quelles représentations conjointes du genre et de la migration et quelles fictionnalisations de leurs théories les littératures postcoloniales proposent-elles ? Quels
croisements ces corpus opèrent-ils entre les genres sexués et la reconfiguration des
genres littéraires, entre le genre et la valorisation du nomadisme et du cosmopolitisme, avatars de la migration ?
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Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions, un dialogue
interdisciplinaire s’est ainsi noué, à l’université Rennes 2, entre les recherches
menées, en sociolinguistique, au sein du laboratoire PREFics – EA 3207, et les
travaux sur les littératures postcoloniales, désormais intégrés aux programmes du
CELLAM – EA 3206, et du groupe Φ en particulier, mais aussi avec le laboratoire LCF de l’Université de La Réunion / UMR 8143 du CNRS qui participe, au
même titre que le CELLAM, au projet « Les écritures de l’hybris. Penser la violence
dans les littératures de l’océan Indien » (label AUF), dirigé par Maria Mar García
Lopez, de l’Université Autonome de Barcelone. Ces données institutionnelles,
qui n’ont rien de contingent, expliquent aussi que soient ici fortement représentées les recherches sur les espaces créoles, créolisés, créolophones de la Caraïbe et
de l’océan Indien, qu’il s’agit de réunir selon une démarche comparatiste encore
insuffisamment mise en œuvre 6.
Ainsi, nombreux sont les travaux qui relèvent d’un féminisme postcolonial 7
– plus souvent, d’ailleurs, que des Gender Studies 8. Plus nombreuses encore sont
évidemment les approches qui font de la migration, non une simple thématique,
mais une problématique, voire une qualité distinctive des écritures postcoloniales 9.
6. Si plusieurs voix s’élèvent pour prôner la rencontre des Postcolonial Studies et de la démarche comparatiste, c’est surtout l’étude des relations entre l’Europe, l’Amérique et l’Afrique qui est privilégiée. Voir,
notamment, M J.- M., « Postcolonialisme et comparatisme », http://www.vox-poetica.org/sflgc/
biblio/moura.html et C Y., « Bilan critique », C Y. (dir.), Études postcoloniales, SFLGC /
Lucie éditions, coll. Poétiques comparatistes, 2011, p. 168-195. Sur ce point, les contributions qui, dans
ce volume, sont consacrées aux littératures de l’océan Indien et de la Caraïbe font suite à B V.,
B G.  P Y. (dir.), Caraïbe, océan Indien : questions d’histoire, Itinéraires. Littérature, textes,
cultures, Paris, L’Harmattan, 2009.
7. En littérature, citons, entre autres, les travaux d’Odile C, Femmes rebelles : naissance d’un nouveau
roman africain au féminin, Paris, L’Harmattan, 1996, d’Anne D, Recasting Postcolonialism :
Women Writing between Worlds, Portsmouth et Londres, Heinemann, 2001, de Martine F,
Les Écrivaines francophones en liberté. Farida Belghoul, Maryse Condé, Assia Djebar, Calixthe Beyala,
préface de Michel Laronde, Paris, L’Harmattan, 2007 ou de Françoise L, Autobiographical Voices :
Race, Gender, Self-Portraiture, Ithaca (NY), Cornell UP, 1989 et Postcolonial Representations : Women,
Literature, Identity, Ithaca (NY), Cornell UP, 1995. Voir également le développement qu’Yves C
consacre à la question dans le « Bilan critique » de ses Études postcoloniales, op. cit., p. 185-187.
8. Mentionnons cependant B A. et V E. (dir.), Genre et postcolonialismes, Paris, éd. des
Archives contemporaines, 2011 ; D A. et M C. (dir.), Langage, genre et sexualité, Québec,
éd. Nota Bene, 2011.
9. Pour nous en tenir au seul champ francophone, outre les « écritures migrantes » du Québec, pour
lesquelles nous renvoyons à M C. et H R., Ces étrangers du dedans. Une histoire de
l’écriture migrante au Québec (1937-1997), Québec, éd. Nota Bene, 2001, pour une approche générale,
et à G L., La Mémoire sans frontières. Émile Ollivier et Naïm Kattan, et les écrivains migrants
au Québec, Sainte-Foy (Québec), les éditions de l’IQRC / Presses de l’Université Laval, coll. Culture
et société, 1997, pour un exemple, mentionnons les travaux de Michel L, Autour du roman
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Mais, dans le cadre d’une étude conjointe du genre et de la migration 10, les corpus
caribéens et indiaocéaniques offrent l’intérêt commun de représenter des « sujets
frontaliers aux identités plurielles, dont la figure de la “métisse” est le paradigme »
et qui pourraient faire leur cette interrogation sur le séparatisme lesbien : « Au nom
de quelle identité dois-je me séparer 11 ? » La prépondérance qui leur est donnée
ici recouvre donc d’abord une visée épistémologique qui consiste à cesser d’envisager les relations entre sciences du langage et littérature sur un mode ancillaire
pour souligner la convergence des démarches heuristiques. Mais, par là même, la
comparaison entre les corpus indiaocéaniques et caribéens doit faire émerger la
possibilité de penser également la France et l’Afrique postcoloniales à partir, non
pas du modèle englobant que serait la créolisation, mais de la perspective nécessairement décentrée qu’offrent ces espaces.
L’article inaugural de Carpanin MARIMOUTOU le rappelle, « étrange est
[…] l’histoire de ces îles où la norme semble être, a contrario, le déplacement, la
fuite, la migration perpétuelle » et irrémédiablement liée à la double mémoire de
l’esclavage, consécutif à la traite, et du marronnage. Si, comme le souligne Elsa
Dorlin, « les systèmes répressifs esclavagistes ou colonialistes ont largement exploité
la symbolique du genre pour asservir, humilier ou déshumaniser les esclaves ou
les indigènes 12 », notamment en érotisant les femmes et « en véhiculant [l’] idée
de [leur] collaboration » afin de déviriliser les hommes colonisés 13, Carpanin
MARIMOUTOU s’intéresse aux conséquences de la disproportion numérique
entre les genres dans le cadre de l’esclavage colonial et de l’engagisme.
Dans les années soixante du vingtième siècle, c’est encore ce paradigme que
convoquèrent deux expériences traumatisantes : celle des Chagossiens, expulsés
de leur île vers Maurice lors de la cession de l’archipel aux États-Unis par l’ancien colon britannique, et celle des enfants et adolescents réunionnais, déclarés
beur : immigration et identité, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Postcolonialiser la Haute Culture à l’École de
la République, Paris, L’Harmattan, 2008 ou de Christiane A, L’Immigration dans le roman francophone contemporain, Paris, Karthala, 2005.
10. Mentionnons, pour exemple, les travaux de Lucie L, Multi-écriture, multi-culture. La voix
migrante au féminin en France et au Canada, en collaboration avec Maïr V, Paris, L’Harmattan,
1996 ; La Francophonie sans frontière : une nouvelle cartographie de l’imaginaire féminin, avec Catherine
M, Paris, L’Harmattan, 2001 et ceux de Mireille R, Postcolonial Hospitality : the
Immigrant as Guest, Stanford, Stanford University Press, 2001 ; « Peut-être bien queer. Transnationaux
en décalage dans “Dirty Pretty Things” », T A. et Z P. (éds), Littérature et identités
sexuelles, Nîmes, SFLGC, coll. Poétiques comparatistes, 2007, p. 81-107.
11. D E., op. cit., p. 78.
12. Ibid., p. 101.
13. D E., La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La
Découverte / Poche, 2009 [2006], p. 220-221.
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orphelins par les services sociaux mais souvent arrachés à leurs familles pour être
transférés vers le département de la Creuse. Les récits de fiction et de vie qui s’en
inspirent proposent une représentation et un discours de la migration, radicalement opposés, par exemple, à la migration heureuse officiellement promise par le
BUMIDOM, à la même époque : « La diaspora se construirait ainsi une représentation de communauté heureuse, alors que le migrant serait à la fois malheureux et hors communauté », écrit encore Carpanin MARIMOUTOU. Dans la
« colonialité » ou « modernité post-coloniale », le migrant serait assigné au statut
d’étranger pour sa non-conformité au discours normatif de la nation.
La possibilité pour le / la migrant-e de se représenter constitue également le
point de mire de la contribution de Nadia OUABDELMOUMEN, qui s’intéresse au rapport genre-migration dans le cadre du volet linguistique du Contrat
d’Accueil et d’Intégration en Bretagne. La loi du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration rend obligatoire la signature d’un Contrat d’Accueil et
d’Intégration (CAI) pour toute personne amenée à rester durablement sur le territoire français. Ce dispositif contractuel des politiques de l’immigration prévoit,
entre autres et selon certaines conditions, une formation linguistique pour les
personnes signataires. Ainsi, partant de ce dispositif en tant que lieu d’observation et d’analyse de l’imbrication simultanée des rapports de pouvoir, Nadia
OUABDELMOUMEN propose des pistes de réflexion sur le volet linguistique
du CAI en tant que lieu de régulation, de contrôle et de subversion de l’hétérosexualité obligatoire. Plutôt que d’avoir recours à un modèle d’explication unique
et homogène des rapports de pouvoir observés, elle analyse la manière dont ces
rapports sociaux se co-forment et sont « médiatisés » par les divers lieux de catégorisation et de hiérarchisation sociale que sont la « race », le « genre » et la « classe »,
articulés, interdépendants et simultanés.
Si nombre d’œuvres littéraires liées à la migration thématisent le clivage des
langues et / ou les clivages dans la langue, certaines invitent davantage à une lecture
sexuée de cette configuration. Il en va ainsi des romans de Monique Agénor, née
à La Réunion, et de leur « créolie » qu’étudie Stéphane HOARAU. De l’hybridité
dont procède Comme un vol de papang’, fiction inspirée par l’exil de la dernière
reine malgache, envoyée sur l’île de La Réunion à la fin du dix-neuvième siècle par
le gouvernement colonial, se dégage une « distinction entre deux caractères génériques fortement marqués : la terre mère qui porte une langue mère (le malgache),
et une figure paternelle monstrueuse, la colonisation, représentée dans le texte
par les hommes qui l’organisent et la font vivre au quotidien ». Sous une forme
littéraire qui recourt à la métaphore du viol, surgit la problématique de la parole
« subalterne » (Spivak) confisquée.
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Un dialogue épistémologique s’établit avec la contribution suivante qui analyse
la « vision culturaliste de la nation » dans deux romans de Raphaël Confiant,
Mamzelle Libellule et Morne Pichevin, où la migration prend la forme de l’exode
rural, c’est-à-dire du déplacement d’une « structure plantationnaire » vers un
« espace de francisation ». Si la Créolité antillaise 14 ne saurait se confondre avec
la Créolie réunionnaise 15, en dépit de jeux d’intertextualité, Jacqueline COUTI
souligne « le lien étroit entre les processus de domination liés au genre et les
rapports de pouvoir associés au passé colonial ainsi qu’au présent postcolonial ».
Pour Corinne FRANCOIS-DENÈVE, l’œuvre de la romancière indo-mauricienne
Nathacha Appanah s’inscrit pareillement dans « cet horizon d’attente critique »,
situé au croisement du genre et des théories postcoloniales. Comme chez Monique
Agénor, la lecture sexuée de la migration s’y trouve souvent liée à des événements
occultés par le discours historiographique ou à des « conflits mémoriels » que le
roman déplace du « grand récit occidental » au « terrain de la postcolonie ». Et
les quatre romans de Nathacha Appanah offrent une « généalogie de la migration mauricienne », tiraillée entre « mauricianité » et « francotropisme », avant de
« mettre à mal la notion de communauté ».
Deux autres écrivains indo-mauriciens sont mis à l’honneur par Valérie
MAGDELAINE-ANDRIANJAFITRIMO. À partir de Salogi’s de Barlen
Pyamootoo et du Sari vert d’Ananda Devi, elle se demande comment dépasser les clivages binaires propres à la représentation de la « femme subalterne » et
montre que certaines notions de la critique américaine, comme l’intersectionnalité issue du Black feminism, la performativité des catégories et du genre posée
par Judith Butler, « l’essentialisme stratégique » de Gayatri C. Spivak, permettent
de défaire une représentation occidentale encore trop souvent pétrifiée dans son
ethnocentrisme. Mais les littératures francophones de l’océan Indien résistent
encore à l’analyse qui ne peut ici faire l’économie d’un détour par l’hypotexte
indien et hindou. Lorsque la « communauté » indienne issue de l’engagisme est
aussi importante numériquement qu’elle l’est à Maurice, on note en effet « une
très forte dichotomie du masculin et du féminin qui épouserait le dimorphisme
sexuel en évitant la contamination de l’un par l’autre ». Ainsi, pour adopter une
démarche épistémologique véritablement décentrée, Valérie MAGDELAINEANDRIANJAFITRIMO propose de « partir de l’état de créolisation du texte
même et de ses intertextes, [de] revenir à l’inscription de la mémoire des origines,
médiatisées par des figures de mères, au sein de la pluralité créole » et, par une
14. B J., C P., et C R., Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989.
15. A G., Hymne à la créolie, Saint-Denis (La Réunion), UDIR, 1978.
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« resacralisation du texte », « de déployer un système interprétatif qui dépasse les
figements catégoriels en proposant une herméneutique réhistoricisée et réimplantée dans un lieu culturel propre ».
Comme en écho, Yolaine PARISOT prévient contre une comparaison des littératures caribéennes et des littératures de l’océan Indien qui entérinerait la violence
symbolique, de fait exercée par le premier espace sur le second, lorsqu’il impose
une représentation valorisée de la migration, entendue comme dépassement de la
traversée première et traumatisante sous la forme du cosmopolitisme. Elle montre
ainsi que certaines voix dissidentes se font entendre, notamment chez des écrivains
francophones et anglophones originaires de la Caraïbe mais installés en Amérique
du Nord. Les romans de Jamaica Kincaid, d’Edwidge Danticat, de Maryse Condé
et de Neil Bissoondath rappellent, par exemple, que, si, à la différence des îles
de l’océan Indien, celles de la Caraïbe ont connu un peuplement antérieur aux
migrations, la mémoire de l’esclavage – et de la traite – est érigée en mythe fondateur occultant l’autochtonie précolombienne et que, dans cette configuration, la
femme est donc chargée d’incarner une identité in absentia. Confrontant ce récit
historiographique à l’histoire immédiate qui se joue dans le contexte des flux
globalisés (Appadurai), ces textes recourent au genre, à l’hybridité générique et à
la migration, conjointement mais en dissonance, comme à des outils permettant
de sortir d’un paradigme réifiant.
Largement inspiré – on l’aura compris – par ces lieux – l’océan Indien, la
Caraïbe – qui ont substitué à l’ancrage la migration comme origine et fondation, le principe de relecture, adopté dans ce volume, vaut aussi pour l’Afrique
subsaharienne, profondément marquée par les discours nécessairement masculins
de décolonisation. C’est ce que rappelle la contribution d’Émilie SEVRAIN qui
s’intéresse à la féminisation du champ politique telle que la représentent des récits
écrits par des écrivains masculins, au cours des deux dernières décennies du vingtième siècle, en situation dite de « postcolonie » (Mbembe). L’analyse des « lignes
de conduite et [d]es dynamiques de circulation des personnages de maquisardes
et/ou de leaders révolutionnaires » vise à « décrypter les procédés de fabrication, de
légitimation ou de révocation des rapports sociaux dissymétriques afin de mettre
en lumière les transfigurations des idéologies de genre. » Or, ce sont ces mêmes
procédés que Claire LESACHER identifie dans les représentations associées aux
musiques urbaines en France, et en particulier à l’expérience des femmes dans
le rap, en les confrontant « aux théories de la reproduction et de la coproduction mutuelle des rapports sociaux intriqués. » Est ainsi souligné le fait que « les
discours mainstream qui interpellent le rap selon une ligne de défense féministe »
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contribuent « à maintenir les rappeuses dans l’invisibilité ». Il s’agit là encore de
se départir d’une « compréhension univoque et eurocentrée ».
Fort éloigné d’une investigation exhaustive, le présent volume ne prétend pas
circonscrire la question de la rencontre épistémologique du genre et des migrations en domaine francophone et / ou postcolonial. Véritablement animées par
la volonté de nouer un dialogue entre les disciplines – littérature et sciences du
langage, mais aussi littérature et histoire, sciences du langage et études culturelles –
et entre les espaces – océan Indien et Caraïbe, aires créolisées et francophonie
interne, Afrique francophone et autres mondes postcoloniaux –, les contributions
réunies ici suggèrent quelques pistes pour une analyse des discours et des représentations, qui s’affranchisse non seulement de normes ethnocentristes mais aussi
d’une certaine tradition académique des études francophones.