Les origines du blues - Médiathèque du Grand Troyes

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Les origines du blues - Médiathèque du Grand Troyes
Les origines du blues
1. INTRODUCTION
Voici l’histoire racontée par W.C. Handy, de la première fois qu’il entendit le blues à la gare de Tutwiler,
Mississippi, en 1903, alors que son train avait plusieurs heures de retard :
« Un noir maigre et dégingandé avait commencé à gratter sa guitare à côté de moi tandis que je dormais. Ses vêtements étaient des
chiffons, ses pieds sortaient de ces chaussures. Son visage affichait en partie la tristesse de l’âge. Pendant qu'il jouait, il appuyait un
couteau sur les cordes d'une guitare, d'une manière popularisée par les
guitaristes hawaiiens qui utilisent des barres d'acier. L'effet a été inoubliable.
William Christopher Handy (né le
Sa chanson, aussi, m'a frappé instantanément. "Goin ' where the southern
16 novembre 1873 et mort le 28 mars
cross the yellow dog " le chanter a répété la ligne trois fois, en s'accompagnant
1958) était un musicien et compositeur
à la guitare avec la musique la plus étrange que j'avais jamais entendu.
de blues américain souvent considéré
comme "the Father of the Blues" (le
La mélodie est restée dans mon esprit. Quand le chanteur a fait une pause, je
père du blues).
me suis penché et lui a demandé ce que signifiait l'expression qu’il venait de
Car il fut l'un des premiers musiciens
chanter. Il a roulé ses yeux, avec malice. Peut-être aurais-je le savoir mais il
« professionnel » à reprendre des airs
de blues, à les arranger et les faire
n'était pas d’humeur à l’expliquer. »
interpréter par des chanteurs avec
Cette anecdote exprime bien la fascination qu’exerce le blues sur
orchestres. C’est aussi le premier à
avoir composé et publié des morceaux
celui qui l’écoute et le ressent.
de manière rigoureuse avec les
caractéristiques du blues : 12 mes,
inflexions typique de la mélodie.(ex.
 Qu’est ce que le Blues ?
Memphis Blues en 1909). Il a ainsi
grandement contribué à le populariser
Le blues est une forme musicale vocale et instrumentale, dérivée des chants de
et le diffuser lors de ses nombreuses
travail des populations afro-américaines apparue aux États-Unis courant
tournées dans les états du sud et dans
XIXe siècle. C'est un style où le (la) chanteur (euse) exprime sa tristesse et ses
les grandes villes et grâce à ses
coups durs (d'où l'expression « avoir le blues »). Le blues a eu une influence
publications. Il fut également l'auteur
majeure sur la musique populaire américaine, puisqu'il a, notamment, une
de morceaux parmi les plus célèbres,
grande influence sur le jazz, le rhythm and blues, le rock and roll, le hard
tel le fameux Saint Louis Blues (1912).
rock, la musique country, la soul, les musiques pop ou de variété et même dans
la musique savante.
Le blues, comme toute forme de musique populaire, est le résultat
d'influences diverses et variées qui se sont accumulées au fil du temps. Vouloir dater son origine précisément est
impossible mais on situe sa naissance vers les années 1890, dans le sud des Etats Unis plus précisément dans le
delta du Mississippi.
Le mot blues n'apparaît dans aucun texte avant le début des années vingt. On peut toutefois établir certains
repères chronologiques qui ont eu leur importance dans sa naissance et son évolution.

Etymologie
Le terme blues vient de l'abréviation de l'expression anglaise Blue devils (littéralement « diables bleus », qui signifie
« Idées noires »).
2. NAISSANCE DE LA MUSIQUE AFRO-AMERICAINE

L'esclavage
Entre 1505 et 1870 : 10 à 15 millions d’africains réduits à l’esclavage te déportés aux Amériques, ce qui en fait la
plus grande migration forcée de l’histoire humaine. A ceci s’ajouta une entreprise de deshumanisation :
-dissolution des liens familiaux et tribaux
-expression culturel et religieuse interdite et presque totalement éradiqué
-réunions interdites (en prévision d’éventuelles rebellions)
Dépouillés de toute identité culturelle passée, privés du droit d’en
recréer de nouvelles, les Africains d’Amérique étaient dépourvus
d’institutions qui puissent leur offrir un noyau culturel, un lieu de
réunion et une vision du monde jusqu’à l’arrivée de l’église afroaméricaine.
L’église méthodiste, fondée au
XVIIIe siècle par un prédicateur
anglais, John Wesley prône :
-l’individu au centre, responsable de
ses actes et non au dessous des
autorités religieuses
-l’expression des sentiments par les
gestes et les cris et encourage
l’émotion
-l’utilisation des instruments pour
celebrer le culte
Même si le premier baptême d’un Africain dans les colonies nordaméricaines eu lieu en 1641, les colons ne se bousculaient pas pour
christianiser leur « cheptel humain » car les opinions des planteurs
différent sur une évangélisation possible des esclaves. Certains sont
d’accord car elle pourrait insuffler une paix durable. Pour les
opposants, l’évangélisation serait un véritable danger pour le système établi car ils seraient égaux devant le
Christ.
La situation change avec le Great awakening (1730), grand réveil de la religion en Angleterre et en Amérique
qui jugea enfin les esclaves dignes d’être convertis. Des cérémonies clandestines se déroulent dans les bois en
pleine nuit: Hush Harbors (havres de paix). Puis, la pratique religieuse s’effectue dans des Praise House (maison
de louange) ou des églises blanches à l’écart. Les premières églises
noires indépendantes font leur apparition vers 1770 quand les
Les esclaves noirs n'ont pas de lieu
propre pour leur pratique religieuse.
colonies d’Amérique du Nord souhaitent devenir indépendantes. La
Après l’office, les groupes ont
première église noire indépendante est en Caroline du Sud en 1774.
l'habitude de rester pour un « ring
shout » : une ronde criée. C’était une
Le second changement s’effectue à partir de 1780, avec les Campsurvivance de la danse africaine
meetings. Leur apogée se situe entre 1800 et 1830. Ces ont sont des
primitive. Les hommes et les
rassemblements religieux multiraciaux en plein air sous des tentes
femmes, elles-mêmes disposées en
durant lesquels la musique et le chant jouent un rôle essentiel. Ils
cercle. La musique commençait,
vont fortement contribuer à l’éclosion du Negro Spiritual. C’est ce
sûrement avec un spirituel, et le
que l’on appelle plus communément le Second Réveil religieux. Les
cercle commençait à se déplacer,
d'abord lentement, puis avec une
esclaves sont désormais convertis.
allure qui s'accélère. La même phrase
Les références des esclaves noirs sont désormais la Bible (Saint Paul,
musicale était répétée à plusieurs
reprises pendant des heures. Cela
Saint Jean Baptiste). L’utilisation du vocabulaire religieux est
produisait un état d’extase. Les
prépondérante. L’accompagnement instrumental est graduel. Dans
femmes criaient et tombaient. Les
un premier temps, il s’agit d’outils d’esclaves (hache, marteau,
hommes, épuisés, sortaient du cercle.
pioche…). Dans un second temps, c’est une musique clandestine qui
Les pasteurs et les membres instruits
se joue avec des tambours, des flûtes de roseau, des violons, et
vont interdire cette pratique.
s’empreigne d’influences européennes (berceuses, gavottes).
C’est la naissance des negro-spirituals constitués :
- de blue notes (notes particulières - troisième et septième degré de la gamme - infléchies d’un demi-ton vers le
grave) permettant de traduire certains climats émotionnels.
-d’improvisations
-frappements de mains
-structure en questions-réponses
-de Running Verses (phrases passe-partout)
-Ring & Shuffle Shouts (danses d’inspiration africaine, en pas traînés, sans croisement des pieds).
Ces derniers représentant l’apport essentiel des esclaves noirs aux offices blancs où la danse était interdite.
Le mot "shuffle" désignant l'onomatopée du frottement du chausson sur le parquet et son inclusion dans le
rythme.L’apport du shuffle à la musique en générale et en particulier à la musique américaine est d’une
importance capitale.

Les work songs et fields hollers
Parallèlement à cette expression musicale et religieuse grandissante et pour rythmer le travail pénible et difficile
dans les champs (interdiction de parler), les esclaves noirs pratiquent les Work Songs et fields hollers.
Un work song ou « chanson de travail » est un morceau de musique, étroitement liée à une forme particulière
de travail, soit chanté tout en effectuant cette tâche (souvent pour coordonner le moment) soit une chanson
reliée à postériori à une tâche ou un commerce qui peut être une description narrative ou une chanson de
protestation.
La plupart des chansons de travaux agricoles étaient rythmiques et a cappella et étaient destinées à accroître la
productivité tout en réduisant les sentiments d'ennui. Les rythmes des chansons de travail servent à synchroniser
les mouvements physiques dans les groupes, comme ils ont dans certaines régions d'Afrique, avec
accompagnement de tambour. Les outils (hache, marteau, pioche, …) sont ainsi utilisés comme instruments de
musique rythmique d’accompagnement, par exemple pour la coordination des semis et binage. L'utilisation de
versets dans les chansons de travail est souvent improvisée et chantée différemment chaque fois.
L’improvisation a fournie aux chanteurs une forme parfois subversive d'expression. Les esclaves chantaient des
couplets improvisés sur l’évasion. Beaucoup de chansons de travail servent à créer la connexion et la familiarité
entre les travailleurs.Il est à noter que certains "conducteurs de chantiers" ont également permis aux esclaves de
chanter des chansons calmes, paisibles, si elles ne contenaient pas de propos anti-esclavagistes.
Un field holler également appelée un holler (littéralement « hurler » ou « brailler »), est une forme improvisé de
la chanson, chantée par des travailleurs du Sud pour accompagner leur travail. Elle a été décrite par Frederick
Law Olmsted en 1853 comme un « long et bruyant cri musical (« shout »), qui monte ,tombe et se brise en voix
de fausset » Il diffère de la chanson de travail collective en ce qu'elle est chantée solo, bien que les premiers
observateurs ont noté qu'une plainte, ou « pleur », pourrait être repris par d'autres travailleurs ou passé de l'une à
l'autre.

Minstrel show /medecine show
Le minstrel show, ou minstrelsy, était un spectacle itinérant qui sillonnait le sud des états unis à des fins de
divertissement créé vers la fin des années 1820. Il y figure des chants, danses, musiques et intermèdes comiques.
D’abord crées et interprétés par des acteurs blancs (« coon songs ») qui se noircissaient le visage et parodiaient
les chants et danse des noirs, ils furent repris, surtout après la Guerre de Sécession, par des noirs eux-mêmes. En
1848, les blackface minstrel shows ont été l'art national du temps, traduisant l’art formel comme l'opéra en
termes populaires pour le grand public. Les ministrels show représentent donc les premiers shows itinérants à
s’insérer dans l’industrie du spectacle grâce à leurs grand succès populaire.
Les médecine show sont un autre type de spectacle itinérant moins élaboré, destinés à vendre des potions
magiques et autres remèdes miracles grâce à des numéros musicaux et comiques qui rendaient le message plus
attrayant. Ils étaient une autre occasion de se divertir et contribuèrent à la diffusion du folklore musical dans les
campagnes

Autres types de divertissements :
A plus petite échelle, celle de la famille ou de petits groupes
Dans un premier temps la créativité des esclaves fera naitre une musique clandestine qui se joue avec des
tambours, des flûtes de roseau, et qui empruntera à la musique européenne ses styles (essentiellement
irlandaise) : berceuses, gavottes, reels, gigues.
Dans un second temps, suite à l’abolition de l’esclavage (1er aout 1863 aux USA et 27 avril 1848 en France), les
esclaves des plantations avaient l’habitude de se réunir en famille ou groupes de familles, après le travail, pour
faire de la musique en utilisant des instruments prêtés par les blancs ou fabriqués et des percussions corporelles.
3. Naissance du blues
On peut dire que la naissance du blues est, à une plus petite échelle, la réponse de l’individu face à cette
situation sociale. Le bluesman étant lui-même travailleur, de parents fervent religieux et pratiquants, souvent lui
même religieux (contrairement au mythe de l’opposition du sacré et la devil’s musique, même si il n’est pas
totalement infondé) en fonction de son appartenance à des courants plus au moins fondamentalistes ; ayant
participé à des ministrels show et/ou joué dans les bars et cabarets des grandes villes, il fait la synthèse de ces
différentes influences et traduit le tout musicalement.
Beaucoup sont semi-professionnels mais la volonté de créer est bien réelle et s’accompagne souvent du désir de
« réussir » dans le monde du spectacle, plus séduisant que le travail dans les champs. Les bluesmen sont souvent
de bons vivants et préfèrent passer de ville en ville pour passer du bon temps et gagner quelques dollars en
jouant. Il y a aussi de nombreux cas de musiciens aveugles qui ont pus, par le biais de la musique sortir de la
misère et espérer une vie meilleure (Blind Lemon Jefferson par exemple a bénéficié d’une voiture avec chauffeur
durant la période où il vendait le plus de disques)
Certains sont de vrais musiciens professionnels, et font carrière.

Les songsters
Avant le bluesman à proprement parlé, sont apparus les songsters, sortes de griots musicien itinérant
parcourant les campagnes pour jouer devant les porches des magasins, dans les bals des villages. Habituellement,
mais pas toujours afro-américain, il est apparu à la fin du XIXe siècle dans le sud des États-Unis. Cependant, le
terme peut généralement être appliqué à un écrivain ou chanteur de n'importe quel type ou genre de chanson.
La tradition des songsters précède et coexistait à la fois avec la musique blues. Tout a commencé peu de temps
après la fin de l'ère de la Reconstruction et de l'esclavage aux États-Unis, quand les musiciens afro-américains
sont devenus capables de voyager et de jouer de la musique pour vivre. Les musiciens noir et blanc partageaient
le même répertoire et se considéraient eux-mêmes comme des « chanteurs » plutôt que les musiciens de blues.
Les songsters jouaient généralement une grande variété de chansons folkloriques, ballades, airs de danse, reels et
chansons de ménestrel, et blues. Au départ, ils étaient accompagnés souvent de musiciens non-chanteurs «
musicianers », qui jouaient souvent du banjo et du violon. Plus tard, la guitare est devenue plus largement
populaire, les chanteurs s’accompagnant souvent eux-mêmes.
Le songster a eu une influence notable sur la musique blues, qui s'est développé du tournant du XXe siècle.
Cependant, il y a eu un changement de style de chanson. Les songsters chantent souvent des morceaux
composés ou des ballades traditionnelles, souvent sur des héros légendaires tels que « Frankie et Johnny » et «
Stagger Lee ». Les chanteurs de blues, en revanche, avait tendance à inventer leurs propres paroles (ou recycler
celles des autres) et à développer leurs propres morceaux et styles de jeu à la guitare (ou parfois piano) chantant
l’histoire de leurs vie et cherchaient à partager des expériences émotionnelles.