Il peut paraître surprenant qu`un homme dont la vie fut

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Il peut paraître surprenant qu`un homme dont la vie fut
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Il peut paraître surprenant qu’un homme dont la vie fut
aussi passionnante et riche d’aventures extraordinaires que
celle d’un héros de roman ou de film, un homme qui fut Laird,
descendant des rois d’Écosse, gaucho, marin, éleveur de chevaux, conducteur de bétail du Texas au sud de la pampa argentine, maître d’escrime au Mexique, membre de la Chambre des
communes, chercheur d’or en Espagne, prisonnier d’un caïd de
l’Atlas, commerçant à Marrakech dans le but de faire échec à
l’importation des armes et de l’alcool, polyglotte, historien,
colonel, et toujours «réformateur social» luttant pour le Home
Rule, la loi de 8 heures, le vote des femmes, les Indiens, les fellahs et, d’une façon générale, pour tous les opprimés, demeurant dans toutes ses activités un grand seigneur, et qui, politicien, explorateur, écrivain, eut l’amitié et l’admiration des plus
illustres personnalités de la politique, des arts et des lettres en
Europe et dans les deux Amériques, oui, il peut paraître surprenant qu’un tel homme soit à peu près oublié de beaucoup
d’Anglais et d’Américains, totalement ignoré du public
français, que les ouvrages d’une œuvre si considérable soient
épuisés, qu’aucun n’ait été traduit en France, et que cet homme
exceptionnel ait passé, selon l’expression de son ami Joseph
Conrad, «comme un navire dans la nuit».
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Mais les nuits les plus obscures mènent vers le jour, qu’un
navire si robuste, aux voiles si hautes et si hardies, ne peut
manquer d’atteindre finalement.
Robert B. Cunninghame Graham eut cependant la chance
de choisir lui-même son biographe : A. F. Tschiffely, gaucho
de la pampa, écrivain, et le héros d’une chevauchée de
Buenos Aires à Washington (Tschiffely’s Ride, Heinemann,
Londres, 1932).
La biographie de Cunninghame Graham a pour titre Don
Roberto, le nom que ses amis lui donnaient. Des historiens,
dont Andrew Lang, l’appelaient le «roi sans couronne» parce
que, héritier par son père de Robert II et des comtes de
Menteith, il aurait pu réclamer celle d’Écosse.
Mais il semble avoir été surtout redevable de son caractère à
son grand-père maternel, l’amiral Fleming, cet étonnant seigneur écossais, midship à onze ans, capitaine à vingt-quatre,
général dans l’armée espagnole, ami du roi d’Espagne en
même temps que de Bolívar et de Páez, les libérateurs du
Venezuela, qui bataillait avec les pirates de Salé, puis étonnait
Londres par ses attelages de mules espagnoles; et lorsqu’un
navire à deux ponts de Sa Gracieuse Majesté lui déplaisait, il le
faisait retailler en frégate, et quand l’Amirauté le convoquait
pour lui faire payer le prix de l’opération, il se contentait de
réclamer sa solde qu’il n’avait jamais touchée depuis qu’il était
entré dans la marine britannique, en venant au monde à bord
d’un brick de dix pièces de canon. Et cela mettait fin à l’histoire.
En 1813, devant la cathédrale de Cadix, le cheval andalou
de l’amiral éclaboussa la robe d’une fillette de quatorze ans,
la señorita Catalina Jimenez. L’amiral mit galamment pied à
terre et, en présentant ses excuses, fut frappé de sa beauté, en
tomba amoureux sur-le-champ, l’épousa au plus vite et
l’embarqua sur son navire. Leur fille Anne-Élisabeth naquit
à bord du vaisseau amiral au large des côtes du Venezuela,
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par mer houleuse.
Vingt-trois ans plus tard, à Londres, Anne-Élisabeth épousait le major Bontine Cunninghame Graham. Le 24 mai 1852
naquit Robert. «Cet enfant, écrit son historien Tschiffely,
avec le sang des hidalgos et celui des rois d’Écosse coulant
dans ses veines, allait devenir une synthèse miraculeuse des
deux et vivre dans le romantisme de Byron et l’idéalisme
d’un don Quichotte».
Une vie si vagabonde, «une vie d’ouragan», dont le récit
passionnant remplit un gros livre, est difficile à résumer. Le
vagabondage commence presque avec la vie, entre le magnifique domaine familial de Gartmore, au bord de la Clyde,
l’Espagne, pays de sa grand-mère, doña Catalina, les pensionnats en Angleterre et à Bruxelles. Le temps est partagé
entre les humanités, l’équitation et l’escrime.
En 1869, il a dix-sept ans. Son père est devenu fou à la
suite d’une chute de cheval. La ruine plane sur le château de
Gartmore. Un ami, propriétaire d’un ranch en Argentine,
propose d’emmener le jeune Robert comme associé. En
novembre, muni d’un petit capital, d’un stock inépuisable de
rêves et d’une malle que sa mère a bourrée de livres, il
s’embarque avec son nouvel ami sur le Patagonia à destination de Buenos Aires.
Tout l’entourage des Graham est scandalisé par ce départ
chez les «sauvages». Mais, après tout, qu’attendre de «ce
garçon bizarre qui se refuse à admettre les distinctions de
classes, disant déjà qu’il n’en connaît que deux : les sincères
et les menteurs» ?
Pendant huit ans, il va parcourir en tous sens l’Argentine,
l’Uruguay, le Paraguay, le Brésil, le Chili, apprenant le dur
métier de gaucho, dressant des mustangs et des ponies, poussant de longs troupeaux à travers les solitudes de la Pampa,
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créant des ranches et des cultures, ruinés l’un après l’autre, se
défendant contre les bêtes sauvages, les Indiens et les bandes
de soldats. Tous ces pays sont en révolution permanente, et il
faut se battre bon gré mal gré, au hasard des mauvaises rencontres, pour Lopez ou pour Sarmiento, le mode de recrutement le plus efficace de chaque parti étant la piqûre d’une
lance entre deux côtes du «volontaire» hésitant.
Huit années pendant lesquelles les aventures les plus extravagantes, les expériences les plus bouleversantes forgent à
grands coups le courage, l’endurance et la sensibilité de cet
étrange gaucho écossais qui se crée des amitiés jusque chez
les pires bandits, trouve des joies inépuisables dans la beauté
des paysages, et lit Shakespeare entre deux combats ou pendant les haltes de ses interminables transhumances.
En 1875, intermède africain après des vacances à
Gartmore. Cunninghame Graham s’embarque à Gibraltar
sur un navire de traite dont le capitaine introduit la civilisation sous forme de mousquets, alcools, boîtes à musique, sonnettes, verroteries et miroirs, le long de la côte d’Afrique, de
Mogador à Mossamedès, chez les «sauvages» parmi lesquels
il kidnappe des esclaves vendus ensuite aux négriers brésiliens. Le passager n’avait qu’à garder ses observations pour
lui! Et il retourne bientôt à sa pampa, pour trois ans.
En 1878, il rentre à Londres, d’où sa mère, «la plus intelligente et compréhensive des mères», lui conseille d’aller à
Paris et de s’y mêler à des cercles littéraires et artistiques où
elle a des amis.
Robert Cunninghame Graham, don Roberto, est maintenant un magnifique garçon, grand et mince, avec un fier
visage d’hidalgo, des yeux graves, un nez en bec d’aigle, le
front haut sous une crinière de cheveux roux. Ses portraits
sont ceux d’un héros de Vélasquez, aussi bien le portrait
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équestre de Lavery que L’Escrimeur de William Rothenstein.
C’est pendant ce séjour à Paris qu’il renouvelle l’aventure
de son grand-père l’amiral. Au bois de Boulogne, son cheval
se cabre si furieusement qu’il effraie une jeune promeneuse.
Le cavalier saute à terre et, pour s’excuser, emploie instinctivement l’espagnol. La passante lui répond dans la même
langue : elle est née au Chili de père français et de mère espagnole; elle se nomme Gabrielle de la Balmondière, elle a dixhuit ans, de grands yeux gris-bleu, de beaux cheveux noirs, et
elle est malheureuse et solitaire.
Le coup de foudre est réciproque. Quelques jours plus
tard, les deux amoureux quittent Paris sans prévenir personne, se marient à Londres le 24 octobre 1878 et arrivent
chez la mère du marié, un peu surprise malgré tout! Mais il
lui fallut bien reconnaître que l’intuition de son fils ne l’avait
point trompé et qu’il avait trouvé exactement la compagne
qu’il lui fallait, dans cette belle jeune fille cultivée, intelligente et courageuse.
Elle le prouve tout de suite, et pendant quatre ans, au
Texas et au Mexique. Tous deux mènent l’existence errante
des voyageurs de cette époque en de tels pays, tantôt campés
dans quelques ranches peu sûrs, dans quelques villages primitifs, tantôt à cheval ou dans les grands chariots des pionniers américains, conduisant des chevaux sauvages, des
mules et des bœufs à travers la brousse, souvent attaqués par
les Indiens, et pourtant bouleversés par les cruautés imbéciles des colonisateurs. Le courage et les épreuves sont payés
par une grisante liberté, par la découverte de pays nouveaux
et par des aventures extraordinaires, des aventures de westerns et de rodeos.
Gabrielle écrivit un recueil de souvenirs de ce voyage, The
Christ of Toro (Nash, Londres 1908). Mais c’est surtout dans
les lettres de Robert à sa mère qu’on en retrouve au jour le
jour les péripéties et les luttes, les descriptions des gens et des
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paysages, dépeints avec le sens inné de l’humour et la vive
sensibilité qui marqueront plus tard toute l’œuvre littéraire
de Cunninghame Graham.
Le jeune ménage rentre en Angleterre en 1883, plus pauvre
d’argent et plus riche d’expérience qu’il n’en était parti. Le
vieux major est mort, laissant des dettes qu’il faut payer.
Robert et Gabrielle se mettent au travail avec acharnement
pour essayer de restaurer le domaine familial. Et le gaucho
devient gentleman-farmer.
1883-1893 : années de travaux terriens, d’études littéraires,
d’activités politiques. Dans les meetings populaires, Graham
se révèle un orateur-né. Il met son intelligence claire, sa passion de justice, son cœur généreux, sa parole incisive, son sens
aigu de l’humour au service des travailleurs, des pauvres, des
peuples colonisés, des minorités opprimées. Qu’on l’étiquette
radical, socialiste, réformateur social, anarchiste, il reste
Cunninghame Graham, l’indépendant, réfractaire à «l’esprit
de troupeau», libre de tout parti politique.
Lorsqu’il est élu en 1885 à la Chambre des communes, son
premier discours, qui est une réponse au Discours de la reine
Victoria, inaugure une longue série de scandales, les uns pittoresques, les autres tragiques, qui vont faire de lui l’ «enfant
terrible» du Parlement, un don Quichotte hispano-celte,
défenseur des espoirs délaissés, toujours prêt à la bataille,
surtout si elle est perdue d’avance, pourvu qu’elle serve une
cause chère à son cœur.
«… Pas un mot dans le Discours de la reine pour jeter un
pont par-dessus l’abîme effrayant qui sépare le pauvre et le
riche – rien que platitudes et vues de la société à travers un
petit morceau de verre rose… Aucun espoir que le gouvernement de Sa Majesté accorde aux Communes la moindre idée
concernant l’époque à laquelle les troupes seront retirées
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d’Égypte… Notre dernier exploit de flibustiers en Birmanie,
tirant avec des armes de précision sur des sauvages nus…
Quand les dépêches arrivent de Birmanie, nous battons des
mains, vantant la bravoure britannique, et nous rions comme
des perroquets devant un joueur de cornemuse, en regardant
les images des journaux qui nous montrent des indigènes
fuyant devant nos troupes… »
La voix de plus en plus haute, il termine en attaquant la
société en bloc, «… cette société dans laquelle le capital et le
luxe ont fait un paradis pour trente mille et un enfer pour
trente millions… ».
Avant que ses auditeurs, frémissant d’indignation, soient
revenus de leur effarement, Graham sort à grandes enjambées,
enfourche son mustang argentin Pampa et rentre chez lui.
«Il est superflu de dire, écrivit un chroniqueur parlementaire de l’époque, qu’il se rendit aussitôt incroyablement
impopulaire auprès des hautes classes, des avocats des
“choses telles qu’elles sont”, et que, s’il y avait un individu
que le tory moyen haïssait presque autant qu’un député
irlandais, c’était l’impétueux Cunninghame Graham aux
cheveux rouges.»
Il lui arriva, bien entendu, mille aventures sensationnelles,
comme d’être jeté dans la Clyde par des adversaires politiques, d’être expulsé de France après un discours véhément
à Calais en faveur de la journée de huit heures dans les
mines, d’être arrêté et emprisonné pour six mois à propos du
meeting dit du Dimanche sanglant à Trafalgar Square, sur le
Home Rule irlandais, meeting interdit auquel il s’était précipité pour la simple raison que l’orateur, le gros petit John
Burns – un parfait Sancho pour ce don Quichotte! – allait y
affronter tout seul cinq mille policiers, trois cents grenadiers
et trois cents Life Guards.
Sa carrière de membre du Parlement se termina en 1892
par un débat violent au sujet des ouvriers cloutiers de Cradley
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Heath – qui travaillaient alors de quinze à seize heures par
jour. George Bernard Shaw a fait le récit de l’affaire : «La
Chambre, offusquée, exigea qu’il retire un propos cruel : “Je ne
retire jamais rien!” dit-il, et moi, je chipai promptement la
phrase énergique, à cause de la perfection de son style, pour en
faire une cocarde au héros bulgare d’Arms and the Man.»
Peu après, Graham écrit à un ami : «J’ai été assez fou pour
me souiller avec le goudron de la politique. Maintenant, je
crois que je peux faire mes folies tout seul et abandonner la
scène à de plus jeunes fous!»
Pour quelque temps, Cunninghame Graham reprend sa
vie de seigneur terrien à Gartmore. Il écrit, il lit, il se replonge
avec passion dans le monde littéraire et y forme de profondes
amitiés – l’américaniste William Hudson, l’arabisant Wilfrid
Scawen Blunt, Joseph Conrad, G. B. Shaw, H.G. Wells et
beaucoup d’autres. Lecteur insatiable, il travaille avec sa
femme dans la bibliothèque de Gartmore. La lecture de Pline
met fin à cette existence trop sédentaire pour lui : il s’agit
d’un passage décrivant une mine d’or en Lusitanie, qui est
certainement la «mine d’or romaine» des traditions et
légendes de Galicie. Retrouver un placer signalé par le vieux
Pline!… L’entreprise est assez originale et hasardeuse pour
séduire cet esprit chimérique.
Le voilà donc parti, un traité de prospection sous le bras.
Avec un ingénieur anglais établi en Espagne, il cherche la
fameuse mine, la retrouve près du village de Carraceido,
dans les Asturies, soulève l’enthousiasme des paysans misérables qui entrevoient soudain un pactole, lave, par centaines
de bassinées, le sable du rio Sil. Ne trouvant rien, le dos
cassé, les mains en sang, dévoré par les moustiques, dégoûté
du métier de chercheur d’or, il rentre à Madrid «dans l’état
d’esprit où un homme se querelle avec son ami le plus cher à
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propos de la couleur d’une mule».
Plusieurs fois, don Roberto avait terminé ses voyages en
Espagne par un séjour à Tanger où il avait des relations
variées : les peintres Crawhall et Lavery, des savants comme
Westermarck et Frank Harris, le duc de Frias, gouverneur de
Castille, des anarchistes espagnols et quelques pillards marocains. Avec l’un ou l’autre, il avait voyagé dans le Riff, à
Ouezzân et jusqu’à Fez.
En 1897, arrivant à Tanger, il entend dire que Taroudant
est une «ville interdite» aux Européens. C’est assez pour qu’il
veuille y aller, déguisé en Marocain, avec un ami syrien et
deux muletiers berbères. Il ne réussit pas à visiter Taroudant,
mais en revanche il réussit très bien à traverser le grand Atlas,
à être arrêté et à faire un séjour dans la casbah du caïd
Goundafi, à titre de prisonnier! A vrai dire, c’est une situation
plutôt pénible. Il en est cependant enchanté car elle lui permet
d’observer de près le pays qui est magnifique, et le mode de
vie, le caractère, les mœurs de ses habitants.
Ce voyage de Mogador à Marrakech sera le sujet de son
premier livre important, Moghreb el-Aksa, récit pittoresque,
philosophique et sociologique où l’on retrouve le dynamisme
de l’auteur, son art pour exprimer la poésie intime d’un pays,
sa façon de considérer toutes choses en elles-mêmes, avec réalisme, «sans idées préconçues ni claquements de drapeaux»,
son profond sentiment de fraternité humaine, de pitié devant
la misère, la tyrannie, l’injustice, l’hypocrisie, tout cela ponctué de sentences lapidaires et animé par son extraordinaire
sens de l’humour. Voyage raté, échec aux yeux de l’auteur,
mais plein d’enseignement et de charme pour le lecteur, et qui
montre ce que valaient en réalité les fameux grands caïds,
gouverneurs et chioukhs, et comment le petit peuple marocain, lorsqu’il était libre, se révoltait de temps à autre pour
les châtier.
Le Maroc a gagné le cœur de Cunninghame Graham. Dans
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ce pays féodal, misérable et convoité, il y a tant de moulins à
combattre! Naturellement, il choisit, entre cent causes perdues d’avance, la plus désespérée : la lutte contre les flibustiers européens. En 1889, sa femme et lui s’installent à
Marrakech avec des plans précis : organiser un commerce
honnête, fournir aux Marocains les marchandises vraiment
utiles à leur mode de vie, sans bénéfice, et faire ainsi échec
aux trafiquants d’alcool et de fusils.
Comme on peut l’imaginer, les sociétés européennes
eurent tôt fait de décourager le pauvre Graham qui rentra à
Gartmore avec une déception de plus.
Désormais, encouragé par le succès de Moghreb el-Aksa, il
se consacre de plus en plus à son métier d’écrivain, et il
publiera chaque année jusqu’à sa mort des ouvrages historiques, philosophiques, concernant pour la plupart l’Amérique
du Sud et le Mexique, des nouvelles, des souvenirs, des traductions. Ces travaux et les solides amitiés qu’il a dans le
monde littéraire vont l’aider à supporter les jours sombres.
En 1902, il se résigne à vendre le cher Gartmore dont les
revenus ne compensent pas la charge et ne parviennent pas à
liquider les dettes du père. Gabrielle et lui aménagent
Ardoch, un autre domaine familial moins lourd, dans le
Dunbartonshire; puis ils reprennent leur existence studieuse
et vagabonde, de l’Écosse à Tanger.
Ce sont les dernières années heureuses. En septembre
1906, Gabrielle meurt subitement à Hendaye. Elle a souhaité
d’être enterrée en Écosse, près d’un prieuré en ruine de l’île
d’Inchmahone, sur le lac de Menteith. Comme rien dans la vie
de Robert Cunninghame Graham ne peut être ordinaire, les
funérailles, dans ce décor de ruines et de bruyères, prennent
l’allure étrange d’une scène de Walter Scott. Toute une nuit
de tempête, à la lueur d’une lanterne, Graham, Laird de ce
pays sauvage, avec un vieux métayer, creuse lui-même la
tombe et, au matin, il y descend sur une couche de bruyère le
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cercueil de celle qui avait été, non seulement la bien-aimée
pendant vingt-huit ans, mais encore la compagne courageuse
des voyages et des travaux. Gabrielle Cunninghame Graham
a laissé des poèmes, récits et nouvelles, des traductions
d’auteurs espagnols, des études de botanique et une œuvre
historique monumentale : Santa Teresa, her Life and Times.
La guerre de 1914 fait endosser à Robert Cunninghame
Graham un rôle nouveau, assez imprévu chez un homme de
soixante-deux ans qui a, toute sa vie, rompu des lances contre
«les manieurs de canons et de fusils».
Les premiers revers des Alliés en Belgique le jettent au
bureau de Recrutement le plus proche : on lui objecte qu’il
est trop âgé pour faire un private de la cavalerie! Indigné, il
s’en va tempêter au War Office et obtient la direction d’une
section de Remonte.
En novembre, il s’embarque pour l’Amérique du Sud, avec
le titre de colonel, à la tête d’une commission d’achat de chevaux.
Le voici de nouveau en Uruguay, et redevenu gaucho.
En 1934, il est à Ceylan; en 1935, en Afrique du Sud; en
1936, de nouveau en Argentine, pour le dernier grand
voyage…
«De même que l’instinct appelle les oiseaux migrateurs
vers le Nord ou le Sud, écrit son biographe A. F. Tschiffely,
quelque chose appelait don Roberto vers la pampa car, dans
sa jeunesse, il avait entendu et compris les rumeurs mystérieuses de ce désert d’herbe : lorsqu’il sentit que la fin était
proche, il entendit de nouveau son appel et lui répondit.»
Cette fois, l’appel était profond et grave.
Il a quatre-vingt-quatre ans; la traversée l’a durement
éprouvé; il se sent las et solitaire.
Atteint d’une bronchite, très affaibli, il doit s’aliter en rentrant à Buenos Aires. Néanmoins, le 19 mars, dans un dernier
sursaut d’énergie, le malade se fait conduire en auto à une cin-
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quantaine de kilomètres, pour aider un ami qui traduit les
œuvres d’Hudson en espagnol. Après trois heures de travail
ininterrompu, il est pris d’une forte fièvre et se fait ramener
chez lui. En route, il dit calmement : «Je sens que la fin est
venue, je suis un homme mourant.»
Le lendemain matin, il réunit ses amis pour les remercier
de tout ce qu’ils ont fait pour lui, et, à midi, il meurt paisiblement.
Quatre jours avant, il avait reçu son dernier livre, Mirages,
qui venait de paraître chez Heinemann, et il avait écrit à
Tschiffely qu’il s’embarquerait le 26 Mars à bord de l’Almeda
Star.
Après les grandioses funérailles que lui fit l’Argentine, ce fut
bien l’Almeda Star, drapeaux en berne et cravatés de crêpe,
qui ramena le «roi sans couronne» vers son royaume d’Écosse,
où il avait exprimé le désir d’être enterré près de sa femme.
A Buenos Aires, Mancha et Gato, les mustangs de
Tschiffely, menés par deux gauchos, marchaient en tête du
cortège qui l’accompagnait à son dernier embarquement. Vers
l’île du lac de Menteith, le duc de Montrose – chef du clan
Graham – et Fergusson – le vieux forgeron de Gartmore –,
conduisaient le deuil. Un paysan s’écria en pleurant : «Aye!
c’était un hardi lutteur et un grand gentleman!»
Ainsi, jusqu’à la tombe, Robert Bontine Cunninghame
Graham demeura fidèle aux grands mobiles de sa vie
errante : son attachement aux terres, aux êtres, aux souvenirs, son dévouement pour ses amis, sa profonde sympathie
avec les humbles, les pauvres, sa tendresse pour les bêtes, son
goût du labeur, sa sereine acceptation de la mort, «faveur
compensatrice qui rend la vie tolérable »…
ODETTE DU PUIGAUDEAU

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