Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun
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Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun
Martine MATHIEU-JOB Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun L 'HARMATTAN Ouvrages du même auteur: L'Entredire francophone (dir.), Bordeaux, CELFA- Presses Universitaires de Bordeaux, 2004. L1ntextexte à l'œuvre dans les littératures francophones (dir.), Bordeaux, CELFA- Presses Universitaires de Bordeaux, 2002. Mouloud Feraoun ou lëmergence d'une littérature, collaboration avec Robert Elbaz, Karthala, 2001. en Littératures francophones. 111-Afrique noire, océan Indien, en collaboration avec Michel Hausser, Belin, 1998. Littératures autobiographiques LHarmattan, 1996. (Ç) L'HARMATTAN, de la francophonie 2007 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion. harmattan@wanadoo. fr harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-03091-6 EAN : 9782296030916 (dir.), Introduction On a lu, on lit, on lira Le Filsdupauvre, ce roman que Mouloud Feraoun commence à écrire dès 1939 mais n'achève qu'en 1948 et ne réussit à publier pour la première fois qu'en 1950. Au fildu demi-siècle d'existence des littératures du Maghreb, ou plus largement encore des littératures francophones - entendues comme littératures en français produites par des écrivains dont l'univers créatif se déploie entre plusieurs langues et plusieurs cultures - l'œuvre a acquis un statut de classique. Quelques statistiques en témoignent de façon éloquente. Si la première édition du texte a été l'occasion d'un tirage à 1000 exemplaires, les tirages des éditions ultérieures au Seuil (par vagues de 3000 puis de 5000 ou même de 10 000 pour la collection de poche) sont de l'ordre de 700 000 exemplaires. Aux éditions en français, il faut encore ajouter celles auxquelles ont donné lieu les différentes traductions (avec quelquefois des tirages très importants comme par exemple en langue russe et dans les pays de l'Est), dès 1959 - et par ordre chronologique - en Allemagne, URSS, Pologne, Hongrie, Bulgarie, Tchécoslovaquie, à Cuba, aux USA, au Royaume-Uni, en Espagne. Il existe trois traductions en arabe: deux en Égypte et une en Tunisie, ainsi qu'une traduction en langue amazigh. Des traductions en italien et en japonais sont en cours. Une adaptation dramatique pour la radio a été réalisée pour Radio-Alger chaîne kabyle dès 1951, puis pour FranceCulture en 1967 (par Driss Chraïbi), une autre envisagée pour la télévision, et à l'heure actuelle, pour le cinéma.1 La reconnaissance de la critique, qui contribue aussi pour sa part à légitimer le nouveau champ littéraire maghrébin, se double d'une reconnaissance de l'institution scolaire ou universitaire: lorsque celle-ci accorde une place dans les 1. Nous remercions vivement Ali Feraoun de nous avoir fourni }'essentiel de ces informations particulièrement éclairantes. 9 Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun ou la fabrique d'un classique programmes d'enseignement aux nouvelles écritures que constituent ces littératures francophones (souvent aujourd'hui aussi considérées au titre des littératures postcoloniales), se trouve fréquemment sélectionné ce texte pionnier. Cette popularité paradoxes. ne va cependant pas sans quelques Si Le Fils du pauvre peut être cité et étudié ici et là en Algérie, cela ne relève pas d'une politique délibérée d'enseignement d'une littérature nationale tant reste encore problématique localement, comme à des degrés divers dans tout le Maghreb, le rapport à cette production littéraire écrite en français2. C'est donc fort souvent aujourd'hui à l'extérieur, de l'Mrique sub-saharienne au Québec en passant par l'océan Indien et l'Europe, que l' œuvre est le plus lue. Sans doute parce qu'elle est considérée comme œuvre maghrébine par excellence en même temps que comme une sorte de prototype de l' œuvre francophone; ce qui n'empêche pas aussi qu'elle puisse être perçue comme un archétype universel du récit d'enfance. Les nombreux discours anthologiques et critiques aident-ils à comprendre ces mouvements contraires et aident-ils surtout à appréhender le texte dans toute sa dimension littéraire? Rien n'est moins sûr car leur multiplication ne va pas sans une certaine stéréotypie: c'est en effet un second paradoxe que la reconnaissance relativement précoce du texte l'ait aussi fixé dans une lecture trop souvent restrictive. 2. Sur ces questions de politique linguistique - et en conséquence d'enseignement des textes d'une production littéraire nationale forcément plurilingue - on se reportera aux nombreux travaux des sociolinguistes comme par exemple la thèse de Dalila Morsly, Le Françaisdans la réalité algérienne,Paris V, 1988, 785 p. : « Le fonctionnement du français dans la réalité algérienne d'aujourd'hui nous semble déterminé par les rapports que celui-ci entretient avec les autres langues en usage en Algérie: le berbère, l'arabe « dialectal» ou arabe non officiel et surtout l'arabe « classique» ou arabe officiel, son rival séculaire: c'est en effet contre ce dernier, perçu comme la seule langue « de culture », et même la seule langue tout court, que s'élabore, pendant la période coloniale, la politique de francisation, comme c'est contre le français que se définit et s'instaure l'essentiel de la politique linguistique de l'Algérie indépendante » (p.13). 10 Introduction Certes, il ya des nuances dans les positions critiques, quelques évolutions, mais aussi beaucoup de piétinements et d'a priori qui font obstacle à une approche ouverte et vraiment attentive au texte. Avant même d'en exposer un échantillon représentatif (en annexe de cet ouvrage), remettons en mémoire quelques étapes qui expliquent la cristallisation des discours critiques sur certains leitmotive. A sa publication en 1950, le livre obtient le Grand Prix littéraire de la ville d'Alger, ce qui installe d'emblée une première source d'équivoque: distingué et même récompensé par une instance française (qui en fait certainement une lecture myope et univoque), il est, dans un contexte politique qui voit monter la prise de conscience nationaliste algérienne, plutôt suspecté par ses compatriotes (qui interprètent à leur tour de façon hâtive et idéologique) d'avoir été conçu à l'usage du colonisateur. Un procès similaire sera fait deux ans tard à Mouloud Mammeri, et La Colline oubliée décriée elle aussi sous le motif qu'elle pouvait faire le jeu de la politique coloniale par son aptitude à mettre en avant un particularisme kabyle facile à récupérer dans une stratégie de divisions. Cependant, même si, selon les dires de Michel Puche rapportés par Charles Bonn, le stock invendu de cette première édition à compte d'auteur fut racheté et commercialisé par l'éditeur algérois Charlot, il faut bien dire que c'est surtout à partir de sa deuxième édition, dans la collection «Méditerranée» du Seuil en 1954 (soit, après la publication l'année précédente par cette maison d'édition du second roman de Feraoun, La Terreet le sang), que cette première œuvre fut vraiment diffusée, connue et désormais perçue comme instaurant une parole autochtone distincte des écrits français (quelle qu'en ait été la mouvance: textes orientalistes, textes coloniaux, et même textes d'écrivains de l' école d'Alger) ou des premiers textes d'écrivains indigènes (pour user de la terminologie d'époque) qui s'étaient effectivement dans un premier temps placés sous le signe du mimétisme. Comme l'explique l'écrivain et essayiste marocain Il Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun ou la fabrique d'un classique Abdelkebir Khatibi dans son étude sur Le Roman maghrébin 3, l'impact de l'édition parisienne fut en effet déterminant pour cette perception de l'avènement d'un nouveau mouvement ou, plus exactement, d'un nouveau champ littéraire: sous la direction d'Emmanuel Roblès, la collection « Méditerranée », en éditant et regroupant plusieurs auteurs maghrébins de ce que l'on appellera par la suite la première génération, œuvra beaucoup pour la lisibilité de leur avènement sur la scène littéraire. Cette reconnaissance, parce qu'elle vint en France d'un public sensibilisé à la mise en question du système colonial, put donc rejaillir ensuite localement. Elle ne leva pourtant pas définitivement l'ambiguïté des positions à son égard, et plane toujours peu ou prou sur l' œuvre sinon le soupçon d'acculturation du moins le reproche implicite d'avoir été conçue pour l'autre. À preuve, répètet-on à satiété, la prévalence manifeste de la description. Et l'œuvre d'être vue comme essentiellement documentaire, voire ethnographique. La matière romanesque elle-même ne semble relever pour certains que du réel biographique de l'auteur. Dans les meilleurs (qui peuvent s'avérer les pires) des cas, c'est avec une manière d'attendrissement qu'on parle de ce récit d'enfance qui illustrerait l'enfance de la littérature maghrébine francophone. Des jalons ont cependant progressivement été plantés par quelques critiques pour sortir de ces jugements hâtifs et répétitifs. Non qu'il faille rejeter ceux-ci en bloc. Ils cernent des aspects effectifs de l' œuvre: l'importance du discours descriptif: l'éthique humaniste qui la sous-tend, par exemple. Mais ces traits eux-mêmes doivent être évalués au sein de la poétique d'ensemble de ce texte qui est non pas un ethnotexte ni une profession de foi, non un texte transparent ni un simple témoignage mais bel et bien une mise en œuvre littéraire. 3. Abdelkebir Khatibi, Le Roman maghrébin, Paris, Maspero, 1968 ; rééd. Rabat, SMER,1979. 12 Introduction Même si c'est la prise en compte de l'ensemble de la production littéraire qui, du fait même de ses effets de retour, d'échos, d'emboîtements, de brouillages génériques, nous semble permettre de bien évaluer chaque œuvre de Mouloud Feraoun, nous nous intéresserons ici exclusivement à la première, suffisamment riche en elle-même, en nous attachant à la lire dans son histoire, son écriture et sa portée littéraires, en cherchant aussi de ce fait à comprendre comment et pourquoi, en dépit de sa pseudo-simplicité, elle est l'emblème d'une certaine littérature francophone. -1- Un texte ou des textes? Lorsqu'on évoque Le Fils du pauvre, on croit parler d'un texte exclusif, précisément désigné par ce titre. En fait, on se réfère le plus souvent à la version publiée en 1954 par les éditions du Seuil dans la collection « Méditerranée ». Or celle-ci ne donne ni l'état initial du texte de Mouloud Feraoun - pas même celui de la première publication, faite à compte d'auteur en 1950 - ni son état définitif: tel qu'envisagé par l'auteur luimême puisqu'à la veille de sa mort, il retravaillait encore la suite de ce récit, intégrée dans l'édition originelle, retranchée de l'édition parisienne, mais jugée par lui toujours nécessaire à la cohérence de son œuvre. Pour respecter autant que faire se pouvait la volonté de l'écrivain, les éditions du Seuil ont, dans un recueil posthume de 1972 publié quelque 10 ans après sa disparition et intitulé L'Anniversaire, regroupé divers écrits jusque là épars et peu accessibles parmi lesquels figure ce qui est donné pour le brouillon de cette dernière partie remise sur le métier, présenté par l'éditeur sous le chapeau: « Fouroulou Menrad », en rappel du nom du héros de l'histoire. On devrait donc prolonger la lecture du texte établi en 1954 de cette extension permise par la seconde publication parisienne. On le fait rarement, tant s'est installée une représentation du texte bornée à l'édition de 1954 qui en a assuré la diffusion et la popularité. On pourrait aussi - mais là encore, on ne le fait guère -lire le texte dans d'autres éditions, en particulier celles réalisées en Algérie par ENAG: une première en 1992, avec préface de Christiane Chaulet-Achour; une dernière surtout, parue en 2002, qui, bien qu'intitulée simplement comme les précédentes Le Fils du pauvre, donne une version des plus intéressantes car elle reproduit, à partir d'un manuscrit de l'auteur (un cahier d'écolier tel qu'évoqué dans le roman même, recouvert de la belle 17 Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun ou la fabrique d'un classique écriture régulière de l'instituteur qu'était Mouloud Feraoun) fourni par son fils aîné, Ali Feraoun, un récit composé de trois parties qui ne correspondent qu'imparfaitement à l'addition des parties des éditions du Seuil. C'est là, très vraisemblablement, le texte le plus proche de l'état initial conçu par Mouloud Feraoun: il présente donc un intérêt capital pour l'appréhension de l' œuvre. Sans viser à une étude génétique systématique, il nous semble en effet indispensable de rappeler l'histoire du texte et de ses variantes. La confrontation du texte de référence le plus répandu (celui de l'édition du Seuil de 1954, aux nombreux retirages, en particulier à partir de ses rééditions en collection « Points» une première fois en 1982, une seconde en 1995) avec l'ajout de 1972 d'une part, mais surtout avec la version ENAG de 2002 d'autre part, permettra de voir l'incidence énorme du formatage éditorial dans la réception de l' œuvre. En utilisant ce mot de « formatage », nous n'entendons faire aucun procès. Tout soupçon de manipulation idéologique du texte doit être exclu: aux éditions du Seuil, Feraoun n'a trouvé qu'amitié et conseils bienveillants, aussi bien en la personne d'Emmanuel Roblès, directeur de la collection« Méditerranée» qui l'accueille chaleureusement (aux côtés de Mohammed Dib, Mouloud Mammeri et Kateb Yacine entre autres) qu'en celle de Paul Flamand, mais leurs avis fondés sur des critères esthétiques occidentaux autant que les autocorrections de Feraoun même (certainement pétri de doutes et d'insécurité du fait de son entrée en littérature, et qui plus est dans une littérature qu'il percevait lui-même comme émergente) ont tendu à rapprocher le texte d'œuvres occidentales ressenties comme similaires, en particulier des romans de formation, et par conséquent ont pour partie estompé la nouveauté, l'étrangeté des caractéristiques initiales. On pourra en juger à partir de l'analyse d'un éventail des principales divergences entre les différentes éditions. 18 Un texte ou des textes? Amplitudes du récit Composition et effets de sens La composition du roman diffère considérablement l'édition dans laquelle on le lit. selon Le récit établi par l'édition du Seuil de 1954 (désormais le plus souvent uniquement désignée par l'abréviation: Seuil 19544) est constitué de deux parties. La première, intitulée «La famille», se compose de Il chapitres qui évoquent l'environnement et les événements de l'enfance de Fouroulou Menrad, le personnage principal. La deuxième, intitulée « Le fils aîné», développe sur 7 chapitres les péripéties de son adolescence et en particulier de son parcours scolaire, pour s'achever sur son projet d'intégration à l'École Normale avec la présentation du concours d'entrée dont l'issue heureuse n'est qu'implicite (dans la mesure où le chapitre préfaciel de la première partie présente d'emblée Fouroulou Menrad comme instituteur). C'est dire que, tout en donnant une perspective finale d'ouverture, ce récit de vie s'interrompt au seuil de l'âge d'homme du protagoniste, dans la tradition du bildungsroman, du récit de formation. Comme dans LesAnnées d'apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe qui constitue la référence du genre, le roman se focalise sur la formation de la personnalité du héros, faite d'expériences successives et d'acquisition progressive de valeurs aptes à en faire un homme accompli. Limpression d'équilibre, d'harmonie même qui se dégage de cette composition binaire repose en outre sur des effets de symétrie tout à fait élaborés. La fin de l'ère merveilleuse de l'enfance est balisée par les deux derniers chapitres de la première 4. Nous conservons cette référence pour rappeler que c'est l'état du texte de 1954 qui se retrouve dans les rééditions effectuées par les soins du Seuil. En 1982, en effet, se fait la première réédition en poche: collection « Points» ; en 1995 la seconde, également en « Points». De l'une à l'autre changent la mise en page et l'illustration de couverture, mais en aucun cas les limites du texte ni même le discours de présentation éditoriale en page de garde et en quatrième de couverture. Nous donnerons pour toutes les citations à venir la pagination de l'édition la plus récente, celle de 1995. 19 Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun ou la fabrique d'un classique partie qui narrent les événements tragiques de la mort et de la folie des tantes auprès desquelles le jeune Fouroulou trouvait plénitude et affection. Avec elles, comme nous le verrons plus en détails plus loin, c'est tout un monde traditionnel rassurant et cohérent qui semble disparaître pour laisser le personnage en proie à un sentiment de déréliction, sur l'aveu poignant duquel se clôt le premier ensemble (p. 102): « Nous n'eûmes plus alors notre bon refuge, notre cher nid, personne à aimer en dehors de nos parents, personne qui s'intéressât à nous. Nous n'avions plus qu'à nous serrer peureusement autour du père et de la mère. » La deuxième partie présente au contraire une clausule tout en optimisme. Le fait même que la réussite au concours d'entrée à l'École Normale ne soit pas annoncée comme avérée, mais posée à l'horizon du récit, confère à celle-ci non une butée mais un élan, une tension exaltante que ponctue le sobre dialogue final entre le père et le fils dont les chemins se séparent désormais (p. 146): « - [...] Maintenant je remonte au village. Ta mère saura que je t'ai parlé. Je dirai que tu n'as pas eu peur. - Oui, tu diras là-haut que je n'ai pas peur. » À l'attitude peureuse de l'enfant s'oppose la ferme assurance de l'adolescent. C'est bien une marque d'évolution vers la maturité. Mais au-delà de cette progression naturelle, cette symétrie peut induire une autre lecture symbolique: à une sortie du monde kabyle traditionnel mortifère ou moribond succède une entrée dans la société occidentale, représentée par l'École Normale, temple des valeurs républicaines françaises. On comprend alors pourquoi le roman a pu être lu comme un roman de l'acculturation, montrant le bonheur et la promotion offerts aux « indigènes» par des parcours semblablement vectorisés. En fait, une lecture qui ne s'en tient pas à cette architecture générale mais s'attache à toutes les nuances et oppositions 20 Un texte ou des textes? - délibérées - du récit contredit sans mal cette conclusion hâtive, mais l'infirmation est encore plus aisée à partir du texte reproduit dans l'édition algérienne de 2002 (désormais mentionnée par l'abréviation: ENAG 2002), donnant de tout autres dimensions. Dans cette version, en effet, si la première partie est assezidentiquement composée (avec ses Il chapitres liés au monde de l'enfance et de la tradition kabyle), la deuxième présente de notables différences. Elle inclut dans ses six premiers chapitres grossomodo le texte des sept chapitres de Seuil 1954, mais elle ne se clôt pas du tout sur cette fin optimiste et ascensionnelle. Non seulement les répliques lourdes de détermination: « Je dirai que tu n'as pas eu peur/je n'ai pas peur » ne se retrouvent pas (elles n'avaient donc pas été prévues d'emblée comme un contre-poids à la peur enfantine) mais au demeurant, cette partie se prolonge de 3 chapitres. Ceux-ci insistent sur la fierté d'être instituteur, et même sur le bonheur sans mesure vécu pendant les années de formation au métier d'instituteur. Mais cela ne fait pas du roman un récit idéalisant ou même épargnant la société coloniale. Les trois belles années passées à l'École Normale d'Alger-Bouzaréa sont en effet décrites comme une sorte de parenthèse sinon utopique du moins se rapprochant le plus près possible de l'idéal républicain français d'égalité et de fraternité: belle parenthèse, mais justement ressentie comme telle pendant et après son déroulement, par contraste avec la réalité sociale inégalitaire et discriminante. Le chapitre 6 développe en effet une louange de la vie à Bouzaréa qui, par son enthousiasme même, en dit long sur la rareté de tels rapports sociaux, respectueux et ouverts (ENAG 2002, p. 128-129): Le premier et superbe cadeau que lui firent ses maîtres à l'École normale, ce fut de lui rendre sa dignité. Comment donc les oubliera-t-il? Là-bas, plus de barrières, il n'y trouva ni des Français, ni des Indigènes, mais seulement des élèves-maîtres et des maîtres qui veillaient à leur formation « avec un soin jaloux [...] La première tâche des professeurs, le directeur en tête, fut d'abolir dans l'esprit de leurs élèves 21 Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun ou la fabrique d'un classique indigènes toute idée de méfiance, de crainte, d'infériorité. Ils les placèrent d'emblée, d'un commun accord, sur le même plan que les autres. » Le chapitre 7 (qui sera fondu pour partie dans le chapitre précédent dans la suite, telle que produite par l'édition du Seuil de 1972 - qui pourra désormais être présentée sous l'abréviation: Seuil 1972) prend cependant quelque distance avec le tableau remarquable de l'entente et de la proximité des normaliens (en rappelant que de spontanées distinctions sociales et même communautaires y subsistaient immanquablement) et insiste sur l'exception qu'il constituait de toute façon dans l'Algérie coloniale. En voici en effet l'incipit (ENAG 2002, p. 132) : Les années d'École normale constituent pour Fouroulou une période de son existence tout à fait à part, extraordinaire pour tout dire. En dehors des affections dont elle fut remplie, mise à part son exceptionnelle fécondité intellectuelle et morale, ce qui fait encore son prix aux yeux du jeune homme, c'est que ce fut la seule qu'il vécut avec des Français: avant l'École normale, il ne les connaissait guère; les trois années écoulées, il ne les voit plus que de loin. Il retourne dans son bled avec son bagage primaire, une foule de souvenirs et de « bellesémotions. » Au bout du compte, le bilan de la formation reçue à Bouzaréa demeure à ses yeux une étape lumineuse et privilégiée, mais celle-ci fait aussi nettement ressortir les ombres du tableau algérien et les exclusions tenaces qui cloisonnent en général la société coloniale. Cela dit, le constat ne tend pas à la revendication explicite et tranchée car Mouloud Feraoun n'est jamais manichéen (ce sont justement la mesure ou la subtilité de son positionnement qui ont souvent conduit ses lecteurs les contemporains immédiats surtout - à des interprétations à charge qu'il faut réviser). Ainsi, dans le passage précédemment cité, il est vrai qu'il ne renonce pas à une forme de gratitude à l'égard de la conjoncture coloniale: elle lui a permis l'accès à la cul ture et à la Iittérature françaises envers lesquelles il ne cessera de professer son attachement, quelles que soient l'époque traversée 22 Un texte ou des textes? et l' œuvre qu'il écrit, y compris par exemple dans le bouleversant Journal 1955-1962 rédigé dans la tourmente de la Guerre de Libération. Mais cela ne le conduit jamais à l'acculturation pure et simple ni même à un désir d'assimilation, tant son amour de la Kabylie, ses références et son identité kabyles restent irréfragables. Un passage ultérieur du même chapitre 7 l'énonce de façon claire et posée (p. 134) : Il passa ses années de ville en observateur intéressé mais non séduit, décrocha ses diplômes et revint dans son pays « sans amertume et sans colère. » [absence de colère ne signifie pas pour autant absence d'esprit critique, et les chapitres 7, 8 et 9 qui complètent la deuxième partie (d'ENAG 2002) sont sans cesse émaillés de mentions des difficultés matérielles rencontrées par les délaissés du système colonial que constituent les populations indigènes. Le relatif confort de son traitement de fonctionnaire n'épargne même pas à Menrad Fouroulou les soucis du quotidien: comme le romancier qui le conçoit en bien des points à son image, le personnage doit, il est vrai, faire face à des responsabilités écrasantes (jusqu'à une douzaine de personnes à charge) tant les ressources au village (ou dans l'émigration pour nombre d'hommes) sont rares et insuffisantes pour survivre. [édition Seuil 1972, lors même qu'elle reprendra (en les proposant comme relevant d'une troisième partie) certains éléments de ces chapitres, les allégera (processus que l'on analysera plus en détail plus bas) de quantités de développements liés à l'exposé des difficultés familiales : mariages pauvres des sœurs qui appauvrissent encore la famille; usure prématurée de l'oncle Lounis laissant femme et filles dans la misère; lassitude des parents se reposant entièrement sur le soutien que devient le fils aîné. Voilà qui leste le titre de la seconde partie de connotations sensiblement différentes de celles qu'on lui accorderait à lire la seule édition Seuil 1954 : il s'agit peut-être moins d'exalter la distinction que confère le rang d'aîné que de souligner en fait les obligations qui lui sont liées dans le mode de 23 Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun ou la fabrique d'un classique vie communautaire kabyle. Certes, ces passages digressent quelque peu en s'attardant sur des figures secondaires; leur élimination rend le récit plus linéaire et plus directement focalisé sur le personnage principal, comme de rigueur dans un roman d'analyse occidental, mais elle évacue aussi justement le caractère de chronique auquel le récit tendait initialement. On peut d'ailleurs remarquer que l'épigraphe sous l'égide de laquelle s'ouvre la deuxième partie change d'une édition à l'autre. Dans Seuil 1954, on le sait, c'est une citation d'un texte de Michelet qui constitue un seuil d'entrée dans la deuxième partie. Elle semble annoncer un éloge, voire une glorification mythique de la pauvreté: « Aujourd'hui cette indigence, fièrement, noblement supportée par les miens fait ma gloire. [...] » Dans l'édition ENAG 2002, c'est sur une phrase de Rousseau que s'engage cette partie, phrase proche par la thématique, mais distincte par le ton: on y lit moins d'exaltation et plus de pragmatisme dans l'évocation du réel de la vie des humbles: La continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demande pas moins de force que les actions héroïques « [...] » Le texte restitué par l'édition ENAG 2002 comporte en outre une troisième partie, non équivalente dans la composition et les dimensions à celle que délimite l'édition Seuil 1972. Dans cette édition ENAG en effet, la troisième partie trouve sa cohérence dans l'évocation, en quatre chapitres et un épilogue (qui, bien que repris pour l'essentiel, ne sont pas ainsi dissociés des deux premières parties, dans l'édition Seuil 1972) de la Seconde Guerre mondiale, sous le titre explicite: « La guerre ». C'est cette partie qui fait le plus écart par rapport à l'atmosphère irénique que peut sembler dégager le récit de l'édition Seuil 1954. Elle assombrit sensiblement la narration car elle décrit l'isolement de la colonie par rapport à la métropole durant le conflit mondial, entraînant des difficultés d'approvisionnement qui rendent la vie sans doute plus difficile pour tous, mais 24