Les conduites de jeux de hasard et d`argent

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Les conduites de jeux de hasard et d`argent
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
Psychologie française 53 (2008) 3–5
Introduction
Pourquoi s’intéresser aux conduites de jeux de
hasard et d’argent ?
Why do we need to account for gambling behaviours?
Pourquoi les gens croient-ils qu’ils peuvent gagner à des jeux de hasard et d’argent alors
qu’il est (presque) sûr qu’ils perdent ? C’est à cette question simple que les trois articles présents
dans ce numéro de Psychologie française tentent de répondre. En effet, la caractéristique des
jeux de hasard et d’argent est que, même si l’on additionne l’ensemble des gains, le total sera,
globalement, toujours inférieur à la somme des mises, ce qui rend la valeur économique du jeu
négative (Ladouceur et Walker, 1996). À titre d’exemple, un « Banco » – un jeu de grattage dont
la mise initiale est de « 1D » – offre au joueur une chance sur 45 000 de gagner « 1000D », pour
une valeur attendue de ce jeu de « 0,63D » (moyenne des gains et des pertes pour l’ensemble des
joueurs). Un joueur qui achète régulièrement un tel ticket perd donc, en moyenne, « 0,37D ».
Et pourtant, la participation à de tels jeux prend une ampleur considérable. En France, par
exemple, 28,8 millions d’adultes rapportent avoir joué au cours de l’année dernière (cf. site
Internet de la Française des jeux) et les casinos enregistrent annuellement 64 millions d’entrées.
Les mises engagées dans les divers jeux proposés par la Française des jeux sont en progression
constante depuis 1977, ces dernières se montaient à 8,93 milliards d’euros en 2005, alors qu’elles
n’atteignaient que la « modique » somme de 0,43 milliards d’euros en 1977. Les sommes dépensées dans les jeux de hasard et d’argent atteignent, pour 2005, environ 34 milliards d’euros, soit
une somme équivalente au PNB du Koweït, de la Roumanie ou encore de l’Ukraine !
Comment expliquer, alors, ces conduites de jeu, activités risquées où les chances de gagner
sont faibles et les pertes globalement inévitables ?
Dans cette optique, les trois articles présentés évoquent certains mécanismes à l’œuvre dans
l’acquisition et le maintien des conduites de jeux de hasard et d’argent, mécanismes qui dépendent
pour beaucoup de pensées erronées ou de la fameuse illusion de contrôle identifiée par Langer,
en 1975.
Selon Langer (1975), le degré de l’illusion de contrôle serait influencé par les caractéristiques
du jeu. Ce chercheur a ainsi montré expérimentalement que, plus une situation de jeu de hasard et
d’argent possède des caractéristiques inhérentes (ou du moins pouvant être reliées) à une situation
d’adresse, plus les joueurs croient qu’ils peuvent y investir des connaissances pertinentes afin de
maximiser leurs chances de gagner. La compétition, la possibilité de faire un choix, la familiarité
0033-2984/$ – see front matter © 2007 Société française de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.psfr.2007.09.003
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et la participation active représentent des éléments d’adresse susceptibles d’accentuer l’illusion
de contrôle des joueurs. L’industrie du jeu semble bien avisée sur ces différentes caractéristiques
génératrices d’illusion de contrôle. Par exemple, les joueurs de machines à sous déclenchent euxmêmes les rouleaux et s’illusionnent ainsi sur le fait qu’ils participent activement au jeu (Griffiths,
1994). Pour lancer les rouleaux, ces derniers peuvent d’ailleurs choisir d’appuyer sur un bouton
ou d’actionner un levier. Il s’agit d’un choix illusoire puisque les types de symboles indiqués par
les rouleaux sont totalement indépendants de ce choix. Force est de constater que l’intégralité
des jeux de hasard offre cette illusion de choix. En effet, nous pouvons sélectionner les numéros
sur lesquels nous misons, au Loto, au Keno, à la roulette ou même croire que nous pouvons
choisir le « bon » ticket de grattage parmi la multitude proposée. Cette permanente illusion de
choix augmenterait l’illusion de contrôle. Dans une étude publiée par Langer (1975, étude 2), des
joueurs de loteries ont acheté un billet au prix d’un dollar, soit en choisissant eux-mêmes leur
billet, soit en le recevant directement du vendeur. Les résultats montrent que les participants qui
ont choisi eux-mêmes leur billet exigent en moyenne $8,67 pour le céder, alors que les autres
le cèdent en moyenne pour $1,96. Or d’un point de vue purement rationnel, la probabilité de
gagner est, bien entendu, la même, qu’on ait choisi le billet ou non. Si les sujets de Langer (1975)
acceptent ainsi de revendre le billet choisi quatre fois plus cher que ceux qui ne l’ont pas choisi,
c’est bien parce qu’ils lui attribuent une probabilité de gain plus élevée et donc « qu’ils considèrent
que dans leur choix est intervenue une habileté qui permet de contrôler l’incontrôlable, à savoir le
hasard » (Dubois, 1987, p.29). Ainsi, beaucoup d’études menées sur l’illusion de contrôle ont suivi
la perspective théorique de Langer (1975), selon laquelle cette croyance chimérique en la maîtrise
du jeu est à attribuer à la possibilité perçue d’utiliser des stratégies afin d’augmenter ses chances
de gagner. En raison de son importance dans les comportements de jeu, la question de l’origine
de l’illusion de contrôle devient cruciale. Dans cette visée, l’article de Wohl présente un facteur
autre que la croyance erronée en l’intervention de l’adresse, qui accentue l’illusion de contrôle : la
perception d’une « chance personnelle ». En effet, l’objectif de l’auteur est de montrer que l’origine
de cette illusion de contrôle pourrait résider dans une représentation erronée de la chance. Plus
précisément, cette revue de question s’attache à montrer que si certaines personnes se représentent
la chance d’une manière « rationnelle », en la considérant comme aléatoire et instable, d’autres
au contraire la voient comme une force stable pouvant influencer les événements en leur faveur.
En outre, les résultats obtenus dans bon nombre d’études menées par Wohl et al. montrent que
les participants croient en leurs capacités d’influencer l’issue d’un événement aléatoire lorsque
certaines données situationnelles leurs suggèrent qu’ils sont « personnellement » chanceux.
Cette croyance en la chance, réactivée par des opérations publicitaires (par exemple, en France,
la cagnotte du vendredi 13), cette illusion de choix véhiculée par la quasi-intégralité des jeux de
hasard et d’argent (par exemple, le choix de ses numéros de loto, le choix du type de jeu dans
une machine à sous) ne sont pas les seules « armes » pour amener les joueurs à considérer le
gain comme possible et non illusoire. En effet, les journaux, la radio et la télévision exhibent
les gagnants dans les foyers de millions de joueurs potentiels. Si les 40 130 points de ventes de
la Française des jeux se contentent d’affichage du type : « Au Bingo : Ici, un gagnant à 1500D
le 31.03.2005», les émissions de télévision offrent régulièrement la possibilité de se représenter
« physiquement » un grand gagnant. De telles publicités reposent manifestement sur l’hypothèse
d’un impact d’autrui : la connaissance du gain d’autrui conduirait les joueurs à accepter un risque
accru. À l’heure actuelle, peu de travaux ont été menés dans cette perspective. Martinez et Le
Floch, dans le deuxième article présenté, ont précisément eu pour objectif de tester le modèle
causal selon lequel l’annonce d’un gain d’autrui dans un jeu de hasard augmente la perception de
réussite personnelle, incitant alors une accentuation de la prise de risque.
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En mettant l’accent sur l’importance de la présentation du jeu, les résultats expérimentaux
présentés par Schmeltzer et al. dans le troisième article indiquent que, contrairement aux théories
normatives du choix rationnel (théories fondamentales de la prise de décision), le degré de risque
que les joueurs sont prêts à assumer dépend du contexte de présentation des options dans lequel
ils sont amenés à les comparer ou à les estimer (soit les options sont présentées l’une après l’autre,
soit elles sont présentées par paires). Ces résultats originaux ont une importance majeure dans la
compréhension des conduites de jeu, parce qu’ils montrent bien que la variation d’un contexte
affecte des processus décisionnels, dès lors que l’individu est confronté à des choix d’options.
Pour conclure, évoquons le message parfaitement paradoxal de la Française des jeux : « Restez
maître du jeu ». On affiche, à travers ce slogan, une visée préventive. Pourtant, les articles de ce
dossier de Psychologie française indiquent que ce slogan semble plutôt représenter une incitation
à contrôler le jeu et donc renforcerait l’illusion de contrôle du joueur. À l’issue de ce dossier, les
auteurs pourraient proposer à la Française des jeux un réel message de prévention : « Gardez à
l’esprit que ce n’est que du hasard ».
Références
Dubois, N., 1987. La psychologie du contrôle. Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble.
Ladouceur, R., Walker, M., 1996. A cognitive perspective on gambling. In: Salkovskis, P.M. (Ed.), Trends in Cognitive
Therapy. Wiley, Oxford, pp. 89–120.
Langer, E.J., 1975. The illusion of control. J. Pers. Soc. Psychol. 32, 311–328.
Griffiths, M.D., 1994. The role of cognitive bias and skill in fruit machine gambling. Br. J. Psychol. 85, 351–369.
V. Le Floch a,∗
F. Martinez b
a Laboratoire CLLE-LTC, UMR 5263 du CNRS, université de Toulouse, 5,
allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 09, France
b Groupe de recherche en psychologie sociale (EA 4163), université de Lyon-2,
institut de psychologie, 5, avenue Pierre-Mendès-France, 69500 Bron, France
∗ Auteur
correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (V. Le Floch)
19 juillet 2007
30 septembre 2007