La Thaïlande après les élections : alternance ou nouvelle

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La Thaïlande après les élections : alternance ou nouvelle
N°88
5 juillet
2011
ACTUALITE STRATEGIQUE en ASIE
La THAÏLANDE après les élections : alternance ou nouvelle ère ?
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14 mois après la brutale intervention des forces de sécurité contre le camp retranché des « chemises rouges » (centre de Bangkok ; 90 morts), la Thaïlande du souverain Rama IX organisait le 3 juillet un scrutin des plus
attendus. Dans ce royaume divisé par les clivages politiques, 47 millions de votants étaient invités à renouveler la
Chambre des Représentants. Pour la seconde fois dans l’histoire mouvementée du pays, un parti obtint la majorité
absolue (264 sièges sur 500) dans l’hémicycle national : le Pheu Thaï (« Pour les Thaïs » ; opposition), mouvement
récemment créé et inspiré par l’ancien emblématique - et controversé - 1er ministre Thaksin Shinawatra. En exil à
Dubaï, ce dernier confia opportunément la campagne électorale aux bons soins de sa jeune sœur Yingluck Shinawatra, laquelle devrait tout prochainement être appelée à former le gouvernement, une première dans l’histoire thaïlandaise. Après 5 longues années de crise politique quasi-ininterrompue, simple jeu de l’alternance politique ou acte
fondateur d’une nouvelle Thaïlande décomplexée ? L’occasion d’explorer la thématique en une dizaine de questions.
■ Dans quelles conditions s’est déroulé le scrutin du 3 juillet ? Les observateurs, la
population elle-même, en ont été (agréablement) surpris : la courte campagne électorale, les semaines menant au scrutin, se sont déroulées dans une atmosphère relativement convenable, nonobstant d’inévitables manifestations des uns et des autres (cf.
« chemises rouges » à Bangkok mi-mai 2011) et les interventions à l’occasion intimidantes de certains acteurs de premier plan (cf. « appel » de l’armée à voter pour les
« bons candidats » ; promesse de ne pas perpétrer un nouveau coup d’Etat). A l’image
des conditions générales prévalant le jour du scrutin, les semaines qui ont précédé
n’ont pas été agitées par une violence insoutenable ; un constat qui, dans ce pays politiquement polarisé où les débordements violents n’ont pas été rares, n’allait pas de soi.
■ Qui sont les grands perdants de ces élections et vont-ils en accepter le résultat ?
L’importance du taux de participation électorale (2/3 des inscrits), la marge confortable obtenue par les vainqueurs - majorité absolue pour le seul Pheu Thaï ; 299 sièges
en additionnant les partenaires de la coalition gouvernementale—, et donc la nette défaite du parti démocrate du désormais ex-1er ministre A. Vejjajiva (100 sièges de moins
que le Pheu Thaï !) marquent les uns du sceau indiscutable du succès, les autres, de
celui tout aussi net de l’indéniable revers. Du reste, avec une appréciable mesure et de
la manière, A. Vejjajiva reconnut, les résultats une fois publiés, l’ampleur de la défaite,
promettant dans la foulée un « rôle constructif dans l’opposition ». L’armée accepta à
son tour le succès — avec la bonne grâce que l’on devine — du Pheu Thaï ; il est vrai
que nonobstant le goût particulièrement amer de cette potion pour les hommes en
uniforme, ne s’offrait à eux aucune autre véritable alternative.
■ Yingluck Shinawatra, simple « clone en jupons » de Thaksin ? A cette heure, on
serait naturellement tenté de le penser. Si cette élégante quadra entra en politique...il y
a quelques mois à peine - apportant au passage une touche inédite et bienvenue de
charme féminin dans le paysage politique thaïlandais -, elle le fit davantage sur les injonctions de son influent frère contraint à l’exil que sur un projet personnel. Présent
sur les affiches électorales, le slogan de « son » parti ne trahit pas un secret :
« Thaksin pense et le Pheu Thaï fait ». Une évidence plus qu’une découverte. Néanmoins, pour une novice imprégnée du monde de l’entreprise plus que des arcanes
électorales, la souriante Yingluck Shinawatra mena campagne hardiment, sans effectuer de faux-pas rédhibitoire. Naturellement, le plus facile est à présent...derrière elle.
En acceptant le poste de chef de gouvernement, une toute autre mission, une pression
infiniment plus accablante, l’attend de pied ferme dans l’hyperactive Bangkok. Un défi
d’une toute autre dimension que cette ancienne cadre aura tôt fait de jauger.
■ L’ancien 1er ministre Thaksin Shinawatra peut-il à présent revenir au pays ? On
imagine sans peine la joie, le contentement face au résultat de ces élections - finalement beaucoup moins serrées qu’on les annonçait - de l’ancien chef de gouvernement.
Quel tour de force ! : ses adversaires sont défaits, l’establishment reconnait SA victoire, ses thèses survivent à son absence prolongée et c’est désormais sa sœur, son propre sang, qui revient en pleine lumière prendre en mains les destinées politiques de la
nation, sans une once de violence versée. Ce retournement de conjoncture, cet aboutissement inouï, ne lui ouvre par pour autant, à court terme, les voies d’un retour rapide dans le royaume. Avoir sa sœur pour 1er ministre ne lui garantit pour l’heure aucune
amnistie, aucun passe-droit ; par la grâce de ce scrutin sa mise à l’écart, sa satellisation politique imposée, sont « uniquement » devenues moins pesantes à endurer.
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THAILANDE : REPERES
géographie
Asie du sud-est
capitale : Bangkok
513 000 km² ;
Pays voisins : Birmanie, Cambodge, Laos, Malaisie.
Monarchie constitutionnelle
population
66 millions d’habitants
Espérance de vie : 73 ans
Population aux 2/3 rurale
Ethnie majoritaire : Thaïs (75%)
Religions : bouddhisme (95%)
Alphabétisation : 93%
économie
PIB 2010 : 220 milliards euros
Revenus per capita : 3 300 euros
Croissance 2010 : + 7,8%
Chômage : 1,2% pop. active
Inflation 2010 : 3%
Pop. sous seuil de pauvreté : 10%
1ers partenaires commerciaux :
Chine ; Japon ; Etats-Unis
Chronologie récente
2011 juillet : élections législatives ; victoire du Pheu Thai.
2011 avril : incidents frontaliers
avec le Cambodge (temples).
2011 janv. : manifestation des
« yellow shirts » à Bangkok.
2010 mai : assaut des forces de
l’ordre contre le camp des « red
shirts » à Bangkok ; (90 morts).
2010 mars : manifestations des
« red shirts » dans la capitale.
2009 avril : 1er min. Vejjajiva décrète l’état d’urgence à Bangkok.
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ACTUALITE STRATEGIQUE en ASIE
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Roué et avisé, l’ancien lieutenant-colonel de la police sait que l’opinion publique, aussi favorable lui soit-elle actuellement, ne lui est cependant pas entièrement acquise et qu’en tout état
de cause, une procédure d’amnistie sur mesure aurait tôt fait de ruiner la crédibilité - qui
reste par ailleurs à établir - de son gracieux « clone ». Du reste, pareille initiative redonnerait
sans tarder arguments et élan à l’establishment anti-Thaksin (palais royal ; élites urbaines ;
milieux industriels et financiers ; armée) aujourd’hui sonné par la déroute du 3 juillet. Un risque à écarter à toux prix.
■ Cette nouvelle configuration garantit-elle le retour d’une stabilité politique nationale ?
Fort de ses arguments chiffrés (score ; taux de participation) et de la contreperformance
marquée de ses principaux adversaires, le gouvernement Shinawatra III bénéficie aujourd’hui
d’une juste légitimité auprès d’une majorité de Thaïlandais. Si les griffes des défaits et des
déçus sont par nécessité rentrées, l’esprit sonné, l’amertume, à qui succèdera la colère et le
sentiment d’une injuste dépossession, auront probablement tôt fait d’animer les piliers traditionnels composant de tous temps la « Thaïlande d’en haut ». La période de grâce de la future 1er ministre et de son administration sera probablement assez courte et ses contradictions, ses éventuels impairs et autres décisions potentiellement critiquables l’objet d’un feu
nourri avant que la poussière ne recouvre les urnes et les isoloirs utilisés voilà deux jours.
■ La réconciliation nationale est-elle en l’état envisageable ? Depuis le dernier coup d’Etat
militaire qui, en septembre 2006, chassa du pouvoir Thaksin Shinawatra, la politique du déni
de démocratie prônée par les détenteurs traditionnels de l’autorité, les incidents spectaculaires à répétition, enfin, les positions irrédentistes des diverses parties ont profondément divisé la société thaïlandaise, creusé un fossé palpable, pérenne. Désireuse de trouver place à
son goût, conformément à ses droits, dans le paysage politique contemporain, la population
d’extraction modeste, rurale (les 2/3 des 66 millions de Thaïlandais), s’est pris à rêver plus
grand, plus haut. Une ambition nulle et non avenue pour l’establishment des élites urbaines,
des milieux industriels, des cercles royalistes et de l’armée. En l’état, la réconciliation nationale apparait officiellement comme un objectif prioritaire, louable en soi, du prochain gouvernement ; cependant, ce dessein se projette, s’espère mais ne se décrète pas, pas davantage
en Thaïlande qu’ailleurs.
■ Comment ont réagi les milieux d’affaires ? Demandeuse d’un retour à moins de chaos,
de manifestations et de tension — conditions sine qua non d’un environnement économique
attractif —, la communauté des affaires a pour l’heure salué le résultat du scrutin. L’alternance opérée par la voix des urnes, sans heurts véritables, l’acceptation du verdict populaire par
les « perdants », sont interprétées avec bienveillance par les acteurs économiques, par ailleurs échaudés par la préoccupante dégradation de l’image extérieure du pays ces dernières années (coup d’Etat militaire de septembre 2006, fermeture de l’aéroport international
de Bangkok en novembre 2008, répression brutale des manifestations en avril-mai 2010).
En 2010, l’indice boursier de référence thaïlandais (SET Index) avait déjà repris des couleurs
(cf. second performeur d’Asie derrière l’Indonésie), alors que la croissance était, après une
année 2009 difficile (cf. récession : -2,9%), repartie sur une base intéressante (+7,8%).
■ Il fut peu question du souverain et du sort à venir de la monarchie lors de cette campagne électorale… La discrétion progressive du vénéré Bhumibol Adulyadej (Rama IX) ces dernières années (santé chancelante ; hospitalisation prolongée) ne s’est pas inversée à l’occasion de ce rendez-vous politique majeur. De là cependant à penser que le souverain est d’ores et déjà oublié de sa population, il y a un gouffre à ne pas franchir. Jusqu’à son dernier
souffle, le roi conservera auprès d’une majorité de ses sujets un lustre, une aura inégalée.
Yingluck SHINAWATRA, le « clone en jupons » ‐44 ans ‐Sœur de l’ancien 1er minis‐
tre Thaksin Shinawatra ‐Parti Pheu Thai (populiste) ‐Diplômée administration publique (Thaïlande ; USA) ‐Carrière : immobilier ; téléphonie mobile. ‐Probable 60eme 1er ministre ‐1e Thaïlandaise à ce poste. Composition du nouvel hémi‐
cycle national (nb de sièges) ELECTIONS : aperçu Chambres des représentants 500 sièges à pourvoir Scrutin : 3 juillet 2011 90 584 bureaux de vote 100 000 policiers déployés 47 millions d’électeurs Participation pop. : 66% Principaux partis : Pheu Thai (populiste), parti Dé‐
mocrate (establishment). Vainqueur : Pheu Thai (264 sièges ; 53%). PROSPECTIVE : « 299 - le total cumulé des sièges de la future coalition gouvernementale - est un joli nombre » plaisanta peu après le scrutin le virtuel 60e chef de gouvernement et première femme à accéder à ces fonctions. Yingluck
Shinawatra, figure de proue du parti vainqueur — Pheu Thai (Pour les Thaïlandais) - et sœur de l’ancien 1er ministre
Thaksin Shinawatra, sera sauf retournement de dernière minute la 6e personnalité à occuper ce poste depuis 2006.
Après 79 années de démocratie (monarchie constitutionnelle) et une vingtaine de coups d’Etat militaire, la Thaïlande
plébiscite en cet été 2011 l’alternance politique via les urnes, tournant opportunément le dos à de récentes pratiques plus discutables (cf. déni de démocratie ; coup d’Etat militaire ; instabilité gouvernementale). Assiste-t-on pour
autant, après 5 années d’instabilité et (parfois) de chaos, à la fin officielle de l’ancien régime, à la chute de ses piliers
traditionnels, à l’avènement d’une nouvelle ère politique ? Il est trop tôt pour l’affirmer.
Olivier GUILLARD
Pour les Thaïlandais, une période de calme, de normalité s’ouvre. C’est déjà beaucoup. Directeur de recherches à l’IRIS
Associé Crisis Consulting
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