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« Les Corsaires de Granville », Michel Aumont
ISBN 978-2-7535-2807-9 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
Introduction générale
Né auprès de Granville, j’ai toujours entendu parler des terre-neuvas,
de la dureté de leur métier, du respect et de l’admiration qu’ils suscitaient.
Plusieurs décennies après leur disparition, leur souvenir reste encore profondément marqué dans la mémoire des habitants de la région. Chaque année,
en février, le carnaval rappelle la date du départ de ces marins qui faisaient
la fête pour se donner du courage avant de partir pour les mers septentrionales, parce qu’ils craignaient de ne jamais revenir. Ayant grandi à
côté du port, ayant appris à nager en barbotant le long de ses plages mais
aussi, comme beaucoup d’autres, en me faufilant entre et sous les barques
amarrées dans son avant-bassin, j’ai toujours éprouvé un amour profond,
sincère et silencieux pour la mer. Depuis mon enfance, j’ai toujours été
troublé à la vue d’un bateau quittant le port, et toujours émerveillé à son
retour. Une curiosité évidente me poussait à regarder ce qu’il rapportait,
comme s’il pouvait s’agir d’un trésor… Tous les Granvillais réagissaient
ainsi, depuis longtemps, car ils avaient appris à le faire dès leur plus jeune
âge. La population entière de la ville se déplaçait autrefois volontiers pour
assister au départ et au retour des terre-neuvas. De nombreuses générations
ont ainsi partagé les mêmes sentiments : la crainte, en voyant partir des êtres
chers, ou simplement connus, sur un océan qu’ils savaient dangereux, voire
hostile, ainsi que la joie de les voir revenir vivants et ramener fièrement une
cargaison bien méritée… Cette identité maritime se communiquait et se
perpétuait de génération en génération. En dépit de la disparition des terreneuviers, je ne reproduisais ici qu’un comportement traditionnel.
Au fil des années, mon attitude n’a pas changé, mais mon regard a
évolué. Ma curiosité s’est affinée, au point d’entreprendre des recherches
sur le passé de ma ville, une cité dont le destin, toujours lié aux ressources
de la mer et conduit par des hommes entreprenants, habitués à prendre
des risques de génération en génération dans le Nouveau Monde, me fascinait inexorablement. L’activité morutière et ostréicole avait hissé Granville
parmi les principaux ports de pêche français au xviiie siècle. La guerre de
course, régulièrement pratiquée jusqu’au Premier Empire, avait développé
chez ses marins un goût particulier de l’aventure et du risque que ne partageaient pas tous les ports français. Au-delà de ces convictions plus ou moins
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bien étayées, force était de reconnaître que je ne savais pas grand-chose sur
ces hommes, sur leur quotidien lorsqu’ils quittaient le port, gagnaient le
large et s’aventuraient sur l’océan. Que devenaient-ils lorsqu’une guerre
venait à être déclarée ? Quelle réalité nouvelle devaient-ils alors affronter ?
Aujourd’hui, la statue de l’amiral Pléville Le Pelley, le plus célèbre des
marins granvillais, représentant un homme énergique, regard décidé, tourné
vers la mer, sabre à la main, prêt à en découdre avec l’ennemi en dépit d’une
jambe de bois sans doute bien éprouvante, semble veiller encore sur le port
qu’elle domine. Elle témoigne de l’activité menée par ses pêcheurs dans la
guerre de course, une activité guerrière encouragée par l’État français qui
autorisait certains particuliers à attaquer, le temps d’une guerre, des navires
ennemis à condition de respecter une législation appropriée. Pour quels
destins, pour quelles fortunes ?
Vivement intéressé par ce sujet et acceptant d’y consacrer le temps
nécessaire, je pris donc la décision de les étudier dans le cadre d’une thèse de
doctorat. J’avais conscience que le thème était porteur de clichés véhiculés
par le cinéma hollywoodien. Les gens, friands d’histoires extraordinaires,
n’avaient pas hésité à exagérer l’importance des campagnes en ne retenant
que la violence des combats (inévitable à leurs yeux, mais toujours héroïque
de la part des Français), la valeur (surestimée) des prises rapportées, la
bravoure (toujours désintéressée) des capitaines corsaires ne se battant que
pour l’honneur du royaume. La mémoire collective a en effet ses défauts.
Elle se montre sélective et s’offre parfois des réponses trop hâtives ; elle
transforme aisément les suppositions en certitudes et les intègre volontiers
à une mythologie dont ne se satisfait guère l’esprit critique. Je n’adhérais pas à cette vérité recomposée. Piqué par ma curiosité, je décidai donc
de secouer le voile des apparences pour tenter d’approcher le plus près
possible la réalité corsaire à travers l’exemple granvillais. Première étape
de ma démarche, je décidai de recourir à l’historiographie de la guerre de
course. Quels enseignements pouvais-je en tirer ?
Sous l’Ancien Régime, les ouvrages ayant trait à la course étaient
surtout juridiques, écrits par des spécialistes du droit comme René-Josué
Valin 1 ou Daniel-Marc-Antoine Chardon 2. La lecture des titres suffit à
faire comprendre qu’ils étaient destinés à apporter des éclaircissements sur
l’ordonnance de la Marine de 1681 ou, d’une manière générale, sur la
législation en matière de prises maritimes. À cette même période, on vit
également certains grands marins tel Duguay-Trouin écrire et publier leurs
1. Valin R.-J., Nouveau commentaire sur l’Ordonnance de la marine du mois d’août 1681, La Rochelle,
J. Legier, 1766.
2. Chardon D.-M.-A., Code des prises ou Recueil des édits, déclarations, lettres patentes, arrêts, ordonnances, règlements et décisions sur la course et l’administration des prises, depuis 1400 jusqu’à présent,
Paris, 1784.
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mémoires 3. Plus ou moins préoccupés par leur propre gloire, ils y vantaient
leurs exploits militaires.
Les polémiques sur la guerre de course allaient bon train. Le mouvement des Lumières avait incité les esprits éclairés à s’y intéresser de près, à
la juger d’un point de vue économique et moral, et à trouver des arguments
favorables ou défavorables au prolongement de son existence. Avec l’émergence de cet esprit critique, apparurent les premiers ouvrages de réflexion
tels que celui de l’abbé de Mably 4 ou encore celui de Linguet 5, qui jugeaient
la guerre de course immorale, économiquement absurde, stratégiquement
inefficace et totalement archaïque.
La Révolution française, dans son désir de rétablir le droit des peuples,
leur donna raison dans un premier temps et proposa son abolition. Mais,
devant l’accumulation des difficultés, la menace extérieure et l’évidence des
intérêts, elle décida ensuite de la réhabiliter en 1793. La guerre de course
fut alors poursuivie jusqu’à la fin du Premier Empire.
L’abolition de la guerre de course fut effective en 1856 par la Déclaration
de Paris. Commença alors le véritable début de l’historiographie de la
course. Elle débuta en une fin de siècle, où les esprits étaient sensibles
à l’influence romantique de Victor Hugo et, en histoire, à celle de Jules
Michelet qui, malgré un style d’une remarquable vigueur, se laissait parfois
aller à la polémique ou à l’exaltation. N’échappant pas à la tendance à
« forcer le trait » pratiquée par de tels modèles, cette fin de siècle vit alors
la publication d’œuvres diverses concernant directement les corsaires, qui
mettaient en avant leurs actions légendaires. C’est ainsi que les derniers
témoins de la course livrèrent leurs expériences, soit en rédigeant directement leurs propres mémoires 6, soit par l’intermédiaire d’auteurs reprenant
leurs témoignages 7. Lorsque ces derniers témoins étaient décédés, leurs
descendants ou des admirateurs se chargeaient du travail et publiaient à
leur tour pour vanter leurs exploits 8.
3. Duguay-Trouin R., Mémoires de M. Du Guay-Trouin, Amsterdam, 1730.
4. Mably Abbé de, Le droit public de l’Europe fondé sur les traités conclus jusqu’en l’année 1740, La Haye,
J. Van Duren, 1746.
5. Linguet S., Annales politiques, civiles et littéraires du xviiie siècle, Genève, Slatkine reprints, 1779.
6. Angenard G-M, Mémoires du capitaine corsaire Angenard, 1790-1833, Rennes, rééd. 2007.
Garneray L., Corsaire de la République. Voyages, aventures et combats, Paris, 1984, mais aussi
Un corsaire au bagne. Mes pontons, Paris, 1992. Plucket P.-E., Mémoires, Dunkerque, 1979.
7. Malo H., Les corsaires, mémoires et documents inédits, Paris, Plon, 1908.
8. Surcouf R., Un Corsaire malouin : Robert Surcouf, Paris, Mercure de France, 1890. Doublet J.-F.,
Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV, Paris, éd. Bréard,
1883. Cunat C., Saint-Malo, illustré par ses marins, Rennes, Péalat, 1857. Poulain Abbé J., DuguayTrouin corsaire, écrivain. La Course au xviie siècle, Paris, Didier, 1882.
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Outre ces témoignages plus ou moins « directs », certains auteurs comme
l’abbé Poulain 9 ou Étienne Ducéré 10 entreprirent les premières études sur
les corsaires de tel ou tel port. Ces premières monographies constituaient un
progrès dans la mesure où elles ne se concentraient pas sur la vie d’un seul
homme, mais sur ceux de tout un port. Elles aussi subirent les influences
romantiques du temps. On put donc lire les hauts faits d’armes des corsaires
de plusieurs grands ports français. Leurs actes de bravoure contribuèrent
à faire d’eux des célébrités locales au passé glorieux dont pouvaient s’enorgueillir tous les concitoyens des générations suivantes. C’était l’époque des
premiers travaux de ceux que nous pourrions appeler « les érudits locaux,
fiers de leurs petites patries »… Au Royaume-Uni, l’on s’intéressa également aux corsaires, anglais et français. C’est ainsi que Charles Norman fit
connaître au public britannique certaines célébrités françaises telles que Jean
Bart, Cassard, Duguay-Trouin, Thurot, Léveillé ou Surcouf 11.
Commencée peu avant le début du xxe siècle, une période nouvelle
s’ouvrit avec l’apparition des premières études de fonds. Outre les écrits des
érudits locaux qui commençaient à noter plus sérieusement les références
aux sources, à l’instar d’Henri Malo, apparurent les ouvrages rédigés par
des juristes et des archivistes. L’on put constater chez certains doctorants en
droit un engouement pour l’histoire de la course. S’appuyant sur une trame
historique, leurs thèses débouchaient assez naturellement sur une prise de
position argumentée favorable ou défavorable à la guerre de course 12.
Les travaux entrepris par les archivistes n’obéirent pas à la même
logique. Opérant le classement des nombreuses archives regroupées dans
les « nouveaux » centres départementaux d’archives, créés au xixe siècle, ils
furent les premiers à en analyser le contenu et à en tirer des conclusions.
Si certains cédèrent encore à la tentation héroïsante 13, d’autres entreprirent un travail de grande ampleur tels Henri Bourde de la Rogerie et
Jean Lemoine 14 ou, bien évidemment, ceux des Archives nationales à Paris
comme Charles de la Roncière, qui écrivit l’histoire de la Marine française
à partir des innombrables sources conservées dans les archives 15. Cette
logique influença les érudits locaux qui prirent davantage en considération le contexte historique et administratif, ainsi que les particularités ; ils
9.Poulain abbé J., Histoire de Duguay-Trouin et de Saint-Malo, la cité corsaire, d’après des documents
inédits, Paris, Didier, 1882.
10. Ducéré E., Histoire maritime de Bayonne, Hourquet, 1895, mais aussi Les corsaires basques et
Bayonnais sous la Révolution et l’Empire, Lamaignère, 1898.
11. Norman C. B., The corsairs of France, London, Low, Marston, Searle & Rivington, 1887.
12. Monentheuil A., Essai sur la course, son histoire, sa réglementation, son abolition, thèse de droit,
université de Paris, Rousseau, 1898. La Mache C., La guerre de course, dans le passé, le présent et
l’avenir…, thèse de droit, université de Dijon, 1901. Brongniart H., Les Corsaires et la guerre
maritime, thèse de droit, université de Paris, 1904.
13. la Nicollière-Teijero S. de, La course et les corsaires du port de Nantes, Nantes, 1896.
14. Bourde de la Rogerie H. et Jean Lemoine J., Inventaire sommaire des Archives départementales
antérieures à 1790, Quimper, 1913.
15. La Roncière C. de, Histoire de la marine française, Paris, 1899-1920.
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soignèrent la présentation de leurs travaux en respectant un plan chronologique et en précisant les références aux sources.
On essaya de comprendre davantage la réalité corsaire et la procédure
d’un armement en course jusqu’à la liquidation générale d’une campagne.
Cela obligea le chercheur à s’intéresser à la croisière et au jugement des
prises, à réfléchir sur la justification et l’évolution des procédures en
s’appuyant sur les textes législatifs. C’est ce qu’entreprit André Péju dans sa
thèse de droit 16, où perce nettement une volonté de distinguer la théorie
de la pratique, le droit et le fait. C’est aussi ce qu’entreprit l’abbé Robidou
dans une thèse de lettres soutenue en 1919 17, dans laquelle il expliquait la
réalité corsaire malouine sous la Révolution et l’Empire, sans chauvinisme
ou exaltation intempestive, ce qui permettait au néophyte de comprendre
clairement et concrètement les fondements d’une guerre de course (l’armement, la sortie, les règlements de comptes, les prisonniers). Malgré une
absence de tableaux et de statistiques, il passe pour le premier historien
à rendre compte consciencieusement et objectivement d’un tel sujet. Au
Royaume-Uni, la recherche allait aussi bon train, puisque des chercheurs
étudiaient les corsaires dans leur globalité, ainsi qu’au travers des grands
ports corsaires anglais que furent Liverpool 18 et Bristol 19.
À partir des années 1940, la qualité de l’ensemble des travaux s’affina
pour sortir des généralités. Des doctorants en droit s’intéressèrent aux
formes juridiques des sociétés d’armement en course 20, tandis que des
thèses extrêmement référencées et argumentées furent soutenues à l’École
des chartes, à Paris 21. De son côté, Ulane Bonnel soutint une thèse en 1959
sur les conséquences de la course sur les Américains 22. Les monographies
et les articles se multipliant, l’écrivain Jean Merrien tenta une première
œuvre de synthèse 23, dans la tradition anecdotique. Ces années connurent
cependant un bouleversement extrêmement important : une nouvelle façon
de faire de l’histoire dont le principal promoteur fut une revue française, les
Annales, créée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre, puis animée de
1956 à 1969 par Fernand Braudel. Au primat des événements et des personnalités elle substitua les longues durées et la vie des anonymes dans le travail
de l’historien. Dès lors, elle donna priorité à l’histoire économique et sociale
16. Péju A., La course à Nantes aux xviie & xviiie, thèse de droit, université de Paris, 1900.
17. Robidou F., Les derniers corsaires malouins…, thèse de lettres, université de Rennes, 1919.
18. Gomer W., The Liverpool privateers and Letters of Marque, with an Account of the Liverpool Slave
Trade, 1744-1812, Londres, Heinemann and Howell, 1897.
19. Damer Powell J., Bristol privateers and ships of war, Bristol, Arrowsmith, 1930.
20. Vignes P., L’armement en course à Bayonne (1744-1783), thèse de droit, université de Bordeaux,
1942.
21. Morel A., La guerre de course à Saint-Malo de 1681 à 1715, thèse de l’École des chartes, Paris,
1938. Lemay J., La guerre de course à Saint-Malo sous Louis XV, thèse de l’École des chartes, Paris,
1948.
22. Bonnel U., La France, les États-Unis et la guerre de course (1797-1815), thèse de lettres, université
Paris I, 1959…
23. Merrien J., Histoire des corsaires, Paris, 1954.
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ainsi qu’à l’histoire des mentalités. Cette « nouvelle histoire » fit des émules
dans le monde entier, en préconisant deux principes de compréhension du
passé : l’étude du monde social et la volonté de compter, de mesurer, de
quantifier les phénomènes et de les mettre en séries. L’étude de la course en
fut bouleversée. On allait désormais quantifier. La période la plus importante de l’historiographie de la guerre de course s’ouvrait incontestablement. De 1956 à 1970, Jean Delumeau lança et conduisit une grande
enquête d’histoire quantitative pour l’étude du mouvement portuaire de
Saint-Malo de la fin du xviie siècle à la fin du xviiie siècle. Une centaine
d’étudiants (dont André Lespagnol) y participa et rédigea des mémoires
de maîtrise et de D.E.S. sur le port de Saint-Malo, ce qui permit à Jean
Delumeau de publier une synthèse fondamentale sur les mouvements d’un
grand port de l’époque moderne 24. Parmi tous ces mémoires figuraient des
travaux entrepris sur la course malouine et, à un degré moindre, nantaise.
De son côté, Jean Meyer publia en 1969 une étude économique importante sur les armements nantais 25. À partir de cette même étude et en
s’appuyant sur les résultats de l’enquête de Jean Delumeau ainsi que ceux
de la thèse d’Anne Morel 26, il écrivit en 1971 un article de synthèse sur
l’économie de la course 27, où il mit en exergue trois questions fondamentales de recherche : Comment ont été réunis les capitaux nécessaires à la
course ? Quels ont été les procédés de course utilisés ? Quel est le bilan final
de la course ? L’étude de la rentabilité de la course française se trouvait ainsi
clairement posée et la méthode de travail fixée.
« Il faut d’abord dresser la liste des corsaires de chaque port, avec les
tonnages engagés, les chiffres des équipages ; confronter ensuite cette liste
avec celle des pertes : corsaires pris par les ennemis ou disparus ; comptabiliser, enfin, la longue liste des prises rentrées dans un quelconque port
du Royaume, en y ajoutant si possible, la liste des rançons prélevées sur les
navires et les barques rencontrées, celle aussi des navires coulés ou incendiés,
ne pas oublier encore la liste des navires de commerce français pris par les
Hollandais et Anglais 28. »
Ces principes de recherche furent repris ensuite par tous les chercheurs.
En 1975, un colloque international de première importance se tint à
San Francisco sur le thème « Course et piraterie », sous la présidence de
Michel Mollat. Une quarantaine de spécialistes, venus du monde entier,
tenta par ses communications de donner plus de cohérence au thème
énoncé, de discerner dans le temps et dans l’espace des formes originales
24. Delumeau J., Le mouvement du port de Saint-Malo (1681-1720), bilan statistique, Paris,
Klincksieck, 1966.
25. Meyer J., L’armement nantais dans la seconde moitié du xviiie siècle, Paris, 1969.
26. Morel A., La guerre de course à Saint-Malo de 1681 à 1715, thèse de l’École des chartes, 1938.
27. Meyer J., « La course : romantisme, exutoire social, réalité économique, Essai de méthodologie »,
Annales de Bretagne, juin 1971, p. 307-344.
28. Ibid., p. 324.
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et distinctes de course ou de piraterie. Devant la difficulté de respecter les
diverses réalités et leurs évolutions, il fut décidé de suivre à la fois un plan
chronologique (du ive siècle au xixe siècle) et un ordre géographique. Un tel
effort global n’avait encore jamais été observé. L’ensemble de ces réflexions
fut résumé dans un ouvrage qui constitue encore de nos jours l’unique
synthèse d’ordre mondial sur ce thème 29. Malheureusement, sa diffusion fut
extrêmement restreinte, au point que les exemplaires en sont rarissimes 30.
L’année suivante, toujours dans la lignée de l’école de l’histoire quantitative, Annick Martin-Deydier soutint une thèse 31, sous la direction de
Jean Delumeau et les conseils de John S. Bromley, en évoquant l’exemple
malouin sur une période longue allant de 1688 à 1815. Sa recherche portait
sur des points essentiels, tel que le rôle joué par les différents acteurs intervenant dans la course – des responsables locaux à l’État – mais aussi sur
certains paradoxes du système corsaire français.
En 1978, Auguste Toussaint publia une synthèse destinée au grand
public pour l’initier à l’histoire et à la logique corsaire, tant du point de
vue historique que géographique 32. Bien que l’on continuât de présenter
des monographies, de nombreux articles et quelques thèses à la lumière des
avancées obtenues les années précédentes, les années 1980 furent surtout
marquées par la publication d’un recueil d’articles choisis écrits en français
ou en anglais par John S. Bromley 33. Ce Britannique, parfaitement bilingue,
capable de lire les archives anciennes écrites dans l’une ou l’autre langue
et d’établir des comparaisons objectives entre les systèmes corsaires des
deux pays concentrait son étude sur l’aspect socio-économique de la guerre
de course anglaise et française, plus spécialement au temps de Louis XIV.
Quelques années plus tard, son compatriote, David J. Starkey, étudiait plus
précisément les caractéristiques et la logique des privateers britanniques du
xviiie siècle ainsi que l’ampleur de leur activité par conflit 34. Devenu ainsi
le chef de file des chercheurs sur la guerre de course dans son pays, il édita
par la suite une synthèse des différents travaux anglais sur la violence en mer
portée par les pirates et les corsaires des xviii et xixe siècles 35.
Poursuivant la logique économique de la recherche menée en France
au cours des décennies précédentes, André Lespagnol, qui avait travaillé
sous la direction de Jean Delumeau depuis sa maîtrise (notamment dans la
grande enquête de 1956 à 1970 évoquée précédemment), soutint à Rennes
29. Course et piraterie, Actes du XVe Colloque International d’Histoire Maritime pendant le XIVe Congrès
international des sciences historiques (San Francisco, août 1975), CNRS, Paris, 1975.
30. Il en existe un cependant que l’on peut aisément consulter au SHDM à Vincennes.
31. Martin-Deydier A., La guerre de course à Saint-Malo de 1681 à 1814, thèse de 3e cycle en histoire,
université Paris I, 1976.
32. Toussaint A., Histoire des corsaires, Que-sais-je ? n° 1702, Paris, PUF, 1977.
33. Bromley J. S., Corsairs and Navies, Hambledon press, 1987.
34. Starkey D., British Privateering Enterprize in the Eighteenth Century, Exeter, Exeter UP, 1990.
35. Starkey D., Pirates and Privateers : new perspectives on the war on trade in the Eighteenth and
nineteenth centuries, Exeter UP, 1997.
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en 1989 sa thèse sur l’élite négociante malouine au temps de Louis XIV
et, par voie de conséquence, sur les armements corsaires de cette époque 36.
Deux ans plus tard, en 1991, Patrick Villiers publiait à son tour une thèse,
toujours dans une logique économique, mais avec une volonté de synthèse
à partir de l’exemple des plus grands ports de course français métropolitains
(à savoir Dunkerque, Saint-Malo et Bayonne) et antillais. Il replaçait l’activité corsaire dans un contexte maritime plus large comprenant la guerre
et les trafics coloniaux de Louis XIV à Louis XV 37. De son côté, Philippe
Hrodej publiait sa thèse sur l’amiral Du Casse, suivie d’une étude sur un
corsaire du roi, Jacques Cassard 38.
Le bel élan de recherche sur la course, impulsé par Jean Delumeau et Jean
Meyer, fléchissait toutefois sérieusement. La Bretagne, qui avait longtemps
constitué la pointe de cette recherche semblait désormais s’en désintéresser. Quelques chercheurs, issus de milieux extérieurs à celui des historiens,
s’en soucièrent encore pourtant, tels que Gérard A. Jaeger, qui entreprit de
comprendre l’histoire des corsaires et des pirates par le biais de la littérature
en distinguant mythes littéraires et réalité historique 39, offrant ainsi une explication sur la façon dont un mythe peut se construire au fil des siècles. À la
fin du xxe siècle, le thème de la guerre de course paraissait démodé au point
de ne plus intéresser les chercheurs et les médias, à l’exception peut-être de
quelques-uns comme Patrick Villiers, qui continuait d’y consacrer régulièrement des articles et de publier une étude spécifique des corsaires du Pas
de Calais 40, ou Florence Le Guellaff, une historienne du droit, qui soutint
une thèse sur les armements en course et le droit des prises maritimes sous la
Révolution française et le Premier Empire 41. Fondé sur le dépouillement des
jugements de prise du Conseil des prises de 1800 à 1814, son travail faisait
le point sur la nature de la course, la réglementation qui l’entourait et le
fonctionnement de ce Conseil des prises au cours de cette période.
Après l’an 2000, de nombreuses publications et expositions virent le
jour, prenant appui sur le succès de quelques films hollywoodiens à grand
spectacle 42. Ce furent très majoritairement des ouvrages de vulgarisation où
36. Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, thèse en lettres
et sciences humaines, université de Rennes, 1989.
37. Villiers P., Marine royale, Corsaires et Trafics dans l’Atlantique de Louis XIV à Louis XVI, thèse en
lettres et sciences humaines, université de Paris I, 1990.
38. Hrodej P., L’Amiral Du Casse, l’élévation d’un Gascon sous Louis XIV, thèse en histoire, SorbonneParis IV, 1999. Jacques Cassard, corsaire et armateur du Roi (1679-1740), Rennes, PUR, 2002.
39. Jaeger G. A., Pirates, flibustiers et corsaires ; histoire et légendes d’une société d’exception, Genève,
Aubanel, 1987.
40. Villiers P., Les corsaires du littoral Dunkerque, Calais, Boulogne, de Philippe II à Louis XIV (15681713), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2000.
41. Le Guellaff F., Armements en course et Droit des prises maritimes (1792-1856), thèse de droit,
université Paris II, 1996.
42. Les films les plus connus proviennent de la saga cinématographique Pirates des Caraïbes de Gore
Verbinski commencée en 2003, mais il existe aussi Master and commander de Peter Weir (2003).
L’exposition la plus connue, Pirates, s’est déroulée en été 2002 au musée de la Marine, à Paris.
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les pirates se retrouvaient curieusement mis à l’honneur, au détriment des
corsaires, avec lesquels ils étaient généralement confondus. Il fallut attendre
l’année 2010 pour qu’un historien du droit, Alain Berbouche, tente une
nouvelle mise au point sur cette distinction 43. Parallèlement, le Centre de
Recherche sur la Littérature des Voyages publia, en 2002, un recueil de
textes réunis par Sylvie Requemora et Sophie Linon-Chipon à l’issue d’un
colloque sur le thème Les tyrans de la mer. Pirates, corsaires et flibustiers 44.
Cette abondance de publications prouvait que l’aventure corsaire ou pirate
faisait de nouveau rêver le grand public.
Loin malgré tout de l’engouement des années 1960-1980 chez les
chercheurs, quelques travaux prolongent encore la réflexion menée sur la
guerre de course. Délaissant les côtes du Ponant, traditionnellement étudiée,
plusieurs historiens ont déplacé le centre géographique de la recherche
vers le Levant : Michel Vergé-Franceschi et Antoine-Marie Graziani 45 ont
réétudié la course en Méditerranée de 1515 à 1830, tandis que Daniel
Panzac exploitait les sources historiques maghrébines et européennes pour
mieux connaître les Barbaresques et répondre à la question posée par
l’image négative dégagée par ces corsaires en Europe, où ils étaient considérés comme des pirates sans foi ni loi, alors qu’ils étaient traités en héros
au Maghreb 46. Ils furent rejoints dans cette démarche par Leïla Maziane,
auteur d’une thèse d’histoire sur les corsaires salétins en 2007 47.
Enfin, ces dernières années, différents travaux semblent confirmer
ce regain d’intérêt pour l’activité corsaire. Ce sont pour la plupart des
synthèses ou des monographies.
Cette historiographie montre clairement que, sur une période longue de
deux siècles, la guerre de course a généralement été étudiée sous ses aspects
juridique, événementiel et économique. L’on sait pratiquement tout sur
la législation qui encadrait l’activité, l’importance du phénomène dans les
différents ports français, la nature des combats en mer, les tactiques utilisées ainsi que les problèmes liés à sa pratique. De nombreux travaux ont
essayé de fournir des réponses précises aux questions de coût et de profit
posées par Jean Meyer. Jusqu’à présent, l’on a surtout traité des capitaines,
de leurs actes de bravoure, mais sans jamais s’intéresser véritablement aux
équipages corsaires. L’influence de l’école des Annales a donné priorité à
l’histoire économique et sociale ainsi qu’à l’histoire des mentalités. Force est
pourtant de reconnaître que l’on a surtout privilégié l’aspect économique au
43. Berbouche A., Pirates, flibustiers et corsaires. Le droit et les réalités de la guerre Course, Saint-Malo,
éd. Galodé, 2010.
44. Linon-Chipon S. et Requemora S., Les tyrans de la mer. Pirates, corsaires et flibustiers, actes du
13e colloque du Centre de recherche sur la littérature des voyages, Presses de l’université Paris
Sorbonne, 2002.
45. Vergé-Franceschi M. et Graziani A.-M., La guerre de course en Méditerranée (1515-1830), Paris,
Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2000.
46. Panzac D., Les corsaires barbaresques : la fin d’une épopée, 1800-1820, Paris, CNRS éd., 1999.
47. Maziane L., Salé et ses corsaires (1666-1727), thèse d’histoire, 1999, université de Caen.
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ISBN 978-2-7535-2807-9 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
les corsaires de granville
détriment du social. L’on a beaucoup calculé, établi des moyennes, fait des
statistiques pour connaître la rentabilité de la course, tant l’aspect financier
semblait primer sur toute autre considération, mais l’on s’est peu intéressé
aux individus et à leurs vies. Les interrogations ne manquent pourtant
pas. Que sait-on exactement des motivations de tous les acteurs de ce type
d’entreprise (du mousse au capitaine, en passant par les armateurs) ? Que
connaît-on véritablement des caractéristiques des équipages, du déroulement d’une campagne en mer, des tactiques utilisées pour combattre
l’ennemi, de la nature et de l’importance des risques encourus ? Dans le
cas de Granville, quelle fut précisément l’ampleur de l’effort consenti par les
Granvillais et avec quels résultats ? Au-delà d’un souci de rentabilité, cette
dernière question permet tout naturellement une réflexion sur les destinées
des différents protagonistes de ce genre d’entreprise.
La guerre de course commence véritablement en France avec la guerre
de la Ligue d’Augsbourg, lorsque Louis XIV décide de recourir à cette
manière particulière de livrer bataille, en plus des forces armées traditionnelles, pour s’imposer face aux puissances maritimes que représentaient
alors les Provinces-Unies et l’Angleterre. Cela ne signifie pas qu’il lui donne
naissance, car elle se pratiquait déjà avant son règne, mais qu’il met tout en
œuvre pour la développer pleinement. Elle se termine avec la Déclaration
de Paris, le 8 mai 1856, qui abolit officiellement ce type de guerre dans le
droit international, sur proposition de la France, à l’issue de la guerre de
Crimée.
En conséquence, l’étude entreprise ici dans le cadre d’une thèse de
doctorat portera sur la guerre de course granvillaise à partir du début de la
guerre de la Ligue d’Augsbourg, en 1688, jusqu’à la chute de l’Empire, en
1815. La tâche est délicate puisque cette thèse ouvre une longue tranche
chronologique, à cheval sur la période moderne et la période contemporaine, au cours de laquelle la logique, les comportements, les références, les
règlements et les procédures peuvent sensiblement varier. Ce sera toutefois
l’occasion de cerner différentes caractéristiques au fil des conflits et d’en
mieux suivre les évolutions sur le long terme. Cette période, que Jean Meyer
appelle volontiers « la seconde guerre de Cent ans » parce qu’elle a opposé la
France et l’Angleterre dans un conflit de longue durée, voit l’apogée de la
guerre de course française, que ce soit à l’encontre des Anglais ou des autres
nations en guerre, mais aussi son déclin. Cette synthèse de l’activité menée à
Granville, un port moyen du Ponant – situé dans la mer de la Manche, non
loin des Anglais sans être très proche de l’Angleterre, aux côtés de SaintMalo, sa voisine amie et concurrente – constituera donc une réflexion sur
la guerre de course en France, plus d’un point de vue social qu’économique.
Il s’agira de recomposer la réalité le plus précisément possible à partir
des sources. Cette tâche est d’autant plus ardue que les archives locales de
Granville ont entièrement disparu lors des bombardements de 1944 : à la
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introduction générale
fois les archives de l’Amirauté, celles du juge de paix, celles du Tribunal de
commerce ainsi que la grande majorité des archives notariales de ce lieu.
Il faudra donc recourir à tous les autres centres d’archives susceptibles de
contenir des documents évoquant Granville, à y repérer des renseignements
éclairant sur tel ou tel aspect, et à rechercher toute la correspondance entretenue avec le Secrétariat d’État à la Marine. La collation et la confrontation de toutes ces précieuses informations permettront de recomposer cette
réalité disparue à la façon d’un puzzle.
Heureusement, les précieux registres de l’Inscription maritime du
quartier de Granville (1706-1969) restent conservés au Service Historique
de la Défense à Cherbourg. Bien fournis, leurs données permettent de
dresser la liste des bâtiments corsaires, la composition de leurs équipages et
d’établir toute sorte de statistiques. Ils serviront évidemment de fondement
à cette recherche, car ils constituent incontestablement une vraie mine de
renseignements. Quelques rôles de capitation existent encore aux Archives
départementales du Calvados. La confrontation de ces deux types d’archives
fournira les matériaux nécessaires à l’établissement d’une prosopographie,
grâce à l’usage de l’informatique et la conception de différentes bases de
données. Le but est de mieux cerner les armateurs et les équipages granvillais d’autrefois dans leur vie et leur travail, mais aussi de mieux comprendre
les rapports que les uns entretenaient avec les autres.
Le nombre de prises peut partiellement être calculé en consultant les
sous-séries G5 et F2 des Archives nationales, mais aussi les dossiers de
jugement de prises établis par les Amirautés locales que peuvent encore
conserver certaines archives départementales du « grand ouest » français,
entre Rouen et Bordeaux. Comme les Granvillais naviguaient sur la côte
atlantique, ils fréquentaient régulièrement leurs ports pour y relâcher et
pour y conduire leurs prises.
Enfin, la richesse des sources aux Archives nationales, à Paris, est telle
que ce centre constitue le second pôle fondamental de notre recherche. Les
documents les plus précieux y sont conservés. L’Administration, qu’elle fût
royale, révolutionnaire ou impériale, exigeait de tout savoir sur les ports
et leurs populations. En conséquence, les autorités locales et régionales
devaient sans cesse rendre des comptes à l’Amirauté et au secrétariat d’État
à la Marine. La correspondance (départ et arrivée) permet bien évidemment
de trouver des documents de première importance tels que des états de
navires engagés dans la course, des états de prises avec leurs gains, des explications sur des campagnes ou des circonstances particulières, des requêtes,
des mémoires, les directives ministérielles…
Grâce à leur complémentarité, la confrontation de ces sources nationales
et locales devrait permettre de recomposer la réalité granvillaise, ou tout au
moins de l’approcher sérieusement, de mettre en évidence ses particularités
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les corsaires de granville
face aux cités corsaires concurrentes. Granville fut-elle semblable ou différente de Saint-Malo, de Dunkerque ou de Bayonne ?
Outre la disparition regrettable des principales archives locales granvillaises, des lacunes peuvent toutefois gêner cette recherche. Si les registres
de l’Inscription maritime sont bien fournis, ils ne commencent qu’à la fin
du règne de Louis XIV, soit après l’apogée de la guerre de course en France.
Si l’on peut deviner l’importance de la course granvillaise sous ce règne, en
procédant par recoupements avec les informations données par les autres
dépôts d’archives, il devient impossible en revanche de connaître les caractéristiques précises de ses équipages, difficile de repérer celles des bâtiments, et
délicat de comparer les résultats avec ceux des périodes suivantes. Les dates
d’armement et de désarmement restent également obscures. Une époque
semble d’ailleurs particulièrement déficitaire en sources : la période de la
guerre de Succession d’Espagne. De ces incertitudes peuvent naître de
fâcheuses confusions…
De plus, si ces registres ne commencent qu’après les guerres de Louis
XIV, les rôles d’armement se terminent en 1759 et certaines années ont
disparu des rôles de désarmement. Pendant la période de la Révolution
française, ce sont tous les armements et désarmements corsaires qui ont
mystérieusement disparu des registres, alors que subsistent ceux des
navires armés pour le commerce. Autre constat troublant : la matricule des
bâtiments corsaires est mystérieusement inexistante au Service Historique
de la Défense de Cherbourg. Était-ce un oubli du greffier ? Un secret
militaire à préserver ? S’agit-il d’une perte malencontreuse au fil des siècles ?
Il n’existe rien sur la vie des équipages. On ne sait pas comment ils
vivaient, ce qu’ils ressentaient, quelles étaient leurs motivations. Les seuls
membres d’équipages à avoir laissé des mémoires étaient des officiers, donc
des privilégiés. En revanche, les mousses, les soldats et les simples matelots
n’ont rien laissé parce qu’ils ne savaient pas écrire. Pour quelle raison
auraient-ils d’ailleurs écrit ? Un capitaine pouvait le faire pour renforcer
son orgueil et justifier sa gloire, mais il en allait tout autrement pour un
matelot cantonné dans l’ombre de son capitaine, au milieu d’une multitude
d’autres matelots qui vivaient plutôt mal, sans bagages, sans considération,
dans un univers où l’on retrouvait une promiscuité quasi-carcérale.
ɰ
Cette thèse débutera par une prise de connaissance avec le port de
Granville aux xviie et xviiie siècles à travers son histoire, sa population,
ses infrastructures et ses activités ordinaires, car l’on ne peut véritablement
rendre compte d’un phénomène que si on le remplace dans son contexte.
Une deuxième partie retracera la guerre de course granvillaise de
1688 à 1815, conflit par conflit, avec, en préliminaire, une étude des
textes législatifs alors en vigueur, pour mieux définir l’activité corsaire et
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introduction générale
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comprendre ce qui distingue un armement « en guerre » d’un armement « en
guerre et marchandise ». Peuvent-ils être l’un et l’autre considérés comme
« corsaires » ? Qu’en était-il en Angleterre à la même époque ? Un regard
croisé sur les activités guerrières maritimes engagées par des particuliers
anglais permettra ainsi d’établir quelques comparaisons entre les deux
principaux pays corsaires européens du xviiie siècle.
Dans un troisième volet, nous nous intéresserons à l’armement des
corsaires granvillais. Cela concernera les armateurs, cheville essentielle dans
ce genre d’entreprise, mais aussi les navires et les armes embarquées à cet
effet.
Enfin, la quatrième partie sera entièrement consacrée à l’étude des
équipages pour repérer leurs caractéristiques. Nous tenterons de mieux saisir
la vie à bord d’un corsaire, les tactiques de capture et de combat utilisées,
ainsi que la nature des risques encourus par les hommes qui s’y embarquaient. Corollaire inévitable de cette approche humaine et sociale, une
réflexion sur les destinées sera alors engagée pour savoir qui, des hommes
d’équipage et des armateurs, tirait véritablement avantage de la guerre de
course.
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