Le retour du rêve américain (2 décembre 2011)
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Le retour du rêve américain (2 décembre 2011)
CESSIONS DE DROITS Le retour du rêve américain LAURE GUILBAULT Traditionnellement peu ouverts aux traductions d’ouvrages français et plus généralement étrangers, les Etats-Unis changent sous l’impact de plusieurs succès de librairie dont Millénium et L’élégance du hérisson. Une nouvelle génération d’éditeurs francophones et francophiles accompagne le mouvement au sein des maisons d’édition new-yorkaises. 18. L a forteresse américaine baisse le pont-levis. Réputés pour leur isolationnisme éditorial, les EtatsUnis ont été ces dernières années ébranlés dans leurs certitudes par quelques spectaculaires succès en littérature étrangère. Avec 1,9 million d’exemplaires vendus, Millénium de Stieg Larsson a été le plus grand succès de l’année 2010 aux EtatsUnis. Les Français ne sont pas en reste. Europa a réalisé un succès hors normes avec la version américaine de L’élégance du hérisson (The Elegance of a Hedgehog) de Muriel Barbery, écoulé à plus de 800000 exemplaires outre-Altantique. Livres Hebdo n° 888 - Vendredi 2 décembre 2011 STEPHANE ALLAMAN/GAMMA DÉCRYPTAGES de carrière chez Viking Penguin où elle a notamment publié Le journal de Bridget Jones d’Helen Fielding, publie ainsi Katherine Pancol. « C’est l’histoire de la locomotive : le livre français qui attire d’autres livres français », s’amuse l’agente française installée à New York Hélène Brenkman. Europa en particulier, l’éditeur (italien !) le plus dynamique sur le marché américain en matière de traductions – « Ils achètent beaucoup », confirme la directrice des droits de Gallimard, Anne-Solange Noble – profite du succès de Muriel Barbery pour faire connaître d’autres auteurs français, notamment des femmes, comme Laurence Cossé. A Novel Bookstore est un favori des libraires indépendants et un « long-seller », se réjouit Sandro Ferri, le P-DG de la maison qui compte plus de 15 auteurs français ou francophones au catalogue. Et « le succès de plus petites maisons peut avoir de l’effet sur les politiques éditoriales des plus grandes », estime Fabrice Gabriel, attaché culturel à l’ambassade de France à New York. Les « Big Six », les grandes maisons américaines de littérature générale, se penchent désormais sérieusement sur la littérature française. Dans les mois qui viennent, Random House lancera La carte et le territoire (The Map and the Territory) de Michel Houellebecq (sortie prévue le 3 janvier) ; HarperCollins La délicatesse (Delicacy) de David Foenkinos ; et Macmillan Le conflit (The Conflict : How Modern Motherhood Undermines the Status of Women) d’Elisabeth Badinter (3 janvier) ; avant HHhH de Laurent Binet chez Farrar, Straus & Giroux au printemps 2012. Marion Duvert, la Française Une Française qui officie dans l’une des « Big Six » de l’édition américaine, c’est suffisamment rare pour être remarqué. A 34 ans, cette jeune femme originaire de Grenoble s’occupe des droits étrangers chez Farrar, Straus & Giroux (FSG), une maison prestigieuse du groupe Macmillan. A ses rares heures perdues, Marion Duvert traduit également : elle a à son actif, avec Lorin Stein, la traduction en anglais de La meilleure part des hommes de Tristan Garcia ; et celle d’Indignez-vous ! (Time for outrage) de Stéphane Hessel, paru chez Twelve en septembre. Auparavant, Marion Duvert avait contribué au développement du catalogue anglophone des éditions de l’Olivier aux côtés d’Olivier Cohen : Jonathan Franzen, Jeffrey Eugenides, Jonathan Safran Foer… « A FSG, je suis devenue l’envers de moimême : je fais de la prospection d’auteurs français et européens. FSG a une vraie tradition cosmopolite, avec des choix courageux, comme Roland Barthes », souligne-t-elle. Au printemps, Marion Duvert publiera HHhH de Laurent Binet, qui fera l’objet d’un gros lancement. Elle est convaincue que le livre séduira les Américains : « Laurent Binet adopte un point de vue subjectif sur un sujet universel : l’impossibilité d’écrire l’histoire. » Avec sans doute l’espoir de susciter outre-Atlantique une controverse à l’image de celle que Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, y ont provoquée. < Manhattan depuis le pont de Brooklyn. Auparavant Suite française d’Irène Némirovsky s’était vendu à 1,5 million d’exemplaires en langue anglaise dans le monde. Le succès du Hérisson. Pour l’agent littéraire Georges Borchardt, installé à New York depuis 1947, « l’énorme succès de L’élégance du hérisson a ouvert des portes ». « Les éditeurs américains s’intéressent désormais à des succès commerciaux français », confirme Lucinda Karter, la directrice de la French Publishers’Agency, l’antenne newyorkaise du Bureau international de l’édition française (Bief). Pamela Dorman, une grande dame de l’édition, qui compte plus de vingt ans Livres Hebdo n° 888 - Vendredi 2 décembre 2011 de librairie ne doivent toutefois pas faire illusion : la traduction ne représente toujours que 3 % de la production littéraire aux Etats-Unis alors que, en France, 34 % des romans sont des traductions, d’après nos données Livres Hebdo/Electre. « Ici, la mention “traduit de” terrifie les éditeurs, souligne Marion Duvert, responsable des droits étrangers chez Farrar, Straus & Giroux. Ils voient d’emblée les coûts supplémentaires. » « Si un livre s’est vendu à 20 000 exemplaires en France, on va en vendre 5 000 aux Etats-Unis ; s’il s’est vendu à 100 000 ou même 200 000, ce n’est pas forcément suffisant pour qu’il se vende ici », lâche Anjali Singh, éditrice chez Simon & Schuster. Fondatrice de The Other Press, Judith Gurewich renchérit : « Si un livre se vend très bien en France, ce n’est pas du tout une raison de l’acheter, surtout si c’est un livre commercial. Un best-seller en France est un livre qui montre une attirance du public français vers quelque chose qui parle de la France de manière très spécifique. C’est la qualité du livre, sa valeur littéraire, son intelligence, son originalité qui comptent aux Etats-Unis », souligne-t-elle. Professeur de marketing éditorial à Fordham University, Albert Greco rappelle que « dans les années 1970, les ventes de traductions étaient /// DR Coûts supplémentaires. Les quelques succès « CHEZ FARRAR, STRAUS & GIROUX, JE SUIS DEVENUE L’ENVERS DE MOI-MÊME. » 19. DÉCRYPTAGES Anjali Singh, la francophile DR Le destin d’Anjali Singh s’est scellé quand, étudiante pendant deux années « MARJANE à la Sorbonne, à Paris, qui lui ont laissé un amour inconditionnel de la France, elle découvre Persepolis, de Marjane Sartrapi, dans la bibliothèque SATRAPI A d’une amie. Elle tombe amoureuse du livre et caresse le rêve de le faire EU UN découvrir un jour à ses compatriotes. Quelques années plus tard, PORTRAIT assistante éditoriale à Pantheon Books, elle parvient à convaincre ses DANS LE supérieurs de le traduire. « Le tirage initial était très bas. J’ai eu de la chance. C’était un bon moment pour sortir NEW YORK le livre du fait du contexte politique, se TIMES ET souvient-elle. Marjane a eu un portrait dans TOUT S’EST le New York Times et tout s’est emballé. Le livre continue à se vendre et est désormais EMBALLÉ. » enseigné dans les lycées et universités, dans plusieurs disciplines. » A lui seul, le premier volume s’est vendu à 600 000 exemplaires. A 39 ans, Anjali Singh a déjà une solide expérience : cinq ans de scouting chez Mary Ann Thompson, qui lui ont « ouvert beaucoup de portes dans l’édition » ; Vintage Books pendant quatre ans, puis Houghton Mifflin Harcourt. Depuis un an chez Simon & Schuster, où elle a trouvé Philippe Djian au catalogue, elle est l’œil international du directeur éditorial, Jonathan Karp. Si elle ne répond pas toujours aux agents français, ce n’est pas par mauvaise volonté, assure-t-elle. « Je dois m’occuper d’environ 15 livres par an. J’ai tant de manuscrits sur mon bureau. » Férue de bande dessinée, la jeune éditrice compte publier prochainement, de l’Italien Igort, Cinq est le numéro parfait et Les cahiers ukrainiens (respectivement parus en France chez Casterman et Futuropolis). « Je veux qu’un livre m’apprenne quelque chose sur le monde. C’est plus facile pour moi quand c’est par la voix d’un enfant parce que mon français n’est pas excellent », explique-t-elle… dans un très bon français. < THE OTHER PRESS Judith Gurewich, l’indépendante Judith Gurewich avoue s’être, au début, « brûlée les ailes avec la littérature en traduction ». Mais cette psychologue belge lacanienne qui a fondé The Other Press il y a dix ans constate aujourd’hui une évolution des mentalités. « Avant, j’étais considérée comme la “poor cousin” [la cousine de province, NDLR], maintenant la traduction est ce qui me distingue. » Dans les premiers temps, sa petite maison était consacrée uniquement aux ouvrages de psychanalyse. Au fil de l’eau, elle étend son catalogue à la littérature et aux essais, avec beaucoup de traductions, dont celles de Hervé Le Tellier, Erri De Luca ou Atiq Rahimi. Désormais, Judith Gurewich emploie 12 personnes. L’un de ses récents coups de cœur : Assez parlé d’amour, d’Hervé Le Tellier. « Il mêle la plus grande sophistication littéraire, historique, psychologique à un roman de gare », justifiet-elle. Elle publiera Benoîte Groult en septembre 2012, « mon grand bonheur, ma grande fierté, « AVANT, s’enthousiasme-t-elle. J’ÉTAIS Les Américains n’ont CONSIDÉRÉE pas la notion d’un féminisme doux. Je COMME LA pouvoir créer “POOR COUSIN”, veux une petite ouverture, MAINTENANT LA que les gens pensent TRADUCTION différemment grâce aux livres que je EST CE QUI ME publie ». < DISTINGUE. » 20. modestes. Pantheon [une maison à tradition cosmopolite aujourd’hui dans le giron de Knopf, au sein du groupe Random House] perdait de l’argent. Dans les années 1980 et 1990, même un prix Nobel, s’il était étranger, ne vendait pas plus de 20 000 exemplaires ». Aussi, souligne-t-il, « Stieg Larsson incarne un véritable tournant. Vat-il pour autant avoir un effet sur le long terme ? Les éditeurs veulent voir des ventes entre 500 000 et 1 million d’exemplaires durant trois à quatre années d’affilée… » /// Les Etats-Unis en dernier. Le fait qu’un livre ait déjà été traduit dans 30 pays lui donne cependant de solides chances de finalement trouver sa voie vers l’Amérique. « C’est pour cette raison que les Etats-Unis sont les derniers à avoir traduit Stieg Larsson », pointe un agent. Beaucoup de romans transitent d’ailleurs par l’Angleterre avant de traverser l’Atlantique. Ils sont ainsi déjà traduits et donc sans frais supplémentaires. Les ventes en Grande-Bretagne servent aussi de baromètre pour tâter la sensibilité anglo-saxonne. Le succès de L’élégance du hérisson n’est en tout cas pas le fruit du hasard. Le « secret » d’Europa, comme certains le qualifient, repose sur sa force de vente : depuis 2007, l’éditeur a un accord de distribution avec le groupe Penguin. Il a en outre des liens privilégiés avec les libraires indépendants. Sur le marché américain, le poids des libraires reste essentiel, et notamment celui de la chaîne Barnes & Noble qui comptent plus de 700 succursales aux Etats-Unis. Assez parlé d’amour (Enough about Love) d’Hervé Le Tellier, publié par The Other Press et sélectionné par Barnes & Noble pour son prix littéraire Discover Great New Writers, s’est vendu à 10 000 exemplaires. « N’ayez pas peur. » Le cas du Hérisson renseigne aussi sur ce qui plaît aux Etats-Unis : l’histoire et la dimension didactique. Une parabole dans la voix d’une concierge. « Les Américains adorent ce qui ne leur donne pas un complexe d’infériorité, observe Judith Gurewich. Quand il s’agit de littérature étrangère, il faut dire : “n’ayez pas peur.” » C’est avec cette approche qu’elle a pu faire un succès de l’essai How to Live, la biographie de Montaigne qu’elle a publiée. A fortiori dans l’édition d’essais, le « respect de l’ignorance de l’autre » est un prérequis. Cela n’empêche pas les Etats-Unis d’offrir de beaux succès inattendus comme 03 de JeanChristophe Valtat, publié par Farrar, Straus & Giroux, qui a reçu une critique dithyrambique dans la prestigieuse revue The New Yorker. « Le coup de cœur existe encore », se félicite Fabrice Gabriel. Cette plus grande ouverture s’accompagne de l’apparition de nouveaux acteurs qui renouvellent l’« écosystème » de la traduction. Des sites comme Open Letter, Three Percent, le magazine en ligne Words Without Borders offrent plus d’opportunités aux traductions. Symptomatiquement, Amazon.com a fait également son entrée sur le marché de l’édition de littérature Livres Hebdo n° 888 - Vendredi 2 décembre 2011 DÉCRYPTAGES étrangère avec AmazonCrossing. Le groupe traduit désormais des livres qu’il vend sur son site, mais aussi dans les librairies physiques. Le roi de Kahel de l’auteur guinéen Tierno Monénembo a eu les honneurs de cette nouvelle politique en 2010. Fantasme ou réalité, les innovations technologiques des tablettes suscitent de l’espoir. « Le numérique offre des possibilités dont on n’a pas encore mesuré l’étendue avec les tablettes, notamment pour ce qui est de l’accès aux textes, les éditions bilingues, l’allégement des coûts de traduction », considère Fabrice Gabriel. Le marché de la traduction compte pourtant avant tout sur un petit vivier d’éditeurs, restreint (une poignée) mais dynamique. Aux éditeurs francophiles bien connus tels Nan A. Talese (Doubleday), Morgan Entrekin (Grove/Atlantic) ou Terry Karten (HarperCollins) viennent s’ajouter de jeunes éditeurs entreprenants et enthousiastes, repérés depuis plusieurs années par Lucinda Karter à la French Publishers’ Agency. Ils ont la quarantaine, sont curieux de ce qu’il se passe hors de leurs frontières, s’intéressent aux écrivains de leur génération. C’est le cas par exemple de Jenna Johnson (Houghton Mifflin Harcourt), qui a publié Faïza Guène, d’Anjali Sing ou de John Siciliano (Viking/Penguin). Leur grand défi consiste à convaincre les contrôleurs de gestion qui ont succédé aux grands patrons de maison comme DR John Siciliano, le New-Yorkais A 35 ans, John Siciliano forme un duo de choc avec Stephen Morrison, le dynamique vice-président et directeur éditorial de Penguin. Si cet éditeur new-yorkais ne se consacre pas uniquement aux traductions, l’essentiel de son catalogue est international. « Cela compense les voyages que je n’ai pas faits », plaisante-t-il. John Siciliano œuvre à la fois pour le catalogue de Penguin Classics et pour celui de littérature contemporaine de Viking. Une liste éclectique qui va d’Arto Paasilinna aux écrits du moine picard Guibert de Nogent en passant par Tahar Ben Jelloun, qui se trouvait au catalogue avant son arrivée. « Quand j’achète un livre, je demande à combien d’exemplaires il s’est vendu, quel est son prix et si l’auteur parle anglais », explique-t-il. Il ne parle pas le français, mais qu’importe ! En 2010, il a publié Hector and the Search for Happiness de François Lelord (Odile Jacob). « Il a été présenté comme une sensation internationale. François est venu et a pu rencontrer les libraires », raconte-t-il. Et ce conte philosophique s’est vendu à 100 000 exemplaires. Ce qu’il recherche avant tout, assure-t-il, ce sont « des œuvres qui pourront être publiées en Penguin Classics dans cinquante ans ». < « QUAND J’ACHÈTE UN LIVRE, JE DEMANDE À COMBIEN D’EXEMPLAIRES IL S’EST VENDU, QUEL EST SON PRIX ET SI L’AUTEUR PARLE ANGLAIS. » Livres Hebdo n° 888 - Vendredi 2 décembre 2011 CONSEILS AUX FRANÇAIS QUI VEULENT VENDRE DES DROITS AUX USA Anjali Singh (Simon & Schuster) : 䉴 Fournir la traduction de 30 à 50 pages avec le manuscrit ; 䉴 Joindre une lettre de présentation de l’auteur, rédigée par l’auteur lui-même. Albert Greco (Business School de l’université Fordham) : 䉴 Négocier un contrat traditionnel auteuréditeur, c’est-à-dire une avance et un pourcentage des ventes, plutôt qu’un contrat standard de cession de droits. John Siciliano (Penguin) 䉴 Cela facilite les choses si l’auteur parle anglais, car on n’est pas limité aux critiques de presse écrite ; il peut faire des interviews TV et radio, et des lectures dans les librairies ; 䉴 Un livre trop long est dissuasif du fait des coûts de traduction supplémentaires. Fabrice Gabriel (ambassade de France, New York) 䉴 Ne pas sous-estimer l’influence souterraine des traducteurs ; 䉴 Ne pas hésiter à jouer la carte transnationale, et notamment européenne, car les éditeurs s’intéressent plus généralement aux littératures du monde. Dalkey Archive Press, par exemple, publie chaque année une anthologie européenne, Best European Fiction. Et huit instituts culturels européens coorganisent à New York le festival New Literature from Europe. Lucinda Karter (French Publishers’Agency/Bief) 䉴 On peut trouver difficile le fait qu’une histoire, commencée en France, montre un narrateur entreprenant un voyage. Si l’essentiel d’un roman a à voir avec la rencontre d’une autre culture, cela peut nuire parfois à l’intérêt du lecteur américain ; je dis bien « parfois ». Alfred Knopf, souligne l’agent François Samuelson, qui a été le premier directeur du Bureau du livre français à New York. Mais là aussi, le vent tourne : des personnalités de l’édition comme Stephen Morrison, le directeur éditorial de Penguin, ou Johnathan Karp, celui de Simon & Schuster, s’intéressent désormais de près au marché de la traduction. Comme le rappelle Albert Greco, les Etats-Unis sont un grand marché, et les éditeurs sont tous à la recherche d’un succès égal à celui de J. K. Rowling. < 21.