Devenir femme-sœur-épouse - Groupe de recherches sur les enjeux

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Devenir femme-sœur-épouse - Groupe de recherches sur les enjeux
Mémoire de Master 2 d’ethnologie
Devenir
femme-sœur-épouse
Les formes multiples et changeantes de la socialisation
sexuée à Lifou
(Nouvelle-Calédonie)
Mémoire de Master 2 de Hélène Nicolas
Dirigé par Françoise Douaire-Marsaudon
Université de Provence, UFR Civilisation et Humanité, département d’ethnologie.
MMSH, 5 rue de l’Horloge, 13 100 Aix en Provence
REMERCIEMENTS
Avant tout, je tiens à faire preuve d’humilité devant tous les gens de Lifou grâce à qui ce
travail existe. La parole de tous a été précieuse : celle des vieux hommes, des vieilles femmes, des
chefs, des hommes, des femmes, de jeunes gens et des enfants, que ce soit dans les paroles
quotidiennes, dans des confidences, dans des rires ou dans les multiples regards analytiques que les
gens de Lifou portent sur leur monde. Chaque parole a été une porte ouverte sur des petits bouts de
la réalité d’un autre monde que le mien. Que chacun en soit remercié.
Après un premier voyage, une première rencontre avec les associations de femmes de Lifou,
j’avais envie de revenir, non seulement pour revoir mes amis, mais aussi pour tenter de comprendre
comment la société de Lifou change, ce que vivent aujourd’hui les hommes et les femmes de Lifou.
Mais à chaque fois que j’ai posé des questions aux gens de Lifou, les réponses m’ont interpellée sur
ma société, et m’ont ouvert de nouvelles pistes de réflexions sur mon univers. La rencontre avec les
gens de Lifou ne m’a pas seulement montré d’autres façons de fonctionner ensemble, elle a
amplement contribué à ce que je développe un avis critique sur les façons de faire de ma société, et
notamment sur la condition féminine en France. La rencontre avec l’histoire coloniale de la France
a aussi considérablement changé ma vie, mon implication politique, ma perception du monde.
Comment dire mieux que les rencontres humaines que j’ai faites à Lifou m’ont bouleversée ?
Travailler sur la socialisation des filles de Lifou a été passionnant. J’espère que dans ce
travail, les paroles des femmes et des hommes ressortiront de façon fidèle. J’espère que ce travail
pourra être pour les gens de Lifou un regard, extérieur et incomplet, sur des changements sociaux
contemporains, un regard qui permet, parfois, de « mieux savoir où on en est, pour mieux savoir où
on va. »
Je remercie tout particulièrement Hnyapan Lapacas et sa famille, les gens de Jokin, la
famille Kakue, Waliseun Tetuanui et sa famille, les gens de Tingeting, les Luepack et les Passa, les
gens de Traput, la famille Qënënöj, Ponihmë Haluatr, la famille Ihage, Denise Kacatr et Billy
Wapotro, pour leur aide et soutien, mais aussi pour m’avoir fait partager leurs réflexions brillantes
et pour m’avoir parfois faite entrer dans leurs histoires.
Je tiens à remercier ma directrice de recherche, Françoise Douaire-Marsaudon, pour ses
précieux conseils. Je remercie aussi chaleureusement Raphaël-Emmanuel Verhaeren et Jean-Brice
Herrenschmidt pour leurs soutiens amicaux et intellectuels, ainsi que ma famille.
Enfin, je remercie tous les gens de Lifou et d’ailleurs qui m’ont aidée et soutenue pour ce
travail.
Je dédie ce mémoire à ma grand-mère, Renée Pélisson.
SOMMAIRE
Avertissements…………………………………………………………………………….p 5
INTRODUCTION……………………………………………………………………….p 6
Première partie
personne et identité de sexe
Chapitre 1 : La notion de personne en pays kanak……………………………………p 14
-
la notion de personne chez Maurice Leenhardt……………………………………p 14
déconstruction du mythe et revendication d’identité kanak ………………………p 15
identité et personne : quelques orientations théoriques……………………………p 16
Chapitre 2 : La dimension sexuée de la personne………………………………………p 20
-
l’androcentrisme dans l’ethnologie néo-calédonienne…………………………….p 20
l’anthropologie des genres…………………………………………………………p 23
la construction des identités sexuées : perspectives………………………………..p 28
Chapitre 3 : Méthodologie ………………………………………………………………p 34
-
contradictions et changements au cœur des données de terrain……………………p 34
la dimension historique……………………………………………………………..p 36
le positionnement de l’ethnologue………………………………………………….p 38
Conclusion…………………………………………………………………………………p 41
Seconde partie
la socialisation sexuée
Introduction……………………………………………………………………………….p 45
Chapitre 4 : Devenir un ou une « nyipi atr »……………………………………………p 46
-
la notion de personne à Lifou et son rapport aux savoirs claniques……………….p 46
les étapes de l’éducation familiale pour les filles et les garçons…………………...p 53
la socialisation différenciée…………………………………………………………p 58
Chapitre 5 : Etre sœur et épouse…………………………………………………………p 66
-
l’identité sexuée comme relation hiérarchisée : les relations mari-femme…………p 66
l’identité sexuée et relation de sexe relatif : les relations frère-sœur……………...p 72
Chapitre 6 : La personne sexuée………………………………………………………..p 78
-
catégories de sexe et mythes………………………………………………………p 78
la bipartition du monde……………………………………………………………p 86
Deux groupes sexués……………………………………………………………...p 88
personne et expérience de la domination………………………………………….p 90
Conclusion………………………………………………………………………………..p 97
Troisième partie
Les transformations des formes d’éducation
Introduction…………………………………………………………………………….p 101
Chapitre 7 : La scolarisation et les internats non-mixtes religieux (1840-1974)……p 102
-
la scolarisation à Lifou de 1840 -1970 …………………………………………..p 102
la scolarisation des filles : témoignages (1945 -1970)……………………………p 105
l’éducation familiale du temps des grand-mères………………………………….p 111
Chapitre 8 : Mixité et réussite scolaire des filles (1974-2004)…………………………p 114
-
la scolarité comme enjeu politique………………………………………………..p 115
un phénomène méconnu : les parcours scolaires des filles kanak (1974 -2004)….p 119
école mixte et socialisation familiale : rupture ou continuité ?...............................p 124
Chapitre 9 : L’école au cœur des stratégies féminines………………………………..p 132
-
former les filles……………………………………………………………………p 132
des transformations de la conjugalité ?……………………………………………p 138
les transformations des identités féminines……………………………………….p 143
Conclusion………………………………………………………………………………..p 151
CONCLUSION…………………………………………………………………p 154
Bibliographie………………………………………………………………………….…p 160
Filmographie………………………………………………………………………….…p 170
Avertissements
Les passages en italique se réfèrent aux discours des personnes de Lifou, qu'ils soient entre
guillemets ou présentés à la ligne.
Je mettrais en référence les noms, âges, professions et statuts des personnes interrogées,
excepté lorsque cela peut leur porter préjudice : dans ce cas-là, je garderai l'anonymat de mes
interlocuteurs.
Les passages entre guillemets et présentés à la ligne correspondent à des extraits de textes,
qu’ils soient d’ouvrages publiés ou non.
Les noms en "drehu" (langue de Lifou) seront orthographiés selon l'écriture proposée dans
le Qene drehu. Langue de Lifou. Méthode d’initiation. 2003. Nouméa. Collection langues kanak,
méthodes et documents, LTUNC et CDPNC.
Je mettrai la traduction entre guillemets en français, parfois entre parenthèses. Ces
traductions sont issues du dictionnaire de Léonard Drilë Sam, "Dictionnaire Drehu-Français",
Langues Canaques, n° 16, Nouméa, Coédition C.T.R.D.P. et C.P.R.D.P., ainsi que du Qene drehu.
Langue de Lifou. Méthode d’initiation. 2003. Nouméa. Collection langues kanak, méthodes et
documents, LTUNC et CDPNC.
INTRODUCTION
L’objet de ce mémoire de Master 2 est l’étude de la socialisation sexuée des filles de Lifou et
de ses transformations contemporaines.
Dans son étude sur les rapports entre les sexes en pays kanak1, C. Salomon fait apparaître
une dimension essentielle du changement des sociétés mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie en
situation post-coloniale :
« Parmi les enjeux politiques et sociaux qu’affrontent les populations mélanésiennes de NouvelleCalédonie, la transformation des relations ‘traditionnellement’ établies entre les sexes n’est pas des
moindres. »2
Selon elle, les femmes kanak ne taisent plus les violences qui leur sont faites. Elles font
appel au droit français, s’organisent en associations de femmes, ou s’impliquent dans de nouvelles
formes de conjugalité. Ce faisant, les jeunes femmes impulsent des transformations au sein des
rapports entre les sexes, marqués par un « antagonisme sourd »3.
Je propose ici d’appréhender ces évolutions au travers de l’étude des diverses manières dont
les jeunes femmes kanak ont été socialisées au sein de l’espace familial et scolaire, ces soixante
dernières années. On ne peut comprendre les transformations de ces deux espaces de socialisation
sans rappeler succinctement le passé colonial de la Nouvelle-Calédonie. De 1853 à 1864, la France
prend possession de l’archipel de Nouvelle-Calédonie : une grande île fertile et cinq îles
coralliennes, dans le Pacifique Sud. La Nouvelle-Calédonie devient une colonie pénitentiaire, ainsi
qu’une colonie de peuplement. Tout contribua à nier l’existence d’un peuple autochtone, que
certains considéraient comme une ‘race prête à s’éteindre’, sous le choc de la rencontre avec la
‘civilisation’4. Le Code de l’Indigénat (1887-1946) interdit la circulation des Kanak, les cantonnant
dans des réserves, et organisa des travaux forcés. Spoliés de leurs terres agricoles et de leurs lieux
de mémoire, décimés lors de la répression des insurrections de la fin du 19e et du début du 20e
siècle, les habitants de la Grande Terre virent leur organisation sociale ébranlée, et leur identité niée.
Seules les cinq îles coralliennes (Belep, l’Ile des Pins, et les trois îles des Loyautés : Maré, Lifou, et
Ouvéa) furent considérées comme des « réserves intégrales »5, du fait du peu de fertilité des terres
Dès les années 1970, vingt ans après que le Code de l’Indigénat soit aboli6, les mouvements
politiques mélanésiens se développent : relégués à la marge du système politique, économique, et
culturel du « Caillou »7, les Kanak revendiquent un rééquilibrage des inégalités entre les
communautés, la rétrocession des terres de leurs ancêtres, la reconnaissance de leur culture, et en
1975, l’indépendance. De 1975 à 1988, le ton monte, et les évènements de la grotte d’Ouvéa 8 font
craindre le début d’une guerre civile. En 1988, les Accords de Matignon9 sont signés, entamant un
1
J’ai choisi l’orthographe de « Kanak » telle qu’elle a été consacrée lors des Accords de Nouméa (en 1998) : « Kanak »
ne s’accorde pas, ni en genre, ni en nombre. Ce nom a été revendiqué par les indépendantistes comme étant le nom des
populations mélanésiennes de Nouvelle-Calédonie.
2
SALOMON. C. 2000. « Hommes et femmes. Harmonie d’ensemble ou antagonisme sourd ? », in A.Bensa et I.Leblic,
En Pays Kanak, Paris : Mission du patrimoine ethnologique, cahier 14.
3
SALOMON. C. 2000. : Op cit.
4
Pour une étude sur le racisme des politiques coloniales de Nouvelle-Calédonie, voir : BENSA A. 1995. « Chroniques
kanak. L’ethnologie en marche ». Ethnies, n° 18-19, vol 10.
5
Le fait que ces îles aient été classées réserves intégrales a comme conséquence que ce sont les chefs coutumiers qui
s’occupent de la gestion du foncier. Il n’y a pas de système de propriété privé sur ces îles, aujourd’hui encore, mais un
système de propriété clanique, c’est-à-dire que chaque membre d’une famille de Lifou a le droit d’avoir l’usufruit de
deux terrains : un pour construire sa case, et un autre pour cultiver un champ.
6
Les populations autochtones accèdent en 1946 à la citoyenneté française, et peuvent de ce fait voter et circuler de
nouveau sur le Territoire
7
Le « Caillou » est l’expression locale pour désigner la Nouvelle-Calédonie.
8
Le 22 avril, 27 gendarmes furent pris en otages dans la grotte de Gossanah (Ouvéa). Le 5 mai, une troupe du GIGN
prend d’assaut la grotte : quatre gendarmes, deux militaires, et dix-neuf indépendantistes sont tués.
9
Les Accords de Matignon prévoient le début d’un processus de rétrocession des terres, mettent en œuvre un
processus de rééquilibrage économique et politique en faveur des Kanak, notamment par la
formation des Kanak. Dix ans plus tard, en 1998, les Accords de Nouméa 10 entament un processus
de ‘décolonisation’. Le préambule affirme la volonté de créer un destin commun entre les
communautés en présence (Kanak, Caldoches _descendants des colons_, populations immigrées
d’Océanie et d’Asie du Sud-Est) :
« Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage.
L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun. »11
Selon C. Salomon, c’est au sein de ce processus de reconstruction identitaire que les femmes
kanak remettent en cause le rôle dévalorisé dans lequel elles sont assignées. Dans les sociétés
kanak, patrilocales et patrilinéaires, les femmes sont écartées des instances de pouvoir ‘coutumières’
et sont soumises à l’autorité maritale. Alors que se pose de façon pressante pour les peuples kanak
la question de ce qui fait la spécificité de leur « être ensemble » ainsi que la question de leurs
rapports aux autres populations, le statut des femmes fait débat. Ce débat est à la fois impulsé ‘de
l’extérieur’ avec par exemple l’application de la loi française sur la parité en politique lors des
dernières élections, et à la fois ‘de l’intérieur’ par les femmes kanak elles-mêmes qui s’organisent
en associations pour améliorer leurs conditions de vie, portent de plus en plus plainte pour les
violences qu’elles subissent, et de manière générale revendiquent une plus grande latitude quant à
leurs choix de vie. Au cœur de ce débat, c’est le rôle de l’école, institution qualifiée parfois de
coloniale par les indépendantistes, mais aussi parfois considérée comme indispensable à la
formation du peuple kanak, qui est questionné12.
La présente recherche résulte d’une enquête de terrain de cinq mois, menée en deux temps à
Drehu (Lifou), la plus grande Ile Loyauté de la Nouvelle-Calédonie. Evangélisée dès 1842, elle est
depuis 1864 une colonie française. La colonisation lie dès lors cette île du Pacifique au reste de la
Nouvelle-Calédonie dans un destin commun. Cependant, Lifou ne connut pas les spoliations
foncières qui bouleversent l’organisation sociale des habitants de la Grande Terre. A Lifou, les
pasteurs anglais et les maristes français regroupèrent les habitats autour des temples et des églises,
et l’administration coloniale délimita trois districts, nommant à leur tête les trois Grands Chefs
d’alors, ainsi que des petits chefs de ‘tribu’, choisis en général parmi les sujets des Grands Chefs.
Selon R.K. Howe13, les structures politiques de Lifou se sont stabilisées, et la religion chrétienne et
l’administration coloniale furent souvent instrumentalisées par les chefferies lifous14.
Les Iles Loyautés sont réputées pour avoir conservé une grande partie de leurs organisations
coutumières. Dans le même temps, la capacité des Loyaltiens à absorber des éléments culturels
exogènes, leur propension au changement culturel, a frappé nombre de voyageurs15. Qu’en est-il des
rapports entre les sexes ? Aujourd’hui, les gens de Lifou disent fréquemment que les rapports entre
les sexes ont changé, et les grands-mères constatent que la vie de leurs filles ne ressemble pas à
celle qui était la leur. De même, lors des entretiens que j’ai réalisés avec les femmes de Lifou, les
filles ont des représentations de leur identité féminine qui diffèrent de celles de leurs mères et
grand-mères. Cependant, alors que certains aspects de la vie des femmes a changé (accès au salariat,
choix plus fréquent du conjoint…), des femmes de Lifou me disaient aussi que rien n’a changé, que
programme de formation de cadres kanak, et reconnaissent les langues et arts autochtones. Les trois Provinces sont
crées : à la tête de chaque région est installé un gouvernement. Dans les Provinces du Nord et des Iles, des
gouvernements indépendantistes sont élus, et ceux-ci engagent un programme de développement des zones rurales
kanak. Dans chaque Province, une Délégation aux Droits des Femmes est créée.
10
En mars 1998, le RPCR, le FLNKS, et l’Etat français concluent l’accord de Nouméa, qui reconnaît la prééminence du
peuple kanak et le fait colonial, prévoit le transfert irréversible des larges pouvoirs au territoire, et d’un référendum dans
un délai de quinze ou vingt ans sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à l’indépendance.
11
Accords de Nouméa : Préambule.
12
PINEAU-SALAUN M. 2000. Les Kanak et l’école : socio-histoire de la scolarisation des Mélanésiens de NouvelleCalédonie (1853-1998).Thèse de doctorat de sociologie, soutenue à l’EHESS, Paris.
13
R.K.Howe, 1978, Les îles Loyauté. Histoire des contacts culturels de 1840 à 1900, Nouméa, Publication de la Société
d’Etude Historiques de la Nouvelle-Calédonie.
14
Ce point sera développé dans le premier chapitre.
15
HOWE R.K. 1978. Op cit.
la vie des femmes est toujours aussi difficile. Les chiffres des violences subies par les jeunes
femmes kanak reflètent cette réalité16 : 14% des femmes kanak déclarent avoir été victimes au cours
des douze derniers mois d’une agression physique et ou sexuelle, le plus souvent par un membre de
leur parenté. Les femmes les plus touchées sont celles de moins de 24 ans.
Comment appréhender le changement dans les rapports sociaux entre les sexes ? Lors d’une
première étude sur les associations de femmes, j’ai tenté non seulement d’évaluer l’impact de ces
regroupements sur la vie des femmes, mais aussi de découvrir quels enjeux sociaux forts – pour les
femmes, pour les hommes et pour la société en général – se trouvent au sein de ces associations.
Ces groupes féminins semblent jouer un rôle important pour la génération des femmes de plus de 40
ans vivant en milieu rural. Il y a à Drehu (« Lifou ») trois étapes dans la vie d’une femme : « fille » :
« jajiny » ; « femme mariée et mère » : « föe » ; et « qatreföe », c’est-à-dire « vieille femme ». Les
associations de femmes permettent aux femmes mûres de sortir de leur foyer, de gagner de petits
revenus et d’avoir un impact en tant que mères sur la vie du village. Cependant, les jeunes femmes
ou les filles considèrent souvent ces associations comme conservatrices. La majorité des
associations revendiquent pour les femmes un droit à la dignité en tant que mères et proposent des
activités élargissant les rôles féminins ‘traditionnels’, mais ne remettent pas directement en cause la
hiérarchie homme / femme. Elles perpétuent donc une conception de l’identité féminine dans
laquelle les jeunes femmes ne se reconnaissent pas forcément.
Selon C. Salomon, et selon J.M. Tjibaou17, les jeunes femmes kanak sont le moteur d’une
renégociation des rapports entre les sexes, adhérant moins totalement aux structures ‘traditionnelles’
qui les défavorisent. Quels sont les facteurs qui ont participé et participent encore à ce que les
jeunes femmes conçoivent leur identité de sexe différemment de leur mère ? Comment s’est opéré
ce changement ?
Ma problématique est née du recueil de données à priori contradictoires. En effet, lors de ma
première enquête sur les associations de femmes à Lifou, j’ai été confrontée à une multiplicité de
représentations de ce qu’est une femme au sein de la société lifou, à la fois dans le discours d’une
même personne, mais aussi entre les différents acteurs. Influencée par mes lectures en
anthropologie des genres, je m’attendais à ‘rencontrer’ une façon de concevoir les genres, différente
de celles qui ont cours dans l’univers occidental. Je m’attendais à analyser un ‘système de genre’
cohérent, même s’il était contesté, par les associations de femmes par exemple. La réalité s’est
révélée infiniment plus complexe. Par exemple, alors qu’un chef de clan me disait que les femmes
sont inférieures aux hommes « comme les deux parties d’une mâchoire : l’une supérieure, l’autre
inférieure, mais il y a besoin des deux. », un autre chef de clan affirmait « il n’a jamais été dit que
les femmes sont inférieures aux hommes. ». Des femmes valorisaient « la femme au foyer : sa place,
c’est à l’intérieur, dans l’ombre », quand d’autres femmes disaient « la femme kanak, elle sait
s’adapter, elle bouge souvent, elle change d’endroits… ». Quand certains invoquaient une
différence radicale de nature entre hommes et femmes au point de les comparer à deux espèces
animales différentes, d’autres affirmaient que les « deux sont pareils, on a le même cerveau, il n’y a
que le sexe [biologique] qui change », et d’autres me disaient encore que ce qui diffère est leur
destin social… Bref, je n’ai pas trouvé de façon mélanésienne ou typiquement lifou de
conceptualiser le genre.
Pourquoi une telle diversité de discours ?
En premier lieu, j’ai émis l’hypothèse que le système de genre à Lifou n’est pas forcément
homogène, que les identités sexuées peuvent s’expérimenter au sein de relations très différentes,
comme le sont celles entre époux et celles entre frères et sœurs, et que les symboliques attachées au
masculin et au féminin peuvent être multiples, et partiellement contradictoires.
16
C. SALOMON, C. HAMELIN. 2004. Genre et ethnicité des violences intra-familiales en Nouvelle-Calédonie.
Nouméa. Etude de l’INSERM, U88/IFR69.
17
TJIBAOU J -M. et MISSOTE P. 1976. Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie. Papeete : Editions du Pacifique.
Dans un second temps, il apparaît que les gens de Lifou composent leur identité sexuée en
référence à plusieurs modèles. En effet, la colonisation et la christianisation ont eu un fort impact
sur l’organisation sociale des sexes18, qui elle-même était avant leur arrivée selon toute
vraisemblance de type mélanésien, influencée par des modèles polynésiens19. Les premiers contacts
avec les commerçants occidentaux ont influencé la division du travail entre hommes et femmes, les
hommes s’embarquant massivement sur les bateaux. La christianisation a aussi transformé les
rapports entre les sexes, imposant une nouvelle organisation matrimoniale (en interdisant la
polygamie) et une nouvelle idéologie de la différence sexuée. Les conceptions de la maternité, du
couple, de l’éducation prodiguée par les femmes aux enfants, de la santé et de l’organisation de
l’espace du foyer sont très marquées par les religions chrétiennes, comme le démontre A. Paini dans
sa thèse.20
La colonisation française a eu un impact fort sur les rapports entre les sexes, par exemple du
fait des traitements différents imposés aux colonisés et aux colonisées (sous le Code de l’Indigénat
et dans la période qui s’en est suivie, les femmes kanak disposaient de moins de mobilité encore que
leurs congénères masculins, et étaient orientées vers des travaux dits féminins, tels femmes de
ménage, voire ‘bonnes à tout faire’…). Enfin, les modèles occidentaux des identités de genre ont
connu depuis un siècle des transformations très importantes, suite aux revendications féministes. La
société coloniale, néo-coloniale ou post-coloniale française (le choix des termes varie selon les
époques et les auteurs) a imposé et impose différentes représentations du genre par l’intermédiaire
de ses institutions (politiques, scolaires, médicales, juridiques…). Les jeunes gens de Lifou
expérimentent leur identité de sexe dans une scolarité mixte, basée sur un principe d’accès égal des
filles et des garçons à la scolarisation, mais s’identifient aussi aux séries télévisées occidentales, aux
publicités, qui véhiculent des modèles où les identités masculines et féminines sont très
différenciées.
La diversité des représentations de l’identité féminine doit aussi se comprendre dans la
dynamique historique des rapports, conflictuels ou non, entre Occidentaux et Lifous.
Afin de saisir cette diversité, j’ai choisi de réaliser une étude qui s’attache à montrer comment
les trois générations en présence (grands-mères, mères et filles) ont été éduquées, au sein de l’école
comme au sein de la famille. L’approche générationnelle me permet d’appréhender le mode selon
lequel les identités féminines et masculines se constituent dans l’éducation, et se transforment donc
en même temps que changent les contextes familiaux et scolaires dans lesquels les jeunes gens sont
socialisés.
Lors de ma seconde enquête de terrain, j’ai mené des entretiens de type ‘histoire de vie’ sur
l’éducation reçue, en accordant une attention forte à la différenciation des éducations données aux
filles et aux garçons. Dans tous les entretiens, il est apparu que de la naissance jusqu’au mariage, on
considère que les gens, hommes comme femmes, apprennent à devenir des « nyipi atr », c’est-à-dire
des « vraies personnes ». Apprendre à connaître et à expérimenter son identité de sexe, à se
comporter en tant que fillette, jeune fille, puis épouse et mère fait partie des choses importantes
pour devenir une vraie personne, pour « savoir qui on est ». Le mot « atr » m’a été traduit par
« personne », « être humain ». Mais comme le fait remarquer Billy Wapotro, « atr, c’est la même
racine que « atre », savoir, connaître. »21. Ce n’est pas un hasard si dans le mariage les hommes
18
JOLLY M. , MACINTYRE M. (dir.) . 1989. Family and Genders in the Pacific. Domestic Contradictions and the
colonial Impact. Cambridge : Cambridge University Press. Les auteurs de cet ouvrage rappellent l’impact qu’ont eu les
missionnaires sur la parenté et les rapports entre les sexes dans le Pacifique.
19
A Lifou, comme sur les autres Iles Loyauté, on garde le souvenir des migrations polynésiennes. Certaines familles
disent avoir des ancêtres tongiens, wallisiens et futuniens. Le sud de l’île est fortement marqué par ces influences, et on
explique le teint pâle des chefferies du sud par leurs origines polynésiennes. Il est intéressant de noter que le Grand
Chef actuel du district de Lössi s’est marié avec une Wallisienne, ce qui n’a surpris personne. De même, les structures
politiques de Lifou, très hiérarchisées, ont des caractéristiques mélanésiennes et polynésiennes.
20
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
21
Entretien avec Billy Wapotro, chef de clan, directeur de l’Alliance Scolaire, le 2 octobre 2005, Nouméa.
comme les femmes achèvent d’apprendre « qui ils sont », c’est-à-dire leurs relations de parenté
donc leurs liens politiques, et leur rôle futur dans « la petite et la grande famille », en tant
qu’homme « thupe tresij » ou femme « föe ». Les gens de Lifou disent souvent que c’est très
important pour quelqu’un de « savoir qui il est ». Il est courant de médire sur les « gens qui ont
grandi à Nouméa », de dire qu’ils ne savent pas qui ils sont, parce qu’ils ne connaîtraient ni leur
terre ni leur parenté. De même, d’une femme qui parle en public, certains diront qu’elle ne sait pas
qui elle est, qu’« elle nie son identité », qu’elle « prostitue son identité de femme. ». Lorsque les
gens disent à Lifou que quelqu’un ne sait pas qui il est, cela signifie plusieurs choses : qu’ils et elles
ne connaissent pas bien l’histoire de leur clan et donc quelles sont leurs terres22, qu’ils ne
connaissent pas non plus leur parenté, et n’adoptent donc pas les bons comportements avec les
membres de celle-ci. Mais aussi souvent qu’ils transgressent leur position hiérarchique, déterminée
par leur rang, leur sexe et leur âge.
Aujourd’hui, comme me le faisait remarquer Siwaneqatr Qenenöj, chef de clan, les personnes se
constituent au sein de deux lieux principaux:
« Nous, les Kanak, on a double école. Les enfants vont à l’école française, mais quand ils rentrent à la
maison on leur apprend aussi beaucoup de choses. »23
La réussite scolaire est très valorisée à Lifou : elle permet d’être armés pour affronter le monde
occidental, « construire l’avenir kanak », mais elle est aussi un nouvel enjeu de prestige et de
pouvoir entre Kanak, car les études permettent d’accéder à des emplois bien payés qui profitent au
clan, et à des postes politiques au sein des communes, partis, gouvernements, institutions
culturelles.... Simultanément, les personnes âgées de Lifou, comme de nombreux indépendantistes,
critiquent l’imposition de l’école ‘à la française’. Ils reprochent à cette institution de transformer
justement la constitution des personnes, leur rapport au monde et à la collectivité, notamment pour
les filles. Comprendre comment se transforment les identités sexuées est donc une problématique
qui s’inscrit dans un questionnement fort que les Kanak de Nouvelle-Calédonie adressent au
devenir de leurs sociétés. Les transformations des rapports entre les sexes, et celles de leurs
représentations, sont appréhendées localement par de nombreuses personnes non comme une
histoire qui trahirait leur culture, mais bien comme une recomposition, problématique, de cette
même culture ; ce que J-M. Tjibaou exprime en des termes devenus fameux : « Notre identité, elle
est devant nous. » 24
Le questionnement qui guidera mon étude est donc le suivant : Comment les identités sexuées
se constituent-elles au sein des deux lieux de formations que sont l’école et la famille?
Comment ces deux espaces de socialisation sexuée se sont-ils transformés, entre la période des
grands-mères et celle des filles d’aujourd’hui ? Quelles représentations de la personne sexuée
véhiculent-elles ? Quelles permanences et quels changements peut-on observer, et comment
peut-on les interpréter ?
Dans une première partie, je débattrai des notions de personne et d’identité sexuée, et de leur
usage dans les études sur le pays kanak. Après avoir fourni un aperçu critique de ces problématiques
dans l’ethnologie néo-calédonienne, j’expliciterai la méthodologie que j’ai choisie lors de l’enquête
de terrain. En effet, la perspective dynamique que je propose pour traiter de ces thématiques ne va
pas sans difficulté, étant donné le peu de documents historiques sur les questions de genre. De
même, la situation politique kanak, ainsi que le fait de favoriser une parole féminine dans un
contexte où ce sont plutôt les hommes ‘les experts’ de leur culture, impliquent des choix
méthodologiques spécifiques.
Dans un second temps, j’examinerai la notion de personne telle qu’elle m’est apparue à
Lifou, ainsi que les étapes de la constitution de cette personne au sein de l’éducation familiale.
J’insisterai ce qui est de l’ordre d’une éducation commune aux filles et aux garçons, et ce qui est
22
Ces savoirs identitaires sont considérés comme sacrés, secrets, essentiels à la constitution d’une personne.
Entretien avec Siwaneqatr Qenenöj, chef de clan, le 4 septembre 2005, Drueulu.
24
TJIBAOU J.-M. (édition établie et présentée par A.Bensa et Wittersheim E.). 1996. La présence kanak. Paris : Seuil.
23
différencié. Je tenterai d’analyser quelle place prend la dimension sexuée dans le vécu des
personnes, au sein des relations frères - sœurs et époux - épouse. Enfin, je formulerai des
hypothèses quant aux principes qui organisent les représentations de la différence sexuée à Lifou
aujourd’hui. J’espère démontrer que les identités de sexe s’activent dans divers types de relations,
que le principe hiérarchique est présent ou s’estompe en fonction des situations et des contextes, et
que le système de genre n’apparaît pas en définitive comme un ‘tout cohérent’.
Enfin, je proposerai une analyse de l’évolution de la scolarisation des filles. L’éducation
familiale, l’habitat, le mode de vie se sont aussi transformés, pour les grand-mères, comme pour les
mères et les filles de Drehu (Lifou). Les éducations changent en fonction de ce à quoi sont destinés
les enfants. Quels sont les nouveaux enjeux qui se dessinent pour les jeunes femmes kanak ? Je
tenterai de démontrer l’intérêt d’une étude des transformations du système de genre _et donc de la
conception de la personne_ quand elle est envisagée comme interdépendante des mutations
engagées par le peuple kanak.
Première partie :
personne et identité de sexe
Chapitre 1
La notion de personne en pays kanak
Dans ce premier chapitre, j’analyserai l’usage qui a été fait par M. Leenhardt de la notion de
personne en pays kanak, puis la critique qui a été faite de cette notion par A.Bensa et les
anthropologues contemporains. Enfin, j’expliciterai l’usage que je compte faire de cette notion.
La notion de personne chez Maurice Leenhardt
Maurice Leenhardt, missionnaire et ethnologue, écrit en 1947 « Do Kamo. La personne et le
mythe dans le monde mélanésien ».25 Il tente, dans cet ouvrage, d’expliquer comment les
Mélanésiens (en réalité les Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie et plus particulièrement ceux du
Centre de la Grande Terre) se perçoivent au sein du monde et dans leurs relations aux autres. En
prenant appui sur la notion de personne chrétienne, il cherche à comprendre si il y a une notion de
personne dans la pensée mélanésienne. Il s’inspire pour ce faire des théories de Lévy-Bruhl 26 : les
‘primitifs’ seraient dans une pensée du monde ‘mystique’, ‘pré-logique’, tandis que les ‘civilisés’
seraient parvenus à un stade supérieur d’évolution de la pensée, la ‘mentalité logique’.
Dans cette optique, Maurice Leenhardt affirme que ‘le Canaque’ ne fait pas de distinction
entre lui et le monde. Ses catégories de compréhension du monde seraient fondées sur le mythe.
« Dans un monde en dehors du temps, puisque sans profondeur, il n’y a ni passé, ni futur. Tant qu’il
ignore la profondeur, le Mélanésien ne peut donc avoir de notions claires de l’espace. »27
Les Kanak n’auraient donc ni la conscience du temps, ni celle de l’espace. Dans cette même
logique, les Kanak ne percevraient pas non plus leurs corps comme unité. Ils ne seraient donc ‘pas
encore’ des ‘personnes’ mais des ‘personnages’.28 En effet, pour Maurice Leenhardt, ‘le Canaque’ se
perçoit comme ‘vide’ : il reconnaît ses liens avec les différents parents, et ce sont ces liens qui le
fondent. Il ne percevrait pas de différence entre lui et quelqu’un qui occuperait la même place dans
le réseau de relations. La catégorie de personne mélanésienne ne fournirait donc pas de schéma
individuant de l’être humain. Leenhardt note cependant des formes d’individualisation dans la
parole ou dans le système scolaire. Il interprète la première forme _ par exemple, la prise de
position individuelle flagrante dans les discours coutumiers _ comme une exception et non comme
une forme normale, ce qui lui permet de conclure que ‘l’individu’ n’existe pas dans le système
canaque. Il affirme cependant qu’avec le progrès apporté par la scolarisation et la religion
chrétienne, la notion de personne apparaît, les ‘Canaques’ prenant conscience de leur corps et de
leur individualité.
Déconstruction du mythe et revendication d’identité kanak
Les anthropologues contemporains ont vivement critiqué l’œuvre de M .Leenhardt, et
surtout « Do Kamo », en particulier le fait que M. Leenhardt explique les différences de pensée
entre Occidentaux et Kanak par une différence de stade d’évolution. A.Bensa synthétise les
critiques adressées à M. Leenhardt :
25
M. LEENHARDT. 1947. Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien. Paris. Edition Gallimard.
L. LEVY-BRUHL. 1922. La mentalité primitive. Paris. Alcan.
27
M. LEENHARDT. 1947. Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien. Paris. Edition Gallimard : p.
229.
28
M. Leenhardt se réfère alors à l’étude de M. Mauss : ce dernier cherche à comprendre comment les êtres humains se
pensent en société comme des masques (endossant des rôles), puis des personnages, et enfin des personnes, des ‘égos’.
Si M. Mauss affirme que dans ces trois stades s’effectue un progrès de la pensée, il ne nie pas pour sa part le fait que les
gens ont une perception d’eux-mêmes et de leur agentivité propre. (MAUSS M. « Une catégorie de l’esprit humain : la
notion de personne, celle de ‘moi’ » in Sociologie et anthropologie. Paris. PUF : pp 333- 361.)
26
« Les catégories mélanésiennes de temps, d’espace, de corps, de personne, de mythe, etc., ainsi
élaborées épousent, sur le mode savant, les contours d’une image toute spontanément coloniale ‘du’
Kanak : une conception ‘ténue’ de l’espace, une ‘absence de temps’, une ignorance de son propre
corps, une conscience ‘mythique ‘ du monde, une personnalité faiblarde, … bref une identité
négative implicitement opposée, sinon par Leenhardt lui-même du moins par ses lecteurs, à celle des
colonisateurs. »29
M.Leenhardt ne perçoit pas non plus les conséquences directes de la situation coloniale, en
particulier les effets de l’application du Code de l’Indigénat (1887-1946) : les Kanak, cantonnés
dans des réserves, se voient privés de leur mobilité et de la maîtrise de leur avenir. Les études
d’ethnohistoire30 ont prouvé que les sociétés kanak connaissent depuis longtemps des formes
d’individualisation. Ce sont par ailleurs des sociétés ‘compétitives’. Les mythes ne sont pas le reflet
d’une vision floue et a-temporelle du monde : ils sont au contraire « les vecteurs essentiels d’une
réflexion politique prenant en charge le passé et l’avenir des groupes »31. De même, A. Bensa, M.
Naepels32, A. Saussol33, J. Guiart34 ont mis en évidence que les Kanak ont une « perception
itinérante et rayonnante de l’espace », selon l’expression d’A. Bensa. Enfin, J.C. Rivierre35 a
démontré que les analyses linguistiques de M. Leenhardt ne sont pas valides : à partir d’un mot ou
d’une façon de s’exprimer, M. Leenhardt voit sans cesse dans le vocabulaire des Kanak le signe
d’un stade de pensée inférieur….
A. Bensa utilise la notion ‘d’acteur’ et non celle de personne. En effet, il explique que lors
de sa pratique ethnologique, il a été confronté à une actualité (les revendications kanak) qui l’a
poussé à penser son travail comme éminemment historique. Depuis les révoltes indépendantistes,
les Kanak prennent la parole sur la scène mondiale, et revendiquent le droit pour leur culture
d’exister36. Les ‘primitifs’, qui paraissaient ‘agis’ dans les descriptions de M. Leenhardt se révèlent
être des acteurs politiques actualisant une identité kanak commune, au niveau de la scène
internationale. A. Bensa considère dès lors que les Kanak sont des acteurs stratégiques, et que
l’ethnologue doit s’attacher à comprendre les logiques spécifiques de leurs actions.37
Il tente, dans « Chroniques kanak », de présenter « les fondements de l’identité
mélanésienne ». Selon lui, les stratégies des kanak ne peuvent se comprendre sans prendre en
compte en premier lieu l’inscription de chacun dans un itinéraire qui fonctionne comme
généalogie : les ancêtres des clans et des lignées résident dans une série de lieux, et ceux-ci sont des
toponymes, se transmettant de façon patrilinéaire. D’autre part, chacun s’inscrit dans un territoire,
un village, où les différentes familles ont leur place et leur rôle en fonction de leur ancienneté.
Enfin, chacun occupe une place dans le système hiérarchique : dans cette société aristocratique, on
distingue les notables des gens du commun, et chacun est situé dans un ordonnancement de statuts
en fonction du critère d’ancienneté, où il est à la fois cadet/sujet des uns et aîné/chef des autres.
Chaque individu « se trouve dans un rapport de dépendance physique et spirituelle vis-à-vis de ses
oncles maternels et détient de ses parents paternels son statut social et foncier. »38 Les noms
attribués sont nombreux et renvoient à des composantes historiques de la personne et aux
possibilités qu’elles lui donnent. Mais au-delà de ces composantes de l’identité personnelle et
collective kanak, A. Bensa souligne que les Kanak ont de ‘nouvelles cartes dans leur jeu’ :
l’inscription dans différentes religions chrétiennes, dans différents partis politiques et institutions
29
BENSA A. 1995. « Chroniques kanak. L’ethnologie en marche ». Ethnies, n° 18-19, vol 10: p 126.
BENSA A et LEBLIC I, (dir.) . 2000. En pays kanak. Mission du Patrimoine ethnologique, Cahier 14, Paris.
31
Idem : p : 127.
32
NAEPELS M. 1998. Histoires de terres kanakes. Conflits fonciers et rapports sociaux dans la région de Houaïlou.
(Nouvelle-Calédonie). Paris : Belin.
30
33
34
GUIART J. 1992. La chefferie en Mélanésie (vol 1). Paris : Editions du Musée de l’Homme.
RIVIERRE J.C. BENSA A. 1946. « L’ethnolinguistique primitive. Canaques, encore un effort… » in Langues et
dialectes de l’Austro-mélanésie.Paris. Institut d’ethnologie.
36
TJIBAOU J -M. et MISSOTE P. 1976. Kanaké, Mélanésien de Nouvelle-Calédonie. Papeete : Editions du Pacifique.
37
BENSA A. et BOURDIEU P. 1995. « Quand les Canaques prennent la parole » : p 243-289. in A.Bensa. « Chroniques
kanak ». Ethnies n°18-19, vol 10.
38
BENSA A. 1990. « L’identité kanak. Croquis d’une civilisation. » in Comprendre l’identité kanak, Centre Thomas
More, Paris : p 9-35.
35
occidentales, la différenciation économique des niveaux de vie, l’urbanisation, l’intériorisation et le
rejet du racisme. Tous ces nouveaux éléments ont leur importance dans le processus de construction
identitaire kanak contemporain.
« Do Kamo » est donc un ouvrage qui constitue un apport controversé, à la fois dans
l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, et d’un point de vue théorique. En effet, on ne doit pas oublier
que cette oeuvre a marqué, au moment de sa parution, en 1947, une rupture par rapport au racisme
manifeste et violent dont étaient victimes les peuples autochtones, et tout particulièrement les
Kanak, au début du 20e siècle : il était courant de considérer que ces populations étaient à l’état de
barbarie, donc impossibles à ‘civiliser’39. Parce qu’il leur a reconnu une culture propre, intéressante,
et parce qu’il s’est engagé à leur côté, M. Leenhardt reste pour les Kanak une des figures majeures
de la défense des peuples kanak.40 Simultanément, « Do Kamo » reste une référence sur la culture
kanak, et légitime à posteriori en Nouvelle-Calédonie un racisme évolutionniste.41
« Do Kamo » est non seulement l’un des premiers grands ouvrages traitant des peuples
kanaks, il est aussi l’un des premiers à s’être intéressé à la notion de personne dans des cultures non
occidentales. Si son analyse reste celle d’un missionnaire qui ne reconnaît pas dans la culture kanak
une notion de personne (alors qu’il décrit parfois fort bien la notion locale de « kamo »), il ouvre,
malgré lui, une piste de recherche encore intéressante aujourd’hui : considérer la notion de personne
comme éminemment relationnelle. Je m’appuierai sur cette dimension de son travail.
Identité et personne : quelques orientations théoriques
Nous avons vu que la notion de personne telle qu’elle a été employée par M. Leenhardt a été
fortement critiquée, du point de vue des données empiriques comme d’un point de vue théorique.
Pourquoi réutiliser cette notion, et surtout comment ?
Si les notions mystiques de personne telles qu’ont pu les conceptualiser M.Griaule42 et M.
Leenhardt ont été dénoncées comme des notions très éloignées des réalités autochtones et procédant
d’une théologie plus que de l’ethnologie, ces ouvrages ont tout de même ouvert la voie au
questionnement suivant : comment se pensent les êtres humains au sein de leur monde, comment les
sociétés pensent-elles la fabrication et la construction des êtres humains ?
En Afrique, de nombreuses études ont démontré que la composition de la personne obéit à
une logique de disjonction inclusive d’éléments, dont une partie sont des éléments individuels, une
autre des éléments héréditaires, et une troisième des éléments symboliques (chez les Bambaras au
Soudan par exemple).43 J.-P. Olivier de Sardan démontre que chez Zonghai-Zerma (Est du Mali et
Ouest du Niger), il n’y a pas de grandes théories biologico-cosmologiques comme chez les
Bambaras ou chez les Dogons. Par contre, il affirme que l’idée locale de ‘personne accomplie
socialement’ est significative des clivages entre les groupes sociaux : « L’homme, le noble sont la
personne. Les femmes, les captifs ne sont personne. »44 E. Ortigues45. propose une analyse
particulièrement intéressante : il soutient que chaque élément constituant les personnes place celles39
Voir l’article d’I. MERLE dans : BENSA A et LEBLIC I, (dir.) . 2000. En pays kanak. Mission du Patrimoine
ethnologique, Cahier 14, Paris.
40
CLIFFORD J. 1987. Maurice Leenhardt. Personne et mythe en Nouvelle-Calédonie. Paris : J.-M. Place.
41
De nombreux métropolitains et ‘blancs’ résidant en Nouvelle-Calédonie ont lu cet ouvrage, dans l’intention d’avoir
un aperçu de la culture kanak. Les commentaires sur le fait que les Kanak n’avaient pas de notion du temps, ni de
l’espace, ni de notion de leur individualité alimentent aujourd’hui encore de nombreuses remarques racistes.
42
GRIAULE M. 1966. Dieu d’eau. Paris. Fayard.
43
FORTES M. 1973. « On the concept of the person among the Talensi » in La notion de personne en Afrique noire.
Paris. Ed du CNRS: pp 283-319.
44
OLIVIER de SARDAN J.-P. 1973. « Personnalité et structures sociales. (à propos des Songhays) » in La notion de
personne en Afrique Noire. Paris. Ed du CNRS : pp 421- 445 : p.439.
45
ORTIGUES E. 1985. « Le concept de personnalité. » Critiques. N° 456. pp 519-536.
ci dans une série de relations sociales. De même, en Amazonie, A. C. Taylor46 note que les Jivaros
incluent par moment dans leur catégorie de personne des animaux, des plantes, des artefacts. Ces
derniers sont considérés comme des personnes quand les Jivaros leur reconnaissent une forme
d’intentionnalité, d’agentivité. Ainsi, les Jivaros placent au cœur de la notion de personne l’idée de
sujet agissant.
La catégorie de la personne conserve pour certains anthropologues une forte valeur
heuristique. Cette notion est définie par l’Encyclopédie Universalis comme « le savoir d’une société
relatif à l’être humain en tant que situé à une place sociale qui est authentifiée, corrélative de droits
et d’obligations. »47 C.Levi-Strauss note combien cette identité personnelle est fortement organisée
selon des taxinomies et des classifications complexes : l’identité personnelle est hétérogène, pensée
en termes d’assimilation et de différentiations. Ainsi, la notion de personne est une notion qui est
utilisée par certains anthropologues, non pour distinguer les stades d’évolutions des sociétés, mais
plutôt pour comprendre comment les sociétés élaborent des êtres sociaux, différemment d’une
société à l’autre.
I. Théry48 souligne l’importance de considérer la notion de personne non comme une ‘présubstance’ dont on chercherait le contenu, mais comme une notion éminemment relationnelle, qui
permettrait de se distancier de la notion d’individu composé d’un corps et d’un esprit. Dans son
étude sur la fabrication des êtres humains chez les Ngaatjtjarra en Australie, L. Dousset 49 affirme
que la fabrication des personnes doit s’envisager comme un processus continu de socialisation. La
notion de personne doit être analysée selon lui plus comme une conséquence de ce processus, et non
comme une série de principes fixés par une théologie locale plus ou moins reconstituée par le
chercheur.
Je me situerai donc dans la perspective théorique de I. Théry et de A. Dousset. Ces deux
conceptions me permettront de me détacher de l’aspect substantialiste et a-temporel de la notion de
personne telle qu’elle a été construite dans l’occident chrétien, sans pour autant remplacer cette
notion par celle d’individu. Je chercherai donc à analyser comment les personnes se construisent à
Lifou, selon quels processus de socialisation, et selon quelles modalités relationnelles. Chercher
comment se construisent aujourd’hui les personnes à Lifou est une prémisse indispensable à mon
sens pour saisir par la suite comment l’on inscrit dans les êtres sociaux les identités de sexe.
La catégorie de la personne est étudiée en anthropologie au travers de divers objets
d’étude : du point de vue de la reproduction, de la fabrique des êtres humains 50 ; du point de vue de
la dation du nom51, en tant qu’inscription dans un système social complexe d’identités héritées,
multiples, individualisées, etc ; du point de vue des initiations, du corps52, des processus de
socialisation et d’éducation53 ; du point de vue des relations de parenté54. En Nouvelle-Calédonie,
C. Salomon a mené une étude sur la conception du corps comme lieux privilégiés d’observation et
46
TAYLOR A.C. 1996. « The soul’s Body and its States. An Amazonian Perspective on the nature of being human.”
Journal of the Royal Anthropologiacl Institute. Vol 2, n°2.
47
ENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS. 2005. “La personne”.
48
THERY I. 2005. Les différents sens du mot personne : une notion pour les sciences sociales. Intervention orale lors de
la 3e journée sur la dimension sexuée de la personne, le 28/ 02/ 2005 à l’EHESS Marseille.
49
DOUSSET L. 2005. De la fabrication des êtres humains chez les Ngaatjatjarra :incertitudes sur les origines de la
personne en Australie. Intervention orale lors de la 3e journée sur la dimension sexuée de la personne, le 28/ 02/ 2005 à
l’EHESS Marseille.
50
GODELIER M. 2004. Métamorphoses de la parenté. Paris. Fayard ; PONS C. 2002. Le spectre et le voyant. Les
échanges entre morts et vivants en Islande. Paris. PUPS.
51
ORTIGUES E. 1985. « Le concept de personnalité. » Critiques. N° 456. pp 519-536.
52
BONNEMERE P. 1996. Le pandanus rouge. Corps, différence des sexes et parenté chez les Ankave-Anga. Paris.
CNRS-Editions.
TCHERKEZOFF P. 2003. Faa Samoa. Une identité polynésienne (économie, politique, sexualité). L’anthropologie
comme dialogue culturel. Paris. L’Harmattan.
53
LAHIRE B. 2001. « Héritages sexués : incorporation des habitudes et des croyances. » in BLOSS T. (dir). 2001. La
dialectique des rapports hommes-femmes. Paris. PUF : pp 9-21.
54
DOUAIRE-MARSAUDON F. 1996. Les premiers fruits. Parenté, Identité sexuelle et Pouvoirs en Polynésie
Occidentale (Tonga, Wallis et Futuna). Paris : CNRS, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.
de compréhension de la catégorie kanak de personne 55.
Pour ma part, je tenterai d’analyser dans un premier temps les discours sur la notion de
personne, fréquemment développés lors de mes entretiens : en effet, il est courant que les personnes
âgées, les « qatr », c’est-à-dire les « vieilles personnes », parlent de comment il faut faire pour
former les enfants à devenir des ‘vraies personnes’. Je tenterai ensuite de comparer ces discours
aux pratiques sociales qu’ils sont censés décrire : je m’attacherai à mettre en lumière les divers
processus de socialisation (familiaux et scolaires) des personnes, ainsi que les étapes qui
transforment les « nekönatr » (« personnes enfants ») en « nyipi atr » (« personnes vraies »,
« adultes ») à Lifou. Je démontrerai que les dispositifs de socialisation des personnes peuvent
différer fortement d’une part en fonction des périodes historiques, et d’autre part en fonction de la
position sociale des différents acteurs de cette société. Je tenterai de rompre avec une vision fixiste
et essentialiste de la personne, et je m’attacherai à intégrer un double aspect dynamique : considérer
que la ‘personne’ s’élabore dans le temps par une série de processus, mais aussi que la notion de
personne lifou est une notion historiquement constituée. En effet, la conceptualisation de la
catégorie de personne à Lifou est le fruit d’une histoire qui intègre certains éléments culturels, suite
aux nombreux contacts avec des pratiques et des représentations occidentales.
Je m’appuie donc à la fois sur le travail de M. Leenhartd et sur celui d’A. Bensa. La notion
de personne relationnelle, présente dans l’œuvre de M. Leenhardt, a à mon sens une forte valeur
heuristique : je tenterai de démontrer comment, à Drehu, les gens se perçoivent et se considèrent
comme des « noeuds relationnels », comme des êtres constitués par les relations qu’ils
entretiennent. Cependant, je ne me situe pas dans la perspective de M. Leenhardt lorsqu’il nie toute
forme d’individualité aux Kanak. De même, les discours sur la catégorie kanak de personne sont à
analyser dans les processus contemporains d’affirmation de l’identité kanak, et de revendication de
participation active (politique, culturelle et économique) dans la société calédonienne.
Je considère donc que les gens de Lifou sont des acteurs stratégiques, dans l’optique d’A.
Bensa. Je m’éloignerai pourtant de l’une des perspectives qu’il adoptait en 1990, à savoir que « les
représentations de la personne, des ancêtres, de la maladie, de la nature et de la société demeurent
spontanément kanak »56. Il me semble au contraire particulièrement intéressant d’analyser la façon
dont les institutions chrétiennes par exemple ont eu un impact sur les conceptions de la personne, de
la société… J’espère démontrer que le christianisme, ainsi que la scolarisation laïque, à Lifou du
moins, ont considérablement influencé les représentations locales, et à fortiori les représentations de
l’identité de sexe chez les personnes lifous. Dans ce travail, je tenterai aussi de rompre avec
l’androcentrisme qui concerne l’ensemble de la littérature anthropologique néo-calédonienne,
jusqu’aux analyses de A. Paini57 et de C. Salomon, en mettant au jour ce qui, aujourd’hui, constitue
une des dimensions fondamentales des personnes kanak : la dimension sexuée.
55
SALOMON C. 1998.« La personne et le genre dans le Centre Nord de la Grande Terre », Gradhiva, n°23 : p 80-100.
BENSA A. 1990. « L’identité kanak. Croquis d’une civilisation. » in Comprendre l’identité kanak, Centre Thomas
More, Paris : p 9-35.
57
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
56
Chapitre 2
La dimension sexuée de la personne
Dans ce second chapitre, je mènerai une critique de l’androcentrisme dans l’ethnologie néocalédonienne. Je réaliserai ensuite un bilan des apports de l’anthropologie des genres dans la
connaissance des sociétés kanak. J’expliciterai enfin quelle sera ma perspective quant à l’inscription
des identités sexuées dans les personnes.
L’androcentrisme dans la littérature néo-calédonienne
Tout lecteur qui s’intéresse à la culture kanak, que ce soit au travers des écrits
anthropologiques, ou des productions culturelles locales, est en droit de se demander si la société
kanak est bien composée à moitié de femmes. En effet, les études anthropologiques sur la NouvelleCalédonie sont pour la plupart marquées par le bais androcentrique. Il faudra attendre en ethnologie
les premiers écrits en 1993 de C. Salomon58 et d’A. Paini59, pour que les femmes kanak soient prises
en compte dans l’analyse comme des actrices sociales importantes (par exemple dans les relations
de guérissage, ou dans des associations), et pour que les rapports entre les hommes et les femmes
deviennent un objet d’étude.
On peut constater dans les études ethnologiques concernant l’Océanie un retard flagrant du
point de vue de la prise en compte de la question des sexes en Nouvelle-Calédonie. Les premières
études sur la construction sociale des caractères sexués, sur la sexualité et la répartition des tâches
hommes - femmes ont débuté en Mélanésie et en Polynésie avec d’éminents anthropologues tels M.
Mead60 et B. Malinowski61. Les women’s studies dans les années 1970, puis les gender studies dans
les années 1980, se sont développées en Océanie avec les études de M. Strathern62, M. Godelier63,
M. Jolly64, A. Weiner65... Je propose de montrer ici en quoi la critique de l’androcentrisme, réalisée
par les women’s studies dans les années 1970, reste une critique pertinente quant à la majorité des
études ethnologiques sur les kanak.
Le biais scientifique consistant à oublier la dimension sexuée de la vie sociale a été qualifié
d’androcentrisme. Pour N. C. Mathieu,
« La mise en évidence de ‘l’androcentrisme’ (« male bias ») de la pensée scientifique était d’autant plus
cruciale en anthropologie que, discours produit par un certain type de sociétés, elle est aussi un discours
sur des sociétés « autres » certes, mais souvent tout aussi androcentriques (d’où renforcement des deux
idéologies). »66
En effet, de nombreuses études en anthropologie, parce qu’elles étaient produites par des
anthropologues occidentaux masculins, ont invisibilisé les femmes des populations étudiées. Les
activités féminines ont été pendant longtemps sous-évaluées, leurs stratégies et leurs échanges omis.
58
SALOMON-NEKIRAÏ C. 1993. Savoirs, savoir-faire, et pouvoirs thérapeutiques. Guérisseurs kanaks et relation de
guérissage dans la région Centre-Nord de la Grande-Terre. Paris : EPHE.
59
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
60
MEAD M. 1963. Moeurs et sexualité en Océanie. Paris. Terre Humaine Poche.
61
MALINOWSKI B. 1927. Sex and Repression in Savage Society. Cleveland. New-York. World Publishers Company.
62
STRATHERN M. 1972. Women in Between. Female roles in a male world : Mount Hagen, New Guinea. Boston.
Rowman and Littlefield Publishers, Inc.
63
GODELIER M. 1982. La production des Grands Hommes. Paris : Fayard.
64
JOLLY M. , MACINTYRE M. (dir.) . 1989. Family and Genders in the Pacific. Domestic Contradictions and the
colonial Impact. Cambridge : Cambridge University Press.
65
WEINER A. 1983. La richesse des femmes, ou comment l’esprit vient aux hommes. Iles Trobriand. Paris : Seuil.
66
MATTHIEU N-C. 2000. « féministes (études) ». In BONTE-IZARD. Dictionnaire de l’ethnologie et de
l’anthropologie. Paris. PUF/ Quadrige : p. 276.
Par exemple, A. Weiner 67: démontre que B. Malinowski n’avait tout simplement pas décrit les
rituels où les femmes étaient prédominantes : les rituels funéraires, qui mobilisent une quantité
considérable d’individus des deux sexes dans l’année, éclairent pourtant fortement la
compréhension du système symbolique trobriandais, dans lequel les hommes, du côté du pouvoir
historique, et femmes, du côté du pouvoir a-historique, sont complémentaires. De même, la
catégorie femme, en sociologie, en histoire, ou en ethnologie, a longtemps été considérée comme
‘naturelle’, alors que ce sont les sociétés qui, par un travail culturel, fondent la différence sexuée en
nature, particulièrement le féminin.68
Les women’s studies, puis les gender’s studies ont démontré que les catégories de sexe sont
variables à la fois historiquement dans une culture, et d’une culture à l’autre. Il a fallu attendre les
années 1970 pour que le travail de production des femmes, leur rapport aux outils69 et instances
politiques soient pensés en terme de relations de domination, quand cela était le cas. De même, dans
les années 1980, le travail de reproduction effectué par les femmes n’est plus étudié comme un fait
naturel, et la place que tient chacun des sexes dans les représentations de la reproduction devient un
objet d’étude. N. C. Mathieu conclut :
« Bref on constate une asymétrie dans le traitement méthodologique accordé aux deux sexes et une
absence d’intégration ou une intégration inadéquate des femmes dans les modèles théoriques comme dans
les descriptions empiriques des formations sociales. »70
De Maurice Leenhardt aux anthropologues contemporains, au sein des théories
anthropologiques sur la Nouvelle-Calédonie :
1) il n’est jamais précisé ou presque si l’auteur parle seulement des activités des hommes ou
des deux sexes, ou si dans l’activité décrite, les rôles féminins et masculins sont différenciés ; et
quand l’auteur remarque que les activités sont différenciées, les activités féminines ne sont pas
étudiées ;
2) les descriptions des rapports entre les sexes se font l’écho des idéologies locales sur la
‘complémentarité entre les sexes’, énoncées par les détenteurs (masculins) de ‘la parole’ sur leur
culture, sans comparer les dires de leurs interlocuteurs avec la pratique, et sans en relever les
contradictions, ou sans en tirer les conclusions. Au point que, si M.Leenhardt remarque à juste titre
que « dans la nature, la demeure, l’organisation sociale, tout est homme ou femme, et c’est là la
première classification dont il ne faut jamais se départir. »71, nous pourrions penser que tout est
homme ou femme… sauf les personnes !
C. Salomon fait remarquer le silence de M. Leenhardt, de J. Guiart et d’A. Bensa sur les
violences faites aux femmes, qu’il s’agisse de violences idéologiques ou de violences physiques72.
Elle souligne le fait que pour M. Leenhardt, ce qui est du côté du féminin est du côté du folklore, et
que les rites impliquant des femmes ne sont pas étudiés73. Les objets d’étude des successeurs de M.
Leenhardt sont centrés sur des activités ou des prérogatives dites masculines, et les femmes n’y
apparaissent que rarement, leurs implications et leurs stratégies étant omises.
Il m’a été couramment dit par des ethnologues (hommes) qu’ils ne connaissaient pas
l’univers féminin, car ils ne pouvaient réaliser des entretiens avec des femmes, à cause de la jalousie
de leurs maris. Mais il y a de nombreuses femmes qui ne sont pas mariées, d’autres dont le mari
serait d’accord de laisser leur femme parler avec un homme, et les vieilles femmes, pourtant
67
68
WEINER A. 1983. La richesse des femmes, ou comment l’esprit vient aux hommes. Iles Trobriand. Paris : Seuil.
MATTHIEU N.-C. 1991. L’anatomie politique. Catégorisations et idéologie du sexe. Paris. Côté-femmes Editions.
TABET P. 1979. “Les mains, les outils, les armes.” L’Homme, vol 19, n° 3-4: p 5-61.
TABET P. 1985. « Fertilité naturelle, reproduction forcée ». in N-C.Matthieu (ed), L’arraisonnement des femmes.
Essais en anthropologie des sexes. Paris : Editions de L’EHESS.
70
MATTHIEU N-C. 2000. « féministes (études) ». In BONTE-IZARD. Dictionnaire de l’ethnologie et de
l’anthropologie. Paris. PUF/ Quadrige : p. 277.
71
LEENHARDT M. 1937. Gens de la Grande Terre (Nouvelle-Calédonie). Paris. Gallimard : p. 22.
72
SALOMON C. 1998.« La personne et le genre dans le Centre Nord de la Grande Terre », Gradhiva, n°23 : p 80-100 :
p. 82.
73
SALOMON C. 2003 : "Maternité et transformations sociales", dans H. Mokaddem (ed) Approches autour de Culture
et Nature dans le Pacifique Sud, Expressions, Nouméa.
69
détentrices de beaucoup de savoirs, souvent veuves, ne sont pas soumises au contrôle de leur
mari… D’autres anthropologues arguent ne pas avoir besoin d’interroger des femmes car l’activité
étudiée (jugée intéressante) n’implique pas les femmes. Par exemple dans une étude sur les réunions
des chefferies, représentées et dirigées en immense majorité par des hommes, il ne servirait à rien
d’interroger les femmes. Elles auraient pourtant sûrement un avis sur le fait qu’elles n’ont pas le
droit d’assister (sauf exception) aux réunions qui se déroulent dans la Grande Case (lieu où les
femmes ne peuvent pénétrer), ou rappelleraient que les longues discussions masculines ne
pourraient se faire si elles ne gardaient pas pendant ce temps-là les enfants de leurs maris, ou si elles
ne faisaient pas la cuisine pour eux ; ou si elles ne constituaient pas les liens de l’alliance…
Il me semble aussi que la prise en compte de la dimension sexuée comme dimension
culturelle à proprement parler n’est pas choisie comme sujet d’étude, car il y a des correspondances,
ou des ressemblances entre le système de genre kanak, et le système français. En effet, par exemple,
le fait que l’époux ait l’autorité dans le couple, ce qui est légitimé à Lifou par l’organisation
chrétienne de la conjugalité, est opératoire en Kanaky comme en France, et d’éminents
anthropologues rétorquaient à mes observations « mais c’est pareil chez nous ! », ce qui signifierait
que des phénomènes similaires en Kanaky et en France ne seraient pas digne d’une analyse.
Alors que certains objets d’étude tels que le lien entre les Kanak et la terre, ou le rapport des
Kanak au savoir sont depuis le début de l’anthropologie des sujets étudiés, réétudiés, nous sommes
dans le flou le plus total quant au rapport qu’ont les femmes kanak à la terre ou au savoir ! Pire :
quand, par souci déontologique, on fait apparaître les femmes dans la description, il n’est pas rare
que faute d’une étude réelle des rapports entre les sexes, ou d’une connaissance de l’anthropologie
des genres, on arrive à une surinterprétation des faits. Par exemple, A.Bensa écrit :
« Les relations entre hommes et femmes sont marquées par une forte division des tâches. Les femmes
jouent un rôle central dans l’entretien de la vie quotidienne de la famille : s’occuper des enfants, aller
chercher de la nourriture dans les champs, transporter le bois, puiser l’eau, faire la cuisine. Les hommes
travaillent aux champs ou vont pêcher, mais se consacrent aussi beaucoup à la réflexion et à l’érudition
nécessaires au bon fonctionnement de la vie sociale élargie (…). S’ils assument un rôle politique majeur, ils
sont en retour plus contraints, soucieux et retenus que leurs épouses ou filles, certes astreintes à de
nombreuses tâches matérielles mais libres d’une expression plus spontanée. La société kanak connaît une
nette idéologie de la domination masculine. »74(les italiques sont de moi).
Si A.Bensa a le mérite d’introduire la dimension sexuée dans la notion d’identité kanak,
cette description est hautement critiquable. La première critique qui peut s’adresser à l’ensemble du
texte est que s’il note une « nette idéologie de la domination masculine », il ne va pas jusqu’à
intégrer ce type de domination dans son analyse de la hiérarchie et des relations de domination chez
les Kanak qu’il fait par ailleurs (dans le même texte !). De même, il prend en compte une « nette
idéologie » mais ne va pas jusqu’à parler d’une ‘forte pratique’ de la domination masculine. Cela
apparaît dans sa façon de décrire la ‘division du travail homme-femme », description qui
s’apparente fortement avec celles qu’ont pu me faire des chefs de clan. Nous pouvons remarquer en
premier lieu que le vocabulaire qui concerne les activités des femmes n’est peut être pas très
approprié : quand les hommes « travaillent aux champs », les femmes vont « y chercher de la
nourriture », et « s’occupent des enfants », ce qui sous-entend qu’elles ne travailleraient pas aux
champs (ce qui est faux). Quand à s’occuper des enfants, ne serait-il pas plutôt les élever, les
nourrir, les soigner, et… en produire, en grand nombre. Mais pendant ce temps, les hommes font le
travail d’érudition « nécessaire au bon fonctionnement de la vie sociale ». On peut se demander ce
qui est « nécessaire », et pourquoi ce sont uniquement des hommes qui le font. Il me semble de
même qu’il est présomptueux de dire que cette activité engendre le « bon fonctionnement de la vie
sociale » : on peut émettre des doutes sur ce jugement de valeur, les sociétés ne ‘fonctionnant’ pas
toujours ‘bien’, et pas pour tout le monde. Nous avons également l’impression que tous les hommes
travaillent à l’érudition, tandis que les femmes sont maintenues dans un état infantile, et peuvent du
fait de leur insouciance « être libres d’une expression plus spontanée » ! Les hommes sembleraient
porter le lourd fardeau de la gestion politique, tandis que les femmes feraient de nombreuses tâches,
74
BENSA A. 1995. « Chroniques kanak. L’ethnologie en marche ». Ethnies, n° 18-19, vol 10: p. 47
mais tellement plus légères… Enfin, il peut paraître curieux de dire que les femmes sont « plus
libres d’une expression spontanée », alors que l’on sait qu’elles n’ont pas le droit de parler (ou
même d’être présentes) dans les réunions coutumières, et que si, dans le foyer, elles disent des
choses qui déplaisent à leur mari, celui-ci est en droit de les faire taire, y compris en utilisant la
violence.
Si A. Bensa affirme par la suite que des femmes « seront amenées à jouer un rôle important
dans la lutte pour l’indépendance et l’avènement d’une société transformée », nous pouvons
remarquer qu’en 1990, les femmes kanak jouent déjà un rôle important dans les luttes
indépendantistes, comme financeuses et gestionnaires pratiques des mouvements indépendantistes,
et comme femmes engagées en politique… Jusqu’à C.Salomon et A. Paini, aucun anthropologue n’a
pensé à se demander si la catégorie ‘femme’ était opératoire en pays kanak, ni comment celle-ci est
construite. Et encore moins la catégorie homme. Au point que l’on pourrait dire que la culture kanak
décrite dans de nombreux textes est la culture des hommes kanak.
L’anthropologie des genres
En Océanie, M. Mead75 s’est attachée à fournir des descriptions sur la manière dont on
éduque les enfants, nés mâles ou femelles, différemment d’une société à l’autre, dans des
écosystèmes pourtant proches (aux Iles Samoa en 1928, puis dans trois sociétés de Nouvelle-Guinée
en 1948). Elle met en avant deux idées principales : la première est que les différences de caractères
entre les humains des différents peuples sont dus au fait que ces humains sont éduqués
différemment dans les sociétés. Elle rompt avec l’idée que les différences entre les cultures sont
dues à des stades d’évolution entre les ‘races’, ou sont le fruit d’adaptations à des écosystèmes
différents. Dans un deuxième temps, elle met aussi en évidence que la différence biologique entre
homme et femme ne signifie rien en elle-même : ce sont les sociétés, qui, du fait qu’elles traitent et
élèvent les garçons et les filles de façon différente, en font des êtres sociaux différents. En témoigne
le fait que les rôles et les caractéristiques attribués au féminin et au masculin varient d’une société à
l’autre. La question de la socialisation différenciée selon le sexe a donc une longue histoire en
Océanie.
Il faudra attendre cependant les années 1960, et particulièrement 1970 pour que les études
sur la question des sexes se développent. Les « women’s studies », ou études féministes, ont
commencé par faire une critique épistémologique de l’androcentrisme dans les sciences sociales, et
ont réalisé des monographies où les femmes sont au cœur de l’analyse. Ces premières études
féministes ont développé plusieurs perspectives d’études. Certaines insistent sur le pouvoir « réel »
des femmes, quoique moins visible que celui des hommes. D’autres s’attachent aux conditions
d’apparition de l’inégalité entre les sexes dans les différents contextes socio-historiques : par
exemple, E. Leacock76 affirme qu’il y a plus d’égalité entre les sexes dans les sociétés de chasseurs
cueilleurs, ce qui est contesté depuis77. Un troisième courant mettra au cœur de ses études l’analyse
des mécanismes, idéels et matériels, de reproduction des inégalités entre hommes et femmes. Dans
cette perspective ‘marxienne’ ou ‘matérialiste’, il ne s’agit plus de visibiliser les femmes dans les
relations entre les sexes, mais plutôt de visibiliser l’oppression des femmes dans la différenciation
des sexes. L’article de P. Tabet78 sur la différentiation du travail entre hommes et femmes met en
lumière le fait que les hommes accaparent les moyens de production clefs (outils, techniques,
capitaux, terre, main d’œuvre) et les moyens de défense et de violence, d’où la maîtrise de
l’organisation symbolique et politique par les hommes. Les « women’s studies » ont donc posé la
question de l’implication sociale des femmes, et de leur subordination, universelle ou non.
75
76
MEAD M. 1963. Moeurs et sexualité en Océanie. Paris. Terre Humaine Poche.
LEACOCK E. 1978. « Women’s status in egalitarian society: implications for socail evolution.” Current
Anthropology 19, 2 : 247-275.
77
Par exemple par M. GODELIER. 1982. La production des Grands Hommes. Paris : Fayard
78
TABET P. 1979. “Les mains, les outils, les armes.” L’Homme, vol 19, n° 3-4: p 5-61.
Au cours des années 1970, les « women’s studies » font place à un nouveau courant : les
« gender studies ». Ce dernier insiste sur la nécessité de problématiser la notion de ‘sexe’. C. P. Mac
Cormack et Marylin Strathern, dans l’ouvrage « Nature, Culture and Gender » critiquent à la fois la
perspective de C. Levi-Strauss, et celle de S. Ortner : ces derniers, quoique différemment, fondent le
masculin et le féminin dans les catégories occidentales de la nature et de la culture. Or, selon C.P.
Mac Cormack,
« Those who have developped the nature-culture-gender thesis root femalness in biology and maleness in teh
social domain. (...) But the link between nature and women is not a ‘given’. Gender an its attributes are not pure
biology. The meanings attributed to male and female are as arbitrary as are the meanings attributed to nature and
culture. »79
Les notions de nature et de culture, loin d’être universelles, se révèlent être des notions
occidentales construites en Europe à partir du 17e siècle. L’analyse d’autres sociétés ne peut donc se
fonder sur cette dichotomie. Et l’analyse du genre féminin ne peut postuler que ce dernier est plus
‘naturel’ que le genre masculin.
La notion de « gender », ou « sexe social » se généralise, afin de se détacher d’une
conception naturaliste des sexes : les études se concentrent dès lors sur les rapports sociaux de sexe,
ainsi que les relations du masculin et du féminin. N.-C. Matthieu définit le concept de genre en ces
termes :
« Toutes les sociétés élaborent une grammaire sexuelle (du ‘féminin’ et du ‘masculin’ sont imposés
culturellement au mâle et à la femelle) mais cette grammaire idéelle et factuelle outrepasse parfois les
évidences biologiques. D’où l’utilité des notions de ‘sexe social’ ou de ‘genre’ pour analyser les formes et les
mécanismes de la différentiation sociale des sexes. »80
Ainsi la notion de genre est considérée comme un système culturel de pratiques et de
symboles, où hommes et femmes sont impliqués. Tenter de comprendre les « systèmes de genre »
des autres sociétés, c’est à la fois considérer la différenciation des conditions de vie des hommes et
des femmes en société, mais aussi analyser les idéologies qui organisent les différences sexuées et
les légitiment.
L’aspect symbolique de la différence sexuée apparaît dès lors comme un élément fondamental
pour la compréhension des rapports sociaux de sexe. Par exemple, M.Godelier démontre comment
tout le système idéologique Baruya fonde et légitime la domination masculine81. L’explication du
monde, entre autre du fonctionnement biologique de la procréation, explicité et intégré par les
hommes durant les rituels initiatiques, organise la soumission des femmes. Selon lui, ces pratiques
symboliques sont :
« une manière de faire passer les idées du monde de la pensée dans le monde des corps, de la nature,
et en même temps de les transformer en rapports sociaux, en matière sociale. » (p.347).
Il démontre que la sexualité et ses représentations fonctionnent comme une « machine
ventriloque » : lieu de la reproduction sociale, elles fondent la domination, totale chez les Baruyas,
des hommes sur les femmes. Il explique que la part idéelle du réel 82, ou les représentations
collectives, partagées par les dominants comme par les dominés, permet le consentement de ceux-ci à
la domination, le langage idéologique faisant apparaître la place des dominés comme ‘naturelle’,
inscrite dans l’ordre des choses, dans leur corps.
Cela est contesté par N. C. Matthieu83. En effet, selon elle, les différentes contraintes
matérielles qui pèsent sur la vie des femmes ont pour conséquence l’aliénation de leur conscience.
Fatiguées par des travaux morcelés, ne disposant souvent que de peu de temps de loisir et d’un
accès restreint aux théories sur le monde, mais aussi victimes de traumatismes et de répression
violente quand elles contestent leur condition, les femmes semblent plus ‘céder’ à la domination
79
MAC CORMACK C. P. 1980. « Nature, culture and gender : a critique. » in MAC CORMACK C. P., STRATHERN
M. Nature, culture and gender. Cambridge. Cambridge University Press, p1-24 : p.18.
80
N.-C. Matthieu. 2000. « sexes (différenciation des) », in Bonte P. et Izard M. Dictionnaire de l’ethnologie et de
l’anthropologie. Paris : Presses Universitaires de France : p 661.
81
GODELIER M. 1982. La production des Grands Hommes. Paris : Fayard
82
M.Godelier, 1978, « La part idéelle du réel. Essai sur l’idéologie. » L’Homme, vol 18 (3-4) : pp 155-188.
83
MATTHIEU N-C. 1985. « Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience
dominée des femmes, et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie », in N-C.Matthieu, éd,
L’arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes. Paris : Ed. de l’EHESS.
qu’y ‘consentir’.
Dans une perspective structuraliste et comparative, F. Héritier84 affirme que la pensée de la
différence entre les sexes est un des fondements de la pensée de la différence dans les sociétés.
Selon elle, les êtres humains organisent leur connaissance du monde à partir du constat qu’il existe
deux sexes : à partir de l’observation de cette différence fondamentale, le monde est pensé en deux
catégories, l’une associée au féminin, l’autre au masculin.
« En résumant, on pourrait dire que la différence entre les sexes est, toujours et dans toutes les sociétés,
idéologiquement traduite dans un langage binaire et hiérarchisé »85
Ces deux catégories, exclusives l’une de l’autre, sont différenciées en valeur : le pôle
masculin y est considéré comme supérieur. F. Héritier affirme que la « valence différentielle des
sexes » est universelle, et que celle-ci constitue le 4e pilier des structures sociales. Cette valence
différentielle des sexes assure la domination masculine, et cette dernière se fonde sur
l’appropriation par les hommes du pouvoir de fécondité des femmes.
A l’inverse de la démarche de F. Héritier, C. Delphy86 considère que le genre précède le
sexe. Selon elle, c’est la différenciation et la hiérarchisation entre deux groupes constitués sur des
indicateurs biologiques choisis culturellement (le fait d’avoir ou non un pénis), qui constituent deux
et seulement deux sexes. La construction du genre revient donc à celle de la hiérarchie entre les
sexes, et l’on ne peut concevoir de ce qu’il adviendrait de la bipartition des êtres humains en deux
catégories sexuées, si cette hiérarchie venait à disparaître. Dans sa perspective, la différentiation des
êtres humains en hommes et en femmes (le genre) est donc le fondement de la constitution et du
maintien d’une hiérarchie.
De nombreuses études se sont consacrées et se consacrent aujourd’hui à l’étude de la
manière dont les sociétés pensent la différence sexuée, entre autre les phénomènes de ‘transgenre’ 87,
significatifs de la façon dont les sociétés articulent le lien entre sexe biologique et genres.
De même, des études récentes s’attachent à prendre en compte les différentes dimensions
sexuées de la vie sociale, comme le rapport frère - sœur, souvent oublié. Considérer le discours
sexué au sein des systèmes sociaux dans leur globalité permet de résoudre un certain nombre
d’énigmes anthropologiques. Par exemple, F. Douaire-Marsaudon88 propose une explication du
statut prestigieux dont jouissent les femmes à Tonga. A Wallis et Futuna, comme à Tonga, elle
démontre que la dichotomie sexuelle est pensée de façon privilégiée au sein des rapports frères –
sœurs, et que cette relation structure et régule les « kainga », groupes de parenté et de résidence
ayant un chef. En effet, les relations entre les frères et les sœurs, et leurs enfants, organisent non
seulement la solidarité entre « kainga », mais aussi la pérennité du monde. Elle affirme que :
« le domaine du politique et les représentations de l’intimité corporelle _dont la sexualité_
n’apparaissent pas comme des instances séparées et autonomes ; l’un et l’autre sont, au contraire, liés par des
métamorphoses étroitement interdépendantes. »89
S. Tcherkézoff90 démontre que l’identité féminine des Samoanes est divisée en deux pôles :
sœurs respectées et adorées d’une part, et femmes – femelles d’autre part, c’est-à-dire avec qui les
hommes peuvent avoir des relations sexuelles, potentiellement violentes. Il met en lumière les
84
HERITIER F.1996. Masculin/féminin. La pensée de la différence. Paris : Odile Jacob.
F.Héritier. 1981. « La femme dans les systèmes de représentation. Entretien avec F.Héritier. » in Sullerot.E (dir). Le
fait féminin. Paris : Fayard : p 397.
86
DELPHY C. 1991. « Penser le genre ». In HURTIG M-C., KAIL M., ROUCH H. (eds). 1991. Sexe et genre. De la
hiérarchie entre les sexes. Paris : CNRS Editions : p 89-102.
87
Par exemple SALADIN D’ANGLURE. 1992. « le ‘troisième’ sexe » La Recherche. n° 245, juillet-août : p.836-844. Il
examine chez les Inuit des cas où des enfants naissent avec un sexe en désaccord avec leur genre, déterminé par
l’ancêtre s’incarnant dans l’enfant.
88
DOUAIRE-MARSAUDON F. 1996. Les premiers fruits. Parenté, Identité sexuelle et Pouvoirs en Polynésie
Occidentale (Tonga, Wallis et Futuna). Paris : CNRS, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.
89
Idem : p.298.
90
TCHERKEZOFF S. 2001. Le mythe occidental de la sexualité polynésienne. 1928- 1999. Margaret Mead, Derek
Freeman et Samoa. Paris. PUF.
85
logiques locales qui articulent les identités sexuelles à celles de l’univers social, séparant le genre
féminin en deux catégories. Cela explique les erreurs de M. Mead comme celle de Freeman quant à
l’analyse de la sexualité des jeunes filles Samoanes, analyses fortement orientées par le mythe
occidental de la sexualité polynésienne.
C. Barraud91 propose une analyse de la façon dont les sociétés distinguent les sexes dans le
vocabulaire de parenté. Elle s’intéresse à ces termes car :
« le vocabulaire de parenté nous amène à penser les catégories indigènes et à nous éloigner des nôtres
(celles des sociétés occidentales) c’est-à-dire à penser comparativement. C’est-à-dire penser
comparativement la distinction de sexe, c’est la comprendre au-delà d’une simple dichotomie universelle
homme-femme. ».
Elle insiste sur le fait qu’il faut comprendre comment les sociétés distinguent les sexes, en
relation, au sein de sociétés holistes, dans la perspective de L. Dumont92. Elle met en lumière
l’existence de trois types de distinctions de sexe : le sexe absolu, le sexe indifférencié, et le sexe
relatif. Ce dernier « marque la distinction de sexe (les deux sexes sont signifiés dans leur
différentiation) sans spécifier directement le sexe de la personne désignée ».93 Dans sa perspective,
« l’objet scientifique est de déterminer la valeur de la distinction de sexe et sa place dans l’idéologie
globale, à partir des relations qui l’expriment. »94 Cette façon de concevoir la question des sexes
tente de dépasser, dans la perspective de M. Strathern95, une problématique des relations hommes –
femmes, où les notions occidentales d’inégalités et de domination sont prégnantes.
Qu’en est-il de l’anthropologie des genres en Nouvelle-Calédonie ? C. Salomon, dans son
article « Hommes et femmes. Harmonie d’ensemble ou antagonisme sourd ? »96, se consacre à
l’étude des rapports sociaux de sexe dans le Centre Nord de la Grande Terre. Son analyse se situe
dans l’optique de P.Tabet : elle étudie « le terrain de base des rapports sociaux de sexe : la
reproduction, ses représentations, sa gestion et son contrôle. »97. Elle révèle que les discours
lénifiants sur la complémentarité homme / femme affirment simultanément un « absolu de
distinction et de hiérarchie entre homme et femme »98. En effet, selon elle, il existe en pays kanak
deux catégories sexuées exclusives l’une de l’autre, et hiérarchisées : les femmes doivent occuper
des espaces distincts de ceux des hommes, et montrer de l’humilité envers les hommes par toute une
série de postures physiques et de termes de respect. De même, parmi les éléments (plantes, lieux,
attitudes…) qui sont associés au masculin et au féminin, les éléments masculins sont mis ‘avant’ et
‘plus haut’, et sont les éléments les plus valorisés.
La sexualité des femmes est conçue comme éminemment dangereuse :
« [elle] participe ouvertement de l’anti-social si elle n’est pas assujettie. (…) Ils [les hommes]
reconnaissent leur utilité [aux femmes] à tisser ou renforcer des relations sociales en se mariant et en
enfantant. Ils ne valorisent que cette dimension qui les installe dans l’espace domestique. »99
L’appropriation de cette sexualité féminine est instituée dans le mariage, où la fille est
‘payée’. Cependant, avant le mariage, les jeunes gens font l’expérience « d’une sexualité de viol
chez les garçons, et de soumission chez les filles »100 . Dans bien des cas, le consentement des
femmes dans les rapports sexuels n’est pas jugé comme nécessaire. Une fois mariées, elles devront
servir leur mari, et leur donner beaucoup d’enfants. La maternité est au cœur de la définition de la
91
BARRAUD C. 2001. « La distinction de sexe dans les sociétés. Un point de vue relationnel. » Esprit, mars-avril 2001 :
p 105-129.
92
DUMONT L. 1983. Essais sur l’individualisme. Paris : Seuil, coll. « Esprit ».
93
BARRAUD C. 2001. « De la distinction de sexe dans les sociétés. Une présentation. » in BARRAUD C., ALES C.
(dir). 2001. Sexe relatif ou sexe absolu. Paris : Editions de la Maison des Sciences de l’Homme : p.23-99 : p.44.
94
Idem : p.53.
95
STRATHERN M. 1987. “L’étude des rapports sociaux de sexe: évolution personnelle et évolution des théories
anthropologiques.”Anthropologie et Société, vol 11, n° 1: p 9-18.
96
97
SALOMON C. 2000a. « Hommes et femmes. Harmonie d’ensemble ou antagonisme sourd ? », in A.Bensa et I.Leblic,
En Pays Kanak, Paris : Mission du patrimoine ethnologique, cahier 14 : p. 312.
98
Idem : p. 313.
99
Idem : p. 319.
100
Idem : p. 325.
féminité.
C. Salomon décrit un système patrilinéaire et patrilocal, où les chefferies sont monopolisées
par les hommes, ce qui rejoint l’analyse de A. Paini101 sur Lifou. Cette dernière souligne que les
femmes sont définies dans un rôle maternel, imposé en partie par les missions chrétiennes, rôle qui
leur sert de levier à la revendication d’un plus grand investissement dans la communauté. Je me
baserai davantage sur l’étude de C. Salomon, car A. Paini, soucieuse d’analyser la manière dont les
hommes et les femmes tracent les « frontières de la différence » entre les sexes, de par leurs
positionnements différents envers ce qu’elle nomme la « modernité », occulte les faits de
domination existant entre hommes et femmes. Elle affirme par exemple que les femmes kanak de
Lifou sont ‘mobiles’, libres de leurs allers et venues. Pourtant, la mobilité des femmes mariées
« föe » est totalement sous le contrôle de leur mari : une épouse sortant sans l’accord de celui-ci est
susceptible de se faire accuser d’adultère, et de se faire battre. Ainsi, alors qu’elle étudie les
associations de femmes, elle n’a pas perçu un de leur rôle fondamental : permettre aux femmes de
sortir de leur foyer102.
Selon C. Salomon, actuellement, les femmes kanak tentent de reprendre du pouvoir en
investissant pleinement leur rôle maternel. Elles ne remettent pour autant pas en cause l’idéologie
de la domination masculine. Elles valorisent plutôt le fait que sans elles, les clans n’existeraient pas,
soulignant l’importance de l’alliance qu’elles tissent entre les clans du fait de leur pouvoir de
fécondité. 103Cependant, « la sphère conjugale présente une structure de pouvoir contradictoire entre
l’autorité masculine (au sens de commandement) et la gestion quotidienne effective, souvent
exclusivement féminine. » 104 Les rapports homme / femme sont marqués par un antagonisme sourd,
et les femmes de fort caractère développent toutes sortes de stratégies visant à reprendre du pouvoir
sur leur progéniture ou à humilier leur mari en cas de maltraitance. Si l’éthos de soumission et
d’humilité est une prérogative forte chez les femmes, cela ne veut pas dire que les femmes ne
contestent jamais cette soumission inconditionnelle, individuellement ou en groupe. L’appartenance
à un rang plus élevé que le mari, le fait d’avoir rempli ses devoirs maternels comme la capacité à
gagner un revenu et à faire appel au droit français, voire à user d’une certaine violence verbale ou
physique, sont des éléments utilisés pour faire face à un mari jugé despotique. Les sociétés kanak ne
sont donc pas selon C. Salomon ‘homogènement viriarcales’, même si les disparités et la hiérarchie
entre hommes et femmes y sont très marquées.
Dans ce texte, C.Salomon fait une analyse qui d’une part prend en compte les femmes dans
les sociétés kanak, et d’autre part examine les rapports homme / femme au travers des relations
conjugales et des métaphores du discours sociales sur les catégories du féminin et du masculin.
Dans une perspective « marxienne », elle met en lumière le rapport hiérarchisé entre hommes et
femmes, ainsi que l’exercice d’une domination masculine violente. A. Paini rappelle l’impact des
missions chrétiennes et des échanges culturels dans la conceptualisation des identités sexuées.
La construction des identités sexuées : perspectives
En regard de ces différentes théories, mon questionnement est de deux ordres : Comment les
gens de Lifou pensent-ils la différence sexuée ? La différence sexuée est-elle pensée seulement en
terme d’une opposition, comprise dans la relation sexuelle, ou y a-t-il d’autres types de relations
101
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
102
NICOLAS H. 2003. Sortir de l’ombre. Etude anthropologique des associations de femmes à Lifou, NouvelleCalédonie. Mémoire de maîtrise, soutenu à l’Université de Provence : p.59.
103
Son analyse se rapproche de celle de M. Strathern, qui démontre que les femmes, jouant sur leur rôle de liens entre les
familles, gagnent en autonomie dans un monde dominé par les hommes : STRATHERN M. 1972. Women in Between.
Female roles in a male world : Mount Hagen, New Guinea. Boston. Rowman and Littlefield Publishers, Inc. Je reviendrai
sur cette idée que les femmes sont du côté de la fécondité, chapitre 6.
104
Idem : p.331
sexuées ? Tous les rapports homme / femme s’expriment-ils sous la forme d’une hiérarchie ?
Il s’agit donc tout d’abord de m’intéresser aux logiques de conceptualisation des identités de
sexe propres aux gens de Lifou, au sein de diverses relations sexuées.
Mon questionnement concerne aussi les aspects dynamiques des identités de sexe. A Lifou,
aujourd’hui, comment inscrit-on dans les personnes les identités de sexe, par le biais de quelles
pratiques ? Quels rôles jouent respectivement la socialisation familiale et la socialisation scolaire
dans la construction des identités sexuées ? Comment ces lieux de socialisation se sont-ils
transformés ? Quels impacts ont ces transformations sur les identités de sexe ?
Lors de l’introduction de ce mémoire, j’ai mis en évidence le fait que, lors de mon premier
terrain, j’ai tenté de décrire une catégorie de l’identité féminine à Lifou, ainsi qu’un système de
genre cohérent. Or, je n’ai pas pu délimiter une façon univoque et homogène de concevoir l’identité
féminine, ou de concevoir les rapports entre hommes et femmes et entre les catégories du masculin
et du féminin. Dans la perspective de F. Douaire-Marsaudon, je tenterai de démontrer dans ce
mémoire que :
« la définition de l’identité sexuelle ne résulte pas d’une interprétation monolithique, donnée une fois
pour toute et perpétuée inchangée par la société, mais qu’une telle définition, constituée de multiples
facettes, demeure au contraire tributaire des transformations induites par l’histoire. »105
En effet, si la perspective de C. Salomon nous éclaire sur la présence et les fondements d’un
fort antagonisme entre les sexes en Grande Terre (ce qui est courant en Mélanésie106), le rapport
hommes - femmes reste analysé au travers de la relation conjugale, et des représentations de la
reproduction. Les figures de la pollution féminine, ainsi que l’appropriation, symbolique et
matérielle, de la fécondité des femmes, sont au cœur des rapports de domination des hommes sur les
femmes en Mélanésie107. Cette étude se consacre donc à étudier l’antagonisme entre les sexes,
phénomène majeur en pays kanak, qui fait d’ailleurs depuis 10 ans l’objet de contestations.
Si l’analyse de C. Salomon reste pertinente à Lifou (chapitre 5), je tenterai cependant
d’élargir le questionnement. La deuxième partie de ce mémoire propose trois pistes de recherches.
La première concerne la socialisation sexuée des personnes à Lifou, c’est-à-dire les processus par
lesquels on inscrit les identités sexuées au sein de la construction des personnes. Dans un deuxième
temps, l’analyse de la relation d’époux et de la relation frère – sœur montrera différents types de
relations sexuées. La troisième piste de recherche concerne les catégories du féminin et du
masculin : je tenterai de percevoir comment les mythes nous informent sur la multiplicité des
identités sexuées. J’espère démontrer dans cette seconde partie qu’au sein des relations familiales, il
n’y a pas univocité de l’identité féminine.
Je tenterai dans un premier temps d’analyser comment le gens de Lifou inscrivent des
identités sexuées au sein de la construction des personnes.
En Mélanésie, de nombreuses études analysent la « dimension sexuée de la personne »108. En
effet, cette dimension semble fondamentale dans la compréhension de comment se constituent les
personnes et de quoi celles-ci sont constituées. A. Strathern109 affirme qu’en Mélanésie, la personne
est ‘divisible’ :
« Discussions of the contrast between blood and semen or flesh and bone predominate, and contrasts of
this kind mark out not the individual, but the ‘dividual’, the person as a product of a structured and
partitioned kin network. »110
105
DOUAIRE-MARSAUDON F. 1996. Les premiers fruits. Parenté, Identité sexuelle et Pouvoirs en Polynésie
Occidentale (Tonga, Wallis et Futuna). Paris : CNRS, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme : p.298.
106
Pour l’analyse de la figure de la confrontation entre les sexes : GUIDERI R. 1975. « Note sur le rapport mâle-femelle
en Mélanésie ». L’Homme, vol 15, avr-juin : pp 103-119.
107
P. Bonnemère, dans son introduction, retrace ce débat, vieux de plus de cinquante ans : BONNEMERE P. 1996. Le
pandanus rouge. Corps, différence des sexes et parenté chez les Ankave-Anga. Paris. CNRS-Editions.
108
J’utiliserai cette expression, qui me semble avoir une forte pertinence, qui a été employée au cours de l’année
scolaire 2004-2005 pour un cycle de séminaires à l’EHESS, dirigé par I. Théry et F. Doauire-Marsaudon.
109
STRATHERN A. 1994. “Keeping teh Body in Mind”, Social Anthropology, 2 (1): 43-53.
110
Idem : p.44.
Pour A. Strathern, les représentations des substances qui composent les personnes nous informent
sur le fait que chacun est construit de relations masculines et féminines, mais ce qui est mâle et ce
qui est femelle est distingué et distinguable à l’intérieur de chacun. A Tubetube, par exemple, la
personne est composée d’os femelles (formés grâce au lait maternel), et de chair et de sang mâles
(formés par les substances mâles et les aliments)111.
Au sud de l’Inde, C. Busby112 parle de personne mosaïque : « si il y a une équivalence de
l’homme et de la femme en tant qu’ils sont tous deux construits en mosaïque, il y a en même temps
une distinction radicale entre les substances (de genre) mâles et femelles. » (p. 270). Ainsi, alors
qu’il y a originellement une certaine androgynie des personnes (bien qu’une distinction radicale en
elles de ce qui est de l’ordre du masculin comme du féminin), les sexes sont séparés par un travail
culturel important.
Dans le Centre Nord de la Grande Terre, en Nouvelle-Calédonie, C. Salomon a réalisé une
étude sur les relations entre le genre et la personne, à partir de l’analyse des représentations de la
procréation et du corps dans la constitution des identités sexuées. Elle affirme que la personne
kanak :
« est le produit d’une dualité entre principes mâles et femelles, dont rendent compte les explications
kanakes de la complémentarité du couple dans le processus de conception d’un enfant (…). La même
logique du deux structure en effet à la fois la perception du sexe, les théories de la procréation, et celles de
la construction de l’identité. »113(p. 81).
Mais ces deux termes sont considérés comme antagoniques, et leur rencontre comme une
confrontation, comme le note R. Guideri chez les Wogeo de Nouvelle-Guinée114. Les représentations
du corps, de la personne et de sa création dans la reproduction sont « des lieux (…) de pouvoir,
constitutifs de la domination masculine et de la résistance des femmes à cette domination. » (p.82).
Le fœtus, fruit de la rencontre du sang du père et de la mère (qui se confrontent, doivent être de
même qualité, et dont un des termes peut dominer l’autre) deviendra dans le ventre de la mère une
personne, animée par un souffle vital dont le principe est individuel, puisque l’on dit que l’enfant
naît par son propre désir. Le père apporte son sang (contrairement à la thèse de M. Leenhardt, qui
avait noté que le père ignorait son rôle en l’affaire) et il n’y a pas de pratiques roboratives (nourrir
l’embryon avec son sperme). Mais on ne trouvera pas de notion de personne mosaïque, c’est-à-dire
qu’il n’y a pas de parties masculines et féminines à l‘intérieur du corps de chacun.
Cependant, chacun sera inscrit dans une lignée utérine et agnatique : les germains se
distinguent les uns des autres par le sexe, par le rang d’aînesse, par le nom (choisi dans l’une des
deux lignées), et par les particularités physiques ou psychiques du totem de la lignée qui a approprié
l’enfant, c’est-à-dire la lignée qui lui a donné son nom. L’identité féminine est inscrite dans le corps
des femmes, du fait de leur sang menstruel, qui est considéré comme polluant et dangereux pour les
hommes. De même, la maternité est perçue comme l’essence même de l’identité féminine. A
l’inverse, comme cela est courant en Mélanésie, il faut ‘fabriquer’ des garçons. En témoignent les
magies lors des grossesses. De même, la présentation de l’enfant à sa parenté est réalisée le 4 e jour
pour le garçon, le 5e pour une fille, signifiant déjà que les hommes doivent ‘passer avant’ (cela se
retrouve lors du deuil).
Dans les générations précédentes, les garçons subissaient plusieurs rites : sevrage, première
coupe de cheveux, subincision, puis rite d’initiation dans la case des hommes. La plupart de ces
rites ont disparu, mais on en trouve encore des traces ou des substituts, comme le départ pour
l’armée française. L’idéal de séparation entre garçons et filles est encore très présent : les hommes
doivent fréquenter au minimum les femmes. Cet agencement est typiquement mélanésien. La
hiérarchie entre homme et femme est aujourd’hui maintenue, et légitimée, par un degré de violence
111
MACINTYRE M. 1989. “The triumph of the susu. Mortuary exchanges on Tubetube.” In F.H. DAMON and R.W.
WAGNER, eds. Death rituals and life in the societies of the Kula ring. DeKalb. Northern Illinois University Press. 1989
: 133-152.
112
BUSBY C. 1997. “Permeable and partible persons :a comparative analysis of gender and body in South India and
Melanesia.” Journal of the Royal Anthropological Institute. N.S. 3.2 : pp261-278.
113
SALOMON C. 1998.« La personne et le genre dans le Centre Nord de la Grande Terre », Gradhiva, n°23 : p 80-100.
114
GUIDERI R. 1975. « Note sur le rapport mâle-femelle en Mélanésie ». L’Homme, vol 15, avr-juin : pp 103-119.
des hommes envers les femmes, jugé normal.
« Si les femmes et les hommes sont perçus comme des personnes (kämö en a’jië, âboro en paicî) à
part entière, ces personnes ne sont pas pour autant des êtres égaux en droit, de même qualité dira-t-on
par référence à ce qui distingue, dans ces sociétés fortement hiérarchisées, les gens du commun de ceux
de rang élevés. » (p.93).
Les savoirs liés à la communication avec les ancêtres sont réservés aux hommes, mais les
femmes gèrent quasi exclusivement toutes les médecines liées au domaine de l’enfantement.
Comme C. Salomon le notait dans son analyse de l’antagonisme sourd qui régit les rapports homme
/ femme, « s’il faut de la disparité, de la hiérarchie, aucune des parties ne doit totalement soumettre
l’autre sous peine d’annuler justement l’intérêt » (p.81).
La plupart des représentations quant à la fabrique des personnes sexuées présentes en Grand
Terre se retrouvent à Lifou115.
Dans ce présent mémoire, je m’intéresserai à un autre aspect essentiel de la construction des
personnes, que C. Salomon ne fait qu’évoquer :
« l’identité de l’enfant qui est à la fois biologique et sociale n’est pas donnée d’emblée. Le moment
de la conception marque le point de départ d’un processus de construction qui se constitue
différemment selon que cet enfant est fille ou garçon et ne s’achève qu’au moment où il est socialement
devenu un homme ou une femme. » (p.87).
Ainsi, je tenterai de fournir l’analyse de la construction actuelle des identités sexuées des
« gens de Lifou », les « angatre Drehu », au sein des étapes de la socialisation familiale : comment
fait-on pour transformer les enfants « nekönatr » en femmes « föe » et en hommes « trahmany » ?
Deux dimensions semblent fondamentales dans la construction des personnes de Lifou : la
connaissance des lieux de son clan (et donc du rapport aux ancêtres) et de son positionnement
relationnel parmi ‘les vivants’.
Après avoir démontré que les personnes, filles comme garçons, reçoivent un apprentissage
qui les constitue comme « noeuds relationnels », je mettrais en perspective deux relations de « sexe
relatif » : la relation d’époux et la relation frère - soeur. Contrairement à C. Barraud, je ne me
contenterai pas de l’analyse des termes de parenté, au sein d’un système de valeur global, mais je
me pencherai sur les modalités relationnelles de ces deux couples, afin de proposer des pistes de
recherche quant à l’implication de ces relations sexuées au sein des relations claniques.
Enfin, pour terminer cette seconde partie, j’analyserai les catégories du masculin et du
féminin, utilisées pour qualifier non seulement des hommes et des femmes, mais aussi des clans,
des plantes, des travaux (…). Que signifie l’emploi de ces catégories ? Que nous disent les mythes
sur les relations sexuées ? Au vu de ces trois angles d’analyse (socialisation des enfants, relations
d’époux et frères-sœurs, catégorisations du masculin et du féminin), je tenterai de formuler des
hypothèses quant aux logiques qui articulent les identités sexuées à Lifou.
Les identités de sexe se construisent dans un premier temps au sein de l’univers familial.
Cependant, les anciens comme les jeunes gens de Lifou sont aussi socialisés au sein des écoles.
Après avoir démontré que les identités de sexe ne sont pas univoques au sein des systèmes de
représentations des gens de Lifou, je tenterai de percevoir l’aspect dynamique des identités sexuées.
Au travers des récits de trois générations de femmes qui ont connu l’école, je tenterai d’examiner
comment les diverses formes de scolarité ont véhiculé différentes logiques de conceptualisation du
lien entre le sexe et le genre.
Le texte de N.C. Mathieu116 « Identité sexuelle/ sexuée/ de sexe » propose de distinguer trois
façons de penser le rapport entre sexe et genre, dans les sociétés, dans les mouvements sociaux,
mais aussi au sein des phénomènes transgenres. Certaines sociétés, comme les sociétés
occidentales, pensent le rapport entre sexe et genre comme homologique :
115
J’ai démontré cela dans : NICOLAS H. 2003. Sortir de l’ombre. Etude anthropologique des associations de femmes à
Lifou, Nouvelle-Calédonie. Mémoire de maîtrise, soutenu à l’Université de Provence. Cependant, il n’est pas impossible
qu’une étude plus approfondie puisse montrer quelques divergences avec ce que décrit C. Salomon, Lifou étant plus
proche par bien des aspects de systèmes polynésiens que les sociétés du Centre Nord de la Grande Terre.
116
MATTHIEU N-C. 1989. « Identité sexuelle/ sexuée/ de sexe ? Trois modes de conceptualisation du genre ».in
L’anatomie politique. Catégorisations et idéologie de sexe.Paris. Côté-femmes Editions : pp 227-266.
« Le référent est donc une bipartition absolue du sexe, à la fois biologique et sociale. A la « mâlité »
(maleness) correspond (doit correspondre) la masculinité, à la « femellité » (femaleness) le féminin. »
(p. 232).
Ce premier mode de conceptualisation est qualifié d’ « identité sexuelle » : les personnes éprouvent
leur caractère sexué comme une conscience individuelle du vécu psycho-sociologique du sexe
biologique.
Le second mode de conceptualisation voit entre les sexes et les genres une correspondance
analogique :
« Le sexe n’est plus seulement vécu, comme dans le mode 1 , comme un destin individuel
anatomique à suivre à travers l’identité de genre conforme, mais le genre est ressenti comme un mode
de vie collectif. On a ici conscience de l’imposition de comportements sociaux à des personnes sur la
base de leur sexe biologique (« groupe des hommes » / « groupe des femmes »). » (p. 239).
Nous sommes dans un cas où les personnes vivent leur identité de sexe/genre comme une
« identité sexuée », que le rapport entre le groupe des hommes avec le groupe des femmes soit
considéré comme conflictuel ou comme harmonieux. Si les deux groupes sont clos sur le
biologique, on s’intéresse dans ce dernier à l’élaboration culturelle de la différence. Cette différence
est pensée comme ‘nécessaire’ au bon fonctionnement du groupe, plutôt que comme ‘naturelle’
comme dans le cas 1.
N.C. Mathieu analyse une troisième forme de conceptualisation du rapport entre sexe et
genre, où l’identité est « de sexe » :
« le genre n’est plus conçu dans le mode 3 comme le marqueur symbolique d’une différence
naturelle, mais comme l’opérateur du pouvoir d’un sexe sur l’autre.(…) La « femme » n’est plus
conçue comme femellité traduite en féminité (mode 1), ni comme femellité élaborée en féminitude,
bonne ou mauvaise selon les opinions (mode 2), mais comme femellité construite : comme femelle
objectivement appropriée et idéologiquement naturalisée » (p. 259).
J’utilise depuis le début de cette rédaction de façon relativement indifférenciée les notions
d’identités de sexe / sexuée / sexuelle, car il s’agira dans l’analyse de percevoir quel type d’identité
est présent à Lifou, et comment les perceptions de la dimension sexuée de l’identité personnelle
dépassent ces trois types. Cependant, aujourd’hui, certaines études117 insistent sur le fait que la
notion de sexe n’a plus à être utilisée, car la façon dont on perçoit le sexe biologique est elle-même
totalement déterminée culturellement. Pour ma part, j’utiliserai le vocabulaire que R. Astuti118
emploie dans son étude sur les Vézos de Madagascar : elle garde la notion de sexe, comme donné
biologique sur lequel les sociétés élaborent des théories et constituent des identités, créent des
rapports sociaux. L’ensemble des idéologies et pratiques sexuées est appelé « système de genre ».
Au sein des institutions scolaires de Lifou, de 1945 à nos jours, plusieurs systèmes de genre
se sont succédés. Des écoles missionnaires qui forment les filles à devenir des épouses chrétiennes,
aux écoles laïques, censées assurer la promotion des filles comme de garçons mélanésiens, mais qui
dirigent les jeunes filles vers de formations stéréotypées et peu ambitieuses, quels changements se
sont jouées à Lifou ces 60 dernières années? Je me baserai d’une part sur les études de M. Jolly119
quant aux représentations sexuées véhiculées par les écoles missionnaires, ainsi que sur l’étude d’A.
Paini120 à Lifou. D’autre part, mon analyse prendra appui sur la thèse de socio-histoire de M.
Pineau-Salaün sur l’école et les Kanak121. Enfin, les études de sociologie sur la reproduction des
identités sexuées, au sein des écoles françaises comme à un niveau international122, fourniront la
117
Par exemple DELPHY C. 1991. « Penser le genre ». In HURTIG M-C., KAIL M., ROUCH H. (eds). 1991. Sexe et
genre. De la hiérarchie entre les sexes. Paris : CNRS Editions : p 89-102. Cet abandon de la notion de sexe est aussi
courante dans les études post-modernes.
118
ASTUTI Rita. 1998. « C’est un garçon ! C’est une fille ! Considérations sur le sexe et le genre à Madagascar et audelà. » Gradhiva. N° 23. pp 67-80.
119
JOLLY M. , MACINTYRE M. (dir.) . 1989. Family and Genders in the Pacific. Domestic Contradictions and the
colonial Impact. Cambridge : Cambridge University Press.
120
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
121
PINEAU-SALAUN M. 2000. Les Kanak et l’école : socio-histoire de la scolarisation des Mélanésiens de NouvelleCalédonie.Thèse de doctorat de sociologie, soutenue à l’EHESS, Paris.
122
BLOSS T. (dir). 2001. La dialectique des rapports hommes-femmes. Paris. PUF.
base de ma réflexion quant à l’impact sur les identités sexuées qu’a le système scolaire français,
importé presque en tous points en pays kanak.
Cette troisième partie mettra en lumière à quel point les institutions scolaires qui se sont
succédées ont véhiculé des représentations très différentes des identités sexuées. Je montrerai enfin
que l’obtention d’un diplôme et d’un emploi est au cœur des stratégies des jeunes femmes de Lifou.
Ces stratégies ont pour objectif à la fois de gagner plus d’autonomie, notamment au sein des
rapports conjugaux, mais aussi de devenir des actrices à part entière des échanges dits ‘coutumiers’
et de la construction du pays kanak.
J’espère, au terme de ce travail, démontrer tout l’intérêt de considérer les identités de sexe
comme des identités multiformes et mouvantes, et de saisir les logiques, parfois contradictoires, qui
orientent les stratégies des personnes sexuées.
Chapitre 3
Méthodologie
Contradictions dans les données de terrain et choix du sujet
Le retour que je viens de faire sur la notion de personne et d’identité sexuée a été nécessaire
car, comme je l’ai évoqué dans l’introduction, je cherchais lors de mon travail de maîtrise123 à
définir les représentations de l’identité féminine à Lifou, au sein d’un système de genre supposé
cohérent124. Lors de mon premier terrain, j’ai recueillis une grande diversité de témoignages quant à
l’identité féminine. Cependant, lors du traitement de ces données, il m’a semblé impossible de
définir une catégorie homogène d’identité féminine : mes interlocuteurs ne semblaient d’accord ni
sur le contenu de cette catégorie, ni sur la façon de la conceptualiser. Si par exemple je prends les
discours coutumiers, énoncés par des hommes de haut rang, je peux certainement établir un ‘portrait
type’ d’une identité féminine ‘mélanésienne’. Mais cela aurait nécessité que je ne tienne pas compte
des multiples contradictions que j’ai relevées entre les discours des différents acteurs sociaux, voire
au sein du discours d’une même personne.
Lors de mon premier terrain, j’ai tenté de faire des entretiens avec des personnes d’âges, de
sexes, de rangs, de villages, de religions, associations et partis politiques différents. J’ai fait
particulièrement attention à interroger des femmes, (on m’orientait bien sûr en premier lieu vers des
hommes) et à trouver des modes de discussion mettant à l’aise ces femmes, auxquelles on demande
rarement de s’exprimer sur leur vécu et sur ce qu’elles en pensent. Il fallait leur montrer que leur
parole était prise au sérieux. A Lifou, l’érudition est une valeur importante, que ce soit l’érudition
dans sa propre culture, ou la connaissance de la culture française. Il est très fréquent que des
personnes de haut rang, c’est-à-dire les aînés des lignées aînées des clans, fournissent des analyses
extrêmement fines et maîtrisées, mais aussi orientées de leur propre société. De même, les
personnes âgées, les religieux, les personnes ayant un bagage universitaire, ou un rôle politique
(parmi lesquelles des femmes) fournissent aisément des explications multiples des faits sociaux
actuels.
Passée la fascination pour cette activité intellectuelle foisonnante, vient la difficulté de
comprendre les théories exposées tellement elles sont complexes, ainsi que les divergences entre
mes interlocuteurs. Il est ardu, tout du moins pour une novice, de comprendre les motivations qui
poussent quelqu’un à dire un jour une chose, et le lendemain une autre, tant les acteurs de Lifou
sont inscrits dans une grande diversité de réseaux relationnels125.
Mais cela dit, j’ai été particulièrement attentive aux discours de personnes bien moins
formées du point de vue discursif. Par exemple, parmi les dix premiers témoignages que j’ai
recueillis, une vieille femme de bas rang, parlant mal le français alors que moi je parlais mal le
Lifou, est venue me voir, ‘en cachette’ et m’a dit : « pas libres, femmes, pas libres, dur la vie de
femme, dur, dur…Travail, toujours. ». Bien sûr, mon parti a été de prendre en compte la totalité des
discours, dont ceux des personnes qui n’ont pas l’habitude de parler de leur culture.
De même, j’ai fait attention à prendre en compte les discours des gens de Lifou qui se
réfèrent à des valeurs chrétiennes, ou républicaines. J’ai aussi mené des entretiens avec des gens qui
habitent à Lifou, mais ne sont pas d’origine lifou voire mélanésienne, ainsi qu’avec des Lifous126
123
NICOLAS H. 2003. Sortir de l’ombre. Etude anthropologique des associations de femmes à Lifou, NouvelleCalédonie. Mémoire de maîtrise, soutenu à l’Université de Provence.
124
En effet, les études de C. Salomon montraient une forte cohérence du système de genre, et les théories par exemple
de F. Héritier vont jusqu’à affirmer une cohérence globale, internationale, des façons de conceptualiser la différence des
sexes.
125
Cela se perçoit notamment dans les parcours politiques des gens, qui peuvent passer de partis indépendantistes à des
partis loyalistes.
126
On définit localement le fait d’être de Lifou par le fait d’avoir un nom qui se réfère à un lieu de Lifou, les métissages
étant bien entendu possibles (une personne peut se revendiquer d’être partiellement de Lifou, parce que sa mère ou sa
qui habitent à Nouméa, ou en France. Mon choix est de prendre en compte les discours de tous ces
acteurs, en les situant dans leurs contextes. En ce sens, je me situe dans la lignée méthodologique de
J.-P. O. de Sardan 127: il s’agit de pratiquer la triangulation, c’est-à-dire d’interroger des acteurs
différents, les ‘marginaux’ compris. Faire cela, c’est ne pas choisir à tous prix le parti de la
cohérence, et refuser le principe de l’informateur privilégié, ou le fait d’interroger majoritairement
un seul groupe social. Mais cela permet de saisir un problème dans toute sa complexité, avec ses
ambivalences, ses contradictions, et ses changements perpétuels.
Revenant de mon premier terrain (février 2003 - mai 2003), étonnée du volume et de la
diversité des témoignages recueillis, et très touchée128 par la dureté des récits des femmes, j’ai eu la
chance de rédiger mon mémoire sur les association de femmes en compagnie de ma grand-mère, ma
correctrice d’orthographe. En effet, ma grand-mère a remarqué de nombreuses similitudes entre la
vie des grands-mères de Lifou et la sienne, du point de vue de l’éducation chrétienne, de l’autorité
maritale, et des discours sur les devoirs des femmes. Cela m’a beaucoup intriguée, et m’a poussée à
reconnaître l’importance de l’influence occidentale sur les rapports entre les sexes à Lifou. J’ai
réalisé dès lors l’étendue de mon ignorance sur les conceptions chrétiennes des rapports homme /
femme, ainsi que sur l’histoire des rapports entre les sexes en France, et sur l’état actuel de la
question. Les lectures sociologiques sur la question des sexes en Occident m’ont été d’une grande
aide, entre autre pour percevoir comment les systèmes scolaires véhiculent des représentations
sexuées129. Je ne dirais pas que mes écrits ethnologiques sont le fruit d’une comparaison entre deux
sociétés, l’une d’où je viens et dont j’aurais une connaissance spontanée ( !), et une autre que
j’étudierais pour sa qualité de société ‘différente’. Je tente au contraire d’acquérir une meilleure
connaissance de ma culture et de ses préjugés, afin d’une part de ne pas transposer naïvement mes
schémas d’analyse, et d’autre part de fournir une analyse pertinente de points de ressemblance. Les
conférences à l’EHESS sur la dimension sexuée de la personne130 dans les religions chrétiennes
m’ont permis par exemple de réaliser à quel point les conceptions chrétiennes ont marqué les
rapports hommes / femmes à Lifou.
La grande variabilité des représentations recueillies témoigne donc d’une diversité de
représentations au sein d’une même communauté. Cette diversité est à la fois le reflet du fait que le
système de genre à Lifou a plusieurs sens, est contradictoire. Cela reflète aussi le fait que des
institutions religieuses et laïques occidentales, réappropriées ou non par des Lifous, imposent de
nouvelles conceptions des rapports entre les sexes, changeant en fonction des époques. Ces
contradictions, si elles demandent un effort d’analyse, font cependant sens : elles permettent de
percevoir la complexité d’un système, ainsi que l’existence de transformations contemporaines.
Cependant, la prise en compte de l’aspect dynamique et contradictoire de l’identité féminine n’a pas
totalement résolu ma difficulté à définir cette catégorie. Et c’est en cela qu’avoir des lectures
grand-mère vient de l’île).
127
OLIVIER de SARDAN J.P. 1995. « La politique de terrain », in Enquête, n° 1. pp 71-109.
128
Je remercie d’ailleurs F. Douaire-Marsaudon, ma directrice de recherche, C. Salomon et Hnyapan Lapacas pour
m’avoir soutenue dans mon travail, et réconfortée : en effet, après avoir gagné la confiance d’un certain nombre de
femmes (elles ont eu petit à petit confiance dans le fait que ce qu’elles me disaient allait rester entre nous, et que je ne
les culpabiliserais pas sur les récits qu’elles allaient me faire), j’ai recueilli énormément de témoignages de violences,
de détresse et de tristesse, qui m’ont beaucoup affectée. Dans le même temps, des amis espéraient de mon travail qu’il
soit un mémoire valorisant la culture de Lifou, étant donné que j’avais adopté au maximum leur mode de vie, et
apprécié de nombreuses choses dans ce mode de vie. J’étais de plus très reconnaissante envers l’accueil qui m’avait été
fait, et envers le travail mené ensemble pour ce mémoire. D’autre part, plusieurs femmes m’ont fortement encouragée à
ne pas taire les aspects les moins faciles de la vie des femmes : « toi, tu peux dire des choses que nous, on peut pas dire,
parce que si on les dit, on fait honte à notre famille, alors que toi, tu n’as pas de famille, ici. » Bref, j’ai été tentée de
renoncer à ce travail devant la difficulté de la tâche, sachant que 12 personnes / familles / associations / conseils
coutumiers attendaient de recevoir ce travail. Le soutien de mes amies de Lifou et le travail des femmes m’ont
convaincu de le finaliser, et les retours, surtout des femmes, m’ont poussée à continuer, malgré des pressions diffuses
d’hommes (peu nombreux) qui voyaient d’un mauvais œil ce travail.
129
Par exemple : BLÖSS T. (dir). 2001. La dialectique des rapports hommes-femmes. Paris. PUF.
130
Cycle de conférence 2004-2005, dirigé par F. Douaire-Marsaudon et I. Théry, 2004-2005.
critiques sur les façons actuelles de concevoir le genre en France a été nécessaire : la catégorie
« identité féminine », catégorie occidentale de pensée, est à questionner.
C’est pour cela que j’ai choisi de fonder mon analyse de l’éducation sexuée des jeunes filles
sur les notions locales de personne. Mon questionnement s’est donc décalé. Il ne s’agit plus de
définir une catégorie de l’identité féminine, mais bien plutôt de comprendre comment se
construisent, aujourd’hui, à Lifou, des personnes, en fonction de leur sexe, et de toute façon en
relation. Je tenterai de considérer l’aspect profondément dynamique et relationnel de la dimension
sexuée de la personne.
Cela pose cependant d’entrée de jeu deux problèmes méthodologiques de taille lors de
l’enquête de terrain : 1/ comment percevoir des transformations sociales alors qu’on ne dispose que
de très peu de documents historiques ? 2/ comment concevoir les faits de domination (masculine et
coloniale) dans la construction des personnes, comment s’inscrit le savoir ethnologique au sein de
l’économie des savoirs à Lifou, en situation néo-coloniale ?
La dimension historique
L’objectif de ce mémoire est de comprendre comment les identités sexuées, et l’identité
féminine en particulier, se sont transformées entre les trois générations en présence à Lifou. Avant
d’expliciter quelle méthode d’enquête j’ai choisie afin de pouvoir restituer une dimension
diachronique, je propose d’examiner mes sources.
Les recherches que j’ai menées à Lifou se fondent sur deux terrains consécutifs, le premier
de trois mois en 2003, et le second de deux mois en 2004. J’ai habité dans plusieurs familles : deux
familles de pasteurs, chez une institutrice, dans une famille de chefs de clan et petit chef de la tribu,
dans les trois districts de l’île en 2003. En 2004, je suis restée principalement dans le village le plus
au nord de l’île, Jokin. Je suis retournée cependant voir les interlocuteurs rencontrés l’année
précédente. Durant ces deux terrains, j’ai mené une soixantaine d’entretiens officiels, dont deux
tiers avec des femmes. La plupart a été réalisé en français, une dizaine a été effectué avec des amies
qui me traduisaient au fur et à mesure du drehu en français, et quatre ont été menés en partie en
drehu, à la fin de mon deuxième séjour. Pour une quinzaine d’entretiens, j’ai pu revenir interroger
les mêmes personnes, sur des thématiques diverses.
Pour l’immense majorité des entretiens, j’ai tenté de prendre contact avec les gens par le
biais des réseaux avec lesquels j’ai été mise en relation, et de faire connaissance avant de réaliser
l’entretien, par exemple en allant au champ ensemble, en tressant des nattes, ... De même, j’ai
toujours tenu à respecter les règles de politesse coutumières, autant que je les connaissais. Ainsi,
chaque fois que j’allais pour la première fois chez quelqu’un, je faisais le « qëmëk » c’est-à-dire le
geste coutumier par lequel on « montre son visage », et qui consiste en un échange de paroles et de
biens (manous131, tissus, et billet). Avant chaque entretien, j’ai exposé mon travail, parlé de mes
questionnements, afin que mes interlocuteurs puissent s’approprier la réflexion.
Afin de comprendre comment l’éducation familiale des femmes a évolué, j’ai mené des
entretiens avec des femmes des trois classes d’âges : filles, mères et épouses, et grands-mères. J’ai
mené aussi des entretiens avec des hommes132, afin d’appréhender les grandes lignes de leur
éducation masculine, et les transformations de celle-ci. J’expliquais mon travail à mes interlocuteurs
par cette phrase : « eni a ini la qënë nöj i föe ne Drehu », soit « j’étudie la coutume des femmes de
Drehu ». J’expliquais aussi mon envie de comprendre comment cette ‘coutume’ change entre les
grand-mères et les filles. Il est courant à Lifou que les parents et grands-parents constatent des
transformations entre l’éducation qu’ils ont reçue et celle des jeunes gens. Le fait que je questionne
les gens sur ces transformations a semblé logique à tout le monde.
J’ai pu réaliser des entretiens avec les trois générations dans quatre familles. Ces entretiens
étaient basés sur le principe des histoires de vie : je demandais aux femmes de me raconter leur
131
Les manous sont des tissus polynésiens qui servent à la fois à faire des robes, et à être échangés lors des dons et
contre-dons.
132
environ un quart des entretiens
itinéraire au sein de l’éducation familiale et scolaire. Nous avons réalisé des arbres généalogiques,
plus ou moins approfondis en fonction du rapport de confiance. En effet, après environ deux ou
trois générations en arrière, la généalogie se transforme en mythes, en histoires des clans qui sont
transmises dans le clan, et sont considérées comme relativement secrètes. Ces histoires sont très
chargées affectivement, et font l’objet de stratégies entre les clans. Les femmes m’ont raconté avec
beaucoup d’émotion des histoires de leur famille d’origine, et parfois de la famille de leur mari 133,
quand celui-ci était mort. Je demandais avec qui les gens avaient grandi, quelles étaient les
différentes étapes de leur éducation, comment on leur apprenait les choses, qu’est-ce qui était
commun / différent entre l’éducation donnée aux filles et celle des garçons, et enfin, si elles avaient
des enfants, quelle éducation elles leur donnaient. Nous discutions ensuite en général des rapports
frères-sœurs, mari-femme, d’histoires ‘traditionnelles’, de notion de personne, de femme, et de ce
dont mes interlocutrices avaient envie de me parler. Ces entretiens étaient porteurs de pratiques qui
dépassaient la simple transmission d’information : souvent, je venais accompagnée de filles, nièces,
belles filles, et les récits des vieilles femmes prenaient un tour éducatif (les femmes interdisaient la
venue de petites filles). Voire même dans des contextes où j’étais seule, il n’était pas rare que ces
récits prennent une tournure éducative à mon égard.
La perspective générationnelle que j’ai adoptée pour ce mémoire repose plus sur le recueil
de témoignages que sur un travail d’archives. Il ne s’agit donc pas de fournir une information sur la
façon dont les femmes étaient éduquées il y a 50 ans à Lifou, mais sur la manière dont les femmes
de 50 ans perçoivent leur éducation d’il y a 50 ans. La perspective diachronique de ce travail
compte donc faire entrer en ligne de compte le point de vue de l’acteur. Pour ce qui est de la
connaissance des différents systèmes éducatifs qui se sont succédés après la seconde guerre
mondiale, je me base tout d’abord sur le travail de M. Pineau-Salaün sur l’histoire de l’école en
pays kanak134. Ensuite, je m’appuierai sur les récits des mes interlocutrices, des professeurs et des
chefs d’établissement rencontrés, afin d’appréhender les transformations de la scolarité des filles.
Le travail d’ethno-histoire d’A. Paini sera de même au cœur de mon analyse sur l’impact des écoles
missionnaires. Pour avoir des informations mieux datées et plus précises, il faudrait procéder à une
enquête systématique dans chaque tribu afin de cerner les fluctuations des systèmes scolaires, et se
mettre en quête sur une plus longue durée des archives des établissements scolaires _ lesquelles se
sont souvent envolées dans des cyclones_…
Enfin, j’ai eu la chance de converser et de comparer des interprétations à la fois avec des
chercheurs occidentaux qui ont travaillé sur Lifou (M. Lepoutre, N. Cartacheff, J. B.
Herrenschmidt), et avec des gens de Lifou qui ont réalisé des études en sciences sociales (B.
Wapotro et A. Sio). J’ai réalisé une semaine d’enquête de terrain avec J. B. Herrenschmidt 135,
docteur en géographie culturelle. Ce dernier a travaillé en tant qu’enseignant dans un collège de
Lifou et a commencé ses études sur Lifou il y a environ quinze ans. Le travail de recherche à deux
s’est révélé extrêmement riche, de deux points de vue. Le fait qu’il ait une connaissance critique de
l’île depuis plus de dix ans m’a permis de recueillir des informations sur des transformations de la
vie des femmes, notamment au sein de l’école. Deuxièmement, nous avons enquêté lors d’un
important conflit foncier entre le district du Wetr et du Gaica. Le fait que J. B. Herrenschmidt ait un
accès privilégié au monde des hommes, et la connaissance d’une partie des réseaux coutumiers et
des enjeux territoriaux, et moi au monde des femmes, permettait à l’un comme à l’autre d’enrichir
considérablement nos analyses.
Le positionnement du chercheur
133
Dans le chapitre 4, je démontrerai que les femmes ont accès aux histoires des clans.
PINEAU-SALAUN M. 2003 « Histoire blanche, histoire noire : la perception de l'école indigène en NouvelleCalédonie », dans I. Merle & M. Naepels (éds), Les rivages du temps. Histoire et anthropologie du Pacifique, Paris,
L'Harmattan (« Cahiers du Pacifique Sud Contemporain », 3), p. 135-163.
134
135
Selon A. Bensa136 et M. Naepels137, une difficulté liée à l’enquête de terrain en NouvelleCalédonie réside dans le positionnement délicat du chercheur. En effet, les discours coloniaux sur
les populations kanak ont, durant plus d’un siècle, nié leur culture, en développant des thèses
extrêmement racistes à leur égard138. La production d’un discours positif et valorisant sur la culture
kanak est et a été l’une des préoccupations des indépendantistes, afin de revaloriser à leurs yeux et
aux yeux des occidentaux une culture différente, spécifique, et non inférieure et moins
‘avancée’139… En situation néo-coloniale, le statut de l’ethnologue est ambigu, surtout lorsque
celui-ci est français. Bien que de nombreux ethnologues se soient engagés pour la reconnaissance
du peuple kanak, la production d’un discours sur les Kanak peut être localement considérée comme
participant d’une domination blanche, ou de ce que P. Bourdieu appelle de la domination
symbolique140.
Sur le terrain, les positions de mes interlocuteurs quant à mon travail divergent141. Certaines
personnes de Lifou insistent pour que mon travail participe de l’entreprise de valorisation de la
culture kanak142.
D’autres, en majorité des hommes, voient mon enquête d’un mauvais œil, notamment à
cause de mon thème d’étude : la condition des femmes kanak fait actuellement l’objet de fortes
polémiques. Il existe une méfiance aussi de la part de personnes qui ont l’impression que la culture
kanak est devenue un ‘fond de commerce’143.
Enfin, des amis de Lifou m’encourageaient à réaliser un travail critique, en tant que ‘regard
extérieur’.
Tout travail ethnologique se confronte à son statut « étrange », selon M. Naepels 144: ce n’est
ni un regard totalement extérieur, car l’observation participante, appelée aussi participation
observante145, implique le chercheur dans des réseaux sociaux, (et parfois dans des évènements
politiques), ni un regard autochtone sur une culture. D. Sperber affirme que c’est justement dans la
distanciation entre les interprétations allogènes et celle du chercheur que réside la démarche
ethnologique146.
Réaliser un travail anthropologique en pays kanak pose de façon aiguë le problème de ‘la
136
BENSA A. 1995. « De la relation ethnographique. A la recherche de la juste distance. » Enquête, n° 1 : p131-140.
NAEPELS M. 2000. « Un chemin de crête ». L’Homme, n°156 : p 259-264.
NAEPELS M. 1998. « Une étrange étrangeté. Remarque sur la situation ethnographique. » L’Homme, n°148 : p 185-200.
138
Voir par exemple l’article d’Isabelle MERLE dans : BENSA A et LEBLIC I, (dir.) . 2000. En pays kanak. Mission du
Patrimoine ethnologique, Cahier 14, Paris.
139
TJIBAOU J.-M. (édition établie et présentée par A.Bensa et Wittersheim E.). 1996. La présence kanak. Paris : Seuil.
140
BOURDIEU P. (dir) . 1993. « Comprendre » In Bourdieu P. (dir). La misère du monde. Paris : Seuil : pp 903-925.
141
J’ai pu constater lors de mon second terrain que mon mémoire de maîtrise avait été lu. Après la première enquête de
terrain, j’ai renvoyé mon mémoire à toutes les personnes qui me l’avaient demandé, et quand je suis revenue à Lifou,
les gens avaient feuilleté, lu, voire annoté mon travail. Wassaumie Passa, pasteur dans le district du Lössi a réalisé entre
ces deux terrains un spectacle avec les groupes de femmes protestantes du Lössi sur le rôle traditionnel des femmes
dans la culture drehu, spectacle qui prenait le même titre que mon mémoire : « sortir de l’ombre », mais n’avait pas bien
sûr le même contenu.
142
Il m’a donc fallu expliquer que cela n’était pas l’objet de la recherche ethnologique : il n’était pas question d’écrire
une quelconque restitution d’une coutume idéale.
143
Cette problématique est soulevée dans Mwa Véé. Août, septembre, octobre 2000. « Danses kanak. De la terre à la
scène. » Nouméa. ADCK. N°29 : P. Culand affirme que « le secteur culturel induit une sorte de consommation d’un
certain nombre de pratiques autres que la danse, qui sont de l’ordre du culturel anthropologique et de l’ordre du culturel
‘cultivé’ » (p54) N. Cartacheff souligne que certains types d’art kanak tendent à devenir du divertissement touristique,
et que cette utilisation d’une ‘tradition’ est mue par des logiques de rentabilité. Lors de mon second terrain, les gens
m’accusaient moins de venir ‘pour mon diplôme’, car j’avais aidé des jeunes filles kanak dans leurs études en France :
une réciprocité s’était installée.
144
NAEPELS M. 1998. « Une étrange étrangeté. Remarque sur la situation ethnographique. » L’Homme, n°148 : p
185-200.
145
M. Peraldi affirme l’intérêt de s’investir dans les faits sociaux étudiés (par exemple dans son cas de participer à des
voyages commerciaux en Méditerranée) : en faisant certaines activités, les logiques qui la sous-tendent apparaissent
plus clairement au chercheur. Si celui-ci sait prendre la distance nécessaire par la suite, afin de fournir l’analyse.
(Péraldi M. Intervention lors du module : « Méthodes » de master 2 d’anthropologie à la MMSH, Université de
Provence).
146
SPERBER D. 1981. « L’interprétation en anthropologie » L’Homme. 21 (1) : 69-92.
137
juste distance’. A. Bensa explique cette difficulté en ces termes :
« L’enquête est en permanence biaisée par l’emprise de personnes investies de puissance sur
celle d’un rang moindre, tant au niveau de la société autochtone que dans l’univers colonial qui
s’impose à elle. »147
A. Bensa montre ici la difficulté que rencontrent les chercheurs pour enquêter à la fois dans
un monde hiérarchisé, où les gens de haut rang font peser des pressions sur ce qui est dit, ainsi qu’à
enquêter dans un monde colonisé.
Sur mon terrain, des hommes lifous de haut rang ont insisté pour que j’adopte leur
interprétation. Celle-ci revenait souvent à affirmer qu’il n’y avait pas de domination masculine à
Lifou, que les femmes étaient heureuses comme ça, et que la violence conjugale était le fruit
d’évolutions liées à la société occidentale. Cependant, la plupart des témoignages des femmes, tout
comme mon analyse, contredisent en partie cette version.
Dans le même temps, mettre en lumière la violence conjugale, phénomène majeur à Lifou
(voir chapitre 5), peut participer au fait de véhiculer une image toute coloniale des ‘Kanak violents’.
Au sein des valeurs occidentales qui structurent les projets de développement des autres sociétés,
non plus ‘primitives’ mais ‘sous-développées’, l’égalité homme - femme, comme l’intégration à
l’économie capitaliste, à un Etat démocratique, est un élément de jugement de ‘l’avancée’ des
sociétés non-occidentales148. Parler de l’antagonisme entre les sexes, à Lifou du moins, est donc
parfois perçu comme une dévalorisation de plus de la culture kanak en regard des valeurs
occidentales149.
A. Bensa conclut :
« Ainsi, comme l’a bien montré J. Favret-Saada, la juste distance en ethnologie est moins le maintien de
l’observateur dans une voie moyenne, à mi chemin entre soi et l’autre, que l’incessant parcours des
différentes places que les membres de la société d’accueil vous assignent. »150
En cela, le fait de faire un va et vient entre le travail analytique et le travail d’enquête, tout
comme chercher à avoir des avis divers sur le sujet étudié, c’est-à-dire éviter le phénomène d’
« enclicage »151, est précieux pour une compréhension suffisamment distanciée des faits sociaux.
147
BENSA A. 1995. « De la relation ethnographique. A la recherche de la juste distance. » Enquête, n° 1 : p131-140 : p.
138.
148
Intervention de P. Van der Greijp, lors du module : « Méthodes » de master 2 d’anthropologie à la MMSH,
Université de Provence.
149
Les données de C. Salomon et C. Hammelin sur les violences faîtes aux femmes ont reçu un accueil parfois hostile,
notamment lors de leur intervention à Lifou. In MWA VEE. 2005. « Une nouvelle aire pour les femmes kanak ». Avrilmai-juin 2005. N°48. ADCK.
150
BENSA A. 1995. « De la relation ethnographique. A la recherche de la juste distance. » Enquête, n° 1 : p131-140 : p.
139.
151
OLIVIER DE SARDAN J.-P. 1995. « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie ».
Enquête, n°1 : p 71-109.
Conclusion
En pays kanak, la notion de personne a une longue histoire : dans « Do Kamo », paru en
1947, M. Leenhardt la met au coeur de son analyse. Il affirme que les ‘Canaques’ n’ont ni de
perception de leur corps, ni de l’espace, ni du temps, et encore moins de leur individualité. Ils
vivraient dans le mythe, et ne feraient pas de différence entre eux-mêmes et une autre personne qui
occupe la même position sociale qu’eux. Dans la perspective évolutionniste qui est celle de M.
Leenhardt, ils ne sont donc pas encore des personnes, mais des ‘personnages’.
A. Bensa critique fortement la théorie de M. Leenhardt. Les Kanak sont pour lui des acteurs
stratégiques. Leur identité dépend d’une part de leur fonction dans des clans au sein des villages
(nommés ‘tribus’), de leur position dans une lignée d’ancêtres qui vivent dans des lieux (ce qui
explique un fort attachement à la terre), et au sein de hiérarchies mouvantes et en perpétuelle
compétition. Mais leur identité est aussi déterminée par leur place au sein de l’univers calédonien :
le rapport colonial, l’implantation des missions chrétiennes, la participation à la vie économique du
pays sont des éléments fondateurs de l’identité contemporaine kanak. Tout autant que les
« nouvelles cartes » qui s’insèrent dans les stratégies des Kanak : la scolarité, les luttes
indépendantistes, les migrations vers Nouméa… En bref, la démarche ethnologique consiste selon
lui à comprendre quels sont les schèmes culturels kanak qui déterminent les stratégies des individus
et des groupes, et non de fournir une image ‘toute coloniale’ d’une essence kanak.
Pour ma part, je m’appuierai sur l’une des dimensions de l’analyse de M.Leenhardt : selon
lui, la personne est en Mélanésie éminemment relationnelle. Il ne s’agit nullement dans cette étude
de considérer que les gens de Lifou n’auraient pas conscience de leur individualité, mais plutôt de
m’intéresser à comment, à Lifou, on fait passer des « enfants » (« nekönatr ») à des « vraies
personnes » (« nyipi atr »). Considérer la personne comme éminemment relationnelle, dans
l’optique d’I. Théry, et comme le fruit de processus, dans l’optique de A. Dousset, me permettra de
comprendre ce qui est en jeu à Lifou lorsque l’on affirme qu’au cœur de la notion de personne,
comme de sa construction, se situe le savoir.
Une autre critique que l’on peut faire à la notion de personne énoncée par M. Leenhardt, est
qu’il décrit une ‘personne’ en réalité avant tout masculine. Le biais androcentrique qui caractérise
les études de ce pasteur152 reste cependant répandu dans les analyses ethnologiques néocalédoniennes qui lui succèdent. Les femmes sont omises dans les descriptions, leurs rituels et
activités ignorées, tandis que les rapports entre hommes et femmes sont décrits de façon inadéquate.
Alors que l’anthropologie féministe prend son essor dans les années 1960, et notamment en
Mélanésie, en Papouasie Nouvelle-Guinée, il faut attendre les années 1990 pour que les premières
études ethnologiques prenant en compte la question des sexes apparaissent. Les « women’s
studies », ont tout d’abord émis une critique du biais masculin qui traversait la discipline, puis ont
réalisé des travaux qui restituaient des rituels féminins, et théorisaient l’universalité, ou non, de la
domination masculine. Les « gender studies » ont davantage problématisé la notion de sexe social :
ce sont les rapports hommes - femmes qu’il convient d’étudier, et non plus seulement la condition
des femmes. Par exemple, C. Salomon s’attache à décrire dans le Centre Nord de la Grande Terre
l’antagonisme qui existe entre les sexes153. Son étude fait apparaître que les femmes sont
considérées comme inférieures aux hommes, tout comme le sont les travaux, les lieux, ou les
éléments tels que des plantes qui sont associés au féminin. En pays kanak, on considère selon elle
qu’il faut séparer et hiérarchiser les deux sexes. En effet, la sexualité et le sang des femmes sont
152
Pour une critique des théories androcentrées de M. Leenhardt, voir : SALOMON C. 2003 : "Maternité et
transformations sociales", dans H. Mokaddem (ed) Approches autour de Culture et Nature dans le Pacifique Sud,
Expressions, Nouméa.
153
SALOMON C. 2000a. « Hommes et femmes. Harmonie d’ensemble ou antagonisme sourd ? », in A.Bensa et I.Leblic,
En Pays Kanak, Paris : Mission du patrimoine ethnologique, cahier 14.
considérés comme polluants, dangereux pour les hommes. Cette sexualité féminine n’est positive
que lorsque celle-ci est appropriée par un homme, lors de mariages où il faut en ‘payer le prix’. Une
femme ne sera reconnue que si elle donne de nombreux enfants, et c’est à partir de ce moment
qu’elle pourra affronter son mari. Toujours selon elle, les rapports entre hommes et femmes en
Grande Terre sont placés sous le signe de la confrontation, et ce que l’on retrouve aussi dans les
représentations de la fécondation et des substances qui composent les personnes.
L’étude de C. Salomon sur les rapports hommes - femmes se concentre sur l’analyse des
rapports conjugaux, et celle des représentations de la procréation. D’autres études telles que celles
de F. Douaire-Marsaudon montrent que certaines relations sociales comme celles qui régissent les
rapports entre frères et sœurs peuvent aussi être des instances privilégiées au sein desquels
s’organisent les relations entre hommes et femmes. En est-il de même à Lifou ? L’identité féminine
s’expérimente-t-elle seulement au sein des rapports conjugaux ?
Afin de saisir comment se construisent les identités de sexe, je m’intéresserai d’abord aux
processus par lesquels on inscrit des identités sexuées dans les personnes lifou, au sein de l’espace
de socialisation familiale. Je tenterai de montrer comment l’identité féminine est multiforme au sein
de cet espace.
Peut-on tout de même émettre une hypothèse sur une façon qu’ont les gens de Lifou de
conceptualiser leur identité de sexe ? La thèse de N.C. Matthieu m’aidera à éclairer quelles sont les
logiques qui articulent les façons de concevoir les identités sexuées à Lifou. Nous verrons qu’au
sein des divers espaces de socialisation des jeunes gens de Lifou, ce sont les trois modes qu’elle
décrit qui sont mis en œuvre.
J’analyserai enfin comment des représentations diverses des identités de sexe ont été
véhiculées dans les écoles qui se sont succédées ces soixante dernières années. Cette étude fera
apparaître que l’aspect multiforme que prennent les identités de sexe à Lifou est le fruit de
socialisations sexuées divergentes. La définition de ce que doit être un homme et une femme dans
cette société est en train de changer, ainsi que les termes de leur rapport, et la façon dont on
conceptualise ce que sont les sexes sociaux.
Il faut enfin rappeler que les orientations théoriques que j’ai choisies ont été avant tout
suscitées par mes deux enquêtes de terrain : la première a fait émerger le fait que le système de
genre de Lifou est loin de former un ’tout cohérent’. Pour cette raison, je suis retournée à Lifou avec
la question suivante : pourquoi y a-t-il une telle multiplicité et de telles contradictions dans les
façons de concevoir les identités de sexe à Lifou ?
J’ai alors choisi d’adopter une perspective générationnelle, postulant que les divergences
perçues étaient le signe d’une évolution historique. C’est en m’intéressant à l’éducation qu’ont
reçues les femmes à Lifou, que s’est dessinée peu à peu la problématique sur la manière dont l’on
construit, à Lifou, les personnes, et les façons d’inscrire en elles les identités sexuées.
Le va et vient entre enquête de terrain et traitement analytique des données, entre
l’observation participante et les critiques provenant des gens de Lifou, qui avaient lu mon premier
mémoire, a permis, dans une certaine mesure, de chercher une « juste distance » entre l’implication
affective sur le terrain et la distance analytique nécessaire. Prise entre une population qui
revendique une identité idéalisée, les récits des femmes qui relativisent cet idéal, et une partie de la
population blanche néo-calédonienne qui voit dans les études sur les violences conjugales une
nouvelle preuve de la supposée ‘barbarie’ des Kanak, cette recherche pose aussi la question du
positionnement délicat du chercheur en situation post-coloniale.
En définitive, je propose pour cette étude de tenter de comprendre comment l’on construit de
« vrais hommes » et de « vraies femmes » à Lifou aujourd’hui, dans un premier temps au sein de
l’espace familial, puis au sein des diverses types de scolarisation qui se sont succédés depuis 1945.
Je démontrerai que le système de genre à Lifou est multiforme et complexe ; et, loin de former un
‘tout cohérent’, il apparaît comme un ‘tout en transformation’. S’intéresser aux socialisations des
filles au sein de la famille et de l’école, sur trois générations, à Lifou, c’est se donner les moyens de
penser un « aspect du changement post-colonial »154.
154
SALOMON C. 2003. « Quand les filles ne se taisent plus. Un aspect du changement post-colonial en NouvelleCalédonie. » Terrain. N°40.
Deuxième partie
La socialisation sexuée
Introduction
Les femmes et les hommes de Lifou connaissent avant leur mariage deux principaux espaces
de socialisation : l’espace que je qualifie de familial, et l’espace scolaire. J’entends par espace
familial le milieu hors école, c’est-à-dire l’espace villageois et clanique, où les familles éduquent les
enfants. Je propose cette séparation, car, selon M. Pineau-Salaün155, l’école a été conçue et organisée
en pays kanak comme un espace à part, clos, séparé de l’espace familial.
Dans cette seconde partie, je propose d’analyser le premier de ces lieux de socialisation :
l’espace familial, et clanique156. Cette partie sera assez peu diachronique, basée sur mes
observations et sur les discours de mes interlocuteurs.157
Je tenterai de mettre en lumière dans un premier temps les principaux éléments qui
construisent une personne à Lifou. J’examinerai cela pour les deux sexes.
Dans un second chapitre, nous verrons que les identités sexuées se déclinent selon divers
modes relationnels, et par conséquent ne sont pas homogènes.
Dans le troisième chapitre, je tenterai de comprendre la manière dont la distinction entre les
sexes peut prendre plusieurs sens au sein des catégories du masculin et du féminin. Je tenterai
d’émettre des hypothèses sur ce que les mythes de Lifou nous apprennent sur les identités de sexe.
J’analyserai enfin comment se pensent et se constituent les identités sexuées au sein de l’espace
familial, lui-même fortement traversé par les distinctions de rang, de génération et d’âge.
Je tenterai de mettre en lumière non pas les principes d’une coutume immuable, mais bien
plutôt les logiques qui régissent pour les grands-parents, pour les parents comme pour les enfants la
construction des personnes, l’éducation des enfants, les rapports mari - épouse, et les rapports frères
-sœur. M’attacher à comprendre ces logiques dans cette seconde partie, c’est démontrer qu’au sein
de l’espace familial, qu’on appellera ici aussi clanique, la différenciation et la distinction des sexes
adoptent des formes qui sont multiples. En adoptant, dans un premier temps, une perspective
synchronique, j’espère démontrer qu’à Lifou, le système de genre n’est pas un ‘tout cohérent’.
155
PINEAU-SALAUN M. 2003 « Histoire blanche, histoire noire : la perception de l'école indigène en NouvelleCalédonie », dans I. Merle & M. Naepels (éds), Les rivages du temps. Histoire et anthropologie du Pacifique, Paris,
L'Harmattan (« Cahiers du Pacifique Sud Contemporain », 3), p. 135-163.
156
J’entends par espace familial le lieu de résidence des gens de Lifou, le « hnalapa », où cohabitent en général trois
générations. « Hnalapa » signifie aussi le lignage, c’est-à-dire aujourd’hui l’ensemble des gens qui ont un même nom
de famille, transmis par les hommes. Le clan, le « lapa » est un ensemble de lignages se réclamant d’un ancêtre
commun. Je parle aussi d’espace clanique, car la socialisation familiale est loin d’être close à la socialisation clanique :
un enfant est éduqué au sein de sa famille restreinte comme chez d’autres membres de sa parenté, plus ou moins
éloignés. (voir chapitre 4). Je ne ferais donc pas de séparation (sauf si besoin) entre espace familial et clanique.
157
Je ne m’attarderai donc que peu dans cette partie sur les transformations de l’éducation familiale et religieuse : je le
ferai dans la prochaine partie, « les transformations de l’éducation scolaire », sur trois générations.
Chapitre 4
Devenir un ou une « nyipi atr »
Afin de mieux comprendre comment se construisent les identités de sexe à Lifou, je propose
dans un premier temps d’examiner la notion locale de personne. Ensuite, j’analyserai comment l’on
construit des personnes à Lifou, au travers de tout un processus éducatif. Enfin, je mettrai en
évidence d’une part le tronc commun d’éducation entre les filles et les garçons, et d’autre part ce
qui dans cette éducation est propre à chacun des sexes.
La notion de personne à Lifou et son rapport aux savoirs claniques
Je propose dans ce chapitre d’analyser le discours qu’ont les gens de Lifou sur la notion de
personne, en comparaison aux théories de M. Leenhardt158 et de C. Salomon.159
Il me semble important de considérer tout d’abord l’apport de M. Leenhardt : les gens de
Lifou ont tendance à conceptualiser la personne comme éminemment relationnelle. Ils insistent
volontiers sur le fait que chacun est pris en effet dans un réseau très dense de relations dont il doit
respecter les modalités. Wali Tetuanui me disait que ce que l’on nomme « la coutume »
(« qenenöj ») est un terme qui recouvre un mode de vie édicté par des valeurs, l’humilité et le
respect, mais aussi par : « des places, des positions, comme dans une toile d’araignée. ».160
Contrairement à ce que décrit M. Leenhardt, les personnes ne sont pas considérées comme
« vides », sans autonomie d’action. La personne est moins considérée comme substance (âme +
corps comme dans le monde chrétien) que comme nœud de relation, prise dans un filet de relation.
C’est en s’appuyant sur ce filet de relations qu’une personne peut mener des projets, dont l’ambition
peut être très grande161.
Cependant, les discours qui insistent sur le caractère relationnel des personnes se
construisent aussi en opposition à l’idéologie occidentale :
« On est complètement l’inverse du cogito cartésien. On vit parce que les autres existent. Si ils ne sont
plus là, on ne peut pas vivre pleinement. Il faut les autres pour affirmer que l’on existe. Ce qui fait qu’il y
a beaucoup de solidarité. »162
Les discours sur la notion de personne, répétés lors des discours religieux et coutumiers, et qui
reviennent fréquemment lors de mes entretiens, sont construits en réaction et en comparaison à
l’idéologie occidentale, qualifiée d’individualiste. Le pasteur Hnoqatr Kakue m’expliquait cela en
ces termes :
« Vous, c’est une culture individualiste, nous, on vit collectivement, c’est la communauté : chaque
personne témoigne par son travail de sa place dans le groupe. »163
Ce type de discours reflète bien les discours identitaires énoncés à Lifou. Le thème d’une vie
kanak communautaire, basée sur la solidarité, a été affirmé par des leaders indépendantistes kanak
tels J.M. Tjibaou, afin de valoriser la culture kanak, et de montrer l’importance de la conserver. Ce
type de discours reprend des théories ethnologiques telles celles de L. Dumont164 ou dans une large
mesure, celles de M. Leenhardt. Et pour cause : parmi les leader indépendantistes, plusieurs ont eu
une formation d’ethnologue ou de sociologue. Ces discours sont aussi dans le prolongement des
158
LEENHARDT M. 1947. Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien. Paris : Gallimard.
SALOMON C. 1998.« La personne et le genre dans le Centre Nord de la Grande Terre », Gradhiva, n°23 : p 80-100.
160
Entretien avec Walli Tetuani, environ 30 ans, institutrice, le 1er avril 2003, Tingeting.
161
J’ai rencontré beaucoup de gens qui faisaient à Lifou des projets de développement conséquents et très ambitieux
(faire du foie gras, monter une scierie…). Ces projets visaient à accroître en général leur prestige personnel, et servaient
souvent à activer, à élargir, et à asseoir d’une part un vaste réseau relationnel, et d’autre part une assise territoriale.
162
Entretien avec Wapotro Billy Wapotro, environ 50 ans, directeur de l’Alliance Scolaire, chef de clan, Nouméa, le 1/
10/ 04.
163
Entretien avec Hnoqatr Kakue, environ 70 ans, ancien pasteur, petit chef de la tribu de Tingeting, le 17/03/03.
164
DUMONT L. 1983. Essais sur l’individualisme. Paris : Seuil, coll. « Esprit ».
159
luttes des populations autochtones pour qu’au sein de la Déclaration des Droits de l’Homme, un
droit collectif soit affirmé.
Ces discours identitaires ont pour objectif d’une part de valoriser la culture kanak dans ses
spécificités, mais aussi de tracer des frontières entre les différentes communautés, selon le modèle
proposé par F. Barth165. Ils font partie de stratégies politiques, et les identités sont maintenues par le
jeu des interactions entre les groupes, interactions pouvant être conflictuelles, comme cela est le cas
dans les processus de décolonisation. Il ne s’agit donc pas ici de dire que les Occidentaux seraient,
comme cela est décrit par exemple dans la Déclaration des Droits de l’Homme, « des individus
libres et égaux en droit », et que les gens de Lifou seraient des êtres humains « solidaires » ; ce qui
est un discours courant en Nouvelle-Calédonie ! Il me semble qu’au cœur de ces discours
identitaires kanak, c’est le droit pour les Kanak de continuer à fonctionner selon des modalités
relationnelles qui leur sont propres qui est revendiqué.
En revanche, il est important de prendre en compte le fait que les gens de Lifou considèrent
que leur identité personnelle est déterminée par le réseau relationnel dans lequel ils naissent et par
celui qu’ils construisent par la suite, ce qui nécessite une connaissance de l’histoire de son clan, de
son réseau clanique et de sa position hiérarchique. En effet, en fonction de son rang d’aînesse, de
son âge, de son sexe, de la position de son clan vis-à-vis d’autres clans, on sera plus ou moins haut
placé dans la hiérarchie sociale.
Le clan est conçu comme un corps dont la tête est la lignée aînée. Pour prendre des
décisions qui engagent le clan, les représentants de chaque lignée 166 se réunissent, et le chef de clan
(l’homme aîné de la lignée aînée) doit prendre des décisions qui font consensus. Ce ‘chef’ n’est pas
conçu comme celui qui dirige le clan, mais plutôt comme celui qui le représente. Dans chacun des
trois districts de l’île, l’ensemble des clans forme la grande chefferie, représentée par un Grand
Chef. Les chefs de clan comme le Grand Chef sont considérés comme ayant peu de pouvoir, car ils
peuvent être abandonnés ou destitués si ils ne prennent pas des décisions consensuelles. Au sein de
la chefferie, il y a deux grands types de clan : les familles de terriens, premiers défricheurs, et les
familles de guerriers, arrivés après les terriens. Cette structure duelle est conçue pour réguler le
pouvoir des guerriers, nommés à la tête des chefferies, mais qui ont moins de légitimité que les
terriens. Les familles aînées de chaque clan sont considérées comme ‘nobles’, et on leur parlera
avec des types de vouvoiement spécifiques à leur rang. Tout le monde est inclus dans un clan, à un
rang précis, et il n’y a pas de ‘parias’.
S’intéresser à la construction des personnes à Lifou, c’est examiner dans quel réseau
relationnel chacun est socialisé, réseau relationnel mouvant sur lequel se basent les stratégies
personnelles. Et ce réseau se construit perpétuellement en interaction avec la société colonisatrice.
Les Lifous insistent sur le fait que c’est la quantité et la qualité des relations qui déterminent
l’identité de quelqu’un, son positionnement, et ses latitudes d’action. Il serait certainement pertinent
de représenter des « toiles d’araignées » diverses en fonction des situations dans lesquelles une
personne active un certain réseau. En fonction des circonstances, et des personnes en présence, les
gens n’occupent pas la même position hiérarchique (qui détermine le sens de circulation des dons et
contre dons), et ne représentent pas forcément les mêmes familles. Lors des rituels dits coutumiers
(mariages, deuils, fête des premières ignames, palabre sur les questions foncières ou judiciaires…),
il est particulièrement bien vu que chacun sache précisément quel rôle il doit jouer. Il doit savoir
situer sa position hiérarchique au sein de son groupe (plus ou moins âgé, appartenant à un tel rang,
homme ou femme…) et connaître les personnes appartenant aux autres groupes (savoir la hiérarchie
au sein de ces groupes, savoir à qui il est allié, et dans quels termes). Il est important aussi qu’il
comprenne dans les discours à quelles histoires les interlocuteurs font allusion. Par exemple, un
orateur peut choisir de faire une allusion à un nom ancien d’un individu en présence, ou l’appeler
par le nom de sa mère, dans l’objectif de le valoriser ou l’humilier, ou de rappeler un lien de parenté
165
BARTH F. (ed). 1979. Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference. Bergen-Oslo :
Universitets Forlaget.
166
Je définis ici la lignée ou le lignage comme un ensemble de personnes qui portent le même nom de famille. Par
exemple, au sein du clan Gala, il y a la lignée Passa, la lignée Göiaw…
lointain.
L’identité d’une personne est la toile relationnelle dans laquelle cette personne s’inscrit.
Cette toile relationnelle concerne aussi bien des vivants que des ancêtres. Selon J.B.
Herrenschmidt167, cette toile peut être tracée géographiquement. En effet, d’une part, chacun se
réfère à des topotypes, c’est-à-dire à des séries de lieux tabous où ont vécu ses ancêtres, et où ils
résident encore sous formes de « tepolo »168, c’est-à-dire des ‘diables’, des ‘lutins’. Chacun a un fort
rapport affectif à ces lieux, appelés en français « les terres du clan ». Chaque personne se réfère
aussi à des relations aux vivants, c’est-à-dire aux membres des familles avec qui elle a des liens.
Tracer ces liens permettrait de visualiser la position sociale, ou l’importance d’une personne : J.B.
Herrenschmidt démontre que les gens des chefferies sont souvent ceux qui ont le plus d’alliés,
répartis stratégiquement sur le territoire. L’identité d’une personne pourrait donc être représentée
par la superposition de tracés géographiques des différents types de liens : aux ancêtres (entre les
séries de lieux où ils résident), liens claniques patrilinéaires (entre les tribus et les villes où habitent
les personnes qui appartiennent au même clan), et liens d’alliance par les mariages (entre les lieux
où les femmes du clan ont été mariées)… La toile relationnelle qui fonde l’identité des personnes
est profondément territoriale.
Les identités sexuées se forment dans un contexte où l’on insiste sur le fait que chacun « est
parce que l’autre existe 169». M. Leenhardt fait l’hypothèse que les personnes se pensent comme
l’un des termes de ‘duels’ :
« Aucun membre n’existe pour soi et n’a d’existence propre. Il est toujours l’élément d’une
dualité : le neveu et l’oncle maternel, le grand-père et le petit fils, le père et le fils, etc., se présentent
comme des entités, traduits par des substantifs au duel. Et tandis que nous voyons en eux des
individus, le Canaque voit en eux une relation. »170
Selon M. Leenhardt, les personnes n’ont pas conscience d’une individualité, car elles
mettent en avant qu’elles sont une partie d’une relation. Cependant, comme l’a démontré C.
Salomon pour le Centre Nord de la Grande Terre, chaque nouveau né est doté d’un principe
individuel. En revanche, les personnes sont selon elle conçues comme duelles car d’abord
constituées par la rencontre entre deux lignées, utérines et agnatiques. A Lifou, comme sur la
Grande Terre (selon l’analyse de C.Salomon171), on considère que les enfants sont faits des deux
sangs, celui de la mère et celui du père, même si le sang du côté maternel est dit « fort » à Lifou. Le
nom est choisi dans les noms des ancêtres du clan masculin, excepté un enfant ou deux auquel on
donne le nom dans la lignée maternelle, ce qui signifie que l’on ‘donne’ cet enfant (souvent une
fille) au clan maternel, qu’il aille y habiter ou non. A Lifou, chacun porte donc le nom d’un ancêtre,
et l’on dit que l’on a des caractéristiques communes avec les ancêtres qui ont porté ce nom. Cela est
particulièrement vrai pour les chefs de clan, qui prennent le nom de leur grand-père : ils héritent de
l’histoire de leur aïeul, et cette histoire est une ‘base identitaire’. Lors de réunions coutumières, ils
disent « je » pour parler d’une action qu’a réalisée leur aïeul. Les gens de Lifou ne considèrent pas
qu’ils sont une réincarnation d’un ancêtre, mais plutôt une continuation de celui-ci.
Si la terre et le nom se transmettent par les hommes, les garçons et les filles ont le même
rang social que leur famille paternelle et ont les mêmes totems. Chacun naît aussi dans une lignée
maternelle, dont il hérite « le sang et le souffle de vie ». Les personnes acquièrent ainsi une stabilité
sociale de par leur appartenance à un double lignage.
Cependant, Billy Wapotro, directeur de l’Alliance Scolaire de l’Eglise Evangélique, tempère
l’idée d’une identité personnelle seulement duelle :
« Pour moi, l’identité d’une personne, c’est ce point de rencontre entre la base, les paternels et les maternels,
167
HERRENSCHMIDT J.-B. 2004. Territoires coutumiers et projets de développement en Mélanésie du Sud (Iles
Loyauté, Vanuatu, Fidji). Thèse de doctorat à soutenue à Paris 4, Sorbonne. A paraître.
168
Le terme « tepolo » est un terme amené par les missionnaires, qui sert à désigner les esprits qui faisaient partie du
panthéon local avant la christianisation. La racine de ce terme est « devil » : démon, diable, et se retrouve dans les îles
voisines : « temonio » pour Wallis et Futuna, « devolo » pour Tonga.
169
Wassaumie Passa, pasteur, chef de clan, environ 40 ans, note de terrain, le 09/03/03.
170
LEENHARDT M. 1947. Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien. Paris : Gallimard : pp 170-171
171
SALOMON C. 1998.« La personne et le genre dans le Centre Nord de la Grande Terre », Gradhiva, n°23 : p 80-100.
c’est pour ça qu’on parle de… c’est Leenhardt qui parle de duel172. Moi je suis bien plus sur la démarche de
dire ‘pluriel’. Parce que, en fin de compte, mon identité, c’est l’espace de convergence de plusieurs liens, de
relations, qui me fait exister en lien avec les autres, et qui me place dans un dispositif lié à la distribution des
fonctions, ce qui fait que mon identité ne sera pas la même que l’identité d’un autre là. Ce qui veut dire que je
serai le porteur de l’identité du clan, mais je suis aussi porteur d’une identité spécifique à moi-même, qui est
aussi traversée par un réseau de liens qui me construit et me fait exister. C’est compliqué, hein, (il rit). Dans
le sens de dire que nous allons être en face de, quand je parlais tout à l’heure de pluriel plutôt que de duel,
nous allons être en face d’un individu, à plusieurs facettes. Et qui agit en étant dans l’instantané, en fonction
des personnes qui sont là. Pour aller plus loin : on va parler aussi de l’homme pluriel, dans la société
occidentale, mais pluriel, parce que c’est lié à des rebondissements d’itinéraires. J’étais maçon hier,
l’entreprise s’est cassée la figure, j’ai reconstruit mon identité en vue d’une reconversion sociale, ce qui fait
que maintenant je ne suis plus maçon, je suis mécanicien, un autre personnage. Là on est en face d’un
système où on est successivement pluriel. Tandis que ce dont je parle, c’est un concentré, dans l’instantané,
c’est différent. »173
On est là vraiment très loin de ce que disait M. Leenhardt, lorsqu’il affirmait que les mélanésiens
n’avaient pas conscience de leur individualité. Au contraire, une personne, loin de ne pas avoir
conscience d’une particularité individuelle et d’une latitude d’action, se conçoit avant tout comme
un être relatif, dont le comportement dépend des gens avec qui elle est dans le moment. Cela est
remarquable dans la vie quotidienne : les attitudes que l’on adopte signifient perpétuellement dans
quelle relation de parenté et dans quelle position hiérarchique on se situe. 174 Les codes corporels et
langagiers sont multiples et complexes, d’autant plus que souvent, plusieurs logiques hiérarchiques
s’entrecroisent.
A Lifou, on considère donc que les personnes sont des nœuds relationnels, et que leur
identité, plus que duelle, est multiple, du fait de la diversité des liens qui constituent chacun.
Je propose à présent d’examiner la notion de « atr ». Ce mot est traduit dans les dictionnaire
français-drehu par « humain, personne »175. Voici ce qu’en dit un de mes interlocuteurs :
« Atr », ça signifie l’humain. C’est l’humain mais c’est en même temps le savoir. « Atre », c’est savoir,
connaître. Ne plus savoir, c’est perdre son identité d’humain. « Tha atre kö ni » : je ne sais pas. Je ne suis
plus un homme, enfin, un humain. « Atr » c’est le mot qui veut dire en même temps femme et homme. Parce
que en Lifou, il y a un terme qui désigne ça. 176
« Atr » est donc un terme générique qui désigne à la fois les femmes et les hommes, les enfants et
les vieux : l’ensemble des êtres humains. Et la personne humaine, c’est celle qui sait. Lorsque l’on
naît, on est déjà un « atr ». On devient cependant « nyipi atr », une « vraie personne », au terme de
tout un processus par lequel on apprend et incorpore qui on est, pour pouvoir par la suite assumer
son rôle social, et savoir par quels chemins coutumiers il faut passer (quelles personnes aller voir
dans quel ordre avec quels dons / discours), pour entreprendre quelque chose (par exemple pour
trouver une parcelle pour cultiver un champ). Pour devenir un « nyipi atr », il faut recevoir toute
une éducation par laquelle on apprend qui l’on est. La notion de savoir est au cœur de la
172
De nombreux interlocuteurs étaient très au fait des théories de M. Leenhardt, entre autre les pasteurs et gens de
l’Eglise ; ses théories sont reprises localement, critiquées, débattues. Il est très courant à Lifou que des hommes aient lu
plusieurs ouvrages ethnologiques, historiques, théologiques, et se réapproprient des idées de ces ouvrages. A. Bensa
considère d’ailleurs que les discours des Kanak font l’objet de stratégies d’accumulation de capital symbolique, comme
cela est décrit par P. Bourdieu dans les milieux universitaires.
173
Entretien avec Wapotro Billy Wapotro, environ 50 ans, directeur de l’Alliance Scolaire, chef de clan, Nouméa, le 1/
10/ 04.
174
Cela peut être déstabilisant du point de vue de l’apprentissage des codes de politesse aussi. En effet, on ne peut
savoir quelle attitude adopter si on ne sait pas quels sont les liens entre les personnes présentes. Par exemple les
blagues, et surtout les blagues coquines, sont interdites quand un frère et sa sœur sont dans le même lieu. Comme les
cousins et cousines s’appellent frère et sœurs, il est difficile de savoir quand il est possible de faire quoi. D’autant plus
qu’en fonction des situations sociales, on peut privilégier certains liens, étant donné qu’on peut avoir un lien familial de
plusieurs natures avec quelqu’un. Par exemple, une amie, alors que nous sortions dans un bar, affirmait à un homme qui
est son cousin « xa », mais aussi un papa « kaka » : « ce soir tu es mon kaka ! », ce qui avait comme conséquence qu’il
adoptait un comportement protecteur envers elle, et nous pouvions faire des blagues.
175
Dans le Qene drehu. Langue de Lifou. Méthode d’initiation. Nouméa. Collection langues kanak, méthodes et
documents, LTUNC et CDPNC.
176
Entretien avec Wapotro Billy Wapotro, environ 50 ans, directeur de l’Alliance Scolaire, chef de clan, Nouméa, le 1/
10/ 04.
construction des êtres humains.
La notion de personne à Lifou est donc en premier lieu éminemment relationnelle. Cette
idéologie s’exprime d’une part lors des discours coutumiers : « On dit qu’il faut d’abord connaître
les autres pour se connaître soi-même » ; et d’autre part face à l’idéologie française, jugée par les
Lifous comme étant individualiste et universaliste. De même, la notion de personne est intimement
liée à celle de savoir. A Lifou, on devient une personne « nyipi atr », adulte, quand on acquiert
suffisamment de discernement, c’est-à-dire lorsque l’on connaît suffisamment l’histoire de son clan
et son réseau relationnel pour se marier. La personne adulte est celle qui sait ce qui compose son
identité. Avant d’examiner comment l’on transmet ces savoirs, je vais examiner si il y a ou non à
Lifou plusieurs types de « atr », ainsi que les relations que les personnes entretiennent avec les
ancêtres.
C. Salomon souligne que sur la Grande Terre, chaque personne naît dans une fratrie qui
« représente un type particulier, une espèce disent volontiers les Kanaks par référence aux végétaux.
».177 Selon J-B Herrenschmidt178, les gens de Lifou appartiennent à trois types de clans, et il y a en
conséquence trois types de personnes. Les « trenadro ka ngazo », traduits littéralement par
« terriens restés mauvais », ou plus couramment sur Lifou par « restés des diables », sont réputés
être les premiers arrivants. Les « atresi », dignitaires des chefferies, sont considérés comme ‘mihommes mi-diables’. Ce sont des ‘terriens’ (parmi les premiers arrivants) qui ont fait allégeance aux
chefferies mais gardent en tant que ‘teneurs de terre’ des pouvoirs particuliers. Enfin, les « joxu »
sont des « chefs », des guerriers : ils sont considérés comme les ‘maîtres des hommes’, mais en tant
que derniers arrivants, n’ont pas de pouvoirs sur la terre. En fonction du type de clan dans lequel
une personne est née, elle assumera la fonction sociale de ce type de clan, mais elle considérera
aussi que son caractère (par exemple belliqueux), et ses caractéristiques physiques (par exemple
avoir ‘la main verte’) et magiques (arrêter les cyclones par exemple) sont des héritages de ses
ancêtres. Les caractéristiques identitaires associées au fait d’appartenir à tel type de clan sont
considérées comme profondément inscrites en soi. En fonction de son clan d’appartenance, on
n’aura donc pas la même puissance, le même rapport aux puissances ancestrales qui vivent dans la
terre, et donc pas le même caractère. Les gens incorporent des façons de faire, de regarder, de
parler, de se tenir, de réagir, propres à leur identité clanique.
Ainsi, un ami me dit un jour : « je ne suis pas un homme : je suis un diable !» : né dans une
famille de gens qui « sont restés dans l’ombre », il m’expliquait qu’il avait un rapport privilégié à la
brousse, aux esprits, etc… L’appartenance clanique de quelqu’un se reconnaît à des caractéristiques
psychiques et physiques : par exemple, une fille de clan Walewen, grand clan « atresi » du district
du Wetr, affichait une attitude étrange, qui était, selon mes interlocuteurs, typique de ce clan. Son
regard était réputé malfaisant, comme l’était celui de toute sa lignée.
Cependant, chacun sait aussi que l’appartenance à tel type de clan est le fruit de choix
politiques. Par exemple, une femme qui appartenait à un clan de « Joxu », me disait qu’avant, ses
ancêtres étaient des « Atresi » dans un autre district. Ils s’étaient exilés lors d’une guerre, et avaient
donc changé de statut. On conserve en conséquence le souvenir des différents rôles que l’on a eu
dans les générations passées, rôles que l’on peut rappeler en cas de conflits. Et cela ressort sur le
caractère des gens. Par exemple, quelqu’un dont les ancêtres, terriens, sont devenus guerriers, peut
présenter un caractère ambigu, double.
Les filles comme les garçons présentent les caractéristiques de leur clan paternel :
« Une femme, on saura qu’elle sort de là, de ce clan, soit par sa façon de parler, dans ses propos, soit
par sa façon de se tenir, de réagir. Très rapidement on dira : celle-là elle fait partie de tel clan. Par
exemple on voit bien les femmes qui sortent de clans de guerriers !»179
177
SALOMON C. 1998.« La personne et le genre dans le Centre Nord de la Grande Terre », Gradhiva, n°23 : p 80-100 :
p.86
178
HERRENSCHMIDT J.-B. 2004. Territoires coutumiers et projets de développement en Mélanésie du Sud (Iles
Loyauté, Vanuatu, Fidji). Thèse de doctorat soutenue à Paris 4, Sorbonne. A paraître.
179
Entretien avec Wapotro Billy Wapotro, environ 50 ans, directeur de l’Alliance Scolaire, chef de clan, Nouméa, le 1/
10/ 04.
Mais chacun peut aussi présenter les caractéristiques du clan d’origine de leur mère :
« On dira, il a pris plus de sa mère, dans telle attitude. On ne dira pas qu’il est porteur de l’identité de
sa mère, il porte l’identité de son clan [paternel], mais on dira qu’il est de là-bas. Tiens : « kola thiej »,
« thiej » ça veut dire s’exprimer, crier, quelque chose va se manifester, le côté identitaire de la
maman.. »180
Ces caractéristiques identitaires sont conçues comme un héritage des différents lignages
auxquels on appartient. Cet héritage est considéré comme profondément ancré dans les personnes,
car celles-ci sont la continuité de leurs ancêtres.
En vieillissant, les personnes âgées sont qualifiées de « qatr » : « vieilles personnes ». Un
informateur, Willy Thatra m’a dit : « qatr, ça vient de « qane la atr », l’origine de l’homme, comme
si quand ils deviennent vieux, ils redeviennent un peu enfants (il dessine un cercle avec ses
mains). ». Je ne sais pas si cette interprétation linguistique est juste, mais elle semble plausible. On
considère en effet que les vieilles personnes (qui ont les cheveux blancs) sont proches du monde des
ancêtres, tout comme le sont aussi les enfants. Le terme de « qatr » sert aussi à désigner les ancêtres
(défunts) des clans, et leurs manifestations, sous forme d’animaux ou de lutins. Par exemple, alors
qu’un gros requin endormi se laissait dériver dans la baie, des enfants commentaient « regarde,
c’est grand-père, c’est un vieux (« qatr ») à nous ! ». A Lifou, les gens considèrent que le monde
des vivants et le monde des ancêtres, des esprits, vivent en parallèle. Cependant, entre ces deux
mondes se font des échanges. Les ancêtres peuvent faire irruption dans le monde des vivants, lors
de moments ou dans des lieux où les frontières entre ces mondes se gomment, par exemple lorsque
c’est le crépuscule. Les enfants sont considérés dans cette population chrétienne comme des « dons
de Dieu ». Ils ne naissent cependant qu’avec l’accord des ancêtres, et chacun a quelque chose de
l’ancêtre dont il porte le nom. Les morts intègrent le monde des esprits, et s’y rendent notamment
par des routes qui leur sont propres. 181
La puissance d’un clan est dépendant du nombre de personnes qui le composent :
« Quand il y a beaucoup de naissance dans un clan, on dit le clan est « hatr182 », ça veut dire le
clan est « vert », ça veut dire plusieurs humains. C’est le signe de la bénédiction des ancêtres. C’est le
signe de l’abondance. On nous dit toujours qu’il faut beaucoup de atr. »183
Le plus important pour un clan est son nombre de personnes. Si l’on a un comportement conforme à
la parole qu’ont prononcée les ancêtres (c’est-à-dire à leurs décisions), la descendance est assurée, et
le clan se perpétue de générations en générations. Cette raison est avancée pour pousser les femmes à
faire beaucoup d’enfants. Pour les hommes, avoir « choisi une bonne femme » pour se marier est
donc avoir choisi une femme très fertile. Cependant, faire de nombreux enfants semble être une
norme remise en cause aujourd’hui : la richesse d’un clan comme l’identité d’une personne prennent
en compte de nouveaux critères.
« Nous ne sommes pas riches de notre compte en banque. Mais nous sommes riches de la
richesse de tous les membres du clan. Parce que chacun va agir, amener de l’énergie tout ça. Si un est
électricien, tu vois, il amène son savoir.184 »
Un clan fort reste un clan nombreux, et il est important aujourd’hui que les membres de ce clan soient
formés.
Si les personnes de Lifou considèrent que leur identité clanique est la base de leur caractère, de
nombreux interlocuteurs soulignent que les personnes se construisent aujourd’hui aussi en référence à
des valeurs et des activités qualifiées d’occidentales (c’est-à-dire dont la pratique est récente et
parfois contestée). En effet, l’identité d’une personne aujourd’hui à Lifou implique plus d’éléments
que son appartenance à un clan, une position dans celui-ci, en fonction de son âge, de son rang, et de
180
Entretien avec Wapotro Billy Wapotro, environ 50 ans, directeur de l’Alliance Scolaire, chef de clan, Nouméa, le 1/
10/ 04.
181
Je ne peux, en l’état de mes recherches, avancer d’autres hypothèses. Je n’ai pas eu l’occasion d’assister à des
cérémonies de deuil ou de dation du nom, qui m’apporteront certainement à l’avenir de précieux renseignements sur ces
échanges entre vivants et défunts.
182
Personne ne m’a dit que ce mot avait quelque chose à voir avec la notion de « atr ». On me disait que cela signifiait
« vert », et c’est tout.
183
Waliseun Tetuanui, environ 30 ans, institutrice, note de terrain, le 12/10/04, Jokin.
184
Siwaneqatr Qenenöj, environ 50 ans, chef de clan et petit chef de Drueulu, note de terrain, le 06/04/04, Drueulu.
son sexe. Selon A. Sio185, elle implique aussi son niveau d’étude, son appartenance à un parti
politique, à des associations, à une Eglise186, ainsi que son emploi, son positionnement dans les
nouvelles formes d’autorités (au sein des sièges communaux, des Provinces, du Gouvernement néocalédonien, des partis politiques et des syndicats) et son pouvoir économique. Rappeler la dimension
relationnelle de la personne et son inscription dans un univers clanique complexe nécessitant un
apprentissage est aussi une manière de rappeler les positions hiérarchiques de chacun : l’organisation
des clans et leur positionnement ne sont pas figés, et l’inscription des gens de Lifou dans d’autres
hiérarchies (monétaires, électorales…) amènent de « nouvelles cartes dans le jeu »187.
Ainsi, la connaissance de l’histoire, de son réseau relationnel et de son rôle dans un panel de
relation est considérée comme constitutive des personnes. Nous pouvons nous demander dès lors
comment ces diverses connaissances sont transmises et acquises. Parmi ces connaissances,
lesquelles sont transmises aux deux sexes, et lesquelles ne le sont pas ?
Les étapes de l’éducation familiale pour les filles et les garçons
Nous allons à présent tenter de comprendre comment les enfants de Lifou, filles et garçons,
sont socialisés au sein de l’espace familial. Je me situe en cela dans la démarche de P. Bonnemère,
lorsqu’elle affirme :
« Notre objectif est de comprendre comment les filles et les garçons apprennent à se comporter
selon les normes culturelles de leur société, et donc en partie à remplir les tâches qui leur incombent
respectivement. En bref, on parlera ici de processus de socialisation, qu’il s’agisse de l’apprentissage des
gestes quotidiens, des procédures magiques ou du respect des règles de bienséance, ou bien encore des
procédés rituels destinés à faire passer l’individu de l’enfance à l’âge adulte (…). On s’interrogera aussi
sur le rôle joué par l’entourage de l’enfant dans ce processus. »188
Par quels processus de socialisation fait-on passer des enfants « nekönatr » au statut de
« nyipi atr » à Lifou aujourd’hui ? En quoi ces processus sont-ils communs et / ou différents selon
les filles et les garçons ?
Nous allons parler des étapes de l’éducation des enfants. Il est difficile de distinguer des
étapes, tant les éducations sont différentes d’une famille à l’autre. Cette variabilité est importante
non seulement parce qu’il y a une forte mobilité des familles de Lifou (dont une grande partie
habite au moins un temps à Nouméa), mais aussi parce que de plus en plus d’hommes et de femmes
effectuent un travail salarié. De plus, les générations en présence ont connu une scolarisation qui
s’est déroulée en partie à l’internat, ce qui laisse parfois peu de temps à une éducation familiale.
Cependant, il ressort dans mes entretiens avec les trois générations, à Lifou comme à
Nouméa, qu’il existe ce que l’on pourrait appeler une vision idéale de ce que devraient être les
stades de l’éducation des enfants. Ce modèle idéal ne relève bien sûr pas d’une coutume ancestrale,
mais est issue des discours des vieilles personnes, souvent très chrétiennes, qui exhortent
fréquemment les parents à éduquer leurs enfants, afin que la ‘coutume’ ne se perde pas, et que le
‘respect’ reste un principe de vie de Lifou. A. Paini189 affirme que ce qui est associé à ‘la coutume’,
à la tradition, se réfère à la fois aux réseaux et relations claniques, et aux Eglises chrétiennes. Les
185
Albert Sio, doctorant lifou en ethnologie, communication orale, le 7 mai 2003, Centre Tjibaou, Nouméa
Les sectes chrétiennes se sont multipliées en Nouvelle-Calédonie, et cela fait l’objet de nombreux conflits,
notamment sur Lifou. Elles sont accusées d’être des excuses pour que des scissions se fassent au sein des clans, car
adhérer à certaines sectes permet de se dégager d’un certain nombre de devoirs coutumiers, comme amener de grosses
sommes d’argent lors des mariages.
187
BENSA A. et BOURDIEU P. 1995. « Quand les Canaques prennent la parole » : p 243-289. in A.Bensa. « Chroniques
kanak ». Ethnies n°18-19, vol 10.
188
BONNEMERE P. 1996. Le pandanus rouge. Corps, différence des sexes et parenté chez les Ankave-Anga. Paris.
CNRS-Editions : p. 286.
189
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
186
étapes de l’éducation présentées ici nous informent donc sur une norme éducationnelle. Cette norme
est en grande partie le résultat de l’expérience qu’ont eu les vieilles personnes lors de leur enfance
de l’éducation scolaire et clanique (je reviendrais en précision sur ce point dans la troisième partie).
Ces étapes sont les suivantes :
1/ Entre la naissance et trois-quatre ans, on appelle les garçons et les filles « nekönatr » :
« personne enfant ». Durant cette période, on considère que c’est un âge où les enfants apprennent
l’usage de la parole. Ce sont les mères et les grands-mères qui s’occupent majoritairement de ces
très jeunes enfants, remplissant leur rôle de nourricières.
2/ Quand les enfants ont trois - quatre ans, on les appelle « nekoi jajiny » (« enfant fille »)
les petites filles et « nekoi trahmany » (« enfant garçon ») les petits garçons. C’est à partir de cet
âge que l’on coupe la première fois les cheveux d’un petit garçon. Un membre du lignage du
garçon, en général son oncle paternel, a « réservé » le fait de faire ce geste190. Selon les descriptions
sommaires que l’on m’a fait de cette cérémonie, quelques échanges coutumiers (tissus, argent, et
paroles) sont réalisés au sein du lignage, et l’oncle effectue la coupe de cheveux. Cet acte m’a
souvent été expliquée par le mythe de Samson (ce qui est assez courant à Lifou, car on associe
souvent des références bibliques à des éléments dits ‘de la coutume’). Comme Samson, les cheveux
sont censés contenir du « men » de la puissance. Je fais l’hypothèse que l’on ne coupe pas la force
guerrière du petit garçon (comme c’est le cas pour Samson), mais plutôt que l’on fait un premier
acte qui met les garçons du côté du social, alors que les filles sont laissées du côté des puissances
naturelles (je reviendrai sur cette dichotomie dans le 6ème chapitre). En effet, avant la période de
procréation, on coupe les cheveux puis la barbe des garçons (vers 18 ans). Après cela, ils doivent
porter les cheveux courts et la barbe rase durant leur « vie d’hommes » (où ils sont autorisés à avoir
des rapports sexuels). Ils se laissent repousser la barbe lorsque leurs cheveux blanchissent, c’est-àdire lorsqu’ils sont appelés « qatr » (« vieilles personnes»), et ne sont plus en période fertile. Ils
retrouvent alors dans cette période un rapport privilégié aux ancêtres. Les femmes, elles, gardent
leurs cheveux toute leur vie.
3/ De trois à environ huit ans, on apprend de façon précise à appeler chaque membre de sa
parenté, par la relation que l’on a avec lui, et par un diminutif en général de son prénom, par
exemple : « tantine wawa ». On apprend les noms de chacun, ainsi qu’à utiliser les différents types
de vouvoiement pour marquer le respect en fonction du lien de parenté. On n’explique pas encore
pourquoi on est en lien avec telle ou telle famille, mais on répète très souvent les normes de
comportement: « c’est une vieille personne, respecte-la, ne lui dit pas non… », « va jouer avec ton
oncle utérin. »… On apprend dès le plus jeune âge à se comporter dans un réseau de relations vaste
et codé. Ce sont les grands-parents qui sont censés s’occuper beaucoup de leurs petits enfants durant
cette période. Ils sont dans une relation de plaisanterie : les vieilles personnes usent d’un langage
vulgaire et rient beaucoup avec leurs petits enfants. Tous les sujets de discussion peuvent être
abordés, mais les petits enfants doivent un grand respect aux vieilles personnes, et notamment leur
rendre des petits services (aller chercher un objet par exemple). Il m’a fréquemment été dit qu’il
faut beaucoup répéter les règles de politesse aux petits, et éventuellement les menacer d’un
« astiquage », c’est-à-dire de les frapper légèrement avec de petites baguettes. On apprend aux
jeunes enfants à « rester calmes », à avoir du « respect ». On leur apprend à « dreng » (écouter) la
parole des aînés, laquelle va les ‘nourrir’.
4/ Aux environ de huit ans, on apprend aux filles et aux garçons les liens ancestraux. Les
parents et les grands-parents vont les emmener sur les lieux sacrés, en allant au champ par exemple.
Une vieille femme me disait que son père l’emmenait à une grotte où un diable très connu et
redouté réside :
« Il me dit : « n’aie pas peur, ce diable, c’est ton grand-père ». On va là-bas, et il me fait manger des
plantes pour me dire qu’il faut pas avoir peur, qu’on est chez nous. »191
Aujourd’hui encore, aller voir les lieux de son clan reste une étape importante : le père
d’une fillette de 10 ans m’expliquait qu’il commençait depuis l’an passé à l’emmener sur les lieux
190
191
Je ne sais pas si l’oncle qui a coupé les cheveux de son neveu paternel garde une relation privilégiée avec ce dernier.
Entretien avec Hnëmëneqatr Lapacas, 65 ans, traduit par Ziliwa Leguy, le 22 août 2004, Jokin.
de leur clan, et à lui expliquer des choses, car elle commençait à savoir ‘tenir sa langue’. En effet,
les histoires des clans associés aux lieux tabous ne doivent pas être diffusés à tout le monde : elles
restent en cercle restreint, et l’on attend que l’enfant puisse comprendre cela avant de commencer à
lui raconter des choses. Selon mes observations et mes discussions, on privilégie en premier lieu les
aînés garçons dans cet apprentissage, car ils seront ceux qui devront s’en servir le plus. Cependant,
il n’est pas rare que les aînées filles reçoivent une éducation très poussée, surtout si des garçons ne
naissent pas immédiatement. Il convient de préciser que personne n’est exclu d’une éducation
clanique. Les derniers et dernières nés d’une famille seront éduqués dans un rapport ‘fusionnel’ à
l’histoire ancestrale : appelés « neköneqatr », (« enfants vieux ») sont considérés comme sortant en
dernier du monde des ancêtres, et sont en quelque sorte l’incarnation du grand-père. Lors de cette
période, il est encore toléré que les garçons et les filles jouent ensemble, se promènent dans le
village, aillent se baigner, pêcher, et fassent quelques petits travaux en commun. Cependant, les
petites filles seront déjà réquisitionnées pour aider leur mère dans les petits travaux domestiques
quotidiens, ainsi que pour aider leurs parents aux champs, alors que les petits garçons seront assez
peu sollicités pour les travaux domestiques.
5/ Aux premiers signes de la puberté, on sépare les filles et les garçons de façon très stricte,
et les filles restent dans la maisonnée, avec leur mère. On appelle dès lors les « filles » : « jajiny » et
les « garçons » : « trahmany ». Les tâches se spécialisent réellement à cette période, la fille
apprenant les tâches qu’accomplit sa mère. Durant cette période, elle apprend surtout les savoirs de
sa mère et sa grand-mère : savoirs pratiques tels que la cuisine et le tressage, garder les enfants,
ainsi qu’utiliser des plantes pour les soins ; savoirs claniques sur les liens existant entre les clans, au
travers des mariages, et au travers des histoires racontées par les grands-mères. A partir de la
puberté et jusqu’au mariage, les garçons apprendront les tâches des garçons : labourer les champs,
gratter les noix de coco et en retirer le lait, chasser et pêcher, couper la viande et la cuire lors des
cérémonies, couper du bois, construire les cases. Ils pratiqueront, selon B. Wapotro, un
« vagabondage éducationnel », et cela en groupe de garçon, en classe d’âge de trois ans environ192,
sous l’autorité des aînés. Ils arpenteront le territoire, et iront visiter les familles liées et travailler
pour elles.
Aujourd’hui, à Lifou, les premières règles des jeunes filles ne donnent plus lieu à un rite.
192
Dans certaines tribus, les classes d’âges portent même un nom qu’elles se sont choisies, et si il advient que l’un des
membres de cette classe d’âge a fait une bêtise, en général, c’est toute la classe qui est punie, par exemple de coups de
trique.
Les vieilles femmes m’ont raconté qu’une mère ou une tante, voire une femme du village qui avait
la fonction d’accoucheuse, les ont emmenées à la mer pour faire une « purge ». Cela consiste en
avaler des litres d’eau de mer, dans lesquels on a pressé des plantes, ce qui donne un goût amer.
Cette décoction est régurgitée. La femme âgée qui s’occupait de cela donnait quelques conseils
sommaires à la jeune fille : ne plus traîner avec les garçons, car elle peut tomber enceinte, et ne pas
se laver trop pendant ces règles, laisser le sang « pourri » sortir de son ventre. Mais ce rituel n’avait
pas grande importance, selon les vieilles femmes qui l’ont vécu. Aujourd’hui, on fait parfois
allusion au fait que la jeune fille vient d’être menstruée, lors des purges annuelles, effectuées lors
des grandes vacances.193
Vers 18 ans, il y a le rite du rasage de la première barbe. Les garçons aînés du village, qui
ont déjà rasé leur barbe mais ne sont pas mariés, demandent tout d’abord si au garçon s’il n’a pas
joué avec les filles, s’il n’a pas bu, et pas fumé. Puis, ils rasent la barbe. On considère qu’un garçon
qui n’a pas encore coupé sa première barbe ne doit pas avoir de rapports sexuels, ni faire la fête (ce
qui n’est pas toujours respecté, sans que cela pose de problèmes). Des interlocuteurs disent que cela
est un rite hérité des temps où ils faisaient la guerre, où l’on disait que le jeune homme devait garder
son sperme, sous peine de perdre sa force. Nous retrouvons la symbolique qui veut que ceux qui ont
des cheveux ou de la barbe ne sont pas ceux qui se reproduisent. Une analyse de ce que représentent
les substances telles que le sperme, mais aussi des éléments corporels comme les cheveux, serait
utile pour comprendre comment se construit la masculinité. Je ne suis en mesure de fournir ici que
des pistes de recherches. Mais d’après les récits de mes interlocuteurs, aujourd’hui, ce rite se fait
plutôt dans la rigolade, et augure une période de vie turbulente.
A partir de ce moment, les garçons mènent jusqu’au mariage « la vie de jeunesse » où il est
toléré qu’ils fassent les 400 coups. Alors que les garçons vagabondent, les filles ne doivent pas se
déplacer sans raison « tro menu » (‘aller fou’). Le père apprend aux jeunes garçons durant cette
période à parler en public, explicite l’histoire de tel ou tel clan ou de tel lien à l’occasion de
cérémonies coutumières lors desquelles les femmes et les filles sont maintenues à la marge (à la
cuisine avec les enfants). Dès la puberté, on enseigne donc aux garçons comme aux filles leur futur
rôle, lequel est bien différencié.
La socialisation des enfants se fait en premier lieu dans le groupe de résidence. Celui-ci
peut-être composé soit de trois générations, c’est-à-dire les grands parents paternels, les parents
biologiques ainsi que leurs frères en général non-mariés et leurs sœurs non-mariées, et les enfants
de toutes et tous, à Lifou comme à Nouméa; soit dans un groupe plus restreint, quand un couple
décide de construire une case dans une autre parcelle de terre, ou de prendre un appartement
indépendant à Nouméa. Le plus souvent, les enfants suivent donc leurs parents biologiques ou
adoptifs, qui habitent parfois dans des « hnalapa » (« lieux de la famille / du clan ») où il y a
plusieurs générations et des frères, sœurs et belles-sœurs, et à d’autres moments des résidences où
l’on est plutôt en famille nucléaire.
Mais les enfants ne sont pas éduqués seulement dans ce qui est considéré comme étant leur
lignage. Presque tout le monde va aussi résider un moment plus ou moins long (de quelques mois à
plusieurs années) dans une autre partie de sa parenté, pour des raisons pratiques (aller au lycée à
Nouméa par exemple), pour activer certains liens ou pour être protégé de sorts « boucans » qui
touchent le lignage. Enfin, il y a une éducation dans le village, où des liens de parenté plus ou moins
lointains sont activés fortement, et cette éducation est appelée ‘éducation par les aînés’.
D’après les observations que j’ai pu faire, on peut distinguer quatre types de savoirs que l’on
transmet : les savoirs claniques, fortement identitaires, sur les lieux et l’origine du clan. Ils sont
explicités au travers de mythes que l’on raconte lors de circonstances précises à des membres de sa
famille, les « qan » (« mythes d’origine »). Le second type de savoir est la connaissance de sa
parenté proche et éloignée, et des liens entre les familles et clans. Le troisième est le savoir
comportemental, c’est-à-dire la manière de se tenir en société, de faire preuve de « respect et
193
Selon Y. Mouchenik, à Maré, les premières règles donnent lieu à toute une cérémonie, où les filles pubertes et les
mères prennent part, faisant après un grand repas. (communication personnelle)
d’humilité » en fonction de son rang, de son sexe, de son âge, en toute circonstance. Il est courant
que ce savoir soit enseigné par les vieilles personnes au travers de contes « ifejicatre » et par les
instances religieuses (à ‘l’école du dimanche’ par exemple), bien que la transmission de ces récits et
l’étude biblique se fassent moins fréquents pour les jeunes générations. Le quatrième type concerne
les savoirs techniques : ceux pour subvenir à ses besoins et les savoirs techniques spécialisés
(médicaments, art, techniques de construction, vanneries, pêche…).
L’apprentissage lent des savoirs est considéré comme positif : les personnes adultes disent
donner au compte-goutte les divers savoirs, semer des graines, mettre sur la piste de la
compréhension d’un tel lien, différencier des moments plus symboliques, où l’on transmet des
histoires dans un contexte de solennité et de confidentialité, et des moments où l’on explique de
façon plus stratégique à quoi se rapportent ces symboliques, comment celles-ci sont mises en
oeuvre dans la réalité sociale. Il y a donc une transmission différée des biens symboliques que
constitue la connaissance de son inscription dans un réseau social. Cette transmission sera
accomplie si les jeunes personnes font montre d’humilité, de respect et travaillent pour les « vieux ».
En effet, un parent non satisfait du comportement d’un enfant pourra ne pas transmettre des
connaissances, jugeant que celles-ci seront mal utilisées. Par contre, s’il tisse un lien privilégié avec
une personne, fille ou garçon, plus ou moins proche dans sa parenté, il pourra choisir de lui donner
accès à des connaissances qui pourront lui être utiles dans ses stratégies à venir. Dans cette logique
de transmission différée, on privilégie, pour chaque activité, une longue phase d’observation
d’abord, puis on conseille d’essayer ces activités, avant de donner des explications 194 ! Par la suite,
on corrigera la personne, on lui expliquera des savoir-faire. Enfin, on procédera à un
approfondissement des connaissances. Les aînés transmettent des savoirs à des jeunes gens qui font
preuve de « discernement » : « wangatremekun » (ce qui se traduit littéralement : « regarder-savoirpenser »). La parole des aînées est extrêmement valorisée, et l’on dit qu’elle contient du « men », de
la puissance, et qu’une personne deviendra une « nyipi atr » grâce à sa capacité d’assimiler cette
parole, et de la respecter195. La rétention des connaissances justifie le fait que les personnes non
mariées n’aient pas accès à des responsabilités sociales : elles feraient des erreurs diplomatiques
dans leurs choix, par manque de connaissance des enjeux interclaniques. Les générations mariées
gardent donc des savoirs utiles, et cela leur permet d’avoir l’autorité sur les jeunes gens.
La transmission des histoires des clans, et des normes, se fait aujourd’hui de façon
privilégiée pour la majorité des enfants originaires de Lifou lors des cérémonies coutumières. En
effet, la fréquentation des diverses cérémonies telles que les deuils ou les mariages reste essentielle,
et on demande dans ces moments que les jeunes gens sachent se comporter de façon conforme à
leur statut, de respecter précisément les règles de politesse, de réaliser leur travail (cuisiner la
viande pour les jeunes garçons, faire la vaisselle et les soupes pour les jeunes filles, servir et
débarrasser la table pour les deux), et de connaître les membres de leur parenté. L’apprentissage de
qui l’on est se fera en apogée lors du mariage, que celui-ci se déroule à Nouméa ou à Lifou.
Ce processus éducatif, composé des diverses étapes que j’ai décrites, s’achève le jour du
mariage (entre 20 et 28 ans aujourd’hui), où l’on finit d’expliquer leur futur rôle aux jeunes
194
Cette méthode d’apprentissage m’a déroutée de prime abord, car avant de me parler et de m’expliquer les choses, on
testait ma capacité d’observation, puis on me disait de faire les choses avant de m’expliquer comment il fallait les faire.
Par exemple, pour faire le geste coutumier, on m’a demandé de le faire avant de m’expliquer comment il fallait le faire,
de même pour planter des ignames… D’une année sur l’autre aussi, des vieilles personnes se sont mises à me raconter
des histoires plus importantes à leurs yeux : la première année, ils insistaient beaucoup sur les règles de politesse, sur le
respect, et la seconde année, plusieurs ont commencé à me raconter des histoires plus ‘intimes’, plus claniques, à
m’expliquer des détails de telle histoire qu’ils m’avaient racontée l’an précédent. Ils savaient que j’avais compris qu’il
fallait que « je tienne ma langue », et que je commençais tout juste à percevoir des choses que je ne remarquais même
pas la première année.
195
Etant donné l’extrême valorisation de la parole des aînés, le travail ethnologique est à la fois considéré comme une
reconnaissance de la valeur de cette parole, mais peut aussi être perçu comme un pillage de ces richesses culturelles.
Toujours est-il que les personnes ne donnent comme informations que celles dont, selon elles, je pourrais me servir à
une fin utile. Elles considèrent que cela est un don. Mon travail était parfois montré en exemple aux jeunes générations :
rechercher des connaissances sur leur propre culture, aller voir les vieilles personnes, les écouter étant considéré
comme source de bienfaits. Mes rapports avec les interlocuteurs âgés ont souvent été placé dans un rapport aîné / cadet.
hommes et jeunes femmes. Durant les trois jours de la cérémonie de mariage, où s’effectuent la
majorité des échanges, on répète en boucle et dans des conditions de grande fatigue les devoirs des
mariés. En effet, ceux-ci ne dorment presque pas, et écoutent des heures durant les discours qui
marquent les différentes étapes. Avant que la future mariée parte de son clan, il y a un concert de
pleureuses, où les vieilles femmes l’encouragent et la plaignent, lui disent qu’il faudra servir son
mari, sa belle-famille, ses enfants, se taire, ne jamais revenir dans sa famille d’origine, souffrir sans
dire un mot, et mourir dans le clan auquel elle est donnée. Le garçon, une semaine avant la
rencontre entre les deux clans, reçoit tous les membres de sa famille, qui vient faire les dons. A ce
moment sont racontées les histoires claniques, les liens entre les différentes familles, sous le
« dradrahe », qui est un abri érigé spécialement à cet effet. Après le mariage, la femme reçoit une
seconde éducation : elle doit se plier aux façons de faire de sa belle-famille, elle apprend les
histoires du clan de son mari, les chemins coutumiers, les ‘coutumes’ qu’elle doit préparer en
fonction des circonstances ; elle apprend aussi la soumission à son mari, qui, peut si besoin
« dresser sa femme » (j’analyserai plus en détail le rapport époux-épouse dans le second chapitre de
cette partie).
Si une première partie éducative s’achève dans le mariage, la recherche de ses propres
racines est censée continuer toute la vie. Les mariés pourront aussi créer de nouveau liens,
familiaux et politiques. On dit aussi que la connaissance de ses racines peut passer par la visite de
celles-ci : un lutin qui se manifeste, des rêves au cours desquels des histoire se révèlent. Connaître
ses racines, son histoire est aussi considérée comme une démarche personnelle, où l’on va chercher
le savoir chez des vieux et des vieilles, en leur amenant des biens, en leur rendant des services. Les
anciens, avant de mourir, sont censés révéler les derniers secrets familiaux.
Aujourd’hui, alors que près de la moitié des gens de Lifou vit en dehors de l’île, et que les
temps passés au sein de sa parenté et ‘au champ’ se réduisent du fait du salariat, mais aussi de
l’arrivée de la télévision et des jeux vidéos, ces normes éducatives restent une référence pour la
majorité. On s’appliquera à transmettre tout cela à la jeune génération, pendant les vacances
scolaires et durant les diverses cérémonies (mariages, deuils, mais aussi fêtes religieuses,
kermesses…).
J’examinerai en détail dans la troisième partie les transformations des formes et des
conditions d’éducation, entre ce qu’ont connu les grands-mères et ce que connaissent les filles
aujourd’hui.
La socialisation différenciée
Nous avons tout d’abord vu que la conception fondamentale de la personne est la même pour les
hommes et les femmes : les femmes sont éduquées tout comme les hommes à devenir des « nyipi
atr ». Pour être pleinement une personne, il est nécessaire de savoir d’où l’on vient, qui l’on est, et
comment l’on doit se comporter dans un vaste réseau relationnel. Pour cela, les garçons et les filles
reçoivent un tronc commun d’éducation. Je propose ici d’examiner quel est le rapport des femmes
de Lifou à l’apprentissage des savoirs claniques. Puis je montrerai en quoi cet apprentissage est
différent selon que l’on est un garçon ou une fille. Enfin, je démontrerai que l’éducation globale des
fillettes et des garçons est différenciée dès le plus jeune âge, alors que mes interlocuteurs disent
souvent que jusqu’aux premiers signes de la puberté, filles et garçons reçoivent la même éducation.
Examiner quels sont les savoirs transmis aux enfants me permet d’éclairer un aspect encore
très peu étudié de la culture kanak, au travers de l’exemple de Lifou : le rapport des femmes aux
savoirs claniques.
J’ai été surprise au cours de mon deuxième terrain par le fait que les femmes puissent avoir
un accès parfois important aux histoires des clans, les « qan » (les « mythes d’origine »). En effet,
des hommes m’avaient dit lors de mon premier terrain que les femmes étaient exclues des discours
coutumiers : « parce qu’elles sont bêtes, elles ne connaissent pas les histoires, ce sont des
étrangères ». On dit aussi souvent que les femmes connaissent moins bien les histoires car elles ne
sont pas là pendant les cérémonies principales. A Lifou, ce sont les hommes qui font les discours en
public, et ce son eux qui représentent les chefferies ; leurs réunions les plus importantes excluent
totalement les femmes.196 A. Paini 197 affirme que les femmes n’ont accès qu’aux savoirs concernant
les règles de vie collective, de politesse, et de respect. Lors de ma première étude, je croyais donc
que les femmes étaient exclues de l’immense majorité des savoirs claniques. Ceci aurait été une
forme courante de domination masculine : l’exclusion des femmes de la maîtrise des outils
théoriques de compréhension du monde social et des stratégies politiques.
En réalité, à Lifou, les femmes sont bien plus écartées de l’exercice de la parole, de la
rhétorique publique, de l’exercice politique, que de la connaissance des histoires.
En premier lieu, les filles détiennent comme les garçons un savoir clanique sur leur clan
d’origine. Celui-ci est en général plus important si la famille dans laquelle on est né est haut placée,
et ce savoir est plus explicité aux aînés et aux derniers. Par exemple, une femme de chefferie,
« neköneqatr » (terme qui désigne les derniers nés) me confiait :
« Moi, je ne m’intéresse pas aux petites histoires, là, les « ifejicatre », quand j’étais jeune, je demande
toujours les histoires des autres familles, ça, ça m’intéresse. Moi, j’aime connaître les vraies histoires.
- [Vous demandiez les histoires de votre clan ?]198
- Non, moi, je ne demande pas les histoires de ma famille, moi, je les connais déjà, je suis la dernière,
moi je les sais, c’est comme ça. »
Les parents apprennent les histoires des clans aux filles, et particulièrement aux aînées et
aux dernières. On dit des femmes qu’elles sont la « mémoire de la famille », qu’elles retiennent
précisément les histoires que leur ont racontées leurs parents. Reseda Ponga, auteure d’un livre,
explique pourquoi elle signe de son nom de jeune fille :
« C’est-à-dire que l’on est là et que l’on a un passé, une histoire propre. (…) Je porte aussi
l’enseignement que toutes les années d’avant m’ont apportées, celles que j’ai passé auprès de mes parents,
auprès de ma famille, et qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, tous ont contribué à construire mon
éducation et mon savoir. Les connaissances que j’ai aujourd’hui, ce ne sont pas que les femmes qui me les
ont données, ce sont aussi les hommes. Et par respect pour eux, je garde mon nom. »199
Les mères et les grands-mères racontent aussi les histoires des clans d’où elles sont
originaires. Selon Marie-Claude Tjibaou : « chaque femme véhicule un savoir ; un savoir secret
qu’elle détient de sa famille »200. Les femmes mariées me disaient raconter les histoires de leur clan
d’origine à leurs enfants, mais pas toujours à leur mari.
En se mariant, dans un second temps, les femmes apprennent les histoires du clan du mari,
afin de pouvoir le seconder dans les échanges que celui-ci va effectuer, et le conseiller s’il le désire.
Ainsi, nous voyons qu’à Lifou, les femmes ne sont pas exclues de l’apprentissage de savoirs
claniques. Elles peuvent même avoir plus de connaissances qu’un homme. Par exemple, un ami me
faisait remarquer qu’étant d’un rang assez bas et n’étant ni aîné ni dernier, il ne savait pas grandchose, « juste de quoi respecter les gens », mais qu’il ne connaissait pas avec précision les histoires
des clans. Il reconnaissait qu’une femme de chef ou fille de chef devait en savoir beaucoup plus que
lui. De même, un ami chef de clan allait consulter des grands-mères lors de problèmes coutumiers.
Il me disait que lors d’un discours dans un village, seule une vieille femme avait compris à quoi il
se référait : elle en savait selon lui plus long que tout le monde.
Les savoirs claniques que possèdent les femmes sont transversaux : elles peuvent connaître
très bien les liens entre les familles. Elles apprennent l’histoire de leur clan paternel, mais leurs
mères et grands-mères leur racontent aussi volontiers les histoires de familles d’où elles viennent,
196
Mais cela ne signifie pas que tous les hommes vont prendre la parole : Siwaneqatr Qenenöj, chef de clan, me faisait
remarquer que les hommes représentant certains clans, comme les très anciens propriétaires terriens, n’ont pas le droit
de parler en public, comme les femmes. S’ils interviennent, c’est que le pays est en péril.
197
A. Paini, 1993 : pp 221- 224
198
Les parties qui ne sont pas en italiques correspondent à mes interventions lors des entretiens.
199
Interview de Reseda Ponga, dans MWA VEE. 2005. « Une nouvelle aire pour les femmes kanak ». Avril-mai-juin
2005. N°48. ADCK : p.61.
200
Interview de M. C. Tjibaou, dans MWA VEE. 2005. « Une nouvelle aire pour les femmes kanak ». Avril-mai-juin 2005.
N°48. ADCK : p.50.
entre autre lorsqu’elles sont à la marge de diverses cérémonies, à la cuisine, ou bien après les
discours, s’expliquant entre elles, quand elles sont dans de bons termes, qui a dit quoi, et
pourquoi.201 Lors de mon premier entretien en 2004, la vieille femme qui m’hébergeait et que
j’appelais « nënë » (maman) s’est mise à raconter trois « qan » (mythes d’origine), de trois familles,
profitant de l’occasion pour les raconter à sa ‘fille’ (une enfant d’un cousin) qui était là pour faire la
traduction. Elles ont ensuite fait de nombreux commentaires sur les liens qui unissaient les
différentes familles concernées, la vieille femme de dire
« tu vois, lui, quand il est venu, c’est à moi qu’il a présenté la coutume, et bien c’est parce que
c’est mon petit frère, parce que tu vois, le vieux de l’histoire, X, c’est le papa de mon papa, et lui c’est le
petit fils du petit frère à X… »
Une amie, me parlant de son village d’origine, s’est mise à tracer aisément sur une feuille de
papier des généalogies … par les alliances ! Elle m’expliquait de cette sorte les stratégies
villageoises d’alliance : « telle femme, elle a été mariée dans tel clan, et telle autre, c’est le clan qui
reste là-bas… ». De même, une vieille femme m’a montré un cahier où elle notait les généalogies.
Ainsi, certaines femmes peuvent cumuler une certaine quantité de savoirs, et il est bien vu pour une
femme comme pour un homme d’être « atrein », c’est-à-dire savants, cultivés.
Cette connaissance féminine transversale est mobilisée à diverses occasions. L’occasion la
plus importante où ce savoir féminin est utilisé consiste dans le choix des filles / des familles avec
qui vont se marier les fils. Ce sont les femmes du lignage (la mère, les grands-mères et les tantines)
du garçon à marier qui vont décider qui sera la future conjointe. Aujourd’hui, elles diront si la fille
que propose le garçon convient ou non. Quand on sait à quel point les alliances sont importantes
dans les stratégies des clans, il devient évident que les femmes sont au courant de ces stratégies.
J.B. Herrenschmidt202 me disait avoir observé une réunion qui avait pour objet de choisir une femme
pour le second garçon du lignage, le premier ayant décidé de la femme avec qui il s’était marié. Les
vieilles femmes de cette famille s’étaient réunies, certaines munies de petits cahiers où elles avaient
noté des noms de filles de familles avec qui elles jugeaient intéressant de se marier, et qui
semblaient avoir un bon comportement, observé généralement lors des cérémonies de mariage.
Elles débattaient, les hommes de la famille étant de temps à autre consultés, jusqu’à ce qu’elles
décident enfin qui elles avaient choisi, à qui il fallait faire la coutume pour demander le mariage.
De même, Meleneqatr Qenenöj, ancien chef de clan, me disait que la femme de son fils aîné
avait été choisie par une vieille tante paternelle, et que son choix était le bon « parce qu’elle
connaissait bien [les liens entre les clans]». Une jeune femme m’expliquait aussi que la tantine qui
avait choisi sa mère pour son père avait bien vu que c’était un bon mariage, parce que son père avait
gagné une position sociale de par cette alliance : il ne mettait plus ses ignames au même endroit lors
de la fête des ignames203.
On consulte les vieilles femmes, surtout celles qui sont restées longuement dans un village,
pour avoir des renseignements précis : elles donnent plus facilement des histoires que les hommes,
m’a-t-on dit, et ce qu’elles disent est ‘vrai’. Elles sont « la mémoire de la famille ». Si un chef de
clan vient à mourir, sa femme pourra être régente un temps. Un homme, même marié, consulte
souvent sa grande sœur avant de prendre une décision qui engage le clan. Elle a autorité sur lui, et
lui rappelle les dires de leurs parents.
201
Cela donne parfois lieu à des moqueries sur le comportement et les dires de certains hommes. Elles commentent si
c’est bien ce que l’un ou l’autre a dit ou fait. Les mères, les tantes maternelles, et les tantes paternelles, parfois en colère
de ce qu’ont dit leurs fils, peuvent décider de les tancer vertement, et de les menacer de les maudire, si leur
comportement n’est pas jugé conforme à ‘ce qu’ils sont’, à la parole de leur père. En effet, on dit à Lifou que si le ventre
des parents ou des grands-parents se serre de mécontentement, les enfants seront « maudits », et que leur vie sera dès
lors parsemée d’embûches. Je ne crois pas que cette malédiction s’accompagne de sorts jetés. Je ne pense pas non plus
que les femmes aînées, du côté du père comme de la mère, ont des pouvoir de malédiction spécifiques. L’oncle utérin a,
lui, un pouvoir de maudire ses neveux, car on dit que c’est lui qui détient leur sang.
202
Communication personnelle, le 30/ 08/ 2004, à Lifou.
203
Lors de la fête des ignames, la circulation des ignames et les endroits où l’on pose ses tas d’ignames dans les
chefferies retrace les hiérarchies et les positions sociales de chaque groupe. Ne plus poser ses ignames au même endroit
signifie donc ne plus avoir la même position sociale.
Les femmes de Lifou ont donc, elles aussi, un rapport très valorisé aux savoirs, claniques et
pratiques, et sont pleinement des « nyipi atr ». Leurs savoirs claniques sont transversaux.
Les femmes ne sont donc pas exclues de tout savoir clanique. Cependant, il existe une réelle
différenciation dans l’apprentissage de ces savoirs, entre hommes et femmes, et encore plus entre un
garçon aîné et ses sœurs. D’ailleurs, dire qu’une femme peut connaître plus de choses qu’un homme
peut être considéré comme relativement impoli, surtout si cette femme se situe dans la même classe
d’âge que l’homme en question204. Dire ce genre de chose reviendrait à « humilier » un homme, car
les hommes doivent être « avant » les femmes, « plus haut ». Ce sont eux qui parlent en public, et qui
sont les représentants des familles, des lignages, et des clans205. Ils sont considérés comme les
détenteurs légitimes de la parole : « la nyipi ewëkë », c’est-à-dire littéralement « la vraie parole ».
Cette « vraie parole » est celle qui s’échange lors des réunions entre les membres masculins des
clans, tandis que les femmes doivent faire preuve d’humilité, rester dans l’ombre. Cette parole est
considérée comme efficace : ce sont par ces palabres, accompagnés de dons et contre-dons, que les
chefs de famille, de lignage et de clan « construisent le pays », c’est-à-dire décident de l’organisation
sociale. M. Leenhardt206 remarquait que « ewëkë » est un terme regroupant les notions de paroles et
d’actes. La parole qui est réservée aux hommes est la parole ‘agissante’, c’est-à-dire la parole
politique, publique.
Les hommes disent appuyer leurs discours sur la « nyipi ewëkë, la trenge ewëkë »207, c’est à dire sur
« la vraie parole », sur « le panier de parole ». M. Leenhardt avait aussi remarqué que « ewëkë » peut
désigner les biens des hommes, qu’ils s’échangent. Le « panier de parole » fait certainement
référence aux choses que l’on s’échange entre représentants des clans, qui ‘tissent’ l’alliance. Les
femmes elles-mêmes sont conçues comme « trenge ewëkë », « paniers de paroles », c’est-à-dire
qu’elles font partie des biens des hommes. Elles font parties des ‘choses’ que l’on s’échange entre
clans, sur lesquelles repose l’alliance. Elles ne sont donc pas les détentrices de la parole « ewëkë »,
car elles sont elles-mêmes « trenge ewëkë », c’est-à-dire « panier de parole », ce qui fonde l’alliance
entre les clans.
Or, plus un clan a d’alliés, plus sa parole a de poids au sein de la chefferie. Les femmes ont donc un
rôle de ‘liant’ dans les chefferies, mais elles ne sont pas actrices en leur nom de ce lien. Elles sont
objets de l’échange, mais pas sujets. Leur responsabilité se limite à bien tenir leur rôle maternel (faire
beaucoup d’enfants et les éduquer, rester soumises et fidèles à leur mari), afin que l’alliance soit
solide. N’étant pas exclues de tous les savoirs claniques, elles peuvent cependant servir de
conseillères à leur mari et leurs frères (ce à quoi j’ai pu assister à plusieurs reprises), mais rarement
publiquement : la place de leur parole est « dans l’ombre ».
Dans certaines familles, la transmission des savoirs valorisés est destinée de façon privilégiée aux
garçons, ou de façon relativement équitable aux filles et aux garçons dans d’autres familles, mais
jamais de façon privilégiée aux filles, sauf si il n’y a pas de garçons, ou si ceux-ci ne peuvent exercer
leur fonction de représentants du clan (handicaps, trop jeunes…). Le fait que les hommes assistent à
des cérémonies exclusivement masculines (culture de champs sacrés, construction de la grande case
de la chefferie, réunion des chefferies), où les histoires des clans sont répétées, activées, explicitées
en profondeur, modifiées et retravaillées, a comme conséquence que si les femmes connaissent plus
204
Une sœur mariée, surtout si celle-ci est aînée, peut être considérée comme plus savante et raisonnable que son petit
frère non marié. On peut lui demander de faire des discours coutumiers à la place de son frère. La mère d’un garçon,
surtout lorsqu’il n’est pas marié peut lui demander de faire preuve d’humilité. Mais lorsque celui-ci sera marié, surtout
si c’est le chef de famille, il aura l’autorité, même sur sa mère. Cependant, lorsque les femmes deviennent des vieilles
femmes « qatreföe », elles peuvent aussi se considérer comme plus savantes et plus sages que les hommes mariés qui
représentent les clans, et leur faire remarquer leurs erreurs. Je propose d’examiner le croisement des différentes
hiérarchies dans le troisième chapitre de cette deuxième partie.
205
Chaque famille a un chef : le mari. Celui-ci est au sein d’un lignage dont l’aîné est le chef, et ce lignage est dans un
clan dont l’aîné du lignage est le chef, c’est-à-dire le représentant du clan.
206
LEENHARDT M. 1947. Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien. Paris : Gallimard.
207
J.B Herrenschmidt, doctorant en géographie culturelle, communication personnelle, le 18 juillet 2003, Orange.
ou moins les histoires des clans, elles en connaissent généralement moins que les hommes la
profondeur.
« Les femmes, elles sont bêtes, elles connaissent des petits bouts des histoires, après elles parlent,
elles foutent le bordel ! Nous, chaque clan connaît ses histoires, il sait qu’il y a des choses aussi qu’il
faut pas dire, qu’on dévoile seulement si il y a un gros problème. Les femmes elles savent pas tout ça.
On dit qu’elles ont pas la parole à la chefferie, mais c’est pas ça : elles peuvent conseiller leur mari,
mais il faut pas qu’elles parlent sur ce qu’elles connaissent pas. » 208
Selon mon interprétation, cet interlocuteur entend par ‘femme’ les épouses, et non les vieilles femmes
ou les femmes de chefs défunts, qui peuvent être régentes un temps, ni les femmes qui ont été
mariées dans des clans proches, dans le même village, et qui peuvent acquérir une connaissance assez
profonde des histoires des familles alliées. L’écart le plus important d’accumulation des biens
symboliques claniques se situe entre le garçon aîné et ses sœurs et frères. En effet, si les hommes
assistent plus que les femmes aux cérémonies qui précisent et exposent les histoires, l’aîné est
réellement privilégié, par le fait qu’il héritera des biens et de la maison de ses parents, qu’il sera le
chef de famille dès la mort de son père, et aussi par le fait que « ses papas » (père et frères du père)
l’emmèneront prioritairement voir les personnes qui lui dispenseront des savoirs.
En définitive, les femmes connaissent souvent des histoires des clans de leur père, de leur mère, de
leurs grands-mères, et de leur mari, surtout si elles sont de haut rang, et si elles se sont mariées dans
leur village d’origine. Si elles ne connaissent en général pas les histoires en profondeur, elles
détiennent un savoir transversal. Ce savoir leur permet de conseiller leur mari, leurs frères, et d’être
régentes si leur mari décède. Ce savoir est majoritairement utilisé pour décider des alliances.
Cependant, elles sont exclues de la parole publique, celle qui organise la vie sociale, autrement dit la
parole politique. En effet, les discours des hommes disent se fonder sur les échanges entre les clans,
et parmi ce que l’on échange, il y a les femmes. Les femmes sont donc plus exclues de la gestion
politique que de la connaissance des histoires.
Si il y a une conception commune de la personne et de son rapport au savoir entre hommes et
femmes, il est clair à Lifou que l’on ne doit pas éduquer les filles et les garçons de la même façon, à
partir de la puberté. On se trouve donc dans une société qui insiste sur la construction de rôles
sexués, et non sur la présence d’identités sexuelles ‘innées’.
Cependant, je ne souscris pas à l’affirmation de plusieurs interlocuteurs qui me disaient que
l’éducation sexuée débute aux premiers signes de la puberté. Le fait d’appartenir à l’un ou l’autre
sexe implique des trajectoires sociales très différentes, un statut différent, et les filles et les garçons
sont incités à avoir certains comportements plutôt que d’autres. Denise Kacatr, Déléguée aux Droits
des Femmes, affirme qu’on éduque les jeunes filles dans le sens du devoir, ce que j’ai observé sur le
terrain. Etre docile, ne pas contredire les autres est encore plus valorisé chez les petites filles que
chez les petits garçons. La plupart des rites d’initiation ont disparu aujourd’hui, mais couper les
cheveux d’un petit garçon lui procure déjà un statut social différencié. Les petits garçons se plaisent
à dire à leurs sœurs dans de petites disputes que eux sont des garçons, et donc que ce sont leur
sœurs qui doivent faire les tâches domestiques, et les servir à la maison. Ils répètent ainsi les
disputes qu’ils peuvent entendre dans les couples de parents, où des remarques misogynes
rappellent le statut inférieur des femmes, et le fait qu’elles sont là pour servir les hommes (mais cela
est différent d’une famille à l’autre, bien sûr, le mépris des femmes étant considéré de très impoli à
relativement normal, voire nécessaire).
En grandissant, quand les filles peuvent devenir des aides de leur mère (surtout si celle-ci est
surchargée de travail, notamment à cause d’un grand nombre d’enfant), elles sont généralement
réquisitionnées, et disposent de moins de temps libre et de liberté de circuler que leurs frères. Ceuxci font quelques travaux ponctuels, tandis que les filles sont reléguées à des travaux longs tels faire
208
Note de terrain, discussion avec Wassaumie Passa, pasteur, sculpteur, chef de clan, environ 40 ans, le 18 avril 2003,
Traput.
chauffer de l’eau, entretenir le feu, surveiller la nourriture qui cuit, surveiller le petit cousin… Cela
donne lieu à de nombreuses râleries des petites filles, auxquelles on ne dit pas explicitement
qu’elles ne sont pas les homologues de leur petits frères, mais qui réalisent que bien souvent, elles
ont moins de temps qu’eux pour jouer.
Au moment de l’adolescence, les filles apprennent explicitement leur rôle de future épouse et
mère, « föe »:
Les jeunes filles, quand elles se lèvent, elles font le ménage, elles font tout à la maison, et ça y
est, c’est l’heure de préparer le repas, pour les frères, pour les enfants, pour les hommes, l’aprèm’, il y
a toujours quelque chose à faire, aller au champ (...), et le soir arrive, il faut faire chauffer l’eau, le
repas… Elles sortent pas de chez elles, en tout cas beaucoup moins que les garçons. Mais c’est à cause
des parents, c’est mal vu une fille qui se ballade, qui sort tout le temps, la fille elle doit être là pour
quand les hommes ils arrivent, elle doit être bien gardée. C’est comme le problème des filles-mères : si
une jeune fille a un enfant avant le mariage, la sanction pour les parents, c’est « tu arrêtes tes études, tu
t’occupes de l’enfant ». C’est dur pour la fille, parce qu’après, quand elle se marie, elle laisse ses
enfants, elle ne les prend pas avec elle. (…) Les parents, ils sont sévères avec les jeunes filles, il faut pas
qu’elles traînent, il faut qu’elles sachent tout faire à la maison.209
Etre travailleuse, obéissante, ne pas sortir, ne pas boire, ne pas traîner avec les garçons, sont des
qualités vantées chez les filles, qualités qui sont censées accroître les demandes en mariage. Si les
garçons circulent librement dans la tribu, en bande, font ‘les 400 coups’, les filles marchant seule ou
sans destination connue sur la route sont taxées de « filles de la route », « prostituées », et leurs
parents sont critiqués (particulièrement la mère). Une fille « jajiny » ne parle jamais en public, et
n’exprime presque jamais son avis (surtout si celui-ci contredit ses aînés), même chez elle.210
A Lifou, lors de ses premières règles, une jeune fille effectuait une purge à l’eau de mer (ingestion
d’eau de mer et de décoction de plantes, accompagnée d’exhortations) avec les filles aînées de la
tribu. Ce rituel a disparu aujourd’hui, assimilé aux purges annuelles, à l’occasion des grandes
vacances. Autrefois, les jeunes hommes étaient éduqués par classes d’âge dans une case d’initiation
masculine, le « hmelhöm », où ils étaient formés à la gestion de la vie sociale et à la guerre.
Aujourd’hui, lorsque le garçon est considéré mature, les garçons aînés de la tribu rasent sa première
barbe. Il est alors autorisé à aller « jouer avec les filles ». Ses aînés se chargent de son éducation, et
il démontre en général sa force physique et son courage (à l’occasion des jeux sportifs, de la pêche,
mais aussi de la consommation d’alcool et de cannabis). Dans certaines tribus, les garçons
fréquentent leurs ‘classes d’âge’ (qui regroupent les garçons qui ont une écart d’âge de trois ans
environ), et ces bandes se donnent un nom. Les jeunes hommes jouissent jusqu’au mariage de
beaucoup de temps libre, mais n’ont aucune responsabilité sociale.
Ainsi, on observe une socialisation différenciée entre les filles et les garçons. Je distinguerai les
différenciations officielles et jugées nécessaires dans l’éducation, et celles qui ne sont pas
officielles. A Lifou, comme sur la Grande Terre, il est important de former, de constituer des
hommes, cela au travers de rites d’initiations, qui, quoique moins nombreux qu’autrefois,
subsistent, alors que celui pour les premières règles des femmes est abandonné. Il est important
aussi de former des chefs de clans, des représentants et des chefs de famille : on apprend donc aux
garçons de façon privilégiée certaines histoires, quoique l’accès à celles-ci ne soient pas interdit aux
filles, surtout de rang élevé. Les garçons, et particulièrement les aînés, apprennent la pratique de la
parole, l’usage stratégique des discours coutumiers et des histoires, la maîtrise de leur verbe et de
leur prestance face à une assemblée. On socialise alors officiellement les garçons de façon
différente des filles : destinés à occuper une place plus valorisée que les femmes dans l’univers
social, on leur apprend à maîtriser l’usage des biens symboliques qui régissent les rapports sociaux,
tandis que les femmes n’en auront pas l’usage. On ne forme que les garçons à devenir les
209
Entretien avec Walli Tetuani, environ 30 ans, institutrice, le 28 mars 2003, Tingeting
Ce qui a pu poser problème pour réaliser des entretiens ; les seuls contextes où elles osaient émettre une opinion se
situant en dehors de la tribu.
210
représentants et les organisateurs du monde social, même si celui-ci est composé d’hommes et de
femmes.
Comme je l’ai démontré, les femmes détiennent tout de même des savoirs claniques. Elles peuvent
être des forces de propositions, et les vieilles femmes décident des alliances. Je ne vais donc pas
dans le sens d’A. Paini 211qui affirme que les femmes n’ont accès qu’aux savoirs concernant les
règles de vie collective, de politesse, et de respect. Le fait que les femmes ne soient pas exclues de
tous les savoirs claniques leur donne donc une marge de manœuvre, et certaines femmes joueront
sur le fait qu’elles fondent l’alliance entre les clans, et qu’elles ont un savoir clanique transversal,
pour gagner en autonomie au sein du clan marital ; cela est proche de ce qu’a pu décrire M.
Strathern en Nouvelle-Guinée, aux Mounts Hagen212. Les tâches apprises exclusivement aux
garçons sont les plus valorisées socialement. Les tâches apprises aux jeunes filles dès la puberté
sont les tâches qu’elles devront effectuer dans leur future famille. L’attitude exigée est le calme, la
docilité. Il leur est demandé d’être travailleuses et obéissantes, alors que les jeunes hommes
jouissent d’une grande liberté, et d’une certaine autonomie dans les bandes de garçons.
Alors que la différenciation sociale des filles et des garçons est officielle vers 10 ans, on ne fait pas
de discours sur l’éducation différenciée des petites filles et garçons. Cependant, si l’on dit « qu’on
les éduque pareil », qu’on leur donne autant d’affection, les petits garçons sont de fait favorisés,
particulièrement l’aîné. Il est en général l’enfant préféré des mamans et grands-mères, « l’enfant
roi », surtout s’il est l’aîné d’une lignée aînée. Il sera alors destiné à devenir chef de clan, et sera
entouré de beaucoup de respect et de considération dès le plus jeune âge. Les mamans savent
d’ailleurs bien qu’elles ont tout intérêt à avoir une relation privilégiée avec leur fils aîné, car à la
mort de leur mari, les biens reviennent au fils aîné, et il peut décider de renvoyer sa mère ‘chez
elle’, c’est-à-dire chez les frères de sa mère (mais cela se fait rarement). Une amie avait eu une
petite fille, puis un petit garçon. Celui-ci allait devenir le futur chef de clan, et sa naissance
permettait à sa mère d’asseoir sa position dans le clan du mari, position qui était problématique et
douloureuse auparavant. De fait, elle favorisait son petit garçon, et sa fille aînée s’en plaignait
beaucoup. Sa fille apprenait donc très jeune que sa place était moins importante dans son propre
clan, qu’elle allait être donnée, et que sa propre reconnaissance sociale passerait par la mise au
monde de fils.
La socialisation globale différenciée des filles et des garçons a pour conséquence que l’on donne
aux petits garçons les moyens de contrôler le monde social, ce que l’on ne donne pas aux petites
filles. Ainsi, si l’on dit que les petites filles sont pleinement des « atr », des êtres sociaux qui
prennent part à la vie sociale de par la connaissance de qui elles sont et de leur rôle, elles restent
défavorisées vis-à-vis de leurs frères du point de vue de l’acquisition des outils théoriques et
pratiques de pouvoir d’une part, et d’autre part du point de vue de l’attention, du temps libre dont
elles jouissent, et parfois de l’affection dont elles bénéficient au sein de la famille.
211
A. Paini, 1993 : pp 221- 224
STRATHERN M. 1972. Women in Between. Female roles in a male world : Mount Hagen, New Guinea. Boston.
Rowman and Littlefield Publishers, Inc.
212
Chapitre 5
Etre sœur et épouse
Après avoir mis en évidence l’importance de la connaissance des savoirs claniques au sein
de la construction de la personne, ainsi que les modalités communes et différenciées
d’apprentissage de ces savoirs pour les filles et les garçons, je propose d’examiner au travers de
deux figures emblématiques des rapports hommes - femmes l’aspect relationnel des identités
sexuées. On insiste volontiers à Lifou sur le fait que le comportement de chacun est contextuel, car
il tient compte des personnes présentes, avec qui l’on est en relation.
J’ai montré dans le chapitre précédent que l’éducation donnée aux filles ne leur permet pas
d’acquérir autant de moyens d’action que les garçons sur le monde qui est le leur. De plus, données
aux autres familles lors du mariage, les filles n’héritent d’aucun bien ni d’aucune terre. C’est en ce
sens là qu’il me semble possible d’envisager de parler de domination masculine dans cette société.
Cependant, dire qu’il existe une domination masculine ne signifie nullement que tous les hommes
dominent à tous moments toutes les femmes. En effet, l’étude des identités de sexe doit-elle se
réduire à l’étude de la manière dont se constitue la hiérarchie entre les hommes et les femmes? En
anthropologie des genres, tout un corpus de textes se consacre à l’étude de la domination
masculine213, quand d’autres analyses ne l’évoquent même pas, ou seulement d’un point de vue
symbolique214 dans des sociétés où pourtant le rapport de force est très prégnant.
Je propose ici de déplacer légèrement le questionnement. En tentant de percevoir comment
se vivent et s’éprouvent des identités de sexe dans différentes situations, et dans différentes
relations, je voudrais dépasser deux types d’analyse : celle qui ne prend comme optique que
l’analyse de la domination masculine, et celle qui ne prend comme cadre d’analyse des relations
hommes - femmes que les relations conjugales. Je cherche donc à comprendre dans quelles relations
la domination masculine est prégnante, dans quelles relations elle s’atténue, ou éventuellement
disparaît. J’ai commencé cette année l’analyse du vocabulaire de parenté, et des termes de sexe
relatif et absolu dans la parenté lifou. Cependant, j’ai tenté conjointement d’analyser comment sont
comprises et vécues les relations que ces termes désignent. Je propose donc de présenter l’analyse
des rapports mari - femme, pour ensuite m’intéresser aux rapports frères - sœurs, relations désignées
par des termes de sexe relatif, des « duels », selon le vocabulaire de M. Leenhardt. Analyser les
modalités relationnelles des rapports conjugaux, puis des rapports frères - sœurs, me permettra de
démontrer la coexistence dans une même société de plusieurs façons de conceptualiser la différence
sexuée, et de la mettre en œuvre.
L’identité sexuée comme relation hiérarchisée : les rapports mari - femme
A Lifou, lorsque je déclare m’intéresser aux rapports sociaux entre les hommes et les
femmes, il est très fréquent que l’on s’exclame qu’ils ont beaucoup changé. Puis, les hommes
comme les femmes, parlent des conflits entre maris et femmes. Soit on me vante la
complémentarité : il y aurait une harmonie entre les époux dans la coutume quand ceux-ci tiennent
leurs rôles, et les conflits actuels seraient le fruit des changements sociaux récents, la conséquence
de la colonisation. Soit on me parle de tyrannie : une remarque fréquente consiste en dire que les
femmes sont les esclaves des hommes, et que même si elles les servent, ce qu’elles ont en retour
sont des coups. En bref, il est extrêmement fréquent que les gens de Lifou me parlent de la
domination masculine au sein du rapport conjugal, que ce soit pour la légitimer ou pour la remettre
213
Par exemple le périodique Nouvelles Questions Féministes.
Cf BARRAUD C., ALES C. (dir). 2001. Sexe relatif ou sexe absolu. Paris : Editions de la Maison des Sciences de
l’Homme.
214
en cause. Les personnes de Lifou se réfèrent spontanément à cette relation époux - épouse : c’est le
modèle dominant pour penser les rapports hommes -femmes.
Le terme qui désigne les époux « föe », est un terme de sexe relatif. C’est-à-dire qu’une
femme dira de son mari « föeng » (mon époux), et un homme de son épouse « föeng » aussi. Pour
désigner le couple, on dira « lue föe » (les deux époux-épouses). Ce terme désigne l’état de
personne mariée avec un être de sexe opposé, quelle que soit son assignation de sexe. Cependant, ce
terme désigne aussi une femme adulte, ainsi que le caractère femelle des animaux. Les gens de
Lifou l’utilisent de même pour désigner le caractère féminin d’un espace, d’un clan, dans telle ou
telle situation.
La première chose que l’on peut remarquer est que ce terme sert à désigner aussi bien le
statut d’époux et d’épouse que celui de ‘femme adulte’, alors que le mari sera désigné par un autre
terme « thupetresij », (« thupen » signifie garder, s’occuper de ). Pour une personne adulte homme,
on le désignera des deux termes, alors que les femmes ne sont désignées que par leur statut
d’épouse. Cela est significatif du fait que le rôle des personnes adultes « nyipi atr » est pour les
hommes d’être membres d’un clan - fratrie, gardien de celui-ci, (et pour cela il faut qu’ils se marient
et donc enrichissent le clan d’enfants et d’une alliance), et pour les femmes d’être mères et épouses,
au service du clan marital. Nous pouvons faire l’hypothèse que les hommes mariés ont donc une
fonction d’époux et d’acteur social clanique, quand les femmes adultes (mariées) ont une fonction
avant tout au sein de la conjugalité.
Quelles sont les modalités de la relation conjugale ? Le mariage entre deux personnes est
avant tout un mariage entre deux lignages - clans, c’est-à-dire que la fille est donnée à la famille du
garçon, afin de perpétuer le lignage de ce dernier. Idéalement, ce couple rendra une fille au lignage
maternel. Les femmes ‘données’ ainsi au clan marital seront les liens de l’alliance entre les clans.
En effet, leurs fils seront liés « par le sang » avec leurs oncles utérins215, c’est-à-dire les hommes du
lignage d’origine de leur mère. Le mariage ne suffit pas à lui seul pour donner le statut de « föe » à
la femme : ce sera la naissance d’enfants, et surtout de garçons, qui lui conférera son statut d’adulte,
de « föe hmae » (femme mûre). Les filles sont donc destinées à circuler entre les clans, à aller
habiter dans la famille de leur mari.
Dans les rituels de mariage, les femmes mariées, en larmes, expliquent le comportement que
la future mariée devra adopter dans sa ‘nouvelle famille’. Elles connaissent bien sûr déjà ces
conseils, les ayant déjà entendus lors de l’éducation donnée par leur mère, et lors des autres
mariages. Les aînées promettent à la jeune mariée de longues périodes de souffrance. On lui
conseille de se taire, de ne jamais dire non dans sa nouvelle famille, de servir son mari, ses enfants,
sa belle-famille, de tout supporter. On lui dit qu’elle va mourir là-bas, qu’elle va devenir la terre de
son mari « ihnadro », la poussière de cette terre. Avant son départ, les femmes de sa famille lui
donnent un sac avec un couteau et une coquille de moule, les instruments pour faire la cuisine, mais
aussi des robes popinées (robes à l’origine imposée par les missionnaires, mais aujourd’hui
retravaillées et faites dans les tissus polynésiens), symboles de la respectabilité des femmes mariées.
215
J’expliciterai cela ci-dessous.
Dans des mariages protestants, les pasteurs216 se chargent de rappeler le rôle des femmes au sein du
couple, à l’aide de métaphores. La première métaphore est nourricière : les femmes sont comparées
au cocotier, car il nourrit la famille avec son corps; « parce qu'il fait tout le cocotier, comme les
femmes ! » me dit une interlocutrice. Le rôle nourricier des femmes est aussi mis en évidence par la
métaphore de la terre, qui nourrit les hommes, et donne de beaux fruits (des enfants). D’ailleurs la
mère se dit « thin » :
Le mot thin en Lifou, c’est la racine d’un bois, car la racine de cet arbre, il mange toutes les
vitamines du sol pour donner de beaux fruits. Nous, si on a des beaux enfants, c’est grâce à la
mère, il boit le tutu de maman.217
La métaphore de la terre, terre de l’homme et où elle devra mourir, se complète avec celle de
la liane, liane indéracinable, qui jamais n’abandonne son foyer, ses enfants, qui reste accrochée quoi
qu'il arrive. Une autre métaphore très significative et répandue, est celle de « ka xet », la jeune
feuille de bananier « vierge ». Cette feuille entoure les aliments dans le plat traditionnel, le bougnat,
et permet de maintenir tous les aliments ensemble dans le lait de coco. Si elle perce, le bougnat est
immangeable. On dit aux femmes d’être à l’image de cette feuille : d’être le liant entre tout le
monde dans la famille, et de ne jamais percer, quoiqu’il arrive. Un autre symbole féminin très
important est celui du panier :
C’est le watreng, elle garde tous les secrets de la petite famille, elle s’occupe de la maison, des
enfants, du mari, elle assure l’équilibre de la famille et du clan.218
A l’image de la jeune feuille de bananier, le panier contient et unifie la famille. Les femmes sont
comparées à des paniers de vie, donnant naissance, et à des paniers d’alliance : elles véhiculent
216
Je n’ai pu assister qu’à un mariage catholique, mais il me semble que le prêtre se charge de ‘moraliser’ les jeunes
époux, par des métaphores similaires.
217
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef de Drueulu et porte-parole du grand chef de Gaïca, le 7 avril
2003, Drueulu.
218
Note de terrain, discussion avec Victor Ihage, directeur de collège, environ 40 ans, le 24 avril 2003, Luecilla.
l’alliance entre les fratries. Elles doivent « trepen » (« supporter »), c’est-à-dire à la fois tout
supporter, mais aussi être la base, les ‘fondations’ de la famille. Ainsi, les femmes « föe », épouses
et mères, ont deux devoirs principaux : être travailleuses, nourrir toute la famille, la servir, produire
beaucoup d’enfants, mais également être le soutien de tous, le liant, et en outre être celle qui est
capable de tout supporter avec le sourire. Ainsi, la femme idéla e doit être forte, courageuse « catre
pi », et on exhorte les jeunes femmes à cet idéal, en leur donnant l’exemple de leur grand-mère, qui
ont ‘tenu le coup’. Quant aux hommes, on les exhorte à être responsables, à honorer leur clan et
leurs alliances, à travailler beaucoup et à participer généreusement au frais des Eglises et aux rites
concernant leurs alliés. On leur serine que « la vie de jeunesse » est finie, qu’ils doivent devenir
responsables. Le début du mariage est en effet pour eux une période douloureuse, car les hommes
doivent mettre fin à une période de liberté et de camaraderie.... Etre un homme marié, selon le
pasteur Wassaumie Passa revient à être :
« maître de son sol, de son espace, de sa maison, de ses droits. Un homme mûr, « atre hmae » doit être
solide, tête, corps et esprit. L’homme est fort, grand, magnifique parce que sa femme est derrière lui. Si sa
femme est devant, elle prostitue le secret sacré de l’homme. Sa femme, elle peut travailler, mais elle ne
doit pas prendre le rôle de l’homme. » 219
Marié, un homme va assumer ses responsabilités sociales, secondé et nourri par sa femme.
Ainsi, dans le ‘duel’ « föe » se constituent deux identités distinctes, de par une forte division des
rôles féminins et masculins. La définition du rôle féminin dans la fonction maternelle nourricière estelle source de pouvoir ou d’autonomie pour les femmes ? Contrôlent-elles cet espace dans lequel
elles sont définies ?
Dans la relation conjugale, l’autorité revient au mari : « trahmany la mus » (c’est l’homme qui
décide, qui a le ‘droit’)220. C’est lui qui prendra les décisions finales, importantes, concernant le foyer.
Sa femme devra faire preuve d’humilité devant lui, « se faire petite ». Iwaléié, fille de 23 ans,
exprime sans équivoque une norme reconnue par tous :
« Le mari, c’est comme si c’est l’aîné, on dirait qu’il est plus haut de la femme.(…) L’homme c’est la
tête, la femme c’est le corps, c’est dit dans la Bible. Mais il faut que le mari, il soit gentil avec sa femme
aussi. »221
Dans un couple à Lifou, l’harmonie entre les deux époux est valorisée, cette harmonie
permettant au mari d’assumer pleinement ses fonctions coutumières, et au couple d’assurer une
progéniture abondante au lignage. La conformité aux « façons de faire des ancêtres » apporte la
bénédiction de ceux-ci, garantissant une belle vie au couple ; l’inverse, la non-conformité, le manque
de fidélité à leur parole entraîne la malédiction.
Cependant, lorsqu’une femme arrive dans la famille du garçon, elle reçoit une seconde
éducation en quelque sorte: elle doit apprendre les manières de faire de sa belle-mère (la cuisine par
exemple), servir son mari, ne jamais le repousser (sexuellement), travailler, ne plus se balader avec
les filles, et se soumettre. Il est fréquent que les femmes soient victimes de violences conjugales
durant cette période, alors que s’instaure l’autorité maritale. Par exemple, on conseille à un homme
dont la femme n’est pas soumise : « trame ‘dresser’ la föe i ö ! » (va dresser ta femme !).
Si les femmes sont définies au travers de leur capacité de fécondité, en ont-elles le contrôle ?
Refuser l’acte sexuel à son mari est explicitement déconseillé : les mères expliquent qu’il ne faut pas
« sisiin » le mari, le repousser, sinon il va être de mauvaise humeur, qu’il faut l’aimer entier, esprit et
corps. Selon A. Paini222, cette norme a été imposée par les missionnaires pour limiter l’adultère. Il
n’existe pas de notion de viol conjugal. Une interlocutrice commente :
« ah moi, il ne me demandait pas mon avis. Je sais qu’il y a des maris, ça va, ils écoutent leurs
femmes, mais le mien, si je veux pas, il me tape, il me fait dormir dehors, il me dit que je n’ai pas le droit
de refuser. »
219
Entretien avec Wassaumie André Passa, chef de clan et pasteur, le 25 / 09 / 2004, à Traput.
A.Paini, 1993. : p.175 : elle remarque que le terme « mus » signifie aussi autorité, administration.
221
Note de terrain, Iwaleie, 23 ans, le 27 avril 2003, Drueulu.
222
A.Paini, 1993 : p 178 : « c’est interdit de se refuser au mari, c’est l’église qui a dit ça » (entretien avec Awaqatr).
220
Les hommes peuvent donc imposer des rapports sexuels à leur épouse, et leur faire de
nombreux enfants ; même si tous les maris ne forcent pas leur femme, et peuvent même leur laisser
contrôler l’espacement des naissances.
Avoir une relation sexuelle hors -mariage est considéré comme une trahison de l’alliance
conclue entre deux clans.
« On dit que ton amant, il a escaladé la barrière de ton mari, comme si quand tu es mariée, tu
es entourée d’une barrière. C’est une trahison du mariage, du foyer. Quand tu te maries, tu accèdes à
un nouveau statut, vraiment. Et si tu fais l’adultère, tu tombes très bas, tu n’es pas digne de tes
nouveaux pouvoirs ; le mariage, ça engage tous les clans de l’île, chefs religieux, coutumiers, tu trahis
tes enfants, tu les salis. Une femme, c’est une pute dégueulasse, un homme, on dit que c’est un con, un
dragueur, un putain. Si une femme va voir ailleurs, on lui rase les cheveux, la bat à mort, c’est très
légitime. Un homme avait peu battu sa femme, les gens du village se sont fâchés. »223
Sur la Grande Terre comme à Lifou, la sexualité féminine est considérée comme dangereuse
lorsque celle-ci n’est pas appropriée par un homme. Le refus de sexualité dans le mariage reviendrait
à refuser de faire de nombreux enfants, obligation féminine, et source de prestige pour les femmes.
La relation sexuelle est qualifiée assez fréquemment en des termes violents, ce qui rappelle ce que S.
Tcherkézoff224 décrit aux Samoa : la sexualité appartient au monde de la brousse, et est évoquée
comme un acte de domination. Quand je demandais si la relation sexuelle était une relation de
respect, « metröt », mes interlocutrices s’exclamaient « ah ça, sûrement pas ! ».
Alors que les femmes mariées consacrent une grande partie de leur énergie à mettre au monde,
élever, nourrir des enfants, elles « donnent des enfants au clan du mari » : cette expression n’est pas
une métaphore, car la femme ne dispose d’aucun droit sur les enfants. Si le pouvoir de fécondité des
femmes et le rôle maternel sont très valorisés, les « fruits et les fleurs de l’alliance » ne leur
appartiennent jamais. Si l’on dit que la mère transmet le sang et la vie, ceux-ci sont la propriété de ses
oncles utérins. Les enfants de la sœur d’un homme disent que leur sang est le même que celui de cet
homme. Si le sang de chacun est composé de sang paternel et maternel, on dit que le sang du côté
utérin est ‘fort’. Si l’on se blesse, et donc que l’on fait couler ‘leur’ sang devant eux, on leur fait des
excuses voire des gestes de pardon. Le sang utérin est donc contrôlé par des hommes à Lifou, ce qui
n’est pas le cas à Tonga225. Les représentants des clans d’un homme défunt ou les représentants du
clan dans lequel une femme a été mariée « rendent le souffle de vie » de cet homme ou de cette
femme par une « coutume » aux oncles utérins. Les femmes sont remerciées du travail de
reproduction lors des mariages. Quand leurs filles se marient, elles reçoivent le « zanethi » (jus du
sein) ou le « weneleng », c’est-à-dire une partie des dons coutumiers faits par la famille du garçon.
Cette ‘coutume’ a pour rôle de remercier la mère d’avoir nourri et éduqué sa fille ; mais les mères me
disaient que cette ‘coutume’ (tissus, argent, ignames et autres denrées) servait au foyer, voire était
contrôlée par leur époux.
Le pouvoir de fécondité des femmes est donc approprié et contrôlé par les hommes. Selon F.
Héritier226, c’est cette appropriation qui est au cœur des différentes formes de domination des
hommes sur les femmes. C. Salomon explique qu’au Centre Nord de la Grande Terre, « le premier
mode d’acquisition de la capacité reproductive des femmes_ de loin la plus valorisée socialement
_nécessite d’en payer le prix dans le mariage »227. C’est la raison pour laquelle les femmes ne peuvent
revenir chez leur père s’il y a un problème avec l’époux : une épouse sera toujours renvoyée chez son
mari, car elle a été "payée" (excepté si elle est menacée de mort). De même, les femmes ne quittent
que rarement un mari despotique, car cela reviendrait à abandonner les enfants qu’elles ont élevés et
223
Walli Tetuanui, institutrice, environ 30 ans, le 4 mai 2003, Tingeting
TCHERKEZOFF S. 2001. Le mythe occidental de la sexualité polynésienne. 1928- 1999. Margaret Mead, Derek
Freeman et Samoa. Paris. PUF.
225
A Tonga, le sang provient de la sœur du père. Voir : DOUAIRE-MARSAUDON F. 1996. Les premiers fruits. Parenté,
Identité sexuelle et Pouvoirs en Polynésie Occidentale (Tonga, Wallis et Futuna). Paris : CNRS, Editions de la Maison
des Sciences de l’Homme.
226
.HERITIER F, 1995, Masculin / féminin. La pensée de la différence. Paris, Odile Jacob ;
227
C.Salomon, 2000a : p 319
224
nourris, et au travers desquels elles sont reconnues et définies.
Au sein du mariage, les femmes ne disposent d’aucun pouvoir en propre : leur sexualité, tout
comme l’usage de plantes abortives ou de contraceptifs est sous contrôle marital, et elles ne peuvent
donc réellement choisir le nombre d’enfants qu’elles vont produire, élever, nourrir. Cependant, on
vante très souvent une image du couple inséparable, complémentaire, solidaire. Les femmes sont
toujours perçues comme les responsables du foyer, de sa propreté, des travaux ménagers. Parfois
elles peuvent être considérées comme le « portefeuille », c’est-à-dire les gestionnaires du budget
familial, certains époux leur confiant le salaire gagné. Ainsi, certains couples fonctionnent avec une
division des tâches strictes, valorisant la complémentarité, le dialogue entre l’homme et la femme.
Les femmes ne possèdent ni bien ni terre, et les hommes ont les moyens et le droit de ‘régner’ sur le
couple. Cependant, beaucoup laissent à leur femme une marge de manoeuvre importante quant aux
tâches que celles-ci réalisent. Les mères disent en général à leur fille qu’elles ont tout intérêt à ne pas
contrarier leur mari, à le contenter en premier lieu, pour obtenir par la suite son écoute et ses faveurs.
Les discours chrétiens vantent une image du couple dans lequel le respect public mutuel est très
fort. On conseille par exemple au mari d’appeler sa femme « Isola » (reine) et à celle-ci d’appeler son
mari « Joxu » (chef). Il est considéré comme impoli qu’au sein de l’espace social qu’est la tribu, ou
même le foyer, des signes de rapport sexuel ou de violence conjugale s’expriment. Il est fréquent de
dire que les ancêtres, présentés et idéalisés comme des êtres très respectueux, lorsqu’ils se battaient et
avaient des rapports sexuels, cela se faisait uniquement aux champs.
La complémentarité vantée par les Eglises suppose que chacun remplisse son rôle, bien
différencié, et que les hommes gardent la tête du foyer, et soient des ‘chefs’ travailleurs et attentifs
aux besoins de chacun.
« Si ma femme elle soigne mes parents, si elle fait à manger, si elle soigne mes enfants, c’est la reine
de la maison, elle a tous les droits au foyer. Moi je me lève, et tous les matins, le café, il est prêt. Moi je
suis l’homme, mais à la maison, mais elle a tous les droits. Si elle fait tout ce qu’il faut, elle a tous les
droits. Il faut du respect mutuel, que l’homme il dise pas toujours qu’il est supérieur à la femme, ou
qu’elle a pas le droit à la parole.(…) La femme, elle sort de la côte d’Adam, c’est pas anodin, à la
même hauteur, côte à côte, ils doivent être unis, égaux. »228
Au sein des Eglises, protestantes et catholiques, on distingue différents courants : certains
prônent une séparation entre les tâches et les rôles féminins et masculins, une stricte distinction des
sexes, et un respect méticuleux de la hiérarchie, quand d’autres valorisent plus l’entraide, le respect
mutuel, « metrötekeun ».
A Lifou, l’identité féminine est avant tout définie au sein de ce rapport mari - femme. Ce
rapport implique une hiérarchie, et l’on promet du désordre si cette hiérarchie n’est pas respectée, et
si les femmes comme les hommes n’accomplissent pas pleinement leurs devoirs différenciés. Les
femmes sont définies dans des rôles maternels et domestiques, dont le contrôle final revient à
l’époux. Elles disposent de très peu de moyens de s’opposer à leur mari. Cette opposition est
déconseillée, tant il est courant que celle-ci soit réprimée par des coups. Cette pratique est
considérée comme légitime. Cependant, si cette identité féminine est donc fortement marquée du
sceau de la domination masculine, il est évident que cette domination est plus ou moins forte selon
les couples, et selon les clans : elle est plus ou moins tolérée en fonction des familles et des
individus.
L’identité sexuée et relation de sexe relatif : les rapports frère - soeur
Examinons à présent une autre relation fondamentale à Lifou dans l’organisation des
rapports sociaux : la relation frère - sœur. Un homme appelle sa sœur par le terme « xa »ou
228
Entretien avec Jone Hnautra, homme de 45 ans environ, le 28 avril 2003, Traput.
« tremun »229, et une sœur appelle son frère des mêmes termes. Ce terme est un terme de sexe relatif
réciproque. Les sœurs appellent leurs sœurs « trejin », et les frères appellent leurs frères du même
terme. On désigne de ces trois termes d’appellation ses cousins, maternels et paternels, à tous les
degrés et par alliance. Nous sommes donc dans un système classificatoire au niveau d’égo. Quand
l’on dit « xa », on souligne que la personne de même génération est de sexe opposé, et qu’il est
impossible d’avoir des relations sexuelles avec cette personne-là. De nombreux tabous et devoirs
d’évitement existent entre frère et sœur. Petits, il est fréquent qu’ils jouent ensemble, et on les
encourage fortement à avoir de la solidarité. Dès les premiers signes de la puberté, il leur devient
interdit de jouer ensemble, de rester seuls ensemble, de dormir du même côté dans la case, de mettre
les mêmes habits, de se battre et de prononcer des mots vulgaires ou pire des mots à connotation
sexuelle en la présence de l’autre. Ces interdits ont pour conséquence qu’une fille va de préférence
au bal avec des cousines, et y parle en général avec des gens d’une autre génération, ou alors
valorise un autre lien que celui de « xa » dans des contextes festifs. La piste de danse des bals est
fréquemment vide, et les jeunes gens préfèrent rester dans le noir autour du local : danser, ou flirter
dans la lumière peut être vu par un frère, et cela est honteux. Cependant, si l’on ne peut se marier
avec les cousins du côté paternel, ni avec les cousins du côté maternel, il est bien vu de se marier
avec les cousins ‘par alliance’, car on « resserre les liens » entre les clans.230
Le tabou et l’interdit de sexualité entre « xa » (c’est-à-dire les germains de sexe opposé) est
donc très important, et cela transparaît dans la façon dont les enfants vont appeler les frères de leur
mère et les soeurs de leur père : égo appelle les frères du père « kaka » (papa) et les soeurs de leur
mère « nënë »(maman). Les sœurs de leur père sont appelées « tretre » (tantine) et les frères de leur
mère « hmihmi » (tonton) ou « mathin » (les utérins). On m’a dit que égo n’appelle pas papa et
maman les « xa » des parents (leurs germains de sexe opposé), car cela signifierait que ceux-ci sont
mariés, et auraient donc des rapports sexuels. D’ailleurs, le terme « xa » est au centre des blagues
qui se font quand justement les frères et sœurs ne sont pas en présence. Ce terme fait partie des
petits mots vulgaires courant pour jurer, comme en témoigne l’expression« xa i ö » (et ta sœur (/ton
frère)).Cela a comme conséquence que l’on ne dira pas ou peu « xaeng » (« mon frère/ma soeur ») à
son frère / sa sœur, mais plutôt « tremung », qui signifie la même chose, mais est plus poli.
Le devoir de respect mutuel est au sein de cette relation très fort « mitröte catr » (« sacré
beaucoup ») : c’est une relation sacrée. Les frères et les sœurs se disent « epun », ce qui est une
sorte de vouvoiement. Il s’agit d’une forte relation d’entraide : si le frère ou la sœur a besoin d’aide,
« l’autre accourt. Moi, tu vois, j’ai beau être mariée, si mes frères ont besoin de moi, je fais tout pour
les aider. » 231
Cette interlocutrice considère qu’avec les cousins croisés, il y a beaucoup de solidarité, mais
qu’avec les cousins parallèles, on ressent une proximité et une affection très forte : on appelle les
mêmes personnes soit « papa » : « kaka », soit « maman » : « nënë ». Cela est valable aussi pour
les cousins du clan maternel, à tous les degrés, car on dit que « le sang appelle le sang » : le sang
qui provient de la lignée utérine est considéré comme la base d’un fort lien affectif.
Contrairement à la relation époux - épouse, ce rapport ne comprend pas d’idée de hiérarchie
absolue selon le sexe. La hiérarchie entre les frères et sœurs se fait en fonction du rang d’aînesse,
une grande sœur ayant donc autorité sur ses petits frères et sœurs, excepté sur le dernier ou la
dernière. En effet, ceux-ci sont appelés « neköne qatr », c’est-à-dire ‘enfant vieux’, car ils sont
considérés comme proches des ancêtres, sortis de leur monde en dernier. Leur parole est très
respectée, et il est interdit de les frapper, même les parents ne peuvent le faire. Entre
« xa »cependant, on honore ses frères et ses sœurs en les appelant « mama i eni » (mon aîné-e) et
« jin i eni » (mon cadet). Il est encore plus difficile de refuser un service à un ou une aînée qu’à une cadet-te.
229
J’expliciterai ci-dessous pourquoi on utilise deux termes.
Ce que les gens désignent comme étant des cousins par alliance sont des gens qui font partie d’un clan avec qui il y a
déjà eu un mariage, il y a un moment. Cependant, je ne peux préciser à ce jour quelles personnes concerne l’interdit
d’inceste, car les données que j’ai relevées sont contradictoires.
231
Waliseun Louise Tetuanui, institutrice, environ 30 ans, entretien enregistré le 28 / 08 / 2004, à Tingeting.
230
Les aîné-e-s reçoivent une éducation spécifique :
« Les aînés, c’est toujours des gens qui savent bien se débrouiller. Parce que les parents, les grandsparents, ils les poussent, ils sont sévères avec eux. (…) Mais les aînés, ils ont aussi tous les droits, ils
décident de leur sort. Même si c’est une femme. Souvent, les aînées, se sont des femmes qui sortent de
l’ordinaire. Mais chez nous (dans les Iles), une aînée peut parler fort, divorcer, faire les 400 coups.
Mais elle a le devoir de travailler pour les parents, les gosses… Quand petit, on a bien assumé nos
devoirs, après, on se prend des droits. »232
Les filles aînées ont donc le droit d’aînesse pour elles, et sont éduquées à remplacer leur
mère quand celle-ci vient à mourir. Elles sont considérées comme étant au-dessus des cadet-te-s, car
elles ont vu le soleil avant eux, et sont donc réputées plus sages. Elles reçoivent par ailleurs une
éducation plus exigeante, plus dure. La plupart des femmes aînées que j’ai interrogées a aidé leur
parent très jeunes dans les travaux des champs et domestiques, et a été poussée à faire des études,
ainsi qu’à travailler (chercher un revenu) pour leurs frères et sœurs. Elles ont en général moins le
droit de sortir que leurs petites sœurs.
Elles constituent des éléments très importants dans l’alliance entre les clans : ce sont des
personnes qu’il importe de bien marier, car elles pourront influer sur les décisions que prennent
leurs frères cadets. Les frères consultent leurs sœurs aînées avant de prendre des décisions, et la
parole des aînées est censée rappeler ce que les parents ont dit : elles sont considérées comme se
souvenant bien, de façon claire, des histoires, alors que les hommes, impliqués dans les stratégies
claniques, sont réputés pour broder, inventer des choses. La parole des grandes sœurs doit tempérer
leurs frères, cette parole est dite «menik » (fraîche), raisonnable.
Les filles aînées ont donc généralement une idée assez haute d’elles-mêmes (surtout si elles
sont de haut rang), et les filles aînées de chef de clan sont appelées lors de chansons et de discours
coutumiers « princesses », et « le bourgeon du haut du sapin ». Elles conçoivent volontiers le
caractère politique de leur rang d’aînesse :
« Moi, je suis deuxième dans le clan, et deuxième dans la vie publique : je suis adjointe au maire, et je
suis l’aînée dans mon clan. Quand je prends la parole, je suis à ma place, je fais passer la cellule
familiale d’abord, mais je ne vois pas de contradictions. Mon frère, c’est le chef de clan, mais c’est moi
l’aînée : je suis donc deuxième dans le clan. C’est moi qui dit pour le mariage, et je donne aussi des
conseils à la chefferie »233.
J’ai remarqué lors de mon deuxième terrain que la plupart de mes amies étaient des aînées :
elles avaient un caractère souvent plus indépendant que les autres femmes, commentaient volontiers
la coutume, la vie sociale. Lorsque j’ai fait la généalogie d’un clan dont les femmes étaient réputées
méchantes « catre që » (« dure parole »), il s’est révélé que les aînés du clan étaient, sur plusieurs
générations, des filles aînées. Celles-ci, selon mon interlocutrice, ne se gênaient pas pour intervenir
lors des réunions du clan, « pour engueuler tout le monde », et rappeler les paroles des parents
défunts. Un chef de clan me disait que dans une cérémonie de deuil, il avait commencé par dire
qu’il « devait se faire petit », parce que sa sœur aînée était là. De même, dans une famille, la soeur
aînée était morte, laissant un fils né hors mariage. Bien que plus jeune en âge que ses oncles et
tantes (les frères et les sœurs de sa défunte mère) ce garçon allait hériter de la maison, et avait droit
à beaucoup de respect, car c’était « le fils de l’aînée ». De même, une petite fille née dans un
lignage aîné sera considérée dans les moments rituels comme une aînée par ses cousins et cousines,
pourtant plus âgés, des lignages cadets. Ils lui marqueront du respect en l’appelant « mama »
(grande sœur). Le principe de la séniorité des aînés transcende l’ordre de naissance. Au sein des
relations frères - sœurs, la hiérarchie entre les frères et les sœurs repose sur le rang d’aînesse, et non
sur le fait d’appartenir au groupe des femmes ou au groupe des hommes.
Mariées, les sœurs, « ifaxa », amènent avec leur mari d’importants dons coutumiers pour le
mariage de leurs frères. Ces dons sont appelés les « xaxa ». Ils rappellent que les deux familles
(celle du mari de la sœur et celle du frère) sont alliées, et que les frères de la sœur sont les oncles
utérins des enfants du couple. Les oncles utérins sont des personnes essentielles pour la croissance
des enfants de leur soeur. Ils détiennent leur « souffle de vie et leur sang » : ils peuvent donc les
232
233
Entretien avec Hmea Denise Kacatr, Déléguée aux Droits des Femmes, le 13 / 03 / 2003, We.
Intervention d’une femme lors de la journée « Femmes kanak et politique » à la CPS, le 7 mars 2003.
maudire234. Cependant, ils prendront soin de leurs neveux, les enfants pouvant leur demander de
l’aide (par exemple pour financer leurs études). La relation « hmihmi » (oncle utérin)- « utha »
(neveu utérin) est valorisée comme une relation de respect et d’affection. Les neveux et nièces ne
doivent en aucun cas contredire leur oncle maternel, lui désobéir, mais sont proches de lui, et jouent
par exemple avec lui. Les neveux et nièces ne doivent pas prendre des animaux ou des boutures de
plante chez lui, sous peine de faire mourir l’élevage et les cultures de leur oncle, qui, pour conjurer
cela, peut en reprendre chez ses neveux et nièces.
Pour le mariage des garçons, ce sont les oncles utérins qui payeront la part la plus
importante (après les parents) : ils apporteront des dons coutumiers considérables dans les derniers
jours avant la cérémonie de mariage. Ils sont considérés comme des personnages centraux de cette
cérémonie, car ce sont eux aussi qui font alliance avec la famille de la future épouse. Il est fréquent
que les couples mariés donnent une fille à l’un des frères de la femme, qui sera alors considéré
comme son père adoptif. Au mariage de sa fille adoptée, ce dernier recevra donc en tant que parent
une part importante des dons.
Quand des filles sont mariées, l’oncle utérin reçoit aussi une importante part des dons
coutumiers (environ un tiers). Il anime et organise le mariage du côté de la famille de la fille : il fait
les invitations, lance les danses d’accueil pour la famille du marié, et fait un certain nombre de
discours.
Les oncles utérins sont donc considérés comme des personnes essentielles à la fois pour
l’éducation et la croissance des enfants, et pour la participation aux échanges coutumiers, qui sont
les preuves de l’alliance et la réactivent.
Lors des conflits fonciers à Lifou en septembre 2004, les relations avec les utérins se sont
révélées essentielles dans les stratégies politiques de beaucoup de chefs de clan. A cette occasion,
un chef de clan s’est mis à passer beaucoup de temps chez des utérins, qui prenaient tout d’abord
des décisions et des partis qui lui déplaisaient, mais qu’il pouvait difficilement contredire, étant
donné qu’il était leur neveux « utha ». Par la suite, il a pu renouer fortement l’alliance, et celle-ci l’a
aidé à affronter un conflit coutumier. Ce chef de clan s’exclamait par la suite « c’est fort le sang,
c’est fort la coutume !».
Les frères sont accueillis comme des rois dans la famille où sont mariés leurs soeurs, et ont
le droit de se servir, d’intervenir dans les histoires de ces clans. Arriver dans sa belle-famille et se
servir revient à honorer la famille de leur beau frère : ils disent ainsi qu’ils sont en quelque sorte
chez eux là-bas. Avec leurs beaux-frères, il est bien vu de nouer des relations d’amitié, d’aller
pêcher ensemble, de boire, de se balader.
« Mon beau-frère à Nouméa, il est riche, là, il travaille à Air Calin. Quand je suis venu, il m’a bien
honoré : il m’a emmené dans les grands restaus, les boîtes de nuit, on a fait la grande tournée… Ca c’est
un beau-frère ! »235
Lorsque les jeunes femmes mariées arrivent dans le clan de leur mari, comme nous l’avons
vu, c’est tout l’inverse : elles doivent se faire toutes petites et travailler beaucoup. Cependant, quand
elles « rentrent chez elles », c’est-à-dire chez leurs frères, elles se sentent chez elles, font preuve
d’autorité, malmènent leurs belles-sœurs avec qui elles sont dans une relation à plaisanterie très
poussée :
« Si il y a quelqu’un que je peux vraiment emmerder, c’est elle [la belle-sœur]. D’ailleurs on s’appelle
« ie », ça veut dire poisson ! Mais la plupart du temps on s’appelle « trejin », ça veut dire sœur, c’est
plus respectueux. Leur parole, c’est sacré : si elles me demandent de donner quelque chose, je peux pas
leur refuser. Les sœurs elles « massacrent » [se moquent, critiquent] les belles-sœurs, pareil pour les
belles-sœurs : on joue « elo », on se jette du gâteau, on se poursuit dans les mariages avec les bassines
d’eau sale ! Mais souvent, on se donne nos robes. Les hommes avec leur belles-sœurs, ils disent « föe i
eni », en fait ils les protégent comme leur femme_ ils n’ont pas de rapports, hein_, ils plaisantent avec
elles, ils se font servir par elles, mais ils les respectent beaucoup. »236
234
Je ne sais pas comment cela peut se faire, mais il me semble qu’être en désaccord avec ses oncles utérins entraîne
toutes sortes de malheur.
235
Note de terrain : un homme de 40 ans, ravi de l’accueil de son beau-frère, commente son voyage à Nouméa, le 24
septembre 2004, We.
236
Note de terrain, discussion avec W. Tetuanui, institutrice, environ 30 ans, le 28 août 2004, Tingeting.
Ainsi, les frères entretiennent avec les maris de leurs sœurs, et les sœurs avec les épouses de
leurs frères des rapports amicaux, et ne peuvent que difficilement se refuser une aide matérielle. La
relation des sœurs avec leurs belles-sœurs est une relation à plaisanterie. La relation des hommes
avec les épouses de leurs frères est une relation d’évitement et de protection.
Si le mari d’une femme décède, la famille du mari demande aux frères de la veuve s’ils
veulent ‘reprendre’ la femme, c’est-à-dire l’héberger sur leurs terrains. Cela est rare, mais une
femme peut donc retourner vivre dans sa famille d’origine. Au décès d’une femme, ce sont les
oncles utérins (frères de la mère) ou même ses propres frères qui « reprennent le dernier souffle » :
ils reçoivent le panier des affaires personnelles des défunts, le ‘panier pourri’ « trengepi », dit aussi
le ‘panier de vie’ « trengemel ».
Au cours de la vie des gens de Lifou, la relation frère - sœur distingue les sexes sans pour
autant spécifier d’une part le sexe biologique des deux parties, et d’autre part une hiérarchie entre
les sexes. La hiérarchie entre eux est d’aînesse. Les grandes sœurs ont autorité sur leurs petits frères
et petites sœurs, même si cela est tempéré pour le frère aîné, le chef de famille. Cette relation frère sœur, fortement marquée par le tabou de l’inceste, est au cœur des alliances entre les clans : elle
organise la solidarité entre les clans alliés.
J’espère avoir démontré que la domination masculine ne s’exprime pas dans tous les
rapports homme - femme à Lifou , mais bien au sein de dans certains rapports, comme le rapport
mari -femme, et que l’on ne pense pas la différence sexuée seulement au sein de ce rapport. Il est
intéressant de noter que la relation frère - sœur est en général peu violente. Les seules fois où cela
arrive sont des cas où la sœur ‘fait le mur’, pour aller voir des garçons, ce qui peut être puni par les
frères ; ou alors des cas où des frères ‘cousins’ par alliance c’est-à-dire potentiellement futurs
époux, violaient la fille. Ces cas rares de violence, désapprouvés, dépassent donc ce qui est
considéré comme relevant de la relation frère - sœur, et retrouvent le registre de l’appropriation de
la sexualité féminine.
Cependant, la hiérarchie homme - femme qui traverse la société lifou disparaît-elle dans
cette relation qui met en avant d’autres hiérarchies ? Le critère sexué, composant deux identités
complémentaires et hiérarchisée, disparaît-il ? Il me semble que ce critère ne disparaît jamais. La
hiérarchie homme / femme est atténuée lorsque les femmes sont ‘aînées’ de garçons en présence, de
par leur âge ou leur statut, ou de par leur rang. Cependant, au sein de la famille, entre frères et
sœurs, on favorisera les garçons qui « restent dans le clan ». Les filles serviront leurs frères et ne
profiteront jamais d’espaces de liberté comme eux. De même, on apprend aux filles dans certaines
familles à respecter leurs petits frères parce que ce sont des hommes, à baisser les yeux devant eux,
à ne pas tenir tête, etc… Préparée dès le plus jeune âge à devenir des épouses, à être derrière,
dessous, à ne jamais vouloir être plus haut que les hommes, à ne parler presque jamais en public ou
dans des réunions à caractère coutumier, politique, à rester dans le foyer et à être contrôlées dans
leurs déplacements, l’identité de sexe comme élément d’une hiérarchie reste présente au sein du
rapport frère -soeur, quoique la différence sexuée s’y expérimente autrement que dans des rapports
de force.
Enfin, afin d’honorer le rapport frère - sœur, les femmes doivent se marier, et donc se
soumettre à un mari. Une berceuse, qui m’a été chantée sous deux versions, illustre cela :
« Papa m’a tuée,
Maman m’a mangée,
Mais mes frères enterreront mes os sous un manguier fleuri. »237
La seconde version était la suivante :
« Mon frère m’a tuée,
Ma mère m’a mangée,
Mon frère a enterré mes os sous un manguier. »
237
Wassaumie André Passa, pasteur, chef de clan, traduction d’une chanson utilisée dans son spectacle : PASSA W. 2004.
« Sortir de l’ombre. Itre föe ne Lössi », spectacle musical présenté par Isola Christiane. Lifou.
La première m’a été expliquée comme une parabole du mariage : le père « tue » sa fille en la
donnant à un autre clan, la mère la « mange » lorsqu’elle mange la coutume qui lui est offerte en
récompense de son travail d’éducation, mais les frères restent présents, et vont honorer leurs sœurs
en les enterrant le jour de leur mort, en récupérant le souffle de vie de leur sœur.
La seconde version semblait se référer à une histoire plus longue, dont mon interlocutrice ne
se souvenait pas bien (ou cette histoire se référait à des choses personnelles, des histoires de clan
qu’elle n’était pas décidée à me raconter). Elle me dit juste que c’était une histoire d’inceste, que le
frère avait tué sa soeur, et que les os de la sœur chantaient sous le manguier, se vengeant ainsi du
frère. Cette histoire peut illustrer à mon sens la malédiction qui frappe les frères et les sœurs
lorsqu’ils rompent leur relation de respect. Ne connaissant pas cette histoire dans le détail, je ne
peux proposer de fournir une interprétation plus avancée.
Si les rapports frères –sœurs sont considérés comme des rapports de respect très poussé, le
parcours de soeurs est donc reconnu comme plus difficile, plus douloureux que celui des frères,
avec qui elles sont liées par-delà la mort. Cette relation sexuée, mais sans sexualité, est importante
pour la reproduction des générations suivantes. Elle n’est pas hiérarchisée par le critère du sexe,
mais nous voyons ici que le mari comme le frère s’approprient le pouvoir de fécondité : ce sont les
frères de la sœur qui contrôlent le sang et le souffle de vie de la progéniture de sa sœur, et non ellemême.
Chapitre 6
La personne sexuée
J’ai démontré dans le premier chapitre que les femmes de Lifou sont pleinement considérées
comme des personnes. Pour devenir une personne adulte, elles reçoivent d’une part une éducation
clanique commune aux filles et aux garçons, bien que plus transversale pour les filles et plus
stratégique pour les garçons, et d’autre part une éducation différenciée, de façon officielle dès la
puberté, qui leur apprend leur futur rôle de mère et d’épouse.
Dans le second chapitre, j’ai montré que ce rôle principal, de mère et d’épouse, pour lequel
sont éduquées les femmes est entièrement sous contrôle de leur mari. Au sein du couple,
s’expérimentent alors deux identités de sexe très différenciées et hiérarchisées. Cependant, au sein
de la paire frère -sœur, c’est la distinction de sexe quis’impose, et non la hiérarchie homme /
femme. Et cette relation est très importante, car elle est au cœur des alliances entre les clans.
Je chercherai dans ce troisième chapitre à analyser comment sont distingués les sexes dans
les mythes, et dans les catégories du féminin et du masculin, fréquemment utilisées. Cette analyse,
comme celle des deux chapitres précédents, me servira de base de réflexion, pour comprendre
comment s’inscrivent les identités sexuées au sein des personnes.
Catégories de sexe et mythes
A Lifou, comme dans tout le pays kanak, et pour reprendre les termes de M. Leenhardt,
« dans la nature, la demeure, l’organisation sociale, tout est homme ou femme, et c’est là la
première classification dont il ne faut jamais se départir. »238. Le discours social qui classe les êtres
et les choses en masculin et féminin repose sur une stricte dualité. Cette dualité exprime-t-elle une
complémentarité, une hiérarchie, un antagonisme, une symétrie ?
Je propose d’examiner tout d’abord ce que signifie, au sein des chefferies, le fait de désigner
certains clans comme étant féminins ou masculins. Par exemple, parfois, les gens de Lifou disent
qu’un clan (représenté uniquement par des hommes) est « föe i Anga Joxu», (la « femme du Grand
Chef »). Parfois, on dit d’un autre clan qu’il est le côté féminin. Ces déclarations ont plusieurs
significations. Selon B. Wapotro :
« On leur demande d’être froid, « ka menik », les femmes, pour être le contraire du côté chaud, du côté
force de l’homme. « menik », ça veut dire c’est frais, c’est pas la froideur, c’est une modulation, parce
qu’il faut bien comprendre la culture kanak est une culture qui recherche continuellement l’équilibre (…)
Au point même que dans l’organisation sociale, on va créer un groupe d’hommes, dans la chefferie par
exemple, qui va être l’élément féminin, la femme du chef par exemple, pour chercher cet équilibre. Et
pourtant c’est des hommes, on peut dire d’un autre point de vue, c’est l’élément chaud du groupe. Non, on
va toujours faire en sorte que l’autre, même si ce sont des hommes, ils vont représenter l’élément féminin,
pour réguler ce risque de dictature, parce qu’il ne faut pas qu’il y ait de dictature. Quand il s’agit de telle
situation, c’est tel clan, dans une autre situation, c’est un autre régulateur, tel type de problème, c’est
encore un autre. »239
Lors de certaines occasions, un clan sera qualifié de féminin, mais dans d’autres occasions,
ce sera un autre clan. Les clans désignés comme féminins le sont dans le sens qu’ils adoptent une
caractéristique jugée comme féminine : le fait de tempérer les propos, d’amener la paix. On qualifie
certains clans de « föe i Joxu » (« femme du chef ») lorsqu’ils sont les confidents du chef, ou alors
parce que ce sont eux qui le nourrissent, lui apportent la natte sur laquelle le chef va s’asseoir… Ils
font alors le travail domestique réalisé par les épouses habituellement, mais qui ne peut être effectué
par elles dans la Grande Case, car l’accès leur est interdit. Un clan de terriens (premiers défricheurs)
peut être aussi qualifié de femme, dans le sens où il n’a pas le droit de parler à la chefferie, où sa
238
239
LEENHARDT M. 1937. Gens de la Grande Terre (Nouvelle-Calédonie). Paris. Gallimard : p. 22.
Entretien avec Wapotro Billy Wapotro, environ 50 ans, directeur de l’Alliance Scolaire, Nouméa, le 1/ 10/ 04.
présence physique peut être dangereuse au sein de la chefferie240.
On peut aussi qualifier de féminin les hommes d’un clan afin de les insulter, pour leur dire
qu’ils ne sont ni capables de réaliser les travaux des hommes, ni capables de soutenir un conflit. De
même, lors de disputes, on peut rappeler à des clans qu’ils sont les « femmes » d’autres clans, car ils
ont été dominés lors d’une guerre ou d’arrangements claniques : « Eux, ils sont orgueilleux, mais ils
oublient que ce sont eux les femmes, c’est nous qui leur montons dessus ! (il rigole). » Ici, nous
voyons que l’acte de domination guerrière peut être apparenté à un acte sexuel.
Nous voyons ainsi que désigner certains clans, dans certaines circonstances, par l’adjectif
‘féminin’ signifie soit qu’ils ont des caractéristiques féminines comme être les garants de
l’équilibre, tempérer les discussions, assumer dans l’espace domestique un rôle de soutien moral et
matériel au chef, voire ne pas assister aux réunions coutumières ; soit qu’ils sont dans une situation
hiérarchiquement inférieure, et les qualifier de féminin peut devenir alors une insulte. Nous
retrouvons donc l’idée que les femmes sont indispensables à l’équilibre social, et qu’en assumant
leur rôle de liant social, elles assurent une certaine complémentarité avec les hommes. Cette idée est
souvent associée au fait que cette ‘complémentarité’ repose à la fois sur une valence différentielle
entre le masculin et le féminin, et sur la soumission, partielle, de la partie féminine.
Notons que dans le district du Wetr, à Lifou, la flèche faîtière de la Grande Case de la chefferie
de Hnathalo est une fourche. Selon plusieurs interlocuteurs, cette fourche symbolise le caractère
dualiste de la chefferie : celle-ci est composée de « Joxu » (maîtres des hommes) et de « Atresi »
(maîtres de la terre). Cette dualité est conçue comme un couple, l’un étant l’époux de l’autre. W.
Passa écrit dans son spectacle sur « la femme traditionnelle »241 que cette flèche symbolise aussi la
dualité homme / femme, et que, malgré les différences, le but ultime est de vivre avec l’autre. Au sein
de cette double dualité (« Joxu »/ « Atresi » et homme/ femme), on peut faire l’hypothèse que le
masculin est plus associé aux clans Joxu, et le féminin aux clans Atresi : les femmes sont
fréquemment associées à la terre, « féconde, nourricière, cycle de vie passager ».242
Par ailleurs, la place de chacun est couramment symbolisée à Lifou par des éléments de la case.
Cette métaphore englobante est fréquemment utilisée pour expliquer l’organisation sociale : un
poteau symbolise un clan, les lianes, les liens entre les clans, les chambranles, les ancêtres, la flèche
faîtière, le rapport au cosmos…Quels sont les éléments de la case que l’on qualifie de féminins ? Je
propose d’examiner les divers avis que l’on m’a donnés :
La femme, c’est comme une poule, comme pour la case, là : les poussins vont dormir dedans la
nuit. Quand on fait la paille, c’est comme la pluie qui tombe sur ses ailes, jamais mouillés. Le feu, c’est
comme la poule : les enfants, des deux côtés, comme sous ses ailes, ils dorment en paix. La paix, c’est
maman, qui chauffe avec le feu, qui nous enveloppe, et le matin, les poussins ils sont forts.243
La femme, c’est comme le feu dans la case. (…) Le feu, il fait tenir la case, et quand il fait
froid, ça nous chauffe. Si on fait pas du feu, la case est vite abîmée. Le feu, c'est la vie. Si il n’y a pas de
feu, la paille et le bois ils s’abîment très vite.244
La natte, c’est pour que l’homme, quand il rentre du travail, il se repose dessus. Le feu, c’est
pour réchauffer tout le monde, donner la chaleur. C’est dans la case. La femme, elle va accueillir son
mari dans la case, c’est sa place, dans l’espace intime. C’est pour ça que, quand elles vont dehors, on a
un peu l’impression de vendre la femme, d’une prostitution …245
La femme, qu’est-ce que c’est ? Non, la femme, ce n’est pas la case, ça c’est les chefferies, les
hommes. La femme, c’est tout ça (il me désigne le jardin, la nature entourant la case).246
240
Un examen plus approfondi serait souhaitable afin de savoir quel clan à quel moment est désigné de féminin. Mais il
faudrait déjà avoir une bonne connaissance du fonctionnement par exemple d’une grande chefferie, ce qui demande un
travail d’enquête en soi. Je ne suis donc pas en mesure de fournir plus d’informations.
241
PASSA W. 2004. « Sortir de l’ombre. Itre föe ne Lössi », spectacle musical présenté par Isola Christiane. Lifou.
242
PASSA W. 2004. « Sortir de l’ombre. Itre föe ne Lössi », spectacle musical présenté par Isola Christiane. Lifou : p. 2.
243
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef de Drueulu et porte-parole du grand chef de Gaïca, 82 ans, le 7
avril 2003, Drueulu.
244
Entretien avec Otreneqatr Kakue, femme de pasteur, 68 ans,le 16 mars 2003, Tingeting.
245
Notes de terrain, discussion avec Kama Passa, femme de pasteur, environ 40 ans, le 26 mars 2003, Traput.
246
Notes de terrain, discussion avec un homme de 40 ans environ, le 28 août 2004, Xepenehe.
Nous voyons donc que les femmes ne sont pas associées à des éléments structurant des
cases, mais plutôt au feu, aux nattes, à la couverture de paille, et enfin à l’univers végétal qui
entoure la case. Nous rencontrons encore une double symbolique féminine : l’une qui se réfère aux
rôles, aux devoirs et tâches féminines, et l’autre qui se réfère au fait que les femmes sont du côté
des puissances naturelles.
A Lifou, dans tous les mythes que j’ai lus ou recueillis, les ancêtres défunts sont soit mâles
soit femelles, jamais neutres ou polysexués, excepté un type d’ancêtre : les « wananathin ».
L’analyse des caractéristiques de l’ensemble de ces ancêtres est très révélatrice de la façon dont on
conceptualise les genres à Lifou. Je propose dès maintenant de réaliser l’analyse de « qan »
(« mythe d’origine ») et d’« ifejiccatre » (« histoires moralisantes ») concernant des ancêtres
féminins : les « lue jajiny » (« les deux filles »), les « qatreföe » (« les vieilles femmes »), et les
« wananathin » (ce terme n’a pas de traduction en français).
Une configuration féminine répandue est celles des « lue jajiny », des « deux filles ». Il est
notoire que ces « lutins », très répandus, les deux filles ‘habitent’ des lieux tabous dans presque toutes
les tribus. Ce sont des esprits pouvant être dangereux, ou bénéfiques. Ces deux filles ont des
caractéristiques profondément ambiguës, l’une étant plus claire de peau, l’autre plus sombre, pouvant
ressembler à des enfants comme à de vieilles femmes… Le mythe raconté par les vieilles Saweqatr et
Copa qatr Passa (traduites par leur neveu Wassaumie Passa) sur les deux vieilles de Zilihu, parle
d’une histoire fort connue :
C’est l’histoire des deux grands-mères de Zilihu, au bout de l’île-là, il y a un petit îlot, un petit bout de
récif. Des fois, on voit ce récif, ça veut dire qu’une vieille, elle veut que son champ de patates il pousse.
Mais l’autre vieille, elle ne veut pas, elle veut qu’il y ait toujours la mer. La première, elle veut qu’il y ait
toujours son champ de patates parce qu’elle veut qu’il y ait la terre. Son souhait, en plantant les patates,
c’est qu’il y ait un pays plus tard, c’est pour avoir un pays. Alors que l’autre, elle ne veut pas qu’il y ait
un pays, elle veut que ça reste de l’océan. C’est l’histoire des deux grands-mères de Zilihu. Il y a un banc
de sable là-bas. Quand c’est marée basse, on le voit, quand c’est marée haute, il disparaît. (…)
Mais on dit que c’est deux grand-mères, mais à l’époque, c’était peut-être des filles ; on dit que c’est des
grands-mères, mais c’est avec le temps qui a passé, c’est pour dire que c’est nos vieilles, nos ancêtres. Je
sais pas moi, c’était peut-être des filles, des femmes… C’était peut-être une fille de Lifou, et une
Française !(il rigole).247
Dans ce mythe, les deux caractères des « jajiny » (« filles ») nous renseignent sur le fait que les
femmes sont considérées comme bénéfiques ou maléfiques, civilisatrices ou destructrices. La
plaisanterie de Wassaumie à la fin de son récit sur le fait qu’il y avait peut-être une française dans les
deux femmes est significative. En effet, dans toutes les histoires concernant deux filles, l’une est plus
claire, l’autre plus foncée, l’une plus gentille, l’autre plus méchante (sans que cela soit accordé à la
plus claire ou à la plus sombre de façon récurrente). Elles sont donc ambiguës par leurs actes, mais
aussi par elles-mêmes.
L’hypothèse qui peut être faite est que le caractère duel des femmes est lié au fait qu’elles sont
considérées comme des étrangères. Or, selon les gens de Lifou, les éléments étrangers peuvent aussi
bien constituer un apport qu’un danger, et il convient de sélectionner ce qui est bon pour l’édifice
social. Etrangères, apportant la bénédiction comme la malédiction, les femmes ont un caractère
profondément ambigu : elles peuvent apporter de la stabilité, des évolutions positives, mais aussi être
dangereuses, néfastes. Etant le support de l’alliance entre les clans, elles peuvent véhiculer des
innovations sociales, des savoirs, médicinaux par exemple, d’un clan à l’autre. Des mythes racontent
comment des femmes ont apporté du sable avec elles, des légumes, des « feuilles », c’est-à-dire des
médicaments. Elles peuvent donc être vecteur d’innovations sociales dans le clan, d’autant plus que
des échanges de femmes se pratiquent entre les îles.
Mais les femmes peuvent aussi être fauteuse de discorde. Etrangères dans le clan du mari, elles
peuvent être des « thupe famille », (« coupe famille »), des femmes qui sèment la discorde, entre
deux frères par exemple. Selon Wassaumie Passa, elles peuvent, en amenant une nouvelle
247
Entretien enregistré avec Wassaumie, Copaqatr et Saweqatr Passa, le 15 avril 2003, Kumo
cosmogonie, celle de leur clan d’origine, semer le trouble dans la cosmogonie d’un clan. Tout comme
les « lue jajiny »248 (« deux filles »), qui peuvent aussi bien protéger des gens (les prévenir de la
venue d’ennemis par exemple) que les faire tomber malade.
Je propose d’analyser à présent le mythe fondateur, très connu, mais conté sous diverses
versions, que m’a confié la famille Passa. Celui-ci raconte comment la société a été créée :
Autrefois, le pays était dans les ténèbres. Aborda nos rivages, du lever du soleil, une noix
de « coco sec ». Le soleil, en chauffant le coco, fit éclater la noix de coco, et deux filles se mirent
debout, très belles. Elles se sont assises, assises, assises longtemps. A un moment elles eurent faim,
alors elles ont pensé à chercher à manger. L’une partit chercher des racines de paille, et, en
arrachant la paille, elle a coupé son doigt et le sang coula sur les feuilles de paille. Et l’autre, en
cherchant des moules pour manger au bord de la mer, elle se coupa le doigt, et le sang coula
beaucoup dans la nappe d’eau. Elles ont dormi, elles sont restées assises, et le lendemain matin,
quand elles se réveillèrent, elles entendirent le bruit des pleurs, là où le sang fut versé. Quand elles
sont sorties pour regarder, c’est deux garçons, l’un s’appelle Ijez, c’est-à-dire né de la paille, et
l’autre Tupaisi, normalement Ulem249, c’est-à-dire né de la nappe d’eau. Et après plusieurs années,
les deux enfants sont devenus des hommes. Autrefois, ici dans le Wetr, il y avait personne encore,
mais il y avait beaucoup de diables, d’esprits. Et à ce moment-là, pour les diables, le jour était la
nuit et les ténèbres, le jour.
Voilà l’histoire. Ensuite, alors les diables venaient souvent se baigner au bord de la mer, et le
vieux Tupaisi, le vieux Wahopi, c’est lui à chaque fois, quand il voit quelqu’un qui passe, il le suit
toujours. Un jour, il a suivi les diables, il est arrivé en bas, il s’est mis d’accord pour couper ce qui
leur servait de peaux, leur peau, parce que quand ils tiraient leur peau, c’étaient des jeunes filles,
des jeunes hommes. Alors ils ont décidé de couper ces peaux-là, pour que les garçons et les jeunes
filles, ils restent avec eux, habiter avec Tupaisi et Ijez. Alors, les crabes, les lézards, les papillons,
les coléoptères, tous ces petits animaux, les serpents-là, qui étaient en train de se baigner, ils ont vu
que le soleil allait arriver, deux heures, trois heures du matin, il fallait vite se sauver avant que le
soleil ne vienne, ils sont vite rentrés dans leurs habits, mais quand ils ont mis les habits, la tête
dedans, ils ont vu que c’est tout coupé, les deux, ils ont tout coupé. Alors le vieux Tupaisi
demande : « Oh ? Pourquoi vous pleurez ? » Le serpent, les lézards, c’est le serpent qui a
répondu : « Vous savez, c’est déchiré nos habits, nous ne pouvons plus devenir des diables. » « Ne
pleurez pas, pourquoi vous voulez rester à être des diables, venez, comme ça vous allez vivre avec
nous »
Dans ce mythe fondateur, les femmes, par parténogénèse, donnent naissance à deux garçons.
Ceux-ci, pour fonder la société, transforment des « diables » en humains. Wassaumie Passa explique
ce mythe en ces termes :
C’est la légende des hommes. Comment les hommes ils sont arrivés ici. C’était deux femmes qui
sont venues par le coco. C’est le coco, c’est un fruit mangeable, qui est venu ici, qui a fait naître les
deux femmes, et c’est les femmes qui ont fait naître les hommes. C’est aussi l’histoire de la migration
de la nourriture quoi. Mais c’est les deux femmes qui ont décidé de venir ici. Et en même temps, en
emmenant le coco, elles aussi elles se sont amenées.(…) Ici, ce sont les deux femmes les premières.
Mais quand elles ont eu des fils, c’est des fils mâles. Et les mâles sont devenus les commandeurs,
parce qu’il faut qu’ils construisent le pays. C’est eux qui vont devenir la pensée de la famille. Les
femmes elles vont être la main, le bras pour soutenir le projet des hommes derrière. (…) Vis-à-vis du
mythe tout à l’heure, le premier rôle de la femme, c’est de préparer la maison, la paille, le deuxième,
c’est chercher à manger. Il y a pas de mythe pour dire qu’elles pensent pour organiser la société à
Lifou. C’est plutôt l’homme, quand il réussit à couper les peaux des diables qui vont devenir des
hommes, là, ça va commencer à structurer la société. C’est la coutume, la parole du pays qui veut
que elles, elles se soumettent, elles écoutent, elles meurent, mais il y a pas de mythe qui dit « voilà,
vous… ». Mais ça veut pas dire que les femmes sont écrasées, hein, la femme, c’est pas une servante.
Elle accomplit son devoir comme nous les hommes. »250
248
Les ancêtres des histoires sont généralement des lutins qui vivent dans certains lieux. On trouve des « lue jajiny »
dans toutes les tribus, à ma connaissance, et elles habitent en général dans des rochers.
249
L’orthographe de ces deux noms est incertaine.
250
Entretien avec Wassaumie Passa, le 15 avril 2003, Kumo : celui-ci traduit le début d’un mythe écrit, que sa cousine a
ramené, (bien que ce mythe leur appartienne, soit un « mythe d’ici »), puis me raconte la suite, et l’interprète plus tard
dans la conversation, quand je lui demande s’il existe un mythe qui explique la place des femmes à Lifou.
Comme l’explique le pasteur Wassaumie, les femmes sont ‘des femmes d’origines’ : elles sont à
la source de la vie, procréant et amenant avec elles la nourriture. Le fait que des femmes procréent
avec leur propre sang, sans l’intervention d’hommes, se retrouve dans d’autres mythes sur l’île de
Lifou : dans le centre de l’île, une des deux lutines se coupe le doigt, son sang coule sur une plante
dont les feuilles sont utilisées pour avorter, et le lendemain elle trouve un garçon au cheveux roux
auprès de cette plante251. Cela peut expliquer le fait que M. Leenhardt croyait que les Kanak ne
connaissaient pas le rôle du père, que celui-ci ne donnait pas de son sang. Rappelons que à Lifou
comme sur la Grande Terre252, l’enfant est considéré comme constitué par les deux sangs, maternel et
paternel. M. Leenhardt a probablement fait une erreur d’interprétation : les mythes n’expriment pas
toutes les croyances des Kanak quant à l’univers qui les entourent, mais peuvent symboliser, du
moins partiellement, l’organisation sociale, voire la légitimer253.
Les femmes de ce mythe n’apportent pas seulement de la nourriture et leur fécondité, elles
amènent aussi deux types de savoir. La paille est un symbole de la case, de ce qui recouvre la case
(les femmes coupent la paille quand on fait le recouvrement des cases), et la moule peut être un
symbole à la fois de la pêche côtière et du fait de cuisiner (la moule est utilisée comme couteau dans
la cuisine). Ainsi, le fait que ces femmes coupent de la paille et cherchent des moules peut aussi être
interprété dans le sens où ces femmes inventent, apportent le lieu d’habitation et le fait de cuisiner.
Elles sont donc conçues ici comme civilisatrices.
Par contre, ce sont leurs fils qui vont être à la base de la création de la société, de l’organisation
des chefferies : ils transforment les premiers habitants en êtres humains, en les incitant à quitter le
monde des animaux / diables, pour pouvoir fonder les bases d’une société organisée. Selon F.
Héritier254, dans beaucoup de mythes d’origine de diverses sociétés, ce sont les hommes qui fondent
et organisent la société, les femmes étant les détentrices d’un pouvoir de fécondité et de créativité.
Ce mythe est l’un des fondements des représentations des rôles sociaux des femmes, un rôle
vital et nourricier. Il légitime le fait que les femmes n’organisent pas et ne pensent pas le social : dès
les origines, cela est une affaire d’homme. Les femmes sont perçues à Lifou comme des puissances
vitales, des ‘gestionnaires’ du foyer, mais non comme des organisatrices de la société, prenant des
décisions engageant la collectivité.
Cependant, à deux reprises, on m’a parlé de mythes où des vieilles femmes sont à la base de la
création des chefferies. En voici deux extraits :
Les enfants n’ont rien à manger. L’enfant aîné dit aux trois autres : on va taper criquets pour manger,
comme papa et maman sont pas là. Quand ils rentrent, ils brûlent (cuisent) les criquets. Quand ils
sont cuits, l’aîné partage en quatre parts ; leur vieille, aveugle, rencontre l’endroit du feu. Le
deuxième dit au premier : « Pourquoi tu n’as pas donné une part pour grand-mère ?. Le premier dit :
« Je t’ai dit voilà ta part, mange, grand-mère dort. » Quand le troisième il mange, il a pensé à sa
grand-mère : il a donné secrètement à sa grand-mère un criquet. « Quel est ton nom ? » « X. »
« Merci X. ». Le quatrième, il donne son criquet avec plein de lait, pas le sec. La vieille pense
secrètement : « L’aîné est grand, mais il m’a oubliée. Comme il a fait ça, je le détrône. Le second, il a
pensé à moi, il sera renommé. Le troisième, il m’a donné le criquet avec le lait, il aura la puissance.
Le quatrième, il m’a donné le criquet avec plein de lait, il sera roi du Wetr. » C’est pour ça : pour
nous la béatitude, c’est ici, c’est sacré par les grands-mères, la vieille femme, c’est la famille des
terriens. Jusqu’à aujourd’hui, il est toujours chef, à cause du travail de ses ancêtres.255
Ce premier extrait montre comment une femme, vieille, de famille terrienne (c’est-à-dire
premiers défricheurs), peut, dans le mythe, réorganiser la chefferie, en fonction des comportements
de ses petits fils. Une autre histoire met en oeuvre l’action d’une vieille femme :
251
Entretien avec Wahetra Hnyan, 55 ans, femme de chef de clan décédé, traduite par sa fille Waliseun LouiseTetuanui :
récit de l’histoire de « nekoï thuhnahnem », « l’enfant de Thuhnahnem » (lieu proche de trous d’eau), Kezeny.
252
SALOMON C. 1998.« La personne et le genre dans le Centre Nord de la Grande Terre », Gradhiva, n°23 : p 80-100.
253
GODELIER M. 1982. La production des Grands Hommes. Paris : Fayard.
254
HERITIER F.1996. Masculin/féminin. La pensée de la différence. Paris : Odile Jacob.
255
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef et chef de clan, 82 ans, le 7 avril 2003, Drueulu
Le grand chef de Lössi, il est seul, sa femme est morte, il a faim. Sur la route, il rencontre une vieille
femme avec son petit fils. Elle l’appelle : « Viens ici ! ». C’est un chef terrien. Dans ce temps, le vieux
il est seul. « Eh vieux, viens chez moi ! » Quand il arrive à la maison, la vieille, elle a fait un bougnat
avec les feuilles des arbres. Le vieux a une assiette, il prend bougnat. La vieille : « Je vous donne à
manger des feuilles d’arbres, car j’ai pas le temps pour aller au champ ». Mais vite le vieux il est
rassasié. « Ca fait deux jours que je n’ai pas mangé. Aujourd’hui je suis rassasié. » Il a de la force.
« Je vais vous dire quelque chose : plus tard, ton petit fils il sera le roi du Lössi, par ce que tu as
fait. »256
Ce second extrait nous montre comment le comportement généreux d’une vieille femme
apporte à sa descendance la bénédiction d’un chef terrien.
Ainsi, dans ces deux mythes fondateurs des chefferies du Wetr et de Lössi (mythes ayant des
versions différentes, et étant certainement accompagnés de beaucoup d’autres), si les deux vieilles
femmes ne deviennent pas elles-mêmes chefs, elles ont néanmoins un rôle fondamental dans la
création des chefferies. La première, de par son jugement avisé, renverse la hiérarchie d’aînesse, et la
seconde, de par son comportement exemplaire, apporte la bénédiction sur sa descendance. Le fait
qu’elles soient vieilles, avisées, et pour la première, terrienne, leur confère un pouvoir de bénédiction
ou de malédiction257. Elles ne deviennent pas les premières actrices de la chefferie pour autant. Dans
de nombreuses histoires, elles conseillent et envoient leurs enfants et petits enfants chercher du feu,
de la nourriture, des femmes… Il existe de nombreuses histoires qui mettent en scène des vieilles
femmes, dont le corps est pourri : les jeunes hommes qui acceptent de porter ces vieilles femmes
deviennent victorieux à la guerre, porté par le « men » de la vieille femme. Il m’a été souvent dit que
la parole des grands- mères, des vieilles femmes est « mene catr » (« puissance forte ») ou « trenge
men » (« panier de puissance, porteuse de puissance »). Dans un récit que l’on ne m’a pas raconté en
détail, une femme s’appelait « men258 », ce qui est traduit par « puissance ». Les femmes en général
sont associées à de la puissance vitale.
Nous voyons donc pour l’instant deux types de mythes concernant les figures féminines : ceux
qui mettent en scène deux femmes, jeunes en général, fécondes, étrangères, bénéfiques ou
maléfiques, et ceux qui mettent en scène des vieilles femmes, puissantes. Je m’intéresserai
maintenant aux histoires de femme ni jeunes ni vieilles, des femmes « föe », qui ont des rapports
sexuels avec des hommes.
Dans les récits des origines des clans, il est fréquent de rencontrer l’histoire de guerriers qui
vont voler des femmes dans d’autres clans, ou qui violent la fille d’un autre clan. J’ai entendu aussi
des histoires où des femmes abandonnent leur mari, pour rejoindre un autre homme, un chef puissant.
Les « grands diables » (esprits d’ancêtres de chefs actuels de fratries importantes, renommés ainsi
depuis la christianisation) ont dans les récits plusieurs femmes. Les récits des rixes entre clans du fait
du vol des femmes voient souvent les vaincus se faire couper l’appareil génital d’un coup de sagaie ;
les rochers et les sapins de certains lieux témoignent de ces péripéties. En bref, il est courant que dans
les récits d’origine, l’échange des femmes entre les clans soit évoqué de façon guerrière. Lorsque ce
n’est pas le cas, on parle surtout du nombre d’enfants que la femme a fait. Je n’ai pas entendu de
mythe où une femme, épouse ou mère, ait accompli de hauts faits guerriers, comme cela est le cas
256
Entretien avec Meleneqatr Qenenöj, ancien petit chef et chef de clan, 82 ans, le 7 avril 2003, Drueulu
La parole des vieilles personnes est considérée comme efficiente : proches des ancêtres, s’ils approuvent un
évènement par exemple, cela se passera bien, mais s’ils le désapprouvent, les gens de Lifou pensent que cela se passera
mal.
258
Selon A. Paini et M.Lepoutre, la notion de « men » renvoie à celle de « mana », très présente dans le Pacifique. Il est
intéressant de constater que les chouettes blanches de Lifou sont appelées « men », et sont très craintes, car on les
soupçonne d’être possédées par des sorciers, les « trenge iöni » (preneurs d’animaux). Voir PAINI A. 1993. Boundaries
of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat, Australian National University;
ainsi que : LEPOUTRE M. 1997, D’une médecine à l’autre. Grossesse et Enfantement : Ethno-histoire du pluralisme
médical à Lifou, thèse de doctorat, EHESS, Paris.
257
pour les hommes -diables, ancêtres des chefferies.
Deux figures de femme sont intéressantes à analyser : les « wananathin » et « wanamadrahni ».
Ces deux noms, m’ont fait remarquer des interlocuteurs lifou, ont un sens. Le premier,
« wananathin » » peut se décomposer en « arme » (« wanan ») et « mère / sein » (« thin »). Le
second, « wanamadrahni » peut se décomposer en « arme » (« wanan »), « sang » (« madra ») et
« ventre » (« hni »). Quand l’on connaît les caractéristiques de ces deux femmes, cette interprétation
semble pertinente.
« Wanamadrahni » est une femme qui revient dans plusieurs histoires. A Drueulu, dans le
district de Gaica, elle est réputée rôder au crépuscule, et manger le foie des femmes qui viennent
d’accoucher. Attirée par l’odeur de sang que dégagent les accouchés, jalouse, elle se vengerait de la
sorte : leur foie mangé, les accouchés mourraient. Cette histoire justifie que l’on conseille aux jeunes
accouchées de ne pas sortir de chez elle, et surtout quand tombe la nuit, moment où les mauvais
esprits se promènent. Elle fait écho aux représentations locales de la dangerosité du sang du ventre
des femmes. En effet, le sang des règles et le sang post-partum sont censés faire faner les ignames,
menacer la puissance des hommes, attirent les mauvais esprits.
Les « wananathin » sont des « tepolo »259 assez répandus sur l’île, et sont aussi les ancêtres d’un
clan nommé « wananathin ». Ces diables sont essentiellement négatifs, alors que la plupart des
« tepolo » peut avoir une action bénéfique comme maléfique. Ce sont des femmes énormes qui ont de
très longs seins, et se battent avec : elles frappent les personnes rencontrées sur leur chemin avec leur
protubérance mammaire. Les « wananathin » se retrouvent dans plusieurs types d’histoires, histoires
moralisantes comme dans les mythes d’origine. Elles se promènent en général dans la forêt et sont
cannibales. Elles peuvent se transformer en hommes, prendre l’apparence d’un époux, dévorer sa
femme et prendre sa place. Elles peuvent donc être transgenres. Cependant, dans les histoires, malgré
leur travestissement, on les reconnaît, car elles ne savent ni parler (elles grognent), ni cuisiner, ni
manger (elles avalent ce qu’on leur donne). En plus de tout cela, elles font semblant d’être enceintes :
elles avalent des cailloux et donc n’accouchent jamais. En bref, elles représentent le comble de
l’ignominie et de la non-culture. Elles se situent en quelque sorte dans un en-deça du social.
Cependant, à la fin de ces histoires, elles se font tuer, car elles sont bêtes, et facilement dupes.
Les « wananathin », comme « wanamadrahni » sont donc des diablesses particulièrement
malfaisantes. « Wanamadrahni » rappelle le caractère nocif du sang des femmes. Les « wananathin »
semblent être des figures qui parlent à la fois de la séparation des sexes, et de la dangerosité des
femmes non appropriées. Selon l’avis des gens de Lifou, c’est le seul ancêtre qui peut se travestir,
traverser la frontière des genres. Et il est significatif que justement cet ancêtre soit une abomination,
une figure qui se situe dans un en-deça de la culture. En effet, elles ne savent pas bien parler, manger,
cuisiner, et sont cannibales. Ce premier trait peut donc être interprété dans le sens où la stricte
séparation des sexes est considéré comme un fait de culture, bénéfique : celle qui la transgresse est
une ogresse maléfique qui se fait tuer à la fin de chaque histoire. D’autre part, cette ogresse maléfique
est une femme qui se bat avec ses seins, avec sa maternité (« thin » signifie aussi ‘mère’), mange les
femmes légitimes, ne se marie pas, et fait semblant d’être enceinte. Cette figure féminine, pourtant
définie par sa maternité, ses seins, n’est pas appropriée : elle est donc dangereuse. Comme les autres
figures féminines potentiellement féconde, elle est ambiguë. Mais elle constitue une sorte de contreexemple de ce que doit être une femme. Les « wananathin » sont une parabole de la dangerosité des
femmes de par leur pouvoir de fécondité, de maternité, quand celui-ci n’est pas approprié par des
hommes.
L’hypothèse que je proposerai, c’est que les catégories du féminin et du masculin sont
utilisées à différentes fins. D’une part pour signifier des rôles attribués à l’un ou l’autre sexe.
D’autre part pour signifier une hiérarchie. Et enfin pour exprimer une dichotomie, où les femmes
259
Les esprits des ancêtres ont été renommés ainsi par les missionnaires, et sont aujourd’hui désignés par ce nom.
sont placées du côté de la puissance vitale, tandis que les hommes sont placés du côté de la maîtrise
de l’organisation sociale.
Dans les histoires, les êtres de sexe féminin sont soit filles, soit femmes, soit vieilles
femmes. Cela rappelle les trois âges de la vie des femmes, et l’on peut remarquer que les vieilles
femmes sont plus impliquées dans l’organisation des chefferies : elles y sont bénéfiques, chargées
de puissance et de sagesse. Cela n’est pas sans rappeler ce que décrit F. Héritier260 pour de
nombreuses autres sociétés : lorsque les femmes perdent leur caractère fécond, elles acquièrent,
symboliquement et dans l’édifice social, une place qui se rapproche de celle des hommes. Les filles
ont un caractère ambigu, potentiellement bénéfique à l’édifice social, mais aussi potentiellement
destructeur. Les premières femmes de Lifou font naître des hommes grâce à leur sang : elles sont
décrites comme fécondes et nourricières. Cependant, les seuls esprits des ancêtres, qui sont
totalement maléfiques, sont des femmes qui transgressent la séparation des sexes, et ont les
caractéristiques d’une certaine sauvagerie. Ce sont des femmes qui refusent de faire des enfants : on
m’a dit que les « wananathin » sont considérées comme fécondes potentiellement. En outre, elles se
servent de leur caractère maternel pour assommer et dévorer des gens.
Il y a donc deux identités sexuées, nettement séparées, et on ne permet pas aux individus de
sortir de ces deux identités. Les histoires montrent que l’on aura un parcours social très déterminé
par son sexe biologique. Quand on naît avec un sexe biologique masculin, on sera successivement
« garçon » (« trahmany »), homme mûr marié (« thupetresij ») puis « vieil homme » (« qatr »).
Quand on naît avec un sexe féminin, on sera « fille » (« jajiny »), épouse et mère (« föe »), puis
vieille femme (« qatreföe »). Les êtres humains sont séparés en deux sexes sociaux, eux-mêmes
divisés en trois catégories.
Mes informateurs ne parlaient pas d’une ontologie féminine pour légitimer leur rôle social
dévalorisé qu’occupent les femmes. Ils légitimaient cette dichotomie et cette hiérarchie comme étant
la meilleure organisation sociale possible : la répartition des rôles est censée éviter des conflits entre
les hommes et les femmes.261
La bipartition du monde
Nous avons vu dans le chapitre précédent que la bipartition en féminin / masculin ne
concerne pas seulement les « atr » (« personnes ») : certaines plantes, espaces, clans, objets, …,
sont classés, contextuellement ou non, dans la catégorie féminin, et dans la catégorie masculin. Les
mythes nous informent aussi sur la qualification des sexes. Une analyse de ces dualités me
permettra de préciser considérablement comment l’on conceptualise les identités sexuées.
Le fait de qualifier quelque chose de féminin ou de masculin dépend selon moi de trois
critères :
- l’élément rappelle le rôle / le travail d’un des deux époux ;
- l’élément a un statut hiérarchiquement supérieur (masculin) à un autre, inférieur
(féminin) ;
- l’élément est plutôt du côté de la maîtrise du social (masculin), ou du côté de la
puissance, de la terre, de la fécondité (féminin).
Les deux premières dimensions me semblent des divisions assez classiques, où se pense et
s’organise la « valence différentielle des sexes », comme l’a démontré F. Héritier262. Dans ces deux
premières divisions, en effet, ce qui est associé au masculin est considéré comme ayant une valence
260
HERITIER F.1996. Masculin/féminin. La pensée de la différence. Paris : Odile Jacob.
Je ne suis pas parvenue à savoir si les hommes mettaient en avant une raison ‘organisationnelle’ pour expliquer cet
état de fait seulement en ma présence, (invoquer une nature féminine m’aurait peut-être exclue de la féminité), mais en
tout cas, personne n’a évoqué une nature stupide des femmes ou une incapacité des femmes pour la gestion sociale.
262
HERITIER F.1996. Masculin/féminin. La pensée de la différence. Paris : Odile Jacob.
261
plus grande que ce qui est associé au féminin. C. Salomon263 a démontré qu’au Centre Nord de la
Grande Terre, ce qui est associé au masculin est considéré comme « plus haut », « au-dessus »,
« au-devant » des éléments associés au féminin. Cela est similaire à Lifou264. Selon F. Héritier, la
dévalorisation des activités et caractéristiques féminines organise la domination masculine, dont
l’objectif serait la maîtrise du pouvoir de fécondité des femmes. Cependant, la troisième dimension
que je propose s’inscrit contre la théorie de F. Héritier.
Le troisième critère que je propose : féminin- puissance- terre- fécondité versus masculinchefferie – maîtrise du social –coutume n’implique à mon sens pas de hiérarchie entre les deux
parties. Je fais donc l’hypothèse qu’il existe un ordre dualiste de classification des choses, comme
l’exprime la flèche faîtière du Wetr :
ORGANISATION du SOCIAL
« Joxu », (« chefs des hommes »)
Route des hommes
Dessus la terre, lumière
Coutume,
organisation
sociale,
(« qenenöj »)
Lieu d’habitation (« hnalapa ») et tribu
(« uhnahmi »)
Maîtrise des échanges entre les clans
Masculin
Présence tardive
PUISSANCE
« Atresi », (« chefs terriens »)
Route des esprits
Dessous la terre, ombre
Puissance (« men »)
Monde de la brousse, des esprits
Fécondité, objet d’échange
Féminin
Premiers occupants
Ce classement dualiste n’est pour l’instant qu’une hypothèse. Il prend appui sur les récits
que j’ai analysés dans le chapitre précédent : les femmes sont fréquemment associées à la terre, les
clans terriens associés au féminin, les « tepolos » (« esprits des ancêtres ») féminins semblent avoir
une puissance considérable, aussi bien du point de vue d’une fécondité qui n’a pas besoin d’homme,
mais aussi sont appelées directement « men », c’est-à-dire « puissance ».
Il me semblerait erroné d’établir une hiérarchie entre les termes de cette dichotomie. En effet,
contrairement aux cultures occidentales, où la ‘nature’ est dominée par la ‘culture’, ce qui relève de
la puissance vitale n’est pas considéré comme inférieur à ce qui relève de la maîtrise sociale. Nous
ne nous situons donc pas dans une opposition hiérarchique de type nature versus culture, mais bien
plus dans l’idée que les deux termes, quoique opposés, entretiennent des rapports dialectiques, que
c’est de leur confrontation comme de leur complémentarité que dépend l’équilibre social. Cette
dimension sexuée de la vie sociale n’implique pas de hiérarchie fixe, et c’est dans ce sens qu’il faut
interpréter le fait que W. Passa écrive à propos de la flèche faîtière :
« L’espace et le Cosmos faisaient un avec la Terre, comme si cette flèche, représentative de
l’homme et de la femme, désignait l’univers comme finalité extrême se diluant dans une osmose
fondatrice de la vie. Cette symbolique culturelle et conceptuelle de la tradition kanak Drehu renvoie
comme une antenne parabolique le sens fondamental de la vie à deux. Ici donc, la femme que tu vois n’a
jamais, et ne sera jamais, inférieure à l’homme. »265
Le fait que les symboliques concernant les femmes les placent du côté des puissances vitales n’est
pas sans rappeler les descriptions d’A. Weiner266 à propos des Trobriand. Si les hommes sont du côté
du pouvoir temporel, les femmes sont du côté de la maîtrise des cycles de vie, de l’atemporel,
comme en témoignent les rites féminins funéraires. Cependant, à Lifou, il n’existe ni rites dirigés
263
SALOMON C. 2000a. « Hommes et femmes. Harmonie d’ensemble ou antagonisme sourd ? », in A.Bensa et I.Leblic,
En Pays Kanak, Paris : Mission du patrimoine ethnologique, cahier 14.
264
NICOLAS H. 2003. Sortir de l’ombre. Etude anthropologique des associations de femmes à Lifou,
Nouvelle-Calédonie. Mémoire de maîtrise, soutenu à l’Université de Provence.
265
266
PASSA W. 2004. « Sortir de l’ombre. Itre föe ne Lössi », spectacle musical présenté par Isola Christiane. Lifou
WEINER A. 1983. La richesse des femmes, ou comment l’esprit vient aux hommes. Iles Trobriand. Paris : Seuil.
par des femmes, ni échanges ostensibles spécifiquement féminins. La présence d’objets d’échanges
considérés comme féminins au Musée de Nouméa (monnaie kanak, jupes tissées) amène à nous
demander si de tels rites existaient avant la christianisation. Mais il n’en existe en tout cas pas
aujourd’hui, et les descriptions des missionnaires ne s’en font pas l’écho267.
Au regard de ces analyses, que pouvons-nous dire quant à l’inscription des identités sexuées
au sein des personnes à Lifou, dans l’espace de socialisation familial, clanique ?
Deux groupes sexués
A Lifou, les gens disent que pour que les hommes et les femmes ‘honorent’ leur identité
féminine ou masculine, ils doivent recevoir une éducation qui les fait devenir hommes ou femmes,
prêts à tenir leurs rôles, bien différenciés. L’inscription des identités sexuées est ici certes close sur
le biologique, mais on s’intéresse à l’élaboration culturelle de la différence.
Les gens de Lifou considèrent donc comme nécessaire d’éduquer différemment dès la
puberté les jeunes garçons et les jeunes filles, dans des espaces séparés. Cela nous permet
d’affirmer qu’à Lifou, nous sommes dans un cas où les personnes vivent leur identité de sexe /
genre comme une « identité sexuée », selon les termes de N. C Matthieu. Selon un interlocuteur,
« Le caractère de la femme, c’est le caractère de la femme, le caractère de l’homme, c’est le
caractère de l’homme, il ne faut pas changer. (…) Il faut éduquer les filles à devenir des femmes douces,
polies, à travailler à la maison. (…) L’homme, il doit travailler, montrer le bon exemple, commander,
mais pas comme un tyran, il doit montrer la bonne direction. (…) Il y a besoin des deux : il faut que le
couple soit uni.»268
Ainsi, pour les gens de Lifou, hommes et femmes sont des personnes à part entière, et ils ont
cela en commun. Mais ils considèrent comme nécessaire la division des êtres humains en deux
groupes, l’un des hommes, l’autre des femmes.
Cela rappelle le deuxième mode de conceptualisation entre le sexe et le genre proposé par N.
C. Mathieu. En effet, les gens de Lifou semblent conceptualiser le rapport entre le sexe et le genre
plutôt selon le mode de l’identité sexuée.
N. C. Mathieu décrit ce mode 2 de la sorte :
« Le sexe n’est plus seulement vécu, comme dans le mode 1 [identité sexuelle], comme un
destin individuel anatomique à suivre à travers l’identité de genre conforme, mais le genre est
ressenti comme un mode de vie collectif. On a ici conscience de l’imposition de comportements
sociaux à des personnes sur la base de leur sexe biologique (« groupe des hommes » / « groupe
des femmes »). » 269
Les rapports entre ces deux groupes sont considérés tantôt comme harmonieux, et tantôt
comme conflictuels, mais la différenciation et la séparation entre les sexes sont toujours conçues
comme nécessaires au bon fonctionnement de la société globale. Comme nous le montrent les
histoires des « wananathin »: « plus qu’une expression de la Nature, la bipartition des genres
267
C. Salomon critique l’analyse de Maurice Leenhardt. Elle affirme que selon lui : « les connaissances féminines en
matière de médecine sont ramenées à « l’herbier des simples » et leur maîtrise des savoirs complexes liées à
l’accouchement et à la fertilité n’est pas mentionnée. Ce n’est d’ailleurs qu’au travers du rôle attribué au frère de la
mère — l'oncle utérin — que l’importance sociale de la maternité est évoquée. La figure centrale du discours, « le
Canaque », « la personne mélanésienne », reste dans l’œuvre de Leenhardt masculine. Les femmes n'y constituent
qu'une catégorie définitivement annexe, productrice culturelle de deuxième ordre, de ce que Do Kamo résume à « un
folklore ». » Leenhardt désigne ainsi l’ensemble de contes et d’informations sur les rites de passage des jeunes filles et
des enfants sur lesquels il avait envoyé enquêter son épouse Jeanne, lors de leur séjour de 1938. » SALOMON C. 2003 :
"Maternité et transformations sociales", dans H. Mokaddem (ed) Approches autour de Culture et Nature dans le
Pacifique Sud, Expressions, Nouméa : p. 2.
268
Meleneqatr Louis Qenenöj, 82 ans, ancien chef de clan, entretien le 7 avril 2003, à Drueulu.
MATTHIEU N-C. 1989. « Identité sexuelle/ sexuée/ de sexe ? Trois modes de conceptualisation du genre ». in DauneRichard A.-M. et Hurtig M.-C. (dir.) . Catégorisation de sexe et construction scientifique. Aix-en-Provence : Unviversité
de Provence : p.239.
269
devient symbole de la Culture »270.
Cette façon de conceptualiser deux groupes sociaux, fondés sur le sexe biologique, lesquels
groupes acquièrent des caractères différents lors de l’éducation, et qui ont des tâches, des espaces,
des rôles sociaux attribués en fonction de leur appartenance à un groupe ou à un autre, s’exprime
dans la manière qu’ont les associations de femmes de mener leurs actions. Comme je l’ai démontré
dans mon mémoire de maîtrise271, lequel corrobore certaines descriptions d’A. Paini272, les divers
groupes de femmes ne revendiquent pas une égalité homme / femme, mais plutôt une amélioration
de la condition des femmes. Dans ces associations, elles se servent des compétences féminines déjà
acquises pour gagner des revenus et s’impliquer dans la vie de la tribu, et elles valorisent leur
identité de « mères du peuple kanak ». Elles affirment qu’elles ne veulent ni prendre la place des
hommes, ni annuler la séparation entre les sexes. Selon elles, c’est parce que les hommes et les
femmes sont deux groupes sociaux complémentaires qu’elles considèrent nécessaire de promouvoir
un plus grand épanouissement des femmes et davantage d’investissement de celles-ci dans les
sphères publiques.
Dans les groupes les plus proches de la Délégation des Droits des Femmes, il y a tout de
même une remise en cause de l’autorité masculine. Mais cette remise ne cause reste très partielle.
Par exemple, elles affirment par exemple qu’un mari ne doit pas taper « bêtement » sa femme : le
mari garde l’autorité (il peut taper sa femme), mais pas l’autorité absolue. Elles encouragent les
femmes maltraitées à aller porter plainte. Cependant, elles précisent toujours qu’elles ne veulent pas
prendre la place des hommes, mais qu’elles tentent de tempérer les abus de certains maris ou
hommes politiques, qui ne reconnaissent pas l’importance qu’ont les femmes, les « mamans » dans
l’avènement d’un peuple solide et serein.
Selon N. C. Mathieu, « Il peut y avoir, dans l’identité sexuée, prise de conscience politique
que les deux groupes de sexe sont éventuellement injustement socialisés » (p. 240). Les actions des
associations de femmes de Lifou présentent des points communs avec celles observées en Afrique
(par exemple lors des révoltes de 1992 au Nigéria), actions que les anthropologues hésitent à
qualifier de féministes. En effet, les groupes de femmes se basent sur leur identité féminine telle
qu’elle est construite pour défendre les intérêts communs à ce groupe. A Lifou, si l’on demande que
les inégalités entre les hommes et les femmes soient moins fortes, un changement des mentalités, il
ne faut pas entamer la solidarité entre les deux groupes : « il faut en quelque sorte aménager ou
visibiliser les deux cultures, mais on aura toujours deux sexes et deux genres. » (p. 241).
Nous avons vu qu’au sein de l’espace familial, on conceptualise la séparation des hommes et
des femmes en deux groupes sociaux, nécessairement différents et hiérarchisés. Nous sommes donc
dans un type de conceptualisation du rapport entre le sexe et le genre de type « analogique » : ‘ je
suis né-e mâle / femelle pour assumer plus tard un rôle d’homme / de femme ‘. La séparation stricte
entre homme et femme est jugée comme constitutive de la culture / coutume Lifou.
Si les identités féminines et masculines doivent s’acquérir au cours d’un processus éducatif,
cela n’empêche pas le fait que les hommes comme les femmes apparaissent dans les mythes comme
ayant des qualités intrinsèques, inhérentes à leur sexe biologique. C. Salomon affirme que la
féminité est « donnée » par les substances polluantes féminines, alors que la masculinité s’acquiert
au cours de rites (coupage de cheveux, rasage de barbe…). A Lifou, il faut d’une part créer deux
groupes, même si les femmes sont davantage laissées du côté des ‘puissances naturelles’. Celles-ci
peuvent être conçues comme négatives (avec le sang polluant par exemple), mais aussi comme
positives, avec la fécondité des femmes. En regard des mythes et des catégories du masculin et du
féminin, je propose l’hypothèse suivante : certains discours sociaux, qui séparent le monde en deux
270
MATTHIEU N-C. 1989. Op. cit : p.242.
NICOLAS H. 2003. Sortir de l’ombre. Etude anthropologique des associations de femmes à Lifou, NouvelleCalédonie. Mémoire de maîtrise, soutenu à l’Université de Provence.
272
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
271
catégories, associées au masculin et au féminin, ne hiérarchisent pas ces deux catégories en valeurs.
Ce qui est associé à la fécondité, à la puissance vitale, ou à la terre, n’est pas considéré comme
moins important que ce qui est associé au monde des hommes, des chefferies, de la lumière. Ceci
explique pourquoi les femmes se servent de leur image maternelle, de femmes fécondes et
puissantes de ce fait, pour revendiquer une plus grande considération, un meilleur statut. Si leur rôle
maternel est entièrement contrôlé par leur mari et soumis à son bon vouloir, le fait d’être
conceptualisée du côté de la puissance vitale peut aussi être associé à une dichotomie des sexes qui
ne postule pas la soumission d’une des parties à l’autre.
Personne et expérience de la domination
Il m’a semblé important tout au long de cette seconde partie de ne pas postuler qu’il y aurait
une identité féminine. Au contraire, j’ai pris en compte le fait que les gens de Lifou affirment
expérimenter leur identité personnelle dans des relations spécifiques. J’ai donc tenté de comprendre
comment sont construites des identités de sexe dans des relations : lors de la socialisation des jeunes
personnes, et dans les rapports frères - sœurs et mari - épouse. Il a été nécessaire de comprendre
aussi à quels éléments symboliques sont associés le féminin et le masculin dans les paraboles, les
histoires, et les mythes.
Cependant, dans l’optique de M-C. Hurtig, je m’éloignerai d’une conceptualisation du genre
comme un « jeu fluctuant de représentations et de discours », car, selon elle, on ne peut produire
une analyse dans des contextes hiérarchisés (comme c’est le cas à Lifou), « comme si le cours des
existences pouvait ne pas être déterminé aussi par la réalité et les contraintes des corps et du
quotidien ».273 Je tenterai d’apporter une contribution à la réflexion sur la construction de l’identité
personnelle des femmes à Lifou, considérant que « la représentation, la constitution et l’expérience
de la ‘personne’ et les faits de domination » sont liés, comme le souligne N-C. Matthieu.274 Il s’agit
donc de percevoir les effets des discours et des pratiques, qui associent le féminin à des éléments de
peu de valeur, sur les représentations que les femmes de Lifou ont de leur identité féminine.
Je démontrerai ici que la hiérarchie entre les hommes et les femmes est affirmée comme
nécessaire au fonctionnement de la société, que la domination masculine est officiellement
préconisée par les chefs de clan, et que cette domination se maintient notamment par l’usage d’une
violence légitime. Puis, je montrerai que si les personnes femmes sont fréquemment dévalorisées en
tant que groupe social, les femmes sont elles-mêmes divisées en trois groupes générationnels, et
connaissent d’autres formes de hiérarchie dans lesquelles elles peuvent être en position d’autorité.
« Tu sais, nous, dans la coutume, on dit que les femmes c’est rien, qu’on n’est pas
importantes… Tu le savais ça ? »275 Lors des deux terrains que j’ai effectués, on m’a souvent parlé
de la différence homme / femme comme d’une différence de statut. Les femmes en particulier me
décrivaient qu’être ‘femme’ pour elles, ce n’était pas seulement assumer leur rôle, leur fonction
(être mère, épouse, nourrir tout le monde et faire le liant au sein des familles), mais c’était aussi ne
pas être au niveau des hommes, être leurs inférieures hiérarchiques, « les respecter ». Pour cela,
elles marchent derrière les hommes, se servent à table après eux, s’excusent de parler en public
devant des hommes en disant qu’elles parlent comme des enfants (même les vieilles femmes de très
haut rang). Elles s’assoient en dessous d’eux : les hommes préfèreront les chaises quand les femmes
s’assoiront sur des nattes. De même, des femmes ne doivent pas regarder un homme en face, lui
tenir tête, et s’abaisseront davantage quand elles passeront devant eux (on doit baisser la tête quand
on passe devant des gens). Dans la case (construction ronde où l’on dort et discute parfois), les
femmes rentrent par la petite porte de derrière, les enfants par l’autre petite porte, (en signe
d’humilité) et les hommes par la grande porte. Alors qu’une vieille femme était la dernière
273
M-C.Hurtig, M.Kail, H.Rouch, (eds), 1991, Sexe et genre. De la hiérarchie entre les sexes. Paris, CNRS Editions : p
9
274
N.C Matthieu. 1998 : p 47
Entretien avec Hnemeneqatr Lapacas, environ 60 ans, dernière descendante d’une lignée de chef de clan, et Ziliwa
Leguy, le 24 août 2004, Jokin.
275
descendante d’un clan (et en était donc le ‘chef’), elle m’expliquait qu’elle n’avait par pour autant
le droit de rentrer dans la chefferie, et d’y parler, parce qu’elle n’était pas un homme. Quand les
chefs de clan avaient besoin de ses conseils, ils allaient la consulter chez elle ou l’invitaient chez
eux, l’honorant en lui donnant des dons coutumiers (pour rappeler son rang), mais elle disait ne pas
être à leur niveau.
L’absolu de distinction implique donc aussi une hiérarchie : « C’est comme une mâchoire :
une supérieure, une inférieure, mais il y a besoin des deux. »276 De même, de nombreux
interlocuteurs citent cette prétendue phrase de la bible pour légitimer la hiérarchie : « la femme,
c’est le corps, et l’homme c’est la tête ». Les femmes ne doivent pas désobéir à leur mari, et celle
qui s’oppose est très mal vue. Cependant, si la femme doit d’abord le respect à son mari, on
conseille à celui-ci de ne pas être trop orgueilleux, de diriger le foyer dans la bonne direction, non
de commander.
Cette hiérarchie se traduit dans le vécu des relations conjugales. Au sein des familles, quand
la jeune fille se marie, elle est fréquemment sujette à de nombreuses brimades, qui l’humilient. Les
remarques du type « toi, tu es la femme, tu te tais ! » ou « on t’as payée, alors maintenant tu nous
sers, tu es notre esclave » sont évoquées par mes interlocutrices comme des évènements
traumatisants. Refuser la soumission au sein du mariage revient en général à se mettre tout le
monde à dos. En effet, on considère que chacun doit d’abord honorer ses devoirs pour ensuite avoir
des droits. Mais comme me le disait un chef de clan :
On voit, il y a les travaux des hommes, et les travaux des femmes. Mais si on regarde, on voit que du
côté des femmes, c’est plus chargé.
Ainsi, avant qu’une femme acquière des droits, une certaine autorité au sein du groupe
familial, il faut beaucoup de temps et de travail. Quand une femme se fait ‘corriger’ par son mari,
les gens disent en général qu’elle l’avait bien cherché, sans même savoir de quoi il s’agit. Chez les
femmes aînées, cette période de brimade est conçue comme un moment initiatique par lequel elles
sont passées (et en sont sorties victorieuses), et elles briment parfois les nouvelles arrivantes à leur
tour. Les belles -mères ont en général servi les mères de leur mari quand elles se sont mariées, et
leur propre confort matériel dépend de la docilité et de l’ardeur au travail de leur belle-fille. Ainsi,
j’ai été très surprise de la cruauté dont certaines femmes font preuve à l’égard d’autres femmes,
approuvant les violences que certaines subissent277. Les conseils coutumiers (masculins) ne traitent
pas des violences conjugales ; seul le frère aîné du mari violent peut intervenir, s’il considère
qu’elle ‘ne l’a pas mérité’.
Les violences que subissent les femmes s’expriment en grande partie au sein de l’espace
familial. On peut postuler que la fréquence des violences conjugales fait écho au taux élevé des
violences connues au cours de l’enfance au sein de l’espace familial. En Nouvelle-Calédonie, toutes
communautés confondues, 12 % des femmes ont subi des abus sexuels précoces, 37 % ont grandi
dans un environnement familial marqué par des disputes et des bagarres entre les adultes, et 36 %
par des problèmes d’alcool278.
Les violences conjugales, particulièrement fréquentes lors des premiers temps de la
conjugalité apparaissent liées au statut inférieur des femmes279. Certains hommes m’ont dit avoir
frappé leur femme parce qu’elle dépassait les bornes, parce qu’« elle ouvrait trop sa boîte » pour
mettre ‘les points sur les i’. La violence conjugale sert souvent à réaffirmer l’autorité maritale. Mes
interlocutrices m’expliquaient que leur conjoint les avait frappées _avec assez fréquemment des
276
Meleneqatr Qenenöj, 82 ans, ancien chef de clan, le 7 avril 2003, Drueulu.
pour les femmes que j’ai connues personnellement, j’ai été d’autant plus étonnée que ces mêmes femmes avaient
subi elles-mêmes des évènements extrêmement violents.
278
SALOMON C., HAMMELIN C., GUEGUEN A., LERT F., CYR D., 2005. “Abus sexuel précoces et santé
reproductive des femmes en Nouvelle-Calédonie. 2002-2003 » in Bulletin épidémiologique hebdomadaire. N° 9-10,
mars 2005 : p 34.
279
C. Salomon et C. Hammelin remarquent que d’autres infériorités statutaires se surajoutent : être pauvre, peu diplômée,
jeune, de bas rang, adoptée rend plus susceptible de subir des violences. Elles soulignent aussi que « le niveau élevé de
violences faîtes aux femmes s’inscrit, selon nous, (…) dans une ‘brutalisation’ coloniale des relations intercommunautaires, étendue à l’ensemble des rapports inter-personnels, et surtout à celles entre les sexes » in MWA VEE.
2005. « Une nouvelle aire pour les femmes kanak ». Avril-mai-juin 2005. N°48. ADCK : p. 9.
277
séquelles de type fracture_ parce qu’elles refusaient de faire tous les travaux domestiques, parce
qu’elles n’avaient pas bien gardé les enfants, parce qu’il soupçonnait des sorties en son absence,
parce qu’elle râlait quand il rentrait tard, avait bu l’argent du foyer, ou qu’elle refusait de faire
l’amour avec son mari. Les violences physiques s’accompagnent de violences verbales par
lesquelles les maris rappellent le statut inférieur et le devoir de se taire de leur épouse.
Ces faits permettent de souligner qu’on ne peut séparer la façon dont les femmes conçoivent
leur identité féminine du vécu d’évènements traumatisants de ce type. Mes interlocutrices
perçoivent en effet remarqué leur identité féminine de manière diversifiée. Pour les femmes qui ont
vécu des violences, ou qui sont soumises à une autorité maritale très contraignante, être une femme
signifie être inférieure, « qu’est-ce que c’est être une femme ? Moi je vais te dire ce que c’est : c’est
être une esclave !». L’humiliation que certaines femmes ont vécue détermine la représentation
qu’elles ont d’elles-mêmes, et du fait d’être femme. J’ai souvent remarqué que des amies, en France
métropolitaine, alors qu’elles se savaient dans un contexte où elles ne devaient pas signifier de
l’humilité envers les hommes, se recroquevillaient sur elles-mêmes dès qu’un homme rentrait dans
la pièce, étaient incapables de le regarder dans les yeux, de le contredire, refusaient de se servir
avant lui, malgré l’insistance de certains hommes.
Par contre, des femmes qui n’ont pas ou peu vécu d’évènements traumatiques de la sorte, ou
qui ne vivaient pas une situation conjugale contraignante, avaient bien plus tendance à souligner
l’importance des femmes dans la culture kanak, les symboliques valorisantes pour les femmes, et à
être critiques quant à des situations où des hommes se conduisaient « en despotes ». Etre une femme
équivaut pour certaines à « être un souffre-douleur », alors que pour d’autres, ce n’est pas le cas.
Etre une femme, c’est en tout cas être potentiellement victime de violences masculines, comme en
témoigne le fait que des amies (pourtant des mères respectées et bien ancrées dans les réseaux
claniques des villages) chez qui je dormais, s’enfermaient à double tour, plaçant des verrous sur les
trois portes des cases, quand leur mari était absent280 !
Selon les membres des associations de femmes à Lifou, la première chose que les
associations faisaient était de redonner confiance en elles-mêmes aux femmes, de valoriser leurs
compétences. Les groupes de femmes servent aussi à créer de la solidarité féminine, face à des
situations individuelles parfois très difficiles.
Pour certaines femmes de Lifou, avoir été, peu ou prou, dévalorisée, frappée, violée, limitée
dans ses déplacements, dans son temps libre, dans son parcours scolaire et professionnel, a pour
conséquence que l’identité féminine est vécue comme une infériorité fondamentale. Alors que
certaines symboliques ne dévalorisent pas l’aspect féminin, et que certains rapports entre hommes et
femmes ne sont pas hiérarchisés selon le sexe (comme le rapport frère – sœur), le devoir de
soumission des femmes reste constitutif de leur identité sexuée, au travers d’évènements marquants
qui ont des répercussions à long terme. Ainsi, je rejoins N. C. Mathieu et J. P Olivier de Sardan 281 sur
le fait que des actes de domination ‘dépersonnifient’282 des parties des populations, les aliènent,
physiquement et mentalement.
Noter la violence d’une domination et en constater les effets ne revient pourtant pas à dire que
les femmes seraient dans un état de domination telle qu’elles ne pourraient mener des stratégies, ne
seraient plus des actrices sociales. Des gens de Lifou me disaient : « Les femmes, elles doivent se
soumettre… Mais elles ne sont pas soumises ! », faisant allusion au fort caractère de certaines
femmes. Sans terre, sans autorité légitime, et sans pouvoir sur les enfants, écartées de toutes les
instances juridiques et politiques coutumières, les femmes sont dans une structure globale qui ne leur
donne que très peu de marges de manœuvre. Dans ces conditions de vie parfois extrêmes, il n’est pas
rare que des femmes se démarquent par leur courage. Il est pertinent de dire que ces femmes sont
dans une position sociale qui leur est défavorable, et qui entraîne leur soumission. Cela est très
différent de dire qu’elles sont soumises : elles ne consentent pas pour autant à la domination. Si elles
280
Elles me disaient craindre les viols de jeunes gens saoûls.
OLIVIER de SARDAN J.-P. 1973. « Personnalité et structures sociales (à propos des Songhays) », in La notion de
personne en Afrique Noire. Paris. Ed. du CNRS.
282
MATTHIEU N-C. 1998. « Remarques sur la personne, le sexe et le genre », Gradhiva, n°23 : pp 47-60.
281
remplissent leur rôle dans une relation très asymétrique (elles n’ont pas vraiment d’autres choix),
elles ne consentent pas pour autant à ce que leur mari soit despotique, et ‘abuse’ de cette situation.
Certains (Kanak et Blancs) affirment cependant que les femmes kanak ne sont pas ‘ vraiment
soumises’. Mais, comme le note N. C. Matthieu : « Faut-il rappeler qu’il est tout à fait nécessaire que
l’instrument de production (et de reproduction) que peut constituer un être humain exploité ne soit
pas mort, et qu’il agisse ? Et d’ailleurs, ce que veut l’opprimé ; lui aussi, mais pas pour les mêmes
raisons que l’oppresseur, c’est survivre, vivre quand même (…) et, voulant survivre, il refoule dans
l’oppression, ce qui ne signifie pas qu’il y consent. »283
La conclusion de C. Salomon est pertinente pour Lifou : les rapports entre les sexes sont
antagoniques, et la partie dominée ne doit jamais totalement se soumettre à la partie dominante.
Mais l’on peut se demander ce que signifierait une soumission ‘totale’.
Si nous constatons une domination masculine prégnante, qui organise la soumission du
groupe des femmes au groupe des hommes, ces deux groupes sont aussi eux-mêmes fortement
divisés, par des hiérarchies générationnelles et de rang. Si, en tant que femme, une vieille femme
reste quelque part inférieure à n’importe quel membre du groupe des hommes, elle ne l’est pas
complètement. En effet, la formule pour débuter les discours cite dans l’ordre les personnes envers
qui on doit avoir de l’humilité : « les chefs, les pasteurs, les vieux hommes, les vieilles femmes, les
hommes mûrs, les femmes, les garçons, les filles, et les enfants ». Les vieilles femmes sont
considérées comme les aînées des hommes mûrs et des garçons : elles mangent avant eux, peuvent
parfois les corriger, voire s’asseoir au-dessus d’eux en certaines circonstances. De même, les
femmes mariées et ayant eu des enfants ont autorité sur les garçons non mariés (si ce sont leurs fils).
Si être femme implique un éthos général de soumission aux hommes, cela ne signifie pas que les
femmes n’ont pas par moments des positions d’autorité, sur leurs cadets masculins et féminins.
L’une de mes informatrices l’exprimait ainsi : « tu vois, nous, on doit avoir du respect envers les
aînés, mais comme on est toujours l’aîné de quelqu’un, ce n’est pas gênant… »284.
Pour devenir une « vieille femme » (« qatr föe »), il faut s’être mariée, avoir fait des enfants,
mais ne plus être féconde, et avoir des cheveux blancs. Les femmes acquièrent alors une position
sociale relativement enviable, surtout si leur mari est décédé : elles jouissent alors d’une certaine
liberté de déplacement et d’une relative liberté sexuelle. Les vieilles femmes sont consultées par des
chefs de clan, voire peuvent intervenir dans certains débats coutumiers, comme cela est signifié
dans les mythes concernant la création des chefferies. Cela nous renseigne sur le fait que c’est le
caractère fécond des femmes qui constitue en priorité l’enjeu de l’appropriation des femmes par les
hommes, et de leur contrôle.
Enfin, une femme de haut rang peut faire (discrètement) preuve de mépris pour un homme
de plus bas rang. Elle se considère de nature plus noble, et attend des signes de déférence à son
égard, même si elle doit se comporter comme une femme. Il est significatif que pour s’adresser à la
femme du Grand Chef (« Isola »), on emploie le pronom personnel « nyipë ». Pour parler à des
personnes nobles, on emploie habituellement « nyipë » pour les hommes, et « nyipo » pour les
femmes. Les gens qui s’adressent à l’ « Isola » d’un district marquent la hauteur exceptionnelle de
son statut coutumier en employant un pronom masculin. Cette femme peut d’ailleurs être dispensée
de travaux domestiques. Cependant, les Grands Chefs comme leur femme sont appréciés pour leur
capacité à faire preuve de simplicité et d’humilité, comme par exemple faire les travaux des champs
et s’occuper soi-même de ses enfants.
Ainsi, les femmes ne sont pas seulement femmes, mais aussi des jeunes, des « vieilles
femmes », des épouses, des sœurs, des tantes, des personnes de haut rang, de bas rang… A Lifou, le
devoir de respect au sein des hiérarchies est sans cesse répété lors des discours coutumiers. Nous
nous situons dans une société où la présence de la hiérarchie est considérée (par les personnalités
283
MATTHIEU N-C. « Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience
dominée des femmes, et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie », in N-C.Matthieu. 1991. L’anatomie
politique. Catégorisations et idéologie du sexe. Paris. Côté-femmes Editions : p. 186.
284
Entretien avec Walliseun Louise Tetuanui, environ 30 ans, institutrice, le 1er avril 2003, Tingeting.
officielles du moins) comme nécessaire au fonctionnement du social. On dit d’ailleurs qu’une
femme désobéissante enfantera des enfants rebelles qui ne respecteront pas leurs aînés et leurs
chefs. On valorise donc le « respect » (des hiérarchies) comme garant de l’équilibre social.
En revanche, une fois cette hiérarchie affirmée, on conseille aux chefs, aux aînés et aux
hommes de faire preuve d’humilité, de ne pas être tyranniques. Dans les chefferies comme dans les
rapports d’aînesse, il existe de réels contre-pouvoirs : si un chef prend des décisions non
consensuelles, il peut se faire destituer par ses sujets, une partie du clan peut faire une scission, ou
un chef terrien peut se décider à parler pour lui rappeler son statut d’étranger. Si un aîné abuse de
son autorité, le dernier né peut aussi le rappeler à l’ordre. Cependant, pour la hiérarchie entre les
sexes, au sein du rapport conjugal, il ne semble pas exister de contre-pouvoir à une autorité
despotique du mari. Si une femme peut avoir de l’autorité en tant que femme issue de haut rang ou
mariée avec un homme de haut rang, ou en tant qu’aînée, ou vieille femme, en tant qu’épouse, la
hiérarchie ne se renverse jamais en sa faveur.
Dans sa thèse285, A. Paini conclut que les femmes et les hommes conceptualisent leur identité
de sexe en traçant entre eux les frontière de la différence. Ils tracent selon elle ces frontières en
s’engageant différemment vis-à-vis de la ‘modernité’ : les femmes réclameraient la modernité
quand les hommes feraient preuve de résistance en faisant appel à la coutume. Elles
« négocieraient » ainsi leur identité de sexe.
Ma thèse est tout autre : je ne considère pas que les identités sexuées sont le fait de discours
et de représentations fluctuantes, dont on retracerait à sa guise les contours. Au contraire, j’espère
avoir démontré que l’on socialise les garçons et les filles différemment, et que cette socialisation
différenciée a pour but d’inscrire dans les êtres deux identités séparées et hiérarchisées. Etre une
femme repose, comme l’a décrit A. Paini, sur le rôle maternel, mais celui-ci est sous contrôle
masculin. De même, si on peut considérer une certaine unité du groupe féminin en tant que groupe
occupant une position subordonnée dans l’espace social, j’ai tenté de démontrer que ce groupe
connaît de fortes séparations, entre générations.
Cependant, l’exercice d’une domination masculine implique pour les femmes un vécu de
leur identité de sexe comme une infériorité indépassable, surtout lorsque les femmes sont victimes
de violences au sein de leur famille ou de leur couple. En cela, je ne peux souscrire à l’idée d’une
identité de genre performatif : les identités de sexe sont inscrites dans les corps, dans les façons de
voir, de penser, d’agir, et cette inscription est réalisée dans un contexte parfois très violent et
traumatique. Je m’oppose donc à l’affirmation d’A. Paini, lorsqu’elle dit que « les femmes
négocient leur identité de sexe ».
En effet, selon mon analyse, « les femmes » ne sont pas un groupe social homogène, et ne
sont pas toutes ‘modernistes’. De plus, des hommes me disaient que c’était eux qui énonçaient les
identités de chacun, et non les femmes. Il serait plus juste de dire que, au sein des associations de
femmes, les femmes se réapproprient un discours sur leur identité, mais ne vont pas jusqu’à la
négocier. Les analyses de A. Paini ne nous éclairent pas sur la manière dont, à Lifou, des femmes
s’y prennent pour négocier leur identité… Une identité de sexe est-elle par ailleurs négociable ? Ne
seraient-ce pas plutôt les termes des rapports entre les genres qui seraient négociables? Les femmes,
ou plus exactement, certaines femmes, ne chercheraient-elles pas plutôt à améliorer leurs conditions
de vie, à gagner en autonomie ? Le fait que les femmes réaffirment, au sein d’associations, leur
valeur a, selon mon analyse, comme objectif non pas de « négocier une identité » mais de légitimer
la reprise de certaines zones de pouvoir dans la sphère sociale, telles la gestion de l’hygiène de la
tribu.
J’ai tenté dans cette seconde partie de montrer que les identités sexuées et leurs symboliques
ne sont pas à Lifou univoques. Le critère de sexe peut être utilisé pour organiser des rapports non
hiérarchisés selon le sexe, comme le rapport frère - sœur, et pour penser la différence entre des
285
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
éléments qui sont complémentaires et non hiérarchisés en valeur. En effet, lorsque le féminin est
associé aux puissances vitales, on ne peut affirmer que cela est considéré comme inférieur en valeur
au masculin, associé à la maîtrise du social.
Cependant, cela n’empêche pas que faire partie du groupe des femmes s’expérimente dans le
rapport marital comme au sein de l’espace social comme une infériorité de statut, au travers du vécu
d’une domination, maintenue par des violences verbales et physiques. De même, la puissance des
femmes qui semblent les caractériser, est conçue comme profondément ambiguë : leur caractère
fécond n’est positif que lorsqu’il est approprié par un homme.
En définitive, je considère que le mode de conceptualisation « sexué » est majoritaire au sein
de l’espace familial, où l’on pense comme nécessaire de séparer les deux sexes. Si à Lifou, une
femme n’est pas qu’une épouse et une mère, mais est aussi une sœur, une aînée, une cadette, une
personne de bas ou de haut rang (…), le fait d’appartenir au genre féminin constitue l’un des
éléments fondamentaux dans la définition des personnes et de soi : l’appartenance de sexe imprègne
toutes les relations de sa marque. Au cœur de la construction relationnelle de la personne, se trouve
sa construction sexuée.
Conclusion
Les gens de Lifou affirment que l’identité d’un individu est la toile relationnelle dans
laquelle celui-ci s’inscrit. En effet, ce sont les relations aux ancêtres, les relations aux membres du
clan paternel, et les relations aux membres des familles alliées qui fondent l’identité de chacun. La
personne n’apparaît pas seulement comme duelle, mais comme plurielle. Son identité n’est pas
seulement héritée, mais aussi construite lors de son existence. Comme sur la Grande Terre, les
individus mènent des stratégies sur la base du réseau relationnel au sein duquel ils sont nés.
Aujourd’hui, l’identité de quelqu’un implique aussi les diverses positions occupées dans le monde
économique, politique, religieux, et culturel néo-calédonien. Ce qui est spécifique à Lifou, c’est
qu’au cœur de la notion de personne, « atr », se niche la notion de savoir : être une personne
implique la connaissance active de tous les éléments de la ‘toile relationnelle’ dont on fait partie.
Ainsi, une personne enfant devient une vraie personne par tout un processus éducatif par lequel elle
apprend qui elle est, c’est-à-dire quelles sont ses origines, son réseau de parenté et sa position
hiérarchique, et donc, quelles stratégies elle pourra mener durant son existence.
Filles et garçons sont destinés à devenir des « vraies personnes ». De la naissance jusqu’aux
premiers signes de la puberté, filles et garçons apprennent tout d’abord à parler, puis à connaître les
noms des membres de leur parenté, ainsi que les règles de politesse. Cela se fait principalement
avec les parents et les grands-parents, quoique l’on puisse vivre chez une tante par exemple un
temps, dans une famille nucléaire comme au sein d’une famille plus étendue, à Lifou comme à
Nouméa. Quand les enfants atteignent 10 ans, les parents commencent à leur raconter les histoires
des clans, à montrer les lieux tabous où résident les ancêtres. Aux premiers signes de la puberté,
filles et garçons sont séparés, les filles doivent rester avec leur mère apprendre les travaux
domestiques, tandis que les garçons circulent beaucoup, l’un des buts de cette circulation étant de
connaître leur parenté. Ils apprennent à parler en public, et à connaître les mythes en profondeur. Ils
vagabondent, en classe d’âge, et expérimentent alors leur force physique, la solidarité, mais aussi la
transgression des normes. Dès la puberté, à Lifou, il faut donc séparer les deux sexes, pour
construire des «vrais hommes» et des « vraies femmes ». Les anciens et les anciennes transmettent
aux jeunes gens avant le mariage et pendant cette cérémonie les savoirs claniques qui leur
permettront d’être des personnes adultes. Mais le fait que les aînés distribuent les savoirs au
compte-goutte a aussi pour conséquence qu’ils gardent l’autorité sur les cadets, qui n’ont pas toutes
les clefs en main pour élaborer leurs propres stratégies.
Si l’on apprend dès la puberté aux filles et aux garçons leurs différents rôles dans des
espaces séparés, les filles ne sont pas pour autant exclues de tout savoir clanique. En effet, elles
apprennent les mythes, la localisation des lieux du clan de leur père, surtout si celui-ci est de haut
rang. Si elles ne participent pas aux cérémonies considérées comme les plus sacrées (qui sont
exclusivement masculines) où ces savoirs sont activés, elles ont en général un savoir transversal :
les autres femmes de leur famille leur raconte volontiers les histoires des clans dont elles sont
originaires. Elles apprennent aussi quels sont l’histoire et le réseau relationnel de la famille de leur
mari. Elles utilisent ces savoirs transversaux lors du choix de l’épouse de leurs fils, mais aussi pour
des conseils au mari, aux frères, et lors de régences si un chef de clan vient à mourir. Les femmes ne
sont pas exclues des savoirs, mais de la pratique politique de la « parole ». De même, les rites qui
consistent en couper les cheveux d’un petit garçon vers quatre ans, puis sa barbe vers dix huit ans,
comme le vagabondage éducationnel, n’ont pas d’équivalent pour les filles. Ainsi, l’éducation
dispensée aux garçons leur donne les moyens de circuler dans le monde social -hommes et
femmes-, d’en prendre la mesure, et donc d’en avoir une certaine maîtrise, ce que l’éducation
dispensée aux filles ne fait pas.
L’éducation différenciée dès la puberté a notamment pour objectif de former de futures
épouses dociles et des mères travailleuses. L’identité « föe » (ce qui signifie « femme », « femelle »
ou « époux/épouse ») est une référence fondamentale de l’identité féminine. Les femmes « föe »
doivent être fécondes et travailleuses, c’est-à-dire faire beaucoup d’enfants et les éduquer, ainsi que
nourrir toute la famille et effectuer la quasi-totalité des tâches domestiques. Ces deux rôles sont
cependant sous contrôle du mari. Elles ne disposent pas de marges de manoeuvre quant au choix du
nombre d’enfants donnés au clan de leur mari, et au sein du foyer, on dit que « c’est le mari le
chef », bien que ce soit sa femme qui fasse presque tout. Les hommes mariés sont avant tout des
membres de leur clan, maîtres de leur terre et de leur histoire, tandis que les femmes sont avant tout
les soutiens de leur mari. Elles sont appropriées, tout comme l’est leur travail, par le clan de leur
mari.
Cependant, une autre relation sexuée fait expérimenter les relations homme - femme
autrement que comme une relation sexuelle fortement hiérarchisée. C’est la paire frère - sœur.
Celle-ci se caractérise par un grand respect mutuel, un devoir d’évitement et une solidarité qui
perdure après le mariage. Au sein de cette relation, c’est l’aîné, qu’il soit homme ou femme, qui a
l’autorité. Cela explique pourquoi les filles aînées ont fréquemment un caractère qui rompt avec
l’éthos féminin de soumission. Les sœurs apportent des dons conséquents au mariage de leur frère,
et ceux-ci veilleront aux enfants de leurs sœurs, leurs neveux utérins, où coule le sang de leur
lignée. Cette relation organise la solidarité entre les clans. Etre une sœur diffère d’être un frère dans
le sens où ce sont elles qui sont destinées à partir dans une famille étrangère. En cela, même dans
cette relation de solidarité entre homme et femme qui va jusqu’à la mort, les frères récupérant le
souffle vital de leur sœur à la mort de celle-ci, la hiérarchie entre homme et femme reste présente.
Les catégories du masculin et du féminin sont aussi abondamment utilisées, pour désigner
des lieux, des clans, des moments… Ces catégories sont employées afin de signifier que l’élément
présente des caractéristiques du travail dévolu à l’un ou l’autre sexe, et souvent conjointement, une
position hiérarchique : le masculin est supérieur au féminin. Cette représentation duelle, sexuée, de
l’univers paraît donner raison à la théorie de F. Héritier. Cependant, des éléments tels que la terre,
les propriétaires terriens, les plantes, la fécondité, sont associés au féminin. Et ces éléments sont
loin d’être hiérarchisés en valeur par rapport aux éléments associés au masculin, tels que
l’organisation du social, les clans guerriers, ...
Les mythes et les histoires nous présentent des figures féminines associées aux puissances
vitales. Fécondes, elles peuvent être civilisatrices, mais aussi destructrices. Jeunes filles et mères,
elles sont perpétuellement ambiguës, ambivalentes. Seules les figures des vieilles femmes sont
toujours positives, et organisent dans l’ombre le social. Une figure mythique est résolument
abominable : c’est celle d’une femme qui transgresse la frontière des sexes, refuse de faire des
enfants, est cannibale, grogne au lieu de parler, et ne sait pas manger. Non appropriée, cette femme
est dangereuse. Ainsi, les figures masculines des mythes sont du côté de la maîtrise du social, tandis
que les femmes sont du côté de la puissance vitale, dangereuse si non appropriée. Cela fait écho au
fait que les enfants des femmes appartiennent au père, et le souffle vital et le sang à ces frères : le
caractère fécond et puissant des femmes est approprié par les lignées masculines.
La distinction et la hiérarchisation des deux sexes sont présentées par les anciens comme la
meilleure organisation sociale possible, comme le garant de l’équilibre de la société. En cela,
hommes et femmes constituent deux groupes qu’il faut éduquer différemment, et qui doivent
assumer des rôles différents. On reconnaît là la conception d’un rapport entre le sexe et le genre qui
est de type sexué, selon la classification de N.C. Matthieu286. Ces deux groupes sont eux-mêmes
traversés par deux types de hiérarchies : celle de rang et celle entre les trois générations. La
différence homme - femme est pensée selon d’autres relations que la relation conjugale, et les
catégories du féminin et du masculin ne sont pas toujours hiérarchisées en valeur. Cependant,
l’expérience de la domination au sein du rapport conjugal fait que pour beaucoup de femmes, leur
identité féminine est profondément liée à leur statut d’épouse docile et de mère travailleuse. Etre
286
MATTHIEU N-C. 1989. « Identité sexuelle/ sexuée/ de sexe ? Trois modes de conceptualisation du genre ». in DauneRichard A.-M. et Hurtig M.-C. (dir.) . Catégorisation de sexe et construction scientifique. Aix-en-Provence : Université
de Provence.
une femme, c’est avant tout pour elles être « en-dessous » des hommes.
Cette analyse de la socialisation sexuée des femmes au sein de l’espace familial éclaire
quelque peu les raisons de la diversité des conceptions de ce qu’est une femme au sein de la société
lifou. En effet, d’une part, elles sont des personnes à part entière, qui peuvent avoir accès aux
savoirs claniques. Il s’agit par contre d’éduquer les jeunes filles et les jeunes garçons dès la puberté
en deux groupes différents. Ces deux groupes sont hiérarchisés en valeur. Cependant, dans certaines
relations, cette hiérarchie sexuée s’estompe : il serait mal vu par exemple qu’un homme de bas rang
ou un frère cadet dise à une femme de haut rang ou à sa grande sœur qu’elle doit être humble devant
lui. Les femmes sont donc bien « inférieures aux hommes, comme l’est la partie inférieure d’une
mâchoire » au sein du couple et de l’organisation sociale, mais ne le sont pas au sein de la paire
frère - sœur. De plus, des figures féminines mythiques sont fréquemment associées aux puissances
naturelles, ce qui est très loin d’être dévalorisé.
J’espère avoir démontré en définitive que le système de genre au sein de l’espace familial ou
clanique articule les rapports entre les hommes et les femmes, et entre les catégories du féminin et
du masculin, de façons multiples. Les logiques qui hiérarchisent fortement les sexes ne doivent pas
cacher le fait que les relations sexuées ne sont pas nécessairement, dans tous les cas, hiérarchisées.
Les femmes sont donc elles aussi des « noeuds relationnels », des personnes qui savent qui elles
sont. Et au cœur de l’identité personnelle se trouve l’identité sexuée, laquelle s’expérimente dans
des relations diverses.
A présent, je vais tenter de montrer que la diversité des conceptions de l’identité féminine
est aussi le fruit des transformations de la socialisation sexuée des filles de Lifou au sein de l’espace
scolaire.
Troisième partie :
Les transformations des
formes d’éducation
Introduction
Nous avons vu qu’à Lifou, la connaissance des savoirs claniques est essentielle à la
construction de la personne. Cependant, la maîtrise de savoirs exogènes est aussi très valorisée.
C’est le cas des savoirs occidentaux acquis lors de la scolarité. Depuis environ six générations, les
enfants de Nouvelle-Calédonie, dont ceux de Lifou, sont scolarisés. « Eduqués » du temps de
l’Indigénat (1887-1946) dans les écoles missionnaires et les écoles indigènes, la scolarisation des
Kanak devient dès les années 1970 un enjeu politique : il s’agit dès lors de « former » les jeunes
Kanak. De l’accès des Kanak aux diplômes dépendent la promotion du peuple mélanésien, et la
réduction des inégalités entre les communautés de Nouvelle-Calédonie.
Au sein de l’histoire de la scolarisation de la population mélanésienne autochtone, analysée
par M. Pineau-Salaün287, quelle place prend la scolarisation des filles ? Lors des premières
générations scolarisées (les quatre premières), il semble que les filles de Lifou ont connu une
scolarité non-mixte, dans des internats religieux, du moins dès la puberté. Les femmes qui ont
aujourd’hui plus de quarante cinq ans se souviennent de cette époque, où elles n’avaient pas accès à
la même scolarisation que leurs homologues masculins, mais étaient formées à être de bonnes mères
au foyer. Dans le premier chapitre, je me propose de retracer un historique de la scolarisation à
Lifou de 1840 à 1945. Ensuite, j’analyserai les récits des femmes qui ont connu l’école après la fin
du Code de l’Indigénat. J’examinerai alors pourquoi la plupart des femmes a été écartée de l’accès
aux diplômes. Enfin, il s’agira de mettre en évidence les liens entre l’éducation familiale et
l’éducation scolaire des femmes de cette génération, les deux éducations conjointes leur ayant
appris à être, comme elles le disent elles-mêmes, de « vraies femmes ».
Dans un deuxième chapitre, je vais mettre en évidence les transformations de la scolarisation
des filles : dès les années 1970, s’amorce un mouvement qui voit s’accroître la réussite scolaire des
filles mélanésiennes, jusqu’à devenir aujourd’hui légèrement supérieure à celle des garçons au
niveau du baccalauréat. Dans un premier temps, nous retracerons l’histoire de la scolarisation des
années 1970 à nos jours. Ensuite, j’analyserai les témoignages des filles sur leur parcours scolaire,
et sur leur vécu de l’école mixte. Enfin, j’essayerai de démontrer que l’accroissement du temps
passé à l’école, dans une scolarité mixte, et souvent en partie à Nouméa, a fortement marqué les
conditions dans lesquelles a lieu l’éducation familiale des filles et des garçons de Lifou.
Dans ces deux premiers chapitres, j’examinerai l’impact qu’ont eu les différentes écoles sur
la construction des identités sexuées. Dans le troisième chapitre, je tenterai de montrer la manière
dont les stratégies claniques à Lifou passent aujourd’hui par la scolarisation des jeunes gens.
L’obtention de diplômes et d’un travail salarié sont au cœur des stratégies féminines : nous
analyserons la façon dont les jeunes filles, qui participent de plus en plus aux échanges monétaires
entre les clans alliés, gagnent en autonomie grâce à ces échanges. Enfin, je tenterai de démontrer
que différentes logiques concernant les identités sexuées cohabitent à Lifou aujourd’hui, que ce soit
entre les générations, ou au sein d’une même personne, comme en témoignent la diversité et la
complexité des formes de conjugalité qui se côtoient aujourd’hui à Lifou.
287
PINEAU-SALAUN M. 2000a. Les Kanak et l’école : socio-histoire de la scolarisation des Mélanésiens de NouvelleCalédonie (1853-1998).Thèse de doctorat de sociologie, soutenue à l’EHESS, Paris.
CHAPITRE 7
Les écoles non-mixtes (1840 à 1974)
Des années 1840 aux années 1870, la scolarisation à Lifou est caractérisée par le fait que
filles et garçons reçoivent une éducation scolaire assez sommaire, composée d’enseignements
théoriques minimaux (lecture, calcul) et d’enseignements pratiques, travaux du bâtiment, travaux
des champs et pêche pour les garçons, couture, ménage, cuisine, tressage et hygiène pour les filles.
Si dès 1946, avec l’abolition du Code de l’Indigénat, les Kanaks sont autorisés en tant que citoyens
français à passer les diplômes de la métropole (certificat d’études primaire, brevet et baccalauréat),
Lifou n’aura pas de collège avant 1974, et la scolarité se déroulera majoritairement dans les
internats non-mixtes. Avant la construction du premier collège à Lifou, il faut donc envoyer les
enfants sur la Grande Terre, afin qu’ils entrent au collège. Je retracerai dans un premier temps
l’histoire de la scolarisation des enfants de Lifou de 1840 à 1945.
Selon les témoignages de mes interlocuteurs, rares étaient les filles qui passaient des
diplômes avant les années 1970. Il était plus fréquent qu’elles restent dans les internats religieux
jusqu’à ce que leurs parents les en sortent afin de les marier. Nous verrons la manière dont était
organisée et conçue la scolarité des filles de 1840 à 1945, puis de 1945 aux années 1970. Durant
cette seconde période (1945-1970), bien des grands-mères de Lifou ont effectué un parcours
scolaire. J’analyserai les récits qu’elles m’en ont faits. Elles expliquent pourquoi la majorité des
filles de Lifou n’a pas passé de diplômes, alors que cela était officiellement autorisé. Enfin, je
tenterai d’analyser la façon dont la scolarisation de cette époque a eu un impact sur l’éducation
familiale et sur la construction des identités sexuées.
La scolarité à Lifou de 1840 à 1945
L’histoire de la scolarisation des gens de Lifou, et de la scolarisation des filles, ne peut se
comprendre en dehors de l’histoire coloniale et missionnaire de la scolarisation des Kanak. Je me
fonde sur les travaux de R. K. Howe288 et surtout de M. Pineau-Salaün289 pour présenter ici un
historique de la scolarisation des Kanak et des gens de Lifou.
Les premières écoles furent crées à Lifou avec l’arrivée des missionnaires protestants et
catholiques, dans les années 1840. Après que les Grands Chefs de l’île eurent adopté les religions
catholiques et protestantes, les « tribus » « hunahmi » (lieu de culte) ont été créées, autour des
temples et églises, et des points d’eau. Dès l’intégration des religions chrétiennes, de petites écoles
furent créées, dans les nouveaux villages, pour apprendre la lecture de la bible. La London
288
HOWE R.K. 1978. Les îles Loyautés. Histoire des contacts culturels de 1840 à 1900. Nouméa : Publication de la
Société d’Etudes Historiques de la Nouvelle-Calédonie.
289
PINEAU-SALAUN M. 2000a. Les Kanak et l’école : socio-histoire de la scolarisation des Mélanésiens de NouvelleCalédonie (1853-1998).Thèse de doctorat de sociologie, soutenue à l’EHESS, Paris.
2000b. « Histoire et mémoire d'une institution coloniale : la scolarisation des Kanak au temps
de l'Indigénat », dans A. Bensa & I. Leblic (éds), En pays kanak. Ethnologie, linguistique, archéologie, histoire de la
Nouvelle-Calédonie, Paris, Mission du Patrimoine Ethnologique, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme («
Ethnologie de la France », 14), p. 253-259.
2001 « Les moniteurs kanak ou l'impossible élite indigène en Nouvelle-Calédonie », Genèses,
43, p. 71-88.
2003 « Histoire blanche, histoire noire : la perception de l'école indigène en NouvelleCalédonie », dans I. Merle & M. Naepels (éds), Les rivages du temps. Histoire et anthropologie du Pacifique, Paris,
L'Harmattan (« Cahiers du Pacifique Sud Contemporain », 3), p. 135-163.
2004. L’enseignement des langues et de la culture kanak à l’école primaire publique de la
Nouvelle-Calédonie. Rapport de recherche établi à la demande du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie / Institut de
formation des maîtres.
2005. Histoire et mémoire d’une institution coloniale. L’école indigène en Nouvelle-Calédonie.
1885-1945. A paraître.
Missionary Society (LMS) publia dès les années 1860 des bibles et des chants « temperas » en
langue vernaculaire (le Drehu) et en anglais, très prisés par les gens des Iles. Selon R. K. Howe, les
Loyaltiens manifestèrent un vif intérêt pour la lecture, et ceux qui avaient appris à lire donnaient de
petits cours :
« Le rapide passage aux Iles Loyauté d’une société illettrée à une société instruite, résulta du fait
remarquable que les insulaires s’instruisirent en grande partie mutuellement. Les missionnaires de la
LMS leur fournirent des alphabets et des textes imprimés, et ils apprirent à lire et à écrire dans les
externats avant 1864 ainsi que dans les internats et les séminaires, et de là le mouvement fit boule de
neige. (…) Dans les premières années de contact les imprimés étaient souvent considérés comme des
talismans qui permettaient magiquement d’acquérir la connaissance des idées. Les livres et les
brochures étaient des objets prestigieux. »290
Nous pouvons tempérer ces propos : les sources de Howe quant à l’enseignement sont
uniquement des écrits missionnaires, soucieux de démontrer leur utilité et leur réussite. Il est tout de
même à mon sens plausible que les gens de Lifou aient fortement investi ces nouvelles zones de
savoir, étant donné que ces derniers sont réputés dès les premiers contacts pour avoir été
particulièrement avides de s’approprier des nouveaux savoirs et des nouvelles technologies.
Cependant, après l’annexion de la Nouvelle-Calédonie par la France en 1853, le gouvernement
néo-calédonien, soucieux d’asseoir la colonisation française aux Iles Loyautés, tenta de contrer
l’influence des missionnaires anglicans. De 1863 à 1884, il fut interdit d’enseigner les langues
vernaculaires et l’anglais, comme le faisaient les écoles missionnaires : l’enseignement devait se
faire exclusivement en français. En 1885, les premières écoles officielles, appelées aussi écoles
indigènes, furent instaurées, financées par le budget de la colonie. A Lifou, les écoles missionnaires,
catholiques et protestantes, étaient remarquablement implantées, au point qu’au milieu des années
1880, on ne dénombrait que 31% d’illettrés aux Loyautés.
En 1891, la Société des Missions Evangéliques de Paris prend le relais de la LMS, ce qui apaise
les tensions avec le gouvernement néo-calédonien, soucieux que les écoles inculquent aux
« indigènes » la langue et les mœurs françaises. De 1885 à 1945, les Iles Loyautés sont les zones
mélanésiennes les plus scolarisées de la Nouvelle-Calédonie. Sur cette période, on dénombre par
exemple à Lifou cinq écoles officielles (laïques), quatre écoles protestantes, trois écoles catholiques,
et deux écoles protestantes, financées en partie par des fonds laïques à partir de 1910.
En 1945, un tiers environ des Mélanésiens est scolarisé dans les écoles officielles, et deux tiers
dans les écoles religieuses. En 1885, les filles mélanésiennes représentent 41% des effectifs dans les
écoles officielles, et 51% dans les écoles privées, et en 1945, elles sont 32 % dans les écoles
officielles, et 51% dans les écoles religieuses. Selon M. Pineau-Salaün,
« les filles sont sous-représentées dans l’ensemble : ceci est du à leur moindre représentation dans les écoles
officielles mixtes à une ou deux exceptions près. (…) L’éducation des filles n’entre pas dans le projet du
gouvernement colonial. Seule la scolarisation des garçons, jugée prioritaire, fait l’objet de l’attention de
l’administration. » 291
Les filles sont moins nombreuses que les garçons dans les écoles laïques. Cependant, le projet
des écoles missionnaires n’est pas de donner la même scolarisation aux filles et aux garçons.
Si la Nouvelle-Calédonie fait figure de colonie « sur-scolarisée », l’enseignement dispensé aux
enfants mélanésiens (garçons et filles) reste jusqu’après la seconde guerre mondiale très sommaire.
De 1884 jusqu’à 1946, les écoles primaires de Nouvelle-Calédonie se fondent sur le modèle de
Jules Ferry : elles se composent de trois classes, simplifiées. Les écoles pour les « indigènes » et les
écoles pour les enfants des Européens sont fortement différenciées : les « indigènes » ne sont pas
autorisés à passer le Certificat d’Etude Primaire, ils n’accèdent ni au secondaire ni à des formations
professionnelles. Les crédits accordés aux écoles « blanches » sont de 8 à 18 fois supérieurs à ceux
accordés aux écoles indigènes. Le cloisonnement de ces deux écoles est pour M. Pineau-Salaün la
caractéristique principale du système éducatif de la Nouvelle-Calédonie sous le régime de
l’Indigénat. La formation de moniteurs kanak est tardive. Elle débute à Lifou à We dans les années
290
HOWE R.K. 1978. Les îles Loyautés. Histoire des contacts culturels de 1840 à 1900. Nouméa : Publication de la
Société d’Etudes Historiques de la Nouvelle-Calédonie : p. 173.
291
PINEAU-SALAUN M. 2000a. Op cit. : p 88.
1900, sous l’impulsion d’un couple de protestants, mais sera arrêtée une décennie plus tard. En
1913, sous l’égide de M. Leenhardt, l’école de moniteurs de Montravel est créée, et en 1914, ce sera
l’école de Do Neva. Cependant, ces moniteurs ne reçoivent pas la même formation que les
professeurs pour les écoles blanches.
M. Pineau- Salaün s’est attachée à analyser les récits des anciens élèves sur leur vécu de l’école
coloniale292. L’enseignement dispensé aux autochtones est le reflet de la politique coloniale : il faut
« éduquer les mélanésiens », et non les former pour en faire une main d’œuvre ou des citoyens
français. L’un des buts des écoles officielles est de donner aux enfants le sentiment du devoir envers
la famille, la patrie et Dieu. « Dans l’optique coloniale, il s’agit bien de domestiquer les « naturels »
afin d’en faire des êtres suffisamment « civilisés » pour servir la colonisation sans la remettre en
cause » (p 150). Les écoles missionnaires ont pour objectif d’inculquer aux jeunes Mélanésiens les
principes d’une vie chrétienne, et d’évangéliser ainsi durablement les populations ‘païennes’ de
Nouvelle-Calédonie dans l’une ou l’autre des deux religions en concurrence.
A Lifou, comme dans les autres zones mélanésiennes, dans les années 1920, les internats nonmixtes catholiques et protestants éduquent filles et garçons de façon très différenciée. On forme les
garçons aux travaux de menuiserie, aux travaux des champs, et aux travaux de construction.
L’internat de garçons de Havilla est décrit par un interlocuteur de M. Pineau-Salaün comme une
sorte de caserne, où la discipline est calquée sur une organisation de type militaire 293. Les garçons
peuvent passer un ‘certificat de fin d’étude’, qui n’est pas le CEP, réservé aux enfants blancs. Ce
certificat leur permet de recevoir une formation de pasteur ou de moniteur. Il est fréquent qu’après
être sorti des internats, ils cherchent un petit contrat de travail, ou restent à la tribu quelques années
avant de se marier. Les filles sont bien souvent maintenues dans ces internats jusqu’au mariage, et y
apprennent les diverses tâches domestiques jugées nécessaires à l’avènement de la civilisation :
cuisine, couture, hygiène, tenue de la maison et du jardin, travaux ménagers et travail des champs.
Les internats sont évoqués comme des prisons par les anciennes : leur objectif est de maintenir ces
jeunes filles vierges avant le mariage, de « les protéger de leur faiblesse, (…) de leur vice naturel »
(p.150). Elles ne seront pas autorisées à passer le Certificat, car les éducateurs jugent que ce sont les
garçons qui devront travailler éventuellement à l’extérieur du foyer, tandis que les femmes devront
y rester. Ceci explique que nombre de femmes sont sorties de ces écoles en ne sachant ni écrire, ni
parler français.
Les écoles missionnaires et laïques apparaissent dans les récits des anciens comme des lieux
clos, coupés de la vie ‘tribale’ : pour éduquer les enfants, il faut les séparer efficacement de leur
milieu d’origine, et les maintenir dans des internats dont on ne sort que rarement. Le temps est sous
contrôle. Les activités sont minutées, il n’y a pas d’oisiveté. M. Pineau-Salaün parle de « corps
dociles » : les garçons et les filles sont habillés selon les normes en vigueur, et l’exercice physique
est favorisé chez les garçons, la concentration et la minutie chez les filles. La nourriture est
insuffisante, malgré les nombreux travaux aux champs. Le non respect des nombreuses règles est
puni d’ « astiquage », c’est-à-dire de coups de trique. M. Pineau-Salaün conclut :
« Destinée à protéger l’enfant indigène d’un milieu naturel « corrupteur » et à le transformer le plus
radicalement possible en un être « civilisé », l’école indigène présente bien la plupart des traits structuraux qui
caractérisent ce groupe d’établissements spécialisés dans le dressage des hommes, qualifiés par Goffman
« d’institutions totalitaires » (p161).
A Lifou, on estime que ce sont environ 6 générations qui ont été scolarisées. Cependant, parmi
les anciens, nombreux sont ceux qui ne parlent ni n’écrivent le français, malgré plusieurs années
passées à l’école. On est en droit de se demander à quel point cette « scolarisation » constituée de
« multitude de techniques disciplinaires visant à inculquer une autre façon d’être » (p. 163) a inscrit
dans les corps et les mentalités des identités sexuées, et a conditionné l’éducation que l’on donne à
ses propres enfants. Je propose de répondre à cette question pour la période de 1945 aux années
1970, au cours de laquelle la scolarisation des filles ressemble par bien des aspects à celle décrite
par M. Pineau-Salaün.
292
293
PINEAU-SALAUN M.2003. Op cit.
PINEAU-SALAUN M.2003. Op cit : p. 150.
La scolarisation des filles et des garçons de 1945 à 1974
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, en 1946, la population mélanésienne de
Nouvelle-Calédonie accède à la citoyenneté française. Le Code de l’Indigénat aboli, les Kanak ont
désormais le droit de circuler entre les tribus, ne sont plus soumis aux travaux forcés, et peuvent se
réunir en associations et syndicats. Théoriquement, les enfants kanak peuvent désormais se
présenter aux mêmes examens que leurs homologues blancs. Cependant, comme nous l’avons vu,
les écoles en place sont très loin de pouvoir former des élèves capables de passer les examens de la
métropole. Comment s’est opérée la transition entre des écoles qui ont pour objectif « d’éduquer »
les Kanak, et des écoles qui ont pour objectif de les « instruire », comme n’importe quel citoyen?
Je présenterai dans un premier temps les dynamiques globales concernant le système scolaire de
1945 aux années 1970. Je m’appuierai ensuite sur les récits de leur scolarité que les grands-mères
de Lifou m’ont racontés, afin de comprendre quels parcours scolaires ont eu les femmes qui ont
fréquenté les écoles de cette période.
La première chose qu’il convient de remarquer, c’est que de 1945 à 1957, le système scolaire
pour les Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie change assez peu. Ceci explique qu’il faille attendre
1962 pour la première admission d’un Kanak au Baccalauréat. En 1948, le gouverneur de la
Nouvelle-Calédonie réaffirme les spécificités des écoles kanak, où une large part est faite aux
travaux agricoles pour les garçons, et ménagers pour les filles. Il ne semble alors pas question de
donner aux Kanaks et aux Européens la même formation. Cependant, à partir des années 1950, les
enfants entrent plus tôt à l’école et n’en sortent qu’à l’adolescence. A partir de 1957, avec
l’application de la Loi Cadre, qui donne au territoire un statut de large autonomie, les écoles
primaires se multiplient, jusqu’à quadriller le territoire en 1965. Sous la pression de l’Union
Calédonienne, parti politique dans lequel s’investissent beaucoup de Kanak, la promotion des
Kanak par la scolarisation devient un enjeu politique. A partir de 1959, les bourses scolaires
destinées aux Mélanésiens se multiplient. En 1960, le Cours Normal est réorganisé, afin que la
Nouvelle-Calédonie puisse se pourvoir en enseignants. Avec le Certificat d’Etudes Primaires, les
Calédoniens sont formés à devenir moniteurs. Avec le Brevet, on obtient un statut intermédiaire, et
les titulaires du baccalauréat reçoivent la même formation que les maîtres des écoles en métropole.
En 1963, puis en 1965, l’Etat français tente de réduire l’autonomie du Territoire, et reprend en
main la politique éducative. Il s’agit dès lors de mettre en conformité le système scolaire néocalédonien avec le système scolaire métropolitain. En 1965, le Vice-Recteur de la NouvelleCalédonie annonce la volonté de rendre accessible aux enfants mélanésiens l’enseignement
secondaire, notamment par la construction de collèges ‘de brousse’. Il s’agit de faire en sorte que les
classes de fin d’étude débouchent soit sur une entrée en classe de sixième, soit sur une formation
professionnelle. Les mesures d’Etat visent à réduire le nombre d’écoles à cycle incomplet, et à
‘valoriser’ le personnel des écoles primaires. Lifou ne sera pas touché par l’accroissement du
ramassage scolaire, et ses élèves devront jusqu’en 1974 partir de l’île afin d’entrer en classe de
sixième (majoritairement au collège de Do Neva, au Nord de la Grande Terre). En 1965, la
proportion de Kanak dans l’école secondaire et technique est de 20 %, et en 1980, elle est de 50 %.
Dans les années 1970, les professeurs métropolitains remplacent petit à petit les moniteurs kanak.
L’enseignement des Kanak entre 1945 et les années 1970 s’étend donc massivement dans le
primaire et investit petit à petit le secondaire.
A Lifou, l’école protestante de garçons de Havilla devient en 1974 un collège mixte. L’école de
fille de Hnaizianu devient une école primaire, ainsi qu’une école technique. Le collège public de We
est construit en 1979. Lui aussi est mixte. Jusque dans les années 1970, filles et garçons débutent
leur scolarité dans des écoles élémentaires de tribu, en mixité en général, excepté lors des cours de
‘travaux pratiques’. A la puberté, ils sont envoyés dans les internats non-mixtes de garçons et de
filles où ils continuent d’apprendre leurs rôles d’hommes et de femmes ‘civilisés’. Certains garçons,
jugés intelligents, sont envoyés sur la Grande Terre passer le Certificat puis entrer dans
l’enseignement secondaire. A la fin du Code de l’Indigénat, à Lifou, si des garçons n’obtiennent pas
de diplômes, cela n’est pas considéré comme quelque chose de grave :
« parce que ici, si les enfants n’avancent pas, les parents disent « ça fait rien ! Ils vont rester dans
la tribu, donner la main, faire les champs, garder le bétail ». Ce n’était pas encore important comme
aujourd’hui. »294
Les garçons qui continuent des études au-delà de l’école primaire sont rares dans la période de
l’après guerre, mais vont se multiplier dans la vingtaine d’années qui suit la fin de l’Indigénat. De
1945 aux années 1970, les filles qui passent des examens sont encore moins nombreuses que leurs
homologues masculins295. Pourquoi ce décalage ? Comment les grands-mères de Lifou ont-elles
vécu leur scolarité ? Pourquoi la plupart d’entre elles n’ont-elles pas passé d’examen ? Lorsque
celles-ci ont passé des examens, quels facteurs expliquent leur parcours original ?
J’ai choisi dans un premier temps d’analyser les récits des femmes qui ont aujourd’hui entre 70
et 45 ans. La plupart d’entre elles a connu les écoles de formation des filles non-mixtes, catholiques
ou protestantes. Je ne prétends pas réaliser ici un historique à partir des souvenirs de mes
interlocutrices, trop peu nombreuses pour rendre compte de la diversité des parcours scolaires de
cette époque. Il est fréquent que leurs descriptions insistent sur certains points en en laissant
d’autres dans l’ombre. Je propose donc de présenter ici les traits principaux, les faits marquants de
parcours scolaires, dont m’ont parlé les grands-mères et les femmes mûres d’aujourd’hui.
A partir de 1945, avec l’abolition du Code de l’Indigénat, les femmes ont le droit,
‘théoriquement’, comme l’ensemble des Kanak, de passer des examens. Cependant, comme nous
l’avons vu, les écoles de Lifou comme la plupart des autres écoles pour les Mélanésiens n’ont pas la
capacité de former des élèves à passer des diplômes. Les récits des plus vieilles femmes témoignent
de la précarité du système éducatif d’après guerre. Des interlocutrices m’ont fait part du fait qu’elles
construisaient les classes, allaient beaucoup au champ, pour nourrir le professeur qui était souvent le
pasteur ou le diacre. Les cycles étaient à priori incomplets. Cette femme de 64 ans raconte :
J’ai appris à écrire à l’école du dimanche, avant c’était seulement les pasteurs qui faisaient
l’école. J’ai fait l’école avec l’arrière grand-père à Maggy, il était pasteur. J’ai fait l’école mais
avec les pasteurs, c’était obligatoire. Eux ils faisaient l’école, mais en Drehu. L’abcd, mais en
Drehu. Eux maintenant, ils ont redonné l’école aux propriétaires terriens, mais avant il y avait
une école à Jokin. C’est moi qui ai construit l’école, les élèves aussi, ils construisaient.296
Ce récit raconte les premières étapes de la scolarisation d’une jeune fille des années 1945. Nous
voyons ici la précarité de l’enseignement dispensé. Deux choses sont à noter : d’une part, il semblait
courant à Lifou que les enseignants utilisent le drehu, la langue locale, car l’enseignement était
parfois dispensé par les pasteurs ou les volontaires, en tout cas dans les premières classes. Mes
interlocutrices ont toutes appris l’alphabet drehu et à compter dans cette langue297. La seconde
surprise réside dans le fait que les premières étapes de la scolarisation semblent mixtes, excepté
chez les sœurs et les pères catholiques. En effet, la plupart des récits raconte que l’on sort les filles
des écoles primaires mixtes (protestantes et laïques) à la puberté, et qu’à ce moment on peut choisir
de les envoyer dans l’internat de Hnaizianu, l’internat protestant de jeunes filles. Il semblerait que
les premiers niveaux des écoles élémentaires ‘libres’ (religieuses) de tribu aient été assurés par des
gens de Lifou, et que les missionnaires ou les professeurs appelés de métropole se sont davantage
chargés des internats à proprement parler.
L’âge d’entrée et de sortie dans les écoles semble aléatoire. Quand une interlocutrice, fille de
pasteur, raconte être entrée à l’école à 10 ans, Hnemëneqatr Lapacas en a été retirée dès la puberté,
294
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 69 ans, institutrice, femme de pasteur, femme du petit chef de Tingeting, le
20/09/04, à Tingeting.
295
Je ne dispose pas de statistiques sur la proportion de filles kanak et de Lifou parmi les diplômés de cette période. Je
me fie donc aux dires de mes interlocutrices ainsi qu’à ceux de chefs d’établissements. Il serait intéressant cependant de
réaliser ce travail, car la proportion de réussite aux examens des filles ne se révèlerait peut-être pas si réduite que le
disent mes interlocuteurs, comparée au taux déjà très réduit de garçons de Lifou qui passent des diplômes.
296
Entretien avec Hnemëneqatr Lapacas, 64ans, traduit par Ziliwa Leguy, le 19 août 2004, Jokin.
297
L’alphabet et les chiffres drehu proviennent de l’anglais : par exemple le chiffre anglais « two » se prononce
« tchou » en drehu.
car ses parents l’ont envoyée s’occuper d’une tante d’Ouvéa : « travailler pour elle ».
Cependant, la plupart des filles sont envoyées dès la puberté dans les internats de jeunes filles,
catholiques ou protestants, où elles sont éduquées à réaliser tous les travaux manuels de la maison.
Pohnimëqatr Aluatr298 raconte qu’elle a appris à garder le bétail, à cultiver, à faire le ménage, à tenir
une maison et un jardin propre et coquet, à coudre, à faire la cuisine… Elle me disait avoir travaillé
durement chez les Sœurs. Dans un entretien réalisé avec A. Paini, elle affirme :
« Autrefois à l’école on nous disait que si on refuse [un rapport avec son mari] on fait un pêché.
On nous astiquait tout le temps. Une petite bêtise et on nous astiquait ou on nous faisait mettre à genoux.
Le père usait de la ceinture, la sœur d’une liane, cegöl. »299
A l’apprentissage de la lecture s’ajoutent des travaux pratiques, mais aussi des cours de morale
où l’on apprend aux filles leurs futur rôle d’épouse et de mère, tout cela accompagné d’une grande
sévérité.
La discipline et les cours de morale, qui favorisent l’intériorisation du mépris des normes
culturelles kanak contraires à la vie chrétienne, ont inscrit durablement chez les jeunes filles de cette
époque une identité féminine toute empreinte du devoir maternel, devoir de fécondité, d’hygiène, et
de travail incessant au sein du foyer. Il s’agit dans les écoles missionnaires aussi et surtout de
maintenir les jeunes filles vierges avant leur mariage, ce qui semble très proche de ce que décrit M.
Pineau-Salaün pour tout le début du 20e siècle. Cette obsession est encore pleinement active en
1970.
Alors que les femmes de Lifou sont autorisées officiellement depuis 1946 à passer des diplômes
tout comme leurs homologues masculins (le Certificat de fin d’étude, qui devient progressivement
le CEP métropolitain, puis le BEP et enfin le baccalauréat), elles sont bien moins nombreuses
qu’eux à le faire.
J’ai réalisé des entretiens à la fois avec des femmes qui ont eu un parcours ‘classique’, c’est-àdire sans diplôme, et avec des femmes qui ont passé des diplômes. La norme pour les jeunes filles
de Lifou semble bien être jusque dans les années 1970 de ne pas passer de diplômes. En effet, les
parents considèrent pour la plupart que ceux-ci ne servent pas aux femmes, qui doivent être mariées
et travailler au sein du foyer.
« Avant, on poussait pas les filles, parce que elles, c’est pour se marier. On va donner les filles, alors
les parents, ils disent, ça sert à rien. Et puis, les filles, c’est fait pour être à la maison, c’est les garçons
qui sortent travailler. »300
Cette vieille femme donne plusieurs raisons au fait que les filles soient interdites ou peu
encouragées à passer des diplômes : la première est que l’on n’en voit pas à l’époque l’utilité, étant
donné qu’il est dans les mœurs (enseignées entre autres dans les internats) que les femmes ne
doivent pas travailler pour un salaire, à l’extérieur du foyer. De plus, envoyer des enfants passer des
diplômes implique parfois pour les familles un investissement : payer le bateau, participer aux frais
des écoles est souvent impossible, voire représente un grand sacrifice. Former un garçon qui va
rester dans le clan peut être considéré comme un investissement, alors que l’on m’a à plusieurs
reprises dit que former une fille, pour les parents de cette époque, c’est « jeter l’argent», car cet
investissement profitera au clan dans lequel la fille sera donnée. De plus, un des problèmes majeurs
qui empêche les filles de poursuivre leurs études est qu’il faut quitter l’île, aller à Do Neva. Or, il
est mal vu pour des filles de sortir de l’île, alors que c’est valorisé pour les garçons. Il est hors de
question que des filles quittent l’île pour continuer leurs études dans des collèges ou des écoles
mixtes, perçus comme des lieux potentiellement de débauche. Enfin, les filles sont fréquemment
réquisitionnées pour travailler pour leur famille, pour aider une mère ou une tante qui a de
nombreux enfants dans les travaux des champs et les travaux domestiques. On retire volontiers les
filles des internats à cet effet.
Alors que la réussite scolaire est une entreprise semée d’embûches pour les Kanak, obtenir le
Certificat est presque chose impossible pour les filles de Lifou. Peu poussées par leur famille à
298
Note de terrain : discussion avec Pohnimëqatr Aluatr, environ 65 ans, le 19 septembre 2004, Drueulu.
Entretien d’A. Paini avec Pohnimë Aluatr, in PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social
Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat, Australian National University : p. 180-181.
300
Entretien avec Hnemëneqatr Lapacas, 64ans, traduit par Ziliwa Leguy, le 19 août 2004, Jokin : commentaires après
l’entretien.
299
continuer des études, peu soutenues financièrement, formées dans les internats à devenir des
épouses et des mères travailleuses, elles sont en outre limitées dans leurs déplacements (vers des
établissements où les diplômes s’acquièrent), car leur honneur réside en premier lieu dans leur
virginité.
Comment se fait-il que des femmes aient tout de même passé des diplômes durant cette
période ? Je propose de regarder trois parcours de femmes, qui nous informent sur des mutations de
leur vie, dans la période qui suit l’abolition du Code de l’Indigénat.
Otreneqatr Kakue est une des premières enseignantes kanak. Son parcours est le suivant :
« Moi j’ai grandi dans le travail du pasteur [son père], comme ça, et quand j’avais 12
ans, 10 ans, je suis partie à l’école. Ils m’ont laissée à l’école ici à Bethanie [école pastorale
dans laquelle il y avait une école élémentaire].(…) Il y a juste Béthanie, et dans les tribus il y a
quelques écoles publiques, les parents de Tingeting, Hnanemuatra, Ciole, Silhoam, ils envoient
leurs enfants pour aller faire l’école de Béthanie. On dort avec les étudiants. (…) Mais après,
moi, je reste, parce qu’il y avait un enseignant de Hnanemuatra qui enseigne à Béthanie la
grammaire, alors moi, c’est là que j’enseignais avec lui. Là il y avait aussi des missionnaires,
des demoiselles, pour le consistoire de Béthanie, une infirmière, et l’autre qui travaille avec les
étudiants. Alors on m’a demandé de rester avec les deux femmes. (…) Puis quand elles sont
parties, il y a Mr Lacheret ( ?), Mr Dolfice qui sont venus, et m’ont demandé de rester encore
avec eux. Le temps de Dolfice et Lacheret, je commence à enseigner, mais je reste chez eux, je
vais seulement chez mes parents pendant les vacances mais tout le long de l’année je reste avec
les missionnaires. »301
La première caractéristique du parcours d’Otreneqatr est qu’elle soit restée ‘donner la main’ aux
missionnaires et étudiants de Béthanie, quand la plupart des filles sont appelées à retourner chez
elles en vue d’un mariage. Cette histoire singulière s’explique : elle est fille de pasteur. Il était dès
lors logique qu’elle aide les étudiants et les missionnaires de Béthanie. Quel était le programme
scolaire pour les enfants de l’école de Béthanie ?
« Le jeudi à l’école, on fait le travail manuel : le travail pratique, faire des paniers, des
petites nattes, faire des petites pirogues avec les garçons. Après à 4 h on sort, chaque enfant
repart à pied dans sa tribu et revient le samedi après-midi. Pour que le dimanche on soit là-bas.
Le lundi c’est encore l’école. Mais à l’école, on apprend beaucoup ça, aux filles, le travail
manuel, faire les nattes, les petits paniers, c’est là que j’ai appris ça. [Vous appreniez aussi à
lire, à écrire ?] Ah oui ! [Comme les garçons ?] Oui. Eux ils faisaient des petites pirogues, ou
bien de la ficelle, faire des petites cases, voilà, apprendre pour plus tard. (…) A l’école, ils ont
réservé une heure pour éduquer les enfants, plus tard, pour quand ils vont devenir… Parler de
la Bible, chaque semaine, il y a quelques cours bibliques, on nous apprend aussi quelques
cantiques, et sans compter les petites chansons de l’école. A part ça, on nous apprend aussi à
faire la vie de l’homme et de la femme, plus tard, c’est là que j’ai appris, pour plus tard. (…)
Tenir propre la maison faire la cuisine, quand l’homme il rentre, il faut que tout soit près, la
couture, l’hygiène des enfants, rester tranquille, pas aller avec les garçons avant le mariage.
C’est ma mère et à l’école. »302
L’école semble être menée avec les moyens du bord. Si la séparation entre les garçons
et les filles est souhaitable, nous voyons qu’ici, elle n’est pas stricte. Cependant, on
apprend aux garçons et aux filles les travaux nécessaires pour devenir des hommes et
des femmes civilisées. Comment se fait-il qu’Otren ait pu devenir enseignante,
officiellement ?
« J’ai terminé mes études, parce que dans le temps, l’enseignement il était pas encore
fort, tu vois, il y a pas beaucoup des enseignants, alors moi j’ai continué mes études jusqu’à la
fin d’étude, jusqu’au certificat d’étude. Après, à l’école à Béthanie, dans l’Alliance, il n’ y avait
pas beaucoup d’enseignants, ça manquait, on a demandé à ceux qui étaient le plus avancé
jusqu’au certificat d’étude, de passer un examen exprès, qu’ils ont organisé. Alors nous, dans
l’alliance, il y a deux femmes, les deux premières femmes, c’était Françoise, Haeweng, et puis
moi. Alors on nous a demandé de passer cet examen, qu’on appelait le certificat, pour
enseigner. (…) On a passé cet examen, et ça y est j’ai eu. Mais au lieu de continuer l’école, j’ai
commencé à enseigner à la petite école à Béthanie, tu vois il y a une école maternelle. Alors
j’enseignais là, après un moment j’ai arrêté, et je suis partie à Do Neva, on m’a demandé de
travailler un peu à Do Neva, pendant peut-être 6 mois, et après la famille de mon mari en 1956,
301
302
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 69 ans, femme de pasteur, institutrice, le 20/09/04 à Tingeting.
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 69 ans, femme de pasteur, institutrice, le 20/09/04 à Tingeting.
ils sont venus pour demander le mariage. (…) Après, il a fait le travail du pasteur, et puis j’ai eu
mes 5 enfants, quand il était dans les tribus où il y a des écoles, je travaille dedans. »303
Otreneqatr Kakue a pu se présenter aux examens pour diverses raisons. Fille de pasteur, elle est
restée longtemps à l’école de Béthanie, où elle a pu suivre les enseignements jusqu’au bout, tout en
aidant les missionnaires, dans les travaux domestiques et dans leurs cours.304 Cela explique
pourquoi elle a été sollicitée pour passer des concours pour devenir enseignante, dans une période
où la Nouvelle-Calédonie manquait de professeurs. Son déplacement n’a pas posé de problèmes, car
ses parents se déplaçaient déjà beaucoup, du fait de leur métier de pasteur. Ce déplacement, effectué
au sein de l’Eglise, garantissait relativement l’honneur de leur fille.
Les autres femmes rencontrées qui ont passé des examens avant les années 1970 présentent
des caractéristiques communes avec Otreneqatr. Elles ont souvent travaillé avant de passer des
examens, leurs parents sont en général mobiles, et leur parcours se fait au sein des Eglises, ne
remettant donc pas en cause leur ‘honneur’.
Le parcours de Denise Kacatr est intéressant : on voit dans ce cas comment sa grand-mère,
mais surtout sa mère, parmi les premières monitrices, la poussaient déjà, en tant qu’aînée, à
continuer des études afin de travailler plus tard :
« elle me disait : « si tu veux être quelqu’un plus tard, ne pas tout le temps aller au champ, être
sale, transpirer, va à l’école, travaille bien, écoute bien tes maîtres, comme ça tu deviendras une
vraie femme. »305
Après être allée à l’école primaire protestante à Kumo, dans son village, elle est allée à
Hnaizianu, à l’internat protestant de jeunes filles. Au sein de ces deux écoles, elle a appris à lire, à
compter, et à réaliser des travaux pratiques lui apprenant à remplir ses fonctions maternelles. Puis,
aidée par des professeurs, elle a été envoyée à Do Neva, collège protestant mixte de Houaïlou, au
Nord de la Grande Terre. Pour financer ses études, elle effectuait de petits travaux domestiques. Do
Neva était une école prestigieuse. Pour sa mère, fille de pasteur :
« Do Neva c’est la lumière. Dans ce collège, on prépare les vraies femmes et les vrais hommes de
demain. Quelqu’un qui sort de Do Neva, on est sûr qu’ils vont devenir des vrais hommes et des vraies
femmes responsables. »306
Nous voyons donc que si les filles n’étaient pas favorisées, les filles qui passaient des diplômes
n’étaient pas décriées pour autant. Bien au contraire : une femme qui a effectué des études est très
estimée dès l’époque des grands-mères.
Après Do Neva, Denise Kacatr passe un diplôme d’infirmière en Nouvelle-Calédonie, travaille,
puis paye son voyage en métropole pour passer le diplôme de cadre infirmière. Elle travaille par la
suite comme éducatrice sanitaire, et s’engage dans les luttes indépendantistes.
Nous voyons comment cette femme, dans l’optique d’une éducation protestante, est poussée à
continuer ses études. Les points communs entre Otren et Denise sont le fait que leurs parents ne
s’opposaient pas à leur déplacement, mais que celui-ci n’était pas financé par eux : ce sont les
travaux des deux filles et leur bon contact avec les professeurs qui leur ont permis de continuer
leurs études.
Les filles dont les parents travaillent dès cette époque à Nouméa sont en général favorisées.
Yvonne Hnada témoigne de la facilité qu’elle a eue pour aller au collège, car celui-ci se trouvait à
proximité. De plus, à Nouméa, les mères effectuent fréquemment des travaux salariés. La formation
des filles revêt donc un objectif bien plus tangible à Nouméa : trouver par la suite un emploi
qualifié.
De 1945 aux années 1970, les filles telles Otren, Denise ou Yvonne sont des exceptions. Il est
bien plus courant que les filles aillent dans les internats non-mixtes, et qu’elles en sortent pour se
marier ou pour aider leurs mamans. Les femmes qui ont eu le ‘privilège’ de passer des diplômes
303
Entretien avec Otreneqatr Kakue, 69 ans, femme de pasteur, institutrice, le 20/09/04 à Tingeting.
Il faut préciser que l’école pastorale formait à la fois les pasteurs, mais aussi les femmes de pasteur, qui devaient
avoir une certaine culture intellectuelle, afin d’être des femmes modèles pour les tribus.
305
Entretien avec Denise Hmea Kacatr, 57 ans, Déléguée aux Droits de Femmes, le 31 août 2004, We.
306
Entretien avec Denise Hmea Kacatr, 57 ans, Déléguée aux Droits de Femmes, le 31 août 2004, We.
304
avant les années 1970 s’orientent généralement vers les professions occupées par les femmes
missionnaires : enseignantes et infirmières. Ainsi, même si ces femmes travaillent, elles restent dans
leur rôle féminin d’éducation et de soin.
Education familiale, scolarité et identité féminine
La scolarisation des filles de Lifou entre 1945 et les années 1970 a eu un fort impact sur la
construction de l’identité féminine des femmes qui ont plus de 45 ans aujourd’hui. Pour ces mères
et grands-mères, l’étape de l’éducation où sont officiellement différenciés les deux sexes (à partir de
la puberté) a été en majeure partie prise en charge par les internats religieux non - mixtes. La
scolarisation des filles des colonies n’était en effet pas destinée à les former à devenir des
citoyennes, mais bien plutôt à transmettre des mœurs civilisées aux futures éducatrices du peuple.
Sur ce point, écoles indigènes, catholiques et protestantes se sont rejointes.
Les écoles chrétiennes ont particulièrement insisté sur la nécessité « d’éduquer les femmes »,
comme l’analysent M. Jolly et M. Macyntire307. Ces auteures mettent en évidence le fait que
l’analyse des genres dans les sociétés du Pacifique, christianisées activement dès le 19e siècle, ne
peut se passer de l’analyse de l’impact qu’ont eu les missionnaires sur l’organisation et les
représentations de la famille, de la conjugalité, et de la maternité. A. Paini 308 le met bien en lumière
dans son analyse : elle affirme à juste titre que la distinction domestique / publique a été instaurée et
est maintenue par les Eglises. Cependant, je n’abonde pas dans le sens d’A. Paini lorsqu’elle dit que
cette distinction est superficiellement admise par les gens de Lifou. J’ai démontré dans mon
mémoire de maîtrise309 que de nombreuses femmes de plus de 45 ans vont dans les associations de
femmes justement pour sortir de l’enfermement domestique. Que cette norme soit remise en cause
est une chose, mais cela n’empêche pas que cette distinction a des conséquences, qui ne sont pas
« superficielles », sur la vie d’un certain nombre de femmes.
A Lifou, les missionnaires protestants, rapidement accompagnés puis totalement remplacés par
les pasteurs kanak formés à l’école de Béthanie, comme les missionnaires catholiques, ont interdit
jusqu’il y a peu les fêtes nocturnes, dans lesquelles les jeunes gens étaient supposés avoir des
relations sexuelles. De même, l’usage de plantes abortives et contraceptives a été décrié, selon
l’étude de C. Salomon310. Par l’imposition du devoir conjugal, les missionnaires espéraient faire
disparaître l’adultère. Les écoles pour les filles ont donc pour objectif de les enfermer dans des
internats où les mesures disciplinaires, interdisant toute oisiveté, préparent les filles à devenir des
épouses travailleuses et des mères civilisées.
Les grands-mères de Lifou décrivent-elles les écoles comme des « espaces clos », des
« prisons » qui les couperaient d’un milieu familial corrupteur, à l’image de ce que décrit M.
Pineau-Salaün du temps de l’indigénat ? Il me semble que non. En effet, les grands-mères disent
que si elles passaient de longs moments dans les écoles et les internats, elles retournaient bien
souvent dans leur famille durant des grandes vacances. Les grands-mères parlent de longues parties
de leur enfance en dehors des structures scolaires : l’âge de rentrée et de sortie de l’école était
aléatoire. Dans la famille, si il n’y a pas la même discipline, du point de vue des horaires, que dans
les internats, la sévérité et les principes chrétiens sont de mise. Les femmes me disent souvent
qu’elles ont aimé l’école, parce qu’elles pouvaient jouer avec leurs amies, et qu’elles avaient le goût
d’apprendre. Quand elles revenaient dans leur famille, il était fréquent qu’elles travaillent durement
aux champs, mais aussi à la maison pour aider leur mère. La sévérité et les coups de trique des
307
JOLLY M. , MACINTYRE M. (dir.) . 1989. Family and Genders in the Pacific. Domestic Contradictions and the
colonial Impact. Cambridge : Cambridge University Press.
308
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University: chapitre 6 : pp. 173-196.
309
NICOLAS H. 2003. Sortir de l’ombre. Etude anthropologique des associations de femmes à Lifou, NouvelleCalédonie. Mémoire de maîtrise, soutenu à l’Université de Provence.
310
SALOMON C. 2003 : "Maternité et transformations sociales", dans H. Mokaddem (ed) Approches autour de
Culture et Nature dans le Pacifique Sud, Expressions, Nouméa.
enseignants de l’époque ont une certaine réputation, mais les anciens se rappellent aussi des
« astiquages » (punitions par des coups de triques) au sein de leur famille, lesquels n’ont rien à
envier, selon eux, à ceux des internats. L’enseignement scolaire était dispensé en grande partie par
des gens de Lifou ou par des Kanak, dans un cadre sévère. Mais ceci ne semble pas être en rupture
avec la sévérité et la dureté du cadre familial.
Le cloisonnement strict entre éducation familiale et scolaire n’est pour cette période pas
pertinent : les mères des écolières avaient elles aussi reçu une éducation chrétienne dans les
internats, et appliquaient les principes éducatifs qu’elles avaient appris à l’école. Ainsi, les principes
éducatifs familiaux que j’ai décrits dans la première partie ne sont aucunement le reflet d’un mode
éducatif précédant l’évangélisation. Ils correspondent à l’éducation chrétienne et coutumière qu’ont
reçue les grands-pères et grands-mères, éducation que l’on pourrait qualifier de ‘syncrétique’, tant
on ne peut distinguer ce qui est de l’ordre de principes précédant l’évangélisation de ce qui provient
d’une adaptation des préceptes chrétiens.
Les hommes et les femmes de plus de 45 ans ont donc reçu une éducation fortement différenciée
dans les internats religieux comme dans leur famille. Les filles qui apprenaient leurs devoirs
maternels dans des internats continuaient cet apprentissage au côté de leur mère, en les aidant.
L’obsession de maintenir les filles vierges jusqu’au mariage est traduite d’une part dans leur famille
par le fait que les filles ne doivent pas échapper à la surveillance de leur mère, ne pas sortir du
foyer, et d’autre part dans les internats par un enfermement, où elles sont gardées en majorité par
des femmes ou par des hommes mariés. Les garçons expérimentent à l’école l’organisation en
classes d’âge, apprennent les travaux qu’ils devront réaliser en tant qu’hommes à l’avenir, et
reçoivent une formation quasi militaire. A la sortie de leurs études, ils disposent en général de
plusieurs années avant de se marier. Les hommes de plus de quarante cinq ans racontent que les
garçons se réunissaient en classes d’âge dans les villages. Ils disposaient d’une certaine liberté de
circuler (mais il ne faut pas oublier qu’alors, il n’y avait pas de routes ni de voitures à Lifou), et
devaient faire des travaux pour les vieilles personnes, sous la direction des aînés. Les anciens et les
anciennes parlent volontiers des punitions collectives, remises en cause dans les années 1990 :
lorsqu’une personne d’une classe d’âge faisait une bêtise, c’était toute la classe d’âge qui était
« astiquée ».
Les temps assez longs passés au sein de sa famille étaient des moments privilégiés de
transmission des savoirs. Les parents emmenaient leurs enfants aux travaux des champs, ce qui
nécessitait en général une longue marche, puis une activité laborieuse durant plusieurs jours, parents
et enfants dormant sur place. Le long des routes pour aller cultiver les terres, des histoires étaient
racontées, et les terrains identifiés. La transmission des savoirs aux jeunes gens était donc réalisée
lorsque ceux-ci travaillaient avec leurs parents. De même, le soir, dans la case, les vieilles femmes
et les grands-pères racontaient des « ifejicatre », des histoires moralisantes. Les anciens ne
présentent pas l’éducation scolaire et l’éducation familiale de leur enfance comme contradictoires,
notamment du point de vue de la construction du groupe des hommes et du groupe des femmes, de
deux identités sexuées distinctes et hiérarchisées. Laissant du temps aux familles pour transmettre
les savoirs claniques, aujourd’hui, on ne parle pas d’une opposition entre l’école des années
précédant 1970 et le milieu familial.
Les femmes de plus de 45 ans de Lifou ont reçu une éducation qui confine les femmes dans
l’espace du foyer et de la maternité. Elles gardent aujourd’hui une conception très chrétienne du
rôle des femmes. Lors de mes entretiens, lorsque je leur demandais ce que c’était pour elles d’être
une femme, il arrivait qu’elles me conseillent de poser cette question au pasteur, car « c’était lui qui
savait bien » ce que sont les femmes. Bien souvent, ces femmes ont eu beaucoup d’enfants,
exceptées celles qui n’était pas fécondes ou celles qui étaient diplômées, dont le nombre d’enfants
est plus proche de cinq que de la dizaine. Ce sont les parents ou les missionnaires qui ont choisi leur
mari. La plupart de ces femmes ont subi une autorité maritale très forte, au point qu’une grand-mère
me parlait, les larmes aux yeux, de son mari défunt, un « saint homme », qui ne l’avait jamais
battue. Quand on prend la peine de leur poser des questions sur les violences conjugales, les grandsmères témoignent, la plupart du temps, de l’existence d’une forte violence conjugale, dont il ne
fallait pas se plaindre. Elles racontent aussi que leur vie conjugale représente un temps de travail
incessant. Leurs maris témoignent aussi d’une époque très laborieuse, mais idéalisent plus
facilement la vie de couple que leurs épouses. Pour les grands-mères, les épouses doivent être
soumises à leur mari, envers et contre tout. Ces femmes éduquent donc leurs filles et leurs petites
filles selon ce qu’elles ont connu : elles véhiculent souvent, mais pas toujours, l’image d’épinal
d’une mère forte et courageuse qui a réalisé son devoir dans des conditions difficiles mais sans se
plaindre.
Les années 1970 voient l’éducation scolaire ainsi que l’éducation familiale se transformer,
notamment du point de vue de la construction des identités sexuées. L’obtention de diplômes, puis
de postes salariés et décisionnels importants, constituent des enjeux majeurs pour le peuple kanak
dans le rééquilibrage des inégalités entre les populations. Quelle place vont prendre les filles dans
ces nouvelles dynamiques ?
CHAPITRE 8
Mixité et réussite scolaire des filles (1974 – 2004).
Au début des années 1970, les filles deviennent de plus en plus nombreuses à accéder à
l’enseignement secondaire. En effet, il devient plus facile d’envoyer des enfants au collège puis au
lycée à Nouméa, car de nombreuses personnes de Lifou habitent et travaillent là-bas. L’ouverture du
collège de Havilla en 1974 au sein de l’Alliance Scolaire de l’Eglise Evangélique, puis du collège
public de We en 1979, rendent accessibles les premières années de l’enseignement secondaire aux
filles et garçons de Lifou sans qu’ils aient à se déplacer loin de chez eux. L’internat de jeunes filles
de Hnaizianu devient tout d’abord un établissement ‘technique’ puis un collège, mixte lui aussi. Le
programme de construction d’établissements de proximité donne lieu à la construction du lycée de
We, à la fin des années 1990. Des années 1970 à aujourd’hui, le taux de réussite des gens de Lifou
aux examens tels que le brevet des collèges et le baccalauréat a augmenté, comme nous le verrons
ci-dessous. Mais l’augmentation de ce taux de réussite reflète aussi l’augmentation du taux de
réussite des filles de Lifou.
Aujourd’hui, toutes communautés confondues, les filles de Nouvelle-Calédonie ont un taux de
réussite au baccalauréat supérieur à celui des garçons : en 2003, 55% des bacheliers sont des
bachelières. Bien qu’il soit actuellement interdit de réaliser des statistiques en fonction de la
communauté d’appartenance, des observateurs notent que les femmes kanaks commencent à être
aussi nombreuses sinon plus que les garçons kanak à avoir le bac. Cela s’observe dans le lycée de
Lifou, à grande majorité mélanésienne, où, selon des données officieuses, les filles représenteraient
environ 60% des admis au baccalauréat. Si l’on ne peut rien savoir des filles originaires de Lifou
qui sont au collège et au lycée à Nouméa, le personnel de « Cadres Avenir » (institution destinée à
financer les études des Calédoniens en France) remarque que les femmes kanak s’engagent depuis
peu à hauteur des garçons dans des études longues dans l’enseignement supérieur, notamment en
métropole.
Comment s’est réalisée la transition entre les internats de filles, lieux d’éducation où les filles
apprenaient à devenir des épouses et des mères, et les collèges et les lycées mixtes, où les filles
obtiennent autant sinon plus de diplômes que les garçons ?
Je me demanderai d’abord comment la question scolaire est devenue, à la fin des années 1970,
puis dans les années 1980, et jusqu’à nos jours, un enjeu fondamental des luttes kanak. L’entrée des
filles dans la scolarisation ne peut se comprendre en dehors du double mouvement d’une part de
l’Etat français qui tente de mettre en conformité les écoles de Nouvelle-Calédonie aux écoles
métropolitaines, et d’autre part de la revendication du peuple kanak à se former pour pouvoir
s’imposer au sein de la vie politique, économique et culturelle de la Nouvelle-Calédonie.
J’analyserai ensuite les transformations de la scolarisation des filles, et démontrerai que cet aspect
de la question scolaire est encore un aspect peu étudié, ce qui engendre des erreurs dans l’analyse de
‘l’échec scolaire des Kanak’. Enfin, je considérerai la façon dont les nouvelles formes de scolarité
ont contribué à changer les conditions d’éducation familiale des garçons comme des filles, ainsi
qu’à transformer les processus de construction des identités sexuées.
Les Kanak et la scolarité : 1970 - 2004
Les années 1970 voient les processus de standardisation des écoles se développer. M. PineauSalaün fait le constat suivant : « la généralisation de la scolarisation pré-élémentaire et élémentaire
est un fait acquis, et l’accès de l’enseignement secondaire, impossible pour les Kanak jusqu’en
1957, concerne vingt ans plus tard plus de la moitié des enfants. »311 A la fin des années 1970, les
autorités scolaires affirment assurer la « promotion mélanésienne », réclamée par les partis kanak,
en mettant de considérables moyens financiers pour que les Kanak aient accès à l’école
métropolitaine. Il s’agit pour ces autorités de combler le ‘retard’ qu’ont les populations
mélanésiennes, mais jamais de repenser le type d’enseignement dispensé. L’application de la Loi
Debré en 1978 se traduit par la prise en charge financière par l’Etat français des écoles religieuses,
lesquelles se disent adaptées à la culture mélanésienne. Ces dernières embauchent en effet plus
facilement des professeurs ‘autochtones’, moins diplômés que les professeurs venus de métropole,
mais plus intégrés que ces derniers. Selon M. Pineau-Salaün, « une volonté de ‘mettre au pas’
l’enseignement privé s’affiche ouvertement »312. Le gouvernement de Nouvelle-Calédonie considère
alors que les financements accordés aux écoles ‘libres’ ne sont pas utilisés à bon escient, étant
donné la précarité de l’accueil des internes, et le peu de résultats scolaires. Pour le Comité
Mélanésien de Défense de l’Enseignement Libre contre la Loi Debré, l’Etat français nie la liberté
d’enseignement kanak en mettant en œuvre trois principes : « monopolisation, intégration,
assimilation ».313 Selon ce comité :
« [La Loi Debré] entraînerait la disparition de cette communauté vivante au sein de nos tribus,
entre parents, enseignants, autorités religieuses et coutumières autour de nos enfants. On assisterait à
un dessèchement progressif de l’imprégnation chrétienne introduite depuis de longues années dans
notre vie mélanésienne. »314
Peu à peu, la politique en matière d’enseignement de l’Etat français est qualifiée de colonialiste
par les indépendantistes kanak. Se conformer aux règles en matière de limite d’âge pour l’accès au
secondaire et en matière de qualification des professeurs conduirait à défavoriser doublement les
Kanak, dont on prétend pourtant assurer la promotion. L’application de la Loi Debré en 1978 est un
évènement majeur dans la prise de conscience des Mélanésiens, que l’action légale seule n’a pas
d’impact sur les décisions françaises : l’école devient alors l’un des enjeux des revendications
indépendantistes.
A la fin des années 1970, les mouvements politiques kanak se radicalisent, et le FLNKS (Front
de Libération Nationale Kanak Socialiste) demande l’indépendance. L’école ‘importée’ n’est plus
perçue comme un moyen permettant l’égalité entre les populations blanches et noires, mais comme
un outil de reproduction d’un rapport colonial. Les indépendantistes accusent l’école de ne pas
assumer son rôle de promotion mélanésienne. En 1976, le constat des inégalités, dénoncé par les
indépendantistes, est flagrant :
« Sur 1000 enfants en maternelle, on ne trouve que 4 bacheliers quinze ans plus tard.
Les Kanak ne représentent que 10% des candidats au Bac, alors qu’ils représentent la moitié de la
génération des 15-20 ans.
Les cadres kanak se comptent sur les doigts de la main : le système n’a réussi à produire qu’un seul
médecin, juge, deux professeurs…
L’illusion méritocratique qui est entretenue par ce système occulte la nature véritable du rôle de cette
école : la pédagogie camoufle la réalité, l’école coloniale dit : ‘tu seras riche, tu auras un emploi’, mais ne
dit pas : ‘tu deviendras chômeur, c’est tout ce que tu peux faire chez toi.’ » 315
Cette critique du système scolaire émane des groupes indépendantistes, qui appellent en 1985 à
boycotter l’école coloniale, et à fonder des Ecoles Populaires Kanak. La timidité, voire
l’immobilisme, des politiques scolaires en matière de reconnaissance des spécificités identitaires
kanak explique la rupture qui se fait dans les années 1980 entre les Kanak et l’école. Si en 1978, les
Kanak sont autorisés à utiliser des langues vernaculaires dans l’enseignement, le manque de moyens
et de réelle volonté politique rend caduques les tentatives d’introduction de ces langues au sein des
classes. Selon les indépendantistes, l’échec scolaire mélanésien est imputable à deux types de cause.
D’une part, on accuse l’inadaptation de l’école française au milieu mélanésien. L’école française
311
PINEAU-SALAÜN M. 2000a. Op cit. : p 100.
PINEAU-SALAÜN M. 2000a. Op cit. : p 457.
313
Lettre lue par M. Lenormand, élu de l’Union Calédonienne, devant l’Assemblée territoriale le 30 août 1976.
314
99W7. Août 1976, Assemblée Territoriale.
315
Convention de l’EPK, tribu de l’Embouchure, Ponérihouen, 29-31 août 1985, in PINEAU-… : p 125.
312
‘déracine’ les enfants, car ils sont scolarisés dans une langue qui n’est pas la leur, et par des
professeurs qui ne connaissent pas la culture kanak. D’autre part, l’échec scolaire est expliqué par la
structure des inégalités économiques, qui concernent particulièrement les Kanak.
En 1985, les Ecoles Populaires Kanak (EPK) sont constituées. Ces écoles ont pour objectif
d’asseoir les enfants dans leur culture, de leur donner des outils de communication tels que la
langue française, ainsi que de les familiariser avec les sciences occidentales. Cette formation a pour
but de préparer les enfants à la future Kanaky indépendante. Le rôle des femmes kanak dans la
création de ces écoles est important : c’est l’un des domaines des revendications indépendantistes
où elles prennent parfois la tête des opérations (voir chapitre suivant). Ce sont quarante EPK qui
voient le jour en 1985, mais il n’en reste plus que neuf en 1988. La plupart des écoles fonctionnent
sans moyens financiers, et les divergences des partis indépendantistes conduisent à un
essoufflement des bénévoles. En effet, une partie du mouvement indépendantiste accuse les
dirigeants d’être devenus des fonctionnaires participant d’une ‘petite bourgeoisie’ kanak. En 1998,
seule l’école de Canala fonctionne encore.
En 1988, indépendantistes et loyalistes signent les Accords de Matignon 316: ces derniers
entérinent la recherche d’une solution consensuelle sous l’égide de l’Etat français. La plupart des
parents ont remis leurs enfants dans les ‘écoles coloniales’, d’autant plus que les écoles
confessionnelles engagent des réformes importantes. Selon un document rédigé par les militants de
l’Union Calédonienne aux Loyauté en 1986 :
« La compétition internationale, voire mondiale, exige que l’on soit défendu par des représentants
sérieux et surtout compétents, et qui dit compétents dit diplômés, et les diplômes français sont des
garanties sûres à ces niveaux internationaux. L’apprentissage du français, outre sa vertu de nous ouvrir
des horizons nouveaux, de nous faire accéder à une connaissance supérieure, à une certaine notion de la
liberté, à l’appréhension du monde, est aussi un atout non négligeable, sinon le principal, une sécurité
pour réussir une bonne indépendance. »317
Cette perspective devient petit à petit majoritaire, d’autant plus que les leaders politiques
sont précisément les Kanak qui ont réussi leurs études. Cependant, la période dite des ‘évènements’,
a fortement contribué à remettre en cause la scolarisation des Kanak, à la fois comme outil de
négation de leur culture, et comme outil de reproduction des inégalités économiques et sociales
entre Kanak et Européens.
De 1988 à 1998, le gouvernement néo-calédonien est censé organiser le « rééquilibrage » entre
les communautés de la Nouvelle-Calédonie. Les trois Provinces sont créées, celles du Nord et des
Iles sont aux mains des indépendantistes. Restaurer la paix civile passe par la ‘correction’ des
inégalités entre les communautés. Du point de vue du système scolaire, une politique de
discriminations positives est censée permettre aux Kanak de rattraper leur ‘retard’. L’Education
Nationale garde ses prérogatives en termes de financement et d’unité de l’enseignement dispensé.
Mais les Provinces, dont deux sont dirigées par des partis indépendantistes, peuvent adapter le
contenu de l’enseignement pré-élémentaire et élémentaire aux spécificités culturelles. Dans ce
contexte de tentative de rééquilibrage des inégalités au sein des communautés néo-calédoniennes, le
mouvement radical des EPK a contribué à faire adopter le transfert des compétences aux Provinces
pour l’enseignement primaire, la présence d’heures de cours de « culture », et le passage d’examens
en langues vernaculaires. La revendication d’un bi-linguisme à l’école est enfin acceptée, et
l’enracinement culturel des enfants reconnu comme un élément fondamental de leur réussite
scolaire.
Au bout de dix années de « rééquilibrage », quel est le bilan du point de vue de la scolarité ?
Qu’en est-il de l’échec scolaire des Kanak ? En 1988, alors qu’en CM2, les Kanak représentent plus
de la moitié des élèves du Territoire, ils ne sont plus qu’un cinquième des candidats au baccalauréat,
et représentent 13 % des admis. A partir de 1993, il devient interdit de réaliser des statistiques en
316
Ces Accords sont signés en vue de réduire la tension extrême auquel est soumis le Territoire, à la suite d’une
décennie de revendications indépendantistes ignorées, et du dénouement tragique de la prise d’otages de la grotte
d’Ouvéa. Ils prévoient la reconnaissance de la culture kanak, ainsi que la rétrocession de certaines terres spoliées.
317
Extrait de « le problème de l’enseignement dans la région des Iles Loyauté », rédigé en 1986 par des militants de
l’U.C., in PINEAU-SALAÜN M. 2000a. Op cit : p. 141.
fonction de la communauté d’appartenance. M. Pineau-Salaün, à partir de statistiques officieuses,
met en évidence la persistance d’un différentiel en défaveur de la communauté kanak : en 1994, le
taux de réussite des Kanak candidats au baccalauréat est de 40 %, quand celui de la population
globale est de 64%. En 1997, les Kanak représentent 19% des bacheliers du Territoire. Et cela
malgré la construction de lycées ‘de brousse’. En dix ans, l’augmentation n’est que de 6 points, ce
qui conduit à affirmer que l’écart entre la réussite des Européens de Nouvelle-Calédonie et celle des
Kanak se reproduit. « Il serait exagéré de dire que les Accords de Matignon ont vu un rééquilibrage
en faveur des Mélanésiens dans l’enseignement secondaire » (p.503) conclut M. Pineau-Salaün.
Du point de vue de la présence des langues et cultures régionales dans les collèges et lycées, la
mise en place de cours et d’examens devient enfin une réalité (particulièrement à Lifou, avec
l’enseignement du drehu). Cependant, la formation de personnel, au sein des universités par
exemple, comme la création de nouveaux supports pédagogiques, restent à l’état de projets. La
création d’ouvrages pédagogiques prenant en compte une iconographie et des références à un
contexte culturel néo-calédonien se comptent sur les doigts d’une main. De même, la réflexion sur à
l’enseignement du français à des élèves dont ce n’est pas la langue maternelle, n’a pas avancé. Au
sein de l’enseignement secondaire, les cours ‘culturels’ (langue et civilisation mélanésienne) sont
simplement ajoutés à un enseignement en tous points conforme à celui de métropole. Plus on
s’élève dans les études, moins sont prises en compte les spécificités culturelles, le but étant de
former les jeunes aux techniques du développement.
Enfin, en 1998, le programme des ‘400 Cadres’ a permis la formation de 167 stagiaires en
métropole, qui sont tous revenus travailler sur le Territoire. Les Mélanésiens représentent 68 % des
stagiaires, et 48% des étudiants proviennent de la Province des Iles. Il n’y a que 23 % de femmes
parmi l’ensemble des stagiaires, même si en 1998, on constate une tendance à la féminisation des
effectifs. De 1988 à 1996, les cadres d’origine kanak passent de 143 à 344, mais les cadres
européens passent dans le même temps de 2078 à 4548.
Du point de vue du vécu des élèves, « l’entrée dans l’enseignement secondaire constitue souvent
le point de rupture, pour peu qu’il s’accompagne d’un départ de la tribu. »318. Les matières où les
taux de réussite sont satisfaisants sont celles où la maîtrise du français n’est pas un obstacle.
L’échec scolaire et le retour dans la tribu sont généralement vécus comme une honte.
Alors que sont signés les Accords de Nouméa319, en 1998, la difficulté des jeunes Kanak à
réussir au sein du système scolaire reste majeure. L’école de cette décennie, bien que reconnaissant,
enfin, les spécificités culturelles kanak, se place plutôt dans la continuité de celle des années 1970,
c’est-à-dire qu’elle tend à la conformité au système scolaire métropolitain. Selon M. Pineau-Salaün,
on ne peut donc parler ni de rééquilibrage, ni de décolonisation du système scolaire.
La période scolaire de 1998 à 2004 n’a pas fait l’objet d’études sociologiques, à ma
connaissance. Il semble que l’organisation du système scolaire n’ait pas connu de transformations
importantes. Selon les dires des chefs d’établissements que j’ai rencontrés, le taux de réussite des
Kanak continue d’augmenter, notamment grâce aux lycées de proximité. Dans quelle proportion,
cela n’a pas été étudié, et l’interdiction de faire des statistiques prenant en compte l’origine
communautaire rend ce travail ardu. Cela dit, l’évènement majeur de ces dernières années, noté par
l’ensemble de mes interlocuteurs, est la réussite scolaire des filles. Au sein des processus de
‘normalisation’ des collèges et lycées néo-calédoniens, puis de contestation de l’école coloniale, et
enfin de reconnaissance du droit de cité des langues et de la culture kanak dans un système scolaire
calqué par ailleurs sur celui métropolitain, quel est le parcours des filles kanak, et plus
particulièrement de celles de Lifou ? Quelle a été leur place, leur possibilité d’accès à des
diplômes ? Quel impact ces transformations du système scolaire ont-elles eu sur la construction des
identités sexuées des gens de moins de 45 ans à Lifou ? Voilà les questions auxquelles je me
propose de répondre maintenant.
Un phénomène méconnu : les parcours scolaires des filles kanak (1974 - 2004)
Alors que les trois dernières décennies du système scolaire sont l’objet de nombreuses études
sur la reproduction des inégalités entre les communautés et les classes sociales du Territoire320, la
question de l’insertion des filles dans les différents niveaux de scolarité (primaire, secondaire,
enseignement supérieur), et de leur réussite, n’est abordée par aucun des sociologues et historiens
qui se sont penchés sur la ‘question scolaire’. Au point que l’on peut parler « d’angle mort » des
analyses. Pourtant, si l’on s’en tient aux récits des femmes de moins de 45 ans, des directeurs de
lycée, de collège, des professeurs et des autorités rectorales, la réussite des filles kanak dans les
études voit sa proportion augmenter d’année en année. Cette réussite est même considérée par
beaucoup, à juste titre, comme un phénomène social majeur.
Je propose ici une analyse des modalités selon lesquelles les filles sont entrées dans
l’enseignement secondaire mixte, puis de leur réussite aux examens. Faute d’avoir pu accéder aux
archives des écoles publiques et religieuses, et à celle du Rectorat321 (où, depuis 1993, il est interdit
318
PINEAU-SALAÜN M. 2000a. Op cit : p. 515.
Ceux-ci reconnaissent dans le préambule la violence du rapport colonial, et instaurent le principe de détachement de
la Nouvelle-Calédonie vis-à-vis de la France par référendums successifs.
320
DARDELIN M.J. 1984. L’avenir et le destin : regards sur l’école occidentale dans la société kanak, NouvelleCalédonie. Paris. ORSTOM.
GAUTHIER J. 1993. Education et développement : les écoles populaires kanak. Thèse de doctorat en sciences de
l’éducation, soutenue à Paris 8.
KOHLER J.M., PILLON P. 1982. Adapter l’école ou réorienter le projet social ? Le problème d’un enseignement
spécifique pour les Mélanésiens. Nouméa. ORSTOM.
KHOLER J.M. 1985. L’école inégale : éléments pour une sociologie de l’école en Nouvelle-Calédonie. Paris. ORSTOM.
321
La principale raison est le manque de temps sur mon second terrain : deux mois à Lifou. La seconde raison réside
dans les pesanteurs administratives qui ne m’ont pas permis de consulter en temps voulu les archives désirées.
D’ailleurs, il semblait que la question du sexe ratio n’avait pas eu de prédécesseurs, ce qui laisse présager que je devrai,
si besoin, effectuer les statistiques concernant les parcours selon le sexe. Je remercie tout de même les gens de
319
de noter la communauté d’origine dans les résultats des examens), je ne suis pas en mesure de faire
un état des lieux, statistiques à l’appui, de l’évolution de la scolarisation des filles de Lifou. Je
m’appuierai donc sur mes entretiens, puis sur le peu de données statistiques acctuelles, afin de
percevoir en quoi les jeunes filles de Lifou participent du mouvement international de
l’accroissement de la formation des femmes322.
La volonté du Gouvernement français et néo-calédonien « d’uniformiser » les écoles kanak,
c’est-à-dire de maintenir plus longtemps les élèves dans le système scolaire et donc de faire accéder
ces derniers à l’enseignement secondaire, entraîne la disparition des internats de jeunes filles et de
garçons. L’école ‘missionnaire’ a fait son temps. En effet, lorsque en 1974, le collège de Havilla
ouvre ses portes, les filles entrent désormais dans les classes de sixième au côté des garçons. Il ne
semble pas que cela soit dû à une volonté délibérée des autorités scolaires, religieuses et laïques.
D’ailleurs, en matière de politique publique, la condition des femmes dans les milieux mélanésiens
ne semble pas préoccuper les autorités françaises avant les années 1990323, voire les années 2000,
que ce soit du point de vue du Droit324 ou du point de vue de la scolarité. L’entrée massive des filles
au collège résulte de la fermeture d’une part des internats, et d’autre part de l’obligation de rester
dans le système scolaire jusqu’à l’âge de 14 ans. Les filles passent dorénavant de classe en classe, et
sont envoyées, si elles réussissent en CM2, dans les collèges mixtes. Un autre phénomène facilite
l’entrée des filles dans le secondaire : une forte migration des gens de Lifou, qui vont chercher du
travail à Nouméa. Désormais, il devient plus aisé d’envoyer les filles poursuivre leurs études dans
les collèges et lycées de Nouméa, car des membres de la famille pourront les accueillir les weekends au sortir des internats. D’autre part, les enfants des couples qui partent s’installer à Nouméa
accèdent plus facilement à une scolarité dans les collèges et les lycées. Dès les années 1970, les
filles de Nouméa fréquentent aisément les collèges laïcs comme les collèges religieux.
Une chose est l’accès des filles dans les classes du secondaire, une autre leur réussite aux
examens, tels que le Brevet, puis le Baccalauréat. De ce point de vue, les parcours diffèrent
fortement d’une famille à l’autre. Nous pouvons distinguer deux logiques principales : dans
certaines familles, la formation des filles est considérée comme accessoire, car, à priori, celles-ci ne
travailleront pas, ou en tout cas pas dans des emplois qui nécessitent une formation intellectuelle
poussée. C’est ce dont Wako Angexetine, femme de 39 ans, témoigne :
« En 3e j’ai arrêté. Mon père, ça va, il voulait bien que je continue, mais ma mère elle voulait pas, tu
sais, c’est la mentalité d’avant, les filles, il ne faut pas qu’elles travaillent. Il faut laisser les garçons
continuer, les frères… J’aurais aimé continuer, mais c’est les parents qui commandent. Avant, à l’école,
je détestais la couture, mais après, comme j’ai arrêté, j’ai fait des stages de couture. C’est bon du côté de
mon père, il avait les moyens, mais pour ma mère, c’est les hommes qui travaillent. »325
Cette femme est allée dans diverses écoles primaires de tribu, puis au collège à Nouméa, puis au
collège à Lifou, lorsque le collège public de We a ouvert. Elle a ensuite réalisé des stages de couture
et de secrétariat à Nouméa, est restée un moment célibataire à Lifou, puis s’est mariée. Une majorité
de femmes d’environ quarante ans me parle de leur scolarité comme d’un moment où elles
retrouvaient leurs copines. Elles estiment que les cours étaient intéressants, mais disent souvent ne
pas avoir projeté de continuer leurs études. Avoir des diplômes puis un travail avec des
responsabilités restait pour elles et leur famille une affaire d’hommes. Pour les garçons des années
1970 et 1980, obtenir des diplômes relève déjà d’un parcours d’obstacles, « alors pour les filles… ».
l’Alliance Scolaire, du Rectorat, et des 400 Cadres qui m’ont aidée à rassembler, avant mon départ, des données qui
font état de la scolarisation des filles aujourd’hui. Leur intérêt pour mon travail, voire l’examen parfois des noms de
candidats afin de rechercher l’origine ethnique de ces derniers, m’ont été d’une grande aide. Qu’ils en soient remerciés.
322
BAUDELOT C., ESTABLET R. 2001. « la scolarité des filles à l’échelle mondiale », in BLOSS T. (dir). La
dialectique des rapports hommes – femmes. Paris. PUF : pp 103-123.
323
Les Délégations aux Droits des Femmes sont créées en 1991 dans les Provinces, sous l’impulsion, semble-t-il, des
femmes indépendantistes engagées en politique.
324
C. Salomon note que le statut coutumier laisse sous la gouverne des Kanak les questions attenantes à la sphère
familiale. J’ai d’ailleurs pu remarquer sur le terrain que des crimes conjugaux (des maris avaient tué leurs femmes)
n’avaient fait l’objet d’aucune juridiction. Nous pouvons donc affirmer que si les Kanak sont des citoyens de seconde
zone, les femmes kanak constituent une troisième zone de citoyen…
325
Entretien avec Wako Madeleine Angexetine, 39 ans, couturière à la case des femmes, le 1er septembre 2004, We.
Jusqu’à la fin des années 1980, des jeunes filles ont été ouvertement défavorisées vis-à-vis de leurs
frères, car former des filles était toujours considéré comme « jeter de l’argent par la fenêtre », car
elles étaient destinées à être données à un autre clan. Il était courant de sortir les filles de l’école,
afin de les marier. Les jeunes filles, à Lifou comme en Grande Terre326, terminent leurs études plus
précocement que les garçons à cause de leur futur statut de femme au foyer, mais aussi à cause des
difficultés financières des familles, des besoins en terme d’aide familiale (pour garder des enfants et
des personnes malades), et du peu de débouchés professionnels qui leurs sont proposés.
Cependant, dans les années 1980, d’autres logiques se mettent en place. Les parents ne retirent
plus systématiquement les filles du collège, et certains, au contraire, les poussent à persévérer dans
leurs études. En premier lieu, d’un point de vue des dynamiques générales des sociétés kanak, les
mouvements indépendantistes ont joué un rôle crucial dans la prise de conscience qu’il était
nécessaire de former les enfants, filles et garçons, pour préparer l’avenir.
A partir du moment où on a eu la possibilité de sortir, il y a eu de nouveaux besoins. Ca s’est accéléré
avec les revendications du peuple kanak. On a insisté sur la nécessité de se former pour accéder à des
postes décisionnels.327
Dans la logique du rééquilibrage entre les communautés du Territoire, les femmes sont de plus
en plus considérées comme de potentielles travailleuses. Les écoles religieuses, protestantes et
catholiques, n’ont pas exclu les femmes des formations qu’elles ont financées, notamment en
France. Par contre, elles ont privilégié les enfants des lignées aînées des chefferies.
Les femmes qui ont continué des études au cours des années 1950 et 1960 sont dans les années
1980 principalement devenues infirmières, enseignantes, et une partie d’entre elles sont engagées en
politique. Par exemple, Marie-Adèle Néchérö-Jorédié, l’un des membres fondateurs des EPK,
devient une figure de femme kanak engagée politiquement pour son peuple, dans un domaine,
l’enseignement, qui est une prérogative féminine. A Lifou, au cours des années 1980, ces femmes
sont de plus en plus montrées comme des modèles328.
En effet, en plus d’occuper des postes qui ne contreviennent pas à une identité féminine de soin
et d’éducation, elles gagnent, de par leur activité, un revenu qui aide le couple, mais aussi parfois la
famille de la femme. En général, les filles non mariées qui travaillent versent une partie de leur
revenu à leurs parents : cela constitue une aide financière importante pour ces derniers, par exemple
pour payer le mariage de leurs fils (la famille du garçon fait une série de dons à la famille de la
femme, et les sommes données à cette occasion ont considérablement augmenté, en particulier à
Lifou). De plus, les personnes qui ont des diplômes, et qui ‘travaillent pour le peuple’ sont auréolées
d’un certain prestige, que ce soient des hommes ou des femmes. L’essentiel pour les femmes de 35
à 45 ans est de rester une bonne mère et une bonne épouse, malgré le fait que l’on travaille. Billy
Wapotro, directeur de l’Alliance Scolaire de l’Eglise Evangélique, se souvient du travail réalisé
auprès des parents par les responsables des établissements scolaires, par les professeurs et les
représentants indépendantistes, pour qu’ils laissent les filles continuer leurs études.
Les stratégies familiales en matière d’éducation des filles sont diverses. On voit par exemple des
familles pousser seulement les garçons à continuer leurs études, d’autres former leurs fils comme
leurs filles, d’autres privilégier les enfants qui présentent des facilités à l’école. Parmi les femmes
que j’ai interrogées, celles qui ont été poussées à continuer leurs études sont en général des filles
dont l’un des parents au moins a un minimum de formation, et particulièrement celles dont la mère
a déjà travaillé ou a poussé un peu ses études. Par exemple, les filles de pasteur ont été incitées à
continuer leurs études. Elles me racontent qu’à la maison, elles apprenaient à réciter l’alphabet, et
326
Cela ressort de tous les entretiens menés avec des femmes dans : NEPERON M., BACHELOT S. 1991. KUNGÔ BRE.
Les racines de l’arbre nouveau. Nouméa. Editions Edipop et ADCK. Dans cet ouvrage, les femmes de la Grande Terre
évoquent leur parcours scolaire comme quelque chose de douloureux, et de décevant. Les femmes de Lifou que j’ai
interrogées n’avaient pas tendance à donner une vision si négative de leur scolarité. Je pense que cela est dû d’une part au
fait que l’école est très valorisée à Lifou, et d’autre part, je n’exclue pas l’hypothèse que j’ai pu introduire un biais lors de
mes entretiens, n’ayant pas poussé mes interlocutrices à fournir des critiques. Etant donné l’éthos féminin qui consiste en
ne pas se plaindre, cela a pu faire passer sous silence des critiques.
327
Entretien avec Billy Wapotro Wapotro, directeur de l’ASEE, chef de clan, le 1er octobre 2004, Nouméa.
328
Je n’ai malheureusement pas interrogé de gens qui ont participé aux EPK de Lifou, et ne peux donc donner aucune
indication sur le rôle des femmes de Lifou au sein de cette structure.
que leur mère, femmes de pasteur, les aidaient dans leurs devoirs. De même, suivant leurs parents
dans leurs mutations, elles sont contraintes d’apprendre le français et parfois d’autres langues
kanak, ce qui leur donne un avantage considérable dans la réussite scolaire.
Les filles qui ont pu continuer leurs études dans les années 1980 sont aussi celles dont les
parents ont des moyens financiers, par exemple pour payer les voyages à Nouméa. Mais si l’on
disposait de peu de revenus, les garçons étaient favorisés. Cependant, parmi les familles presque
sans revenu (c’est-à-dire une grande partie des familles restées à Lifou), si une fille était repérée par
des professeurs comme étant une élève brillante, et qu’elle manifestait le désir de continuer ses
études, les parents ne s’y opposaient pas toujours, l’aide de gens de la famille (par exemple de
l’oncle utérin) pouvant être demandée.
Un troisième facteur entre en ligne de compte. Les filles issues de familles de haut rang, et les
filles aînées, disent avoir été encouragées dans leurs études. En effet, parmi les filles de chefs de
clan et de Grands Chefs, sortir du lot peut être perçu comme quelque chose de positif : les filles de
chefferies sont considérées comme des personnes exceptionnelles, et il est très bien vu que celles-ci
aient un certain niveau d’érudition. De même, les filles aînées des fratries, censées remplacer leur
mère plus tard, montrer le bon exemple, et aider leur famille financièrement si possible, sont
incitées à se former et à trouver un emploi. Le rang d’aînesse comme le rang au sein des chefferies
peut être un facteur favorable pour que les filles soient investies d’un projet scolaire familial.
A partir des années 1990, il est admis que former les femmes comme les hommes est nécessaire.
Lorsqu’un enfant présente de bons résultats scolaires, les familles soutiennent généralement ce
dernier. Cependant, comme le note C. Salomon329, les filles restent défavorisées dans le système
scolaire, car elles arrêtent en général plus tôt leurs études pour trois raisons : elles sont facilement
réquisitionnées pour aider des membres de leur famille (une tante qui a beaucoup d’enfants, un
grand-père malade…), environ 40 % des filles kanak ont des grossesses avant le mariage, ce qui
entraîne la plupart du temps l’arrêt des études (je reviendrai sur ce point dans la prochaine partie), et
les conjoints des femmes semblent être des freins à l’exercice d’une profession considérée ‘plus
haute’ que la leur.
Cependant, le fait pour une femme de gagner un revenu plus fort que son mari et de continuer
ses études, notamment à l’étranger, ne constitue plus aujourd’hui un obstacle rédhibitoire, comme
nous le verrons dans le chapitre 9.
Malgré ces handicaps, les filles de Lifou montrent aujourd’hui une forte détermination à
continuer leurs études et à trouver un emploi, d’après Jacques Eschenbrenner, conseiller
pédagogique à l’Alliance Scolaire, et Malika Giustiniani, CPE du lycée de Lifou. Malgré les freins
encore présents à l’égard de la scolarité des filles, celles-ci obtiennent aujourd’hui des diplômes à
part égale avec les garçons. D’après les statistiques des examens des sessions 2002330, aux Iles
Loyautés, 69% des filles sont admises au Diplôme National du Brevet (collège et professionnel),
alors que seulement 62,6% des garçons sont admis. En 2003331, elles sont 76,1 % à être admises au
DNB, (ce qui équivaut à la moyenne territoriale de la réussite des filles : 76,4%), tandis que les
garçons des Iles Loyauté sont 68,3% à être admis. Cette réussite scolaire des filles ne reflète que les
taux des Iles Loyautés, et il est impossible de savoir le taux de réussite des filles de Lifou (c’est-àdire dont le père porte le nom d’un clan originaire de Lifou) qui vivent à Nouméa. Cependant, ce
taux montre que dans les collèges à forte majorité kanak des Iles (les Européens sont très rares dans
les collèges des Iles), les filles ont un plus fort taux de réussite au DNB que les garçons. Les
statistiques des admissions au Baccalauréat et aux diplômes techniques ne tiennent pas compte de la
localisation des établissements, ce qui rend impossible toute évaluation du taux de réussite des filles
kanak, des filles des Iles et encore moins des filles Lifou. Cependant, selon des chiffres procurés
officieusement (les statistiques en fonction de la communauté d’appartenance continuent d’être
329
SALOMON C. 2000a. « Hommes et femmes. Harmonie d’ensemble ou antagonisme sourd ? », in A.Bensa et I.Leblic,
En Pays Kanak, Paris : Mission du patrimoine ethnologique, cahier 14.
330
Statistiques des examens, sessions 2002, Vice-Rectorat de Nouvelle-Calédonie, Service des statistiques : p. 2.
331
Statistiques des examens, sessions 2003, Vice-Rectorat de Nouvelle-Calédonie, Service des statistiques : p. 2.
réalisées, grâce aux noms des candidats), de 1999 à 2003, on dénombre entre 60% et 65% de
bachelières au sein des bacheliers des Iles Loyauté. Il est fort possible en définitive que la réussite
des filles de Lifou au baccalauréat soit encore plus importante qu’en moyenne en NouvelleCalédonie.
Mon enquête de terrain comme ces résultats posent la question de la prise en compte de la
réussite des filles kanak dans les études sur la scolarité des Kanak. Il apparaît dans mes entretiens
qu’une partie des filles de Lifou a été ouvertement défavorisée jusque dans les années 1990, du fait
que leurs parents ne considéraient pas utile de former un membre du clan destiné à s’en aller. Les
études de M.J. Dardelin332 et de J. Gauthier333, expliquant l’échec scolaire par l’inadaptation de
l’école aux schèmes culturels des enfants kanak de brousse, et celles de J. M. Kohler334, P. Pillon335,
et L. J. D. Wacquant336, qui affirment que l’échec scolaire des enfants kanak de Nouméa est
corrélatif de la catégorie socio-professionnelle des parents, n’ont pas pris en compte le sex-ratio
dans leurs études. On voit pourtant apparaître ici ou là dans ces études le fait que les filles sont
moins nombreuses, ou ont été empêchées de poursuivre leurs études. Mais ces observations n’ont
pas, à ma connaissance, donné lieu à des interprétations. Pourtant, cela éclairerait certainement
l’une des raisons du faible taux de réussite des Kanak. Si une partie de la population kanak (les
filles) est défavorisée, quand dans le même temps il est admis parmi les populations européennes
que les filles soient formées (en métropole, c’est en 1971 que les femmes atteignent un taux de
réussite scolaire équivalent à celui des garçons), cela contribue à créer un écart entre les taux de
réussite des Kanak et des Européens. Afin de mesurer exactement l’impact de ce facteur dans
l’obtention de diplômes au sein de la communauté kanak, il serait indispensable de créer des
statistiques prenant en compte à la fois l’appartenance ethnique et l’appartenance à l’une des deux
catégories de sexe, de 1945 à nos jours. Nous voyons dans cet oubli un effet du biais androcentrique
qui traverse globalement les études ethnologiques et sociologiques sur la Nouvelle-Calédonie337. La
méconnaissance de la situation des filles kanak au sein des enjeux claniques et politiques kanak a
donc constitué, dans les analyses du système scolaire de Nouvelle-Calédonie, un biais qui porte
préjudice à l’analyse.
Des années 1970 à nos jours, les jeunes gens de Lifou font l’expérience d’une scolarité de plus
en plus en conformité avec celle des métropolitains. En plus des difficultés majeures que
rencontrent les Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie pour obtenir des diplômes (histoire coloniale du
rapport à l’école, difficultés financières et à maîtriser la langue française, inadaptation du système
scolaire aux réalités culturelles, manque de débouchés…), être une fille constitue un frein
supplémentaire à la poursuite d’une scolarité. Cependant, dès les années 1980, il apparaît nécessaire
de former les filles pour l’avenir du peuple kanak. Petit à petit, ces filles investissent l’école, pour
devenir aujourd’hui aussi nombreuses, sinon plus, que leurs homologues masculins, à obtenir des
diplômes, malgré les pesanteurs liées à leur statut féminin.
Je propose à présent d’examiner les transformations de l’éducation des enfants liées aux
transformations de la scolarité, ainsi que les conséquences de ces nouvelles formes de scolarité sur
la construction des identités sexuées.
Ecole mixte et socialisation familiale : rupture ou continuité ?
332
DARDELIN M.J. 1984. L’avenir et le destin : regards sur l’école occidentale dans la société kanak, NouvelleCalédonie. Paris. ORSTOM.
333
GAUTHIER J. 1993. Education et développement : les écoles populaires kanak. Thèse de doctorat en sciences de
l’éducation, soutenue à Paris 8.
334
KHOLER J.M. 1985. L’école inégale : éléments pour une sociologie de l’école en Nouvelle-Calédonie. Paris.
ORSTOM.
335
KOHLER J.M., PILLON P. 1982. Adapter l’école ou réorienter le projet social ? Le problème d’un enseignement
spécifique pour les Mélanésiens. Nouméa. ORSTOM.
336
Cité par M. PINEAU-SALAÜN. 2000a. Op cit.
337
Voir chapitre 2.
Depuis les années 1980, l’école « à la française » est accusée de « déraciner » les enfants
kanak. Dans un même temps, elle est considérée comme un moyen essentiel à la formation des
jeunes Kanak, afin de préparer leur avenir. L’école française a-t-elle un impact sur la construction
des personnes, et des identités sexuées? D’abord, je vais examiner quelles transformations de
l’éducation familiale a générées la standardisation de l’école. Ensuite, je mènerai une analyse des
étapes de l’introduction de la mixité au collège, et des débats suscités à ce sujet. Enfin, il s’agira de
savoir quelle socialisation sexuée véhicule le système scolaire néo-calédonien, et quel est l’impact
de cette socialisation sur la vie sociale des jeunes gens de Lifou.
Actuellement à Lifou, les anciens affirment qu’il y a une ‘rupture de la transmission’ : les jeunes
gens originaires de Lifou ne sauraient plus bien qui ils sont, ne connaîtraient plus leur réseau
relationnel, les histoires des clans, les terres de leur famille, et donc les règles de bienséance qui
correspondent aux situations qui mettent en jeu ces trois éléments. Après avoir démontré que la
standardisation de l’école a entraîné une transformation des conditions d’éducation, je mettrai en
lumière les nouvelles formes d’éducation des enfants.
En premier lieu, l’école est accusée de prendre trop de temps aux enfants, qui ne peuvent plus
accompagner leurs parents et grands-parents aux champs. En effet, avec la standardisation de
l’école, les jeunes gens de Lifou disposent de moins de périodes où les parents sont avec leurs
enfants. Les gens de plus de quarante cinq ans ont bien souvent eu des pauses dans leur scolarité,
qu’ils aient été ramenés chez eux pour aider leurs parents, ou que le cycle scolaire, incomplet, laisse
des ‘blancs’ dans leur parcours. De plus, les jeunes gens entrent plus tôt et sortent de plus en plus
tard de leur cycle scolaire. A la génération des grands-parents, il n’était pas rare qu’ils entrent assez
tardivement à l’école, et sortent vers 15-16 ans. Alors que les filles étaient « bien gardées » jusqu’au
mariage, les jeunes garçons recevaient une éducation parentale sur les savoirs claniques importants
après être sortis des internats.
L’école ne fait pas que « prendre du temps ». Elle propose aussi d’autres modèles éducatifs. Si
le savoir scolaire est considéré comme une arme pour affronter l’avenir, les anciens affirment que
l’école ‘à la française’ rend les jeunes plus individualistes338. Les cours de ‘culture’, dans lesquels
les jeunes gens vont consulter les vieux du village pour faire une généalogie, pour construire une
pirogue (…), tout comme l’entrée de la langue drehu à tous les niveaux de la scolarité, tempère
cette image de l’école comme milieu corrupteur. D’ailleurs, les écoles religieuses sont moins
accusées que les écoles laïques de ‘déraciner les enfants’. L’éducation religieuse reste pour les
grands-parents un élément fondamental pour la construction de « vraies personnes », « nyipi atr »,
et les écoles protestantes de Lifou sont réputées pour avoir continué à enseigner en drehu, malgré
les interdictions.
Dans un second temps, ce sont les parents et les grands-parents qui sont accusés de ne plus
passer assez de temps avec leurs enfants quand ceux-ci sortent des écoles. Plusieurs phénomènes se
combinent. D’une part, il est de plus en plus courant que les pères et les mères occupent un emploi
salarié, et ne fassent presque plus d’agriculture vivrière. A la sortie des écoles, les enfants ne partent
plus aux champs avec leurs parents. De plus, les trajets pour aller aux champs se font de plus en
plus en voiture. Les trajets à pied, les nuits passées sur place, comme les techniques agricoles
étaient l’occasion de transmettre des histoires, de montrer des lieux, d’expliquer pourquoi telle
famille plante telle igname… La réduction de l’activité agricole a pour conséquence la réduction de
cet espace de transmission. Cela est encore plus marqué pour les familles qui vivent à Nouméa.
Pour les anciens, il n’est pas bon que les enfants ne grandissent pas sur leurs terres, au moins un
temps. L’espace de transmission qu’était la case est de moins en moins utilisé. Quand les vieilles
personnes écoutaient leurs grands-mères raconter des histoires le soir avant de dormir, les enfants
regardent aujourd’hui la télévision, ou jouent à des jeux vidéos. Les vieilles personnes de Lifou
338
Ils seraient moins prompts qu’eux lors de leur jeunesse à réaliser tous les travaux de la tribu. Il est possible que les
vieilles personnes accusent les jeunes gens de cela, afin de leur rappeler leurs devoirs envers elles.Cependant, la
hiérarchie qui existe entre les générations est partiellement remise en cause. C. Demmer montre par exemple en Grande
Terre que des jeunes gens formés veulent pouvoir faire des projets de développement au sein de la commune, alors
qu’une partie d’entre eux n’est pas mariée, et ne devrait donc prendre ‘coutumièrement’ aucune responsabilité sociale.
disent aussi que les parents ne prennent pas bien en charge leur rôle d’éducateurs, et vont au kava
ou au bingo, au lieu de s’occuper de leurs enfants. Les professeurs accusent aussi les parents de se
décharger sur l’école. A l’inverse des écoles missionnaire des années 1950 et 1960, les écoles ne
prennent plus en charge l’éducation morale des jeunes gens. En bref, que ce soit l’école qui prenne
trop de temps et inculque des valeurs contraires à celle de la coutume, ou que ce soient les parents
qui, de par leur travail, leur localisation, ou leurs loisirs, ne font pas bien leur transmission, il
apparaît que le processus éducatif familial qui transforme les enfants en personnes adultes, est mis à
mal. Cette ‘rupture de la transmission’ est pointée du doigt pour expliquer les problèmes
d’alcoolisme, de drogue, de suicide ou de délinquance dans la jeune génération. Pour Meleneqatr
Kakue, ancien chef de clan de 82 ans :
« Il faut que le papa et la maman donnent des conseils. Il faut que les enfants écoutent. La parole des
parents, c’est comme la pluie qui remplit la citerne. Si les enfants ne sont pas bien exhortés, après, ils sont
révoltés, mauvais. Si il y a un problème, qui est le vrai coupable ? Ce sont les parents. Les enfants, c’est
comme un couteau : si ils sont bien exhortés, ça devient comme des couteaux bien aiguisés, qui servent
bien. Si ils ne sont pas bien exhortés, c’est comme des couteaux mal aiguisés, ça ne sert à rien. »339
Ainsi, la réduction des temps de transmission des savoirs claniques est en partie imputée au
système scolaire, en partie aux modes de vie choisis par les parents, ou importés par les
technologies occidentales.
Plusieurs interlocuteurs me disaient leur inquiétude :
« Certains jeunes, ils ne savent plus qui ils sont. Par exemple, il y en a qui ont habité à Nouméa, et
quand ils reviennent, ils disent : « c’est chez moi ici », ils ne savent même pas que ces terres, elles leur ont
été données… Après, ça met la pagaille. Pareil, pour les mariages, des jeunes se marient, avec des clans
interdits, ils ne savent pas, ou quand on leur dit, ils pensent que ce n’est pas important. Après, leurs
enfants, ils naissent malformés. On dit « ça c’est les temps d’avant », mais c’est le dessus qui change, la
surface. La terre, c’est la même. Le fond, ça ne change pas. Comment ils vont faire pour vivre, nos enfants,
si on ne leur dit pas qui ils sont ? »340
Cependant, il me semble exagéré de parler de ‘rupture’, car de nouveaux modes de transmission
sont instaurés. Certains parents organisent de nouveaux temps de transmission. Par exemple, ils
exigent que tout le monde soit à table, afin qu’il y ait un espace familial de dialogue. Les gens de
Nouméa rentrent le plus souvent possible à Lifou. On profite des grandes vacances pour venir faire
des purges341 à Lifou, pour envoyer ses enfants aux champs avec un parent. Les kermesses et les
rencontres sportives, à Lifou comme à Nouméa, sont des lieux où l’on rencontre sa famille, où l’on
apprend qui est qui. Les cérémonies coutumières de mariage et de deuil, ainsi que les cérémonies
des prémisses des ignames sont des lieux où tout le monde vient, et où se donnent à voir les
alliances. Si à Nouméa, on ne peut montrer quelle terre est à qui, les liens coutumiers sont très
présents, et lorsque l’on rentre chez quelqu’un, on ‘fait la coutume’, le « qëmëk » (échange de
manous, de billets et de paroles). De même, les transits entre Lifou et Nouméa sont fréquents, et les
nouvelles, comme les légumes, les plantes médicinales de Lifou arrivent souvent à Nouméa.
L’argent circule aussi beaucoup.342 J’ai pu observer que des futurs chefs de clan reçoivent une
éducation spéciale. Ceux-ci peuvent être réquisitionnés par exemple au sortir de leurs études pour
aller vivre chez un oncle paternel qui va leur montrer qui est qui, pourquoi, quelle est l’histoire de
tel lieu… Les espaces de transmission se transforment. Ils sont moins nombreux, et les temps de
transmission se font sur de moins longues périodes. Cependant, dans de nombreuses familles,
surtout de haut rang, ils existent encore. Et parfois, on en recréée de nouveaux.
Le plus gros problème réside à mon sens dans la maîtrise de la langue. Une jeune fille qui a
vécu à Nouméa me disait que sa grand-mère refusait de lui raconter les histoires du clan car elle ne
parlait pas bien la langue. La grand-mère, elle, disait que demander des histoires, cela ne se fait pas,
que les histoires se racontent en drehu, avec des mots précis. Et que c’est elle qui peut décider de
339
Entretien avec Melenqatr Qenenöj, ancien chef de clan, 82 ans, le 7 avril 2003, Drueulu.
Note de terrain : discussion avec un homme de 40 ans, le 1er octobre 2004.
341
Les purges annuelles consistent en boire de l’eau de mer dans laquelle on presse des plantes. Le tout est régurgité.
Les gens de Lifou me disaient que cela « lavait leur sang », avait pour fonction de commencer l’année en bonne santé.
342
Lors de mes deux voyages Lifou-Nouméa, j’étais chargée de transmettre ce genre de choses dans un sens puis dans
l’autre. Cela vaut d’ailleurs aussi pour les personnes qui sont parties de Lifou à cause de conflits. En effet, celles-ci
entretiennent en général des liens avec une partie au moins de leur parenté.
340
raconter des histoires à ses petits enfants, s’ils montrent suffisamment de respect. Wassaumie Passa
remarque que les jeunes gens n’accordent plus la même importance à l’aspect symbolique des
choses. Quand ce dernier a chanté la berceuse « papa m’a tuée, maman m’a mangée, mes frères
m’ont enterrée dans un champ de fleurs » à ses élèves, ceux-ci se sont écriés que c’était une histoire
cannibale. « Ils ne voient plus où est le symbolisme dans tout ça. » conclut-il. Pohnimëqatr Aluatr
pense que les jeunes ne croient plus dans les lutins, qu’ils dénigrent ces croyances. « C’est vrai
qu’on les voit moins qu’avant, commente-t-elle, c’est peut-être à cause des lumières, dans la tribu,
ça les éloigne. Mais il y a des jeunes, ils ne veulent plus en entendre parler. » En contrepoint de tout
cela, s’il est possible que les jeunes gens soient plus sceptiques quant aux histoires de leurs parents,
aucun d’entre eux m’a dit ne pas croire aux lutins, aux « boucans » (sorts), et aux caractéristiques
identitaires liées aux histoires de chaque clan. Connaître son histoire, devenir une « vraie
personne » est toujours extrêmement valorisé au sein de la jeune génération, même si réussir à
l’école ou trouver un emploi sont aussi des enjeux majeurs pour eux.
J’ai démontré que malgré la réduction des espaces de transmission, les savoirs claniques sont
généralement transmis, tant il reste important de pouvoir se situer socialement pour les jeunes gens
de Lifou, qu’ils habitent sur l’île ou à Nouméa. Qu’en est-il des identités sexuées ?
Nous avons vu que l’idéal éducatif veut que les filles et les garçons soient séparés dès les
premiers signes de la puberté (chapitre 4). Du temps des grands-mères, cette stricte séparation des
enfants selon le sexe était réalisée majoritairement au sein des internats religieux (chapitre 7).
Séparer filles et garçons à la puberté est un principe qui relève selon les gens de Lifou de la
coutume comme de la religion. Il importe durant cette période d’empêcher les rapports sexuels entre
eux, mais aussi de construire des identités sexuées très différenciées, qui les prépare à tenir leur
rôle, et à faire leurs travaux, au sein du mariage. En regard de cela, nous pouvons nous demander
comment ont été accueillis les collèges mixtes sur Lifou, par les parents, comme par les élèves.
Tout d’abord, il faut rappeler que le premier collège ouvert à Lifou est le collège protestant de
Havilla, en 1974. Dans les premiers temps de son ouverture, si les filles et les garçons recevaient les
mêmes enseignements théoriques, ils continuaient à faire des travaux pratiques liés à leur sexe,
restaient en bande de filles et de garçons, et continuaient à être éduqués selon les principes
chrétiens. Les leçons de morale, les prières et les cultes prenaient une place importante. Les
internats étaient, et sont toujours, non - mixtes, et surveillés par des personnes du même sexe que
les élèves, ou par des personnes jugées respectables. Le problème que peuvent poser les collèges
mixtes ne résident pas dans le fait que les filles aient accès à un certain savoir théorique, à un bon
niveau d’érudition. L’essentiel jusqu’à la fin des années 1980 est plutôt qu’on continue de leur
enseigner les règles d’humilité liées à leur sexe, de leur apprendre leurs devoirs de mères et
d’épouses, et surtout, que les filles restent vierges. Les femmes de 35 ans parlent de l’entrée dans
les collèges mixtes comme de quelque chose de transgressif. Faire l’école aux côtés des garçons
était une fierté pour elles, et passer plus de temps à faire les mêmes choses ensemble, que de temps
à être séparés dans les activités comme dans l’espace, était vécu comme quelque chose de
sulfureux.
La mixité au collège public était relativement mal vue, à cause du manque de moralité qui était
censé y régner. Les collèges protestants se sont de plus en plus conformés aux collèges publics, avec
la baisse des temps consacrés à la religion, et des travaux pratiques liés à chaque sexe. Wali
Tetuanui raconte comment cela se passait à Havilla, dans le milieu des années 1980 :
« On nous traitait de la même façon, filles et garçons. Parce qu’on faisait les mêmes tâches. Par
exemple, dans le réfectoire, il y avait le côté des garçons, le côté des filles, chaque groupe a sa table,
table 1, table 2, etc… et un jour c’est une table qui fait la vaisselle, l’autre jour c’est le ménage. (…)
Ce n’est pas comme dans la famille. Là, on ne fait pas les mêmes tâches, et quand on appelle à table,
ce sont les garçons en premier. »
Nous voyons ici que la différentiation des tâches entre jeunes hommes et jeunes femmes est
atténuée au sein de l’espace scolaire, tout comme la hiérarchie entre eux. Le caractère chrétien de
l’éducation scolaire des filles est fortement atténué aux environs des années 1990. En effet, petit à
petit, les enseignantes qui tombent enceintes avant le mariage ne sont plus renvoyées, et les élèves
qui ont une grossesse précoce peuvent être de nouveau admises après l’accouchement. L’interdit qui
pèse sur la sexualité pré-maritale devient moins fort, dans le sens que, toujours présent, il est
aujourd’hui presque toujours transgressé. Les filles-mères ne sont plus rejetées, par leur famille
comme par les établissements scolaires. Dans les années 1990, l’espace scolaire est perçu comme un
lieu où la différentiation des adolescents selon le sexe, leur hiérarchisation et leur devoir d’évitement
sont transgressés. Meleneqatr exprime cela en ces termes :
« Avant, seulement quelques filles faisaient l’école. Avant, les filles ont leur école, les garçons
ont leur école. Mais aujourd’hui on mélange, c’est un scandale pour la coutume !! Les carangues
mangent ensemble, les morues mangent ensemble. Si on les mélange, ce n’est pas bon : ils vont se
bouffer entre eux. C’est des conflits ! Mais aujourd’hui, les jeunes filles demandent le mariage, les
garçons aussi, ils commandent… Avec le mélange, ils font des bébés, il y a des viols : c’est la
pagaille ! Ils se disputent comme des animaux. Les poules ne sont pas avec les vaches. Si on met les
chats avec les souris, ce n’est pas bon, le chat va bouffer les souris. C’est comme les hommes avec
les femmes. Nous, normalement, on ne mélange que pendant les cérémonies coutumières, où chacun
a son travail. Sinon, les familles se réunissent dans leur maison. (…) Les filles elles restent avec leur
maman. »343
Nous voyons que ‘mélanger’ les adolescents des deux sexes est considéré par les anciens comme
une source de conflit, de désordre, particulièrement quand ce mélange concerne des jeunes gens qui
ne sont pas frères et sœurs.
Il apparaît dans mes entretiens que dans les années 1990, si l’on va à l’école aux côtés des
garçons, les groupes ne se ‘mélangent’ pas : les filles restent avec les filles, et les garçons avec les
garçons. Aucune femme mariée ne m’a dit avoir eu un rapport d’amitié avec un garçon de son
collège. De même, un professeur de science physique, Pierre Luu, remarque qu’en 1993, des filles
refusaient d’apprendre des notions d’électricité, car cela était le rôle des garçons.
Le principal changement des dernières années réside dans le fait que quelques bandes d’amis
deviennent mixtes. Selon Victor Ihage, les classes sont de plus en plus mélangées (filles et garçons
s’assoient moins de façon séparée dans les classes), et lorsque les groupes de travail sont plus de
trois, ils deviennent mixtes. De même, les tenues vestimentaires empruntent de plus en plus des
éléments à l’autre sexe. Ainsi, on voit apparaître des garçons aux cheveux longs, avec des colliers,
quand des filles arborent des shorts larges et des ‘marcels’ (ce qui est jugé impudique). Dans
certaines tribus, les parties de volley sont mixtes. Si sortir entre filles ou entre garçons reste la norme,
les jeunes filles adoptent aujourd’hui ostensiblement des comportements de garçons : circuler en
voiture dans les tribus, boire à outrance. Elles affirment d’ailleurs à ce type d’occasion : « nous aussi
on fait comme les garçons ! » Jacques Eschnebrenner remarque qu’auparavant, les filles se
distinguaient en classe en étant brillantes. Aujourd’hui, certaines osent être à la tête de la classe, non
seulement par les notes, mais aussi par leur caractère, voire en s’affrontant aux garçons. Cependant,
dans le peu de travaux pratiques qu’il reste (balayer les classes, essuyer le tableau), les garçons font
toujours les travaux les plus courts et valorisés. Enfin, la jeune génération ne fréquente presque plus
les églises, et les groupes de jeunes protestants sont mixtes.
L’école métropolitaine, laïque ou religieuse, malgré les cours de drehu et de culture, est accusée
d’inculquer aux jeunes des idées contraires à la coutume, entre autre des idées d’égalité entre
hommes et femmes, de « parité ». En effet, ne séparant plus les activités, elle permet aux femmes
d’obtenir autant sinon plus de diplômes que les garçons. Des années 1970 à nos jours, l’école
apparaît comme un lieu de socialisation où, petit à petit, la différentiation des jeunes gens en deux
groupes séparés, dans l’espace et dans leurs rôles, et hiérarchisés selon le sexe, s’estompe. La
création « d’identités sexuées » (chapitre 4), selon les termes de N.C. Matthieu, diminue au sein de
l’espace scolaire.
Pour autant, peut-on dire que l’école métropolitaine promeut ‘l’égalité entre les deux sexes’ ?
Afin de répondre à cette question, il convient d’examiner quel type de socialisation sexuée est mis en
œuvre au sein de l’école.
Les études de M. Duru-Bellat et A. Jarlegan montrent comment « de fait, les garçons et les filles
343
Entretien avec Melenqatr Qenenöj, ancien chef de clan, 82 ans, le 7 avril 2003, Drueulu.
sont traités comme deux groupes différents à l’école »344. Selon elles, en France métropolitaine, les
écoles participent activement à la construction d’identités sexuées. Au travers des supports
pédagogiques, des stéréotypes de sexe sont véhiculés (les manuels ne montrent que des femmes dans
des rôles traditionnels), et les interactions entre professeurs et élèves sont fortement stéréotypés en
fonction du genre des interlocuteurs (par exemple, les professeurs s’adressent davantage aux garçons,
notamment dans les filières scientifiques).
Cela est-il valable pour l’enseignement en Nouvelle-Calédonie ? Le guide de la condition des
femmes en Nouvelle-Calédonie345 souligne le caractère stéréotypé, selon le sexe, des manuels
scolaires, qui n’offrent comme exemple que des femmes dans des rôles maternels. Les professeurs
métropolitains interrogés, tout en disant ne pas faire de différences entre filles et garçons, considèrent
que les filles ont « par nature » un tempérament plus doux, sont plus sérieuses, et adoptent en
conséquence un comportement différencié en fonction du sexe de l’enfant. L’hypothèse peut être
émise que le système scolaire à Lifou tend à socialiser les jeunes gens selon le principe de « l’identité
sexuelle », un des modes de socialisation sexuée décrits par N. C. Matthieu346. Dans l’espace
scolaire, on ne considère pas qu’il faut créer deux groupes distincts et séparés, mais plutôt que les
identités de sexe sont inhérentes au sexe des individus, leur donnant une série de caractéristiques
« psycho-biologiques ».
C’est au moment de l’orientation des filles que les représentations stéréotypées de sexe jouent un
rôle majeur. La plupart des femmes que j’ai interrogées m’a dit avoir été orientée vers des emplois
dits ‘féminins’. Par exemple, une jeune femme de Lifou voulait faire une formation de chef de
chantier. Les professeurs comme le directeur (métropolitains et lifous) lui ont conseillé de faire plutôt
une formation de géomètre. « Parce que je suis une fille… » a-t-elle précisé. Le guide sur la
condition des femmes347 fait remarquer qu’en Nouvelle-Calédonie, les formations comme les métiers
occupés par les deux sexes répondent à des modèles du masculin et du féminin très stéréotypés, et
que les disparités salariales sont encore bien plus forte qu’en métropole entre hommes et femmes :
elles atteignent 30% à diplôme égal. De même, les jeunes calédoniennes sortant des écoles depuis
une dizaine d’années présentent un niveau de diplôme supérieur à celui des hommes, mais sont bien
plus confrontées au chômage qu’eux. Ainsi, si les jeunes filles réussissent mieux leurs études, leur
orientation professionnelle les pousse vers des métiers réputés féminins, et elles sont défavorisées sur
le marché de l’emploi.
Le personnel des 400 Cadres348 remarque ce phénomène, notamment au sein des effectifs kanak,
du Nord comme des Iles. Dans un premier temps, les femmes des îles sont moins souvent orientées
vers des formations qui les font quitter le territoire, que les garçons. En effet, depuis 1989, parmi les
étudiants des îles qui ont bénéficié d’un financement de leurs études en métropole, les femmes
représentent 27% des candidats (ce taux tend à augmenter d’année en année). Parmi ces femmes,
seulement 18% font des études techniques ou scientifiques, alors que ce type de formation représente
la moitié des parcours financés. Les 82% restant de filles des îles, ont fait des études dans les
domaines de l’enseignement, du social, de l’administration, de la gestion, du juridique, de la
communication, de la documentation, et du tourisme. L’orientation dans l’enseignement supérieur
des filles des Iles Loyauté montre que les stéréotypes de sexe influent fortement sur les choix des
jeunes filles. Ce phénomène n’est pas seulement métropolitain, ou néo-calédonien : il est
344
DURUBELLA M., JARLEGAN A. 2001. « Garçons et filles à l’école primaire et dans le secondaire. » In BLOSS T.
(dir). 2001. La dialectique des rapports hommes-femmes. Paris. PUF : pp 73-83 : p.74.
345
La condition économique et sociale des femmes de Nouvelle-Calédonie. 2000. Réalisé par le Comité Economique et
Social, avec l’aide de la Délégation aux Droits des Femmes de Nouvelle-Calédonie. Nouméa.
346
Selon N. C. Matthieu, certaines sociétés, comme les sociétés occidentales, pensent le rapport entre sexe et genre
comme homologique : « Le référent est donc une bipartition absolue du sexe, à la fois biologique et sociale. A la
« mâlité » (maleness) correspond (doit correspondre) la masculinité, à la « femellité » (femaleness) le féminin. » (p.
232). Ce premier mode de conceptualisation est qualifié d’ « identité sexuelle » : les personnes éprouvent leur caractère
sexué comme une conscience individuelle du vécu psycho-sociologique du sexe biologique.
347
La condition économique et sociale des femmes de Nouvelle-Calédonie. 2000. Réalisé par le Comité Economique et
Social, avec l’aide de la Délégation aux Droits des Femmes de Nouvelle-Calédonie. Nouméa.
348
Données fournies par le personnel de Cadre Avenir, à Nouméa, le 3 octobre 2004.
international. C. Baudelot et R. Establet349, à partir des données de l’Unesco sur le sex-ratio dans
l’enseignement supérieur international, font ce bilan :
« L’enseignement supérieur se présente comme un champ très nettement polarisé en fonction du
sexe, y compris dans les pays où les étudiantes sont plus nombreuses que les étudiants. Et le modèle
qui préside ce clivage n’a rien d’original : aux femmes les carrières de l’enseignement et de la santé,
qui prolongent le rôle domestique de la protection des corps et des âmes. Aux hommes l’intervention
armée sur le monde matériel. (…) Tout se passe comme si, devant la montée des filles, les garçons
développaient des stratégies de qualité, en s’orientant plus massivement vers les filières techniques et
scientifiques et en abandonnant aux filles les filières les moins prometteuses en richesse, en prestige ou
en pouvoir. »350
En réalité, le système scolaire n’assure pas aussi bien la promotion des filles que celle des
garçons. Il semble plutôt qu’il propose un autre type de socialisation des jeunes gens selon le sexe.
Actuellement, les jeunes filles de Lifou sont donc d’une part socialisées dans un enseignement où
on ne les distingue que peu de leurs homologues masculins, et qui n’instaure pas de hiérarchie
explicite avec eux, en regard de ce qu’ont connu les grands-mères et les mères. D’autre part, dans
l’environnement familial, comme dans les cérémonies coutumières, les deux groupes sexués se
recomposent ; même si la non-mixité idéale tend à s’assouplir, notamment avec la possibilité d’avoir
des flirts. Enfin, l’orientation professionnelle, comme les interactions avec les professeurs et les
stéréotypes véhiculés par les manuels scolaires, tendent à imposer un nouveau mode de
conceptualisation du rapport entre sexe et genre. Si les filles comme les garçons sont encouragés à
poursuivre leurs études, les filles sont orientées vers des filières qui procurent, en définitive, moins
de prestige, moins de pouvoir et moins de revenu que les filières ‘masculines’ au sein du monde
socio-économique néo-calédonien.
Des années 1970 à nos jours, le système scolaire de Lifou s’est considérablement modifié. La
standardisation des maternelles, primaires, collèges et lycée, comme des formations techniques a
engendré deux phénomènes. Le premier réside dans la fin des internats non-mixtes, et l’accès des
jeunes filles aux classes de collège est facilité. Le second est la contestation de ce système scolaire,
calqué sur celui de la métropole. Alors que les revendications indépendantistes deviennent de plus en
plus fortes, l’école ‘coloniale’ est accusée de ne pas assurer la promotion des Mélanésiens, et de nier
leur identité. Dans le même temps, il apparaît nécessaire de former l’ensemble des Kanak de
Nouvelle-Calédonie, dans l’optique d’un rééquilibrage économique et politique entre les
communautés du ‘Caillou’.
A la fin des années 1980, les jeunes filles de Lifou sont bien plus encouragées à poursuivre leurs
études que leurs aînées, bien qu’elles soient presque toujours défavorisées vis-à-vis de leurs
camarades masculins. Cependant, ces dernières années, elles arrivent plus nombreuses au
baccalauréat que les garçons. Mais les orientations professionnelles comme les parcours dans
l’enseignement supérieur sont fortement marqués par des stéréotypes sexués, qui les dirigent vers des
filières qui leur donne moins de prestige, de pouvoir et de revenus que leurs homologues masculins.
Le temps passé à l’école s’est considérablement accru entre l’époque des grands-parents et celle
leurs petits enfants. Si l’on ajoute à cela le fait d’habiter à Nouméa et les loisirs tels la télévision, ce
sont de nombreux moments de transmission qui disparaissent, entre les parents et leurs enfants.
Cependant, de nouvelles modalités de transmission se créent, par exemple lors des grandes vacances.
La socialisation sexuée semble s’être considérablement modifiée entre les générations en présence :
la socialisation religieuse, comme celle ‘coutumière’, qui voulaient que les adolescents soient séparés
dès les premiers signes de puberté, devient secondaire. Les filles expérimentent aujourd’hui une
scolarité métropolitaine, où l’identité de sexe est moins considérée comme une appartenance de
groupe, et davantage comme une identité individuelle, qui oriente les manières de sentir, de penser et
d’agir ; et donc oriente les choix professionnels.
A présent, nous pouvons nous demander quels sont les impacts de ces transformations scolaires
349
BAUDELOT C., ESTABLET R. 2001. “La scolarité des filles à l’échelle mondiale. » In BLOSS T. (dir). 2001. La
dialectique des rapports hommes-femmes. Paris. PUF : pp 103-123.
350
Idem : p.117.
sur la façon de conceptualiser les identités personnelles et les identités de sexe des hommes et des
femmes de Lifou. Quelles stratégies les femmes de Lifou mettent-elles en oeuvre dans ce nouveau
contexte ? Quelles relations ces « nouvelles cartes » changent-elles au sein de la vie des hommes et
des femmes de Lifou ?
CHAPITRE 9
L’école au cœur des stratégies féminines
Dans ce dernier chapitre, je tenterai de mettre en perspective les stratégies que les hommes
et les femmes de Lifou mettent en œuvre vis-à-vis de la scolarisation, et son corollaire, la recherche
d’un emploi.
Je démontrerai dans un premier temps que parler bien le français, pousser ses études, et obtenir
un travail, sont des critères importants pour la construction des personnes aujourd’hui à Lifou. Et
cela pour les filles comme pour les garçons. Avoir un diplôme ou un emploi constitue pour les filles
un bagage que l’on emporte « dans son sac » lorsque l’on va se marier. Former sa fille et la pousser
à trouver un emploi sont devenus des stratégies qu’adoptent certaines familles. En effet, le prestige
des diplômes, comme les revenus que les filles gagnent, sont de ‘nouvelles cartes’ au sein des
enjeux coutumiers, dans le financement des dons coutumiers, et dans les possibilités de mariage.
Lorsque l’on dit que les femmes changent à Lifou, on se réfère principalement à l’identité
féminine de « föe » : celle d’épouse. Nous verrons qu’au sein de la relation conjugale, le fait d’avoir
un revenu, comme d’avoir été socialisé dans un milieu scolaire qui n’affirme pas explicitement une
hiérarchie entre les deux sexes, implique des transformations dans les relations entre époux. Avoir
un revenu change aussi la position sociale des femmes au sein de leur clan d’origine, et tend à
renforcer la solidarité entre frères et soeurs. Je tenterai de montrer les logiques contradictoires
auxquelles s’affrontent les jeunes gens actuellement.
Enfin, il s’agira de retracer les différentes socialisations qu’ont connues les trois générations de
femmes de Lifou. Comment l’éducation, scolaire et familiale, a-t-elle évolué ? Je montrerai enfin
que plusieurs logiques sous-tendent la construction de sexe à Lifou aujourd’hui, et qu’il en découle
une pluralité de pratiques.
Former les filles
Les gens de Lifou sont réputés pour avoir un taux de réussite scolaire supérieur aux gens des autres
aires kanak. Je n’ai malheureusement pas trouvé de données qui attestent de ce phénomène351.
Toujours est-il qu’avoir des diplômes, comme une profession, est très valorisé parmi les Lifous, et
particulièrement dans les domaines culturels et artistiques (le Centre Tjibaou emploie une forte
population de Lifou, et beaucoup d’artistes kanak viennent de Lifou), politiques et administratifs
(gestion de projets de développement par exemple), et dans l’enseignement. Wali Tetuanui,
institutrice, m’explique que les gens de Lifou sont particulièrement ambitieux :
« A Lifou, dans les ‘conversations de salon’, on dit : « très bien, que les Kanak de la Grande Terre se
battent pour l’indépendance, nous on va se former ». Mais ceci dit, pour nous, il faut battre les
Occidentaux sur leur propre terrain. C’est pour ça qu’on pousse beaucoup les jeunes ici. On forme des
intellectuels. Il y a beaucoup de fonctionnaires lifous. On dit qu’on se prépare pour l’indépendance. »352
Pour les anciens, former la jeunesse dans l’univers occidental, c’est lui donner des armes pour
affronter l’avenir, incertain, du peuple kanak. Les gens de Lifou sont parfois qualifiés de « planches
351
On m’a dit que C. Washetine a réalisé un travail de mémoire de sociologie qui démontre cela. Cependant, ce travail
est demeuré introuvable.
352
Note de terrain, discussion avec Waliseun Tetuanui, environ 30 ans, le 8 septembre 2004, Tingeting.
à voile » par les autres populations kanak. Cette qualification, péjorative, souligne le fait que les
Lifous ont tendance à voyager, à faire des expériences dans d’autres pays que chez eux. Cela dit, si
les parents encouragent leurs enfants, et majoritairement leur fils, à aller faire des expériences au
loin, à s’enrichir des connaissances des autres, ces derniers doivent revenir pour servir leur pays et
leur clan une fois qu’ils se sont enrichis353. On entend souvent qu’il faut prendre les bons côtés des
deux cultures, et ne pas être « comme les cacas de poule : mi-blancs, mi-noirs, mais par les mauvais
côtés ». La formation intellectuelle est perçue généralement comme un ‘bon côté’ qu’apporte la
culture française. Cela s’inscrit dans la logique qui veut que le savoir soit au cœur de la construction
des personnes. Si les savoirs claniques servent à se situer au sein des réseaux coutumiers, et donc à y
agir, les savoirs intellectuels occidentaux servent à maîtriser les stratégies à mener au sein du monde
socio-économique néo-calédonien et international.
Les parents, comme les clans, sont très fiers d’avoir des enfants ayant un haut niveau d’étude,
ou occupant un métier prestigieux. Cependant, cette ascension « dans le monde des blancs » n’est
appréciée que si la personne sait « garder sa place ». Cela signifie qu’elle ne doit pas tenter
d’acquérir une position sociale plus haute au sein de la hiérarchie entre les clans de par son ‘rang’
professionnel. Il est bien vu aussi qu’elle mette à profit son revenu dans les échanges coutumiers.
Selon Hnoqatr Kakue, l’essentiel est de bien se situer dans « les trois statuts » :
« Nous, on vit dans la coutume, dans la religion, et dans l’état civil. Il faut bien faire la différence
entre ces trois statuts. Sinon, c’est le désordre. »354
En effet, les gens de Lifou cumulent trois statuts, et cela est visible lors du mariage, cérémonie
qui accomplit le passage au statut d’adulte. Les futurs époux se marient à la fois à l’église ou au
temple, à la mairie, et « dans la coutume ».355 Tous mes interlocuteurs s’accordent à dire qu’il faut
savoir quel statut mettre en avant dans les diverses situations. Par exemple, si quelqu’un occupe une
position sociale élevée au sein du gouvernement de la Province, celui-ci retrouvera son rang dès qu’il
sera dans une réunion coutumière, et il devra garder une attitude d’humilité envers ses chefs et ses
aînés.
Mais cet ‘idéal’ de respect de la démarcation entre les trois mondes ne doit pas masquer le fait
que se jouent de nombreuses compétitions entre les clans et entre les familles. Par exemple, dans un
lignage aîné d’un certain clan, réputé pour vouloir ‘monter’ dans la hiérarchie coutumière, tous les
enfants ont obtenu des diplômes élevés, et gagnent des revenus importants. Les membres de ce
lignage sont présents aux cérémonies coutumières de tous leurs parents, proches comme éloignés, et
amènent d’importantes sommes d’argent. Cela a comme conséquence qu’ils activent de nombreux
liens, et mettent en situation de dette les personnes à qui ils ont fait ces dons importants. Nous voyons
ici que le prestige d’une bonne position professionnelle, et les revenus du travail professionnel,
peuvent faire partie des stratégies des clans pour asseoir ou élever une position coutumière. De
même, la réussite scolaire peut faire l’objet de jalousies entre des clans en compétition. Une histoire
qui avait secoué l’île lors de mon premier terrain l’illustre bien. Un lycéen a été retrouvé pendu, les
genoux au sol. L’explication donnée par les gens de Lifou de ce fait tragique était que cet enfant était
brillant, et que des clans jaloux avaient envoyés des « boucans » (des mauvais sorts) sur lui. Il n’est
pas rare que des gens s’installent à Nouméa ou sur la Grande Terre, de peur que leur réussite ne
suscite trop de jalousies, ou parce que cela provoque déjà des conflits. La distinction par les études ou
par une bonne profession est donc loin d’être extérieure aux enjeux claniques.
353
Cette attitude est remarquée par R. K. Howe, qui affirme que les gens des îles Loyautés étaient appréciés parmi les
marchands dès le 18e siècle, car ils s’embarquaient volontiers sur les navires, avides de connaître le monde extérieur. Cf
HOWE R.K. 1978. Les îles Loyautés. Histoire des contacts culturels de 1840 à 1900. Nouméa : Publication de la Société
d’Etudes Historiques de la Nouvelle-Calédonie.
354
Discussion avec Hnoqatr Kakue, ancien pasteur, petit chef de Tingeting, 82 ans, le 3 avril 2003, à Tingeting.
355
L’essentiel du mariage se situe dans les divers endroits où se rencontrent les familles des deux mariés, et où se font
les dons et les contre-dons : le mariage ‘coutumier’ est considéré comme le plus important.
En regard des enjeux que représentent des études au sein des familles, quelles stratégies
concernent les filles de Lifou ? Etant donné qu’elles sont destinées à quitter leur clan d’origine,
pourquoi certaines familles les encouragent-elles aujourd’hui à poursuivre leurs études ?
Ma première hypothèse est que les gens de Lifou ne voient pas d’objection à ce que les filles
accumulent du savoir scolaire. Le parcours de Wali Tetuanui, deuxième enfant du chef de clan
Wahetra, nous éclaire sur le rapport qu’ont les filles aux savoirs scolaires et claniques :
« On m’a encouragée dès le début, dès petite. Parce que réussir à l’école, c’est quelque chose qu’on
nous explique depuis petits, mais ça c’est pour tous les enfants de Lifou : « il faut réussir, il faut
réussir, il faut réussir… ». Comme je m’en sortais bien, ça encourageait mes parents à m’encourager
encore plus. Et puis j’ai connu des profs gentils. (…) Mais ma famille était très fière. Mon père était
très fier d’avoir des filles intelligentes, souvent, il m’expliquait des choses, tu vois, en plus j’ai eu le
permis tôt, alors c’est moi qui le conduisais aux réunions coutumières, il m’a appris comme ça les
chemins coutumiers, il me disait qui est qui. Ce n’est pas interdit de dire les choses aux filles, je crois
c’est plus : si tes parents ils t’aiment, ils voient que tu es curieuse, ils peuvent te dire. Ce n’est pas
interdit de demander.356
Dans cet entretien, nous voyons que cette femme était encouragée très jeune, et le fait qu’elle
ait de bons résultats scolaires engendrait un soutien de la part de sa famille. En effet, pour de
nombreuses familles, quand un enfant réussit à l’école (ce qui est encore rare, comme le démontre M.
Pineau-Salaün357), ce dernier est encouragé, quel que soit son sexe. Le fait d’accumuler du savoir,
scolaire comme clanique, n’est pas considéré comme une transgression du genre féminin : les
femmes, en tant que personne « atr », peuvent atteindre un certain niveau d’érudition, et cela est
prestigieux, voire considéré comme normal pour les filles de haut rang358. Certaines femmes ont des
stratégies d’accumulation de savoirs, scolaires et claniques. Par exemple, lorsque je demandais à une
femme engagée en politique si elle avait appris les histoires du clan de son père et de son mari, elle
me fit cette réponse :
« Mais bien sûr qu’on sait ! Moi, je connais mes histoires, mais dès qu’on arrive chez le mari, c’est
la première chose qu’on demande, il faut savoir qui est qui,quels sont les lieux, les chemins, parce
que déjà qu’on dit qu’on n’est pas importantes dans la coutume, alors si en plus on ne sait pas…
Pour pouvoir préparer les ‘coutumes’, pour conseiller son mari. (…) En plus, moi, dans le monde
moderne, je suis formée aussi, alors si les hommes ils me disent que ce n’est pas ma place, moi je
montre que je suis compétente. C’est ça, quand on est une femme, il faut montrer qu’on est capable
de faire les choses. Mais une fois qu’ils ont vu, ça va. »
Nous voyons qu’il n’est pas interdit pour les femmes d’acquérir une connaissance des enjeux
coutumiers, ainsi que des compétences professionnelles. Certaines familles développent des
stratégies au travers de leurs filles, qui deviennent ainsi plus que des ‘liens’ entre les clans, mais aussi
des ‘alliées’, dans l’ombre. Par exemple, une autre femme me confiait que, si l’on dit lors du mariage
que les femmes doivent mourir dans le clan du mari, cela signifie aussi qu’elles doivent « réussir làbas ». C’est-à-dire qu’elles doivent bien s’intégrer dans leur nouvelle famille, remplir leurs rôles,
mais aussi accumuler du savoir afin de servir de conseillères à leurs maris et à leurs frères. Je n’ai
donc trouvé que peu de discriminations à Lifou entre les filles et les garçons quant à leur capacité
d’accumuler de la connaissance359.
Hnoqatr Kakue, ancien pasteur, me faisait remarquer qu’aujourd’hui le ‘vrai travail’ pour les
clans, ce ne sont plus les guerres, ni les travaux de force, réalisés par les hommes. Il affirme que ce
356
Entretien puis discussion avec Waliseun Tetuanui, institutrice, environ 30 ans, le 28 septembre 2004.
PINEAU-SALAUN M. 2000. Les Kanak et l’école : socio-histoire de la scolarisation des Mélanésiens de NouvelleCalédonie.Thèse de doctorat de sociologie, soutenue à l’EHESS, Paris.
358
Même si certains savoirs sont censés rester dans la sphère masculine, parce que dispensés lors de cérémonies où les
femmes sont exclues. Mais celles-ci restent à proximité, et il n’est pas impossible que leurs frères ou maris leur racontent
ce qui se passe. Je n’ai pas entendu parler de savoirs secrets, devant rester dans la sphère masculine, comme chez les
Baruyas. Comme le décrit M. Godelier, dans : GODELIER M. 1982. La production des Grands Hommes. Paris : Fayard.
359
J’ai entendu une ou deux remarques misogynes sur le fait que les femmes étaient bêtes, mais jamais dans le sens
d’une infériorité intellectuelle fondamentale. Globalement, les hommes ne font pas de blagues sexistes, car cela
humilierait leurs sœurs, leurs mères et grands-mères, ce qui est très mal vu.
357
que l’on demande actuellement, c’est de réussir ses études. Ce dernier, pour m’encourager dans mon
travail, me raconte ce qu’il a dit à sa fille adoptive, Papie, au moment de son départ pour ses études
en France :
« Pendant les famines, avant, on mangeait des tubercules de cordyline. On les tirait [déterrait], et on
donnait ça aux garçons. Ils faisaient cuire dans le four. Le four c’est très chaud, ça brûle quand on
s’approche. Les aînés étaient derrière pour les taper un peu, pour les encourager : « allez, tu es un
homme, c’est un vrai travail ! » Aujourd’hui, je vous dis la même chose. Même si c’est dur les études,
c’est un vrai travail. Aujourd’hui, ça a changé, on encourage aussi les filles, c’est l’évolution. Les filles,
elles peuvent faire les études comme les garçons. On vous encourage, pour travailler pour l’Homme,
pour construire le pays. »360
Cet entretien nous éclaire sur une évolution essentielle : alors qu’auparavant, les ‘vrais travaux’
étaient des travaux d’hommes où l’on éprouve une résistance physique, actuellement, l’un des ‘vrais
travaux’ est de faire des études, ce qui est à la portée des filles comme des garçons.
La réussite scolaire des deux sexes est donc considérée comme un élément qui enrichit les
clans. Des vieilles personnes remarquent qu’auparavant, un clan était déclaré fort lorsqu’il y avait
beaucoup d’enfants, alors qu’aujourd’hui, un clan est fort lorsque beaucoup de ces membres
travaillent, tout en restant ‘fidèles à la coutume’. Ainsi, que ce soit pour ‘enrichir les clans’ ou pour
‘construire le pays kanak’, il est important que les filles obtiennent des diplômes.
Les filles qui ont réussi à l’école et qui travaillent sont des membres prestigieux des clans. On
peut faire l’hypothèse qu’une femme qui a un haut niveau intellectuel et un salaire peut se marier plus
facilement avec des gens de plus haut rang. En effet, en principe, les gens de Lifou se marient avec
des personnes qui ont un rang équivalent. Cependant, une fille qui a un emploi peut être perçue par
les familles des garçons à marier comme un bon parti : elle aidera certainement financièrement ses
beaux-parents, assurera l’avenir matériel des enfants, et les aidera à réussir leurs études. Et cela
d’autant plus que les femmes sont réputées avoir moins tendance que les hommes à dilapider leurs
revenus dans l’alcool. Selon les dires d’un jeune chef de clan :
« Aujourd’hui, les garçons, les jeunes, quand ils voient une fille qui travaille, ils la collent. Ils
savent comme ça qu’ils n’auront pas de soucis pour l’avenir. »361
Ainsi, alors qu’il y a trente ans, il était mal vu pour une femme d’avoir un emploi _c’était une
prérogative masculine_ cela est perçu actuellement comme un avantage, pour la famille du garçon
comme pour le clan d’origine.
D’ailleurs, avant le mariage, les filles salariées sont devenues des ressources pour leurs parents.
Il n’est pas rare que des parents diffèrent le mariage de leur fille afin que celle-ci leur fournisse une
aide financière, entre autre pour payer les études de ses petits frères et soeurs. La monétarisation de la
‘coutume’ n’est pas pour rien dans cette évolution : les échanges coutumiers, notamment lors des
mariages, sont constitués de paroles, de denrées tels que le riz ou le sucre, d’ignames, de tissus
‘manou’ et d’importantes sommes d’argent.
Lorsque les gens de Lifou commentent les mariages, on dit quelle somme d’argent a été donnée
à la famille de la fille : cette somme est le reflet de l’importance du clan du garçon. En effet, plus ce
clan a d’alliés, plus il y aura de monde à venir apporter des « tro », c’est-à-dire des dons en denrées et
en argent. Mais cette somme est aussi le signe du nombre de gens qui travaillent dans ce clan. Il est
fréquent que les familles se saignent pour marier leurs fils, et les revenus des filles sont les bienvenus
pour aider à rassembler les sommes voulues.
Ainsi, la formation des filles participe d’une part des stratégies qui visent à former le plus
d’enfant possible pour affronter l’avenir politique et économique des Kanak. D’autre part, cette
formation féminine s’inscrit dans les stratégies matrimoniales : les revenus des filles sont perçus par
360
Discours d’au revoir (« iahni ») de Hnoqatr Kakue, accompagné de sa femme Otreneqatr Kakue, le 21 septembre
2004, Tingeting.
361
Discussion avec un jeune chef de clan, le 13 septembre 2004, Hnacaom.
le clan d’origine et par le clan du mari comme des aides non négligeables dans le financement de la
vie quotidienne et des échanges coutumiers.
Nous pouvons faire l’hypothèse que les femmes qui ont un revenu autonome deviennent des
« alliées » pour leurs frères, et plus simplement le « trenge ewekë », c’est-à-dire le « panier de
paroles », que l’on s’échange. La possibilité accrue qu’elles ont de retourner dans leur famille
d’origine pour aider et conseiller leurs frères (avec la multiplication des routes et des voitures à
Lifou), comme leur implication croissante dans les échanges coutumiers, sont des éléments qui
indiquent des changements conséquent de la place des femmes. Selon B. Wapotro,
« Nous continuons encore à fonctionner dans notre culture sur des règles de notre culture, mais
pour les femmes actuelles, elles revendiquent le fait que contrairement au passé, elles participent
à la construction du bien du clan, ou du bien du groupe, de la famille : l’achat des maisons,
l’achat des voitures, ect… Ce qui fait que quand il y a des problèmes de divorce, des problèmes de
décès dans la famille, mettons c’est le mari qui part, la culture veut que ce soit l’homme qui , enfin
le clan de l’homme qui récupère le bien. Parce qu’on considère que c’est lui qui le construit,
maintenant on ne peut plus considérer cela comme ça, on est obligés de faire avancer les règles
culturelles, à cause de ce genre de nouveautés, qui a fait irruption dans la vie des Kanak et que les
Kanak ont choisi. »362
Nous voyons dans cet entretien que le travail des femmes (faire des enfants, faire les tâches
domestiques, et nourrir toute la famille) n’est pas considéré comme participant au bien du clan.
Aujourd’hui des femmes ont un revenu autonome (le fruit de leur travail n’est pas approprié par leur
mari), et mettent ce revenu en jeu dans la solidarité clanique. De ce fait, leur position change.
Un autre type de stratégie est mise en œuvre dans la formation des filles, selon Wali Tetuanui :
« Je pense qu’ils m’ont encouragée parce qu’ils m’aimaient beaucoup. Ils se disaient qu’avec un
diplôme, je ne partirai pas sans rien dans la famille de mon mari. Si il y a un problème, tu vois, c’est
pas grave, si j’ai un travail. Je crois que c’est la raison pour laquelle les mamans elles poussent leurs
filles : elles se disent « mariées là-bas, si le mari boit, et bien, si elle travaille, c’est une garantie pour
bien vivre quand même ». Et puis si il y a des problèmes avec le mari, qu’il est violent, ou qu’ils ne
s’entendent plus, si il y a un divorce, et bien la fille, elle n’est pas sans rien. Parce que tu sais, ici les
femmes, elles n’héritent de rien, et tout ce qu’il y a chez le mari, c’est au mari. Si il meurt ou s’il
divorce, la femme, elle se retrouve sans rien. Tu vois, c’est comme ça : les grands-mères devant,
pendant les cérémonies coutumières, elles disent « tu vas mourir chez ton mari, obéis-lui… », mais
derrière, dans l’ombre, c’est : « travailles, travailles, comme ça, tu ne pars pas sans rien. Si il y a un
problème, tu n’es pas sans rien. » Mais chez moi, c’est mon père aussi qui m’encourage. Lui, c’est un
moderniste, et comme il aime beaucoup ses filles, il se dit que c’est mieux si on part avec des diplômes.
»363
La formation professionnelle est donc un moyen par lequel les femmes de Lifou peuvent gagner
en autonomie au sein de la relation conjugale.
En effet, certaines mères, ne possédant ni diplômes ni travail salarié, se sont trouvées dans des
situations de grande précarité. Si leur mari n’avait pas d’emploi, ne faisait pas bien les champs, ou
« buvait l’argent » gagné364, elles étaient très démunies pour affronter cette situation. D’autant plus
que les femmes et les Kanak sont défavorisés sur le marché de l’emploi néo-calédonien : les femmes
sont moins bien payées que les hommes, tandis que les Kanak sont la population la communauté plus
touchés par le chômage. Les femmes kanak sont donc doublement pénalisées dans la vie économique
néo-calédonienne.
Pour les femmes qui n’ont pas eu de travail, le divorce était autrefois une chose presque
impossible. En effet, parce qu’il est interdit dans la religion comme dans la coutume de divorcer, et
que tous les biens du couple appartiennent au mari, les femmes qui faisaient ce choix (dans des
conditions extrêmes) ne recevaient en général aucune aide de la part de leur famille d’origine, et se
362
Entretien avec Wapotro Billy Wapotro, environ 50 ans, directeur de l’Alliance Scolaire, Nouméa, le 1/ 10/ 04.
Note de terrain, discussion avec Waliseun Tetuanui, institutrice, environ trente ans, le 28 septembre 2004.
364
L’alcoolisme est un problème courant à Lifou.
363
retrouvaient démunies de tout.
Les mamans encouragent leurs filles à obtenir des diplômes. Avoir un travail, et donc assurer un
revenu au sein de leur nouvelle famille, est considéré par les mères comme une garantie contre un
niveau de vie très bas, et contre une situation conjugale où l’épouse est prise « pour une esclave ».
L’obtention de diplômes est perçue par les femmes comme un moyen privilégié pour ne pas partir
dans leur future famille ‘sans rien’ : c’est un bagage que l’on emporte et qui peut servir en cas de
coups durs. Les filles de Lifou s’orientent bien souvent vers des emplois dans la fonction publique,
qui leur garantit un revenu stable, versé en leur nom.365
Au-delà de l’enjeu en termes de prestige et de revenus au sein des clans, la formation des filles
semble, par certains aspects, donner à celles-ci une plus grande marge d’autonomie, au sein de leur
famille d’origine et de leur couple. Peut-on parler réellement d’une plus grande autonomie des
femmes de Lifou, et d’un changement de la relation conjugale, donc de l’identité de femme « föe » ?
Des changements dans la conjugalité ?
Lorsque l’on dit à Lifou que les rapports entre les sexes changent, ou que les femmes changent,
c’est principalement de la relation conjugale et du statut d’épouse dont on parle.
Nous avons vu dans le chapitre 5 que la relation conjugale est antagonique. Comme le décrit C.
Salomon sur la Grande Terre, alors que les femmes réalisent une part majeure du travail domestique
et du travail au champ, ce travail est sous contrôle du mari, qui a le pouvoir de décision finale. Il en
est de même à Lifou. Tous les biens du couple appartiennent au mari, tout comme les enfants. Du
temps des grands-mères, les femmes ne disposaient au sein du mariage d’aucune autonomie
matérielle. Elles ne choisissaient en général pas leur époux. Echangées entre les clans, elles
constituaient les ‘liens’ de l’alliance, mais pas les ‘alliées’. Elles ne pouvaient intervenir dans la vie
des clans que par l’intermédiaire de leur mari ou de leurs frères, surtout en vieillissant, car les vieilles
femmes ont souvent une connaissance transversale des histoires des familles, et des enjeux claniques
au sein des villages.
Actuellement, les formes de la conjugalité changent. Il y a de plus en plus de concubinages, et
les jeunes gens choisissent davantage leur époux. Les femmes ont plus souvent un emploi, et les
jeunes femmes veulent faire moins d’enfants que leurs mères. Les divorces se multiplient, ainsi que
les plaintes pour violences conjugales366.
Cependant, malgré le fait que les jeunes femmes gagnent de plus en plus fréquemment un
revenu, et considèrent moins que leurs grands-mères qu’elles doivent se soumettre à tous prix à leur
mari, certaines affirment que les relations conjugales n’ont pas changé, compte tenu d’une violence
masculine encore forte.
Dans ce chapitre, je m’intéresserai à des histoires que des jeunes filles m’ont racontées, afin de
percevoir comment le fait de gagner un revenu peut conduire à obtenir ou non une plus grande marge
de manœuvre au sein de sa propre famille comme au sein de son couple.
365
Les projets de développement, les entreprises sont bien souvent sous le nom du mari, sur les terres de son clan, et
ne procurent donc pas aux femmes la même autonomie.
366
SALOMON C. 2002. “Mettre au tribunal, ‘claquer un procès’ : les nouvelles ripostes des femmes kanakes en
Nouvelle-Calédonie.” Archives de Politique Criminelle, n°24: p 161-176.
Wathidra367, jeune femme de 28 ans, est tombée amoureuse d’un jeune homme de bas rang lors
de sa formation. Fille aînée de chef de clan, elle est « le haut du sapin » tandis que lui est « le bas ».
Etant de bas rang, le jeune homme n’avait pas beaucoup de parenté qui pouvait l’aider à financer son
mariage. A Lifou, les filles aînées sont « données à ses oncles », c’est-à-dire que les chefs des
différentes lignées du clan recevront les dons que l’on fait aux parents d’habitude, et se prononceront
sur l’alliance. Le mariage d’une fille aînée de chefferie doit être un grand mariage, et tous les
membres du clan de son père sont invités. Il est donc bien vu que le futur mari soit d’un haut rang,
pour pouvoir honorer les échanges. Ce mari étant de bas rang social, les époux ont obtenu tout de
même le mariage car ils ont tous deux cotisé et emprunté pour faire un mariage du niveau attendu. En
effet, les deux avaient un emploi avec un bon revenu. Cette histoire montre comment le fait de gagner
un revenu a pu aider cette jeune femme à se marier avec un garçon de bas rang. Elle a en quelque
sorte ‘acheté sa descente sociale’: même si cette alliance est jugée mauvaise par le clan, le fait que ce
couple ait des revenus est la garantie que les jeunes mariés pourront fournir une aide aux membres du
clan à l’avenir. Après son mariage, cette jeune femme a pu apporter de l’aide financière à de
nombreuses occasions (mariage des fils des sujets du clan, aide pour ses petits frères et sœurs, etc).
Louise s’est mariée avec un homme français. Elle m’explique que ses parents ne pouvaient pas
l’en empêcher, mais qu’ils n’étaient pas d’accord. Aujourd’hui, elle reste très présente dans sa famille
d’origine, notamment comme aide financière. Cela a pour conséquence que ses parents ont tempéré
l’idée qu’ils avaient ‘perdu une alliance’ ou ‘perdu une fille’.
Les femmes qui travaillent prennent de plus en plus part aux échanges cérémoniels avec leur
propres revenus. Cela peut contribuer au fait qu’elles aient plus de marges de manœuvre vis-à-vis de
leur famille d’origine, quant au choix de leur époux : une femme riait en me disant avoir « acheté son
mariage ». Cela dit, elles peuvent aussi se sentir particulièrement ‘ponctionnées’ par leur famille368.
Après le mariage, les femmes qui gagnent un revenu maintiennent plus facilement des liens
avec leurs frères. Elles peuvent aller souvent les voir (surtout si elles ont une voiture), et
interviennent volontiers dans les histoires de leur famille d’origine. Elles sont devenues, semble-t-il,
plus importantes qu’auparavant dans la cérémonie de mariage de leurs frères : le « xaxa », c’est-àdire le don des sœurs, est considéré comme le don le plus important après celui des oncles utérins. Et
les sœurs non-mariées participent grandement à financer le mariage de leurs frères. Ainsi, du point de
vue financier, les sœurs salariées deviennent les ‘alliées’ de leur frère. La relation frère - sœur, loin de
se distendre, semble au contraire se renforcer avec la salarisation des filles. On considère de plus en
plus que leur travail, et non celui du couple, participe aux biens des clans.
Comme nous l’avons vu précédemment, des mères conseillent à leur fille d’emporter avec elles
des diplômes, et un travail salarié, dans la famille de leur mari. Cela leur garantirait une plus grande
autonomie au sein du couple. Voyons ce que Kate en dit :
« ma grand-mère, je la respecte beaucoup, mais c’était dur sa vie, c’était une esclave. Son mari, il
rentrait, il fallait que tout soit prêt. Les hommes avant, ils voient pas que pour les femmes c’est dur. Ils
voient pas le travail que c’est, les enfants, les champs, ils rentrent, et si c’est pas prêt, ils’ bombardent’
[tapent]. Et puis elle, elle n’avait pas le droit de sortir de chez elle, à part avec les associations, tu vois.
Moi, c’est plus ça. Je travaille donc je sors, j’ai ma voiture, et puis c’est moi qui amène de l’argent à la
maison. Avant, on disait : « les hommes, il faut pas qu’ils portent les enfants, c’est « mitröt » » : c’est
défendu, on dit que ça va les affaiblir. Ils gardaient pas les gosses, ils faisaient pas à manger, tout ça,
sauf si leur femme elle est malade. Mais là non, c’est fini ça, mon mari, parfois il garde les enfants, il
367
Tous les noms de cette partie ne correspondent pas aux vrais noms de mes interlocutrices. J’ai préféré garder
l’anonymat de celles-ci, car elles n’avaient pas forcément envie que leurs histoires apparaissent sous leur nom.
Certaines de ces histoires sont le reflet de plusieurs histoires, se ressemblant.
368
Ce phénomène concerne aussi les hommes : certains couples m’ont dit avoir changé de religion pour se mettre à
distance des réseaux coutumiers, accusés de les ‘piller’. Des religions comme les témoins de Jéhova prônent une vie en
couple avec les enfants, et contestent la monétarisation des échanges coutumiers. Protestants comme catholiques les
accusent de briser les alliances contractées. La monétarisation est considérée par ces derniers de façon relativement
positive. Cela traduit le fait que les gens investissent les fruits de leur travail, salarié, dans les échanges.
m’aide parce que je travaille. »
Le fait d’avoir un emploi transforme plus ou moins fortement la répartition des tâches au sein
du couple. La séparation des tâches est moins stricte entre les époux. Les femmes qui travaillent,
même dans un emploi stéréotypé féminin, effectuent la tâche valorisée, anciennement masculine, de
ramener un revenu. Alors que la grand-mère de Kate effectuait les tâches liées à son rôle d’épouse et
de mère, qui l’enfermaient au sein du foyer, et qui la mettaient sous le contrôle de son mari, Kate, sa
petite fille, peut sortir du foyer, et dispose d’une certaine mobilité.
Un emploi, c’est la possibilité de subvenir à ses besoins, et de se déplacer. Souvent, les femmes
salariées ont aussi une bonne capacité à comprendre les démarches administratives, ce qui facilite les
démarches de plainte ou de divorce, en cas de problème. Les femmes qui ont un emploi peuvent
menacer leur mari de partir, de divorcer ou de porter plainte si celui-ci est auteur de violences
conjugales. Car, si les jeunes femmes cherchent à avoir une autonomie financière, la prérogative
d’autorité maritale reste la norme pour la majorité des couples interrogés. Le pasteur Passa le
confirme :
« Les femmes, c’est bien qu’elles travaillent, d’accord. Mais il ne faut pas qu’elles veuillent être plus
haut que leur mari, se mettre en avant. Elles font honte à leur mari sinon. »369
Kate me dit d’ailleurs son emploi n’empêche pas que son mari de demeurer le chef de la
maison, qu’elle ne veut pas être plus haut que lui. C’est lui qui parle lors des échanges coutumiers.
Comme le fait remarquer C. Salomon, bien souvent, « la sphère conjugale présente une
structure de pouvoir contradictoire entre l’autorité masculine (au sens de commandement) et la
gestion quotidienne effective, souvent exclusivement féminine. » 370 Qu’en est-il lorsque l’épouse
travaille ? La gestion quotidienne reste le plus souvent féminine, quoique moins exclusivement.371 En
revanche, les possibilités d’affronter son mari en cas de désaccord se sont accrues grâce à ces
nouvelles conditions matérielles. Kate me racontait une dispute au sein de son couple. Elle
m’expliquait que son mari, furieux, avait cassé une porte. Elle l’a menacé de partir si il la frappait, et
s’est énervée :
« Je me suis mise à le ‘crier’ : « tu veux casser tout ici, mais tout ça c’est à moi, c’est moi qui ait
payé tout ça ! Si je veux le casser, je peux ! » Oh la la, j’ai cassé la moitié de la vaisselle, je te dis
pas. »
C. Salomon, dans son étude sur la constitution des personnes au Centre Nord de la Grande
Terre, affirme que les substances masculines et féminines se confrontent, et que c’est de cette
confrontation que naît un nouvel être humain. Si l’une des parties, explique-t-elle, est considérée
comme une inférieure hiérarchique, elle ne doit pas totalement se soumettre, sous peine d’annuler
tout l’intérêt de la dualité. J’abonde dans son sens lorsqu’elle dit que les rapports entre les femmes et
les hommes sont placés sous le signe de la confrontation.
Et les moyens de soutenir la confrontation se sont considérablement accrus avec l’augmentation
de l’emploi féminin. Ces moyens sont à la fois des moyens idéels, car lors des formations, les
femmes sont plus à même d’être au courant des protections que peuvent fournir le droit français, et
des moyens matériels, car elles ont une autonomie financière, qui leur permet éventuellement de
menacer leur mari de partir. Elles pourront s’installer plus facilement à Nouméa, et obtenir, si elles
ont une situation stable, la garde des enfants. C. Salomon et C. Hammelin remarquent d’ailleurs que,
toutes générations confondues, ce sont les femmes diplômées et ou ayant un emploi qui sont les
moins victimes de violences conjugales372.
369
Discussion avec Wassaumie Passa, environ 40 ans, pasteur et chef de clan, le 15 avril 2003, Kumo.
Idem : p.331
371
Cela n’est pas sans rappeler le thème de la ‘double journée de travail’. Pour cette discussion, voir : LAUFER J.,
MARRY C., et MARUANI M. 2001. Masculin-Féminin : questions pour les sciences de L’homme. Paris, PUF., ou :
BLÖSS T. (dir). 2001. La dialectique des rapports hommes-femmes. Paris. PUF. Ces récentes études montrent qu’en
France métropolitaine, à temps de travail égal, les femmes effectuent en moyenne 80% des tâches domestiques.
372
Voir par exemple l’interview de C. Salomon et C. Hammelin dans : Mwa Vee. « Une nouvelle aire pour les femmes
kanak ». Avril-mai-juin 2005. N°48, ADCK : p 5-11.
370
Cependant, une majorité de femmes de Lifou n’a qu’un faible niveau d’études, et pas d’emplois
(elles ne sont qu’un tiers des actifs sur l’île). Toutes les filles ne disposent donc pas aujourd’hui d’un
haut niveau d’étude et d’une autonomie financière. Alors que certaines aspirent à un affaiblissement
de l’autorité maritale, et à un partage des tâches domestiques, elles sont confrontées à une toute autre
réalité dans leurs premiers flirts, concubinages et expériences conjugales. Souvent, lors d’un
concubinage, les jeunes femmes sont victimes de violences importantes de la part du « petit copain ».
En effet, la définition de la masculinité repose sur la capacité à exercer une certaine violence (les
garçons font souvent l’expérience dans leur jeunesse de bagarres entre les groupes), et à dominer sa
compagne. Si frapper sa copine ou son épouse est perçu comme moins légitime par les jeunes
générations, cela reste très présent. En effet, « bombarder » sa copine est un moyen préconisé par les
hommes adultes quand celle-ci « ouvre trop sa boîte, est méchante ». Or, des jeunes filles sont de
moins en moins d’accord pour « fermer leur boîte », et disent qu’il s’agit là d’une mentalité dépassée.
Voici des histoires qui illustrent ce changement de comportement. Wagaie vit en concubinage
avec Jorge. Les deux sont sans emploi, et ils attendent que les frères de Jorge se soient mariés, afin
qu’ils puissent se marier à leur tour373. Ils vivent dans la famille de Jorge, et ont déjà deux enfants,
dont un fils. Wagaie m’explique ses problèmes conjugaux :
« Moi, au début, je ne voulais pas d’enfants. Moi avant, j’avais des petits boulots à We, je vivais de
peu, c’était cool. Et puis, après, pour se marier, comme ses parents, ils étaient pas trop d’accord (ils ne
m’aiment pas, parce que je suis une fille qui va avec les garçons), on a fait des enfants. Mais je lui ai
dit : « moi, pas question de me taper le boulot toute seule : si tu vas travailler, je m’occupe des enfants.
Mais si tu restes à la tribu, comme ça, à rien foutre, on partage les tâches. Je ne m’occupe pas toute
seule des gamins. » Lui, je l’aimais bien tu sais, parce qu’il fait la cuisine, il aime bien faire la fête avec
moi, il n’est pas trop jaloux. Mais quand on a eu les enfants, on est allés chez ses parents. Et moi j’ai
deux enfants en bas âges, je ne peux plus bosser. Lui, il dit qu’il va trouver un contrat, mais j’attends
toujours. Tu parles, il passe son temps à boire avec ses copains, à ‘taper la guitare’… Tu sais, l’autre
jour, il y avait une émission à la télé, où une femme, elle obligeait son mari à faire toutes les tâches
ménagères, pour qu’il voit que c’est dur. Je l’ai appelé, je lui ai dis : « viens voir ça !! » j’ai bien rigolé.
Mais tu sais, lui, il était d’accord pour partager les tâches, mais c’est les autres : sa mère, les voisins, ils
disent « Wagaie, elle fait pas ci, Wagaie, elle fait pas ça » alors après il ne voulait plus, c’était l’ancienne
mentalité, le mec, c’est le roi chez lui. Moi je lui ai dit : tu veux faire ça, et ben je te les laisse tes gosses,
et je me suis barrée. »
J’ai appris plus tard que Jorge, encouragé par sa famille, est allé « dresser sa femme » : il s’est
saoulé, et est allé la chercher. Wagaie a eu deux côtes cassées. Une majorité de gens dans le village
trouve que cela est normal, car elle a gravement dérogé à ses devoirs féminins : garder ses enfants.
En plus, elle est considérée comme fainéante (ce qui est très grave pour une femme), car elle refuse
de servir sa belle-famille. Cette histoire nous montre que les attentes des jeunes filles, en matière
d’évolution des normes conjugales, peuvent se confronter aux normes encore très présentes du devoir
maternel et de soumission au conjoint.
Merry a grandi à Nouméa. A 22 ans, elle a fait un enfant avec son petit copain. La demande en
mariage de la famille de ce dernier était acceptée, quand celui-ci fut pris d’accès de violence. Merry a
annulé le mariage, au grand désarroi des deux familles. Elle a dû abandonner son enfant, car celui-ci
avait un nom de la famille de son père (c’est-à-dire qu’il appartient à cette famille). Elle me dit :
« Ah moi, non, les garçons qui tapent bêtement, non ! J’ai dit à Marvin (son nouveau petit copain)
que s’il lève la main sur moi, je m’en vais. Je lui ai dit qu’il n’avait le droit de me taper que si je suis
méchante, si je lui parle mal. »
Les représentations d’une certaine dose de violence conjugale légitime sont encore présentes
dans la jeune génération de Lifou, et la plupart de mes amies attestent d’au moins un rapport prémarital violent374. Dont il est difficile qu’elles se plaignent, car les anciens les sermonnent
373
Les garçons doivent se marier dans l’ordre d’aînesse.
Cela allait de crises de jalousie avec coups, à des rapports sexuels forcés, ce qui semblait relativement normal à mes
interlocutrices, qui qualifiaient cela de « viols pas graves » (les viols graves sont ceux sur mineures, ou ceux qui
374
généralement sur le fait qu’il est interdit de traîner avec les garçons, que si elles étaient restées sages
auprès de leur mère, tout cela ne serait pas arrivé, etc…
Catherine Meyer375, assistante sociale au sein d’un collège et du lycée de Lifou, organise des
discussions avec les élèves sur la sexualité. Elle remarque que beaucoup de questions tournent autour
de ce sujet : quand commence le viol. En effet, des jeunes garçons affirment qu’une fois qu’ils ont
une petite copine, celle-ci n’a plus le droit de refuser un acte sexuel. Des jeunes hommes m’ont dit
être indignés que trois garçons soient allés en prison pour avoir violé une muette376. La violence
sexuelle masculine est pensée bien souvent comme normale.
Jean, jeune homme de 28 ans, regrette la permanence de l’idéal conjugal de domination
masculine :
« Les femmes, ici, elles n’ont pas leur mot à dire, enfin plutôt elles n’ont pas le droit de contredire leurs
maris, sinon, ils les tapent. Par exemple, le soir, si le mari rentre, il réveille sa femme, et si elle lui dit
qu’il a bu l’argent pour nourrir la famille, l’homme, il sait qu’il a tort, mais comme il est trop fier, il
frappe. Le lendemain, parfois, il demande pardon. Dans ma famille, la plupart sont comme ça, mes
frères, mes cousins fff… Ils font comme ça parce qu’ils ont vu leur parent faire comme ça, pour eux c’est
normal. Et puis, les jeunes mecs, ils sont trop fiers ! Leur fierté, c’est finir le ‘pac’ de bière, ne pas être
contredit par sa femme, être toujours au-dessus. Ici, si les femmes elles ont un niveau d’étude plus fort
que le mari, et bien il peut l’empêcher de travailler ou de continuer ses études… Pour pas qu’elle soit
au-dessus. Chez moi, les filles, elles n’avaient pas le droit de sortir. Alors que nous, les garçons, on
sortait, on faisait la fête ! Les filles, même aujourd’hui, c’est pour servir la famille, les hommes à la
maison. C’est encore la mentalité.»
Certains jeunes gens de Lifou sont critiques quant aux modalités des relations conjugales, et
tendent à créer des couples sans violence, avec une autorité maritale tempérée. Cependant, les jeunes
filles sont souvent prises entre deux feux. Certaines, ayant quitté l’école tôt, et s’étant confrontées
aux conditions défavorables du marché de l’emploi néo-calédonien377, se projettent dans un mariage
où elles deviendraient des mères et des épouses reconnues. D’autres envisagent de se marier avec un
blanc, espérant qu’il soit moins autoritaire qu’un mari de Lifou, et qu’elles ne subiront pas les
pressions de leur belle-famille. La plupart s’arrange au fur et à mesure des situations, et tente, bon
gré, mal gré, de refuser d’être « prises pour des esclaves par leur mari ». En tout cas, un changement
notable est survenu entre les grands-mères et les jeunes filles : ces dernières sont moins enclines à se
taire, et vont de plus en plus porter plainte.
Les filles de Lifou qui ont un emploi et donc des revenus peuvent s’en servir pour gagner en
autonomie au sein des rapports conjugaux comme au sein de leur propre famille. Disposer en son
nom de revenus et être informée de ses droits sont des éléments que les femmes salariées mettent en
avant pour soutenir un éventuel conflit avec le conjoint. Ces femmes semblent donc moins démunies
que leurs mères et leurs grands-mères, ou que d’autres jeunes femmes sans revenu. Celles-ci restent
une majorité, et l’examen des relations pré-maritales, comme des premiers temps des relations
conjugales, montre que la prérogative de domination masculine reste la norme. Même si celle-ci est
plus ouvertement contestée.
Nous voyons que les formes et les termes de la conjugalité changent, bien que l’on constate une
permanence de l’autorité masculine. Mais ce qui a considérablement changé, entre les grands-mères
et les filles, ce sont les représentations que les femmes, salariées ou non, se font de leur identité
féminine. Je propose d’analyser enfin les différentes modalités de socialisation sexuée que
engendrent un adultère).
375
Entretien avec Catherine Meyer, assistante sociale, le 21 septembre 2004, lycée de Luecilla.
376
Les femmes qui ont un handicap, ou qui n’adoptent pas le comportement conforme à leur genre, sont fréquemment
perçues comme des ‘filles de la route’, qu’on est en droit de ne pas respecter. Voir : SALOMON C. 2000b. « Les femmes
kanakes face aux violences sexuelles : le tournant judiciaire des années 1990. » Le journal des anthropologues. n° 82-83 :
p 287-307.
377
Les jeunes filles de Lifou sont en grande majorité à Nouméa, pour y chercher du travail et souvent jouir d’une plus
grande liberté de circuler qu’à la tribu.
connaissent les filles d’aujourd’hui, qui sont, selon mon hypothèse, à la source de ces
transformations.
Les transformations de l’identité féminine
Nous avons vu que l’identité féminine au sein du rapport conjugal est marquée par des
évolutions et des permanences : le modèle conjugal qui était celui des grands-parents est en partie
contesté par les jeunes générations, et les femmes qui ont un emploi et un bon niveau d’étude ont de
nouveaux arguments pour refuser d’être reléguées aux tâches domestiques, et d’être soumises de
façon inconditionnelle à leur mari.
Dans ce dernier chapitre, je reviendrai sur le fait que les grands-mères, les mères et les filles ont
été socialisées dans des contextes différents. Je montrerai que la diversité des représentations de ce
qu’est une femme à Lifou résulte en partie des transformations de l’éducation scolaire et familiale :
les jeunes gens de Lifou sont actuellement socialisés dans des espaces, familiaux et scolaires, qui ne
véhiculent pas les mêmes représentations des identités sexuées.
Les femmes de plus de quarante cinq ans ont reçu une éducation ‘scolaire’ au sein des internats
religieux. Pour la plupart d’entre elles, elles ont appris dans ces internats comme au sein de leur
famille qu’être une femme adulte c’est être une épouse et une mère, travailleuse, féconde, qui ne
conteste pas son mari. C. Salomon dit qu’au Centre Nord de la Grande Terre, on doit construire des
garçons par des rites (la plupart disparus), alors que les femmes sont laissées dans un état « naturel » :
leur féminité serait inscrite dans leur corps, par leurs règles et leur pouvoir de fécondité. A Lifou,
comme je l’ai démontré dans le deuxième et le septième chapitre, les parents considèrent qu’il faut
‘construire des filles’ pour en faire des « nyipi atr ». Au sein de l’espace familial, la construction des
filles passe par leur séparation des garçons à la puberté, et leur cantonnement dans l’espace familial,
où elles seront les auxiliaires de leur mère. Pendant ce temps, les garçons font l’expérience d’un
« vagabondage éducationnel », où ils devront éprouver leur force physique, la solidarité avec leur
classe d’âge, et travailleront pour les membres de leur parenté. En cela, c’est plutôt par un travail de
limitation que l’on construit des futures épouses au sein de la socialisation clanique.
Mais au sein des internats, c’est à un véritable travail de construction de l’identité féminine que
l’on assiste : il s’agit ici, par de multiples méthodes organisationnelles, de transformer les jeunes
filles de Lifou en épouses chrétiennes et civilisées. On leur y apprend tous les travaux qu’elles
devront exécuter, mais aussi l’interdit de sexualité pré-maritale et d’utiliser des plantes contraceptives
et abortives, ainsi que le devoir conjugal. Les femmes de cette génération ont bien souvent éduqué
leurs enfants et leurs petits enfants selon des préceptes chrétiens. Cependant, quelques femmes,
obtenant un emploi, ont montré un autre modèle de femmes : des femmes qui « travaillent pour le
pays ». Il est remarquable que pour les femmes qui ont connu cette éducation, même parmi les
femmes qui travaillent, quand je leur demande leur activité, elles me répondent qu’elles sont avant
tout des mères et des épouses, qu’elles ont rempli leur devoir dans leur famille.
Pour la majorité des hommes et des femmes de plus de quarante cinq ans, il faut éduquer les
garçons et les filles de telle sorte que se maintienne un « absolu de distinction et de hiérarchie entre
les sexes », selon les mots de C. Salomon. C’est-à-dire que séparer les activités et les espaces
attribués aux hommes et aux femmes est considéré comme nécessaire au maintien de l’équilibre
social. Les femmes sont valorisées par cette génération lorsqu’elles sont ‘courageuses’ (qu’elles se
sont soumises à leur mari et ont servi leur belle-famille sans se plaindre) et fécondes (dans un cadre
où leur fécondité est appropriée par un homme)378.
378
Cela n’empêche pas que des vieilles femmes comme des vieux hommes aient un regard critique là-dessus. Des
Avec la nécessité de former les enfants du « peuple kanak », ainsi qu’avec la normalisation des
écoles de Nouvelle-Calédonie sur le modèle métropolitain, les filles des années 1970 commencent
suivre les cours aux côtés de leurs camarades masculins, même après la puberté. Elles ont donc reçu
une éducation qui les forme moins à devenir des épouses chrétiennes que la génération précédente.
Dans les collèges mixtes, les cours pratiques différenciés selon le sexe et les leçons de morale laissent
de plus en plus de place à une formation théorique commune aux filles et aux garçons.
Cependant, dans les familles, l’éducation reste très différenciée selon le sexe. Les filles sont
destinées à être données à d’autres familles, et il faut donc les former au sein de la famille à devenir
des bonnes épouses, mais aussi les garder vierges jusqu’au mariage. Alors qu’il est déjà très difficile
dans les années 1970 pour les jeunes gens kanak de réussir des études, et de trouver un emploi, les
filles sont défavorisées dans leur scolarité, car leurs parents craignent de les envoyer au loin passer
des examens. Ils considèrent bien souvent que les filles ne doivent pas aller chercher du travail.
Avec la scolarisation des filles, la séparation entre les deux sexes dès le début de la puberté est
moins forte, du fait que les collèges sont mixtes. D. Kacatr montre que recevoir une formation
commune induit une idée d’égalité, entre blancs et noirs, mais aussi entre hommes et femmes :
« Quand on se marie, on dit « la femme, c’est pour le foyer », on met l’homme devant. Mais depuis
l’école, on a des diplômes qui valent les autres, les autres ethnies aussi. Ca implique des nouvelles façons
d’être et de voir, on ne peut plus cantonner les femmes dans les tâches ménagères. »379
Ainsi, en plus d’un apprentissage de rôles moins différenciés à l’école et au travail, la hiérarchie
entre garçons et filles s’est atténuée au sein de l’espace scolaire au cours des années 1980. Avec
l’exode vers Nouméa, pour travailler un temps, ou pour s’y installer, les filles ont plus de facilités
pour poursuivre des formations là-bas. Elles sont aussi plus encouragées à chercher un emploi,
d’autant plus que la vie quotidienne des gens de Lifou suppose des dépenses croissantes. Avec la
mobilité des familles, le temps passé à l’école, la multiplication des loisirs, pour les parents (bingo,
kava, etc), et pour les enfants (télévision, jeux vidéos, etc), les temps d’éducation où l’on sépare filles
et garçons dès la puberté se raccourcissent.
Pour les femmes de quarante ans environ, s’il faut accomplir leur rôle de mère et d’épouse, elles
considèrent moins que leurs mères qu’elles doivent se soumettre à leur mari quoiqu’il arrive. Marie,
femme de 42 ans vivant en milieu rural, dit :
« On dit qu’il faut s’abaisser devant son mari, d’accord. Mais parfois, le mari, il est tombé tellement
bas, je vois pas comment on peut faire pour s’abaisser devant lui ! »
Avec la multiplication des associations de femmes, et « l’arrivée des droits de la femme »
(selon une expression à Lifou), ces femmes, qui ont rarement un revenu ou une formation
intellectuelle, valorisent le rôle maternel de lien social :
« Moi, je dis, la femme, c’est elle qui éduque les enfants, c’est elle qui est la base du foyer. Il ne
faut pas que les hommes ils massacrent leurs femmes, parce que c’est elles qui sont la base du
pays. »380
« Les femmes, c’est important qu’elles participent aux décisions qui concernent la vie des gens,
parce qu’elles, elles voient bien les problèmes. Il ne faut pas qu’elles volent la place des hommes, c’est
pas ça, mais il faut travailler en complémentarité, dans la famille, comme dans la politique »381
Pour la génération des mères de Lifou, le rôle des femmes dans la communauté kanak dépasse
le simple rôle domestique. Il devient plus courant que les femmes cherchent un emploi, ou
grands-mères, après avoir affirmé publiquement les devoirs des femmes, rigolaient avec moi, se rappelant de leur
jeunesse, où elles se faisaient « astiquer » parce qu’elles fuguaient pour aller voir les garçons ; ou après avoir sermonné
les jeunes générations, disaient que les femmes d’aujourd’hui ont une vie meilleure que celle qu’elles ont connue.
379
Entretien avec Denise Kacatr, Déléguée aux Droits des Femmes, le 13 mars 2003, à We, Lifou.
380
Entretien avec Waiwewe Sylvia Luepak, 32 ans, le 12 septembre 2004, à Traput.
381
Extrait d’un discours d’une représentante d’une association de femme, durant la journée « Femmes kanak et
politique », le 7 mars 2003, CPS, Nouméa.
s’investissent dans des associations ou des partis politiques. Cependant, les hommes et les femmes
constituent pour elles deux groupes distincts, avec des devoirs propres à chaque sexe. Elles
revalorisent les prérogatives féminines, diminuant de ce fait un peu la hiérarchie entre activités
féminines et masculines, et tendent à mettre en cause l’application tyrannique de l’autorité maritale.
On a vu que, pour A. Paini382, ces femmes « négocient leur identité de sexe ». A mon sens, lorsque les
associations de femmes font des discours, des manifestations, ou demandent d’être plus impliquées
dans la gestion des tribus, elles négocient plutôt le droit pour les femmes de faire des activités qui
leur procurent un revenu autonome, de pouvoir sortir de chez elles, de ne plus subir des violences
démesurées au sein de leur vie conjugale, et de reprendre du pouvoir sur la vie sociale. Elles usent
pour cela d’un langage idéologique qui valorise l’identité féminine en étendant ses prérogatives, plus
qu’elles n’en contestent les fondements.
Ainsi, les filles de Lifou reçoivent plusieurs types d’éducation : elles sont socialisées dans
plusieurs univers, où on leur demande de mettre en œuvre diverses modalités d’identité de sexe. La
théorie de B. Lahire sur les transformations dialectiques des rapports entre les sexes nous fournit un
cadre d’analyse fort intéressant. Pour la France métropolitaine, il affirme que la transmission
d’identités sexuées, c’est-à-dire «de façons de voir, de sentir, de penser et d’agir en tant qu’homme
ou en tant que femme »383, se réalise au sein de tous les domaines de l’organisation sociale, où la
différence des sexes est « précoce, omniprésente et multiforme »384. Selon lui,
« les différentes modalités de la socialisation peuvent tout aussi bien former un tableau culturel et
symbolique cohérent que se contredire partiellement ou totalement les unes les autres. » 385
A Lifou, actuellement, on peut faire l’hypothèse que les différentes socialisations sexuées ne
forment pas « un tableau culturel et symbolique cohérent ». Les filles386 reçoivent dans un premier
temps une éducation sexuée au sein de leur famille. Là, les vieilles personnes, dont la parole est
réputée puissante387, véhiculent un idéal de séparation entre les jeunes filles et les jeunes hommes : il
faut pour eux que chacun connaisse son rôle et sa place, et ne se mélangent pas. Les parents, souvent
moins chrétiens, et moins stricts que la génération précédente, demandent à leur fille principalement
d’être travailleuse, à l’école, dans la famille, et de ne pas traîner avec les garçons. Si elles
expérimentent une sexualité pré-maritale, c’est à leurs risques et périls.
D’autre part, les filles passent la plupart de leur temps au sein de l’école. Comme nous l’avons
dit dans le chapitre 8, l’espace scolaire néo-calédonien véhicule des représentations des identités de
sexe « psycho-biologiques », selon les termes de N.C Matthieu. En effet, les professeurs (en majorité
métropolitains), comme les manuels, véhiculent des représentations stéréotypés des identités de sexe.
Nous ne sommes pas ici dans l’idée qu’il y a deux groupes sexués à séparer à tous prix (comme c’est
le cas dans un idéal ‘coutumier’), mais plutôt qu’il y a des individus qui auraient des orientations
« naturelles » ou des caractéristiques psychologiques liées à leur sexe. Les discours républicains
présentent l’école comme un lieu où les filles et les garçons sont considérés comme égaux, et comme
une institution qui assure la promotion des femmes. Cependant, l’orientation professionnelle des
jeunes gens reste très différenciée selon le sexe. Les filles sont dirigées vers des emplois qui
prolongent un rôle féminin, et qui sont moins prestigieux et moins bien payés que ceux vers lesquels
382
PAINI A. 1993. Boundaries of Difference. Geographical and Social Mobility by Lifuan Women. Thèse de doctorat,
Australian National University.
383
LAHIRE B. 2001. « Héritages sexués : incorporation des habitudes et des croyances. » in BLOSS T. (dir). 2001. La
dialectique des rapports hommes-femmes. Paris. PUF : pp 9-21 : p 13.
384
LAHIRE B. 2001. Op cit. : p.12.
385
LAHIRE B. 2001. Op cit. : p. 23.
386
Lorsque je dis les « filles », je me réfère aux femmes non mariées, la génération des « jajiny ». Leur âge varie donc
entre 15 et 30 ans. Mais je ne cherche pas à dire que les identités de sexe se seraient modifiées ‘d’un coup’ d’une classe
d’âge à l’autre. Je tente plutôt de donner au lecteur une vue des dynamiques auxquelles s’affrontent les filles et les
jeunes mariées d’aujourd’hui.
387
Il ne faut pas désobéir à celle-ci, car on risque autrement d’être maudits, et cette parole est considérée comme le
garant de la coutume, de la culture des gens de Lifou.
on oriente les garçons.
Si l’école est perçue par les femmes de Lifou comme la voie royale pour obtenir par la suite un
emploi, et donc une certaine autonomie financière, les filles font souvent l’expérience qu’en tant que
femmes et en tant que Kanak, elles sont défavorisées dans leurs études, dans leurs orientations,
comme sur le marché de l’emploi. Les stéréotypes sexués occidentaux ne sont pas seulement
véhiculés par l’école, mais aussi par la télévision, et la confrontation avec le monde occidental de
Nouméa. Les jeunes filles s’identifient particulièrement aux femmes des séries quotidiennes, qui
présentent souvent des jeunes femmes, blanches, riches, sexy, qui vivent des histoires d’amour
romanesques. Stéréotypes qui sont loin de la vie des jeunes femmes de Lifou, mais qui les font rêver.
La socialisation religieuse des jeunes femmes est de moins en moins présente. Les filles
fréquentent moins l’église ou le temple que les générations précédentes. Certaines abandonnent toute
pratique religieuse, d’autres s’investissent dans les nouvelles sectes. Par exemple, les Témoins de
Jéhova disent améliorer le statut des femmes. Une adepte m’affirmait que, selon eux, dans la bible, il
est dit que la femme est l’aide de l’homme, et non son esclave, et que le couple doit s’installer en
dehors de la famille de l’homme. C’est pour cette raison qu’elle s’était convertie. A son mariage
(catholique), une femme, qui fréquente peu les églises, a dû lire publiquement un texte affirmant que
‘si la parole de l’épouse est d’argent, son silence est d’or’. Lors de cette lecture, elle toussait
fortement, puis est sortie devant son mari, ce qui a fait scandale. Elle me dit qu’il avait fallu faire son
devoir, se marier à l’église, dire les discours coutumiers, mais que ça ne l’empêche pas de penser que
la soumission des femmes, c’est « le temps d’avant ».
Les jeunes filles sont bien moins informées que leurs aînées sur toutes les symboliques qui
touchent les femmes. C’est dans cet objectif, semble-t-il, que Wassaumie Passa a réalisé un spectacle
sur « la femme traditionnelle ». Ce spectacle rappelle les symboliques, protestantes et coutumières,
qui s’attachent aux différents stades de la vie des femmes.388 Selon M. Godelier389, les croyances
perdent de leur intensité quand les rituels, qui permettent de faire passer des idées dans le monde des
corps et des relations sociales, disparaissent. Passant moins de temps dans des contextes religieux et
familiaux où une forte symbolique sexuée ‘coutumière’ s’exprime, les jeunes gens de Lifou
considèrent souvent que la séparation des rôles et des tâches entre filles et garçons au sein du couple
n’est pas fondamentale.En revanche, le fait que ce soit « l’homme qui commande » apparaît comme
une norme encore vivace, dépouillée de sa gangue idéologique.390
Enfin, actuellement, au moment de l’adolescence, des comportements masculins comme se
balader en bande sont appropriés parfois par des filles (ce phénomène est très récent, et encore rare).
Il est plus courant que des jeunes gens de sexe opposé se considèrent comme amis, voire que des
amoureux se tiennent la main en public. Cependant, la socialisation des garçons en classe d’âge reste
une constante : à Drueulu, les garçons sont regroupés par classe d’âge de trois ans391, et vont
vadrouiller ensemble. Dans d’autres tribus, la socialisation masculine est davantage réalisée tout âge
confondu, par la consommation d’alcool. Le « vagabondage éducationnel » reste une expérience
masculine, qu’il serait particulièrement intéressant d’étudier, afin de mieux percevoir comment se
construit aujourd’hui l’identité masculine. Je fais l’hypothèse que les expériences rencontrées à cette
occasion sont constitutives de l’identité masculine : éprouver sa force physique, voire sa violence,
s’affronter à des interdits (comme passer sur des lieux tabous), transgresser des règles coutumières
388
Ce spectacle s’inscrit aussi en porte à faux avec les « droits des femmes français ». Ces derniers sont accusés d’être
une attaque des fondements de la famille (voire de la culture kanak) par certains membres des religions catholiques et
protestantes.
389
Intervention de M. Godelier, au sein du cycle de journées d’étude sur « la dimension sexuée de la personne »,
dirigées
par F. Douaire-Marsaudon et I. Théry, à l’EHESS Marseille, 2004-2005.
390
Quand les grands-mères disent que l’homme et la femme ont chacun leur rôle, leurs tâches, leur place (la femme en
dessous et derrière l’homme, mais présente, fidèle), les filles disent plutôt que dans le rapport conjugal, c’est l’homme
qui commande.
391
Lors de mon premier séjour, un ‘procès coutumier’ a eu lieu, car on avait trouvé des excréments dans la cour de
l’école, et moins grave selon l’avis de tous, les pneus de deux voitures de touristes crevés. Les aînés de chaque classe
d’âge étaient appelés successivement pour dire si les fautifs faisaient partie de leur groupe.
(boire à outrance et aller insulter des gens qu’ils ne pourraient agresser dans d’autres occasions), mais
aussi se soumettre à ses aînés hommes, apprendre à se servir de la parole dans les stratégies
claniques, participer à des cérémonies exclusivement masculines392, sont des expériences interdites
aux filles. En cela, la socialisation différenciée selon le sexe est toujours d’actualité.
Face à ces différentes socialisations, les jeunes femmes de Lifou développent des stratégies, qui
mettent en œuvre des logiques différentes en fonction des situations. C’est particulièrement visible au
sein des rapports pré-conjugaux et conjugaux, comme je l’ai montré précédemment. Par exemple,
une jeune femme de vingt cinq ans me disait que sa première réaction, avec les autres femmes, quand
elle entendait qu’une femme s’était faite « astiquer » (frapper) était : « bien fait pour elle, elle l’a
bien cherché, elle est catre që (méchante) », sans savoir de quoi il s’agit. Pourtant, elle m’a raconté
avoir dit à sa cousine, frappée par son mari : « il faut aller porter plainte, ton mari, c’est un
sanguinaire, il a pas le droit de faire ça. Ca, c’est la mentalité d’avant, il ne faut plus laisser faire. »
Certaines femmes sont en rupture avec le rôle féminin qui leur est demandé en tribu, et adoptent des
stratégies de fuite, en se mariant avec un homme d’une autre communauté393. D’autres refusent de se
marier, et restent s’occuper de leur famille, ou rompent plus délibérément avec leurs devoirs
féminins, et s’en vont à Nouméa ou en France.
Il en va de même avec l’idéal de fécondité. De nombreuses femmes ont des enfants jeunes, car
si l’on sait qu’une jeune fille a eu des relations sexuelles avant le mariage, mais n’a pas eu d’enfant,
elle peut être soupçonnée d’être stérile. De nombreuses jeunes femmes tombent enceintes avant le
mariage (environ 40%)394, espérant parfois que cela jouera en leur faveur pour se marier avec leur
amoureux395. Mais d’autres utilisent des contraceptifs, parfois à l’insu de leur fiancé ou de leur mari.
Et le nombre d’enfants désiré a considérablement diminué. Quand les grands-mères ont fait le plus
d’enfants possible, les mères trouvent que six est un chiffre idéal396, et les jeunes filles en désirent
plutôt trois (mais elles me disaient que les maris n’étaient en général pas d’accord d’en faire si peu).
Elles limitent le nombre de naissances en argumentant, lorsque cela est possible, qu’élever un enfant
nécessite d’importants revenus, et que leurs études vont entraîner de grandes dépenses.
Des jeunes femmes m’ont dit aussi qu’elles éduquent leurs garçons et leurs filles « pareils » :
« Moi, j’essaye de ne pas inculquer la séparation des tâches à mes enfants. (…) Cette éducation là,
moi, j’ai remarqué que ça rend les garçons ‘machos’. Parce qu’après, eux, ce n’est pas de leur devoir de
faire, ils considèrent que si ils ont faim, ce n’est pas à eux de le faire, et c’est presque une honte pour eux
de faire la vaisselle, par exemple, surtout si ils sont en groupe. Après, ils sont handicapés, quand ils sont
seuls, à l’université par exemple. Moi, j’apprends tout à mon fils et à ma fille. (…) Son père il est
d’accord, il dit : « comme ça, elle, elle ne se laissera pas faire avec les garçons plus tard, elle saura se
défendre » ».
Cette femme de 32 ans m’explique qu’elle apprend par ailleurs à ses enfants à remplir leurs
rôles lors des cérémonies coutumières, à respecter les autres, et que cela ne pose pas de problème.
Une transformation dans les formes d’héritage apparaît : certaines femmes qui ont amassé de l’argent
sur un compte en banque ou ont des biens (voiture, maison…) me disaient qu’elles projetaient de
partager ces biens entre tous leurs enfants (garçons, filles, aînés, cadets). En revanche, d’autres
femmes qui ont des biens en leur nom estiment que seul le fils aîné doit hériter, selon la tradition397.
392
Durant ses vacances de classe de terminale, un ami, fils de chef de clan, est parti 15 jours cultiver des champs
‘sacrés’, les champs de la Grande Chefferie. Il a certainement reçu une éducation spécifique là-bas.
393
Plusieurs interlocutrices le remarquent dans : MWA VEE. 2005. « Une nouvelle aire pour les femmes kanak ». Avrilmai-juin 2005. N°48. ADCK., et J M Tjibaou faisait la même remarque dans : J.M.Tjibaou, 1976 Kanaké, Mélanésien de
Nouvelle-Calédonie. Papeete : Editions du Pacifique : chapitre Le projet des femmes ou la renaissance.
394
SALOMON C. 2003 : "Maternité et transformations sociales", dans H. Mokaddem (ed) Approches autour de
Culture et Nature dans le Pacifique Sud, Expressions, Nouméa.
395
Si l’enfant n’est pas reconnu par le père et que le mariage ne se fait pas, l’enfant sera adopté par la famille de la
femme. Une interlocutrice me disait que sa famille était contente d’avoir « gagné un garçon » : donner des enfants est
toujours central dans les représentations associées à l’identité féminine.
396
Il est particulièrement désiré d’avoir trois garçons : il y a comme ça un aîné, un cadet, et un benjamin.
397
le fils aîné hérite normalement de la case de ses parents.
Des parents évoquent des conceptions proches des conceptions occidentales de l’éducation
différenciée des filles et des garçons, en fonction de ‘leur goût’. On voit d’ailleurs apparaître de plus
en plus des habits et des jouets occidentaux, différenciés selon le sexe de l’enfant, dès la petite
enfance. L’éducation que les jeunes femmes prodiguent à leurs filles et à leurs garçons change aussi.
Les filles de Lifou sont donc confrontées à plusieurs socialisations sexuées. L’école semble bien
un des lieux majeurs dans lequel les identités de sexe s’acquièrent et se transforment. L’évolution de
l’éducation scolaire des filles est un facteur explicatif central pour comprendre les transformations de
la construction de l’identité féminine. Les jeunes femmes, comme les femmes diplômées, oscillent
généralement entre plusieurs discours. Un discours proche de celui des vieilles personnes : il faut que
chacun reste à sa place, la femme c’est la mère, la base de la famille. Un discours qui relève d’une
conception occidentale des identités sexuées, de type : « le père, c’est l’autorité, la mère c’est la
douceur ». Mais aussi un discours où hommes et femmes sont conçus en terme de dominants et
dominées. Déwé Gorodé, femme leader indépendantiste l’exprime de la manière suivante :
« [hommes et femmes vivent dans la même culture], mais elle est vécue et exprimée différemment,
suivant que l’on est homme ou femme. L’homme, lui, la vit en position de dominant. (…) C’est
toujours celui qui est dans la position de dominé qui est pour le changement, forcément. Celui qui est
en position dominante ne craint qu’une chose, c’est que le dominé prenne sa place. Mais quel est
l’intérêt pour le dominant, quand on voit où ça mène ? »398
Les femmes de Lifou associent pour la plupart ces trois types de discours, en fonction des
conditions dans lesquelles elles sont. Les femmes diplômées et ayant un revenu sont aussi celles qui
prennent le plus de distance avec les discours des anciens, et qui sont le plus critiques quant à la
hiérarchie des sexes. Elles ont les moyens de le faire. D’autres femmes, qui auraient envie de mener
une vie plus autonome que celle de leur mère, ne le peuvent pas. Elles se confrontent à la fois à un
univers socio-économique néo-calédonien qui les défavorise, et à des hommes qui considèrent qu’au
sein du couple : « trahmany la mus », c’est-à-dire que ce sont eux qui commandent.
Cependant, pour la première fois de façon officielle, en 2004, la revendication de la
participation des femmes aux seins de certaines organisations coutumières émerge. Des femmes, loin
de prôner une rupture avec leur culture kanak, osent ces dernières années revendiquer une évolution
de la « coutume » :
« Dire que la femme ne doit pas parler dans les institutions coutumières « parce que ça a toujours
été comme ça » est une position dangereuse dans la mesure où nous-mêmes ne sommes plus comme
avant. [Si le Sénat coutumier, création récente, refuse la participation des femmes], elles se
tourneront vers les institutions politiques, les communes, les provinces, elles iront porter plainte
devant le tribunal des Blancs au lieu de s’adresser à la justice coutumière.399 »
Dewe Gorodey, femme leader indépendantiste, souligne un enjeu contemporain des sociétés
kanak : transformer les structures des rapports entre les sexes, afin que les femmes ne doivent pas
toujours se tourner vers des institutions occidentales, pour avoir plus d’autonomie et de pouvoir sur
leur vie.
J’espère avoir démontré, dans ce neuvième chapitre, que les femmes de Lifou ne constituent pas
un groupe homogène, et ne conçoivent pas leur identité féminine selon un modèle unique. Et pour
cause : elles ont été socialisées dans des espaces qui ne véhiculent pas les mêmes conceptions des
identités sexuées. Selon A. Paini, ‘les femmes de Lifou’ forment un groupe homogène, et produisent
un discours différent de celui des ‘hommes de Lifou’. La réalité me semble plus complexe. Les
398
GORODE Déwé, interviewée dans MWA VEE. 2005. « Une nouvelle aire pour les femmes kanak ». Avril-mai-juin
2005. N°48. ADCK.
399
Interview de Déwé Gorodé, dans MWA VEE. 2005. « Une nouvelle aire pour les femmes kanak ». Avril-mai-juin 2005.
N°48. ADCK : p. 24.
femmes sont d’une part des personnes formées d’un nœud de relation dans lequel elles expérimentent
leur identité de sexe de façons multiples. Et d’autre part, en soixante ans, les socialisations, les
diverses formes de socialisation sexuée sont en pleine évolution, les représentations des identités de
sexe se sont transformées, comme se sont transformés les rapports entre les hommes et les femmes.
Conclusion
Dans l’introduction de ce mémoire, je suis partie du constat qu’il existe aujourd’hui à Lifou une
pluralité de conceptions de l’identité féminine. Dans cette troisième partie, on a vu que les écoles qui
se sont succédées ont largement contribué à inscrire de manière diverse dans les jeunes gens de Lifou
des identités sexuées.
Pendant plus d’un siècle, les écoles missionnaires et indigènes ont scolarisé les jeunes
Mélanésiens, afin de les ‘civiliser’. Les gens des Iles Loyauté, selon les dires de R.K. Howe, ont
manifesté un grand enthousiasme face à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Cependant,
selon M. Pineau-Salaün, les internats non-mixtes, où vont les jeunes garçons et les jeunes filles dès la
puberté, sont des institutions totalitaires : l’abondance de mesures disciplinaires visent à transformer
profondément les ‘indigènes’, considérés par les missionnaires comme pervertis par leur milieu
culturel.
L’identité féminine, et notamment la sexualité des femmes, est particulièrement visée dans cette
entreprise civilisatrice chrétienne. Dans les internats non-mixtes catholiques et protestants de Lifou,
on apprend aux jeunes filles à devenir des épouses dociles et des mères travailleuses. Les leçons de
morale et les travaux pratiques, accompagnés de punitions sévères, ont pour objectif de former les
futures éducatrices du peuple.
A Lifou, les femmes de plus de quarante cinq ans ont vécu ce type de scolarisation, ce qui
explique en partie leur conception très chrétienne de leur devoir conjugal et maternel. D’autant plus
que leur socialisation au sein de l’univers familial _ où l’on doit séparer les garçons et les filles en
deux groupes distincts, afin de les former à leur futur rôle marital_ fait écho à ce qu’elles
expérimentent au sein de l’espace scolaire.
Cependant, dès les années 1970, les filles commencent à passer des diplômes, aux côtés des
garçons. En effet, les internats non-mixtes ferment leurs portes et des collèges mixtes apparaissent.
La scolarité devient obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans, et les filles pénètrent petit à petit les classes
du secondaire. De multiples freins s’opposent toutefois à leur réussite scolaire. Comme du temps de
leurs mères, la majorité des parents considèrent que les femmes ne vont pas travailler à l’extérieur de
leur foyer, que leur formation n’est pas utile au clan, qu’il ne faut pas qu’elles aient de rapports
sexuels avant le mariage, et en conséquence qu’elles ne doivent pas se déplacer loin de chez elles.
Elles sont souvent réquisitionnées pour aider leur mère, ou pour s’occuper d’un parent malade.
Cependant, avec les revendications indépendantistes arrive la prise de conscience de
l’importance de la formation du peuple kanak. Les premières femmes qui travaillent sont présentées
comme des modèles, car elles sont en général employées dans des domaines qui prolongent leur rôle
d’éducatrices. A Lifou, les jeunes filles qui présentent de bons résultats scolaires commencent à être
encouragées. Ce sont plus particulièrement les filles dont l’un des parents à un emploi, mais aussi les
filles aînées et de haut rang, ou dont la famille est à Nouméa, qui bénéficient d’encouragements
familiaux, et qui réussissent leurs études.
Dans le même temps, l’école est accusée de pervertir les enfants, de les déraciner de leur
culture. La mixité apparaît aux anciens comme une abomination. Mélanger les adolescents pubères,
leur apprendre les mêmes choses, sans établir de hiérarchie entre eux, est considéré comme une
potentielle source de désordre. Et pour cause : les adolescents sont désormais socialisés la majeure
partie de leur temps dans un univers où l’on ne demande pas explicitement que les jeunes garçons
soient « au-dessus » des jeunes filles. A cela s’ajoute le fait que les conditions de l’éducation
familiale se transforment très vite, réduisant les temps de transmission entre parents et enfants.
Dans la dernière décennie, les jeunes filles de Lifou deviennent plus nombreuses que leurs
homologues masculins à réussir les examens du brevet et du baccalauréat. Pourtant, de nouveaux
freins sont apparus. Avec la montée du concubinage et la multiplication des flirts, les obstacles à la
poursuite des études deviennent davantage les grossesses précoces, et les réticences de leur conjoint à
ce qu’elles aient une position sociale élevée. De plus, elles sont moins souvent envoyées en
métropole continuer leurs études que les garçons, et sont dirigées vers des emplois qui leur procurent
moins de prestige, de richesse et de pouvoir que ceux vers lesquels sont dirigés leurs frères. Loin de
rétablir une égalité entre garçons et filles de Lifou, la scolarité est donc une voie par laquelle d’autres
hiérarchies se constituent, cette fois implicitement. Selon R. Trolue :
« On voit qu’il y a un transfert des rôles sociaux traditionnels de l’homme et de la femme (…) Les
hommes qui ont le pouvoir de décision dans leur milieu traditionnel le gardent quand il s’agit de
développement. La femme, elle, va être infirmière, enseignante. Et l’on va voir que d’un contexte à
l’autre, les hommes sont toujours en position de prendre les décisions et de dominer. »400
Si les filles de Lifou sont doublement désavantagées sur le marché de l’emploi en tant que
femmes et en tant que Kanak, cela n’empêche pas qu’elles investissent pleinement l’espace scolaire,
et que l’obtention de diplômes et d’un travail rémunéré restent au coeur de leurs stratégies.
A Lifou, on encourage fortement les enfants à réussir à l’école : de la maîtrise des savoirs
occidentaux dépend l’avenir du clan, de l’île, et du peuple kanak. Les gens de Lifou sont réputés pour
investir particulièrement les filières qui débouchent sur des professions intellectuelles, artistiques, ou
politiques. Les jeunes gens des Iles Loyauté représentent d’ailleurs 47% des parcours dans
l’enseignement supérieur financés par le programme « 400 Cadres ». Faire des études est considéré
actuellement comme quelque chose de fondamental dans la construction des personnes. Et le prestige
qu’apporte un haut niveau d’étude est accessible aussi bien aux femmes qu’aux hommes.
Dans la société contemporaine, les besoins financiers ont considérablement augmenté, et
l’apport monétaire des filles devient un élément non négligeable. Mais avoir un revenu et un certain
niveau d’étude permet aussi de gagner en autonomie au sein de la relation conjugale. C’est entre
autre pour cela que les mères poussent leur fille à obtenir des diplômes. Ils sont en quelque sorte un
‘héritage’ immatériel que les filles emportent « dans leur sac », avec leur couteau et leur coquille de
moule401, lors du mariage.
Il est courant aujourd’hui que ces jeunes femmes se retrouvent ‘entre deux feux’. Du fait de
leurs multiples socialisations sexuées, elles articulent des logiques différentes. D’une part il faut
respecter la parole des « vieux » : ne pas rester avec des garçons, faire le « travail des femmes », et
s’abaisser devant son époux. D’autre part, elles expérimentent une scolarité où elles apprennent la
même chose que les garçons, et s’identifient dans les mass-médias à des stéréotypes féminins
auxquels elles ne ressemblent pas. Enfin, certaines remettent en cause frontalement la domination
masculine, et affirment que cela est « le temps d’avant ». Ainsi, si au cœur de la définition de
l’identité féminine, il y a toujours la fécondité et le devoir d’humilité envers les hommes, les jeunes
femmes tentent de gagner de l’autonomie en se formant.
En définitive, le système de genre de Lifou apparaît comme un ‘tout en transformation’. Ces
transformations sont le résultat de l’existence de rapports antagoniques, souvent à l’origine de
dynamiques sociales402. Mais elles sont aussi impulsées par le contact avec des institutions scolaires
religieuses et laïques, issues d’une autre société.
400
Interview de Rolande Trolue, spécialiste de la condition féminine à la Communauté du Pacifique Sud, dans : MWA
VEE. 2005. « Une nouvelle aire pour les femmes kanak ». Avril-mai-juin 2005. N°48. ADCK.
401
Ces éléments sont les objets que l’on donne à la jeune fille lorsqu’elle quitte sa famille, lors de la cérémonie de
mariage.
402
BALANDIER G. 1971. Sens et puissance. Paris : PUF.
CONCLUSION
Au fil de ce mémoire de Master 2, j’ai proposé d’analyser la question de l’identité féminine à
Lifou en Nouvelle-Calédonie, sous l’angle de sa diversité, et d’un point de vue dynamique. Ce travail
a été mené au travers des deux questions suivantes : comment se constituent les identités sexuées au
sein des espaces de socialisation, familial et scolaire ? Comment se transforment-elles, en regard des
évolutions de la société lifou ?
Ma première enquête de terrain avait permis de relever la diversité et la complexité des
représentations de l’identité féminine à Lifou. Lors de la seconde enquête de terrain, j’ai cherché à
comprendre quelle éducation ont reçue les trois dernières générations, en fonction de leur sexe. Cette
seconde recherche a mis en évidence qu’à Lifou, l’identité sexuée fait partie des éléments que les
enfants doivent acquérir afin de devenir des « vraies personnes ». Mon analyse s’est donc orientée
vers une problématique de la construction de la personne et des identités sexuées.
M. Leenhardt affirme que les Mélanésiens conçoivent la personne en relation, mais aussi
comme un ‘vide’ : ils n’auraient pas d’égo. Chacun serait perpétuellement l’élément d’une dualité. A.
Bensa critique fortement cette théorie, et affirme qu’au contraire, les Kanak sont des individus,
élaborant des stratégies aussi bien personnelles qu’au niveau du clan ou au plan politique national ou
international. J’ai démontré qu’à Lifou, les gens sont en effet des acteurs stratégiques, et que, loin de
considérer la « personne » (« atr ») comme un ‘vide’, il la voient au contraire comme un noeud
relationnel. L’identité d’une personne est déterminée par son appartenance à un clan paternel, lequel a
une histoire, racontée dans les mythes et incarnée dans une série de lieux tabous où résident les
ancêtres. Cette relation aux défunts détermine l’appartenance à tel ou tel type de clan. Filles et
garçons héritent selon leur clan de naissance de certains traits physiques et psychologiques. Mais
chaque personne est aussi inscrite dans un réseau relationnel, composé des membres de son clan, et
des membres des clans alliés. Enfin, chacun occupe une position hiérarchique précise, en fonction de
son rang, de son âge et de son sexe. Actuellement, les gens de Lifou se définissent aussi en fonction
de leur travail, de leur appartenance religieuse, politique, associative, etc. Mais ils insistent sur la
permanence du caractère éminemment relationnel de la personne. Les théories de E. Ortigues403,
reprises par I. Théry, paraissent pertinentes pour comprendre comment les éléments qui composent
une personne sont sous-tendus par des relations.
Lorsque l’on se penche sur la notion de personne à Lifou, il apparaît qu’au cœur de cette notion
se trouve celle du savoir. Or, on devient à Lifou une « vraie personne » au terme d’un premier
processus de socialisation, qui permet d’accumuler et d’incorporer des connaissances sur qui l’on est,
c’est-à-dire sur la toile relationnelle dans laquelle on se situe. Cela n’est pas sans rappeler la théorie
de L. Dousset, qui insiste sur l’aspect processuel de la personne. Cet aller-retour entre les théories
locales de la personne et le débat critique ethnologique autour de cette notion m’ont permis d’orienter
mon questionnement. Par quels processus apprend-on aux filles et aux garçons à devenir de « vraies
personnes », et pour cela, de « vrais hommes » et de « vraies femmes » ? Dans quelles relations
s’expérimente l’identité féminine ?
Ce questionnement sur la socialisation différenciée entre les filles et les garçons n’a jamais été
posé au sein de l’anthropologie néo-calédonienne, fréquemment androcentrée. Seule l’éducation
masculine est parfois évoquée. En outre, A. Paini affirme que les femmes n’ont pas accès aux savoirs
claniques.
J’ai démontré ici que filles et garçons reçoivent une éducation relativement similaire jusqu’à la
403
ORTIGUES E. 1985. « Le concept de personnalité. » Critiques. N° 456. pp 519-536.
puberté, et que les filles peuvent connaître l’histoire du clan de leur père, le réseau clanique ainsi que
les lieux où vivent les ancêtres de ce dernier. Dès la puberté, les filles et les garçons sont séparés, et
on leur apprend les travaux et les attitudes qui leur sont dévolus lors de leur vie conjugale. Les filles
sont formées à être des épouses dociles et des mères travailleuses, et les garçons à être des membres
courageux du clan. Nous pouvons émettre l’hypothèse que les rites qui consistent à couper les
cheveux des petits garçons, à raser la première barbe des adolescents, et le vagabondage éducationnel
des jeunes hommes sont des éléments qui mettent les garçons du côté de la maîtrise du social, tandis
que les filles sont laissées du côté des puissances naturelles.
En effet, les garçons deviennent de « vraies personnes », des êtres qui savent, en apprenant les
mythes et leur usage politique au sein des chefferies. Les femmes, elles, ne sont pas exclues du
savoir, mais de sa pratique publique. Elles ont en réalité un savoir transversal, car leur mère et grandmère leur ont parfois raconté les mythes des clans dont elles sont originaires. Elles apprennent aussi à
connaître les réseaux claniques et l’histoire du clan de leur mari. Les savoirs claniques des femmes
concernent donc les alliances. Ils sont activés notamment lors du choix de l’épouse de leurs fils et
neveux, et lors de conflits, pour conseiller leurs frères et maris.
Analyser la socialisation familiale des filles et des garçons permet d’appréhender dans un
premier temps la façon dont les gens de Lifou pensent le genre. En effet, à Lifou, il faut éduquer, dès
la puberté, les filles et les garçons de façon différenciée. Les deux groupes sexués sont séparés et
hiérarchisés : cette séparation des sexes est conçue comme nécessaire à l’équilibre social.404
Cependant, l’identité de sexe s’expérimente dans des relations aussi différentes que peuvent
l’être celles du couple d’époux ou de la paire frère - sœur. Dans la première, l’identité sexuée est
marquée du sceau de la hiérarchie, et se révèle très proche de ce que décrit C. Salomon pour la
Grande Terre. Les rapports entre les hommes et les femmes qui sont potentiellement des partenaires
sexuels, sont « antagoniques ». Une femme « föe » doit être féconde et réaliser tous les travaux
domestiques, mais ces prérogatives sont sous contrôle masculin. Etre une femme est fréquemment
défini par les épouses au travers de la relation conjugale, où certaines, suffisamment nombreuses pour
que cela ne soit pas un fait mineur, expérimentent une domination masculine violente.
Mais être une femme, c’est aussi être une sœur. Cette relation est opposée sur bien des points à
celle qui régit les rapports entre époux : sexuée, elle est classée hors sexe, au point que l’on s’interdit
toute allusion sexuelle en la présence de son / sa « xa » (« germain de sexe opposé»). Cette relation
n’est pas hiérarchisée en fonction du sexe, et n’est pas censée être le théâtre de violences. Frères et
sœurs se doivent une solidarité réciproque durant toute leur vie, notamment lors du mariage des
frères, du mariage des enfants de la sœur, des deuils de la soeur et de ses enfants. Ces pratiques
rappellent ce que F. Douaire-Marsaudon dit à propos des îles Tonga, Wallis et Futuna : les rapports
frères - sœurs sont d’une importance capitale dans l’organisation sociale, et au sein de cette relation
s’expérimente l’une des facettes de l’identité féminine.
L’analyse de la bi-partition du monde en deux catégories sexuées donne raison sur certains
points aux théories de F. Héritier. Selon elle :
« On pourrait dire que la différence entre les sexes est, toujours et dans toutes les sociétés,
idéologiquement traduite dans un langage binaire et hiérarchisé »405
Cependant, dans cette société, ce qui est associé au féminin et ce qui est associé au masculin ne
sont pas nécessairement hiérarchisés, et en ceci, cette bipartition du monde ne correspond pas au
modèle universel proposé par F. Héritier. En effet, lorsque le féminin est associé à la terre et à sa
puissance de fécondité, et le masculin aux clans guerriers et aux chefferies, les termes de la dualité ne
sont pas hiérarchisés. Et c’est probablement en ce sens que W. Passa considère les rapports hommes femmes lorsqu’il affirme que « il n’a jamais été dit que les femmes sont inférieures aux hommes ».
404
On reconnaît là ce que N.C. Matthieu appelle le mode de conceptualisation de l’identité « sexuée ». MATTHIEU N-C.
1989. « Identité sexuelle/ sexuée/ de sexe ? Trois modes de conceptualisation du genre ». in Daune-Richard A.-M. et
Hurtig M.-C. (dir.) . Catégorisation de sexe et construction scientifique. Aix-en-Provence : Unviversité de Provence.
405
F.Héritier. 1981. « La femme dans les systèmes de représentation. Entretien avec F.Héritier. » in Sullerot.E (dir). Le
fait féminin. Paris : Fayard : p 397.
Les figures mythiques féminines expriment les trois âges de la vie : fille, mère et vieille femme.
Ces figures féminines sont profondément ambiguës lorsqu’elles sont fécondes. Elles sont même
nocives lorsqu’elles ne sont pas sous contrôle masculin, comme c’est le cas des « wananathin ». Ces
dernières sont dans un en-deça du social : elles franchissent la barrière des sexes à leur guise, ce qui
est le comble de l’abomination. Seules les vieilles femmes, qui ne sont plus fécondes, sont positives,
et leur puissance vitale aide à créer les chefferies.
Dans un premier temps, j’ai démontré que filles et garçons ont accès à des savoirs claniques,
lors de leur socialisation familiale, et qu’elles deviennent aussi à leur mariage des « vraies
personnes ». Dès la puberté, on s’attache à construire des identités de sexe séparées, et cette
éducation sexuée prépare les jeunes gens à tenir les rôles qu’ils auront en tant qu’époux. Les
fonctions de mère et d’épouse sont au coeur de la définition de l’identité féminine, et dans ce sens,
l’identité de sexe est le lieu d’une forte hiérarchie. Mais l’identité féminine s’exprime aussi dans
d’autres relations, telles celles frère - sœur, relation hiérarchisée selon l’âge, et non selon le sexe. La
construction des identités de sexe, comme l’expérience de diverses relations sexuées, ne consistent
pas uniquement à fonder la domination masculine. Les symboliques associées au masculin et au
féminin n’expriment pas toujours une hiérarchie en faveur du masculin. L’identité de sexe est donc
multiple, et si les rapports entre maris et femmes sont marqués par un « antagonisme sourd », ils ne
constituent pas la seule relation au sein de laquelle s’exprime la différence des sexes.
A Lifou, l’identité féminine a donc plusieurs facettes. Cependant, la diversité des conceptions
de l’identité féminine est aussi le résultat d’une évolution historique : les femmes et les hommes de
Lifou ont été socialisés dans des systèmes scolaires passablement différents.
En effet, les femmes de plus de quarante cinq ans ont été scolarisées dans des internats nonmixtes religieux. Ces femmes mûres conçoivent souvent en conséquence leur identité féminine au
travers de l’image de la mère féconde, de l’épouse fidèle et soumise, de la femme au foyer
travailleuse et soucieuse de l’hygiène. De plus, au sein de l’éducation familiale comme de l’éducation
scolaire, on séparait garçons et filles dès la puberté, afin de les préparer à leur futur rôle, hiérarchisé.
Mais depuis la standardisation de l’école en Nouvelle-Calédonie, à la fin des années 1960, les
filles qui vont au collège sont de plus en plus nombreuses, notamment avec les migrations vers
Nouméa, et l’ouverture de collèges mixtes à Lifou dans les années 1970. Cependant, alors que
quelques femmes ont réussi leurs études et travaillent déjà, les filles sont peu encouragées à passer
des diplômes, étant donné que la majorité des parents pense que les filles vont être données à une
autre famille, afin d’y faire des enfants et d’y prendre soin du foyer. Avec les revendications kanak, et
parmi celles-ci l’idée qu’il faut former le peuple kanak pour préparer son avenir, la conception du
devenir des filles change.
Les gens de Lifou sont particulièrement ambitieux quant au parcours scolaire des jeunes gens.
Le prestige et les compétences acquises dans l’univers occidental, ainsi que le revenu gagné et mis au
service de sa famille, sont de nouveaux éléments dans la ‘richesse’ des clans. Aujourd’hui, être une
« vraie personne » peut passer par la maîtrise des savoirs occidentaux, et ce « vrai travail pour le
pays » devient une affaire qui concerne tous, filles et garçons. De même, les revenus des filles
prennent de plus en plus de place dans les échanges coutumiers. Par ailleurs, une fille qui travaille est
fréquemment demandée en mariage. Certains parents, conscients des difficultés que peuvent
rencontrer leurs filles lors de leur vie conjugale, les encouragent aussi à poursuivre des études. Avoir
des diplômes et un travail permet aux filles de garder au sein de leur couple une certaine marge
d’autonomie.
L’implication des filles dans des études ainsi que dans la vie économique néo-calédonienne a
comme conséquence que la place des femmes au sein des réseaux coutumiers évolue. Au point que
l’on peut se demander si certaines femmes ne sont pas devenues les ‘alliées’ de leur frère, c’est-à-dire
des aides conséquentes de ces derniers, même après qu’elles se soient mariées, plutôt que des ‘objets’
d’échange entre le clan de leur frère et celui de leur mari.
En regard de ces évolutions, comment s’est transformée l’identité féminine ? En premier lieu,
ces quarante dernières années, l’éducation religieuse s’est considérablement réduite. En revanche, les
gens de Lifou de moins de quarante cinq ans ont passé une grande partie de leur jeunesse dans des
écoles calquées sur le modèle français. Quelles identités sexuées véhiculent ces dernières institutions
scolaires ? Tout d’abord, aller dans des collèges mixtes atténue l’absolu de séparation des jeunes gens
dès la puberté, ainsi que celui de hiérarchie entre les deux sexes. Dans les collèges mixtes, il ne s’agit
pas de constituer deux groupes différenciés, mais d’apprendre à tous des savoirs communs.
Cependant, les écoles de Nouvelle-Calédonie, comme les écoles de métropole, véhiculent, en
particulier au travers des manuels, des stéréotypes sur les sexes. Si, au niveau du baccalauréat, les
filles de Lifou réussissent aujourd’hui mieux que leurs homologues masculins, elles sont orientées
vers des professions qui leur procurent moins de prestige, de richesse et de pouvoir sur le monde
social, que celles vers lesquelles sont orientés leurs camarades masculins.
En définitive, les jeunes femmes sont socialisées dans des milieux qui véhiculent des
représentations sexuées divergentes. Selon B. Lahire, la multiplicité des socialisations peut présenter
un système de genre où les identités sexuées sont multiples et contradictoires. C’est le cas à Lifou.
D’une part, les filles et les jeunes femmes sont éduquées par leurs grands-parents et parents, qui
favorisent une séparation et une hiérarchisation de deux groupes sexués dès la puberté. Et d’autre
part, dans un univers scolaire qui prône l’égalité entre les sexes mais véhicule des stéréotypes qui
défavorisent les femmes dans l’univers socio-économique néo-calédonien. C’est au sein de ces
socialisations contradictoires qu’émergent récemment les revendications d’une évolution de la place
des femmes dans ‘la coutume’. La diversité des représentations de l’identité féminine que j’ai
recueillie s’explique par le fait que des femmes qui ont été socialisées dans des contextes fort
différents se côtoient à Lifou, et par le fait que les jeunes femmes de Lifou articulent différentes
représentations de leur identité de sexe.
En conclusion, le système de genre de Lifou apparaît comme un ‘tout multiple et en
transformation’. La construction des identités sexuées prend diverses formes, en fonction de la place
de la personne au sein des enjeux qui animent son réseau relationnel. Les évolutions de l’identité
féminine ne sont pas uniquement impulsées par des institutions occidentales telles que l’école ou la
croissance de l’emploi féminin, lesquelles s’inscrivent aussi bien dans un continuum quant aux rôles
sexués que dans une certaine logique de promotion féminine. Elles s’inscrivent aussi dans les
dynamiques contemporaines du renouveau identitaire du peuple kanak.
Depuis 1988, les sociétés kanak de Nouvelle-Calédonie sont engagées dans un processus de
rééquilibrage des inégalités économiques et politiques entre les communautés du Territoire. Afin de
mener à bien ce projet, les jeunes filles et garçons kanak sont particulièrement encouragés à se former
au sein du système scolaire français. Les femmes deviennent ainsi des membres importants pour la
« richesse » des clans. Les identités sexuées, comme la conjugalité, se transforment.
Il serait intéressant d’analyser à Lifou les formes d’alliances et leurs changements. Le mariage
est le lieu par excellence où s’organise la reproduction de la société. Si l’on en faisait une analyse en
se plaçant dans une perspective diachronique, cela nous informerait à la fois sur la structure des
alliances entre les clans, sur le fonctionnement de la parenté, et sur l’évolution du système de genre à
Lifou. En effet, à ce jour, le système de parenté comme l’implication des alliances dans les enjeux
claniques n’ont pas été étudiés à Lifou.
A quelles transformations d’une société assiste-t-on lorsque l’on passe d’un système
polygamique à un système monogamique, comme cela s’est passé au siècle dernier ? Plus
récemment, les mariages arrangés (par les parents, mais aussi par les prêtres et pasteurs) laissent
place à des mariages où les conjoints se choisissent. De même, les dons lors des mariages sont
devenus fortement monétarisés. L’analyse ethno-historique du mariage, lieu où se donne à voir les
relations de parenté, les rapports entre les sexes, l’inscription des individus dans différents systèmes
_coutumiers, religieux, civil_ et les relations politiques, permettrait d’éclairer une autre facette de la
société kanak et de la société lifou de Nouvelle-Calédonie. C’est une tâche à laquelle j’aimerais
m’atteler.
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