joyce le heros
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joyce le heros
au moyen du mythe et du symbole, il exalte ses personnages et transforme des gens communs en héros épiques — même si éette exaltation, exige aussi qu'il les hisse sin une scène de café-concert pour leur faire faire un numéro comique. Le vrai Ulysse, celui d'Homère, échappe à un quartier de roche que lui lance un Cyclope mangeur d'hommes. Bloom, le nouvel Ulysse, est attaqué par un Irlandais chauviniste et ivre qui n'y voit pas assez clair • pour l'atteindre à l'aide d'une boîte de biscuits en fer-blanc. Bloom, insulté parce que juif et tourné en ridicule parce que cocu, n'en finit pas moins roi' d"Itha_que, au n° 7 d'Eccles Street. Il est aussi nous7Mêmes, et nous revêtons avec lui une couronne de gloire absurde. - Le whisky et l'arc-en-ciel Le monde a pardonné à Joyce les excès d' « Ulysse », mais il n'est pas encore prêt à lui pardonner la démence de « Finnegans Wake ». On imagine pourtant difficilement quel autre livre il eût pu écrire après une œuvre de fiction qui avait fouillé dans ses, tréfonds l'esprit humain à l'état de veille. « Ulysse » 'rôde parfois aux frontières du sommeil mais ne pénètre jamais dans son royaume. « Finnegans 'Wake » est une représentation du cerveau endormi. Il a fallu à Joyce dix-sept ans pour l'écrire, entre ses opérations ophtalmologiques et les soucis que lui causait le naufrage mental de sa fille Lucia. Il trouva peu d'encouragements autour de lui, même de la part d'Ezra Pound, ce prince des avant-gardistes. Quant à sa femme, Nora, elle se borna à lui dire qu'il devrait écrire un « nice book » que tout le monde pourrait lire. Mais il fallait bien évidemment que « Finnegans Wake » fût écrit, et Joyce était le seul homme assez totalement voué à son art, ou assez fou, pour le faire. Le livre met en scène un cabaretier qui vit à Chapelizod, juste en dehors de Dublin, et qui semble s'appeler Mr. Porter. Dans son rêve, il devient Humphrey Chimpden Earwicker, le nordique envahisseur de l'Irlande catholique, un homme qui porte sur son dos la bosse d'une sorte de culpabilité incestueuse, qui exprime cette culpabilité en bégayant et qui assume celle de tous les pécheurs. Sa femme, Ann, incarne toutes les femmes, et elle est aussi Anna Livia Mirabelle, le fleuve Liffey et, par extension, toutes les rivières du monde. Lui, qui brode à travers le texte, comme un monogramme, ses initiales HCE, est le grand maçon archétypique Finnegan ainsi que toutes les villes bâties par ce dernier. Leur fille Isobel incarne toutes les tentatrices. Leurs fils jumeaux Kevin et Jerry, ou Shem et Shaun, représentent l'éternel principe d'opposition — parfois Caïn et Abel, parfois Napoléon et Wellington, parfois Brutus et Cassius sous le déguisement de Burrus et Caseus, ou le beurre et le fromage. Les personnages changent d'identité, l'espace est plastique, l'action se déroule en 1132, chiffre qui n'indique pas une année réelle mais n'est que la notation sténographique du processus circulaire de la chute et de la résurrection (pour compter 11 sur nos doigts, nous devons recommencer à zéro ; le carré de 32 pieds par seconde est le taux d'accélération de la chute des corps). Le récit, cyclique, n'a pas de fin. La langue est un dialecte babélien de l'invention de Joyce, fait de toutes les langues qu'il a apprises en exil et qu'il estimait être aptes à raconter un rêve universel. Bien des gens, et des plus lettrés, ont dû s'arracher les cheveux en ouvrant le livre et en lisant ce qui suit : _ « not yet, though venissoon after, had a kiciscad btittended a bland old isaac not yet, JOYCE LE HEROS though all's fair in vanessy, were sosie sesthers wroth with twone nathandhoe. Rot a peck of pa's malt had Jhem or Shen brewed by arclight and rory end to the regginbrow was to be seen ringsome on the aqua face. » « pas plus qu'encore, quoique pentecôte après, n'eut son roux cadet floué un ameugle isaac chevrauné : et bien que rien naît neuf en vanessie, point n'avaient les susistheurs déruthé leur doublempair Nathanjoe. Et mie Jhem ou Shaun, sous volts arctiques, lampé le malt paternel et de l'arc-en-cil l'irroré se pouvait à la ronde boire sur l'aquaface. » (Traduction André , Du Bouchet.) On croit à du charabia, mais ce n'en est pas. De sa vie, Joyce n'a jamais écrit une seule ligne de charabia. Jacob, qui est James ou Shem, le fils cadet, mais aussi un cad, un filou, revêt une peau de chèvre pour tromper son vieux père Isaac, qui est aimable (bland) et aveugle (blind), « ameugle » en français, afin d'obtenir sa bénédiction — et c'est aussi Parnell arrachant à Isaac But le leadership irlandais. Susannah, Esther et Ruth sont là aussi, toutes aimées du vieillard (comme HCE aime sa propre fille), de même que Stella et Vanessa (qui s'appellent aussi toutes deux Esther), aimées par un Jonathan Swift qui est à la fois Nathan et Joseph. Et voici Jhem et Shaun, dont les noms mélangés évoquent ceux des fils de Noé, qui attendent qu'ait fermenté le whisky au bout de l'arc-enciel. Il y a bien sûr un peu trop de choses dans ce passage, mais nous serions bien ingrats de nous plaindre d'une telle abondance. La plupart des écrivains ne nous donnent pas assez. Il est certain que Joyce ne chercha jamais à être un auteur à succès. Cependant, la célébration de son centenaire soulève plus d'enthousiasme que n'en a montré le monde des lettres en 1970 pour Charles Dickens qui, lui, rechercha le succès populaire. Cette célébration atteindra son point culminant à Dublin, où il se trouve encore aujourd'hui des gens pour traiter Joyce d'ignoble personnage tout en révérant son père comme un parfait gentleman (situation analogue à celle de Lawrence père et fils à Eastwood, dans le Nottingham, depuis la publication de « Lady Chatterley »). Quels que soient l'année ou le jour, il est d'ailleurs très difficile de ne pas célébrer Joyce à Dublin, car, tout comme Earwicker-Finnegan lui-même, Joyce a créé Dublin. Il en a fait un lieu aussi mythique que l'Enfer, le Paradis et le, Purgatoire de Dante tout à la fois. En même temps, il a souligné son existence physique et donné une densité de réalité accrue à ses rues, ses pubs et ses églises. Quand nous buvons une Guinness au Bailey ou au Davy Byrne's, nous empruntons à Joyce ses papilles gustatives, et lorsque nous marchons dans Sandymount Strand, c'est avec ses vieilles sandales de tennis. Joyce ne pouvait pas vivre dans cette ville, mais il n'a pas pu l'oublier. Il est à ce point obsédé par les moindres détails de sa vie et de son parler qu'il force tous ses lecteurs à devenir eux-mêmes des « gens de Dublin ». Il n'existe pas d'autres écrivains à propos de qui la nécessité de s'imbiber complètement d'une localité soit aussi essentielle à la compréhension de l'oeuvre. « Ulysse » commence dans une tour Martello qui est toujours debout. L'odyssée de Bloom peut se suivre avec le doigt sur un plan de la ville et peut même se chronométrer. Même « Finnegans Wake », le livre le plus abstrus, le plus subtilement raréfié qui ait jamais été écrit, est mis en scène avec précision, à Chapelizod, au sud de Phoenix Park, où l'on peut situer le pub d'Earwicker à l'endroit où se trouve le Dead Man (ainsi nommé parce que les clients qui sortaient ivres morts de ce pub se faisaient écraser par les tramways). Propriété de tout le monde A la solidité du décor répond celle des personnages. Leopold Bloom est tellement tridimensionnel qu'aucune bouffonnerie linguistique ne saurait estomper ses contours. Le triste bégaiement d'Earwicker se fait clairement entendre jusque dans les labyrinthes du rêve. Certains, parmi les admirateurs de Joyce, parviennent à oublier les tortuosités du style pour s'attacher uniquement aux personnages en chair et en os qu'il a créés ainsi qu'à leur environnement géographique. Malheureusement, il se trouve beaueôup trop d'autres spécialistes pour se délecter avec pédantisme de son style comme de sa maîtrise de la structure et du symbolisme. Pour bien apprécier James Joyce, il ne faut pas le laisser monter trop à la tête... au point de confondre son nom avec celui d'un irish whisky ! Joyce a eu une grande chance posthume : celle de se voir consacrer la meilleure biographie jamais écrite dans notre siècle, par le professeur JAMES AU JOUR LE JOUR LETTRES Ill par James Joyce Réunies par Richard Ellmann Traduites de l'anglais par Marie Tadié Gallimard, 526 pages, 190 francs. Ce volume couvre la période 1915-1929, capitale pour la renommée de Joyce. En effet, à en croire l'auteur lui-même, il se passe d'abord des années où l'on ne vend . aux Etats-Unis que... zéro exemplaire du Portrait de l'artiste en jeune homme ». Mais Joyce achève aussi « Ulysse », dont la publication (en fascicules, à Londres, en 1919, et en volume, chez Shakespeare and Co, le 2 février 1922, jour anniversaire de ses quarante ans) déclenchera un acendale naturellement homérique. L'artiste n'avait d'ailleurs décidément pas de chance avec les EtatsUnis puisqu'une Société pour la Répression du Vice voudra y obtenir l'interdiction de certains passages et qu'une édition pirate l'y privera de la majeure partie de ses droits d'auteur. Cependant, une pétition circulera pour soutenir Joyce et dont l'un des premiers signataires sera Albert Einstein. Où qu'aille Joyce, de Trieste à Paris, il emporte ses problèmes avec lui. Problèmes d'yeux : dix opérations entre avril 1923 et mai 1930'l Problèmes de déménage perpétuellement' et passe logement même I'é té de .1921 rue du Cardinal-Lérnoine, abandonne son propre apparteValery Larbaud > ment. Problèmes > d'argent : la plupart ',du temps,. c'est Harriet Shaw Weaver, une généreuse admiratrice, qui les résout anonymement. Problèmes d'écriture ? Sans doute aussi, mais il n'en parle guère. De plus, la composition de « Finnegans VVake » va éloigner de Joyce un de ses plus fidèles soutiens, Ezra Pound, qui s'était démené pour l'Irlandais quand « Ulysse » était encore en chantier et gui avoue ne rien comprendre au « work in progiess », Et Miss Weaver elle - même n'est plus aussi enthousiaste..,.La célébrité résout rarement les difficultés d'un 'écrivain. Signalons,enfin que, sans doute par respect exagéré pour rédiiion originale, l'édition française de cette cOrtespànçiance n'est pas banale non plus elle est an effet bilingue.., dès que Joyce n'écrit pas en anglais. MATHIEUL1NDON Le -InInuvpi OhRervatel Ir 71'