Daniel CHARLES POUR UNE ECOUTE SANS ENTRAVES (Préface

Transcription

Daniel CHARLES POUR UNE ECOUTE SANS ENTRAVES (Préface
Daniel
CHARLES
POUR
UNE
ECOUTE
SANS
ENTRAVES
(Préface à l'ouvrage de Carmen Pardo
L'Ecoute oblique: une invitation à John Cage)
[janvier 2006]
Disparu le 12 août 1992 à quelques jours de son quatre-vingtième anniversaire, l'homme-orchestre
qu'était le Californien John Cage, à la fois compositeur et poète, mais aussi bien plasticien ou
mycologue, aura profondément marqué notre époque, tant par ses oeuvres que par ses idées. Et
d'entrée de jeu, je tiens à saluer ici la réussite en tous points remarquable de cette « invitation à
John Cage » à laquelle nous convie aujourd'hui une jeune philosophe espagnole, Carmen Pardo.
L'enthousiasme qui m'avait saisi dès la lecture de La Escucha oblicua m'a convaincu de céder,
pour l'édition française, à la tentation – répondant, en écho avec son sous-titre, à l'invitation si
généreuse de l'auteur – d'en rédiger une brève présentation. Celle-ci voudrait en effet témoigner en
tout premier lieu de mon admiration pour l'élégance formelle dont a su faire preuve Carmen Pardo :
son exposé est limpide, car il résume avec une grande simplicité, mais aussi avec les mots justes,
certains des thèmes majeurs auxquels John Cage, au long de sa vertigineuse carrière, est
demeuré fidèle. Mais Carmen Pardo joint à ce sens aigu de la litote une sensibilité poétique rare, qui
lui permet également de filer la métaphore en prolongeant la résonance de chacun des vocables
qu'elle a choisis. Il me faut donc attester aussi de l'espèce d'émerveillement musical qui s'est emparé
de moi ; et pour tout avouer, j'ai savouré le style de Carmen Pardo en raison de sa musicalité dès
l'instant où j'ai pris connaissance de l'ouvrage dans son idiome originel, donc avec les sonorités
propres à la langue de Cervantès. Le risque de toute traduction est certes de démériter en ce
domaine à la moindre occasion. Mais l'expérience du présent ouvrage prouve qu'il est possible, au
moins par moments, de contourner une telle difficulté.
Bien sûr, l'état d'esprit dont je fais ainsi état ne saurait se laisser isoler de notre contexte propre,
défini en premier lieu par la réception qu'a réservée la France à la singularité prodigieuse
(sentimentale, assurément, mais parfois combien inquiétante, c'est vrai, par son ironie !) de John
Cage. Je n'appuierai mon propos que sur un seul exemple, d'ordre biographique, mais dont les
tenants et aboutissants concernent directement, je crois, l'économie de L'Ecoute oblique.
Comme on le sait, Cage, disciple on ne peut plus fervent d'Arnold Schönberg, fut certes considéré
par celui-ci comme un génie, mais non comme un compositeur stricto sensu ; il n'en décida pas
moins -parce qu'il l'avait promis à Schönberg - de devenir musicien (à part entière...) plutôt que
peintre. Et surtout il eut à coeur - quelles qu'aient pu être leurs divergences à propos du sens et du
statut de l'harmonie – de rester toute sa vie fidèle à son maître. Mais il s'est d'autre part toujours
interdit – du moins à ma connaissance – d'épiloguer en public sur la manière dont son complice de
jadis, Boulez, dans lequel certains se seraient attendus à trouver une sorte d'héritier putatif, pour
l'Hexagone, du géniteur officiel de la dodécaphonie, avait de son côté levé à l'égard du même
Schönberg l'étendard de la révolte. Car Boulez, dont le caractère intransigeant a souvent défrayé
la chronique, et qui avait suivi à Paris l'enseignement d'un disciple inconditionnel de Schönberg,
René Leibowitz, entendait ne pas en rester à la stricte dodécaphonie dont se contentait
Leibowitz : il profita donc du décès de Schönberg pour confirmer urbi et orbi son allégeance à
une certaine image du seul Webern – ce qui ne pouvait signifier qu'une manière de parricide.
Annoncé dans une lettre à John Cage, le parricide en question devint officiel lorsque Boulez en
publia la teneur dans un article du Score de 1952, au lendemain du décès de Schönberg (survenu le
13 juillet 1951). Mais – du point de vue de Cage – était-il vraiment indispensable, dans ce texte,
d'asséner en capitales (c'est-à-dire bel et bien de marteler vis-à-vis de la mémoire de ce maître comme s'il s'était agi de prôner dès cet instant quelque allégeance à René Char !) le slogan
publicitaire Schönberg est mort ? – Sur ces entrefaites, Cage (quelque peu refroidi) fut déclaré
persona ingrata par Boulez ; et ils cessèrent de correspondre.
Quand, en 1978, eut lieu la « réconciliation » new-yorkaise (ou son simulacre) entre Cage et Boulez,
celui-ci dirigea au Carnegie Hall la création de Renga with Apartment House, dont la partition
avait été commandée à John Cage pour célébrer le bicentenaire de l'indépendance des Etats-Unis. Et
comme je me trouvais cette semaine-là à New York, Cage me demanda de l'accompagner à ce
concert. Durant le trajet – que nous effectuâmes dans la voiture que louait habituellement John les
soirs où il sortait en ville – je lui demandai comment s'étaient déroulées les répétitions. « Fort bien »,
me dit-il. Toutefois, il s'inquiétait d'un point précis : alors que les deux chefs d'orchestre qui
avaient accepté de diriger plus tard et ailleurs la même oeuvre – Seiji Ozawa à Boston et Zubin
Mehta à San Francisco – avaient acquiescé sans difficulté au voeu qu'avait expressément formulé
Cage pour Renga , de faire jouer les cordes en glissando, à la façon de Xénakis, tel n'était pas le cas
avec Boulez, qui s'était montré pour sa part tout à fait évasif. En fait – avait-on expliqué à John
Cage – il ne tolérait plus deux choses : les trilles depuis sa Sonatine pour flûte et piano (1946), les
sons glissés depuis les Metastaseis de Xénakis (1955). On pouvait donc redouter le pire - en
l'occurrence une exécution « plate » des dessins du Journal de Thoreau, ossature de la partition lesquels, de l'avis de Cage, eussent mérité un peu plus de « dévotion ».
Le concert, on s'en doute, se déroula sans glissandos . J'allai cependant féliciter Boulez, qui devait
retrouver, me dit-il, John à la fin de la soirée. Il me fut en revanche impossible de reparler à ce
dernier, fort entouré ce soir-là ; mais nous avions convenu d'un nouveau rendez-vous pour la
journée du lendemain. Lorsqu'à la fin de la matinée suivante je vins m'enquérir des impressions de
la veille, je m'attendais à un récit détaillé du dîner avec Boulez ; j'eus droit à ce récit, mais je
n'hésitai nullement à poser d'abord la question qui me brûlait les lèvres, touchant le « syndrome »
du glissando. Le litige s'était-il résolu, et quid de la « réconciliation » entre les deux frères
ennemis ? N'y avait-il pas eu, à partir du défaut de glissandos, quelque nouveau « glissement de
terrain »? -En guise de réponse, Cage, qui paraissait particulièrement joyeux ce matin-là, éclata de
rire et me confia benoîtement cette belle formule, à laquelle il devait accorder une certaine
importance, puisque je l'entendis plus d'une fois de sa part :
« En France, comme vous savez,
souvent on ne cultive pas la mémoire, et cela complique la vie ! »
Sur le moment, je l'avoue, l'insistance de John sur cette « culture » de la « mémoire » me parut un
peu bizarre, sans pour autant devoir revêtir d'importance particulière. Mais la suite du discours allait
me donner à réfléchir. Car c'est justement sur les us et coutumes touchant à la « mémoire » qu'avait
porté l'essentiel de la conversation, la veille au soir : chacun des convives – selon Cage – avait
détaillé, entre la poire et le fromage, la lettre des pierres tombales relatives à ses «grands frères»
défunts avant même que chaque «petit frère» ait vu le jour... - De la bonne humeur de Cage, je
commençai à percevoir le motif. Il y avait du jeu de mots dans l'air, mais jouer avec les mots, eût
dit Lyotard, c'est déjà faire de la musique ! Sans doute tient-on ici le secret de l'écoute oblique.
Disons , pour faire bref, qu'entre la critique cagienne de ce que l'on dénomme l'impérialisme de la
mémoire, et la revendication boulezienne d'une amnésie calculée, il y a des années-lumières...
Reportons-nous maintenant au texte même de Carmen Pardo. Il suffit de relire L'Ecoute oblique
pour constater avec quelle habileté - et avec quelle sûreté, pour ne pas parler ici de « doigté » l'auteur (qui n'a certainement pas eu connaissance au préalable de mon anecdote) traite nommément
de la différence – plutôt bénigne en apparence (mais qui est en réalité capitale) – qui
sépare
l'oubli chez Cage de l'« oubli » tel qu'a tenté de le thématiser Boulez. Et il y a là bien davantage
qu'une simple nuance. Qu'au départ, la « philosophie » de Cage ait pu paraître à un structuraliste
intransigeant «fardée à l'orientale », cela n'a rien de surprenant. A l'«arrivée», toutefois, il n'en va
plus tout à fait ainsi. Car de la structure on est passé au procès. Ainsi que l'avait laissé entendre
naguère Dieter Schnebel, Cage se situe au plus près de la thèse d'Ernst Bloch sur l'«ontologie du
n'être-pas-encore » (Noch-nicht-sein) – ou, si l'on préfère, de la philosophie de l'utopie développée
dès 1923 dans le livre-clef « Geist der Utopie ». Ainsi, Cage aurait volontiers souscrit à la
paraphrase de Kant proférée par Ernst Bloch lors de sa venue à la Décade de Cerisy consacrée en
1959 à «Genèse et structure», et dont les termes exacts valent d'être ici évoqués: « sans forme
structurante, le devenir est aveugle ; sans contenu de devenir, la forme est vide ; et leur mutuelle
médiation se réalise dans l'experimentum de la réalité structurante, laquelle ne dispose jamais de
soi-même. »
Rien n'interdit, évidemment, de « farder à l'orientale » une telle formule. On aboutirait alors sans
doute à une notion du type de celle qu'a empruntée le Daisetz Teitaro Suzuki à la logique
(mahayana) de la secte Hua-yen, à savoir l'«interpénétration sans obstruction », notion attestée dans
un texte apparu en Chine au huitième siècle, l'Avatamsaka-Sutra, et dont on a découvert la réplique
exacte chez Leibniz. C'est cette notion qu'a reprise, dans les années cinquante, Cage, qui suivait les
cours de Suzuki à l'Université Columbia. Superposez à cette thèse de l' «interpénétration » une
conception irréversibilisante du temps, comme celle de Stengers et Prigogine – et vous obtenez
une philosophie, une éthique et une esthétique du process (Whitehead), ou du Noch-nicht-sein
(Bloch). C'est exactement ce que fait Cage : il ne s'est pas privé de s'inspirer de philosophes euxmêmes déjà « fardés à l'orientale » !
La leçon est claire : c'est dans la non-disponibilité de soi-même que réside l'enjeu essentiel de
l'immémorialité . Et c'est – hélas ! - l'inculture française à cet égard que flétrissait ironiquement
John Cage dans les propos que j'ai mentionnés. Mais Carmen Pardo, si je lis bien son Ecoute
oblique, a l'oreille fine...
De fil en aiguille, c'est peut-être tout le destin des musiques expérimentales qui dépend – qu'avec
Dieter Schnebel on le reconnaisse ou non ... - des « figures » ou « formes-esquisses »
(Auszuggestalten) que Bloch s'efforçait de cerner dans son dernier grand livre, l' Experimentum
Mundi de 1975. - Ces références, sans doute faudrait-il – plus de trente années s'étant écoulées... les reformuler aujourd'hui. Pour s'en tenir à la France, il est clair que le champ ouvert par Bloch
(et dont on peut estimer qu'il ne concerne pas seulement les nouvelles musiques) recoupe
désormais la critique des thèses déconstructionnistes telle qu'elle s'est amorcée avec le travail
superbe d'une jeune philosophe, Catherine Malabou, d'abord élève de Derrida, mais qui a su,
semble-t-il, le repenser de la manière la plus efficace, en renouvelant notamment son exégèse de
Hegel et celle de Heidegger (L'Avenir de Hegel, 1996 ; Plasticité, 2000 ; Le Change Heidegger,
2004 ; La Plasticité au soir de l'écriture, 2005). Osons ici le suggérer en nous référant à John Cage :
c'est à partir de la déconstruction au carré – s'il s'agit bien de « déconstruire la déconstruction » qu'il devient possible de construire ! Ou, puisqu'il s'agit ici de musique contemporaine, on se donne
la faculté, ainsi que je l'avais naguère suggéré, de « panser la musique aujourd'hui », le «a» de
«panser» jouant en quelque sorte l'intrus, comme à l'époque de la «différance» derridienne. Mais
selon la perspective d'une «expansion»...
Avec Carmen Pardo, nous bénéficions d'un éclairage différent, en provenance d'une contrée réputée
pour son ensoleillement et avec laquelle John Cage s'était senti des accointances multiples et réelles,
d'abord à Cadaquès (où il se rendait l'été afin de rencontrer non pas Salvador Dali, qu'il détestait,
mais son gourou, Marcel Duchamp, qui lui apprenait les échecs... et le silence !) ; ensuite pour des
concerts à Pampelune, puis à Madrid, avec Juan Hidalgo, Walter Marchetti et Esther Ferrer – sans
oublier Fatima Miranda et Llorenç Barber; ou encore avec Carmen elle-même, à Barcelone. Ne se
disant pas pour rien issu d'une terre hispanisée – la province de Zorro, la Californie – il prenait
plaisir à se définir en usant d'un leitmotiv «zorro-astrien» quasi légendaire, et défiant toute
météorologie (« I am born with a sunny disposition... »). Du coup, les références hispaniques
visant John ne manquent pas – il suffit ici de renvoyer à la bibliographie - considérable - qu'a
rassemblée Carmen Pardo, et qui met un juste accent sur l'importance , pour les études cagiennes,
du Grupo ZAJ, de Llorenç Barber, de Ramon Barce, de Javier Maderuelo etc. ..
Et surtout, je laisse au lecteur le soin de méditer ce que distillent fort savamment, sur chacun des
sujets abordés page après page, les «notes de bas de page» de L'Ecoute oblique. Une part importante
de l'originalité du livre tient justement à l'obliquité de la lecture elle-même, que permettent la
ventilation et le dosage des idées et des rectificatifs ; à chaque niveau, que ce soit de stratégie ou de
simple tactique, l'efficacité est fonction, tout comme elle l'avait été jadis pour un philosophe de la
stature de Jean Wahl, des choix qui répartissent les différentes notions . On est libre, en ce sens,
de les expédier, selon le cas, à droite ou à gauche, ici ou là . Si l'on y réfléchit, la topologie des
arguments, sur ce point comme sur bien d'autres, rejoint – par une mimesis inavouée – la
flexibilité de certaines des grandes conférences cagiennes, celles que reproduisaient Silence ou A
Year From Monday – et que L'Ecoute oblique commente.
Le flair de détective de Carmen ne
la trompe pas !
De ce fait, l'intuition de l'obliquité relève en elle-même d'une sensibilité profondément poétique.
Et c'est de cette source que témoigne la façon dont le thème de l'oubli se trouve orchestré dans
L'Ecoute oblique. On voit mieux dès lors pourquoi il s'agit de l'une des idées maîtresses qui soustendent l'argumentation de Carmen Pardo : selon elle, la part « positive » de l'univers cagien nous
masque sans doute un envers secret, voire mystérieux. Mais il est secret à force d'être diaphane, ou
invisible parce qu'il nous crève les yeux ! Peut-être justement l'oublions-nous pour éviter d'en
reconnaître le caractère océanique – et celui-ci ne peut nous atteindre que parce que nous ne
cessons de mettre à mort en nous-mêmes l'homo metaphysicus – à la façon dont s'y prenaient les
mystiques rhénans, comme ce Meister Eckhart que l'un des ultimes mesostics du poète John Cage
n'hésitait pas à rebaptiser Meister Duchamp.... Tel serait, dès lors, le destin oblique du créateur
Cage : il nous oblige à affronter directement, par flashes instantanés, ce que nous fuyons « dans la
vie » avec tant de constance – à savoir ce que l'ancien français appelait à l'époque médiévale
l'estran, l'espace incertain des empiétements et des turbulences que les marées disputent jour après
jour et nuit après nuit à la mer, l'intervalle flou des hybridations et débordements qui efface par ses
crises et tempêtes infinitésimales - ou au contraire grandioses - toutes nos marques, frontières et
autres châteaux de sable... C'est un tel espace, celui des Grèves de Bretagne selon Jean Grenier, ou
celui des Sables de la mer du Pays de Galles dont nous entretient le roman de John Cowper
Powys, c'est un tel nomad's land infini parce qu'indéfini que l'anglais moderne a retenu du vieux
français sous les espèces de l'estrangement - oui, c'est l'espace même qu'a visé John Cage et que
nous suggère Emmanuel Lévinas déchiffrant l'oeuvre romanesque de Maurice Blanchot et
constatant soudain que « sur le fond de l'existence sédentaire se lève un souvenir de nomade »...
Mais « océanique », un tel espace ne l'est qu'au risque de quelque tsunami - et cela implique,
s'agissant d'un musicien polymorphe et joycien comme Cage, que l'on acquiesce à l' exigence
radicale d'oubli que prescrivent le projet et l'intitulé d'Ocean, le magnum opus chorégraphique
et musical auquel avait rêvé John en hommage à Joyce, que créa Merce Cunningham après le
décès de John, et dont il avait tout organisé, mais sans être l'auteur d'une seule note ! Il est clair que
l'art de John ne cesse – y compris à titre posthume... – d'y puiser sa sève. Car cette puissance – si
l'on évoque en John Cage l'un des fondateurs de la Société de Mycologie de New York – jaillit
naturellement, et si on la dit myriapode, c'est parce qu'elle surgit de toute nécessité, et
(simultanément) par le plus grand des hasards. Cela est dû au simple fait que dans tous les
dictionnaires de langue anglaise, music succède à mushroom – ce qui, dès lors qu'on a choisi
d'écouter et donc de lire de façon distraite, de travers, bref oblique, confère à l'activité poétique en
tant que telle ses lettres de noblesse. Oblique, l'écoute le devient – quand elle rompt toutes les
entraves.

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