fahmi-houwaidi

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fahmi-houwaidi
La religion de l’Autre1
FAHMI HOUWAÏDI
Contrairement à l’image typique très populaire dans les mass média,
l’Autre, quelle que soit sa religion, n’a jamais représenté une difficulté pour
l’esprit honnête. Et ce, pour une raison essentielle, c’est que la référence
islamique avait conçu nombre de critères régissant la relation avec les autres
religions. Loin de moi la prétention que les sociétés musulmanes avaient
toujours respecté ces critères du fait des moments d’exception ayant entaché
cette relation. Ceci, est à même d’attirer notre attention sur le décalage entre
les enseignements et l’histoire, et sur la nécessité que ce sont les
enseignements qui sont appelés à juger l’histoire et non pas le contraire.
Il demeure donc important de revaloriser ces critères, non pas
uniquement pour prendre connaissance des principes dont il faut tenir
compte pour concevoir la religion de l’Autre, mais aussi pour pouvoir relire
l’histoire avec un regard perspicace, capable de faire découvrir les époques
pendant lesquelles les sociétés musulmanes tenaient aux respects des
enseignements et celles où elles s’en étaient écartées.
Néanmoins, avant de définir ces critères, il est primordial de définir la
nature de cet Autre : est-il pacifique ou cherche-t-il la guerre, usurpateur ou
colonisateur ? Je crois que cet Autre dont nous parlons est celui qui a une
propension naturelle à la paix et qui aspire à la coexistence pacifique avec
les autres qu’ils soient musulmans ou non. Cependant, quoique cela paraisse
évident, des expériences déjà vécues montrent que la devise de la
coexistence ou de la réconciliation, si elle est adoptée sans fondements, peut
se tourner contre les intérêts des musulmans et porter atteinte à leurs droits.
Le problème des palestiniens en est l’exemple dans la mesure où nous avions
à maintes reprises appeler à des rencontres et des dialogues avec les
représentants de la religion juive, quelques participants à ces mêmes
dialogues et rencontres étaient des sionistes impliqués dans l’usurpation de
la Palestine et l’expulsion de ses habitants. L’objectif de ces dialogues
n’était pas donc d’établir des ponts de paix et la consolidation des liens de
coexistence et de coopération, mais plutôt pour percer le mur de boycott
arabe et exercer du coup la pression sur les palestiniens en vue d’en écraser
la volonté et d’en usurper les droits.
1
Traduit de l’arabe par Dr. Hassan Id Ibrahim, Institut Français de Fès.
La religion de l’Autre
Je ne veux point établir définitivement que l’Autre, le belligérant n’est
pas condamnable par les enseignements islamiques, puisque la déduction est
fausse, mais il faut dire que le rapport avec l’ennemi et le colonisateur
repose sur d’autres critères, différents de ceux requis dans la conception de
l’Autre considéré comme pacifiste ne s’opposant guère à la vie commune
avec les musulmans.
En effet, les critères fondateurs de la relation entre les musulmans et les
autres religions consistent dans le rappel ininterrompu du Coran de la
fraternité entre les humains du fait que ceux-ci sont les descendants du
même père et de la même mère. Cette même appartenance est le caractère
commun réunissant les musulmans et les non musulmans. Et cette unité fait
l’objet de plusieurs versets du texte coranique :
« Ô vous, les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle.
Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous
connaissiez entre vous. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu est le
plus pieux d’entre vous. Dieu est celui qui sait et qui est bien informé » (Les
Appartements, 13).
« Ô vous les hommes ! Craignez Votre Seigneur qui vous a créés du même
être, puis, de celui-ci, il a créé son épouse et il a fait naître de ce couple un
grand nombre d’hommes et de femmes » (Les Femmes, 1).
« Votre création et votre résurrection sont pour Lui comme celles d’un seul
être, Dieu entend et voit parfaitement » (Luqman, 28).
La tradition rapporte aussi les dires du prophète Mohamed -que la paix
soit sur lui- lors du discours de l’Adieu : « Ô gens ! Votre Dieu est unique et
Un, votre père est unique ; vous descendez tous d’Adam, et Adam est créé de
poussière ; pour Dieu, le plus noble d’entre vous est le plus pieux. Point de
différence entre l’arabe et le non arabe, entre le rouge et le blanc, entre le
blanc et le rouge, excepté celle de la foi ».
Lors de la prière que le prophète Mohamed – que la paix soit sur lui –
accomplissait tard dans la nuit disait « Je témoigne que Tu es Dieu et il n’y a
de Dieu que Toi et que les hommes sont tous des frères ».
Celui qui lit la sourate Al’Araf constatera que Dieu – exalté soit-Il–
quand Il parle des prophètes et des gens qui les ont reniés et qui se montrent
incrédules à l’égard de leur message, utilise des expressions comme « Aux
‘Ad nous avons envoyé leur frère Houd » « Aux Tamoud nous avons envoyé
leur frère Salih » « Aux gens de Median, nous avons envoyé leur frère
Chu’ayb » etc. Cela confirme donc le point de vue que nous défendons
puisque la fraternité humaine demeure la liaison primitive reliant les
humains entre eux, avant qu’ils ne soient répartis en fonction des races et des
différentes religions.
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La religion de l’Autre
Le deuxième critère sur lequel la conception islamique fonde son rapport
à l’Autre consiste dans la reconnaissance de la dignité humaine. Ce que le
Coran accorde aux êtres humains, sans exception, et sans restrictions
relatives à la couleur, au sexe et à la religion. Le Coran ira jusqu’à
considérer l’homme – dans sa dimension universelle – comme étant la
création divine élue. L’expression coranique dans ce sens est univoque
quand elle rapporte la parole divine :
« Nous avons ennobli les fils d’Adam, Nous les avons portés sur la terre
ferme et sur la mer. Nous leur avons accordé d’excellentes nourritures. Nous
leur avons donné la préférence sur beaucoup de ceux que nous avons créés »
(Le Voyage nocturne, 70). Dans le même ordre d’idées, Dieu affirme dans
Sourate Le Figuier : « Nous avons créé l’homme dans la forme la plus
parfaite » (4). Ainsi s’expriment tous les versets qui traitent du fils d’Adam
comme une valeur absolue, à qui les anges se sont agenouillés et que Dieu
avait désigné son lieutenant sur terre pour que celui-ci y répande le bien et le
progrès, comme le confirme Dieu en s’adressant aux anges : « Après que je
l’aurai harmonieusement formé, et que j’aurai insufflé en lui mon esprit :
tombez prosternés devant lui » (Al hijr, 29).
L’éloquence de ces versets n’avaient pas manqué de suggérer à l’érudit
Mohammed Al Ghazali l’idée suivante : « telle qu’elle est définie par
l’Islam, la valeur de l’homme est inégalable fortement désirée d’autant plus
que Dieu en fait un seigneur sur la terre et dans les cieux, du fait que
l’homme porte en lui un souffle de l’âme de Dieu et une lueur de sa lumière
sacrée. Du fait qu’il tient de cette nature céleste, l’homme est désigné ipso
facto d’assumer sa mission de lieutenant de Dieu sur Sa terre et d’occuper
une place prépondérante parmi les autres créatures qui en reconnaissent la
suprématie ».
Néanmoins, cette valorisation qu’accorde le Coran à l’homme n’est pas
spécifique à l’homme musulman comme veulent nous le faire croire
certaines personnes. La clarté des textes coraniques sur ce chapitre est
infaillible dans la mesure où ceux-ci parlent aussi bien de l’homme que du
fils d’Adam et des gens en général. Cette généralisation au niveau de
l’appellation est très significative pour l’esprit équitable et sensible au
langage du Coran. D’autant plus que la précision est l’apanage du Coran qui
fait une distinction nette entre les interlocuteurs et dont le discours sait les
spécifier selon qu’il s’adresse à l’humanité ou aux musulmans.
Ce sujet a été largement analysé par l’érudit Mohammed Abdellah
Darraz, un des savants éminents d’Al Azhar, dans son ouvrage « Méditations
sur l’Islam » : « la dignité, affirme-t-il, que l’Islam accorde à la personne
humaine n’est pas une dignité uniforme mais tripartite : elle est immunité et
protection, fierté et souveraineté, puis mérite et aptitude. Bref, une dignité
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La religion de l’Autre
que l’homme acquiert de sa propre nature « nous avons ennobli le fils
d’Adam » (Le Voyage nocturne, 70), l’autre se nourrit de sa foi (….), et
l’autre dignité qu’il prouve de par son travail et son comportement ».
La plus généreuse, la plus générale et la plus permanente de toutes ces
dignités est celle qui lui vient de sa nature première, voire depuis son état
d’embryon. Il s’agit d’une dignité qui n’a pas de prix, du fait qu’elle est un
don du ciel, prodiguée par la nature ; celle qui joint sa dignité à son humanité
comme deux valeurs inséparables en Islam.
Pour la religion musulmane, chaque homme est digne d’être sacralisé,
d’être dignement protégé ; il en sera ainsi jusqu’à ce qu’il rompe lui-même
cette dignité et le caractère inviolable de sa protection en commettant
quelque crime légitimant sa mise en accusation. Néanmoins, l’homme
demeure innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, et même quand il
est reconnu coupable, l’Islam lui garantit un jugement équitable dans la
mesure où à chaque délit prévoit une peine qui lui correspond pour que la
peine ne soit pas démesurée. Car, si il porte atteinte à une partie de sa
dignité, les autres dignités demeurent intactes. Par le biais de cette
valorisation, l’Islam protège aussi bien les siens que ses ennemis. En effet,
ceux-ci sont protégés dans leur vie et après leur mort. Quand ils sont vivants,
l’Islam observe le pacte de paix jusqu’à ce qu’ils déclenchent les hostilités.
Même lors des combats, l’Islam protège ces ennemis qu’il met à l’abri du
pillage, du vol, de la trahison et de la mort.
Cette vérité essentielle dans la conception islamique avait des échos dans
nombre de textes et témoignages à l’aide desquels on comprend la
déclaration de Dieu : « celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué,
ou qui n’a pas commis de violence sur la terre, est considéré comme s’il
avait tué tous les hommes ; et celui qui sauve un seul homme est considéré
comme s’il avait sauvé tous les hommes » (La Table servie, 32). Cette
conception est d’une grande éloquence dans la dénonciation de l’homicide
illégal. Dans cet état de choses, un tel crime est non seulement une atteinte
contre un individu ou même contre une société comme il est en vigueur
dans le droit positif, mais plutôt quelque chose de plus grave puisque Dieu le
considère comme un crime contre le genre humain dans sa totalité.
Le texte coranique dans cette perspective traite de « l’âme humaine » et
« des gens » sans distinction de couleur, de sexe ou de confession, puisque
« point de distinction entre les individus », comme le confirme Ibn Kathir.
L’érudit Réda Rachid soutient la même position et confirme la même
thèse : « l’unité des gens nous a éclairée sur le devoir de chacun à préserver
la vie de tout un chacun, à en prévenir le préjudice, car toute violation du
droit de l’individu est, du coup, une atteinte à l’ensemble de la communauté.
De même que tout respect du droit l’individu en tant qu’une partie de
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La religion de l’Autre
l’espèce jouissant de l’égalité que lui reconnaît le droit divin, est une
valorisation de tous ».
Á la lumière de cette vérité, on peut comprendre l’enseignement du
prophète Mohamed – que la paix soit sur lui – rapporté par Hicham Ibn
Hakim : « Dieu persécutera ceux qui persécutent les gens dans la vie d’icibas ». La violation commise à l’encontre de la personne humaine nécessite
un châtiment divin du fait qu’il s’agit d’affront que seul Dieu est en mesure
de punir.
Dans le même ordre d’idées, nous comprenons le récit relaté par Al
Boukhari, selon lequel le prophète Mohamed, alors qu’il tenait conseil, se
mit debout pour un cortège funèbre. Tous ceux qui étaient avec lui firent de
même. Néanmoins, on lui dit dans l’intention d’attirer son attention que
c’étaient les funérailles d’un juif. Dès lors la réponse du prophète aussi
tranchant que perspicace : « n’est-ce pas une âme humaine ? N’est-ce pas
une créature de l’œuvre de Dieu ? ».
Cela explique donc pourquoi Omar Ibn Al Khattab sanctionna son
gouverneur en Egypte Omar Bnou Al’As pour avoir permis à son fils de
maltraiter un bambin copte. Le calife Omar tint alors à ce que l’enfant copte
violente à son tour l’enfant auteur de la violence. Ainsi, Omar Ibn Al
Khattab dirigea sa colère vers le commandant des musulmans en lui disant :
« quand avez-vous décidé d’asservir les gens qui sont nés libres ? ». L’imam
Ali Bnou Abi Taleb utilisa les mêmes idées dans la missive qu’il adressa à
Malek Al Achtar quand il le désigna gouverneur sur l’Egypte après
l’assassinat de Mohammed Ibn Abi Bakr : « je vous convie à être clément,
affable et bienveillant avec les sujets qui s’inscrivent dans deux rapports :
ou ils sont frères dans la foi, ou dans l’humanité ».
Le troisième critère repose sur l’idée selon laquelle la différence entre les
gens est un état de fait établi par Dieu, et relevant des secrets de la divinité
dans Son univers et de Sa volonté incontestable qui est toujours motivée par
le bien et la sagesse. Ce droit à la différence est confirmé par les versets
coraniques : « Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule
communauté. Mais Il égare qui Il veut ; Il dirige qui Il veut. Vous serez
interrogés sur ce que vous faisiez » (Les Abeilles, 93).
Ces versets renforcent la signification à laquelle nous faisons allusion,
selon laquelle Dieu nous créa différents les uns des autres pour une raison
qu’Il est le seul à connaître ; ce qui ne doit aucunement faire l’objet de notre
étonnement, bien au contraire, la foi sincère suppose que l’on accepte ce fait
comme une vérité incontestable dont nous devons tirer tout le bien possible.
Á cette vision des faits, il faut adjoindre deux éléments : le premier est
que le messager en Islam est un missionnaire de Dieu. Ce que confirment les
versets suivants : « Rappelle, tu n’es là que pour rappeler » (L’Epreuve
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La religion de l’Autre
universelle, 21), « Nous t’avons envoyé à la totalité du genre humain
qu’uniquement pour annoncer bonne nouvelle et avertir » (Sabâa,
28), « S’ils se détournent de toi sache que tu n’as pas pour mission de veiller
à leur bonne tenue, mais seulement de les avertir » (La Délibération,
48)…etc. Dans d’autres occurrences, nous lisons « Emploie-toi par la
sagesse, la douce exhortation, à appeler les hommes vers le Seigneur.
Discute avec eux sur un ton modéré » (Les Abeilles, 125), « S’ils demeurent
indifférents, dis-leurs : « Dieu me suffira pour appui. Il n’y a d’autre Dieu
que Lui » (Le repentir, 129).
Le deuxième élément est que c’est à l’homme, après avoir reçu le
message divin, qu’incombe la décision d’y croire ou non : « qu’ils croient
ceux qui le voudront, et qu’ils manifestent leur incrédulité ceux qui le
voudront », car c’est Dieu qui en jugera le jour du jugement. Pour ce qui est
de la religion, « Á vous votre religion, à moi, ma religion ». Dans tous les
cas, « point de contrainte en religion » (La Vache, n° 256), verset qui vient
trancher quant au cas de ceux qui voulaient convertir de force leurs enfants
hébreux en Islam. Á ce propos, Tabaré rapporte dans son exégèse du Coran
qu’à la période antéislamique les femmes de la tribu de Aws craignaient que
leurs enfants ne mourussent à bas âge ; alors elles les confiaient à une tribu
juive pour que Dieu leur accorde longue vie. C’est dans ce but que les
enfants avaient été envoyés à la tribu des Banou An-nadhir qui était de
confession juive. Avec l’arrivée de l’Islam et après que ceux-ci avaient
comploté contre la nouvelle religion et que le prophète a ordonné de les faire
sortir, les parents de certains enfants qui avaient été dès lors judaïsés chez
Banou An-nadhir, voulaient les contraindre à se convertir à l’Islam pour
qu’ils se joignent à l’armée du prophète Mohamed. Dès lors un verset
coranique est venu s’opposer à cette contrainte ; ces enfants avaient gardé
leur confession juive.
Le quatrième critère repose sur le fait que si l’Autre jouit d’une
légitimité humaine, le croyant acquiert une légitimité supplémentaire dans la
mesure où sa foi facilite ses aptitudes de communication. Á ce propos des
versets coraniques ont été révélés par Dieu dont : « ceux qui croient, ceux
qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens ou sabéens, ceux qui
croient en Dieu et au dernier jour, ceux qui font le bien : voilà ceux qui
trouveront leur récompense auprès de Leur Seigneur ». Puis, « ceux qui
croient : les juifs, les sabéens et les chrétiens, quiconque croit en Dieu et au
dernier jour et fait le bien, n’éprouveront plus aucune crainte et ils ne seront
plus affligés ».
Dans le même sens, d’autres versets s’adressent à tous les musulmans
pour leur rappeler : « dites : Nous croyons en Dieu, à ce qui nous a été
révélé, à ce qui a été révélé à Abraham, à Ismail, à Isaac, à Jacob et aux
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La religion de l’Autre
tribus ; à ce qui a été donné à Moise et à Jésus, à ce qui été donné aux
prophètes, de la part de Leur Seigneur. Nous n’avons de préférence pour
aucun d’entre eux ; nous sommes soumis à Dieu » (La Vache, 135).
« Il a établi pour vous, en fait d’obligations religieuses, ce qu’Il avait
prescrit pour Noé ; ce que nous te révélons et ce que nous avions prescrit à
Abraham, à Moise et à Jésus : acquittez-vous du culte ! Ne vous divisez pas
en sectes ! ».
Ou encore, « Dieu donnera à ceux qui croient en Lui et en Ses prophètes
sans faire aucune distinction entre eux- Dieu est Celui qui pardonne, Il est
miséricordieux » (Les Femmes, 152).
« Le prophète a cru à ce qui est descendu sur lui de la part du Seigneur.
Lui et les croyants, tous ont cru en Dieu, en Ses anges, en Ses livres et en Ses
prophètes. Nous ne faisons pas de différence entre Ses prophètes. Ils ont dit :
nous avons entendu et nous avons obéi. Ton pardon, Notre Seigneur ! Vers
Toi est le retour final ! » (La Vache, 285).
Ces versets ouvrent les liens de rencontre entre les musulmans et les
autres nations. Ils déclarent aussi que les musulmans croient en tous les
prophètes et les messagers de Dieu et que l’esprit des religions révélées est
un, dès lors que celles-ci sont reliées entre elles par la croyance en Dieu et en
ses prophètes. D’autres versets adressés au prophète de l’Islam s’inscrivent
dans la même vision des faits :
« On te répète seulement ce qui est déjà annoncé aux prophètes venus avant
toi » (Les Femmes, 151).
« Dis, Ô vous, les hommes ! Je suis, en vérité, envoyé vers vous tous » (Les
A’araf, 158).
« Nous t’avons envoyé à la totalité des hommes, uniquement comme
annonciateur de la bonne nouvelle et comme avertisseur » (Sabâa, 28).
« Nous t’avons seulement envoyé comme une miséricorde pour les mondes »
(Les Prophètes, 107).
Les adeptes des autres religions sont considérés par l’Islam et le code du
bon comportement des musulmans comme les gens du livre, estimés, ayant
droit au bon traitement et à l’équité, qui est l’une des manifestations du droit
à la dignité précité. Le texte coranique est univoque : « Dieu ne vous interdit
pas d’être bons et justes envers ceux qui respectent votre religion et ne vous
chassent pas de vos foyers » (La mise à l’Epreuve, 8). En plus du traitement
humain régissant les rapports avec les gens du livre, l’Islam autorise les liens
de mariage avec eux, et par conséquent, les liens de consanguinité avec les
non musulmans puisque les musulmans reconnaissent les autres religions.
Néanmoins, du fait que les autres religions ne reconnaissent pas l’Islam en
tant que religion, les musulmans sont unanimes quant à l’interdiction du
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La religion de l’Autre
mariage entre les musulmanes et les gens du livre, pour éviter que celles-ci
ne soient perverties.
Cette relation séculière avec les gens du livre n’affecte en rien les
destinées dans l’Au-delà. Seul Dieu est en mesure de les interroger quant à
l’authenticité de leur foi. Il en résulte donc que les liens avec les non
musulmans ne sont pas tributaires de la foi ou de l’incroyance qui est l’un
des critères strictement eschatologiques, mais plutôt des bases légales et
pénales ; ce qui a été soutenu par le docteur A. Khallaf professeur de
jurisprudence islamique : il ne s’agit nullement de ce qui distingue le
musulman du non musulman, mais plutôt de la sécurité et l’insécurité.
Le cinquième critère est indissociable de ce qui précède, dès lors que la
religion de l’Autre dans la conception de l’Islam, est loin de porter atteinte à
ses droits. Si nous soutenons que la foi est une affaire laissée à la volonté de
Dieu – il n’en demeure pas moins qu’une partie relève de ce qui est temporel
au niveau du droit civil – cela signifie que les non musulmans n’en sont pas
moins des humains que le commun des mortels. Néanmoins certains doctes
ont un autre point de vue qui n’engage qu’eux-mêmes ; d’autant que ceux-ci
dépendent des contextes socioculturels qui s’orientent vers des modes de
gouvernance où l’institution se substitue progressivement à la volonté des
individus.
Dans ce sens, il est important d’éclaircir deux faits : d’un côté, il faut
être conscient de la différenciation entre classification et discrimination, du
fait que la classification ne contredit point le principe d’égalité, alors que la
discrimination en détruit les bases. Par classification, nous voulons dire que
la fonction assumée par l’homme doit être en rapport étroit avec ses
croyances et non pas seulement avec ses compétences et ses capacités. Il va
sans dire donc que la mission du prédicateur ou de celle du membre d’un
conseil religieux doit être assignée à des individus appartenant à cette
religion. Cela ne doit guère être considéré comme une discrimination
religieuse. De l’autre, les droits et les devoirs dont jouit l’individu sont
indissociables de sa dignité et lui sont reconnus par Dieu. Donc les droits de
l’homme ainsi que sa liberté fondamentale s’enracinent dans la religion, à
l’exception des détails qui se rattachent à l’effort humain et aux applications
de ces droits. C’est ce qui fait dire au docteur Fathi Jamal dans l’ouvrage
« Les Droits de l’homme entre la charia et la pensée occidentale », que la
mesure de l’équité et du devoir a été établie par Dieu, ce qui donne à ceux-ci
une dimension religieuse, puisque l’homme est censé revendiquer ces droits
et lutter en vue de les obtenir pour la bonne raison qu’il s’agit d’une
recommandation divine, sinon il serait au rang des injustes portant atteinte à
eux-mêmes pour avoir accepter la soumission et le déshonneur.
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La religion de l’Autre
En référence à l’origine religieuse des Droits de l’homme, certains
chercheurs affirment que ces droits et devoirs ne sont aucunement affectés
par la maltraitance subie par les minorités musulmanes dans les pays non
musulmans. Il n’est pas autorisé en terre d’Islam de s’induire en erreur en
s’alignant sur le principe d’analogie des traitements, puisqu’un tel principe
est porteur d’injustice à l’encontre des droits des non musulmans déjà établis
par l’Islam, et le texte coranique est très clair dans ce sens « que nulle âme
ne sera chargée des péchés d’une autre » (l’Etoile, 38). Ainsi, le droit à une
vie digne respectant les droits et la liberté des religions ne doit aucunement
être réduit à un acte de charité que la majorité accomplit à l’égard de la
minorité. En effet, ces droits ne sont pas le fruit d’une quelconque
bienfaisance, mais plutôt un droit reconnu par le livre de Dieu. Donc, si ces
droits subissent le moindre outrage, cela doit être considéré comme une
atteinte aussi bien à Dieu qu’à Son livre.
Quant au septième critère, il doit découler de tout ce qui a été analysé
précédemment, du fait que tous ces critères contribuent à la cristallisation
d’une attitude répondant aux recommandations coraniques qui appellent au
bien et à la charité dans le rapport à l’autre. Donc, si Dieu a établi la
différence dans la création des gens, qu’Il les a constitués en peuples et en
tribus pour qu’ils se connaissent entre eux, qu’Il avait ordonné aux
musulmans de s’entraider entre eux et avec les autres à œuvrer pour le bien
de tous, qu’Il leur a interdit de faire le mal et la violence, et que les
musulmans ne subissaient aucun traitement susceptible de leur porter atteinte
dans leur foi, cela signifie que les musulmans sont conviés à conclure un
nouveau pacte (Fudul) avec les non musulmans pour œuvrer pour le bonheur
de l’humanité dans un monde où règnent la paix, l’amour et l’entraide. Ce
pacte de Fudul auquel je viens de faire allusion a été conclu avec les chefs de
Qoraïch en vue de venir en aide aux plus démunis d’entre eux. L’action avait
été vivement saluée par Mahomet. Il est du devoir du musulman de suivre
l’exemple du prophète Mohamed – que la paix soit sur lui – en tendant la
main à tous ceux qui veulent s’inscrire dans une alliance favorable à la paix.
Ce type de concordance sociale était toujours de mise dans la société
musulmane ; ses preuves sont abondantes. En effet, la grande diversité
géographique du monde musulman est due en fait que le pouvoir politique
avait toujours veillé au respect du droit de l’autre à contribuer à la
construction de la société. Les chercheurs dans ce domaine savent de science
sûre que la civilisation islamique n’était pas l’œuvre exclusive des
musulmans, mais aussi celle des non musulmans, les juifs comme les
chrétiens, à qui il en revient une part considérable. Ils ne sont pas sans savoir
aussi que les musulmans, chaque fois qu’ils entreprenaient de conquérir un
pays, laissaient intact les spécificités sociales de sa culture locale,
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La religion de l’Autre
contrairement aux européens qui, une fois au pouvoir, procédaient à
l’expatriation de toutes les fractions – catholiques ou protestantes – se
réclamant d’une autre confession.
Conclusion
En guise de conclusion, je propose de considérer deux modèles
d’application. Le premier concerne une fatwa et le second un fait du vécu
des musulmans. La fatwa est de celle de Al Hanafi Ibn Abidin. Elle a été
prononcée à l’adresse de ses disciples. Pour résumer, elle est favorable au
non musulman en cas de litige avec un musulman. En effet, si le premier
dispute un enfant au second et que le premier soit son père alors que le
second est uniquement le maître, il est plus équitable de soutenir le droit à la
paternité que celui de l’esclavage. Car grandir libre au giron d’une autre
religion est préférable à être musulman sous les jougs de la servitude. Cela
signifie que la liberté de l’être humain ainsi que sa dignité sont inhérentes à
son humanité. Sa religion passe donc au second plan.
Pour ce qui est du tableau, il est à reconstituer de tous les livres
d’histoire où abondent les références aux juifs comme aux chrétiens ayant
atteint des positions élevées dans la hiérarchie de l’État islamique sous le
règne des Almoravides et des Abbassides. Ce qui n’était pas sans susciter la
jalousie des musulmans qui les enviaient tellement qu’ils n’avaient pas
manqué de faire de cela le thème de leur poésie. Mais l’exemple typique est
celui rapporté par le docteur M. Sbaï dans son ouvrage « Les plus beaux faits
de notre civilisation ». Il a rapporté auprès de Khalaf Ben Al Mutana ses
descriptions de ces Halaqat (Cercles d’auditeurs) scientifiques populaires
qui ont eu lieu à l’époque des Abbassides. Il avance dans ce sens « nous
avons assisté à dix au Basr. Ils sont regroupés en séances d’érudits, et on
compte parmi eux : Al Khalil Ben Ahmed, le précurseur de la syntaxe arabe
(c’est un sunnite), Al Hamiri le poète (il est chiite), Saleh ben Abd Al
Qaddous (un tartufe pervers), Sufyane Ben Mujachie (Kharijite Saffaride),
Bachar Ben Burd (un pervers), Hamad Aajrud (un pervers aussi), Ibn Raas
Al Jalut (poète juif), Ibn Nadir Al Mutakallem (il est chrétien), Omar ben Al
Moayed (il est mazdéen), Ibn Senan Al Harrani (poète Sabi’). Tous se
regroupent pour réciter la poésie et échanger des informations. Leurs
discussions et leurs débats se passent dans un climat chaleureux malgré la
différence de leur appartenance religieuse et doctrinaire ».
Cette tolérance s’est infiltrée dans les foyers et a fait sa place au sein des
familles. Dans une seule maison, on peut trouver quatre frères qui
représentent quatre cas de figure au niveau confessionnel et doctrinaire : l’un
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La religion de l’Autre
sunnite, le deuxième chiite, le troisième kharijite et le quatrième mu’tazilite,
vivant tous en symbiose. Parfois, un seul logis peut être partagé par un pieu
et un libertin. L’un se préoccupe de ses dévotions et l’autre emporté par ses
effronteries. Dans ce sens, les livres de la littérature nous rapportent que
deux frères habitent dans un même immeuble ; l’un très pieu habitant au rezde-chaussée et l’autre libertin habitant au premier étage. Celui-ci a passé une
nuit blanche avec ses amis à chanter, boire et faire du tapage, ce qui a
dérangé son frère et l’a empêché de dormir. Ce dernier a interpellé son frère
en s’appuyant sur le verset coranique : « Ceux qui complotaient des méfaits
sont-ils à l'abri de ce que Dieu les engloutisse en terre ou que leur vienne le
châtiment d'où ils ne s'attendaient point ? », quand il a terminé, son frère lui
a répondu par un autre verset coranique : « Dieu n'est point tel qu'Il les
châtie, alors que tu es au milieu d'eux ».
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