Le trouble de personnalité limite de l`adolescence à l`âge adulte

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Le trouble de personnalité limite de l`adolescence à l`âge adulte
Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence (2014) 62, 3—9
Disponible en ligne sur
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www.sciencedirect.com
ARTICLE ORIGINAL
Le trouble de personnalité limite de
l’adolescence à l’âge adulte : quelle
stabilité diagnostique ?
Borderline personality disorder from adolescence to adulthood:
What about diagnostic stability?
A. Knafo a,∗, B. Greenfield b,c, J.-M. Guilé d
a
Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, université Denis-Diderot Paris 7,
CHU Bichat-Claude-Bernard, 124, boulevard Ney, 75018 Paris, France
b
Faculté de médecine, université Mc-Gill, Montréal, Canada
c
Mental Health Emergency Team, Montreal Children’s Hospital, Montréal, Canada
d
Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, université de Picardie, CHU d’Amiens,
80054 Amiens cedex 1, France
MOTS CLÉS
Trouble de
personnalité limite ;
Adolescence ;
Âge adulte ;
Stabilité
diagnostique ;
Diagnostic
catégoriel ;
Diagnostic
dimensionnel
∗
Résumé Si la pertinence du diagnostic de trouble de personnalité limite à l’adolescence
est étayée par les données récentes de la littérature, la question de la stabilité diagnostique du trouble de personnalité limite entre l’adolescence et l’âge adulte reste au centre du
débat actuel. Au regard de cette problématique, cet article interroge l’intérêt d’une approche
dimensionnelle versus catégorielle du trouble de personnalité limite à travers une revue de la
littérature et l’étude d’un cas clinique. L’approche dimensionnelle du trouble de personnalité
limite à l’adolescence permet une meilleure stabilité diagnostique entre l’adolescence et l’âge
adulte en prenant davantage en compte l’hétérogénéité propre à cet âge de la vie. En outre,
cette approche permet aussi une compréhension plus fine de la psychopathologie en définissant
divers sous-types du trouble de personnalité limite. Enfin, au-delà du seul trouble de personnalité limite, l’approche dimensionnelle de l’ensemble des troubles de la personnalité est l’un
des principaux axes de refonte de la nouvelle classification américaine (manuel diagnostique
et statistique des troubles mentaux, 5e édition).
© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS.
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (A. Knafo).
0222-9617/$ — see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS.
http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2013.11.007
4
A. Knafo et al.
KEYWORDS
Borderline
personality disorder;
Adolescence;
Adulthood;
Diagnostic stability;
Categorical diagnosis;
Dimensional diagnosis
Summary Whereas the relevance of borderline personality disorder diagnosis during adolescence is supported by recent literature data, the diagnostic stability of borderline personality
disorder between adolescence and adulthood constitutes a contemporary debate. In this context, the present article questions the interest of a dimensional versus categorical approach
of borderline personality disorder both through a literature review and the study of a clinical
case. The dimensional approach of borderline personality disorder during adolescence entails
a higher diagnostic stability from adolescence through adulthood by better accounting for the
heterogeneity that characterizes this age group. In addition, this approach also yields a more
precise understanding of psychopathology by defining multiple sub-types of borderline personality disorder. Finally, beyond borderline personality disorder, the dimensional approach of all
personality disorders is one of the main trends in the new American classification (diagnostic
and statistical manual of mental disorders, 5th edition).
© 2013 Published by Elsevier Masson SAS.
Introduction
Si le diagnostic de trouble de personnalité limite (TPL)
à l’adolescence est moins controversé à l’heure actuelle,
la pertinence d’une approche catégorielle fait débat.
L’approche catégorielle conçoit un trouble en termes de présence ou d’absence selon le nombre de critères atteints.
Ainsi, dans la précédente classification américaine (manuel
diagnostique et statistique des troubles mentaux, DSM-IVR) [1], le TPL était diagnostiqué à l’adolescence lorsque le
sujet présentait depuis au moins un an cinq des neuf critères
suivants :
• efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés ;
• relations interpersonnelles instables et intenses caractérisées par l’alternance entre des positions extrêmes
d’idéalisation excessive et de dévalorisation ;
• perturbation de l’identité : instabilité marquée et persistante de l’image de soi ou de la notion de soi ;
• impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement
dommageables pour le sujet (par exemple : dépenses,
sexualité, conduite automobile dangereuse) ;
• répétition de gestes ou de menaces suicidaires ou
d’automutilations ;
• instabilité affective due à une réactivité marquée de
l’humeur ;
• sentiment chronique de vide ;
• colère intense et inappropriée ou difficulté à contrôler sa
colère ;
• survenue transitoire dans des situations de stress d’une
idéation persécutoire ou de symptômes dissociatifs
sévères.
Or le diagnostic catégoriel du TPL à l’adolescence a une
validité discriminante et convergente satisfaisante [2—4]
mais une validité prédictive (i.e. stabilité temporelle)
faible. De fait, la différence de prévalence du TPL entre
l’adolescence et l’âge adulte en population générale (3,3 %
[5] versus 2 % [1]) questionne la stabilité catégorielle du
TPL. Plusieurs études longitudinales objectivent une stabilité faible en population adolescente [4,6,7]. Chabrol
et al. [8] soulignent que la stabilité du diagnostic catégoriel du TPL est moindre chez l’adolescent, allant de 23 %
à 33 %, que chez l’adulte où elle estimée à 60 %. Dans ce
contexte, l’approche dimensionnelle du TPL permet-elle
une meilleure stabilité diagnostique entre l’adolescence et
l’âge adulte ? De plus, quelles dimensions sémiologiques perdurent ? À travers les données récentes de la littérature et
l’étude d’un cas clinique, cet article apporte des éléments
de réponse à cette problématique.
Approche dimensionnelle du trouble de
personnalité limite
Définition
L’approche dimensionnelle conçoit le diagnostic psychiatrique non plus comme la présence ou non d’un trouble
mais comme une échelle progressive susceptible de nombreux paliers intermédiaires [9]. L’approche dimensionnelle
procure donc la différence quantitative d’un même type de
substrat en nuançant des symptômes par différents degrés
d’intensité [10]. Cependant, comme le soulignent certains
auteurs [10], l’opposition dichotomique entre les approches
catégorielle et dimensionnelle doit être nuancée. En effet,
toute approche dimensionnelle devient catégorielle à la
suite d’un cut-off particulier, définissant ainsi des soustypes catégoriels au sein des dimensions. C’est d’ailleurs
selon ce modèle qu’est décrit le TPL dans la classification
américaine actuelle (DSM V) [11]. Dans l’approche dimensionnelle, un trouble de personnalité est donc défini comme
l’expression de perturbations d’intensité variable selon un
continuum entre le normal et le pathologique et ce, sur
plusieurs dimensions.
Du fait de la pluralité des dimensions, il existe de multiples modèles dimensionnels du TPL. Historiquement, le
modèle de référence est celui de Kernberg [12]. Notons
que la description du TPL dans le DSM V [11] est d’ailleurs
inspirée en autres des travaux de Kernberg qui écrivait
déjà en 1989 [12] que « pour avoir le maximum d’efficacité
dans l’état actuel des connaissances, une classification
des troubles de la personnalité devrait inclure à la fois
une approche catégorielle des différentes constellations
de personnalité, et une approche dimensionnelle prenant en compte le degré de gravité de ces troubles et
Le trouble de personnalité limite de l’adolescence à l’âge adulte
les relations internes entre les sous-groupes ». Kernberg
décrit l’organisation de personnalité limite (organisation
psychique sous-tendant les symptômes observables du TPL)
selon trois dimensions du fonctionnement du Moi : identité,
épreuve de réalité et mécanismes de défense. Chez les
sujets ayant un TPL, l’identité est diffuse, floue, changeante
en ce sens qu’il y a défaut d’intégration du concept du Soi
et des autres. L’épreuve de réalité est fragile car la différenciation Soi-objet parvient à s’effectuer mais de brefs
épisodes dissociatifs peuvent survenir dans des moments
émotionnellement chargés. Enfin, le mécanisme de défense
princeps est le clivage. Le clivage protège le Moi du conflit
en dissociant les expériences contradictoires du Soi et des
autres. Sur une échelle verticale prenant en compte ces
trois dimensions selon un continuum de sévérité, Kernberg
situe l’organisation de personnalité limite entre l’échelon
inférieur et l’échelon moyen.
Actuellement, la plupart des modèles dimensionnels
décrivent le TPL selon quatre dimensions [13] :
• la dimension cognitive (trouble de l’identité, trouble de
l’image de soi, symptômes dissociatifs transitoires) ;
• la dimension impulsive (dont les automutilations et les
tentatives de suicide) ;
• la dimension affective (fluctuation de l’humeur, sentiment de vide, colère) ;
• la dimension relationnelle (relations interpersonnelles
instables, efforts pour éviter l’abandon).
Stabilité dimensionnelle du TPL de
l’adolescence à l’âge adulte
L’approche dimensionnelle du TPL serait particulièrement
pertinente à l’adolescence dans la mesure où elle prendrait davantage en compte la variabilité développementale
et l’hétérogénéité observées à cette période de la vie [14].
En premier lieu, la plupart des études ayant recours à
une conceptualisation dimensionnelle du TPL objectivent
une stabilité modérée de ce diagnostic à l’adolescence. À
titre d’exemple, sur un échantillon communautaire suivi sur
huit ans de 407 adolescents [4], la stabilité d’une personnalité de cluster B (dont le TPL) est de 0,63 pour les garçons
et de 0,69 pour les filles. Dans le même sens, sur un échantillon clinique suivi sur deux ans de 12 patients présentant un
TPL (sur les 101 recrutés), Chanen et al. [15] retrouvent une
stabilité de 0,54. D’autres études objectivent cependant
une stabilité plus faible malgré le diagnostic dimensionnel
de TPL : 0,16 sur un échantillon clinique de 60 patients [16]
et 0,18 sur un échantillon clinique suivi sur deux ans de
21 patients ayant un TPL [17]. Ainsi, si l’approche dimensionnelle versus catégorielle du TPL permet une meilleure
stabilité diagnostique, il n’en reste pas moins que, pour
la majorité des individus, le TPL décline de façon significative entre l’adolescence et l’âge adulte. Rappelons tout
de même que la plupart des études sur la validité prédictive du TPL concernent des individus suivis bénéficiant donc
d’une prise en charge. Cet élément nuance les conclusions
concernant la stabilité temporelle de ce diagnostic puisque
les traitements sont décrits comme efficaces [18]. Cependant, des études longitudinales incluant des individus non
traités poseraient bien évidemment des questions éthiques
[14]. Quoi qu’il en soit, nombre d’auteurs s’accordent à dire
5
que la stabilité de rang (rank order stability), i.e. la position relative des individus les uns par rapport aux autres
dans les échantillons, reste élevée [19,20]. Par conséquent,
les adolescents ayant un TPL sévère en terme d’intensité
des symptômes sont ceux les plus à risque de présenter
ce trouble de personnalité à l’âge adulte. Ainsi, Miller
et al. [14] soulignent l’émergence de deux sous-groupes
d’adolescents : les adolescents sévèrement atteints dont le
diagnostic est stable et ceux moins atteints dont le diagnostic à travers le temps reste incertain.
En second lieu, un petit nombre de symptômes émergent
comme symptômes prédictifs significatifs de la persistance
du TPL dans des échantillons adolescents comme adultes.
Soulignons le fait que ce sont les « symptômes » prédictifs (i.e. dimensions sémiologiques) et non les « facteurs »
prédictifs (i.e. facteurs de risque et de protection) de la
persistance ou de la rémission du TPL entre l’adolescence
et l’âge adulte qui font l’objet de cet article. Garnet
et al. [17] trouvent que les symptômes dont le pouvoir prédictif est le plus important (i.e. les symptômes les plus
stables) pour les adolescents sont le sentiment chronique de
vide et l’ennui. Dans d’autres études [6,21], le trouble de
l’identité, l’instabilité affective et la colère extrême voire
démesurée sont identifiés comme les symptômes ayant le
pouvoir prédictif le plus important pour le TPL chez les adolescents. Le pouvoir prédictif de ces trois symptômes est
aussi relevé dans la littérature concernant le TPL à l’âge
adulte, suggérant que la validité prédictive de ces symptômes clefs est élevée quel que soit le groupe d’âge.
Cas clinique : Pauline, 18 ans
Présentation du cas clinique
Rencontre avec Pauline, alors âgée de 16 ans
En août 2010, Pauline est adressée aux urgences pédiatriques du centre hospitalier universitaire (CHU) par un
éducateur du centre de jour pour évaluation psychiatrique
dans le cadre d’une recrudescence anxieuse et de la présence d’idéations suicidaires actives.
Pauline a spontanément fait part à l’éducateur du centre
de jour de son mal-être qu’elle relie à l’incertitude portant
sur son projet scolaire à quelques jours de la rentrée. En
effet, elle a été exclue en fin d’année de son collège au
décours d’une tentative de suicide sur le lieu scolaire selon
ses dires. Elle est toujours dans l’attente (qui lui est intolérable) de leur décision quant à sa réinscription pour cette
nouvelle année scolaire.
Lors de ce premier entretien, l’anxiété est effectivement massive et envahissante. Il n’y a pas d’élément
évocateur d’un syndrome dépressif structuré. Le risque de
passage à l’acte est mis à distance ; on ne retrouve pas
d’intentionnalité suicidaire mais plutôt une idéation passive
de mort. Pauline est accessible à la réassurance. Dans ce
contexte, nous proposons à Pauline (ainsi qu’à sa mère par
téléphone) une deuxième consultation dans 48 heures.
Au second entretien, l’indication de l’hospitalisation se
pose d’emblée. En effet, au cours des dernières 48 heures,
les difficultés relationnelles avec sa mère notamment se
sont exacerbées. Pauline l’a menacée avec un couteau. Elle
6
exprime des idéations suicidaires et dit se sentir vulnérable quant à un passage à l’acte lorsqu’elle est envahie
par l’angoisse.
Devant les troubles du comportement, les difficultés relationnelles au domicile et le risque de passage à l’acte
auto- et hétéroagressif, la nécessité d’une hospitalisation
s’impose pour prévention d’un passage à l’acte et mise à
distance du milieu anxiogène.
Anamnèse
Antécédents
Antécédents psychiatriques et neuropsychologiques.
Suivis ambulatoires. Depuis la primaire, suivi psychiatrique ambulatoire motivé par des difficultés relationnelles
avec ses pairs à l’école.
De 2002 à 2010, suivi psychiatrique ambulatoire, psychomotricité, groupes thérapeutiques.
De 2010 à aujourd’hui, suivi psychiatrique ambulatoire
(dispositif thérapeutique actuel détaillé ci-dessous).
Depuis 2000, suivi orthophonique hebdomadaire en libéral.
En 2010, tentative de remédiation cognitive.
Hospitalisations. En mai 2009, première hospitalisation dans le service de médecine de l’adolescent au CHU
pour idéations suicidaires et scarifications.
En août 2010 (lors de notre rencontre avec Pauline),
deuxième hospitalisation dans le service de médecine de
l’adolescent au CHU pour idéations suicidaires.
En novembre 2010, troisième hospitalisation dans le
service de médecine de l’adolescent au CHU pour scarifications. Après 48 heures, Pauline est transférée en unité
d’hospitalisation fermée devant l’importance des troubles
du comportement et la nécessité d’un cadre plus contenant
et rassurant.
Bilans.
En 2008, un bilan orthophonique réalisé en
libéral met en évidence des troubles spécifiques du langage
écrit de type dyslexie-dysorthographie. Ce diagnostic est
confirmé par un nouveau bilan réalisé en 2009 au centre de
référence des troubles du langage et des apprentissages.
En 2009, un bilan neuropsychologique réalisé au centre
de référence des troubles du langage et des apprentissages
objective un niveau d’efficience intellectuelle se situant
parfaitement dans la moyenne des enfants de son âge.
En 2010, un bilan neuropsychologique réalisé au CHU met
en évidence un déficit attentionnel en modalités visuelle et
auditive.
Antécédents médico-chirurgicaux. En 2009, Pauline
subit une intervention chirurgicale pour ablation d’une bride
au niveau de la cuisse droite, diagnostiquée comme la
séquelle d’une attache permanente au berceau.
Elle ne consomme pas de toxiques (ni alcool ni drogue
entre autres).
Il n’y a pas de notion d’allergie.
Traitement médicamenteux
Depuis deux ans, le traitement médicamenteux est stable
avec de petites doses de neuroleptique à visée anxiolytique
et inhibitrice : aripiprazole à 5 mg par jour. Pour information, un autre psychotrope (olanzapine) est prescrit en
2011 dans une indication similaire mais interrompu rapidement en raison de la prise de poids.
A. Knafo et al.
En 2010, au décours du bilan objectivant un trouble
attentionnel, est prescrit pendant quelques mois du méthylphénidate arrêté en raison des effets secondaires (troubles
du sommeil et perte d’appétit).
Mode de vie
Pauline vit avec ses deux parents. Elle est la benjamine
d’une fratrie de deux enfants. Son frère, âgé de 20 ans,
souffre d’un autisme sévère. Sa mère ne travaille pas, son
père est fonctionnaire. Pauline a été adoptée à l’âge de trois
ans et demi (avec son frère). Elle a vécu en orphelinat en
Roumanie où elle a très probablement été victime de négligence voire de maltraitance. Le contexte familial, stable,
regroupant les deux enfants avec leurs deux parents, est
marqué par l’inépuisable anxiété maternelle et le positionnement du père tentant sans s’imposer de rester attentif
aux besoins de sa femme et de ses enfants. De tout temps,
la mère de Pauline s’est montrée déterminée, n’hésitant pas
à faire appel aux procédures judiciaires pour influer sur les
dispositifs de soin et d’éducation mis en place pour sa fille.
Scolarité
Pauline suit une scolarité adaptée depuis l’école primaire
du fait de ses difficultés tant au niveau des apprentissages
scolaires qu’au niveau relationnel avec ses pairs comme avec
les adultes.
En primaire, elle bénéficie d’un accompagnement par le
réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED).
Dans un second temps, elle est scolarisée dans un établissement privé.
Au collège, les années ne sont jamais complètes et Pauline change d’établissement chaque année du fait de ses
difficultés relationnelles et de la transgression permanente
du cadre :
• année 2007—2008 (Pauline a 12 ans) : entrée en sixième
dans un collège privé ;
• année 2008—2009 (Pauline a 13 ans) : entrée en sixième
en unité pédagogique d’intégration (UPI) ;
• année 2009—2010 (Pauline a 14 ans) : entrée en cinquième
UPI (deux établissements dans la même année scolaire) ;
• année 2010—2011 (Pauline a 15 ans) : entrée en quatrième
en unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS) ;
• année 2011—2012 (Pauline a 16 ans) : Pauline n’est pas
scolarisée à la rentrée. Elle bénéficie de temps de
classe sur l’unité d’hospitalisation. Rapidement, elle est
accueillie une demi-journée en institut médico-éducatif
(IME) puis deux journées et demi à partir du printemps
2012 ;
• année 2012—2013 (Pauline a 17 ans) : poursuite de la scolarité à temps partiel en IME.
Dispositif thérapeutique actuel
Le dispositif de soins associe :
• deux journées et une nuit en hospitalisation complète sur
l’unité d’hospitalisation pour adolescents avec la possibilité de revenir de permission le dimanche si la situation
est conflictuelle au domicile ;
• la consultation thérapeutique conduite sous forme
d’entretiens individuels hebdomadaires associés à des
entretiens parentaux ;
• un temps de soins hebdomadaire en structure de jour
(équithérapie) ;
• le suivi orthophonique hebdomadaire en libéral.
Le trouble de personnalité limite de l’adolescence à l’âge adulte
Tableau psychopathologique
Tableau à 17 ans
Manifeste depuis plusieurs années, le tableau clinique
évoque un trouble de personnalité limite touchant les quatre
dimensions (i.e. cognitive, impulsive, affective et relationnelle). Concernant la dimension cognitive, on retrouve de
nombreux micro-moments dissociatifs avec en situation plus
stressante, un vécu bref de dépersonnalisation ou des altérations perceptuelles, notamment vespérales. Concernant
la dimension impulsive, s’associent des conduites auto- et
hétéroagressives puis l’émergence de remords suite aux
conduits hétéroagressives, des idéations suicidaires actives
et passives et un antécédent de tentative de suicide.
Notons que chez les adolescents ayant un TPL, la dimension impulsive domine souvent le tableau clinique. De
fait, le TPL paraît être un facteur de risque indépendant
des conduites suicidaires (suicides complétés et tentatives
de suicide) à l’adolescence (odds ratio = 2,4 ; p = 0,052 sur
une cohorte suivie sur six mois de 263 adolescents suicidants) [2]. La dimension affective est marquée par une
instabilité émotionnelle constante où dominent l’hostilité
et des conduites d’opposition et par la lutte contre des
affects dépressifs intolérables. Enfin, concernant la dimension relationnelle, des symptômes d’anxiété de séparation
ainsi que l’évitement des situations d’abandon sont très
présents aussi bien à la maison que lors des séjours en
internat. La solitude est peu tolérée et l’appétence relationnelle est intense, mais les ancrages auprès des adultes
et des pairs sont instables, notamment en raison du changement d’établissement scolaire chaque année. La relation à
l’autre est fréquemment vécue comme persécutoire et est
à l’origine d’une souffrance psychique importante. Seuls les
soignants demeurent des figures stables ainsi qu’une relation, souvent rêvée mais plus difficile à actualiser, avec
un garçon en situation de handicap. Par ailleurs, sur le
plan diagnostique, aucun syndrome dépressif majeur ou
maniaque n’est observé. Il n’y a pas de consommation
de toxiques ou d’alcool. Le tableau clinique est associé à
une dyslexie-dysorthographie et à un trouble déficitaire de
l’attention qui ont tous deux fait l’objet d’investigations
conduisant à la mise en place d’une rééducation orthophonique, et plus récemment d’une amorce de remédiation
cognitive. Le bilan neurologique est négatif.
Sur le plan psychique, l’angoisse de perte d’objet est
déterminante avec des capacités de contenance des objets
internes, très faibles en début de prise en charge, qui
se sont construites progressivement. La représentation de
soi est peu investie et très dévaluée. L’épreuve de réalité
demeure fragile. Le jugement de réalité s’améliore avec
le recadrage apporté par ses interlocuteurs, notamment les
soignants qui offrent un support d’étayage très investi. Sur
le plan des mécanismes de défense, l’identification projective et le clivage des imagos sont fréquemment mobilisés.
L’ambivalence adolescente vis-à-vis des figures parentales
est exacerbée. Tout se passe comme si le fonctionnement psychique laissait coexister plusieurs représentations
contradictoires. La relation idéalisée mère aimante-bébé
constitue un axe fondateur de la construction psychique
comme peuvent en témoigner, par exemple, le désarroi et la
colère que manifeste Pauline quand on « critique sa mère ».
Cette relation coexiste avec une autre image maternelle,
celle d’une figure toute puissante, tyrannique, persécu-
7
tante, dont elle cherche à se déprendre sans succès. L’image
paternelle, lieu de condensation des motions oedipiennes et
pré-œdipiennes, est présente mais son activation est souvent occultée par le lien très investi aux figures de la mère.
Les phénomènes d’identification projective distribuent ces
représentations sur l’éventail des relations thérapeutiques,
amenant les soignants à occuper des places contrastées.
Le dispositif psychothérapeutique inclut alors la consultation, des temps de soins de jour en unité de jour et
une scansion du rythme hebdomadaire par une nuit en hospitalisation. Des entretiens parentaux ou parents-enfant
sont tenus dans chacun des trois lieux de soins : consultation, unité de jour, hospitalisation, sans toutefois amener
l’instauration d’une thérapie familiale. La consultation offre
un espace stable et sécurisant pour élaborer les pertes
vécues et anticipées. Leur évocation spontanée au fil du
discours lors des entretiens individuels est progressivement
mieux tolérée, en abaissant les explosions agressives, en
abandonnant les tentatives de maîtriser le cadre et la
relation thérapeutiques puis en éprouvant sans détours la
palette des vécus douloureux de deuil. Un autre temps du
travail porte sur le détail des interactions vécues comme
persécutantes avec les parents, les soignants ou bien de
simples inconnus croisés sur le campus hospitalier. Il s’agit
d’un travail de clarification sur les processus tant cognitifs que psychiques mis en jeu par le regard de l’autre.
Depuis peu, Pauline s’engage dans une exploration du jugement qu’elle porte sur ses conduites et ses interactions ; elle
confronte ses propres perceptions à celles de ses parents
et des soignants, cherchant à mieux situer ce qui relève
d’elle-même ou des autres.
Le traitement médicamenteux, avec de petites doses de
neuroleptique à visée anxiolytique et inhibitrice, est stable.
Tableau à 18 ans
Au cours de cette dernière année, l’évolution clinique concerne essentiellement les dimensions liées à
l’impulsivité et aux affects. Concernant la dimension impulsive, est observée une réduction de l’hostilité et des
conduites auto-agressives. Pauline peut maintenant verbaliser des idées suicidaires sans toutefois menacer de
passer à l’acte. Il n’y a pas de nouvelle tentative de
suicide. En revanche, concernant la dimension affective,
l’instabilité émotionnelle est toujours très présente et le
tableau dépressif s’approfondit depuis plusieurs mois à la
faveur d’une meilleure capacité de contenance des affects
tristes. Sur le plan thymique, l’humeur dépressive est présente quotidiennement et dans les différents lieux de soins
(hospitalisation, consultation et unité de jour). On retrouve
une irritabilité majeure s’exprimant par un retrait social
important et des comportements explosifs immédiatement
suivis par des remords et une auto-culpabilisation. De plus,
Pauline présente un ralentissement psychomoteur essentiellement marqué par un sous-fonctionnement cognitif.
Enfin, s’associe au tableau clinique un retentissement somatique marqué par des troubles du sommeil, une asthénie et
une anorexie. Notons que toute introduction d’un nouveau
traitement psychotrope est impossible devant l’opposition
formelle de sa mère alors que Pauline est certes à l’approche
de ses 18 ans mais encore mineure.
Sur le plan psychique, s’opère progressivement un
réaménagement de ses images internes. Les représentations
8
parentales sont moins clivées. Pauline a en effet une représentation plus contrastée et moins idéalisée de sa mère.
Elle n’a plus besoin d’en rappeler sans cesse la figure
tyrannique. Elle parvient progressivement à se décaler du
conflit de loyauté à son égard, pouvant être plus critique
envers ses décisions. Par exemple, elle vit douloureusement
l’opposition de sa mère à tout nouveau traitement. Elle
amène fréquemment cette situation problématique en
consultation, faisant le lien avec l’accès à la majorité dans
quelques mois. De plus, la place qu’occupe son père dans sa
réalité psychique est davantage investie. Enfin, le processus
de deuil est maintenant de qualité. Pauline peut évoquer
sa peur et sa tristesse de se séparer de ses thérapeutes à
l’approche de sa majorité.
Étude dimensionnelle du cas clinique
Dans la mesure où Pauline présentait depuis plusieurs années
la plupart des symptômes décrits comme ayant un pouvoir prédictif important pour le TPL dans notre revue de
la littérature (i.e. trouble de l’identité, instabilité affective, colère extrême voire démesurée [6,21], son évolution
actuelle pose question.
L’approche dimensionnelle apporte cependant un éclairage particulier. De fait, tout en s’étant sensiblement modifié (i.e. régression des symptômes liés à la dimension impulsive et majoration des symptômes liés à la dimension affective), le tableau psychopathologique actuel ne remet pas
en cause le diagnostic de TPL. En effet, l’approche dimensionnelle, en pensant le TPL comme l’expression de perturbations d’intensité variable sur les dimensions cognitive,
impulsive, affective et relationnelle, permet de décrire des
sous-types particuliers de TPL lorsqu’une des dimensions
est dominante. Ainsi, dans le cas de Pauline, le tableau
actuel évoque le sous-type dit « affectif » du TPL [22] dans
la mesure où les symptômes dominants sont liés à la dimension affective ; instabilité émotionnelle et éléments de la
lignée dépressive. Ce sous-type de TPL est d’autant plus fréquent qu’il est caractérisé par la prédominance d’un trouble
de régulation émotionnelle (ou dysrégulation émotionnelle)
décrit comme l’un des facteurs clefs du TPL [23]. Le trouble
de régulation émotionnelle résulte de l’interaction entre
une vulnérabilité émotionnelle de base et un environnement émotionnellement invalidant. L’environnement est dit
émotionnellement invalidant car il répond au partage des
expériences privées de manière inappropriée. L’expression
des expériences personnelles n’est en effet pas validée ;
elle est à l’inverse banalisée. L’expérience d’émotions
douloureuses ainsi que les facteurs causant la détresse émotionnelle sont peu reconnus. Par conséquent, le sujet passe
par un étalage d’émotions extrêmes et l’exagération des
circonstances négatives à l’origine de cette réponse afin
de provoquer une réponse environnementale validante. Or
l’aggravation récente de la problématique du frère aîné,
présentant des troubles du comportement plus importants
ces derniers mois, peut majorer la négligence émotionnelle
de l’environnement familial à l’égard de Pauline. De fait,
extrêmement sollicités par leur fils aîné, les parents de
Pauline sont psychiquement moins disponibles pour elle.
Peut-être doit-elle de ce fait amplifier ses réponses émotionnelles de base afin d’obtenir une validation de leur
part. C’est en ce sens que la dimension affective domine
A. Knafo et al.
le tableau actuel, évoquant donc le sous-type affectif du
TPL sans toutefois remettre en cause le diagnostic de TPL.
Enfin, il nous paraît important de préciser que, bien
que la question des « facteurs » prédictifs du TPL ne soit
pas l’objet de cet article, les perspectives d’évolution du
TPL ne peuvent être pensées sans leur prise en compte.
Ainsi, concernant Pauline, des facteurs tels que l’absence
de consommation de toxiques ou la prise en charge précoce et étayée des troubles contribuent sans aucun doute
à l’évolution positive actuelle.
Conclusion
En prenant davantage en compte l’hétérogénéité observée à cette période de la vie, l’approche dimensionnelle
permet donc une meilleure stabilité diagnostique du TPL
entre l’adolescence et l’âge adulte. Elle offre, de plus, une
compréhension fine de la psychopathologie via le continuum
ou spectrum entre le normal et le pathologique, d’une part,
et entre les divers sous-types d’un même trouble, d’autre
part. C’est d’ailleurs l’un des principaux axes sur lequel est
basée la refonte du DSM V [11].
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
Remerciements
Les auteurs remercient monsieur le Docteur Legrand,
madame le Docteur Lesbre ainsi que madame le Docteur
Mille pour leur contribution clinique à cet article dans le
cadre de la prise en charge de Pauline.
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