Positions Jean-Baptiste Mognetti - Université Paris
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Positions Jean-Baptiste Mognetti - Université Paris
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE VI ERCO, Centre André Chastel, UMR 8167 THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline/ Spécialité : histoire de l’art contemporain Présentée par : Jean-Baptiste MOGNETTI « Junge Männer : Gerhard Richter, Sigmar Polke et Blinky Palermo, 1961-1977. » Sous la direction de : M. Serge LEMOINE Professeur émérite, Université Paris IV-Sorbonne JURY Mlle Valérie Da Costa M. François Robichon M. Klaus Bussmann Maître de conférences, Université de Strasbourg Professeur, Université de Lille 3 Professeur émérite, Fachhochscule, Münster Junge Männer : Gerhard Richter, Sigmar Polke et Blinky Palermo, 1961-1977 Positions de thèse Après avoir étudié de manière approfondie, dans nos Masters 1 et 2, certains aspects essentiels du travail de l’artiste allemand Blinky Palermo (1943-1977), nous avons décidé d’élargir notre sujet aux personnalités qu’il a croisées à Düsseldorf, situées comme lui sous l’influence directe ou indirecte de la sculpture et de l’enseignement de Joseph Beuys à la Kunstakademie. Parmi les artistes concernés, deux sont aujourd’hui unanimement reconnus pour le rôle qu’ils ont joué dans la reconstruction de l’art allemand après 1945 : Gerhard Richter (récemment célébré à Beaubourg) et Sigmar Polke (décédé en 2010). Si la méfiance, voire la défiance de Beuys à l’égard de la peinture de chevalet est avérée, il n’en reste pas moins que ce dernier a été le vecteur d’une nouvelle manière de penser l’image comme un pivot sémantique et critique. La matérialité brute et l’alchimie romantique, la variété et la richesse conceptuelle dont témoigne son œuvre de sculpteur, de performer et de dessinateur trouve des échos aussi bien chez Palermo que chez Polke et Richter. Cependant, Palermo apparaît comme un des artistes les plus proches de Beuys quand Richter et Polke qui ne sont pas inscrits administrativement dans l’atelier du « chaman » de Düsseldorf et sont les aînés de Palermo – tentent, en fondant le réalisme capitaliste, de trouver leur voie dans l’héritage du pop américain. Mais Beuys, c’est aussi Fluxus, point d’ancrage, à différents degrés, de nos trois « jeunes hommes ». Entre la dramatisation du repentir historique et l’enthousiasme rédempteur de la marchandise – dont nous résumons les résonances esthétiques - dans l’Allemagne de l’Ouest de la fin des années cinquante et du début des années soixante, les activités de Fluxus proposent de repenser les rapports entre l’art et la vie. Dans un premier temps, les liens entre Richter, Polke et Palermo sont exclusivement amicaux. Mais peu à peu, des collaborations et une circulation des idées entre ces trois artistes se mettent en place. Ainsi, les œuvres à deux mains réalisées avec Palermo élargiront-elles considérablement le champ perceptif de Richter, ce qu’on omet bien souvent (pour ne pas dire toujours) de signaler au sujet de ce dernier, vu comme un solitaire. Là encore, il convient de renverser une idée reçue : l’esthétique de Richter, entre 1961 et 1971, s’est appuyée sur le travail collectif ; avec les réalistes capitalistes Konrad Lueg, Manfred Kuttner et Polke d’abord puis avec Palermo. Nous avons donc reconstitué, avec précision, le fil de ces échanges dont Richter est le point de jonction. Et nous avons pris le parti de concentrer notre recherche sur une permanente contextualisation – historique, artistique et musicale – de ces échanges en procédant chronologiquement afin de saisir le « tempo » de cette période des plus intenses. Entre la reconstitution méticuleuse des faits, à travers une chronologie serrée – l’époque du réalisme capitaliste ne s’étendant guère que de 1963 à 1967 – et l’étude poussée d’un substrat iconographique en lien direct avec les années soixante et soixante-dix, nous avons voulu marquer dans notre discours une pause ; un moment de synthèse. Le point nodal de notre recherche est aussi la clé de voûte d’une question complexe tant la variété des registres picturaux qu’elle brasse est grande. De la façon la plus claire et la plus compréhensible pour le lecteur, nous avons formulé cette transition comme une interrogation portant sur deux styles ou deux héritages qu’en apparence tout oppose : le pop art, puisant ses référents dans la culture populaire, et les grands courants de l’abstraction radicale du XXème siècle dans la continuation desquels se place Blinky Palermo. Au début des années soixante, un artiste américain cristallise les intérêts communs de Richter et de Polke : Roy Lichtenstein, dont la diffusion des images et la célébrité ne doivent pas faire oublier la nature de sa contribution à l’art international de l’après-guerre. Les réalistes capitalistes (notamment Lueg, Richter et Polke – Kuttner occupant dans le groupe une position marginale à partir de 1964) ont trouvé chez Lichtenstein toute une gamme d’effets critiques permettant de neutraliser la psychologie de la facture et la portée démiurgique du geste telles qu’elles étaient encore prônées à l’époque en Allemagne de l’Ouest par les tenants de l’Informel et de l’abstraction lyrique parmi lesquels les plus éminents enseignants de l’école d’art de Düsseldorf, comme Karl Otto Götz ou Gerhard Hoehme. En éclairant le lecteur sur les débuts de Richter et de Polke, nous renforçons aussi l’idée selon laquelle le pop art s’est présenté pour eux comme une échappatoire aux influences de l’immédiat après-guerre dont Düsseldorf, dès 1945, est le creuset. Ce travail biographique tend aussi à estomper des frontières généralement traitées sous l’angle de l’opposition par trop banale entre académisme et avant-garde. En effet, la génération à laquelle appartiennent Götz, Hoehme ou encore Peter Brüning, dont les cartographies rhénanes déjouent avec une grâce autistique (ou un état de suprême autarcie graphique, comme on voudra) toute tentative de classification, contient les ferments de sa propre contradiction. Les recherches de Götz sur les propriétés visuelles de l’oscilloscope électronique et l’intérêt qu’elles sont suscité chez le coréen Nam June Paik, pionnier de l’art vidéo, en témoignent. Il faut comprendre, dans cette perspective, toute la première partie de notre propos comme un climat où se dessinent, à la manière d’un tableau de Brüning, des fronts dépressionnaires, des zones tempérées et d’autres où la durée est abolie par les lois de la variabilité. Avec Gerhard Richter, nous nous situons, de façon paradigmatique, dans l’œil gris du cyclone. Dans cet espace d’instabilité, Lichtenstein (et le pop art au sens large) apparaissent, pour Richter et Polke, comme des balises météorologiques. Comment s’introduit le travail minimaliste de Palermo dans ce contexte ? Là réside la principale difficulté du sujet, à laquelle aucun auteur jusqu’à présent ne s’est directement confronté. La raison en est que le travail de Palermo s’inscrit dans une marge où l’on trouve notamment IMI Knoebel et IMI Giese. Serge Lemoine a clarifié, dans un ouvrage général consacré à l’œuvre de Knoebel, la position singulière de ce dernier, nous aidant à nous représenter la dichotomie qui existe entre le binôme Richter-Polke et la figure de Palermo au milieu des années soixante : comme Palermo, Knoebel emprunte à la fois au radicalisme de Malevitch et à l’idée de Beuys selon laquelle les matériaux sont des transformateurs d’énergie. Loin du pop art, mais dans un esprit qui conserve des affinités avec le néodadaïsme de Rauschenberg, Palermo et Knoebel élaborent un suprématisme sensible où les questions du volume et de l’environnement sont omniprésentes. C’est justement la qualité environnementale et l’exquise sensibilité de la peinture de Palermo qui ont attiré Richter et interrogé Polke. La puissance et la présence des objets et des tableaux de tissu (Stoffbilder) de Palermo leur permettent de s’accorder avec des propositions aussi distantes de ses préoccupations que le sont celles de Richter et de Polke. Ainsi voyons-nous s’établir, au gré des expositions collectives, placées sous l’égide de galeristes majeurs – René Block ou Heiner Friedrich – non pas seulement des correspondances visuelles mais bien plutôt des résonances subtiles d’ordre iconographique. Il nous faut donc glisser notre scalpel sous la surface des contradictions pour donner à voir au lecteur le relevé sismographique de nos recherches et aborder les œuvres de Richter, Polke et Palermo selon des points de vue inédits que seule une telle confrontation permet, sous la forme de séquences thématiques où la bipartition fait loi. La finalité du sujet se dessine qui est d’apporter sur nos trois jeunes hommes des éclairages que jusqu’alors la critique a laissés de côté. La catastrophe est un de ces aspects. On a souvent parlé de la peinture de Polke comme d’un système dynamique et de la reproduction de la trame sérigraphique comme d’une action dissipative où le potentiel d’erreur présent dans l’image est amplifié. Polke, à travers une série de peintures intitulée Katastrophentheorie, a révélé un degré de connaissance surprenant quant aux fondements mathématiques de ce qu’on appelle les « études de stabilité ». En mettant au jour la source iconographique du premier tableau de la série, nous bouleversons les considérations actuelles sur le problème du hasard chez Polke en lui donnant une dimension stochastique et physique applicable, à la manière d’un paramètre d’ordre, à l’ensemble de son œuvre et rectifions l’erreur qui a porté la critique à noyer le tableau dans l’époque de sa création – certes particulièrement riche : le début des années quatre-vingt – et à l’associer trop vite à un phénomène de mode, du battement d’aile du papillon déclenchant une tempête à l’autre bout du monde (Edward Lorenz) à la popularité des théories de René Thom. Quelques années avant Polke, Palermo s’est justement penché sur les théories de Thom, à l’apogée de leur controverse internationale. Ici encore, il s’agit d’un domaine très peu étudié de la peinture de Palermo. Il va de soi que de telles découvertes ne nous ont été permises que dans le cadre d’une mise en relation des centres d’intérêts communs de Polke et de Palermo. La question de la Shoah, traduction historique de la catastrophe, met quant à elle le doigt sur l’ambiguïté de Richter vis-à-vis de l’Holocauste et de sa représentation. Il est d’ailleurs symptomatique de voir à quel point les considérations récentes sur Richter, extrêmement abondantes, font – à l’exception du catalogue de l’exposition itinérante de 2012 Panorama – l’impasse sur cet épineux problème. De façon moins polémique, nous prolongeons les recherches menées en Master 2 sur le Romantisme allemand comme issue aux « tabous » picturaux et intellectuels qui pèsent sur l’Allemagne de l’Ouest des années soixante et soixante-dix. Le paysage (Richter-Palermo) échappe à l’Histoire, à moins qu’il ne soit lunaire (Richter-Polke) et pointe alors un double enjeu : celui de l’infini astronomique et des conquêtes stimulées par la Guerre froide. Le regard porté par Palermo, Polke et Richter sur l’Amérique, entre rêve, sarcasme et analyse, achève de résoudre les questions contemporaines soulevées dans la première partie et montre que l’art et l’histoire, s’ils ont partie liée, évoluent en parallèle. A ce titre, Düsseldorf a effectivement été, pendant la décennie qui nous occupe, une enclave américaine en Europe.