La Passion du Christ, film de Mel Gibson
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La Passion du Christ, film de Mel Gibson
FOIRE AUX QUESTIONS : Regardons le film de Mel Gibson sur LA PASSION du Christ Une aide de lecture : 4ème partie et fin de l’analyse. La narration au cinéma Entrons maintenant plus avant dans le langage spécifique du septième art. La narration cinématographique s’enracine en particulier dans la notion de « point de vue » : elle constitue un aspect fondamental du cinéma. Le point de vue, au cinéma, mais aussi dans tous les arts de l’image, signifie le regard que le cinéaste comme le spectateur portent sur les images mises en scène. Il implique un regard sur, donc un regardant et un regardé. L’icône de la Trinité de Roublev constituera un merveilleux exemple pour illustrer ce que l’on entend par cette notion de point de vue. Les trois mystérieux personnages nous font face ; il y a entre eux une ressemblance étrange, mais tous n’ont pas la même attitude. Le personnage central et celui qui est situé à sa droite se regardent dans les yeux tandis que le troisième fixe tristement la coupe placée sur la table et contenant l’agneau du sacrifice pascal ; toute la Tradition chrétienne a vu dans cette icône une représentation de la Trinité Sainte, conviée à la table d’Abraham le croyant au chêne de Mambré, préfiguration de l’Incarnation du Verbe pour le salut du monde. Telle est de prime abord la lecture iconographique que l’on peut faire, dont nous avons parlé plus haut, et qui implique nécessairement une culture chrétienne. Qu’en est-il alors du point de vue ? Les « regardés », ce sont les trois Personnes divines mises en scène par le saint moine Andreï Roublev. Le spectateur est celui qui porte un regard sur ce qui lui est représenté. Il est le « regardant », mais ce regardant peut aussi être impliqué et donc être « regardé ». De spectateur, il peut devenir acteur ou du moins partie prenante de l’œuvre, comme c’est le cas pour celle de Roublev. Les formes, ou contours des corps des trois mystérieux invités d’Abraham, dessinent une coupe eucharistique à laquelle le spectateur de la scène, c’est-à-dire chacun d’entre nous, est convié à participer. Nous sommes donc invités au repas du Seigneur qui n’est rien moins que la communion à Son amour trinitaire. Reprenons la notion de point de vue pour le cinéma : Au tout début du cinéma, en l’absence totale de découpage et de montage, le point de vue ne pouvait être qu’unique, et le cadrage seul définissait le point de vue. Mais avec l’arrivée du montage, celui-ci, d’unique est devenu multiple et le spectateur, jusque-là paralysé, se voit doté d’ubiquité, il peut voir successivement de divers points de vue, couvrant l’espace à 180°, à l’horizontale comme à la verticale, mais il entre dans le point de vue subjectif des personnages sans pour autant en être prisonnier. C’est ce jeu infini des points de vue qui constitue la narration cinématographique, le jeu le plus subtil avec le spectateur ». Cette notion de point de vue peut s’avérer pertinente pour le cas de La Passion du Christ de Mel Gibson. C’est surtout dans l’usage qu’il fait du champ-contrechamp dans son film que le cinéaste américain nous dit quelque chose du point de vue d’où il choisit de voir et de donner à voir aux spectateurs le Drame de la Passion. Il me semble que tout le film de Gibson s’efforce de nous faire saisir, dans le point de vue même qu’il adopte et tente de nous transmettre, la nature de ce Jésus de Nazareth que nous voyons souffrir, mourir, puis ressusciter sous nos yeux. Comment s’y prend le cinéaste ? Revenons seulement à l’un des paramètres du point de vue cinématographique dont nous avons parlé plus haut : le champ/contrechamp. On sait que ce terme signifie le fait d’alterner un champ donné à un autre spatialement opposé. Habituellement, « le champ-contrechamp obéit à une règle essentielle établie à Hollywood dans les années vingt, imposée depuis au cinéma « classique », celle des 180 ° : la place de la caméra, dans les deux prises, ne doit pas franchir la ligne imaginaire qui réunit les regards des deux personnages. Si dans le premier plan, l’un des acteurs regarde à gauche, dans le second, l’autre acteur doit regarder à droite pour donner l’impression de se regarder. Cependant, un autre usage, moins classique donc, du champ-contrechamp, qui est celui précisément qu’adopte Mel Gibson, est de placer les protagonistes du film sur la ligne des 180 °. On voit alors les acteurs se regarder de face, donnant ainsi le sentiment de regarder le spectateur dans les yeux, de l’impliquer dans le dispositif de la mise en scène, alors que dans le cas classique, il reste à l’extérieur. Presque tous les champs/contrechamps de La Passion du Christ sont construits sur ce dernier schéma : on voit les acteurs du Drame en devenir les spectateurs par les nombreux regards qu’ils portent sur Jésus de Nazareth et qu’ils nous invitent nous-mêmes à porter sur Lui. Le film de Gibson utilise à des fins esthétiques ce que des psychanalystes ont mis à jour sous la notion de « pulsion scopique » ; ce terme désigne l’une des caractéristiques du psychisme humain et concerne la vue et le regard. Il implique le besoin de voir, le désir de regarder, et trouve ainsi nécessairement au cinéma un lieu de prédilection. Avec les images, le spectateur est en effet pris dans un jeu complexe de regards : le sien, qu’il pose sur l’image contemplée, mais aussi le jeu des regards entre les divers protagonistes du film, enfin ceux qui sont dirigés de l’écran vers la salle, et qui l’impliquent dans l’action. Ainsi les regards sans reproche que le Christ porte sur eux ou nous-mêmes, plus encore que notre compassion suscitent notre amour. L’intention de l’auteur ne serait-elle pas alors de nous introduire et de nous impliquer dans une perspective spirituelle, voire contemplative, ainsi que le cinéaste l’a écrit lui-même dans la préface à l’album-photo du tournage de son film : Il existe un mot en grec ancien qui définit le mieux la Vérité qui a guidé mon travail et celui de tous ceux qui ont participé à ce projet : aletheia. Il signifie simplement « inoubliable » (du fleuve Léthé, évoqué par Homère, dont l’eau procure l’oubli). Et l’oubli est malheureusement devenu un rituel de notre existence moderne séculière. En ce sens, ce film n’est pas un document historique, pas plus qu’il ne prétend rassembler tous les faits. Mais il relate ceux qui sont dans les Saintes Écritures. Il ne cherche pas simplement à représenter ou à exprimer. Je pense que sa vocation est contemplative. Cela signifie qu’il appelle chacun à se rappeler, à ne pas oublier. C’est une démarche spirituelle qui ne peut être formulée mais seulement ressentie. Le cinéma a une fonction révélatrice ; celle de faire voir ce qui est caché ; et par là même de donner à voir l’aveuglement des hommes, surtout lorsqu’ils croient être dans la vérité ! Nous sommes, avec La Passion, plongés dans un drame historique, mais plus encore mystique. Il s’agit du procès d’un homme dont nul ne conteste plus l’historicité, qui a bel et bien été crucifié sous Ponce Pilate, etc. Mais il s’agit surtout du Mystère pascal, mystère central et fondateur de la religion chrétienne : un homme, le Christ, le Verbe de Dieu Incarné, a souffert et est ressuscité pour le salut de tous les hommes. Il est la Vérité et la Vie de Dieu communiquée. Mais cette Vérité fut voilée aux yeux de chair à l’heure de la Passion pour ne se dévoiler aux yeux de la foi qu’après la Résurrection, par le don de l’Esprit Saint envoyé par le Père pour rendre témoignage à la Vérité du Christ dans le cœur des croyants. L’Esprit de vérité — qui apparaît, dans le film comme au baptême du Christ dans les Évangiles, sous l’apparence d’une colombe dans la cour du prétoire de Pilate — « conduit à la vérité tout entière » pour attester que l’Homme des douleurs, le Crucifié du Calvaire, est aussi le Fils du Dieu Vivant. Comme l’a écrit fort justement le théologien dominicain Marie-Joseph Nicolas : « Pour comprendre le sens de la passion et de la mort de Jésus, il faut savoir de qui il s’agit. Oui, qui souffre et qui meurt sur cette croix ? Un homme, assurément, et sa passion, sa mort, l’ont assez montré. Mais qui était cet homme ? » On ne peut donc nier l’intérêt artistique et spirituel d’une œuvre à laquelle préside une véritable écriture cinématographique. Les ralentis que le film comporte, et dont on pourrait reprocher de prime abord la facilité, servent finalement à sacraliser les instants d’un événement qui a changé le cours du temps. On peut ne pas aimer cette manière trop démonstrative dont Mel Gibson fait usage. J’ai moi-même été gêné par certains ralentis qui ne s’imposent pas (la bourse de Judas par exemple) ou par quelques effets spéciaux qui tranchent avec le réalisme de l’ensemble de l’œuvre (au torrent du Cédron, le démon à tête de monstre qui traverse l’écran pour évoquer l’inspiration diabolique de Judas ou encore le tremblement de terre dans le Temple, très « façon Péplum », après la mort de Jésus). Le film n’est pas sans faiblesse. Il est de nature populaire, comme en témoigne son immense succès mondial. Mais populaire ne signifie en aucun cas dénué d’intérêt. La Passion du Christ est une œuvre cinématographique authentique. Elle émane d’un homme de foi qui porte son regard de cinéaste sur le Christ en sa Passion. Et qui nous invite à notre tour à porter ce regard sur « Celui que nos péchés ont transpercé ». A nous ouvrir à son Mystère : « Pour chacun de nous, le Visage du Christ reste le sacrement de la Face invisible du Dieu vivant. Loin de désirer qu’il s’éteigne sous prétexte d’atteindre mieux la transcendance sans contour de l’être divin, il nous faut demander qu’il s’allume en nous, afin de n’être pas aveugles au mystère. » A. M. Besnard, o.p. Si l’on est assez honnête pour bien voir le film dans son aspect formel, on se rend compte qu’il accorde une place prépondérante au regard. Nombre de regards sont en effet échangés entre Jésus et sa Mère, Jésus et ses disciples, Jésus et ses bourreaux, et entre toutes les personnes que le Christ rencontre sur son chemin de douleur. Puis, enfin, au terme du film, par l’intermédiaire de la Vierge des Douleurs, entre Jésus et nous, spectateurs. Tout est affaire de regard. Père Jean-Gabriel Rueg, o.c.d., Prieur du couventt des Carmes du Brousset - 33 Nous vous conseillons de lire, aux éditions du Carmel 2004 : « Regards sur la Passion du Christ », lectures du film de Mel Gibson, sous la direction de Jean-Gabriel Rueg, o.c.d. ; Philippe Raguis, o.c.d. ; Pascal ide.