LLINSTITUT PASTEUR EN RUSSIE

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LLINSTITUT PASTEUR EN RUSSIE
L’Institut Pasteur
en Russie
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P
eu de gens mesurent aujourd’hui l’importance de la contribution financière de la Russie
tsariste à la construction de l’Institut Pasteur, et bien peu d’autres encore se rappellent
que l’un des collaborateurs les plus appréciés de notre savant national fut un médecin
russe, le docteur Élie Metchnikoff, professeur de biologie à l’université d’Odessa, puis
à l’université de Saint-Pétersbourg, qui rejoignit l’Institut dès l’année 1887, après avoir rencontré
Louis Pasteur auquel il fit part de ses propres travaux sur la rage. En 1904, Élie Metchnikoff devenait
vice-directeur de l’Institut et, en 1908, alors qu’il avait acquis la nationalité française, il partageait
avec l’Allemand Paul Ehrlich le prix Nobel de physiologie ou médecine pour ses travaux sur l’immunisation, notamment sur la découverte de la phagocytose. L’urne contenant ses cendres repose,
selon ses propres vœux, dans la bibliothèque de l’Institut Pasteur. Nous y reviendrons, mais situons
d’abord les débuts de cette relation si fructueuse pour les deux nations.
Par Anne S. Kraatz, Historienne
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Les travaux de Louis Pasteur sur l’inoculation contre la rage, parmi d’autres,
lui avaient déjà acquis une célébrité mondiale lorsque la maison impériale de
Russie fit appel à ses services au début de l’année 1886, par l’intermédiaire du
prince Alexandre d’Oldenbourg, proche parent et conseiller influent de l’empereur Alexandre III. Pasteur venait à peine de commencer ses essais de vaccination
contre la rage sur des personnes humaines plutôt que sur les seuls animaux
quand le tsar Alexandre envoya à Paris, dans l’espoir de les voir guéris par le traitement antirabique du savant, vingt hommes et une femme, tous originaires de
la ville de Smolensk et contaminés par la rage. On ne sait rien d’eux si ce n’est
qu’il existe, dans les archives de l’Institut, une vieille photo du groupe montrant
des hommes, pour la plupart en costume de ville, c’est-à-dire sans doute des
bourgeois, ou peut-être des membres de l’administration de Smolensk, ville de
garnison importante, située aux abords de la frontière polonaise de l’époque, où
s’était déroulée par ailleurs une importante bataille des forces napoléoniennes
contre les cosaques et les forces russes lors de la campagne de Russie. On y voit
cependant deux « moujiks » habillés à la russe de vêtements de peau fermés sur
le côté, chaussés de hautes bottes souples et coiffés d’un bonnet de fourrure. La
seule femme visible sur la photo porte un long manteau sur une robe ample, ses
cheveux entièrement cachés sous un foulard noir très serré, ce qui lui donne
une allure de paysanne. Il se pourrait que l’autre personnage assis soit aussi une
femme car elle est imberbe, alors que tous les hommes sont barbus, sauf deux
qui semblent trop jeunes pour cela. Elle porte un manteau échancré au col,
qui lui tombe jusqu’aux pieds, tandis que l’un des « messieurs », montrant une
impeccable manchette de chemise ainsi qu’une écharpe blanche d’une grande
élégance, lui met familièrement la main sur l’épaule, ce qui pourrait indiquer qu’il
s’agit de son mari. On ne sait rien d’autre de ces patients, sinon qu’ils rentrèrent
tous en Russie, apparemment guéris.
À la suite de ce succès, l’empereur russe fit un don de trois cent mille francs
pour la fondation du nouvel Institut Pasteur alors en cours de construction rue
du Docteur-Roux, à Paris, dans le 15e arrondissement, endroit où les bâtiments
en question sont encore en service aujourd’hui. Pour juger de l’importance de
cette contribution, il suffira de noter qu’elle dépassait de beaucoup la totalité des
sommes recueillies par l’État français au cours d’une souscription nationale lancée
dans tous les départements, y compris dans les départements d’outre-mer. Il n’est
donc pas exagéré de porter au crédit de la Russie de l’époque la construction d’une
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grande partie des installations de l’Institut Pasteur. Si presque tous les autres grands
pays européens apportèrent également une contribution, aucune ne dépassa guère
les quelques milliers de francs. Quant au sultan ottoman, il préleva l’équivalent de
neuf mille huit cent quatorze francs sur sa cassette personnelle, auxquels vinrent
s’ajouter environ mille francs provenant de personnalités turques, preuve additionnelle de la réputation de Pasteur à l’étranger, et preuve, au passage, de la modernité
du sultan et de certains membres de son entourage.
Mais la rage chez les êtres humains n’était pas le seul problème auquel se
heurtaient le corps médical russe en général et, jusqu’en 1861, date de l’abolition
du servage, les grands propriétaires terriens en particulier. En effet, outre la santé
des milliers de serfs leur appartenant et dont le travail constituait l’essentiel de
leurs revenus, l’état sanitaire des importants cheptels bovins et ovins ainsi que
des élevages de chevaux appartenant à ces propriétaires était pour eux un sujet
de préoccupation constante dans la mesure où ces animaux étaient périodiquement victimes d’épizooties, notamment de la peste bovine, et fréquemment
contaminés par des prédateurs eux-mêmes porteurs de la rage, parfois sur une
très grande échelle.
Où il est question de princes, de savants et de lapins
en sleeping
Parmi ces grands propriétaires se trouvait le prince Alexandre d’Oldenbourg,
neveu du tsar Alexandre III et époux de la princesse Eugénie de Leuchtenberg,
arrière-petite-fille de Joséphine de Beauharnais. Marié à une princesse allemande mais d’origine française, le prince Alexandre avait œuvré auprès du tsar
pour un rapprochement politique entre la France et la Russie, et il fut toute sa
vie un francophile confirmé. Bien que le comte Sergueï Witte, ministre des
Finances de Nicolas II, le qualifie, dans ses mémoires, de « personnage excentrique, comme tous les Oldenbourg », Alexandre, ainsi que sa femme, se voulait
résolument moderne et avait opté, dans la gestion de ses immenses domaines,
pour une approche scientifique, philanthropique et hygiéniste, coïncidant
parfaitement avec le climat de l’époque. Le prince Alexandre était, par ailleurs,
général commandant de la garde impériale et général en chef du corps d’armée
en garnison à Saint-Pétersbourg. Après la guérison des vingt et un (d’après p. 1)
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patients russes et leur retour en Russie, le prince demanda à Pasteur de lui envoyer
un de ses élèves pour pratiquer des inoculations contre la rage, sur des animaux,
celles-ci. Le 6 juillet 1886, Pasteur lui écrivait que messieurs Adrien Loir et Léon
Perdrix, « tous deux instruits et d’un aimable caractère », étaient prêts à partir
pour la Russie. Adrien Loir, originaire du Havre et qui devait devenir directeur
de l’Institut Pasteur de Tunis quelque dix ans plus tard, était plus spécialement
chargé de l’inoculation des animaux, particulièrement des lapins, ainsi que de
l’extraction des moelles prélevées sur des animaux contaminés, nécessaires à
la fabrication du vaccin 1. Quant à Léon Perdrix, qui devait terminer sa carrière
1. L’auteur remercie chaleureusement M. Demellier, du service des Archives de l’Institut Pasteur, de lui avoir permis
de consulter certains documents, notamment un « Extrait du Bulletin de la Société géologique de Normandie » publié en
1933 et dans lequel le docteur Adrien Loir publiait les souvenirs de sa mission en Russie en 1886.
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comme doyen de la faculté des sciences de Marseille, sa mission était de prendre
le plus de renseignements possibles sur les maladies contagieuses des animaux,
notamment sur la peste bovine qui était alors pour la Russie « un grand fléau ».
Pasteur ajoutait dans sa lettre : « Ce serait un de mes vœux les plus chers d’être
s’il est possible utile à la Russie, en combattant cette grande épizootie permanente dans beaucoup de gouvernements de votre immense pays. » Pasteur
précisait également que seuls les frais de séjour « du jeune Loir seraient à [leur]
charge. Ceux de Perdrix seraient couverts par [son] laboratoire ». Perdrix et Loir
se mirent en route le 14 juillet 1886, emportant avec eux deux lapins trépanés et
inoculés contre la rage, et traversant avec leurs cages un Paris où la foule en liesse
acclamait la parade militaire célébrant la fête nationale.
Après le long voyage en train de Paris à Saint-Pétersbourg, avec les deux
lapins partageant le sleeping car spécialement alloué aux deux envoyés de
Pasteur, et après changement de train à la frontière pour cause de différence
d’écartement des voies russes, tout ce petit monde fut accueilli à son arrivée à
Saint-Pétersbourg par deux officiers de la garde impériale en grand uniforme,
dépêchés par le prince d’Oldenbourg. Un laboratoire d’inoculation avait
été installé dans la caserne des gardes à cheval où officiait le docteur Helman,
chirurgien-vétérinaire qui devait découvrir et isoler, avec le docteur Kalning, la
malléine, substance responsable de la maladie de la morve chez les animaux, en
particulier les chevaux (Otto Kalning contracta la maladie et en mourut après
s’être inoculé lui-même le mal en 1891).
Sur place, à Saint-Pétersbourg, Adrien Loir inocula aux quelques personnes
atteintes de la rage les vaccins obtenus par extraction de la moelle des lapins. En
remerciement, le tsar lui fit remettre par le prince Alexandre la croix de SaintStanislas pour Louis Pasteur, au cours d’une cérémonie d’action de grâce.
Peu après, Pasteur demanda à Léon Perdrix de se rendre aux environs de
Moscou pour y observer les effets de la peste bovine et, plus tard, assister de ses
conseils l’installation d’un laboratoire antirabique au sein de l’hôpital Alexandre
de la ville. Il semble d’ailleurs qu’il y eut quelques divergences entre le médecin
français et certains de ses collègues russes sur les méthodes à employer pour
les trépanations des lapins et l’inoculation des malades. Perdrix et Pasteur
ayant toute la confiance du prince, celui-ci demanda, avec l’accord de Pasteur,
que Perdrix se rende sur son domaine de Ramogne (ou Ramon) situé près de
la ville de Voronej, dans le sud du pays, pour y installer, là aussi, un laboratoire
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d’inoculation contre la rage. Ce domaine, l’un des plus importants par sa superficie de tous ceux appartenant à la grande aristocratie russe, en était également
l’un des plus modernes – du moins le prince et son épouse le voulaient-ils
comme tel – par son organisation agricole, l’instruction fournie aux villageois
et les projets de développement industriel ou artisanal initiés par les deux
époux, telle une raffinerie de sucre de betterave et de bonbons dont les bâtiments existent encore, pour fournir de l’emploi aux anciens serfs du domaine,
restés sur place pour la plupart. Le prince avait fait construire sur ce domaine
la résidence qu’il y occupait lors de ses séjours, elle aussi conçue comme une
maison moderne pourvue de toutes les commodités. Le prince s’était adressé
à un architecte anglais, Christopher Neysler, qui construisit pour le couple une
grande bâtisse en brique dans un style que l’on pourrait qualifier d’anglo-russe.
Le prince et sa femme s’étant réfugiés en France après la révolution de 1917, la
maison était abandonnée mais laissée à peu près intacte. Cependant, durant la
Seconde Guerre mondiale, les forces allemandes arrivées jusque-là s’apprêtaient
à la détruire lorsque les habitants leur firent savoir qu’elle avait appartenu à une
princesse allemande ; il fut alors décidé de ne pas la bombarder, ce qui est d’autant plus paradoxal que cette princesse « allemande » descendait en réalité de la
famille de Joséphine de Beauharnais. Le bâtiment existe encore aujourd’hui et
il semble qu’une entreprise allemande l’ait acquis et veuille le réhabiliter pour le
transformer en hôtel de luxe. Quoi qu’il en soit, ce fut dans cette maison et dans
cette région que Léon Perdrix, accompagné et assisté par le médecin personnel
du prince d’Oldenbourg, le docteur Khijine, mit sur pied un laboratoire antirabique et entreprit de grandes tournées, parfois dans des conditions très difficiles,
pour y recueillir des renseignements et conduire des expériences sur la peste
bovine dans les régions avoisinantes.
Le nouvel Institut Pasteur – que les Parisiens désignaient sous le nom de
« Palais de la rage » – fut officiellement inauguré le 13 novembre 1888 par le
président Poincaré, au cours d’une grande cérémonie dont les journaux du
monde entier se firent l’écho, y compris en Russie. À cette occasion, le prince
d’Oldenbourg envoyait un télégramme à Louis Pasteur de la part de la station
antirabique de Saint-Pétersbourg, « avec ses plus chaleureuses félicitations ».
La collaboration entre l’Institut Pasteur et les spécialistes russes des recherches
immunitaires, que les médecins Loir et Perdrix avaient contribué à former,
tâche qu’Élie Metchnikoff devait poursuivre, allait rapidement donner lieu à
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de nombreux développements dans ces domaines en Russie même. À Paris, le
docteur Alexandre Beredska, un autre savant russe, lui aussi venu d’Odessa, rejoignait l’Institut Pasteur et en devenait chef de laboratoire en 1905, puis, en 1919,
chef de service. La vingtaine de personnes guéries de la rage par la méthode
Pasteur en 1886 inaugura donc une période d’échanges scientifiques et humains
particulièrement fructueux entre les deux pays, et qui se poursuivent aujourd’hui
encore.