L`insatiable appétit de la Chine

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L`insatiable appétit de la Chine
économie & entreprise | 3
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DIMANCHE 25 ­ LUNDI 26 SEPTEMBRE 2016
L’insatiable appétit de la Chine
Rachats, prises de participation… les investissements chinois à l’étranger ont dépassé 145 milliards de dollars en 2015
L
a fringale des investis­
seurs chinois ne se dé­
ment plus et cette fièvre
acheteuse vient de trou­
ver sa traduction statistique :
en 2015, pour la première fois, la
Chine est devenue exportatrice
nette de capitaux. Autrement dit,
ses investissements à l’étranger
dépassent désormais ceux réali­
sés chez elle par le reste du
monde. Les premiers ont bondi de
18,3 % l’an passé pour atteindre
145,6 milliards de dollars (130 mil­
liards d’euros), selon les chiffres
communiqués jeudi 22 septembre
par le ministère chinois du com­
merce. Un montant inédit qui ex­
cède celui des investissements di­
rects étrangers (IDE) en Chine, soit
135,6 milliards de dollars.
Le phénomène ne surprend
guère les spécialistes, le volume
de ces rachats et prises de partici­
pation tous azimuts ayant été
multiplié par trois entre 2010 et
2015. « C’est une tendance que l’on
observait depuis plusieurs années
et l’on arrive au moment où les
LES CHIFFRES
43
C’est, en milliards de dollars
(38 milliards d’euros), l’offre déposée en février par le chimiste
ChemChina pour racheter son rival suisse Syngenta, soit – si elle
aboutit – la plus grosse transaction réalisée par un groupe chinois à l’étranger.
8,6
C’est la somme, en milliards de
dollars, déboursée par le groupe
Internet Tencent pour le rachat
en juin de Supercell Oy, le concepteur finlandais de jeux vidéo
pour smartphones.
5,4
Prix, en milliards de dollars, pour
lequel l’américain General Electric a cédé en janvier sa division
électroménager au chinois Haier.
307
C’est, en millions de dollars, le
montant de l’investissement
réalisé par le spécialiste de la
distribution de produits électroniques et d’électroménager Suning pour acquérir, en juin, 70 %
du club italien de l’Inter Milan.
Allemagne, Italie,
Etats-Unis…
aucun marché
occidental ne
semble échapper
au viseur chinois
routes se croisent, confirme Bei
Xu, spécialiste des pays émer­
gents chez Exane. Le mouvement
va certainement se poursuivre et
s’amplifier. »
Et pour cause. Acquisition du
Club Med en France, du fabricant
de robots allemand Kuka, des stu­
dios hollywoodiens Legendary, de
l’activité électroménager de
l’américain General Electric, du
club de foot Inter de Milan… L’ap­
pétit des milieux d’affaires du
géant asiatique semble sans limi­
tes géographiques, sectorielles ou
financières. Témoin, l’offre du
groupe de chimie ChemChina qui
propose pas moins de 43 milliards
de dollars pour s’emparer de
l’agrochimiste suisse Syngenta !
Une terre d’élection
De l’Allemagne à l’Italie en pas­
sant par les Etats­Unis : aucun
marché occidental ne semble
échapper au viseur d’une Chine
en quête d’opportunités. « C’est
l’une des raisons majeures de la
croissance en volume et en valeur
des investissements chinois », af­
firme Jean­François Di Meglio,
président de l’institut de recher­
ches Asia Centre. Pendant des an­
nées, rappelle cet ancien finan­
cier, l’atelier du monde a privilé­
gié des acquisitions vitales. Pour
sécuriser son approvisionne­
ment en matières premières, il
s’est focalisé sur les pays émer­
gents et en développement.
« Aujourd’hui, la Chine a changé
de stratégie et favorise des rachats
à haute valeur ajoutée dans les
pays développés », poursuit M. Di
Meglio. Le chercheur cite l’acqui­
sition en 2015 du fabricant de
pneus italien Pirelli par Chem­
China pour 7,4 milliards d’euros.
« L’idée, explique­t­il, c’est d’avoir
ainsi accès à des brevets de pneu­
matiques de haute performance. »
L’Europe est devenue une terre
d’élection. Selon des chiffres dif­
fusés au printemps par le cabinet
de conseil Baker & McKenzie, le
Vieux Continent a attiré 23 mil­
liards de dollars d’investisse­
ments chinois en 2015 contre
presque rien avant 2008. Et
en 2016, le compteur s’affole. Au
premier semestre, 164 entreprises
européennes ont vu des Chinois
s’inviter totalement ou partielle­
ment à leur capital, contre 183
pour toute l’année 2015, d’après
une récente étude du cabinet EY.
« Cela fait maintenant huit ans
que Pékin encourage activement
les entreprises à aller prospecter à
l’étranger », souligne Louis Kuijs,
chez Oxford Economics. Tradi­
tionnellement, rappelle l’ana­
lyste, l’empire du Milieu recycle
ses formidables excédents cou­
rants en bons du Trésor améri­
cains. Mais à l’ère des taux bas,
l’idée de se tourner vers d’autres
actifs a fait son chemin. « Du point
de vue des sociétés elles­mêmes,
publiques mais aussi privées, cette
stratégie fait sens, détaille
M. Kuijs. Elles achètent ce qui leur
fait défaut : de nouveaux marchés,
de grandes marques connues, un
savoir­faire technologique. »
En toile de fond, c’est la réorien­
tation du modèle économique
chinois qui est à l’œuvre. En se dé­
plaçant de la production de masse
vers la spécialisation, les services,
le haut de gamme, les entreprises
cherchent à séduire un consom­
mateur chinois devenu plus exi­
geant. Elles « doivent recourir aux
ressources et aux marchés étran­
gers pour se transformer et se mo­
derniser », a confirmé jeudi à Pé­
kin un haut responsable du mi­
nistère du commerce.
Ce processus est accéléré par le
ralentissement de la croissance
sur le marché domestique. Il s’agit
de se diversifier au moment où les
opérations réalisées localement
offrent une rentabilité moindre.
« Problème des surcapacités »
« Il y a aussi une volonté de répon­
dre au problème des surcapacités
que connaît le pays, notamment
dans le secteur des infrastructu­
res », ajoute Bei Xu. Une partie des
investissements a ainsi migré
vers les anciens pays de la Route
de la soie dans le cadre de l’initia­
tive « Une ceinture, une route ».
Ce projet porté par Pékin vise à
ouvrir de nouvelles routes terres­
tres et maritimes aux entreprises
chinoises. Il a compté pour 13 %
« Les
investissements
étrangers
en Chine
augmentent
à un rythme
plus modéré
qu’avant »
LOUIS KUIJS
Oxford Economics
des investissements chinois à
l’étranger en 2015, selon les chif­
fres du ministère du commerce.
Pendant ce temps, « les investis­
sements étrangers en Chine aug­
mentent à un rythme plus modéré
qu’avant », note Louis Kuijs.
L’usine du monde devient moins
attractive, à mesure que grimpent
les salaires des travailleurs chi­
nois. L’Europe, elle, se plaint d’un
« manque de réciprocité » dans
l’accès au marché du géant asiati­
que, compliqué par une avalanche
de normes et de réglementations.
Le flot d’investissements chinois
nourrit le ressentiment. « La route
de l’Europe vers la Chine est deve­
nue un sentier rocailleux et difficile,
se plaignait début septembre le
président de la chambre de com­
merce de l’Union européenne en
Chine, Joerg Wuttke. Pour Pékin,
l’Europe est un plantureux banquet
à profusion, tandis que nous, [la
Chine] nous réserve quelques plats
et une soupe, et basta. »
Faut­il pour autant se méfier de
l’investisseur chinois ? La ques­
tion se pose alors que la vague de
rachats n’en est sans doute qu’à
ses débuts. Pékin prévoit un nou­
veau doublement des investisse­
ments à l’étranger d’ici à 2020.
« L’opacité de ces manageurs reste
souvent le trait commun, décrit
Jean­François Di Meglio. Mais ce
n’est pas la Chine qui rachète tout :
ce sont des entités différentes, y
compris privées. Petit à petit, l’Eu­
rope va s’habituer et l’hostilité a
des chances d’être désamorcée. » 
marie de vergès
Wanda, Fosun… le secteur privé chinois fait ses emplettes à l’étranger
Les hommes d’affaires, comme Wang Jianlin, s’imposent comme la tête de pont de la percée économique chinoise dans le monde
P
lus rien n’arrête Wang
Jianlin, l’homme le plus ri­
che de Chine. Annoncée en
janvier, l’acquisition par son
groupe Wanda de Legendary En­
tertainment, producteur de bloc­
kbusters comme les derniers Bat­
man, pour 3,5 milliards de dollars
(3,1 milliards d’euros), était déjà
présentée comme le plus impor­
tant investissement chinois dans
la culture et le divertissement
hors des frontières de l’empire du
Milieu.
Vendredi 23 septembre, M. Wang
a franchi une nouvelle étape en
annonçant cette fois un partena­
riat stratégique avec Sony Pictures.
Wanda investira dans certaines
productions à venir du studio, qui
en échange intégrera des éléments
de culture chinoise pour profiter
de la croissance exponentielle du
box­office chinois.
Il se passe rarement un mois
sans que Wanda ne révèle une
nouvelle dépense à l’étranger. Cet
été, M. Wang a acheté le réseau
Odeon & UCI et ses 243 salles. Dans
le même temps, il contribuait à La
Grande Muraille, une super­pro­
duction à 150 millions de dollars
avec Matt Damon en soldat de la
dynastie Song.
Le même Wang Jianlin est con­
vaincu que le sport contribuera à
accroître sa fortune. Il s’est offert
20 % de l’Atlético Madrid en jan­
vier 2015, faisant d’une pierre deux
coups, une probable affaire finan­
cière mais aussi politique. Le prési­
dent Xi Jinping rêve, en effet, d’or­
ganiser une Coupe du monde, si
toutefois la sélection nationale est
à la hauteur, de sorte que les plus
grandes fortunes du pays mettent
la main à la poche pour améliorer
le niveau du foot chinois.
Comme pour beaucoup de ses
homologues, l’histoire de ce fils
de soldat qui fit la Longue Marche
derrière Mao Zedong est faite
d’une relation bien gérée avec les
officiels. Il passera seize ans au
sein de l’Armée populaire de Libé­
ration avant de devenir en 1989,
soit une décennie après le début
de la politique d’ouverture écono­
Pour ces patrons,
investir hors de
leurs frontières
est un moyen
d’acquérir vite
un savoir-faire
que la Chine
ne maîtrise
pas encore
mique engagée par Deng Xiao­
ping, administrateur public d’un
quartier résidentiel de Dalian, un
grand port du nord­est chinois. Il
fait ainsi ses débuts dans l’immo­
bilier, son cœur de métier, se lan­
çant bientôt dans le développe­
ment de centres commerciaux.
Pour attirer la clientèle dans ses
centres Wanda, il ouvre des ciné­
mas au dernier étage. Wang Jian­
lin se fait alors exploitant de sal­
les, jusqu’à devenir le premier
opérateur de cinémas de la pla­
nète en 2012 en acquérant pour
2,6 milliards de dollars le réseau
nord­américain AMC.
Pour M. Wang, comme pour
tout le secteur privé chinois, in­
vestir à l’étranger est un moyen
d’acquérir de manière accélérée
un savoir­faire – à Hollywood, le
divertissement à l’américaine –
que la Chine ne maîtrise pas en­
core. Ces hommes d’affaires ma­
nient la culture entrepreneuriale
tout en conservant les faveurs du
Parti communiste. Le New York
Times révélait en 2015 que M.
Wang a laissé des proches d’offi­
ciels investir dans son groupe et
profiter de son succès. Ce fut le cas
de la sœur du président Xi
Jinping, Qi Qiaoqiao, qui a re­
vendu ses parts en octobre 2013.
Ces hommes d’affaires s’impo­
sent progressivement comme la
tête de pont de la percée économi­
que chinoise à l’étranger. Si les
groupes publics, s’appuyant sur la
source de financement que sont
les immenses réserves de change
du premier exportateur mondial,
ont longtemps fait les gros titres,
c’est désormais le secteur privé qui
domine. Les entreprises privées
ont été la source de 65,3 % des
145,7 milliards de dollars d’inves­
tissements directs chinois réalisés
à l’étranger en 2015, selon les statis­
tiques officielles.
Des actifs stratégiques
On les retrouve dans l’immobilier,
les investisseurs chinois profitant
en Occident de taux d’intérêt plus
faibles que ceux de la Banque po­
pulaire de Chine. Le groupe HNA,
propriétaire de la quatrième com­
pagnie aérienne de Chine, Hainan
Airlines, qui s’est ainsi offert
en 2015 le siège de l’agence Thom­
son Reuters, dans le prestigieux
quartier de Canary Wharf, à Lon­
dres. De son côté, Wanda a investi
dans une tour haute de 200 m sur
les rives de la Tamise.
Ces mêmes entreprises privées
commencent aujourd’hui à mon­
trer un intérêt pour les infrastruc­
tures à l’étranger, un domaine qui
auparavant intéressait unique­
ment les géants étatiques. Elles y
voient une source de rendements
stables en phase de ralentisse­
ment alors que c’était davantage la
prise de participations dans des
outils industriels qu’ils visaient
auparavant. Un exemple ? Le géant
de Shanghaï Fosun, qui au côté du
distributeur étatique de gaz chi­
nois, China Gas, se montre inté­
ressé par prendre une participa­
tion majoritaire dans le réseau ga­
zier britannique, National Grid.
Valeur estimée de l’investisse­
ment : jusqu’à 11 milliards de livres
(12,8 milliards d’euros). Avec cette
stratégie, les groupes privés chi­
nois deviennent au passage déten­
teurs d’actifs stratégiques dans des
pays tiers, sans nécessairement
susciter les mêmes suspicions
qu’un acteur étatique. Le tout en
maintenant leur loyauté au Parti
communiste, qui les voit comme
un intermédiaire utile au dévelop­
pement des intérêts chinois de par
le monde. 
harold thibault

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