LE FŒTUS, LE NOURRISSON ET LA MORT
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LE FŒTUS, LE NOURRISSON ET LA MORT
LE FŒTUS, LE NOURRISSON ET LA MORT Cliché de couverture: Enfant mort à Minot, en Bourgogne, au début du XXe siècle. Le bébé âgé de 2 mois environ est revêtu de sa robe de baptême et on a déposé, sur lui, la couronne de mariée de sa mère. (ColI. L. A. S) @ L'Harmattan, 1998 ISBN: 2-7384-7194-3 sous la direction de Catherine LE GRAND-SÉBILLE, Marie-France MOREL, Françoise ZONABEND LE FŒTUS, LE NOURRISSON ET LA MORT L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris FRANCE - L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 Cet ouvrage a bénéficié du concours du Laboratoire d'Anthropologie Sociale (C.N.R.S., Collège de France, E.H.E.S.S.) et de l'École Normale Supérieure de Fontenay/SaintCloud (Centre d'Histoire Urbaine). Sa réalisation a été rendue possible grâce au soutien financier de l'Association pour le Perfectionnement des Professions de la Santé, des Laboratoires Pharmacia & Upjohn, et des Pompes Funèbres Générales. SOMMAIRE Présentation ................................................. 9 LES PETITS MORTS: approche anthropologique 15 Catherine LE GRAND-SÉBILLE "Des morts singulières" 17 Françoise ZONABEND "La mort: le chagrin, le deuil" 27 Bernard SALADIN D'ANGLURE "Entre forces létales et forces vitales, les tribulations du fœtus et de l'enfant inuit" 39 Saskia W ALENTOWITZ "La mort périnatale dans les sociétés berbères et arabes" 59 MORT CHIFFRÉE, MORT IMAGÉE: parcours historique et démographique 81 Marie-France MOREL "Représenter l'enfant mort du Moyen Age à nos jours" 83 Catherine ROLLET "Lorsque la mort devint mortalité" 105 5 Nathalie GOY AUX "Conjurer la mort: surveiller la grossesse, protéger l'enfant à naître..." 127 DE L'INNOMMÉ AU NOMMÉ: observations j uridiq ues et psychanalytiques 143 Pierre MURAT "Décès périnatal et individualisation juridique de l'être humain" 145 Geneviève DELAISI de PARSEV AL "Requiem pour des mort-nés sans sépulture" 169 Muriel FLIS- TRÈVES "Sans les autres. La mort avant la naissance: les réductions embryonnaires dans les procréations médicalement assistées" 179 ACCOMPLIR LA MORT: pour une éthique hospitalière. ......................................................... ................. 189 Catherine NESSMANN "Rite de deuil et enfant virtuel" 191 Jean-Philippe LEGROS "Avenue i, Division 102. Le devenir des corps au cimetière parisien de Thiais; un parcours initiatique" 197 Maryse DUMOULIN et Anne-Sylvie VALAT "L'enfant décédé en maternité. Un rituel réinventé" 207 ConcIusion 23 1 6 LISTE DES AUTEURS Geneviève DELAISI de PARSEV AL : Psychanalyste, Attachée au service de gynécologie-obstétrique de l'hôpital Saint-Antoine, Paris. Maryse DUMOULIN: Médecin et Enseignante en HistologieCytologie, Service de Pathologie Maternelle et Fœtale, C.H.R.U. de Lille, Hôpital Jeanne de Flandre. Muriel FLIS-TRÈVES : Psychiatre-Psychanalyste. Attachée au service du Professeur R. Frydman, Hôpital Antoine Béclère, Clamart. Nathalie GOY AUX: Socio-démographe, Chargée d'Études à l'INSERM U292, Hôpital Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre. Catherine LE GRAND-SÉBILLE : Anthropologue, Chargée d'enseignement à l'Université. Jean-Philippe LEGROS: Psychologue-Psychanalyste, Hôpital Saint Vincent de Paul, Paris. Marie-France MOREL: Historienne, Maître de Conférences à l'Ecole Normale Supérieure de Fontenay/Saint-Cloud. Pierre MURAT: Professeur de Droit, Faculté de Droit, Université Pierre Mendès-France, Grenoble. Catherine NESSMANN : Professeur des Universités, Chef du Service de Biologie du Développement, Hôpital Robert Debré, Paris. Catherine ROLLET : Historienne et Démographe, Professeur à l'Université de Versailles/Saint-Quentin-en- Yvelines. Bernard SALADIN d'ANGLURE : Anthropologue, Professeur à l'Université Laval, Canada. Anne-Sylvie VALA T : Gynécologue-Obstétricienne, Service de Pathologie Maternelle et Fœtale, C.H.R.U. de Lille, Hôpital Jeanne de Flandre. Saskia W ALENTOWITZ : Anthropologue, Attachée au Laboratoire d'Anthropologie Sociale (Collège de France, CNRS, EHESS) Paris. Françoise ZONABEND : Anthropologue, Directeur d'Études à l'E.H.E.S.S. Laboratoire d'Anthropologie Sociale, (Collège de France, CNRS, EHESS) Paris. 7 PRÉSENTATION Dans toutes les sociétés humaines, rites de vie et rites de mort ont toujours été pratiqués, ils sont, souvent, étroitement liés, pour autant que l'une, indéfiniment, se poursuit grâce à l'accomplissement de l'autre. Et, de même qu'une naissance a besoin pour réussir que s'instaure une négociation sociale qui implique parents, alliés et amis, la mort pour s'accomplir correctement doit, elle aussi, s'inscrire dans le contexte de la parenté et de la communauté. Dans nos sociétés occidentales, la naissance, placée pourtant de plus en plus sous l'emprise de la médecine et donc programmée, organisée, technicisée, reste néanmoins un moment rituel et festif, où les liens de famille, les solidarités associatives et amicales, se recréent, se renforcent. La mort, que les progrès de la science ont fait reculer vers les générations âgées et que nos moeurs modernes ont mise à l'écart de la vie sociale ordinaire, est comme rejetée. Demeure seulement, à son propos dans notre société laïcisée, l'obligation d'assistance à un service funéraire très officiel et fort peu convivial. Cette obligation ne s'impose même plus lorsqu'il s'agit d'un bébé mort à la naissance ou in utero. Le plus souvent, aucun cérémonial laïc ou religieux n'a lieu, aucune pratique rituelle n'accompagne ces morts là. Le tout-petit défunt est enterré, quelque part, dans un "ailleurs" inconnu et anonyme et toute trace de son passage, de son existence, est effacée. Dans ces cas, où s'opère une concomitance scandaleuse de la naissance et de la mort, tout se passe comme si les hommes - et les femmes - étaient englués dans le silence et la société comme sidérée. Dès lors, le deuil devient difficile, voire impossible à accomplir. Nous avons souhaité, dans les études qui ont été réunies ici, réfléchir à l'évolution des pratiques de deuil lors des décès précoces. S'attachant à comprendre la disparition des rituels, ou 9 leur transformation, ces travaux portent aussi sur le traitement symbolique appliqué aux foetus prématurément disparus dans différentes sociétés1. Les décès intra et extra-utérins tendent-ils aujourd'hui à se rejoindre dans l'inacceptable et l'indicible alors que le travail du rituel permettrait de rendre pensable et visible ce malheur? Comment appréhender la tension grandissante entre ceux qui soignent et ceux qui revendiquent, pour l'enfant trop tôt disparu, une mort accompagnée, soutenue par des mots et des gestes justes? A notre époque de triomphalisme médical, ces morts sont considérées comme des accidents scandaleux qui laissent démunis et coupables tous les protagonistes. Mieux appréhender le contemporain passe par la connaissance des manières de faire, autrefois, ou dans d'autres sociétés, avec l'espoir que la distance provoquée par cette mise en perspective puisse conduire à une plus fine compréhension de notre réalité sociale d'aujourd'hui. Cet apport de savoirs sur la manière dont on faisait, ou dont on fait face ailleurs, à la mort des foetus et des nouveau-nés, constitue la première phase de notre démarche. Ensuite, en confrontant les connaissances juridiques, historiques et anthropologiques, à la parole des psychanalystes, médecins et soignants, toutes personnes qui, aujourd'hui, ont à 1 Les articles rassemblés dans cet ouvrage ne portent donc pas sur les fausses-couches spontanées ou déclenchées au stade embryonnaire, mais sur les morts fœtales et périnatales, au-delà de 22 semaines d'aménorrhée, soit à partir de quatre mois et demi de grossesse. Rappelons qu'en France depuis la modification du Code civil de janvier 1993, la déclaration d'une naissance à l'état civil est liée à la vitalité du nouveau-né. Ainsi un enfant né mort à l'issue de six mois de grossesse n'aura pas d'acte de naissance mais seulement un acte d'''enfant déclaré sans vie", alors qu'un enfant né vivant après au moins quatre mois et demi de grossesse, a droit à un acte de naissance et à un acte de décès. Ce dernier est donc juridiquement et administrativement considéré comme une personne, alors que dans le premier cas l'enfant est mort sans être jamais né. Ceux qui sont nés morts à moins de six mois de grossesse, n'existent pas pour la loi française, aucun acte ne peut être établi pour eux. Leur corps n'existant pas légalement, les funérailles ne peuvent être réalisées. Autant que les "seuils" de la grossesse, c'est donc le fait d'être né vivant ou mort qui détermine pour l'état civil, l'identité d'un enfant précocement disparu : personne juridique ou produit innommé. 10 faire face à ces pertes périnatales, nous tentons de repérer comment s'inventent ou sont réintroduits des rites, liés ou non à ceux d'autres cultures, pour que ces morts "immatures", qui tourmentent encore aujourd'hui les vivants, puissent devenir de "bonnes morts". A leur tour, les témoignages et les interrogations des soignants d'aujourd'hui viennent enrichir les problématiques des chercheurs en sciences humaines, en les incitant à se poser de nouvelles questions. Notre objectif est circonscrit à une lecture plurielle, argumentée et sans doute inédite par son ouverture multidisciplinaire, d'une réalité empreinte d'une grande souffrance, celle des familles qui demandent une reconnaissance symbolique de leur statut de parents d'enfants décédés. L'I.V.G. qui concerne en France les grossesses interrompues avant la fin de la dixième semaine, ne fait pas l'objet de cet ouvrage2. De même, nous n'avons pas abordé ici d'autres morts d'enfants comme les infanticides qui demanderaient à eux seuls, investigations et recherches. La première partie de ce livre, intitulée "Les petits morts", est rédigée par des anthropologues. Catherine Le Grand-Sébille et Françoise Zonabend présentent tout d'abord des analyses transversales évoquant la variété des réponses sociales face à ce malheur. Elles n'éludent pas les difficultés de l'ethnologie à rendre compte de ces morts particulières, et replacent aussi la question de la mort déniée au coeur des incertitudes identitaires de nos sociétés hautement technicisées. Mais les mondes traditionnels sont-ils exempts d'un tel déni? Françoise Zonabend montre que les morts périnatales s'apparentent, dans de nombreuses sociétés, à de mauvaises morts pour lesquelles "l'obligation de deuil fait défaut, ou, à tout le moins, est réduite au minimum". Les deux autres articles ethnologiques sont culturellement plus localisés. Nous ne pouvions rendre compte de l'ensemble 2 Pour ce qui concerne ces avortements volontaires précoces, nous renvoyons nos lecteurs à l'ouvrage collectif dirigé par Paul Cesbron, L'interruption de grossesse depuis la loi Veil. Bilan et perspectives, Paris, Flammarion, Coll. "Médecine-Sciences", 1997. Il des réponses culturelles face à ces morts trop précoces et avons volontairement choisi d'indiquer cette variété culturelle avec l'évocation de deux contextes socio-symboliques différents. Les analyses de Saskia Walentowitz et de Bernard Saladin d'Anglure, portant respectivement sur le monde arabo-berbère et la culture inuit, décrivent avec subtilité et précision l'importante considération que ces sociétés accordent au foetus. Faisant de lui une "personne" douée de qualités et de désirs liés à sa situation liminaire entre les morts et les vivants. "Mort chiffrée, mort imagée". Dans cette seconde partie qui donne la parole aux historiens et aux démographes, MarieFrance Morel éclaire par l'analyse du corpus iconographique qu'elle propose, le souci ancien des parents endeuillés de conserver une trace de leur enfant mort au travers des tableaux et des photographies. Puis Catherine Rollet, nous permet de prendre la mesure du recul de la mortalité périnatale et infantile et des effets induits par cette réduction spectaculaire, dans nos sociétés. Si les progrès techniques de la médecine participent de l'effacement progressif de la mort, Nathalie Goyaux, dans son article, décode les fondements idéologiques du développement de la surveillance prénatale et la montée de la suspicion de maltraitance foetale à l'égard de femmes socialement stigmatisées. La mort et la notion de risque sont aujourd'hui réintroduites dans le champ de la naissance alors que l'enfant est devenu un "produit" rare autour duquel se déploie un dispositif complexe de protections. D'où le fait, qu'autrefois admise, la mort périnatale est pensée à présent comme scandaleuse et culpabilisante. Avec la troisième partie: "De l'innommé au nommé", c'est la question du statut juridique et symbolique du foetus ou du nourrisson décédés et celle des conséquences sociales, administratives et psychologiques de cette inscription ou non, dans un rapport de filiation, qui sont largement reprises dans les contributions présentées par le juriste Pierre Murat et les psychanalystes Geneviève Delaisi de Parseval et Muriel FlisTrèves. Cette dernière affrontant en outre la difficile question des réductions embryonnaires qui font disparaître, dans l'utérus 12 de la mère, les embryons surnuméraires pour que vivent les autres. Dans l'ultime partie de cet ouvrage, "Accomplir la mort", Catherine Nessmann, foetopathologiste, indique comment, de sa place, elle éclaire avec le père et la mère, dans un espace de dialogue ouvert, les circonstances du décès de leur enfant. Puis Jean-Philippe Legros révèle l'imprécision et le déni du lieu de sépulture de ces petits corps dans le cimetière parisien de Thiais, dans le cas de décès provoqués notamment par une interruption médicale - ou thérapeutique - de grossesse. Il revendique, fort justement, un espace digne d'inhumation, offrant aux parents, un lieu de recueillement. Enfin avec le témoignage de Maryse Dumoulin et d'Anne-Sylvie Valat, s'anime l'expérience qu'une équipe hospitalière, celle du service de Pathologie Maternelle et Fœtale à l'Hôpital Jeanne de Flandre à Lille, a su mener, depuis plusieurs années déjà, traitant avec la plus grande dignité les bébés défunts, et proposant aux familles endeuillées un accompagnement et un soutien exemplaires. Ces deux médecins nous ont confié, avec le total accord des parents, quelques photographies qui permettent à ces tout-petits morts de quitter le domaine de l'innommable et de l'irreprésentable. Il nous a paru indispensable de publier ces clichés, jamais présentés au grand public en France, alors que les pays anglo-saxons ont su montrer sans choquer, des images semblables. Les rencontres que nous avons initiées et la réflexion que nous poursuivons dans cette publication, correspondent indéniablement, à une forte attente et à une grande demande collective. Mais le débat contemporain est difficile: il exige d'humaniser les faits biologiques et oblige à penser la complexité qui lie à la fois la liberté d'interrompre volontairement une grossesse et la nécessité d'un accompagnement des parents endeuillés par un enfantement empêché. 13 LES PETITS MORTS: Approche anthropologique DES MORTS SINGULIÈRES Catherine Le Grand-Sébille "En faisant comme si de rien n'était, ils font comme s'il n'était rien" .1 Ainsi parle Camille Laurens de l'indifférence feinte des autres, devant le décès à la naissance, de son fils Philippe. Nous qui sommes les autres, que nous faut-il penser, dire et faire de la mort du fœtus, du nouveau-né, du nourrisson? Comment faisait-on jadis? Que fait-on ailleurs? Pourquoi fautil faire? Il Y a beaucoup à réfléchir sur l'absence d'actes et de mots qui semble caractériser notre attitude contemporaine face à ces décès précoces comme sur le faire et le dire qui entourent ces morts singulières dans notre Ancien Monde et dans le monde des autres. Mondes et morts lointains que nous devons nous garder de considérer avec trop d'optimisme comme référents d'une mort acceptée et accompagnée. Nous savons quels désordres, quels dangers, engendrent ceux qui, pour avoir cessé de vivre trop tôt sont considérés, dans différentes aires culturelles, comme de "mauvais morts,,2. Ils rejoignent souvent les morts indignes et proscrits que de nombreuses sociétés 1 2 Camille LAURENS, Philippe, Paris, P.O.L., 1995, p.64. Cf l'article de Françoise ZONABEND ci-après, et aussi "Les mal- morts" in Mourir avant de n'être sous la dir. de M. FLIS- TREVES R. FRYDMAN, Paris, OJacob, 1997, pp. 17-26. et 17 rejettent en les privant de sépultures ou "en ne leur accordant que des funérailles simplifiées, clandestines, parfois infamantes... les reléguant, pour le moins, dans les parties réservées du cimetière". 3 Ces morts, en effet, sont singulières à plus d'un titre. "Les latins nommaient ahori, morts avant l'heure, ces "âmes peineuses" désignant ainsi l'incomplétude de leur destin,,4. Parler ici de la mort comme dernier passage n'a, sans doute, pas lieu d'être quand le tout premier des passages, celui de l'entrée dans la vie, n'a pu s'accomplir. Rien de ce qui s'applique à la mort à l'issue d'une existence ne semble vraiment correspondre à ces morts bien avant l'heure, avant même, parfois, de naître. Comment en effet, célébrer le mort pour lequel il n'existe quasiment aucune trace matérielle de son passage chez les vivants? Comment entretenir et transmettre le souvenir de celui qui n'est pas né ? Ces morts sont singulières aussi quant à la défi~ition et à la dénomination de ceux qui en sont victimes. Les ambiguïtés, dans notre propre société, sont nombreuses tant en ce qui concerne le statut juridique de l'embryon et du fœtus, que pour les variations sémantiques qui se déploient autour des termes d'individu intra-utérin, de personne humaine potentielle, de personnalité embryo-fœtale ou d'enfant, sans oublier l'énigmatique expression de "produits innommés". Cette question des statuts et de leurs conséquences juridiques, sociales, administratives et psychologiques est heureusement largement reprise et débattue aujourd'hui, mais cette discussion sur la définition existentielle des enfants morts trop tôt, n'est pas aussi récente que nous pourrions le penser. Les trop rares approches historiques et anthropologiques qui sont à notre disposition, permettent néanmoins de rappeler que les nourrissons connaissent ou connaissaient eux aussi une imprécision de leur statut d'humain tant qu'ils n'étaient pas 3 Louis Vincent THOMAS, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985, p.173. 4 Daniel FABRE, "Le retour des morts", Études rurales, n° 105-1 06, 1987, p.19. 18 baptisés ou intégrés par un ensemble d'actes rituels à un cosmos, un territoire, une lignée. La naissance sociale comme nous l'appelons, modifiant alors, si elle a pu avoir lieu, le sens attribué au décès et le destin des morts dans l'au-delà. Ainsi les Venda d'Afrique du Sud pleurent-ils très peu le décès de leur "bébé-eau", nourrisson sans dents" dont la mort est insignifiante puisqu'il n'avait point encore sa place dans le monde socialisé, et restait sans nom,,5. Dans le reste de l'Afrique, où l'on considère généralement que le nouveau-né vient du monde des ancêtres, les pratiques funéraires offrent une grande diversité: pour les Dangaleat du Tchad, "en cas de fausse-couche, l'enfant étant déjà considéré comme un être humain complet, on suit [alors] le même procédé d'enterrement, mais dans une forme réduite, que celui appliqué pour les grandes personnes. L'enfant doit être emmailloté dans un linge blanc, puis mis dans un tombeau. Les rites qui suivent sont les mêmes que ceux des grandes personnes,,6. Dans une autre région du monde, au Japon, où le culte des ancêtres est encore très répandu, on assiste aujourd'hui à la multiplication de cérémonies commémoratives et d'offrandes adressées aux fœtus décédés à la suite de fausses-couches et aux enfants mort-nés. Jean-Pierre Berthon indique que la disparition de ceux que l'on nomme mizuko kuyô, littéralement "enfant de l'eau", représente "toujours, dans la pensée bouddhique populaire, le signe d'un "lien inversé", gyakuen, terme religieux qui exprime la situation malheureuse de parents qui perdent un enfant, par opposition au "lien normal", jun.en, à savoir le décès des parents avant celui 7 de leurs enfants" . Il semble important de revenir à ce défi, ce refus de se soumettre, de s'incliner devant la mort, que nos sociétés 5 Louis Vincent THOMAS, "Ritualité du chagrin et du deuil en Afrique noire", in Rituels de deuil, travail de deuil, sous la dire de T. NATHAN, La Pensée sauvage, 1995, p.25. 6 Dominique NOTHOMB, "L'embryon selon diverses traditions culturelles africaines", Ethique, n03, 1992, p. 70. 7 "Japon: une religion sans croyance ou la prégnance de l'activité rituelle", Revue du Collège des Psychanalystes, octobre 1991, pp.128-129. 19 occidentales n'ont pas été les seules à engager. Tout un ensemble de pratiques thérapeutiques et conjuratoires a été largement décrit dans la littérature et le cinéma ethnographiques, pour attester de ce combat contre la mort périnatale et ce dans toutes les sociétés. Si le traitement des morts précoces a peu retenu l'intérêt des anthropologues, l'efficacité symbolique des rites destinés à déloger du corps d'une femme enceinte, l'esprit néfaste qui pourrait nuire au bon déroulement de la grossesse et de la naissance, a été bien étudiée8. Nous avons pu constater que l'histoire et l'anthropologie qui ont produit tant d'études sur la mort, se sont effectivement peu intéressées aux différentes réponses sociales provoquées par la disparition du fœtus ou du nourrisson. Nous savons néanmoins, grâce à de rares mais précieux travaux, que ces réponses sociales sont d'une grande variété: de l'angélisme inhérent à l'innocence éternelle, jusqu'aux' pratiques violentes du charivari destiné aux enfants morts sans baptême ou aux mutilations de cadavres pour que l'esprit des morts ne vienne pas inquiéter les vivants, se déploie un imaginaire social d'une grande richesse. C'est aussi l'histoire de l'indifférence et de la naissance d'une sensibilité devant la mort de l'enfant qui sont interrogées et remises en cause par ces deux disciplines. On peut distinguer, semble-t-il, dans l'ensemble des travaux en sciences sociales dont nous disposons, outre l'approche démographique qui s'est donné pour objet de mettre en chiffres les morts périnatales, quelques grands champs de recherche 8 Nous n'en donnerons qu'un seul exemplé avec le rite kaftaalen qui est au fondement de la vie sociale des femmes joola. Il est pratiqué dans toutes les circonstances qui menacent la procréation ou plus précisément le maintien d'une descendance: décès d'enfants en bas âge, avortements répétés, stérilité. C'est une véritable conduite collective de prévention du malheur individuel. La durée rituelle est de trois à cinq ans au cours desquels le femme est exilée dans un village d'adoption, son identité est travestie, sa personne est ridiculisée. cf. Didier FASSIN, "Rituels villageois, rituels urbains. La reproduction sociale chez les femmes joola du Sénégal", L'Homme, 104, Oct.Déc., 1987, XXVII (4), pp. 54-75. Voir aussi les travaux d'Odile JOURNET sur ces pratiques. 20