De la blancheur de l`écran émerge en gros plan un homme qu`on
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De la blancheur de l`écran émerge en gros plan un homme qu`on
De la blancheur de l’écran émerge en gros plan un homme qu’on reconnaît au costume et à la cravate, qui se frôle le sourcil d’un doigt nerveux, s’humecte les lèvres, fixe les yeux sur la caméra. Sa voix, chevrotante au début, s’éclaircit aussitôt. Vous êtes sur le point de visionner la rediffusion du sept cent vingt-cinquième numéro d’Apostrophes, quelques mois à peine après son enregistrement en direct et sa retranscription par écrit. L’idée de remettre la littérature en ondes, dans le cadre d’Apostrophes, qui s’y était consacré pendant quinze ans, et d’en donner un complément livresque, m’est apparue opportune. Car le temps se comptera bientôt sur les doigts d’une main. Du moins, le mien. Si j’ai convié des femmes et des hommes à s’expliquer sur leur œuvre d’écrivain, avec toute l’acuité que l’on réserve d’ordinaire aux grandes choses de la vie, c’est qu’il me semblait important d’entendre et de répandre une parole qui, disait Valéry, est à la fois la substance et l’agent de la littérature. J’ai souvent eu l’impression qu’ils se déversaient dans 11 le micro comme de bonnes bouteilles débouchées entre amis. Des Château d’Yquem enlevés et d’inoubliables bordeaux. Beaucoup de disparus parmi eux continuent de m’accompagner de jour en jour, bon ou mauvais, car les écrivains ont ceci de particulier de survivre à eux-mêmes par leurs livres. En voici un autre qui, à lui seul, est une foule sur le plateau de mon émission. Car il se prétend envahi par des voix qui parlent dans sa tête. Des voix surgies de certains livres compulsés depuis qu’il est en âge de lire, même avant, et avec les quelles il entretient un étrange dialogue. Un dialogue avec les revenants que deviennent les livres dès qu’on les ouvre. C’est par leurs voix que s’est forgée la sienne propre et que s’est éla boré le livre qu’il vient de faire paraître. Attention, celui que j’accueille ce soir n’est pas seul, tous les écrivains qui l’ont marqué, quelle qu’en soit la raison, sont avec lui. Au moment de la séance de tournage, il m’a confié qu’il se sentait à la fois comme Proust sur le point de se retirer dans sa chambre aux murs recouverts de liège et comme Cocteau aspirant une bouffée d’opium. Peut-être, en effet, s’isole-t-il du brouhaha du monde pour s’intoxiquer de mots. À vous maintenant de l’entendre. Et à moi de lui céder la parole. Fondu au noir. * 12 Réapparition de l’animateur à l’écran. Seule la cravate a changé. Bonsoir à tous. Eh oui, après une longue absence, voici donc la sept cent vingt-cinquième émission d’Apostrophes, dont la première eut lieu en 1975 alors que notre invité d’aujourd’hui n’avait que dix-sept ans. Mais celui-ci a tôt fait de nous sortir du temps des calendriers. Lorsque je lui ai demandé en pré entrevue ce que lui inspirait la pratique de l’écri vain, il a tout de suite évoqué l’ancien mythe de l’invention d’Osiris. Ce jeune prétendant au trône d’Égypte dépecé par son frère jaloux et recousu par sa sœur bienveillante. Or, dans un geste com parable, selon notre invité, écrire consisterait à recoudre en nous les lambeaux de chair que sont les mots des autres. La mémoire des écrivains serait une drôle de couturière qui retaille les livres pour s’en tailler un à sa mesure. C’est, en tout cas, ce que nous verrons avec notre invité qui est concurremment poète, romancier et essayiste, et qui nous rappelle que tissage et texte ont la même étymologie. D’Osiris ressuscité par les travaux d’aiguille de sa sœur, les galeries du Louvre possèdent d’ailleurs une statuette devant laquelle Jean Genet se sentait rapetisser et s’ef frayait. Cette comparaison saisissante établie par notre invité entre le rapiéçage de soi et le raccommodage d’un pharaon m’a donné envie de tenir ce numéro spécial à proximité de cette figure emblématique dans la crypte de l’un des 13 plus grands musées du monde. Donc, du département des Antiquités égyptiennes du Louvre, place à Osiris au générique ! Le traditionnel concerto pour piano en fa dièse mineur de Rachmaninov se fait entendre, un tantinet réverbéré, pendant que la caméra se braque sur la statuette d’Osiris, déplacée pour l’occasion sous la grande verrière, et que pardessus défilent les noms de l’animateur, des collaborateurs, du réalisateur. Puis la musique s’arrête et l’image revient sur le plateau où le moindre intervalle dure une éternité. L’animateur lève les yeux des fiches qu’il tient à la main et sourit devant l’objectif. C’est sous la tutelle de ce vestige d’une civilisation plusieurs fois millénaire et sous la haute pyramide de verre du Louvre que je m’entretien drai ce soir avec notre invité que vous n’avez sans doute encore jamais lu, tellement son œuvre est restée confidentielle à ce jour. Il est d’ici par l’expression et d’ailleurs par la géographie, ni trop jeune ni trop vieux, et dans son dernier ouvrage envoyé par la poste chez Gallimard qui l’a publié aussitôt, il démontre que tout écrivain se fait l’écho des voix qui lui ont appris à parler autrement que dans la langue du plus grand nombre. Plan d’ensemble qui montre en tête-à-tête l’animateur et l’invité. Celui-ci porte des bottillons en cuir élégamment vieilli, un blazer bleu marine, les cheveux aux épaules. Diriez-vous que 14 vous êtes squatté par ces voix installées à demeure dans votre tête ? La caméra se tourne rapidement vers l’invité qui fait les yeux ronds. On peut imaginer qu’il essaie de penser vite à un lieu confortable pour se donner une contenance. Le petit bois de son enfance, par exemple. Il a envie de s’allumer une cigarette, lui qui ne fume plus depuis longtemps. Il se cale dans le fauteuil, croise les jambes, puis commence. Pas le moindrement. C’est moi qui les invite à y rester. Non pas pour qu’elles parlent en même temps ou plus fort que moi, mais pour qu’elles alimentent la conversation intérieure que certains d’entre nous engagent pour ne pas désespérer du bavardage ambiant. Je dirais plutôt qu’elles me consolent et me guident. Tantôt aussi lointaines que celles que les oracles font remonter des entrailles de la terre, tantôt aussi aimantes que celles chuchotées à l’oreille. Elles flottent en moi comme celles qu’Hergé enferme dans des bulles au-dessus de la tête de ses personnages, qui ont été mes premières lectures, avant même que je maîtrise l’alphabet. * L’invité continue sur son erre d’aller sans que l’animateur l’interrompe pour l’instant. Hergé m’a montré très tôt ce qu’on pouvait tirer d’une ligne claire. Un concentré de droites et d’obliques, 15 de courbes et de zigzags, d’hélices et de verticales qui, en se contractant, en se densifiant, en s’étirant, forme un univers de lieux, d’êtres et d’objets que je reconnais pour réels, même s’ils tiennent sur une page. Leur clarté est le résultat du crayonnage et du gommage, du cadrage et de l’assemblage, de l’encrage et du coloriage, et n’apparaît que lorsqu’elle se déroule au fil des planches pour nous attraper au lasso. Sans jamais fléchir, Hergé en a fait l’ossature de son œuvre. Pour moi, du reste, l’un des mérites de la publication posthume de son dernier album, inachevé, Tintin et l’Alph-Art, est de laisser voir cette ligne naître au dessin et se préciser peu à peu. La caméra en plan fixe sur l’invité qui ravale sa salive, avant de poursuivre. Je constate avec le recul que mes raisons d’ai mer Hergé ont doublé. Il y a eu d’abord le plaisir analphabète de déchiffrer des images regroupées en bandes auxquelles j’imposais le rythme d’apparition en tournant les pages. Est venue ensuite avec l’école l’aptitude à crever les bulles gonflées de lettres pour entendre le héros parler et le récit se déployer. Aux images ont succédé les lettres qui sont aussi des dessins. Nombreux sont ceux qui ont appris à lire selon cette succession. En nos yeux d’enfant, comme de la main d’Hergé, le monde a surgi des cases et la parole des bulles. 16 Le premier album que j’ai parcouru est l’un des plus graves de la série. J’y suis entré après que s’y fut cristallisée la mémoire douloureuse du siècle dernier. Conçu sous l’Occupation, au moment où des bras droits se tendaient à l’unisson pour esquisser un salut, L’étoile mystérieuse tombe d’un ciel d’apocalypse. L’aérolithe dérègle les calculs et exalte les prophètes de malheur, fait fondre le goudron et sortir les rats des égouts, confond les astres avec les araignées dans l’œil d’un télescope, et met la recherche scientifique au service des financiers. Même le capitaine Haddock, s’il n’arrive toujours pas à faire abstinence, est à la hauteur de la situation. Celui-ci manœuvre l’Aurore comme la promesse d’un jour nouveau, vers cet aérolithe dans les mers arcti ques où les champignons poussent jusqu’à l’écla tement, où les pommiers et les insectes prennent de monstrueuses proportions. Par son aridité minérale, et la polychromie qui l’irradie dans l’album, le premier à paraître directement en couleurs en 1942, remarquez la date, cet aérolithe est l’image même de la désolation atomique. Ou encore, le pommier autorise la comparaison avec un paradis perdu que la mer va progressivement engloutir. Cet album que je lisais et relisais, au creux de mon lit bateau, très tôt, parce qu’on m’interdisait de faire du bruit avant que la maisonnée s’éveille, est hanté par la 17 peur de l’éclatement du monde. Dans le silence recueilli de ces matins d’enfance, j’entendais retentir le boum des champignons d’Hergé, et j’ai compris confusément plus tard que l’art réputé mineur qu’il maîtrisait avait la propriété d’apaiser nos peurs sans pourtant les supprimer. C’est lui que je voulais imiter, le créateur plutôt que son personnage. Clignement d’yeux de l’invité, qui regarde en direction de l’animateur, absent de l’écran tout au long de cette prise de vue, mais dont on devine l’impatience croissante. Notons que l’invité ne cabotine pas, mais garde le ton inspiré qu’ont les vieux profs qui reviennent sur leurs découvertes de jeunesse. La caméra reste sur lui. La fréquentation des cases d’Hergé dans l’en fance produit par la suite de surprenantes inversions. Elles nous amènent un jour, si l’on veut, à aller des cases vers le monde, et non plus du monde vers les cases. Je me souviens assez clairement, voilà ce mot fétiche qui revient, de lon gues promenades dans les rues de New York contre les plans inclinés des gratte-ciel de Tintin en Amérique. Des parois brûlantes de la Vallée des Rois où se profilaient des spectres sembla bles à ceux gravés sur les murs du tombeau de Kih-Oskh dans Les cigares du pharaon. Du relief de la chaîne himalayenne, à la frontière du Népal, où je retrouvais la ligne ininterrompue des montagnes dans Tintin au Tibet. Le monde s’était 18 échappé des cases d’Hergé comme le dessin de son crayon. Retour dans le champ de vision de l’animateur dont l’une des fiches, dans sa main gauche depuis le début, tombe par terre. Il glisse un peu dans son fauteuil et sa cravate, d’une seule couleur pour ne pas distraire les téléspectateurs, rebondit sur son ventre. On le sent prêt à intervenir, mais son invité le rattrape de justesse. On dirait que celui-ci essaie par tous les moyens de retarder le moment où il perdra la parole. Peut-être par crainte du jugement d’autrui. Ce peut-être est de trop. Hergé me rappelle aussi que je suis un homme du siècle dernier. Ses albums relatent en toile de fond la grande aventure du XXe siècle. Le colonialisme bon enfant, le bruit des bottes dans les capitales d’Europe, la cupidité des financiers. L’anticommunisme primaire, le totalitarisme moustachu, le carnaval paramilitaire des guérilleros. La pègre de l’or noir, des narcotrafiquants et de l’esclavagisme. Le progrès des transports, des paquebots de croisière à la fusée lunaire. Ce que comportent de périls et de promesses les avancées technologiques, des champignons de l’ère atomique à l’apesanteur qui fait valser les Dupondt dans l’espace. La frénésie des communications, des messages en morse aux journaux à potins, parfois aussi inexplicables que les visions d’un moine qui s’élève dans les airs ou 19 que les signaux télépathiques d’une soucoupe volante dans Vol 714 pour Sydney. Même les nos talgies d’Hergé revêtent les formes convenues du trois-mâts du chevalier de Hadoque et de la vie de château, ou succombent à des modes plus récentes comme en témoigne l’emblème des hip pies sur le casque de moto de Tintin dans les Picaros. C’est en accéléré tout le siècle dernier que je retrouve sans l’aide du pendule de Tournesol… La caméra revient de plein fouet sur l’invité. Je dirais même plus, pour reprendre la formule qui consacre les pitreries des Dupondt, qu’Hergé traverse d’un bout à l’autre son siècle au gré des livraisons hebdomadaires de son petit bonhomme, puis de ses albums de plus en plus espacés, comme s’il épuisait peu à peu et conjointement ses ressources et celles de son époque. Qu’il ait voulu quitter plus souvent sa table de travail avant de quitter le monde est tout à fait plausible. Mais il est encore bien vivant lorsque la petite histoire de ma découverte des aventures de Tintin se confond avec la grande histoire d’un siècle. J’ai même en ma possession son dernier album com plet acheté par hasard dans un bureau de tabac de Bruxelles en 1976 le jour où il fut mis en vente. Les autres m’étaient venus par charité, au fond de boîtes de vêtements qui ne faisaient plus aux cousins qui les avaient usés, avec une odeur de naphtaline. 20