Chamanisme, la rencontre des trois mondes

Transcription

Chamanisme, la rencontre des trois mondes
extrait de la revue Sources n° 13
Chamanisme,
la rencontre des
trois mondes
entretien avec
Jean-Pierre
Meyran
Français né au Mexique, où il vécut jusqu’à
l’âge de dix-huit ans, Jean-Pierre Meyran se
passionne alors pour les civilisations
précolombiennes et étudie la guitare. Venu en
France pour ses études supérieures, il bifurque
vers le théâtre et pendant quinze ans sera
comédien. Entre-temps, il a aussi découvert le
chant et, après un cursus au conservatoire,
participe à des spectacles d’art lyrique tout en
explorant divers chemins vocaux. Toujours actif
dans le monde du spectacle, il transmet bientôt
aux autres l’ouverture à la parole et à la voix au
cours de stages. Pourtant, de façon inattendue,
le chamanisme fait bientôt irruption dans sa vie.
Depuis une douzaine d’années, il est entré dans
cette voie, travaillant notamment avec des
chamanes des traditions mexicaine et
amazonienne, et a traversé diverses initiations.
C’est de son expérience de cette voie, entre
médecine des corps et médiation spirituelle,
dont il nous parle ici.
Chamane péruvien
V
otre chemin vous a conduit auprès de différentes traditions de chamanes depuis ces dernières années. Quelle définition du chamane
pourriez-vous nous donner ?
Le mot chamane est d’origine toungouse, c’est-à-dire
sibérienne. Ces contrées froides, à cheval entre la Sibérie et la Mongolie, sont de fait le berceau du chamanisme : Bouriates, Toungouses, Mongols en sont les plus
anciens représentants. Le chamanisme a suivi les différentes migrations, autant vers l’ouest (Laponie) que vers
le sud (Tibet) ou l’Amérique. Les Aborigènes d’Australie ont créé de leur côté une tradition voisine. Dans tous
les cas, le chamane est d’abord un guérisseur. De quoi ?
D’un peu tout, selon les lieux et les peuples : du corps,
de la psyché, de la tribu, de la météo… Dans l’imagerie
occidentale, il sera surtout un guérisseur spirituel ou
psychologique. Dans les communautés d’origine, il est
d’abord le médecin des corps, avant d’être le médiateur
spirituel. Il peut être choisi de différentes façons en fonction des traditions et des cultures.
Une définition du chamane communément admise, et
que j’emprunte volontiers car elle me paraît pertinente,
est : « celui qui a traversé la totalité de sa blessure ».
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CHAMANISME, LA RENCONTRE DES TROIS MONDES
Quels rapports le chamane a-t-il avec le monde
des esprits ?
bre », dont la rencontre est tout à fait nécessaire aussi à
notre croissance.
Pour répondre directement : profonds, riches, délicats
et merveilleux, bien que pas toujours faciles... Et rarement récréatifs, « pour le plaisir ».
En tant que guérisseur, il n’est pas seulement en
contact avec les esprits, il a aussi une connaissance des
maladies, du corps, et souvent des plantes, « les simples
» comme on disait chez nous. Dans notre monde occidental, nous utilisons pour la maladie le verbe « avoir » :
« J’ai un rhume, j’ai un cancer ». Guérir, c’est ne plus
l’« avoir ». Dans le monde chamanique, il ne s’agit plus
de quelque chose que l’on a mais de « quelqu’un » qui
est là et qui n’est pas à sa place : « Qui est-ce ? » Le chamane, intermédiaire entre le monde des esprits et le
monde humain, va aller à la rencontre de la maladie, car
celle-ci, en plus de sa manifestation perceptible, physique ou psychique, fait également partie du monde des
esprits, et à savoir qui elle est, qui l’a mise là, et si le patient le souhaite, il l’aidera à la « rencontrer » aussi et à
parler, voire même à négocier, avec elle. Guérir, ici, c’est
parler, négocier avec la maladie et l’esprit responsable,
de façon à ce qu’elle s’en aille, ou en tout cas, d’être en
paix avec elle. Pour notre médecine ordinaire, c’est de
la science fiction ! Le chamane devient alors une sorte
d’ambassadeur, de médiateur…
Pour les chamanes des Andes péruviennes, l’univers
perceptible est divisé en trois étages : le monde inférieur,
Ujupacha, le monde du milieu, Kaïpacha, et le monde
supérieur, Hanacpacha. Chacun de ces trois mondes a
son maître animal : le Serpent pour le monde inférieur,
le Puma pour l’intermédiaire, et le Condor pour le supérieur. Nous autres, êtres humains, participons des trois
mondes. Les mondes inférieurs et supérieurs sont peuplés de consciences ou d’esprits non manifestés, alors
que le monde intermédiaire, c’est le monde manifesté, le
visible : c’est dans ce monde-là que nous existons. Le
critère qui définit chacun des trois mondes est l’application de la loi de réciprocité, la loi de l’Ayni (prononcer « aïni »), c’est-à-dire de l’échange, de l’entraide, de
la communication cœur à cœur. Cette loi est systématiquement appliquée dans le monde supérieur, jamais
dans l’inférieur, et d’une manière imparfaite dans l’intermédiaire. Les êtres humains sont le lien conscient
entre ces deux mondes invisibles pour permettre davantage à la loi de réciprocité de s’appliquer là où elle est
encore ignorée. Pour cela, il faut aller rencontrer et «
guérir » tous les esprits du dessous qui ne connaissent
pas cette loi, ce qu’on peut rapprocher de la spiritualité
occidentale qui demande d’incarner l’amour dans les ténèbres, les esprits du dessous étant notre partie « d’om-
Comment le chamane approche-t-il cet esprit de
la maladie, et comment établit-il un lien avec lui ?
La maladie, physique ou psychique, provient toujours
du monde d’en dessous, c’est une dysharmonie, une
fausse note ; dans le chant, il y a quelque chose qui
grince. Il y a une part de nous qui ne connaît pas la loi
de réciprocité, et qui la réclame. Le chamane qui a rencontré l’Aigle peut aller, aidé par celui-ci, regarder la
maladie, mais il aura besoin de l’énergie du Serpent pour
aller la rencontrer vraiment, sans se faire aspirer par elle
dans le monde inférieur, ainsi que de l’énergie vitale du
Puma pour pouvoir poser des actes efficaces. Il va appeler l’esprit de guérison le mieux adapté à cette souffrance pour y mettre conscience, amour, lumière avec
des outils qui sont souvent physiques c’est-à-dire qui
mobilisent le corps : ce sont les rituels proprement dits,
sweat-lodge (hutte à sudation) en Amérique du Nord,
Mexique compris, usage de plantes pas toujours agréables à ingurgiter en Asie et Amérique Latine, parfois
psychotropes, rituels de dépôt d’offrandes dans des lieux
sacrés et, partout, musique avec essentiellement le tambour et le chant.
En Amazonie, par exemple, même si on donne à la
personne en souffrance telle ou telle plante alliée,
comme le tabac (à boire, et pas à fumer : ce n’est plus du
tout la même chose !), ou telle autre médecine végétale,
le soin en lui-même, c’est-à-dire la mise en relation avec
l’esprit de la maladie et l’esprit de guérison, se fera par
le chant. Le chamane, en contact avec l’esprit de la
plante maîtresse, va chanter à la personne malade et établir le contact avec la maladie, puis avec l’esprit de guérison, et va faire passer le message dans toutes les
cellules, dans tout le corps, pour nettoyer, redresser. Le
texte des chants dit souvent les mêmes choses, très simples, mais c’est dans les sonorités, dans le travail sur le
son lui-même, qu’il va aller voir la maladie, « doucement, tranquillement, en harmonie », comme ils le chantent toutes les trois phrases.
C’est cette forte présence du son qui m’a, au premier
chef, attiré dans cette démarche. Venant moi-même du
monde du chant et de la musique, découvrir comment
ils travaillent le son, dans quelle conscience aiguë ils le
malaxent, a été pour moi une révélation, et a suscité en
moi le désir d’apprendre cela…
Le chamane peut aller ainsi contacter des présences
fortes car il est en paix. Il peut soigner seulement à partir du lieu intérieur où il a été guéri, à partir de l’endroit
où il est centré, à partir de l’endroit où il n’y a plus de
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CHAMANISME, LA RENCONTRE DES TROIS MONDES
« Souviens-toi de ta faille,
c’est par elle que tu retrouves l’unité. »
« moi » mais où « ça » guérit à travers « moi ». Comme
il se repose sur toutes les énergies qu’il a apprises, il
mène avec le chant les personnes là où il veut : en haut
comme en bas, autant vers la maladie, pour la rencontrer, que vers la lumière. Les énergies que les chamanes
sont capables de développer sont grandes. Certains peuvent avoir de vrais pouvoirs. Ils ont accès à des puissances dont nous, Occidentaux, avons peuplé les contes
de fées. Or, la rencontre avec les esprits n’a rien d’un
conte de fées : un des maîtres mots du chemin chamanique est, pour moi, « prendre la mesure », c’est-à-dire
voir et recevoir qui est là en vérité, non seulement par
l’intellect ou l’émotion, mais dans la profondeur des cellules et de l’âme elle-même.
Prendre la mesure de l’Aigle, par exemple, c’est ainsi
accepter d’avoir mes yeux lacérés par ses griffes, accepter de traverser ce moment terrible où je n’y vois plus
rien, où ma vision ordinaire se défait, afin de recevoir sa
vision, ses yeux… C’est à ce prix-là qu’est l’initiation.
De même pour le Puma ou le Jaguar, qui portent la force
même des médecines, des plantes, de tout le processus :
pour le rencontrer, et donc l’intégrer, je ne peux pas faire
l’économie d’accepter d’être déchiré. L’initiation
confortable et en douceur, où il n’y aurait que des jolis
chants, et dont beaucoup d’Européens rêvent, je crois
qu’elle n’existe pas (ou pas encore…).
« Tu veux être chamane ? Alors va rencontrer l’Aigle
et vois comment tu reviens. Si tes yeux ont été détruits
et que de nouveaux yeux sont là, alors oui, l’Aigle t’aura
accepté. »
« Tu veux rencontrer la force du Puma ? Accepte de
te battre avec lui ! Si tu veux être remis à l’endroit, alors
accepte auparavant d’être mis en mille morceaux par ses
griffes ! » On retrouve là les mythes de démembrement
(comme celui d’Isis et Osiris).
« Tu veux voir le Serpent ? Si son poison ne t’a pas
tué c’est que le serpent t’a accepté, mais à un certain
moment il te faudra recevoir le poison du Serpent, et accepter d’être mangé par lui. Il faudra accepter qu’il t’emmène « en dessous », à la source de toutes tes peurs, en
en prenant toute la mesure, avant qu’il devienne ton
allié. »
Chacune des initiations aux différents esprits comporte un risque d’ébranlement, voire même de destruc-
tion : le chemin du chamane est fait de ces grands moments de confrontation. Quand ils sont passés avec succès, l’énergie confrontée est acquise définitivement,
même s’il faut l’entretenir : faute de quoi, elle se dilue.
Cela ne peut se faire que dans la durée, dans l’apprentissage, à travers des expériences, à travers une discipline particulière. C’est pour cela que ce n’est pas
forcément le destin de tout le monde : la faille, l’épreuve
de départ va permettre de mesurer la force disponible
pour affronter ce chemin, merveilleux mais très exigeant…
J’ai l’air d’insister beaucoup sur les aspects difficiles : ils y sont. La rencontre avec le versant lumineux
du chemin est à la même mesure, et ma gratitude pour
ces moments-là est infinie, car il ne s’agit plus de simples « moments », justement, c’est-à-dire des parenthèses agréables, mais bien d’immersion dans des
réalités que, faute de mieux, j’appellerai essentielles,
voire même quintessencielles, et qui ont balayé mon moi
« ancien » de leur force incroyable : je n’ai plus été le
même après qu’avant. Et là, le vocabulaire manque :
c’est le propre de l’ineffable… Seuls le chant et la poésie, ou encore la danse ou l’art plastique, permettent d’en
traduire quelques ressentis, quelques aspects. C’est
pourquoi, en partie aussi, tous les chamanes chantent, et
beaucoup ont été bardes et poètes, en particulier en
Amérique du Nord.
Comment avez-vous rencontré le chamanisme ?
Je ne l’ai pas rencontré par désir personnel, ni impulsion d’exotisme ! C’est le chamanisme qui est venu
me chercher ! Je suis né au Mexique où je me suis intéressé très jeune à toutes les cultures précolombiennes :
aztèque, maya, toltèque, zapotèque… A cette époque,
c’est-à-dire les années 1970, le chamanisme était encore
totalement hermétique et je n’imaginais pas à ce moment qu’il viendrait un jour à ma rencontre. Ce n’est que
bien plus tard, alors que je vivais en France depuis longtemps déjà, que je reçus, lors d’une marche dans les
montagnes du Sinaï, comme un coup de tonnerre auprès
d’un rocher rouge, fendu en deux. « Quelque chose »,
ou « quelqu’un » me fit entendre cette phrase, qui me
marqua profondément : « Souviens-toi de ta faille, c’est
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CHAMANISME, LA RENCONTRE DES TROIS MONDES
par elle que tu retrouves l’unité ». Cinq mois plus tard
j’étais convié « par hasard » à un rituel où intervenaient
deux chamanes mexicains, de la tradition Huichol, parlant de ce chemin d’ouverture du cœur, de guerrier spirituel. Au cours de cette nuit, où j’étais allé en parfait
touriste, je reçus un deuxième choc : tout ce qui s’y passait, les enseignements, les chants, les rituels, tout me
disait : « Ne cherche plus, tu as trouvé, tu es chez toi ».
Et ce, avec une telle force d’évidence que j’ai entendu.
Et que j’ai dit « oui ». Dès l’année suivante, j’étais dans
le désert mexicain sur les traces du Cerf, pour suivre leur
façon de parler.
Entrer sur ce chemin du Cerf, c’est s’engager à le parcourir cinq fois, ce que j’ai fait cinq années consécutives, tellement il était impératif et évident pour moi de
le faire ; mais chacun peut le faire à son rythme. C’est là
un véritable chemin vers soi : à chaque traversée de ce
désert mexicain, en quête de la médecine sacrée, on reçoit des « anciens » un nom différent, un nom d’initiation. La première fois, je fus affublé d’un surnom
particulièrement désagréable, à l’humour corrosif, pour
bien me chatouiller là où ça fait mal, et je suis resté avec
ce nom sacrément désagréable (mais sacré, donc !) en
essayant de le comprendre, et de faire le travail qui va
avec, jusqu’à la fois suivante. Pour la deuxième initiation, j’ai reçu comme nom une qualité, ce qui n’est pas
forcément agréable non plus, car en même temps j’héritais de tous les défauts de la qualité : sa part d’excès,
sa part d’ombre, à traverser, pour en garder le trésor le
plus épuré. La troisième fois, c’est moi qui ai choisi de
porter, d’honorer le nom d’un ou plusieurs de mes ancêtres morts, car ainsi le veut la tradition, pour faire la
paix avec eux et avec mes lignées humaines. Pour la
quatrième fois, je choisis de porter le nom de quelqu’un
de ma famille encore en vie. Enfin, en cinquième année
je retrouve mon propre prénom, mais à ce moment-là, ça
fait un drôle d’effet puisque ce nom « social » est devenu un nom sacré, rituel. Jean-Pierre n’est plus JeanPierre… tout en étant plus Jean-Pierre que jamais ! Le
chemin mexicain est avant tout un chemin d’identité,
chemin du père, du feu, de rigueur, d’exigence.
Vous avez également été initié par un chamane
amazonien. Dans quelles circonstances ?
En ce qui concerne le chemin amazonien, j’ai été
d’autant plus surpris de son irruption dans ma vie que je
ne le connaissais pas, je n’imaginais même pas qu’il
existait. Mais, de nouveau, le « hasard » me l’a fait rencontrer à travers une amie qui m’a convié à un rituel
dans un village proche de chez moi. Et là aussi, l’effet
immédiat a été : « Ne cherche plus, tu as trouvé ». L’an-
née suivante, qui correspondait à ma « troisième année »
d’initiation sur le chemin mexicain, je me suis rendu au
Pérou, accompagnant la personne qui m’avait fait découvrir cette tradition en France, et à laquelle je dois
beaucoup. J’ai ainsi été présenté à plusieurs chamanes
amazoniens, des vegetalistas, qui travaillent avec les
plantes maîtresses. Le premier, Don Ladimiro, de tradition Iquiteña, m’a mis le pied à l’étrier en me demandant, à l’issue du premier rituel effectué sous sa
direction : « Et toi ? Quand est-ce que tu travailles ?
Prends ! Va et travaille ! » Et il m’a donné de ses propres
plantes de médecine, ce qu’aucun chamane, à ma
connaissance, ne fait jamais ! Bouche bée, j’ai reçu sans
y croire ce présent inestimable… que j’aurais pu ranger
dans un placard pour toujours. Là encore, j’ai dit
« oui »… Le deuxième chamane, de tradition indienne
Shipibo, c’est-à-dire du haut Ucayali, m’a fait, dès le
premier rituel, descendre en « enfer », dans le monde du
Serpent, comme s’il avait repéré que je pouvais y aller
et même que je devais y aller. Plongeon direct du grand
plongeoir ! Il m’a fait connaître dans la même soirée
l’expérience de la totalité de l’enfer et de sa totale vacuité, et puis de ce qui se passe quand il n’y a plus cet
enfer, juste de l’énergie à sa place. Voir l’horreur absolue en même temps que ce qui se passera quand j’aurai
fini de la traverser : que je serai guéri, en un mot, en profondeur. J’ai compris immédiatement que c’était lui,
Questenbetsa, qui serait mon maître dans la rencontre
de ces univers, qui m’enseignerait à me mouvoir dans
ces mondes, qui m’enseignerait le chemin des esprits et
des plantes, qui me permettrait d’y révéler et d’y
construire la force de mon intention et de trouver ma
propre signature. Avec cette pédagogie indienne, si peu
pédagogique à nos yeux, mais tellement plus ouverte, il
m’a enseigné, et m’enseigne toujours, « même » s’il m’a
d’abord laissé pendant deux ans dans cet « enfer »,
c’est-à-dire dans la confrontation consciente et quasi
complète de mes ombres, dont le catalogue était confondant de diversité : je ne pouvais pas faire l’économie de
ce passage. Il m’a fallu ces deux ans « à temps plein »
pour traverser tout cela et récupérer l’énergie du Serpent, en tout cas suffisamment pour être opérationnel :
je continue d’apprendre, de traverser des endroits encore oubliés de présence inaccomplie.
Ainsi, j’ai pu me souvenir totalement de ma faille. Et
avancer vers les retrouvailles avec mon unité… Par la
suite, il m’enseigna d’autres plantes, et d’autres présences…
Maintenant que vous avez suivi ces enseignements
et que vous pourriez être vous-même chamane, avec
quelles sortes de guérisons êtes-vous le plus à l’aise ?
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CHAMANISME, LA RENCONTRE DES TROIS MONDES
Je n’use de ce mot de chamane à mon
sujet qu’avec parcimonie : il y a beaucoup d’illusions en Occident sur ce
qu’est ou devrait être un chamane, parangon de vertu et de conscience planétaire… Or, un chamane est un être
humain, avec ses qualités et ses défauts,
qui a la responsabilité des énergies qui
lui sont confiées. Ce que je peux proposer au cours de différentes sessions, ou
des voyages d’immersion « à la source »,
c’est de pouvoir aider à réaligner des
énergies ou des parties de l’être qui ne le
sont pas. Je me situe donc clairement
dans l’accompagnement d’un chemin
d’évolution, simplement pour aider les
personnes à aller mieux, dans la logique
et la vision propres au chamanisme, avec
les outils que ces traditions m’ont permis
d’apprendre à utiliser… jusqu’au moment où ce mieux-être ne sera plus satisfaisant. Le chemin de guérison plus
profonde va alors entrer dans une exigence plus grande, dans l’accès à une
voie spirituelle aussi, sur le chemin
d’« impeccabilité » pour reprendre un
terme de Carlos Castaneda. Il s’agit alors
de permettre à ceux qui le souhaitent
vraiment de retrouver l’énergie physique
du Puma, de ne pas avoir peur d’aller regarder dans le monde du Serpent, d’accéder à la vision de l’Aigle, parce que
nous sommes faits des trois, afin de rétablir l’Ayni, ce qui, en langage « de chez
nous », pourrait se traduire par oser l’ouverture du cœur.
Je me rends compte que j’attire souvent des personnes « à symptômes
flous », dans le sens où elles ne savent
pas trop ce qu’elles sentent ou veulent,
qui se sentent comme en exil sur cette
Terre, ou plus exactement dont l’âme
elle-même est en exil, on ne sait plus où,
ou auprès de qui. Cela s’apparente avec
ce que d’aucuns appellent joliment « le
recouvrement d’âme », mais là encore,
le vocabulaire est enfermant ! Comme je
viens aussi de là, je suis capable de les
accompagner, car je peux d’abord les rejoindre où ils sont : en ce sens, rien de
très différent de l’éthique thérapeutique
classique… Les outils, eux, sont autres !
Jean-Pierre Meyran
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CHAMANISME, LA RENCONTRE DES TROIS MONDES
Il s’agira de réveiller la première question, centrale,
qui se pose dans toute démarche chamanique, celle de
l’intention : « Qu’est-ce que je veux » ? Autrement dit,
appeler les esprits et des présences puissantes, pour faire
quoi ? Qu’est-ce que je leur demande ? Quelle est ma
véritable intention ? Et les personnes « en flou » ont
perdu l’accès à leur intention profonde.
Il semblerait qu’en ce moment il y ait un engouement pour le chamanisme qui semble plus présent
qu’il y a quelques années. Quelles en sont, selon vous,
les raisons ?
Il y a au premier chef un phénomène de mode : le
chamanisme est « tendance », comme on dit. C’est certainement qu’il répond, ou du moins à l’image que beaucoup s’en font, à des besoins de notre temps : rencontre
avec la nature, respect de la nature, contact avec les esprits… Cela va bien avec une certaine pensée écologiste
et un certain refus des religions institutionnalisées et révélées : pas de clergé, pas de dogme, pas de Grand Chamane Cosmique qui définirait le sacré… et surtout,
l’accent mis sur l’expérimentation personnelle. Voilà qui
plaît, et qui attire.
Il y a ensuite l’ouverture des traditions. Les Huichols,
par exemple, ont reçu de l’Aigle, il y a vingt-cinq ans
environ, l’injonction de transmettre leur savoir traditionnel à des non-Indiens, faute de quoi leur sagesse disparaîtrait. Non sans difficultés ni résistances, ils ont
obéi, et des maîtres Ma’arakames ont transmis tout leur
savoir à des métis : c’est par cette brèche-là que je pus
rencontrer les gardiens de ce chemin, qui autrement était
rigoureusement et hermétiquement clos.
Il n’y a plus besoin d’attendre que le futur disciple se
présente et fasse de nombreuses années de retraite, de
diète, il n’y a plus le temps pour cela. Les savoirs se
transmettent avec une vitesse et une acuité de plus en
plus forte, ce qui ne va pas sans risques, pris en
conscience. Il y a aujourd’hui une densification importante d’énergies (les mots sont toujours faibles pour décrire ces choses-là !) et ceux qui demandent, reçoivent !
La Terre a besoin, le monde a besoin, l’humanité a besoin, c’est comme si les hommes de bonne volonté
étaient appelés à se signaler. La période que nous vivons
est d’une intensité exceptionnelle, comparée aux millions d’années passées, autant dans le sombre que dans
le lumineux. Cela correspond aux prévisions du fameux
calendrier maya, même s’il est mal compris des Occidentaux, et surtout des milieux ésotériques, qui l’ont
rendu non seulement fameux mais fumeux !
En tout état de cause, beaucoup ressentent cette urgence au changement à de nombreux niveaux. Je la
nommerai là où on y pense moins : le monde occidentalisé a besoin aussi de retrouver le contact avec la nature, non pas seulement par l’écologie, au quotidien et
au politique, et la randonnée ou le loisir, mais aussi par
les retrouvailles avec nos vieux compagnons, les esprits
de la nature, qui n’attendent que ça et qui sont prêts. Ce
que l’expérience m’a permis de comprendre, c’est que
nous n’imaginons pas à quel point ces esprits sont heureux quand nous nous approchons d’eux le cœur ouvert,
quand nous les sollicitons, quand nous appelons leur
aide ; parce qu’ils sont aussi demandeurs, parce qu’ils
font partie des énergies présentes sur terre et autour de
la terre mais n’intervenant pas si on ne les appelle pas
car ils font partie du monde supérieur. Si on ne les sollicite pas, ils n’interfèrent jamais avec notre libre arbitre. Les esprits n’attendent que cela : partager la joie
profonde qui est la leur, quand enfin on fait alliance avec
eux.
Vers où vous emmène ce chemin du chamane ?
Je n’en sais rien, dans le sens ordinaire du mot savoir ! Par contre, une part centrale de moi le « sait » très
bien, et elle l’a toujours « su » : c’est cette part qui m’a
fait « rencontrer » ce chemin chamanique, presque malgré moi. De mon propre chef, je n’aurais jamais imaginé l’emprunter, et avec une telle intensité ! J’ai eu
simplement l’humilité téméraire de dire « oui ».
Vers où, donc ? Vers moi-même, certes, vers cette
unité retrouvée au-delà de la faille originelle, et sans
doute au-delà : vers le lieu de la réconciliation, vers le
lieu de l’alliance. Vers le lieu de la joie profonde qui
m’attend, et qui nous attend tous, pour peu que nous
voulions bien nous remettre en lien avec toute chose,
avec toute créature, visible et invisible, avec tout créateur ; vers le lieu où il n’y aurait plus besoin de chamanes, car tout serait guéri ; vers le lieu source du
Premier Rêveur, pour utiliser une autre terminologie
chamanique… et rêver un nouveau rêve, ce qui est loin
d’être du vent, mais bien du vivant !
Propos recueillis par Frantz de Landorre
Pour aller plus loin :
Jean-Pierre Meyran a enregistré plusieurs CD :
Habla con la luna, chants traditionnels de plusieurs pays, 2002.
Omeyocan : d’une rive à l’autre, ses propres compositions, en français et en espagnol, 2005
Semeyamane : invocations, chants chamaniques, 2005
Om Yeshivallahellouya : traditions de ferveur, chants sacrés de différentes traditions spirituelles, 2009.
Kano Abanon : la trame du vivant, chants de guérison chamanique,
surtout amazoniens et mexicains, 2009.
http://jemeyran.free
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