Article en PDF - Culture (ULg)

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Article en PDF - Culture (ULg)
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Pensées et mouvements : les personnages d'animation selon Pixar
Alors que la promo de Rebelle, le nouveau film de Pixar, se fait de plus en plus présente sur la
toile (sortie cet été), nous avons interrogé Dick Tomasovic sur ce qui fait la force du seul studio
d'animation au monde parvenu à égaler Disney sur son propre terrain.
Si les studios de l'oncle Walt ont pu s'imposer sur plusieurs générations comme les maîtres absolus
de l'animation traditionnelle pour enfants, force est de constater que depuis l'avènement de l'animation
informatique, Pixar a réussi à se placer tout aussi haut en termes de reconnaissance, de succès critiques
et publics et d'innovations techniques récurrentes. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, en 2006, Disney a
déboursé la bagatelle de 7,6 milliards de dollars pour acheter le studio co-fondé par John Lasseter (devenu
aujourd'hui le directeur artistique du studio). On ne reviendra pas sur l'historique tumultueux de Pixar, déchiré
un temps entre les yeux doux de Disney et le génie visionnaire de Steve Jobs : plusieurs articles, depuis
la mort du fondateur d'Apple, ont fleuri et sont encore largement consultables. D'autant que les travaux de
Dick Tomasovic n'abordent pas tant l'aspect économique du studio que le questionnement du mouvement
en animation informatique à la fois dans les longs métrages du studio mais aussi - et surtout - dans les
courts métrages, véritables laboratoires d'expérimentations de Lasseter et son équipe qui ont permis, le temps
faisant, de prendre certaines distances avec l'animation selon Disney.
Logiques de la translation
Dick Tomasovic souligne une différence fondamentale entre l'animation traditionnelle et l'animation
numérique, dès leurs créations respectives : tandis que la première repose sur une logique de métamorphose,
la seconde repose sur un principe de translation. « Le traitement image par image invite la métamorphose
non seulement comme figure régulière mais également comme processus de base (puisqu'on modifie, entre
chaque déclic de caméra, la figure filmée). L'animation informatique n'est pas obligée de faire ce travail. Elle
peut cependant le faire, et d'ailleurs certaines techniques ont été élaborées dans ce sens et sont parfois allées
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très loin dans le domaine , notamment une technique appelée le morphing. À côté de ça, il y a aussi tout un
travail de report spatial qui passe par la translation, c'est-à-dire l'idée de mettre des coordonnées à des objets
et de modifier ces coordonnées pour faire bouger cet objet. Certes, il y a une modification de l'espace mais le
processus n'est pas tellement celui de la métamorphose que celui de la translation, c'est un glissement dans
l'espace » explique Tomasovic.
Cette logique de translation n'est pas sans conséquences. D'une part, comme l'explique l'auteur, il y a là
une véritable rupture avec l'animation traditionnelle d'un point de vue technique mais plus largement d'un
point de vue historique : d'Émile Cohl à Disney, en passant par Alexandre Alexeïeff et Norman McLaren,
toute l'animation « dessinée » a reposé sur cette question de métamorphose affirmée. D'autre part, cette
même logique amène Dick Tomasovic à formuler cette expression : « L'art du pixel est celui du mouvement
fantôme. Cette phrase a plusieurs résonances : d'abord c'est l'idée que dans toute animation, le mouvement est
un faux semblant, créé et non reproduit, mais le pixel en plus est quelque chose qui n'existe que virtuellement,
ce n'est qu'un calcul à la base. Enfin, ce point qui apparaît sur des coordonnées, qui a pour but de subir des
translations, ne laisse finalement derrière lui que des traces. Tous les films de Pixar sont par ailleurs liés à cette
question de la disparition et du deuil, que ce soit d'un être, d'un objet, d'un sentiment, de son enfance, etc. » Ce
que Dick Tomasovic résume par « la croyance en la présence de l'absence, soit une véritable fantasmagorie ».
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Existence
virtuelle, absence, trace. Extrait du making of de Toy Story 2
De la fixité dans le mouvement
Si Pixar a su prendre ses distances techniques avec tout un passé de l'animation, il n'en est rien dans sa
construction narrative et dans la création de ses personnages. Toutefois, c'est du côté du cartoon classique
américain qu'il faut chercher l'influence plutôt que chez Disney, non seulement dans le design des personnages
mais aussi - et surtout - dans l'art de la fixité dans le mouvement.
Dès le départ, Walt Disney a montré un intérêt fondamental pour la danse, qu'il a insufflé dans ses productions
très rapidement. Il suffit de revoir la première des Silly Symphonies pour s'en convaincre : ne s'agit-il pas de
la bien nommée Danse macabre ? L'importance de la musique chez Disney est telle que chaque classique
comporte des moments musicaux, devenus pour la plupart célèbres, ponctués par une série de chorégraphies
diverses. Une séquence de fête dans Blanche-Neige et les sept nains dure ainsi à elle seule plusieurs
minutes, n'apportant rien au récit si ce n'est le plaisir du mouvement des personnages en rythme. Pour Walt
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Disney, l'animation est le mouvement, et le mouvement est la danse . Cette association d'animation et de
mouvement se retrouve également chez Pixar, mais avec une autre optique légèrement différente. « La
fixité est un élément phare dans l'œuvre de Pixar, mais de manière précise. On sait l'importance qu'accorde
Lasseter au mouvement : pour lui, sans mouvement, le personnage est mort… sauf quand c'est installé
dans un jeu ! Et ces moments de suspension, cela permet d'interpeller le spectateur. » Prenons un exemple
concret : inlassablement, Coyote pourchasse de cartoon en cartoon ce diable de Bip-Bip, lequel prend un
malin plaisir à le diriger de manière régulière au-dessus d'une falaise. Tout le monde connaît cette image de
Coyote, se rendant compte de sa situation, rester un temps en suspension avant de tomber. C'est le ressort
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comique propre à Chuck Jones, inspiré par le système de gag à retardement expérimenté par Buster Keaton
quelques années auparavant. Cette fixité, que l'on appellera plutôt un état de suspension, voire de flottement
(fantomatique ?) se retrouve dans bon nombre de Pixar : c'est Rémy surpris dans Ratatouille, c'est Buzz l'éclair
de Toy Story ayant l'illusion de voler alors qu'il plane, mais c'est aussi Knick Knack essayant de s'évader dans
un des plus célèbres courts métrages du studio, ou dans l'oscarisé For the birds qui présente une esthétique
très frontale de l'action du film.
Ratatouille de Brad Bird
Gee Whiz-z-z-z-z-z-z-z de Chuck Jones
Knick Knack de John Lasseter
For the birds de Ralph Egglesto
Et c'est là que se dessine une des deux différences fondamentales entre Disney et Pixar, comme le précise
Dick Tomasovic : « Disney s'est également intéressé à cette forme de comique, même si c'est plutôt
contemporain comme approche chez eux, notamment dans Kuzco : l'empereur mégalo. Mais ce n'est pas du
tout leur marque de fabrique. »
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Il est évidemment fait référence ici à Peter Foldès, cinéaste d'origine hongroise ayant travaillé pour l'ORTF
et considéré comme l'un des pionniers de l'animation informatique.
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Concernant la question des rapports entre cinéma et danse, on pourra se reporter à un autre ouvrage de
Dick Tomasovic, Kino-Tanz, l'art chorégraphique du cinéma, Paris, Presses Universitaires de France,
2009
Disney le dansant, Pixar le pensant
On l'a dit : chez Disney, les personnages sont mus par un besoin de bouger, de danser, bref de vivre via le
mouvement. « Chez Disney, le référent serait plutôt la danse, alors que chez Pixar il faut plutôt envisager
le pantomime comme source d'inspiration, la question du jeu plutôt que du mouvement gracieux. Ce que dit
Lasseter, c'est que pour lui pour qu'un objet, personnage, corps-figurine ait cette illusion de la vie, il faut qu'il
ait des intentions. C'est pour ça que chez Pixar, les personnages sont systématiquement motivés : on les voit
vouloir faire quelque chose, dans leurs yeux, dans leurs intentions, ils établissent une stratégie de mouvement
pour y arriver. C'est d'ailleurs le sujet de beaucoup de films : Cars en est le plus illustre exemple, mais c'est
aussi Buzz qui doit accepter de ne plus voler. » Si Disney voit ses personnages vivre par le mouvement, ceux
de Pixar vivent pour le mouvement.
S'agit-il d'une rupture pour autant ? Pas exactement, du moins selon que l'on parle d'esthétique ou de
narratologie. « Je parlerais de distanciation plutôt que de rupture entre Disney et Pixar, car ils partagent
finalement plusieurs points communs. L'anthropomorphisation est partout : les voitures de Cars, c'est à michemin entre Tex Avery et Disney qui proposaient déjà ce genre de voitures dans les années 50. La différence
se fait peut-être au niveau de l'adhésion du spectateur : chez Disney, c'est un ensemble qui séduit, c'est
l'univers au sein duquel évolue un personnage. Chez Pixar, il faut que l'adhésion se fasse immédiatement :
dans Ratatouille, Rémy parle directement au spectateur, en lui racontant sa vie. Pixar joue beaucoup sur le
sentimentalisme de l'appartenance : Cars sont ces voitures que les petits garçons adorent, Toy Story me
semble assez clair à ce propos… Wall-E est un modèle en la matière : le film est construit sur l'empathie
que l'on a pour le robot. L'histoire, on l'oublie avec le temps, mais le personnage reste. C'est pour ça que
les personnages doivent être de véritables acteurs en terme de jeu : Luxo Jr, c'est une absence de dialogue
mais une source d'émotions du fait qu'un père et son fils lampes de bureau jouent ensemble. Chez Disney,
l'essentiel c'est l'aspect du conte qui importe, moins chez Pixar même si Lasseter utilise souvent le mélodrame,
comme dans Toy Story 3. »
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Cette question de l'empathie pour les personnages est probablement la
plus intéressante concernant Pixar. « Dans son livre Génie de Pixar, Hervé Aubron revient souvent avec cette
même analyse selon laquelle il y a chez Pixar cette idée de la Machine supplantant l'Homme, tout simplement
car les films sont faits par l'ordinateur. L'idée est intéressante mais Aubron enferme un peu l'univers de Pixar
dans cette pensée, or je pense au contraire que c'est un univers très ouvert. Aubron parle aussi d'un refus de
l'humain, mais il faut tenir compte aussi du fait que l'humain est difficile à faire en informatique ; d'ailleurs, dès
que Pixar est parvenu à le faire, ils ont fait de l'humain, que ce soit sous le mode cartoon (Les Indestructibles)
ou plus réaliste. » Au delà de la donnée technique, une autre approche est possible : Disney, depuis ses
débuts en longs métrages, n'a eu de cesse de recourir à la figure humaine comme héroïne, et majoritairement
la figure de la princesse et de son preux chevalier servant. Et quand ce n'était pas le cas, ce sont des animaux
communément appréciés qui devenaient des héros (chiens, chats, souris, animaux de la forêt ou de contrées
lointaines comme l'Inde et l'Afrique centrale). Or, de tous les personnages possibles, Pixar a su choisir des
antihéros opposés à l'humanisme et à l'animalité bienveillante de Disney : jouets, insectes, monstres, rats et
robots peuplent ainsi un univers de la marge, un univers où Pixar refuse les étiquettes ou décide d'en jouer.
« Pixar revisite également les conceptions américaines du monde : la trilogie Toy Story qui mélange western
et science-fiction par exemple, Ratatouille et sa vision gastronomique de Paris, etc. On est assez loin de l'idée
de la Machine, finalement. »
C'est peut-être là la clé du succès de Pixar, lequel a réussi à se réapproprier un public trop rôdé aux
codes disneyiens en lui proposant à la fois des traits de personnages connus (Disney et Pixar restent
fondamentalement liés au niveau des productions) mais aussi en les renouvelant et en sachant se démarquer
du modèle qu'est encore actuellement le studio Disney. Et ce n'est pas sans une certaine impatience que
Rebelle, leur prochaine production, est attendue : la bande-annonce et les quelques images diffusées laissent
apercevoir une ambiance moyenâgeuse, une princesse en guise d'héroïne et une importance flagrante
accordée à l'humain dans le récit, autant d'ingrédients habituellement utilisés par Disney que Pixar avait évités
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jusqu'ici. Le studio de Lasseter a-t-il su éviter les pièges de son aîné et garder sa personnalité au sein du
célèbre studio Disney ? Réponse cet été.
Bastien Martin
Juillet 2012
Bastien Martin est journaliste indépendant. Il mène des recherches doctorales en cinéma.
Dick Tomasovic enseigne au Département des Arts et Sciences de la communication - Théories et
pratiques du spectacle (vivant ou enregistré).
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