L`UNIVERS POÉTIQUE DE JACQUES BREL
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L`UNIVERS POÉTIQUE DE JACQUES BREL
L'UNIVERS POÉTIQUE DE JACQUES BREL Des mêmes auteurs BRUNO HONGRE 25 Modèles d'explication de texte et de lecture méthodique (Editions Marabout, 1994). Le Texte argumentatif au bac (en collaboration, Editions Hatier, 1996). Le Dictionnaire portatif du bachelier (Editions Hatier, 1998), ouvrage couronné par l'Académie française. PAUL LIDSKY Le Rouge et le Noir (en collaboration, Profil d'une Œuvre, Editions Hatier). Les Ecrivains contre la Commune (La Découverte, 1970) Le Voyage en France (en collaboration, coll. Bouquins, Laffont : Tome I, - 1995 : Tome 2, - 1997). BRUNO HONGRE ET PAUL LIDSKY L'Image du paysan dans la Littérature française, mythes et réalités (Centre International d'Etudes Pédagogiques de Sèvres, 92310 - Sèvres, France, 1970). @ L'Harmarran, 199H ISBN: 2-731\4-6745-1\ Bruno HONGRE - Paul LIDSKY , L'UNIVERS POETIQUE DE JACQUES BREL L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L 'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 A la mémoire de Jacques Brel, qui nous appelle à "Vivre debout" SOMMAIRE BIOGRAPHIE ...... BREL PAR LUI-MÊME................................................... 9 17 I - LES GRANDS THÈMES............................................ La notion de héros brélien................................................ La vie............................................................................... La mort............................................................................ 29 31 32 37 41 41 43 46 L'am 0 ur.. ... . .. ... .. .. .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les promesses de l'amour....................................... La réalité des femmes.............................................. Les contradictions du cœur tendre........................... L'éternel Œdipe? (la relation à la mère, l'image du père, la situation triangulaire impossible)................. La société......................................................................... Le satirique (la famille, l'école, la religion, l'armée, l'embourgeoisement) . Le solitaire (de l'individualisme au fatalisme; les impasses) . II - LE GRAND ART...................................................... Les intentions de l'artiste.................................................. Le travail de l'écriture ...................................................... (la concision, l'expression réaliste et imagée, la versification, la structure de la phrase, la composition) Une chanson "dramatique"............................................. 51 60 61 69 77 79 82 82 99 7 (la mise en scène, les éléments dramatiques, la dégradation parodique) lOa L'univers poétique 116 (la suggestion indéfinie, l'imaginaire brélien, la fusion du moi et de l'univers, l'enfance retrouvée) 116 BIBLIOGRAPHIE DISCOGRAPHIE. 8 ... . 125 ......... 126 BIOGRAPHIE SUCCINCTE On aurait tort de trop chercher dans l' œuvre de Brel le reflet de sa vie et dans sa vie le décalque de son œuvre: cette réduction de l'homme à l'artiste, ou du chanteur à l'homme, a produit de nombreux malentendus, même s'il est vrai qu'il existe entre sa biographie et son univers artistique de nombreuses passerelles que nous soulignerons avec précaution. L'enfance et l'adolescence (1929-1949) Jacques Brel naît le 8 avril 1929 à Bruxelles dans un milieu de la bonne bourgeoisie belge. Son père, Romain Brel, un flamand francophone libéral, travaille dans une entreprise de cartonnerie familiale, les établissements Vanneste et Brel. Jacques reçoit l'éducation rigide et catholique propre à ce milieu: classe primaire à l'école privée Saint Viateur puis au collège de l'institut Saint-Louis, école libre jouissant d'une très bonne réputation. Il s'y révèle un mauvais élève, redoublant successivement plusieurs classes jusqu'à la troisième. Souvent premier en français, il chahute dans les autres matières et se retrouve à la porte de la classe. Il ne laisse pourtant pas ses maîtres indifférents et manifeste notamment des dons pour le théâtre: il est à l'origine d'une troupe théâtrale de l'école qui se déplace dans les paroisses de Bruxelles durant la guerre. Cependant, il doit arrêter ses études au terme de la troisième et 9 , entrer sans enthousiasme dans l'entreprise familiale au servIce commercial. Dans le même temps, il participe à un mouvement de jeunesse de tendance scoutel, la Franche Cordée, s'occupant des enfants des quartiers pauvres, commençant à chanter dans les kermesses et les fêtes paroissiales, et manifestant déjà un rôle de leader et d'animateur dynamique. Cette enfance et cette adolescence dans la Belgique de l'avant-guerre, de l'occupation et de l'immédiat après-guerre, se reflètent peu dans l' œuvre de Brel. Quelques chansons et quelques déclarations gardent le souvenir d'une petite enfance étouffante, terne et morne où les adultes lui ont "volé le farwest". Il a tendance à noircir un passé moins sombre qu'il ne l'a peint, quitte à développer par ailleurs le mythe nostalgique de l'enfance idyllique. Néanmoins, cette période a fourni à Jacques Brel le terreau de son œuvre à venir: un climat, des paysages, des décors qu'on retrouvera aussi bien dans ses chansons que dans ses films. Cette éducation catholique et bourgeoise l'influence aussi bien par identification que par rejet: d'une part, les louveteaux, la Franche Cordée le marquent profondément, contribuant à la première veine idéaliste et scoute de ses chansons, lui fournissant une devise qui symbolise largement son existence: "plus est en toi", - d'où ce besoin constant de se dépasser, ce défi permanent qu'il se lancera durant toute sa vie à lui même. Mais d'autre part, à l'inverse, en réagissant contre le conformisme et l'étroitesse de cette éducation, Brel sera aussi le révolté qui dénonce la médiocrité des institutions sociales, religieuses et familiales qu'il a connues durant son enfance et son BreI,,2 va devenir de plus en plus adolescence. "L'abbé anticlérical et antimilitariste. 1. Plus jeune, il a été membre du mouvement des louveteaux. 2. L'expression vient de Georges Brassens, qui l'appela ainsi lors de ses débuts à Paris 10 L'homme qui chante (1950-1967) C'est dans le mouvement de la Franche Cordée qu'il rencontre "Miche" (Thérèse Michielsier) qu'il épouse en 1950 et dont il aura trois filles: Chantal (1951), France (1953), et Isabelle (1958). Tout en continuant à travailler dans l'entreprise familiale, il commence à chanter dans les cabarets bruxellois et, en 1953, il enregistre un premier disque chez Philips Belgique, un soixante-dix-huit tours avec Il y a, La Foire qui se vend à deux cents exemplaires. Cette même année, il saute le pas et quitte sa place de directeur commercial chez Vanneste et Brel pour tenter l'aventure à Paris. Les débuts sont difficiles dans les cabarets (Les Trois Baudets, L'Ecluse, L'Echelle de Jacob) et Jacques Brel doit endurer des critiques virulentes. L'année 1954 lui permet cependant d'enregistrer son premier microsillon avec Le Diable, Il peut pleuvoir et d'apparaître pour la première fois à l'Olympia en supplément de programme. Il fait venir de Belgique sa femme et ses filles, et ils s'installent dans une maison de la banlieue parisienne. Mais, quatre ans plus tard, Miche, qui s'adapte mal à la vie mouvementée de son marI, retourne définitivement à Bruxelles avec ses filles. Brel va connaître des hauts et des bas pendant plusieurs années: "J'ai débuté longtemps... pendant cinq ans" dira-t-il avec ironie, en portant plus tard un regard sur cette période. Ses rencontres avec François Rauber, en 1956, qui accompagne et orchestre désormais sa musique, puis avec le pianiste Gérard Jouanest, en 1958, vont contribuer à l'essor de son talent et à l'éclosion de ses grands succès. Il perce vraiment en 1958, passant à l'Olympia en vedette américaine et produisant en 1959 des chansons qui remportent enfin de grands succès: La Valse à mille temps, Les Flamandes, Ne me quitte pas. En 1961, Brel triomphe à l'Olympia. Pendant six ans, Brel et son orchestre vont faire des tournées incessantes à travers toute la France, et des récitals sur les grandes scènes internationales à un rythme endiablé! Il De 1962 à 1967, il donnera jusqu'à 350 représentations par an. Il effectue un véritable parcours du combattant à travers toutes les petites villes de province, cherchant toujours à reculer les limites de ses possibilités. Durant ses tournées, il trouve encore le temps d'écrire de nouvelles chansons et de progresser dans son art. Il triomphe également sur les scènes internationales : URSS, USA (le Carnegie Hall de New-York), Canada. Mais, à partir de 1966, il commence à parler de son départ: "Notre vie est finie quand on voit l'horizon". Jacques Brel a l'impression de n'avoir plus rien à découvrir sur la scène, il refuse "l'habileté" qui risque de remplacer la sincérité. Il a besoin selon son expression "d'aller voir", de chercher autre chose. Après des adieux mémorables à l'Olympia, il honore jusqu'à la fin de l'année 1967 les contrats signés, puis arrête définitivement le tour de chant à trente-huit ans. Durant ces années, la vie du chanteur Brel est faite de passion, de fidélité, de sincérité, mais aussi de contradictions, de dualité, d'ambiguïtés. Au plan professionnel, il s'est livré complètement, a été cohérent dans son attitude, et d'une grande honnêteté: refus des rappels à la fin des spectacles, concerts gratuits pour raison humanitaire ou amicale, maintien d'une première partie pour laisser la place aux autres et permettre la découverte de nouveaux talents, respect des contrats signés jusqu'au dernier, refus de mêler vie professionnelle et vie privée. On est parfois surpris, en revanche des contradictions entre sa vie privée et les "messages" (bien qu'il ait toujours refusé ce terme) de ses chansons. C'est que Brel est double: toujours partagé entre deux pays (Belgique et France), entre deux femmes (sa femme légitime et ses compagnes successives), entre deux âges (entre l'enfance et la vieillesse, il refuse l'état adulte: "on ne quitte jamais l'état d'enfance: ça n'existe pas, les adultes"l), entre deux enfances (l'enfance rêvée et idyllique, et les enfants réels). Autant il mythifie l'Enfance, autant son 1. Radioscopie avec Chancel - 1973. 12 comportement avec ses propres enfants est souvent déroutant et peu conforme à ce qu'on attendaie. Brel est foncièrement honnête. En même temps, il privilégie sans cesse le mouvement. Il en résulte pour lui des sincérités successives, auxquelles il adhère successivement avec la meilleure foi du monde. De là aussi de nombreuses contradictions dans les entretiens qu'il a donnés, car chaque fois qu'il dit quelque chose, il y croit sincèrement sur le moment. En fait, il ne faut pas vouloir chercher une cohérence absolue entre la vie et l' œuvre d'un artiste. Le "message" de ses chansons est plus anti-conformiste et révolté que ne l'a été sa vie, mais sa vie réelle est plus complexe, moins cohérente que l'univers que l'acteur-auteur incarne sur scène. Il a sans doute été moins "misogyne" dans sa vie qu'il ne le laisse entendre dans ses chansons. Il a maintenu une relation profonde et durable avec Miche, qui demeurera jusqu'à sa dernière aventure son "ancre" et sa confidente privilégiée. Il a été fidèle de nombreuses années à chacune de ses autres compagnes qui furent presque alors des secondes épouses. Il fut par contre plus bourgeois2, mais en même temps plus engagé et politisé, que ne le laisserait supposer le message brélien. On pourrait multiplier les exemples d'écarts: moins anticléricae, moins pessimiste et plus joyeux, moins solitaires et beaucoup plus entouré d'amis, que les personnages qu'il fait VIVre. C'est que, si Jacques Brel a transmis à ses personnages son dynamisme, ses enthousiasmes, il se sert d'eux aussi souvent, pour exorciser ses peurs, ses angoisses, ses faiblesses et ses 1. Cf Olivier Todd. Brel, une vie, Livre de poche auquel nous empruntons beaucoup de renseignements. 2. Cf Olivier Todd (Opus cité p. 211), qui traduit l'étonnement de ses filles lorsqu'il débarque à Bruxelles: "qui est ce bonhomme "pourfendeur" de bourgeois dans ses chansons et qui à Bruxelles se comporte en bourgeois" ? 3. Il fera faire leur communion solennelle à ses trois filles (cf Olivier Todd). 13 bassesses potentielles (voir la notion de héros de héros brélien, p. 29). De même, la chanson lui sert à projeter à travers certains personnages ce qu'il aurait voulu être. (La Chanson des vieux amants. Mon père disait). Nous reviendrons sur ce point en tentant d'esquisser un "Brel par lui-même" à travers ses déclarations d'artiste. Les re-commencements (1967-1978) Brel, durant ses dix dernières années, se jette dans des défis renouvelés, pour susciter des recommencements et des ouvertures. Ce sera d'abord la comédie musicale avec l'adaptation d'un succès aux USA, Man of La Mancha de Dole Wasserman, qu'il a vu à New York. Les Américains acceptent l'adaptation à condition que Brel tienne le rôle de Don Quichotte / Cervantès. Il écrit la version française des 19 chansons du spectacle et se lance dans des répétitions très différentes du tour de chant "J'ai l'impression d'être aux Trois Baudets en 1953. On travaille comme des bêtes".' La pièce est créée à la rentrée 1968 au théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles. Brel s'est reconnu dans le personnage principal: Rêver un impossible rêve Porter le chagrin des départs Brûler d'une impossible fièvre Partir où personne ne part Aimer jusqu'à la déchirure Aimer, même trop, même mal Tenter sans force et sans armure D'atteindre l'inaccessible étoile. La pièce triomphe à Bruxelles et le théâtre des Champs Elysées signe un contrat pour cinq mois (janvier à mai 1969) : 1. Olivier Tood (opus cité p. 327). 14 200 000 spectateurs assistent à ce spectacle mais Brel, épuisé, (il a perdu 10 kilos) refuse de continuer au-delà du contrat. Ce sera sa dernière apparition sur scène. Une nouvelle carrière s'offre à lui, le cinéma, et, en six ans, il travaille successivement comme acteur et réalisateur dans plusieurs films: Les Risques du métier (1967), La Bande à Bonnot (1968), Mon oncle Benjamin (1969), Mont-Dragon (1970), Les Assassins de l'ordre, Franz (1971), L'A venture c'est l'aventure, Le Bar de la Fourche (1972), Le Far west, L'Emmerdeur (1973). Si Brel est rapidement reconnu comme acteur et rencontre un succès populaire - même s'il ne tourne pas dans des films inoubliables - son passage (peut -être trop rapide) de l'autre côté de la caméra se révèle plus difficile. Ses deux films, Franz et Le Far west, dans lesquels il se livre entièrement et investit beaucoup de lui-même, rencontrent un succès d'estime pour le premier et un échec fracassant à Cannes (et un désastre financier) pour le second. Brel est atteint plus profondément qu'il ne le dit par cette incompréhension, et cela explique, sans doute, son ultime aventure. Loin d'un monde qui le déçoit, il va tenter de retrouver ses rêves d'enfant dans une nouvelle évasion: faire le tour du monde à la voile. Après s'être initié à la croisière en 1973, il achète un voilier, l'Askoy, et part en mer en juillet 1974. Il est cependant obligé de revenir en Europe pour être opéré d'un cancer avec ablation d'un poumon, en novembre. Six semaines après, il repart seul sUr son voilier avec sa nouvelle campagne, Madly Barny, s'arrêtant aux Marquises, à Hiva-OA où il séjournera jusqu'à sa mort. En 1977, très affaibli par sa maladie, il se rend à Paris pour enregistrer un dernier disque. Il meurt un an plus tard, le 9 octobre 1978, à Bobigny, d'une ambolie pulmonaire due à une intervention trop tardive sur son cancer. Jacques Brel essayant de retrouver, dans ses apprentissages incessants, la fougue de sa jeunesse, et exprimant son refus du vieillissement et de la maladie, a donc touché à tout durant ces 15 années: comédie musicale, cinéma, pilotage d'avion, navigation à la voile. Il semble qu'il ait cherché alors à se rassembler luimême, à s'unifier comme s'il tentait de faire correspondre son univers artistique et sa vie réelle. N'a-t-il pas essayé de vivre ce qui était évoqué dans son œuvre: l'Enfance, l'île, l'homme solitaire, la mer, etc... ? Lui qui s'était senti double, comme on l'a vu, qui s'était partagé, semble vouloir éliminer les contradictions, les complexités de sa vie sociale et revenir à une nouvelle Enfance. Est-ce les effets de la maladie ou des déceptions de son échec cinématographique? Désormais il vivra au loin, avec une seule femme, sur une île où "par manque de brise le temps s'immobilise"\ alors qu'il était mouvement, dynamisme, déplacement. Cependant, le dernier disque enregistré en 1977, à l'exception des Marquises, semble contredire l'impression que donne cette dernière période de la vie de J. Brel. Il ne parle plus de l'enfance, ni du Far West, ni de l'aventure, ni des îles. Il ne manifeste pas non plus la sérénité apparente qu'il semblait avoir trouvée dans le Pacifique. Au contraire, il nous peint un monde réaliste et engagé (Jaurès, Les F.), une atmosphère urbaine (Orly, La Ville s'endormait, Knokke-Le Zoute), un univers de l'amitié et de l'amour (sans oublier le thème récurrent, et pour cause, de la mort), - comme s'il retrouvait la complexité de sa période de chanteur et renouait avec l'univers brélien de la grande époque, comme si l'entre deux n'avait été qu'essais et tentatives infructueuses. Effectivement, à l'exception d'une ou deux chansons plus faibles, on se retrouve de plain-pied avec le "grand Brel" dans ce disque testament... 1. Les Marquises. 16 BREL PAR LUI-MÊME à travers quelques-unes de ses déclarations Avant d'étudier l'univers poétique de Jacques Brel, il paraît difficile de ne pas écouter ce qu'il dit lui-même, au fil des interviews, de son œuvre, de ses thèmes de prédilections, de son "message". N'est-il pas le premier intéressé, et le mieux placé, pour parler de ses textes, de son art, de ses intentions, de sa philosophie de la vie? On éprouve cependant des sentiments mitigés à l'écoute de ces entretiens (ou à la lecture de ceux dont il a pu contrôler la publication). Trois cas peuvent se présenter: . Brel, chanteur vedette, à qui l'on pose à brûle-pourpoint toutes sortes de questions existentielles, répond par des généralités ou des approximations discutables, - que d'ailleurs d'autres interviews pourront contredire -, qui n'apportent pas grand-chose ou qui déçoivent. Il ne s'agit pas ici de le lui reprocher: c'est la stupidité des questions, ou de ceux qui les posent, qui conduisent l'artiste à des formules définitives ou trop faciles. Il esquive, il protège son secret, ou tout simplement, il n'a pas à répondre superficiellement et "en direct", puisque les réponses sont déjà dans les chansons, beaucoup plus profondément exprimées. Le véritable Brel est d'abord dans ses textes. . Brel, homme privé qui doit se raconter aux médias, reprend les idées ou les mots-clefs qui figurent déjà dans son œuvre. Il se répète plus qu'il ne s'explique. Il "fait du Brel" : critique des "bourgeois" prisonniers de leur vie trop réglée, 17 méfiance vis-à-vis de la femme qui capte le mâle par immémorial désir de "pondre son œuf', nostalgie du "farwest" volé par des adultes qui ont bâti un monde sans aventure, éloge de la folie ou du rêve qui va jusqu'au bout, etc!. Ces entretiens ont évidemment l'intérêt de confirmer ce que l'auteur exprime dans ses chansons, mais l'inconvénient de le dire parfois de façon redondante ou plate, alors que c'était formulé de façon plus concise ou mis en scène de façon plus colorée dans l'œuvre elle-même. . Brel enfin, artiste conscient de son art et de son sens, dit pourquoi il a besoin d'aller vers les autres. Il livre soudain, dans des intuitions frappantes, des éléments essentiels de son mystère, qui viennent éclairer son œuvre et sa vie, son œuvre comme sens de sa vie. C'est un peu de cela dont il s'agit lorsqu'il invoque par exemple non pas l'amour (au sens usé du terme) mais "cette sorte d'amour qui me tient debout, finalement, dans la vie" 2. Ces formulations complètent" l'approche que l'on peut faire du poète et de son univers, et méritent donc d'être relevées pour contribuer à son étude globale. En triant ce qui ressort des interviews de Jacques Brel, car on ne saurait être exhaustif, quatre aspects nous paraissent devoir être soulignés. L'artisan des mots N'en déplaise à certains critiques qui ne veulent voir dans les chansons de J. Brel que des textes "faciles", que seule son interprétation parvient à défendre, ce sont à des poèmes, fruits I . Caractéristique à cet égard est sa radioscopie par J. Chancel, en 1973. Ce dernier, dans son style toujours plus ou moins mielleux, ne cesse de ramener Brel à ses thèmes quelque peu rebattus, l'enfermant dans la redondance ou l'approximation. Quelques formules surnagent heureusement de l'entretien, et il est intéressant de noter par ailleurs le nombre de fois ou l'interviewé répond honnêtement: "Je ne sais pas". 2. Interview reprise dans le documentaire de Catherine Dupuis, qui a été diffusé en oct. 79 à la Télévision française. 18 d'un travail du langage, que nous avons affaire. L'auteur nous le confirme à maintes reprises: "D'abord, j'aime les mots (...). Il faut durant des années avoir des choses qui manquent, des choses dont on souffre, pour que tout à coup un mot s'allume dans la masse de tous les mots: alors, celui-là, on devient un peu son frère et on lui donne une couleur". Cet investissement de soi dans les mots, cette charge de connotations personnelles, sont typiques de la création poétique. Brel ajoute: "Ces mots qui font partie de nous parce qu'on leur a donné un sens, une troisième dimension, ce sont ces mots-là qu'on n'a pas envie de voir s'envoler, alors on leur donne du poids"l. Ce travail sur le langage, cette mise en valeur des mots dans le tissu d'un texte, exigent un labeur acharné: "A voir envie de réaliser un rêve, c'est le talent: tout le reste, c'est de la sueur, c'est de la discipline"l. L'art inné, le talent spontané, n'existent pas: ils sont le résultat d'un apprentissage, qui demandent une "grande énergie". Le genre spécifique que représente la chanson impose en effet des contraintes sévères, puisqu'il faut tout donner, tout dire en trois minutes, à des auditeurs dont l'attention n'est pas gagnée d'avance. Brel est conscient de ce que la réussite, la qualité d'une chanson, viennent de la difficulté vaincue. Et rares sont les chansons qu'il estimait vraiment "bien faites" : Madeleine, Les Vieux, Le Moribond (chanson dont la genèse aurait duré deux ans), et quelques autres..? L'inspiration existe, certes: ce peut-être une "idée qu'on attrape au vol", un thème ("il y a longtemps que je voulais écrire une chanson qui parle d'un amour presque boyseouL."), la silhouette d'un personnage à insérer dans une histoire. Mais l'élaboration est longue, jusqu'à ce que "tout se cristallise", jusqu'à ce que brusquement, par exemple, "u n enchaînement de mots, un enchaînement de notes" déclenchent 1. Voir le documentaire de C. Dupuis, précédemment cité. 2. Voir à ce sujet le Brel de France Brel et André Sallée, aux éditions Solar, qui donne des précisions indispensables sur les conditions d'élaboration de toutes les chansons de J. Brel, des premières aux dernières. 19 la mise en œuvre (J. Brel dit cela à propos de Quand on n'a que l'amour", sept petits mots dont tout le reste est sorti)]. Artiste conscient, Brel n'hésite pas à commenter ses textes, à préciser ce qu'il a voulu dire. Par exemple, pour reprendre le cas de Quand on n'a que l'amour, îl explique (pour ceux qui ne l'auraient pas compris) qu'il s'agit d'un amour s'adressant à l'être qu'on aime, certes, "mais qui dépasse ce cadre-là" pour traduire "tout ce qui a un élan, une inquiétude, un désir de recommencer". Bref, un amour qui soit l'expression de la générosité humaine dans toute son authenticité (non confessionnelle: "La générosité, pas la charité, dit-il à Jean Clouzet. Je déteste la charité. Je passe mon temps à la faire simplement parce que je suis trop faible pour imposer la justice"f. Quand c'est nécessaire, Brel sait rester indéterminé sur le sens de sa chanson: pour le héros des Bonbons, par exemple, il déclare hésiter sur le fait de 'savoir s'il s'agit d'un "niais" ou d'un "salaud". Cela dépendra de son interprétation de chanteur, qu'on peut d'ailleurs considérer comme la première explication de texte de ce que l'auteur veut dire. Dans le même esprit, Brel récuse les lectures orientées ou erronées de son message. Sa chanson n'est pas "catholique" comme le voudraient ceux qui l'ont nommé "l'abbé Brel". Elle n'est pas non plus "communiste" sous prétexte qu'il conteste l'être bourgeois, car c'est à une sorte de "bourgeoisie de l'âme", sécuritaire, matérialiste et ankylosée dans ses rôles, qu'il s'attaque. A l'encontre d'une erreur répandue, qui voudrait confondre l'auteur et les personnages de ses chansons, il nous prévient: "J'y suis résigné. Je ne l'ai pas voulu, mais je l'accepte,,3. C'est là une précision majeure: même si certaines chansons sont clairement autobiographiques, il ne faut pas assimiler la personne de Jacques Brel et les "héros bréliens" qu'il met en scène, ou dont il "joue" les personnages en 1. Interview par J. Joubert, à la Télévision française, en 1957. 2. Jacques Brel de Jean Clouzet (Poètes d'aujourd'hui, Seghers 1966). 3. Jacques Brel par Jean Clouzet, op. cit. 20