Position de thèse - Université Paris

Transcription

Position de thèse - Université Paris
UNIVERSITE PARIS – SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE IV
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Études germaniques
Présentée et soutenue par :
Adolf FRIDRIKSSON
LA PLACE DU MORT
Les tombes vikings dans le paysage culturel islandais
Thèse dirigée par Jean-Marie MAILLEFER
Jury :
M. Régis BOYER, professeur émérite à l’Université de la Sorbonne PARIS IV
M. Jean-Marie MAILLEFER, professeur à l’Université de la Sorbonne PARIS IV
Mme. Anne NISSEN-JAUBERT, professeur à l’Université Paris I
M. Neil PRICE, professeur à l’Université d’Aberdeen
M. Torfi H. TULINIUS, professeur à l’Université d’Islande
Paris 2013
La mort et les rites funéraires sont des éléments importants dans toute société. L'étude des
restes de tombes peut aider à comprendre non seulement les diverses traditions funéraires,
mais aussi le fonctionnement des communautés qui suivent ces traditions. L'Islande est un
pays de choix pour une telle étude. L'île a été colonisée à la fin de la préhistoire, et les
premières générations de colons ont introduit les coutumes païennes de leurs contrées vikings,
enterrant leurs morts avec leurs biens, leurs bateaux et leurs chevaux. Au cours des dernières
décennies, les données du domaine funéraire ont été utilisées dans le monde entier en
archéologie sociale. En Islande toutefois, ces données sont restées pour la plupart au stade de
simple description, complétant juste la typologie des artefacts. On a découvert quelques 300
sépultures en Islande, réparties sur 150 lieux, mais la plupart de ces trouvailles sont
accidentelles, et les données fragmentaires. Un grand nombre de tombes a été gravement
endommagé par l'érosion des sols ou en raison de travaux de construction, ce qui limite
considérablement leur validité scientifique, notamment en termes d’inférences sociologiques.
Le rôle de l'archéologie en Islande a toujours été limité, comparé à l’immense apport des
sagas. Cependant, depuis la mise en cause du caractère historique de ces textes médiévaux
regorgeant de détails sur l'histoire ancienne et la société, la place donnée à l’archéologie n’a
fait que croître.
Bien que les objets funéraires et les cimetières islandais aient été l’objet d’études depuis
longtemps, personne ne s’est vraiment intéressé, dans le domaine viking, à l’emplacement des
sépultures. La localisation des tombes peut pourtant révéler de nouveaux aspects dans la
géographie de la société païenne islandaise. L'objectif de ce projet est de collecter et organiser
un maximum d’informations topographiques sur les tombes islandaises, et d’essayer de
répondre aux questions suivantes : Comment l’emplacement des tombes a-t-il été choisi, par
qui et pourquoi ? Y avait-il des lieux consacrés pour les cimetières ? Leur place ne servait-elle
pas plutôt à établir les frontières des propriétés, ou les limites de l'autorité ? Les lieux
2
d'enterrement diffèrent-ils d'une région à l'autre ? Peuvent-ils nous renseigner sur les origines
des colons ? Leur localisation évolue-elle au cours du temps ?
Le lieu des enterrements païens en Islande n'a pas jusque-là fait l'objet d'une étude spécifique,
bien que l'intérêt porté par les scientifiques aux tombes vikings remonte à près de deux
siècles. Fin XVIIIe début XIXe, on a tenté de rassembler des informations sur les sites
archéologiques en général. La plus complète de ces études a été menée par le Comité royal
des antiquaires de Copenhague, entre 1817 et 1823. Sur les quelques 700 sites enregistrés en
Islande, 200 tombes présumées dater de la période pré-chrétienne (c. 870-1000) ont été
répertoriées. Plus tard, les informations concernant ces sites ont été réévaluées, et pour la
plupart, infirmées. Les prétendues tombes s’avérèrent être soit des monticules naturels, soit
des endroits apparentés à des tombes anciennes par le folklore local.
Dans la seconde moitié du XIXe, il y eut de fortes tensions politiques relatives à
l'indépendance de l'Islande vis-à-vis du Danemark. Le glorieux passé de l'île telle qu’elle avait
été décrite dans les sagas du Moyen Âge nourrissait cette lutte pour l’autonomie. Des
intellectuels islandais ont étudié ce patrimoine, et les sagas ont été publiées et traduites en
plusieurs langues. Même si la valeur des sagas est essentiellement littéraire et philologique,
leurs données historico-topographiques ont suscité un vif intérêt.
Au cours des premières expéditions de la Société des Antiquaires d’Islande (créée en 1879),
nombre de prétendues tombes de personnages de sagas ont été explorées en détail. Malgré de
vastes recherches de terrain entre 1870 et 1910, seule une poignée de nouveaux sites
funéraires ont été découverts. 1 Ce ne fut qu’à la modernisation de la société islandaise, au
cours de la première moitié du XXe siècle, que les tombes ont enfin été découvertes, la plupart
1
FRIDRIKSSON, Adolf, Sagas and popular Antiquarianism in Icelandic Archaeology, Aldershot :
Avebury, 1994.
3
par Kristján Eldjárn. Ces nouvelles données funéraires sont alors considérées comme
révélatrices de la culture des débuts de l'Islande. Eldjárn fouille un certain nombre de sites,
mais présente aussi sa thèse de doctorat sur le thème des tombes et objets funéraires. 2 Cette
recherche constitue non seulement la première contribution significative pour l'archéologie
islandaise universitaire, mais elle reste en outre l’ouvrage de référence en matière de
sépultures vikings. Le travail d'Eldjárn s'inscrit dans le courant de l'époque, à savoir
l'archéologie historique et culturelle. Il consiste en un catalogue de toutes les sépultures
vikings connues en Islande et décrit chaque tombe, chaque artefact, en comparant ces
découvertes à d’autres trouvailles similaires, dans d'autres pays de culture viking.
Eldjárn est le premier archéologue islandais à utiliser la culture matérielle pour outrepasser les
simples descriptions de la tradition funéraire antique. Il se sert des données collectées sur 127
sites pour proposer une interprétation des principaux événements de l’histoire d'Islande, tels
que la chronologie de la colonisation, la fin du paganisme et les origines des colons. Selon
Eldjárn, les données archéologiques concordent avec le point de vue historique traditionnel :
l'Islande a été colonisée par des Scandinaves à la fin du IXe siècle, et la population s’est
convertie au christianisme en l'an 1000. Suite à la publication de son livre, Eldjárn poursuit
ses fouilles et étudie toute nouvelle trouvaille funéraire accidentelle. Au cours de la seconde
moitié du XXe siècle, 40 découvertes supplémentaires sont faites ; elles ne modifient pas les
thèses d’Eldjárn.3
Ailleurs, hors d'Islande, les archéologues délaissent la démarche historico-culturelle pour
expérimenter une nouvelle approche des données funéraires, qui va au-delà de la description
des traditions et tente de comprendre la nature et la fonction des sociétés à travers leurs
2
ELDJÁRN, Kristján. Kuml og haugfé úr heiðnum sið á Íslandi. Akureyri : Norðri, 1956.
ELDJÁRN, Kristján. „Fornþjóð og minjar“, dans Saga Íslands I, Sigurður Líndal (dir.), Reykjavík: Hið
íslenzka bókmenntafélag-Sögufélagið, 1974, p. 99-152.
3
4
cimetières.
Pour
Eldjárn, ces tentatives dépassent la portée de l'archéologie : selon lui,
l'archéologie « ne parviendra jamais » à donner, comme l’histoire, une vue plus détaillée du
passé. Alors que l'archéologie sociale se développe dans d'autres parties du monde, les
successeurs d’Eldjárn s'inscrivent jusqu’à la fin du XXe siècle dans le point de vue qui est le
sien.
Avant Eldjárn, on pensait communément que tout enterrement païen avait lieu en hauteur, au
sommet de hautes collines ou de montagnes. Eldjárn rejette cette idée, soulignant qu’aucun
site connu ne se trouve en altitude. Au contraire, ils occupent les zones agricoles classiques et
ne sont pas nécessairement plus élevés que la ferme qu’ils côtoient, voire plutôt plus bas, par
exemple sur la côte ou au bord d’une rivière. Cela conduit Eldjárn à suggérer que les
cimetières, pour des raisons pratiques, sont établis à l’endroit approprié et sec qui se trouve le
plus près des fermes, par exemple en bas des crêtes de gravier ou des buttes. Eldjárn affirme
aussi qu'il est difficile de localiser les tombes, dont l'emplacement serait aléatoire et dont
l’apparence – petits monticules ou cairns – se fond au paysage naturel.
En 1996, nous nous sommes penchés sur le monumental travail de Kristján Eldjárn, « tombes
et objets funéraires », pour en publier en 2000 une nouvelle version, corrigée et augmentée. 4
L’analyse de cet ensemble de données a débouché sur de nouvelles recherches, dont l'une, la
topographie des lieux de sépulture, est devenue l’objet de cette thèse.
L'ensemble des données concernant la période Viking en Islande a connu une croissance
constante au cours du dernier demi-siècle. Au départ, la plupart des informations provenaient
de tombes trouvées par hasard, mais au cours des dernières décennies, un certain nombre de
sites vikings ont également été fouillés. Néanmoins, les sépultures constituent en Islande la
4
ELDJÁRN, Kristján, Ku ml og haugfé úr heiðnum sið á Íslandi, Akureyri, Norðri, 1956, 2e éd., révisée par
Adolf Friðriksson, Reykjavík, Mál og menning Fornleifastofnun Íslands et Þjóðminjasafn Íslands, 2000.
5
principale source d'information sur l’âge Viking. 5 Il existe aujourd'hui 158 sites connus : 330
tombes, quelques 220 squelettes humains conservés et 700 objets divers. La qualité
informationnelle de chacun de ces sites est très variable. Certains rapports d’antiquaires sont
très courts, certaines données égarées sont attribuées à des tombes sans cohérence. Un grand
nombre de sépultures ont été pillées jadis, ou gravement endommagées par l'érosion des sols
ou par les bulldozers, ce avant d'être découvertes et étudiées. La description de l'emplacement
et de l'environnement varie aussi grandement d'un rapport à l'autre.
Entre 1999 et 2008, nous avons visité toutes les sépultures accessibles et connues. Pendant les
préparatifs, nous avons procédé à une critique systématique des sources qui a abouti à
l’exclusion de certains sites précédemment identifiés comme tombes païennes dans la
littérature. Chaque site a été localisé, cartographié, et les environs immédiats étudiés, à travers
leurs principales caractéristiques géologiques et anthropiques (champs, routes, fermes, etc.).
Sur la base des nouvelles données, nous avons cherché des modèles récurrents.
Sur les 158 sites connus, environ 90% ont pu être localisés avec succès sur le terrain. Presque
tous les sites se trouvent à 200-1500 m des bâtiments répertoriés. Le plus souvent, ils sont à
250-700 m de la ferme. Il n'est pas possible de confirmer le lien entre un cimetière païen
donné et la ferme qui lui est la plus proche, mais certaines caractéristiques topographiques
permettent d'établir une relation probable entre fermes et cimetières. Par exemple, plusieurs
cimetières sont situés à la jonction entre la route principale et la piste qui mène aux bâtiments
de la ferme. En outre, la plupart des tombes sont placées sur les frontières qui séparent deux
fermes, souvent là où la route croise la ligne de démarcation. Les données issues des
recherches de terrain semblent en fait être étonnamment claires.
5
FRIÐRIKSSON, Adolf. Viking Burial Practices in Iceland, dans Kuml og haugfé, op. cit., 2000, p. 549-610.
6
La plupart des sites suivent des schémas très simples, ce qui facilite la description des
tendances générales en matière de lieu d'enterrement et permet de catégoriser les données en
quelques groupes caractéristiques. Les cimetières peuvent être divisés en deux groupes
principaux : les sépultures proches des fermes (100 à 200 m), et les sépultures éloignées des
fermes (300 à 1500 m). Les sépultures proches ont tendance à être juste en dehors de la zone
d'activité principale de la ferme, mais les sépultures éloignées sont presque toujours placées à
la frontière séparant deux fermes, et à proximité des anciennes routes.
Ces résultats ont été validés par différentes méthodes : les données archéologiques ont été
confrontées à celles fournies par les sagas islandaises, le Landnámabók, les toponymes et les
légendes. On a également créé sur la base de nos résultats un modèle pour découvrir des
sépultures jusque-là inconnues. En Islande en effet, les tombes vikings sont difficiles à
détecter sur le terrain. Les cimetières sont petits, et les tertres modestes et très semblables aux
nombreuses protubérances naturelles du paysage. La plupart des sépultures ont été trouvées
par hasard, et la dernière découverte faite par un chercheur date de 1897. Notre modèle a
permis de découvrir 8 nouveaux lieux de sépulture comportant plus de 30 tombes.
Au vu de ces résultats, on peut penser que le lieu d’enterrement, loin d'être aléatoire comme
on le croyait auparavant, est en fait fondé sur quelques règles simples, et il est tentant de
chercher d'autres différences que celles de l’emplacement. Ces sépultures sont-elles proches
ou éloignées ? Semblables ou non? Il existe un certain nombre de variables qui peuvent être
testées, tels que l'âge et le sexe des personnes, leurs richesses, le mobilier et l'orientation des
tombes, ainsi que la taille et la morphologie des cimetières eux-mêmes.
La datation des tombes serait bien sûr d'un grand intérêt, mais malheureusement, on ne peut
dater la plupart d’entre elles que de façon imprécise : provenant de la seconde moitié de l'âge
de fer (850-1050AD). Cependant, quelques 10% peuvent être datées plus précisément, en
fonction de la typologie des artefacts. En ce qui concerne la datation des deux principaux
7
types d'emplacement, nous pensions que les tombes éloignées des fermes étaient plus
anciennes, car elles sont souvent situées aux frontières. Il est tentant de considérer ces sites
comme des marqueurs de la propriété foncière, établis par les premières générations de colons
sur leurs nouvelles terres. Mais les résultats de la datation contredisent cette version : les
sépultures éloignées sont les plus récentes. C'est une donnée intéressante qui mérite un
examen approfondi.
La plupart des tombes proches sont dans de petits cimetières (1 à 4 tombes), mais les tombes
éloignées, plus nombreuses, se trouvent dans de plus grands cimetières (4 à 12 tombes). Dans
les tombes proches, on trouve peu d'artefacts, de variété limitée. Dans les tombes éloignées, il
y a de nombreux objets dans chaque tombe, la position du corps est variée, le cadre funéraire
est riche.
Comment expliquer cette différence ? Nous avons retenu l'interprétation suivante : les tombes
proches sont celles de la première génération de colons. Ils ont placé leurs morts près de leurs
habitats. Leur vie était limitée à l’exploration, la chasse et la cueillette, le tout sur une île
sauvage où l’agriculture n’était pas établie. Les tombes éloignées sont celles des générations
suivantes, quand il est devenu nécessaire d'établir les frontières entre voisins, de repérer des
routes, de structurer une nouvelle organisation sociale.
Nos résultats ont permis l’identification de plusieurs sépultures sur le terrain, ce qui vient
accroître l’importante base de données de la période viking. En outre, ce modèle pourrait être
testé hors d'Islande, et apporter son concours à la résolution de questions persistantes comme
l’origine des Islandais, la topographie des sépultures dans les autres pays Vikings, et les
questions de migration, d'identité et de mouvement, en combinant son application aux
analyses de l’ADN, du strontium et aux autres recherches émergentes.
8