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IMPRESSIONNISME ET CUBISME DANS "LA CHANSON DU MAL AIME"
DE GUILLAUME APOLLINAIRE
Nicole Bourdeau
Department of French Language and Literature
Master of Arts
Abstract
Cette thèse tente de retrouver dans "La Chanson du Mal Aimé" de
Guillaume Apollinaire les éléments impressionnistes et cubistes, tant
dans l'écriture que dans les significations symboliques.
La première partie définit les termes IMPRESSIONNISME, EX?RESSIONNISME, CUBISME, en peinture et en littérature.
La deuxième partie justifie le titre du poème choisi:
du Mal
Aimé"~
"La Chanson
et en développe la structure.
Enfin la troisième partie traite les thèmes et les images de la
"Chanson" en fonction de l'esthétique impressionniste ou de l'esthétique cubiste.
En conclusion, l'étude des strophes leit-motiv souligne comment
Apollinaire a su synthétiser l'apport pictural dans une poésie originale, dans une poésie nouvelle.
N.B.:
Les vers ou strophes cités comme exemple sans référence renvoient au texte même de "La Chanson du Mal Aimé".
.1 M PRE S S ION N 1 S MEE T
C U BIS M E
DANS
"L A
CHA N SON
DU
MAL
A 1 M E"
DE
GUILLAUME
APOLLINAIRE
by
Nicole BOURDEAU
A thesis
submitted to
the Facu1ty of Graduate Studies and Research
McGi11 University
in partial fu1fi1ment of the requirements
for the degree of
Master of Arts
Department of French Language
and Literature
@)
Nicole Boudreau 19'70
July 1969
T A BLE
DES
MAT 1 E RES
1 N T R 0 DUC T ION
.;;..P.....;R:.:-.;;:E~M......;I::;.....;:E;.....:.;.R.....;;E;;...-._P~A.;;....;;.;R......;T;;.....,;;I~E :
I.
DEFINITIONS
p.
3
p.
9
p. 10
IMPRESSIONNISME
- Historique
- Evolution en peinture
en littérature
II.
EXPRESSIONNISME
p. 22
III.
CUBISME
p. 27
- Historique et doctrine
D EUX 1 E M E
PAR T 1 E:
~~~~~~~--~~--~~
I.
LE MAL AIME
INDICATIONS BIOGRAPHIQUES:
.. .. .. • .. • .. .. .. .. • .. •
p. 42
p. 43
- Genèse de la "Chanson"
II.
ARCHITECTURE DE LA "CHANSON"
..::.T......;R:;..;;....;:O:;......;;I_S;:;.....;I~E;......:..;;M....;E=-----"-P....;A~R.;;.......;;.T---"-I. . ; ; :. E:
THEMES ET IMAGES
p. 53
p. 62
- Souvenirs
p. 63
- Fidélité et amour
p. 70
- Douleur
p. 79
- Couleurs et sonorités
p. 85
CON C LUS ION
p. 92
B 1 B LlO G R A PHI E
p. 96
l N T R 0 DUC T ION
"Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide".
Combien déconcertant se révèle Guillaume Apollinaire.
L'homme et
le poète se laissent aborder facilement, semble-t-il, mais une connaissance plus profonùe de l'un et de l'autre n'est pas immédiate.
Au physique, si l'on se réfère aux photos qui ont figé son exubérance en compagnie de Rouveyre, Apollinaire n'a rien du jeune homme
mélancolique que trahissent ses vers:
Tu as souffert de l'amour à vingt et a trente ans
J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps. 1
Néanmoins, tous les témoignages qu'ont laissés ses amis après sa
mort en 1918, rapportent l'image d'un épicurien parlant haut et fort,
trivial même, mais n'exagérait-il pas ses accents de gaieté bruyante?
Le titre de son premier recueil "Alcools" semble indiquer de quelle
ivresse Apollinaire se grise; son "verre est plein d'un vin tremblant
1 Apollinaire, Guillaume, "Zone", Oeuvres poétiques, Pléiade, Paris
1963, p. 44.
- 5 -
conone une flamme,,2 d'un "alcool brOlant,,3, douloureux avant de procurer
la joie, la joie artificielle du corps.
Mais i l ne faut pas en conclure hâtivement que le poète a "le vin
triste" et surtout pas solitaire.
Ecoutons cet appel de "Vendémiaire" qui convie l'univers à part ager la soif du poète:
J'ai soif villes de France d'Europe et du monde
Venez toutes couler dans ma gorge profonde 4
Il invite les cités à participer aux bacchanales des vendanges où le
vin nouveau remplace l'eau de vie, où l'ivresse n'est pas forcée mais
au contraire libératrice, chaleureuse:
Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers
5
Apollinaire allie en lui les deux tendances contraires:
tesse et l'enchantement, car il possède le don
na~f
la tris-
de s'émerveiller.
Tout l'intéresse, chaque objet, chaque personne le passionne pour son
identité propre, leur modernité c'est-à-dire la place qu'ils occupent
dans la vie quotidienne.
C'est pourquoi il a tant d'amis, et connatt
tant de gens d'origine et de condition diverses.
les gens, il retrouve l'histoire de leur passé.
Par les choses, par
Il ne recherche pas
un passé mort, mais plutôt la survivance de cet autrefois par les lé-
2 Apollinaire, Guillaume, "Nuit rhénane", Oeuvres poétiques, op. cit.
p. 111.
3 Apoll inaire, Gui Il aume, "Zone", Oeuvres poét igues, op. ci t. p. 42.
4 Apollinaire, Guillaume, "Vendémiaire", Oeuvres poétiques, op. cit.
p. 149.
5
Ibid., p. 154.
- 6 -
gendes, les fables, la mythologie et les allégories bibliques.
Apollinaire se projette dans un devenir par la puissance de toute
cette connaissance primitive acquise.
Riche des contes de jadis, il
les combine à sa perception du monde; il recompose sa vision un peu
comme un peintre restructure la réalité.
Il n'est pas faux de penser
qu'il a créé certaines images de sa poésie en assimilant les théories
du groupe des jeunes peintres cubistes qu'il fréquentait alors et
qu'il soutenait dans leur nouvelle conception de la peinture.
Mais tout épris qu'il soit de "futurisme", Apollinaire ne peut
renier sa très grande sensibilité, faculté vibrante qui permet aux
événements traversant sa vie de s'imprimer dans son âme, provoquant
des réactions psychologiques profondes et déchirantes.
le Mal Aimé.
Apollinaire
Tel est le titre du livre de Marcel Adéma qui retrace
sa biographie.
Mal aimé, mais mal aimant avoue-t-il
~ui-même
dans une lettre à
sa fiancée Madeleine Pagès à propos du poème "La Chanson du Mal Aimé".6
Sensible comme un enfant et arrogant comme un homme, tel est Apollinaire, déconcertant.
"Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans"
Ce vers-confidence de "Zone" se répète dans "Alcools".
L'amour dépas-
se le thème poétique pour Apollinaire car il l'a cherché, l'a traqué,
un instant atteint, puis il en a souffert, d'une souffrance vitale,
6
" ... poème ou Je me croyais mal aimé tandis que c'était moi qui aimait mal", à Madeleine, 30 juillet 1915, dans Apollinaire, Guillaume, Tendre comme le Souvenir, Gallimard, Paris 1952, p. 70.
- 7 -
c'est-à-dire revécu dans le souvenir.
celui qu'il pleure
dans~La
Cet amour de vingt ans est
Chanson du Mal Aimé", avec des larmes
intérieures, entouré d'une atmosphère confuse et trouble à la manière
de Verlaine.
Mais le poète ne s'abandonne pas à sa peine, il hurle,
il injurie, il souille par la bouche des cosaques Zaporogues le souvenir de celle qu'il aime.
Pourtant la violence s'apaise en lui, la
haine étant encore une forme d'amour, il s'attendrit, il espère malgré
lui:
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai je suis content
Hélàs! l'amour est mort et Apollinaire veut se convaincre de la fausseté de ce sentiment.
A trente ans, il souffre de nouveau du même mal, il n'a pas été
convaincu.
Le mouvement psychologique
chagrin-souvenir de l'an passé
de'~a
Chanson du Mal-Aimé":
regret-
- pessimisme qui devient agressif puis
apaisement mélancolique -, module la structuration des images poétiques.
Aux états d'âme correspond un impressionnisme lyrique qui conserve de
la réalité une certaine perception.
Puis la densité de sa douleur
mêle dans sa conscience les souvenirs et l'aujourd'hui.
Les éléments impressionnistes qu'il a devant son regard s'allient
dans son imagination avec les images irréelles de légendes et d'évocations bibliques, qui reviennent sans ordre dans sa mémoire.
Les pro-
cédés d'analyse et de synthèse sont presque simultanés, et certaines
visions que le poète transcrit se rapprochent du cubisme; les mots
- 8 -
qu'il emploie sont dépourvus de liens, deviennent elliptiques, et
créent l'affinité avec la peinture cubiste.
"La Chanson du Mal Aimé"
est riche en cela qu'elle offre un syncrétisme formé d'éléments impressionnistes et cubistes.
Ce long poème a pour titre "Chanson", qui présage la reprise d'un
refrain, d'un thème, d'une couleur.
Voie Lactée ô soeur Lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses
PRE MIE R E
PAR T 1 E
DEFINITIONS
l
IMPRESSIONNISME
Le langage est limité car il ne peut communiquer toute la pensée
et le sentiment.
La réalité qui nous entoure est fonctionnelle, mathé-
matique, le reflet de cette réalité dont veulent témoigner les artistes est déformé par le vécu.
La peinture a tenté de reproduire le plus
fidèlement possible le monde extérieur.
Au XVIIème siècle un Poussin,
un Georges de La Tour, un Le Brun, peignent la vie, simple ou grandiose.
Les sujets leur sont propres mais la représentation objective.
XVlllème siècle se libère en art des règles trop rigides.
reflète l'esprit du siècle.
Le
La peinture
Elle est moralisante avec Greuze, fantai-
siste avec Watteau et Fragonard qui choisissent des thèmes originaux,
libertins, ensoleillés.
A l'époque romantique, l'artiste se manifeste
à travers son oeuvre; il n'est plus instrument mais sujet qui s'exté-
riorise.
L'homme prend conscience de sa fonction entre la réalité qui l'entoure et l'Art:
fonction essentielle, celle de créer.
Et l'évolution
des genres naît de la condition humaine qui est de progresser.
- 11 -
Ainsi Chateaubriand personnalise la parole; Rene est un autre
lui-même avec toute sa complexite psychologique.
lisent d'audace dans le choix des couleurs:
Les peintres riva-
tel Gericault, Delacroix.
Baudelaire, en critique litteraire, a senti toute la richesse de la
peinture d'Eugène Delacroix; il en a traduit même le symbolisme dans
ses articles "Salon de 1846":
Delacroix est quelquefois maladroit mais
essentiellement createur ... Delacroix
part donc de ce principe, qu'un tableau
doit avant tout reproduire la pensee intime de l'artiste qui domine le modèle,
comme le createur la creation ... Pour
Eugène Delacroix la nature est un vaste
dictionnaire dont il roule et consulte
les feuillets avec un oeil sUr et profond;
et cette peinture, qui procède du souvenir,
parle surtout aux souvenirs. 7
Ainsi la peinture n'est plus reproduction, elle s'enrichit de la sensibilite de l'artiste qui interprète sa perception de la realite.
Baudelaire mentionne le phenomène pictural nouveau:
l~absence
de
ligne:
les lignes ne sont jamais, comme dans l'arcen-ciel, que la fusion intime de deux couleurs 8
C'est déjà le premier pas vers l'impressionnisme qui deviendra
avec Monet, Sisley, Renoir, une veritable Ecole, à la fin du
siècle.
XIXème
Mais relisons l'article de Baudelaire "De la Couleur".
En
7 Baudelaire, Charles, Oeuvres complètes, Pleiade, Paris 1963, p. 891.
8
Ibid. p. 892.
- 12 -
tant que poète, il a su avec des mots expliquer toute la symphonie
des couleurs et combien elles peuvent être des "correspondances" de
sensations.
Ce qui me frappe d'abord c'est que partout
- coquelicots dans les gazons, pavots, perroquets, etc. - le rouge chante la gloire
du vert; le noir - quand il y en a - zéro
solitaire et insignifiant, intercède le secours du bleu ou du rouge. Le bleu, c'està-dire le ciel, est coupé de légers flocons
blancs ou de masses grises qui trempent
heureusement sa morne crudité - et comme
la vapeur de la saison - hiver ou été baigne, adoucit, ou engloutit les contours,
la nature ressemble à un toton qui, ma par
une vitesse accélérée, nous apparaît gris,
bien qu'il résume en lui toutes les couleurs. 9
L'auteur des Fleurs du Mal a trouvé les mots prophétiques qui définitivement définiront l'Impressionnisme en peinture et en littérature.
Par exemple "la vapeur de la saison" devient la vapeur d'une locomotive
dans le tableau de Monet, Gare St-Lazare, où les "contours" sont diffus,
à peine aperçus à travers cet écran, et où un certain étouffement est
provoqué par toute cette vapeur retenue sous la verrière qui couvre les
quais de la gare.
La couleur va s'infiltrer dans la poésie car elle est un raccourci
entre la sensation ressentie par le poète et l'image qu'il veut en
donner, pour transmettre de nouveau une émotion non définie, pour que
le lecteur réinvente l'image suggérée.
9
"Harmonie du soir" de Baude-
Baudelaire, Charles, "Salon de 1846", Oeuvres complètes, op. cit.
p. 881. N.B.: Dans cette citation, c'est l'auteur de cette thèse
qui en a souligné certains termes.
- 13 -
laire est modulé sur deux tons chauds, le jaune et le noir, pour
s'achever sur un rouge sang.
précis:
Les couleurs renvoient à des thèmes
l'or des objets sacrés et le jour qui meurt.
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige 10
Le rythme est lent comme un crépuscule, l'allitération des "s" adoucit
l'image brutale de la mort évoquée mais en prolonge la durée.
Ne retenons ici que l'image, car le poème offre en outre une
symbolique poétique.
Apollinaire reprend plusieurs fois l'image de
la décapitation du soleil:
L'on tranche la tête au soleil chaque jour
pour qu'il verse son sang en rayon sur la terre
Il
pour arriver à l'image saisissante de "Zone":
Soleil cou coupé.
10
Baudelaire, Charles, "Les Fleurs du Mal", Oeuvres complètes, op.
ci t. p. 45.
11
Apollinaire, Guillaume, "Epithalame", Oeuvres poétiques, op. cit.
p. 343.
On retrouve l'image:
Il vit décapité sa tête est le soleil
Et la lune son cou tranché
"Alcools", p. 133 .
... le soleil qui radiait
Dut paraître à leurs yeux extasiés
Le cou tranché d'une tête immense, intelligente
Dont le bourreau n'osait montrer
La face et les yeux larges pétrifiés
A la foule ivre
Et quel sang, et quel sang t'éclabousse, 6 monde
Sous ce cou tranché,
"Les Doukhobors", p. 716.
- 14 -
Le rythme est saccadé, les syllabes très dures, nettement découpées
comme un collage de Braque.
Ce vers renvoie au chapitre ultérieur du
Cubisme.
L'impressionnisme en poésie trouve sa meilleure expression dans
un thème essentiel dont procèdent les autres:
"L'Automne".
"Mon automne éternelle 0 ma saison mentale"
12
C'est la saison où les couleurs changent, s'affadissent.
l'époque des vendanges.
C'est aussi
Mais après les réjouissances de la récolte,
les vignobles sont déserts, les champs sont fauchés, arides.
Les at-
tributs de l'automne tels que les fruits mûrs, les feuilles tombées,
résument la saison.
"Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches"
12
Mais ils symbolisent surtout une rupture, ils sont morts, détachés de
l'arbre nourricier; il en est de même pour les souvenirs, fruits du
temps, instants vécus qui s'éternisent dans une durée psychologique.
L'automne est une fin:
fin de l'été, fin de l'amour.
Les feuilles
qui tombent ressemblent étrangement à des larmes.
12 Apollinaire, Guillaume, "Signe", "Alcools", Oeuvres poétigues,
op. dt. p.125.
13
Verlaine, Paul, "Green", Romances sans paroles, Livre de poche,
Paris 1964, p. 61.
- 15 -
Et que j'aime 6 saison que j'aime tes rumeurs
Les fruits tombant sans qu'on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes les larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu'on foule
Un train qui roule
La vie
S'écoule 14
En effet, à l'automne s'associent les thèmes du souvenir, de
l'amour déçu, du temps enfui.
J'ai cueilli ce brin de bruyère
L'automne est morte souviens-t-en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t'attends. 15
L'impressionnisme en poésie se caractérise par la prépondérance que
l'auteur donne aux éléments affectifs.
Le ton adopté est celui de la
confidence, "De la douceur, de la douceur, de la douceur,,16.
Le moment
le plus propice à la mélancolie, à la tristesse, est celui de la nuit
où l'on ne perçoit plus que les apparences, où les sons mêmes sont
voilés.
Les Poèmes saturniens de Verlaine illustrent cette correspon-
dance entre l'état d'âme du poète et le décor brumeux qui déforme toutes
choses autour de lui, jusqu'à ses propres sensations.
Les seules cou-
leurs perceptibles sont imprécises et équivoques.
14 Apollinaire, Guillaume, "Automne malade", "Alcools", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 146.
15
Apollinaire, Guillaume, "L'Adieu", "Alcools", ibid. p. 85.
16 Verlaine, Paul, "Lassitude", Poèmes saturniens, Livre de poche;
Paris 1966, p. 41.
- 16 -
Cette sentimentalité que traduit l'impressionnisme est fondée sur
une angoisse, une souffrance.
sa peur de vivre.
Verlaine murmure sa peur de l'avenir,
Apollinaire est obsédé par le temps qui passe;
l'image du fleuve, de l'eau qui coule prend dans ses poèmes la valeur
d'un thème:
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine 17
L'auteur d "'Alcools" refuse l'irréversibilité du temps, c'est
pourquoi il recrée avec tant de fougue les images de son passé pour
lui redonner une vie.
Toutefois cette vie "orphique" réunit aussi
bien le vécu que l'imaginaire, et
quants.
possède des accents tendres et cho-
"Ce poète étranger libre, déraciné par ses origines, sa nais-
sance, son éducation ••• et on le voit dans ses poèmes nostalgiques,
verlainiens, cherche désespérément un appui, un point ferme dans le
passé, dans la tradition,,18
On peut dire d'Apollinaire que sa mémoire lui est aussi essentielle
que son imagination; d'ailleurs il ne dissocie jamais les éléments vécus
des éléments irréels, puisés dans son érudition de ''brocanteur'' comme
le dira Georges Duhamel.
17
Apollinaire, Guillaume, "Le Pont Mirabeau", "Alcools", Oeuvres
poétiques, op. cit. p. 45.
18
Breunig, L.C., "Apollinaire et le Cubisme", Revue des Lettres modernes, Paris 1962, Nos. 69-70.
- 17 -
La confidence impressionniste rappelle le lyrisme personnel du
romantisme.
humain.
Mais elle n'en a gardé que le ton intimiste, profondément
La souffrance du poète a souvent comme point initial un,mal
d'amour, c'est-à-dire une origine liée à la réalité mais une réalité
subjective qui renvoie à un schème d'images revécues, repensées, et
déjà déformées par le souvenir.
"La Chanson du Mal Aimé" c'est l'amour déçu du jeune homme, l'amour
"d'une autre année" dont il se souvient.
Le poème chante sa plainte:
Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes 19
La complainte, la chanson populaire, offrent un caractère impressionniste par les doléances répétées comme des litanies.
de Villon:
A la prière
"Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre", reprend
en écho celle d'Apollinaire:
"Pitié pour nos erreurs, Pitié pour nos
péchés,,20.
En résumé pas de thèmes consacrés, comme l'histoire dans l'épopée,
pas de méditation du genre lamartinien qui étudie son désespoir.
La
poésie impressionniste libère la sensibilité qui s'exprime dans tout
ce qu'elle a de confus et de secret.
19 Apollinaire, Guillaume, "Chanson du Mal Aimé", Oeuvres poétiques,
op. ci t. p. 50.
20
Villon, François, "Ballade des pendus", Oeuvres, Edition Garnier,
Paris 1962, p. 152.
Apollinaire, Guillaume, "La jolie Rousse", Oeuvres poétiques, op.
cit. p. 314.
- 18 -
L'impressionnisme en peinture a été une école qui révolutionnait
l'idée même de tableau.
Il ne s'agissait plus de reproduire exacte-
ment; l'invention de la. photographie rendait moins nécessaire le figuratif.
Pissaro l'explicite dans une lettre adressée à Durant-Ruel, propriétaire d'une galerie qui soutint, envers et contre tous, les
peintres de ce nouveau mouvement:
Quant à l'exécution, nous la regardons
comme nulle, ce n'est du reste que peu
important: l'art n'ayant rien à y voir
selon nous; la seule originalité consistant dans le caractère du dessin et la
vision particulière de chaque artiste. 21
La facture subit de grands changements.
Un but visé:
reproduire
des luminosités intenses et diverses.
En 1874, à la première exposition impressionniste l'opinion publique fut pour le moins "impressionnée" et ne pri t point au sérieux.. les
toiles exposées.
Un journaliste résuma la pensée générale par des
mots tels: "grattures de palette ••. torchonné du ton", "frottis",
"éclaboussure .•• lichettes noires ... ,,22
L'accumulation de ces termes qui se veulent vexatifs ne font
qu'indiquer l'orientation technique qu'ont adoptée Monet, Cézanne,
Degas, Renoir, pour ne citer que ceux-là.
Les traits de pinceaux sont
21
Lettre du 6 novembre 1886, recueillie par L. Venture dans Archives
des Impressionnistes, tome 2, ed. Durand-Ruel, Paris 1939, p. 24.
22
Leroy, L., "Exposition des Impressionnistes", 25 avril 1874. Article reproduit par Rewald, John, dans Histoire de l'Impressionnisme, tome 1, Livre de poche, Paris 1965, p. 365.
- 19 -
nerveux, procédant par petites touches afin de produire l'impression
tirée de la lumière sur un paysage par exemple.
Ils déchiffrent cha-
cun pour soi la nature.
De même en littérature l'impressionnisme se particularise par un
rythme musical.
C'est par le mot que la poésie doit recomposer une
atmosphère, soit ambiance extérieure dont s'imprègne la sentimentalité
du poète, soit climat intérieur, nostalgie de l'âme insaisissable.
Il s'agit d'exprimer "l'impression" du moment.
Les formes poétiques
les plus anciennes, lais, ballades, complaintes, étaient chantées par
des troubadours.
Plus tard la poésie a toujours gardé une analogie
avec le chant; par ce biais on quitte les mots et leur signification
pour mieux se sensibiliser au rythme, ce qui est une façon de lire
entre les lignes.
On peut appliquer au rythme impressionniste la définition que
M. Cressot attribue au rythme inexpressif:
Son rôle est de bercer la conscience, de la
mettre dans un état de passivité euphorique
et de réceptivité qui lui permet de réagir
immédiatement à la première impression forte. Ce n'est plus alors le rY'chme que la
pensée se construit à sa mesure, mais un
monde dont elle épouse la forme. 23
L'impression forte est modulée sur le retour d'un son en particulier.
Par exemple dans:
23
Cressot, M., Le Style et ses techniques, Presses universitaires de
France, Paris 1947, p. 217.
- 20 -
Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
~on<?tone
24
Les sonorités sont choisies pour leur désinance affective; le son en
lui-même provoque une sensation, une "audition colorée"; la poésie
impressionniste se rapproche de la musique pour mieux suggérer "l'inexprimable".
logique.
Le poète se raconte avec spontanéité sans grand souci de
C'est au coeur qu'il s'adresse et non a l'esprit.
Il recrée
un monde a son image, en cela il est déja démiurge, et il l'offre a
la "générosité du lecteur" (pour reprendre une formule sartrienne);
car il ne s'agit pas de comprendre mais de sentir, d'interpréter.
Le
poète dévoile dans son oeuvre une expérience vécue, une souffrance,
un besoin d'au-dela.
Ce sont en soi des vérités humaines.
Le vers
ne se soumet plus aux lois rigides de la versification; toutefois il
conserve une forme poétique car il ne se veut pas langage direct.
Le
langage est essentiellement communication, c'est-a-dire moyen qu'ont
les hommes de rompre leur silence et leur solitude.
est une fin.
La poésie, elle,
Le style du poète reflète son attitude dans la société;
passivité de Verlaine, révolte de Rimbaud.
deux aspirations.
Apollinaire allie ces
Tantôt il est épris de modernisme, de tout ce qui
est nouveau, tantôt il regrette le temps passé.
Le style apollinai-
rien reste encore a définir car il ne se limite pas a une tendance,
24
Verlaine, Paul,. "Chanson d'automne", Poèmes saturniens, Livre de
poche, Paris 1966, p. 69.
- 21 -
mais s'écartèle entre la sensibilité très fine du poète et -la rudesse
provocante de l'homme.
Les mots verlainiens sont simples, na!fs.
Les concepts sont complétés par une image concrète:
Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville
25
La pluie devient larmes et la tristesse du poète se communique à toute
la ville.
promenade.
La phrase semble se développer suivant le rythme d'une
Déjà chez F. Jammes le quotidien est matière à poésie.
Il Y a aussi un vieux buffet
qui sent la cire, la confiture,
la viande, le pain et les poires mûres
L'image est familière mais elle renvoie à d'autres sensations:
26
le
goût des fruits, le luisant du bois, le souvenir d'anciens repas.
Les
syllabes adoucies rendent le vers plus chantant et la répétition de
certains vers accentue la mélancolie en berçant l'image suggérée.
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
27
25
Verlaine, Paul, "Ariette", Romances sans paroles, Livre de Poche,
Paris 1964, p. 40.
26
Jammes, Francis, "La Salle à manger", De l'Angelus de l'aube à
l'Angelus du soir, Collection littéraire Lagarde et Michard,
XXème siècle, Paris 1962, p. 26.
27
Apollinaire, Guillaume, "Le Pont Mirabeau", "Alcools", Oeuvres
poétiques, op. cit. p. 45.
II
EXPRESSIONNISME
Nous avons vu qu'Apollinaire passe dans sa poésie, comme dans sa
vie, de la plus tendre nostalgie au rire le plus moqueur.
Impression-
niste un moment, il glisse tout naturellement à l'expressionnisme.
Il
1
n'estompe plus la réalité mais au contraire la dévoile dans toute sa
nudité par un éclairage crû, excessif, qui durcit les contours.
On mange alors toute la bande
Pète et rit pendant le dîner
Puis s'attendrit à l'allemande
Avant d'aller assassiner 28
On note la gaieté grégaire de "toute la bande", de ce groupe de bandits
rhénans et le poète souligne avec le mot trivial "pète" toute leur
grossièreté, dont on devient complice, néanmoins à cause du rire, rire
innocent tant il semble inconscient de ce qui va arriver:
d'aller assassiner".
"avant
Se dégage également le réalisme de ces corps
alourdis par le repas, et dont l'esprit "s'attendrit" sous l'influence
28 Apollinaire, Guillaume, "Schinderhannes", Oeuvres poétigues, op.
cit. p. 118.
- 23 -
du vin.
Ici l'expressionnisme s'allie à une triste ironie.
La mort
est mêlée à la joie "brute".
La vie continue ...
D'ailleurs l'expressionnisme donne une vision
du monde sans illusions, sans rédemption.
conscience de l'absurde.
à l'espoir, tous inutiles.
C'est presque une prise de
Le poète renonce aux regrets, à la révolte,
La réalité s'impose à lui, il faut faire
corps avec elle; s'en moquer, jouer le mime du bonheur jusqu'à la
persuasion ou jusqu'à la mort.
Le ton est sarcastique, voire haineux
parfois, mais à travers la haine se perçoit le douloureux, car la
lucidité de l'artiste est toujours à l'avant-garde, dénonçant la vanité de toutes choses.
ques, désespérés.
Le satirique est nuancé par des éléments tragi-
En peinture cela renvoie aux clowns de Rouault,
par exemple, à certaines toiles de Matisse, de Van Gogh.
Les effets
chromatiques sont violents, outranciers, 1esxraits épais fortement
marqués, les formes caricaturées.
pour désigner brutalement l'objet.
tion impressionniste.
En poésie les mots seront choisis
Le terme exact remplace la sugges-
L'image est révélée dans toute sa crudité:
Parqués entre des bancs de chêne au coin de l'église
Qu'attiédit puarnment leur souffle, tous leurs yeux
Vers le choeur d'orrie et la maîtrise
Aux vingt geu1es gueulant les cantiques pieux 28
Nous voyons la déformation volontaire de la part de Rimbaud pour réduire l'image des "pauvres à l'église" . à celle des animaux.
Ils sont
"parqués" tel un bétail; et le "souffle" des bêtes groupées "attiédit"
28
Rimbaud, Arthur, "Pauvres à l'église", Oeuvres completes, Pléiade,
Paris 1963, p. 79.
- 24 -
(forcément) l'atmosphère.
Ici on ne peut s'empêcher de penser à une
image sacrilège, celle de la nativité alors que l'enfant Jésus est
réchauffé par le souffle de l' fule et du boeuf.
Les "pauvres" sont
ceux qui réchauffent l'église pour les "mieux" pensants, c'est-àdire les riches.
Pourtant cette haleine incommode:
elle PUE.
Les
choristes ne chantent pas, leurs bouches sont muées en "gueules" et
l'auteur, en répétant le terme, fait ressortir l'animalité du son.
L'expressionnisme est également une manière de refuser le monde
dans sa banalité, dans sa fadeur, dans tout ce qu'il a de contingent,
"d'inexpressif".
Le poète va alors dénaturer la description de ce
qu'il voit:
Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames
Mais Rimbaud voit-il objectivement ces bourgeois qu'il méprise?
29
Son
regard est déjà plein d'intentions grimaçantes, et ces bureaucrates
perdent leur identité pour devenir des bureaux, qui concrétisent leur
fonction sociale.
Le poète exagère leur embonpoint, signe de prospé-
rité promenée avec orgueil:
ils sont non seulement "gros" mais
"bouffis"; il semble que le bois du bureau gonflé, arqué, est prêt à
craquer tant il est plein dont on ne sait quoi ..•
Ainsi l'expressionnisme, partant d'une perception de la réalité,
la dépasse pour en donner une image grossie comme un gros plan cinématographique qui s'attache à un détail, une image intentionnelle, soit
satirique, soit douloureuse.
29
Rimbaud, Arthur, "A la Musique", Oeuvres complètes, op. cit. p. 59.
- 2S -
Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées
J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre 30
Le poète ne travestit pas la souffrance qui déforme le corps; ici le
réalisme est poignant car Apollinaire assume la douleur d'autrui jusqu'à la nausée.
L'ironie malicieuse peut se glisser:
Dame de mes pensées au cul de perle fine
Le vers prélude un hommage courtois:
du Moyen Age, comme le
31
"Dame" renvoie à une imagerie
Roman de la rose-- de Guillaume de Loris où il
y a identification de la "dame" à la beauté absolue.
Ici le "cul" de
la personne aimée symbolise une beauté parfaite, comme peuvent être
parfaites les perles.
Le mot "cul" désarticule la pensée pour lui at-
tribuer un caractère démystificateur.
Ainsi l'expressionnisme se module sur plusieurs gammes.
Il va
même jusqu'au poème scatologique dans la "Réponse au Sultan des
Cosaques Zaporogues" de la "Chanson du Mal Aimé".
Retenons pour passer au chapitre du cubisme l'aspect difforme
que l'expressionnisme offre de la réalité.
Il n'y a pas loin de la
contorsion d'un volume à son aspect cubique.
On pense aux Demoiselles d'Avignon de Picasso.
30 Apollinaire, Guillaume, "Zone", "Alcools", Oeuvres poétiques,
op. cit. p. 43.
31
Apollinaire, Guillaume, "Palais", Oeuvres poétigues, op. cit.
p. 61.
- 26 -
Ces figures aussi peu féminines que possible,
les unes debout, les autres accroupies, peintes de tons roses ou bruns et qui se détachent
sur des plans juxtaposés, marron et bleu clair,
accusent des déformations outrancières. et expriment une sorte de défi agressif à la vie ••• 32
32
Cabanne, P., Epopée du Cubisme, Edition Table ronde, Paris 1963,
p. 30.
III
CUBISME
On ne peut parler de cubisme sans en rappeler les étapes successives qui l'ont confirmé comme mouvement artistique.
A l'histoire de
ces jeunes peintres qui révolutionnent leur art est mêlé de façon constante le nom d'Apollinaire.
épris de nouveauté.
Le poète, nous l'avons déjà mentionné, est
Mais ce n'est pas tant cette soif de modernisme
plut6t que l'amitié qui l'a rallié au cubisme.
Il fut d'abord l'ami
de Picasso qu'il rencontre, en 1904, au "Critérion", café qu'il fréquentait. 33
Son intérêt se concentre alors naturellement sur la pein-
ture car il vit "de façon presque constante parmi les peintres de Montmartre.
D'autre part il avait fait la connaissance de Vlaminck et
Derain au Vésinet où habitait sa mère, Madame de Kostrowitzky; il écrira à propos du cubisme:
"Cette esthétique nouvelle s'élabora d'abord
dans l'esprit d'André Derain".34
33
Notons tout de suite, comme le remar-
Cabanne, P., Epopée du Cubisme, op. cit. pp. 21-22.
34 Apollinaire, Guillaume, Les Peintres cubistes, présentation par
Breunig, Collection "Miroirs de l'Art", Edition Hermann, Paris
1965, p. 55.
- 28 -
qua John Golding, que Derain précède les cubistes dans l'utilisation
qu'il fait des recherches picturales de Cézanne.
Car c'est ce dernier
qui est le trait d'union entre l'Impressionnisme et le mouvement naissant.
Apollinaire est lié avec toute la ''bande'':
Max Jacob, Juan Gris,
Matisse, et c'est lui qui présenta Braque à Picasso, en 1907.
Mais le poète est aussi 1 i ami d'un autre groupe de peintres dont
les études semblent parallèles à celles que font les artistes du
Bateau-Lavoir.
Picabia ...
Ce sont Gleizes, Metzinger, Delaunay, les frères Duchamp,
Dès 1905 Apollinaire révèle dans plusieurs articles Picasso,
alors dans la période bleue et rosa.
Remarquons entre parenthèses que
c'est le peintre qui lui fit connaître Marie Laurencin; cette dernière
--
occupera le vide laissé par Annie P1ayden dans le coeur du Mal Aimé.
Apollinaire en effet n'est guère connu du public que comme critique
littéraire car ce n'est qu'en 1913 que sera publié Alcools, son premier
recueil poétique qui rassemble le fruit d'une recherche de plusieurs
années; il avait ça et là publié quelques poèmes, mais la plupart du
temps ils étaient passés inaperçus des profanes.
il faut blen vivre -
Ainsi le poète
écrivait dans plusieurs journaux tels que la
Plume, la Phalange, les Marges, le Mercure de France qui publia la
Chanson du Mal Aimé en 1909; Les Soirées de Paris dont il racheta les
parts à André Billy, et:L'Intransigeant.
C'est lors d'une exposition
de Braque en 1908 que le mot "cubisme" est né par moquerie.
Matisse s'est exclamé en voyant Maisons à l'estaque:
petits cubes".
Henri
"on dirait des
Le critique Vauxcel1es fit faire fortune à l'appellation
- 29 -
en parlant de "bizarreries cubiques", la même année.
expose, ce n'est pas encore le succès:
Bien que Braque
à chaque toile cubiste accro-
chée dans une exposition, la presse est hostile.
Il faut attendre 1911
pour trouver une exposition ne réunissant que des peintres cubistes.
C'est au salon des Indépendants de 1911
qu'eut lieu la première exposition d'ensemble du groupe cubiste. Fortement encouragés par Apollinaire~ Salmon et Allard, les
peintres avaient décidé de rassembler leurs
envois. 35
Il est un proverbe qui dit l'union fait la force et c'est dans
cette optique que les artistes se sont donnés la main:
il fallait
sensibiliser l'opinion à cette nouvelle esthétique qu'est le cubisme.
Guillaume Apollinaire fit un
compte-rendu~
le lendemain dans L'Intran-
sigeant, qui consacrait la naissance d'un art nouveau.
sait désormais au mouvement.
alors le défenseur.
Ce geste l'unis-
Il en fut d'abord le héraut, il en est
Les articles publiés dans les Soirées de Paris
en 1912 soutiennent avec un enthousiasme chaleureux ses amis; il regroupe ses articles pour réaliser la plaquette:
Les Peintres cubistes.
Le sous-titre de ce volume, Méditations esthétiques, indique combien
la pensée du poète ne se veut point dogmatisante.
Car il faut le noter:
la critique apollinairienne n'est ni scientifique, ni
théoricienne~
mais elle se lit comme un témoignage sincère, plus intuitif qu'intellectuel.
35
Prenons comme exemple ce compte-rendu:
Golding, J., Le Cubisme, Livre de poche, Paris 1968, p. '23.
- 30 -
Léger a encore l'accent le moins humain de cette
salle (la fameuse salle 41). Son art est difficile, il crée, si l'on ose dire, la peinture
cylindrique et n'a point évité de donner à sa
composition une sauvage apparence de pneumatiques
entassés. N'importe! La. discipline qu'il s'est
imposœmettra de l'ordre dans ses idées et l'on
aperçoit déjà la nouveauté de son talent et de sa
palette. 36
Apollinaire, visiblement déconcerté par le tableau Nus dans la forêt
de Léger n'essaye pas de le réfuter au nom de son incompréhension.
"Pneumatique" est une audacieuse image moderne et l'humour qui s'en
dégage ne discrédite en rien l'oeuvre.
Grande est la confiance que le poète met en cet art.
"N'importe",
semble-t-il dire, que le tableau soit inaccessible, l'essentiel est
qu'il soit créé.
En fait, Apollinaire admire le courage qu'il a fallu
aux artistes pour faire valoir leur art et c'est parce qu'il est touche qu'il participe activement au combat en imposant ses articles aux
journaux qu'inquiètent des opinions avant-gardistes.
Si le mouvement cubiste est né à Paris, il n'est pas uniquement
comme on pourrait le penser un mouvement français.
Tout d'abord
Picasso, l'un des maîtres avec Braque, est espagnol; Gris également.
En Italie et en Allemagne, des recherches picturales, identiques à
celles faites par les cubistes français, sont
effe~tuées.
C'est en
Italie qu'est né le mouvement futuriste avec Boccioni, Carra, Russolo
36 Apollinaire, Guillaume, article de L'Intransigeant, 20 avril 1914,
reproduit par J. Golding dans Le Cubisme, op. cit. p. 280.
- 31 -
et Severini.
Ce dernier fera la connaissance d'Apollinaire.
L'une
des déclarations publiées dans Le Manifeste des peintres futuristes
séduisit le poète.
"I1 faut ba.layer tous les sujets déjà usés pour
exprimer notre tourbillante vie d'acier, d'orgueil, de fièvre et de
vitesse.,,37
Le poète ne chante-t-il pas la vie sous toutes ses for-
mes, en particulier sous son aspect le plus moderne.
"Zone" est
peuplé d'autobus, d'automobiles, d'avions, manifestations du progrès;
la vie quotidienne de Paris s'y trouve présente avec ses "directeurs",
ses "ouvriers", ses "belles sténo-dactylographes".
Ils vont et vien-
nent dans les rues, toujours les mêmes, comme les ridicules personnages des premiers films de Méliès.
On y retrouve même le bruit que font
les "laitiers (qui) font tinter leurs bidons dans les rues", bruit qui
résonne isolé dans le silence du matin désert, seul comme le poète.
Avec Calligrammes, Apollinaire expérimente l'union, comme pour un tableau, de la vision et de l'intelligence.
un motif, la montre par exemple.
Il dessine avec les mots
Le Futurisme diverge du Cubisme par
l'intrusion dans la peinture d'éléments affectifs qui ajoutent à la
conception d'espace l'idée de dynamisme et de simultanéité.
le Cubisme connaît une dissidence interne.
Delaunay oriente sa pein-
ture vers une abstraction de plus en plus complète:
de Fenêtres.
En outre
telle la série.
Il considère la couleur comme un élément primordial.
Avec enthousiasme, Apollinaire baptise du nom d'ORPHISME cette nouvelle tendance.
37 Manifeste 1910, Milan, reproduit par J. Golding dans Le Cubisme,
op. ci t. p. 54.
- 32 -
C'est l'art de peindre des ensembles nouveaux
avec des éléments empruntés non à la réalité
visuelle, mais entièrement créés par l'artiste et doués par lui d'une puissante réalité.
C... ) C'est de l'art pur. 38
Sous cette rubrique, il place également Léger et Marcel Duchamp.
Apollina.ire sans dénigrer Picasso, semble avoir préféré le "cubisme
orphique" qui laisse l'imagination du peintre plus libre et, flatte
plus sensiblement l'oeil que ne le font les toiles austères du
Cubisme proprement dit.
diverger.
Les différents groupes ne tardent pas à
Une toile comme Le Nu descendant un escalier de Duchamp
entre dans la définition du Futurisme par son mouvement fixé dans
ses phases successives et représenté simultanément.
Il Y eut une véritable confusion entre les dénominations des
différentes tendances, confusion à laquelle Apollinaire ne fut pas
étranger.
Il ne fut pas le seul à vouloir les définir.
La guerre de 1914 achève la désagrégation du Cubisme.
En 1916, blessé? la tête, Apollinaire, revenu du front, reprend
ses activités journalistiques et littéraires.
C'est l'année suivante
qu'il fait représenter sur les planches Les Mamelles de Tirésias, drame
"surréaliste".
La critique fut défavorable.
Ce fut le prétexte pour
certains peintres de désavouer le poète; Gris, Metzinger, Lhote et
Severini, ont signé la lettre protestataire.
"Je resterai donc avec
38 Apollinaire, Guillaume, Les Peintres cubistes, op. cit. p. 57.
- 33 -
les grands peintres du cubisme et laisserai les autres.
Je le regrette
pour Gris",39 ecrit Apollinaire à Pierre Reverdy.
Il ne' restait au poète qu'un an à vivre.
Tel fut l'historique du Cubisme.
furent les théories.
Voyons sommairement quelles
Tous s'accordent pour reconnaître en Cézanne
le precurseur du Cubisme:
"Cezanne a ete une flèche indicatrice dans
la regenerescence de la peinture. ,,40 Mais l'art cezannien fut approfondi, intellectualise.
D'autre part l'art nègre fascina plusieurs
peintres et détermina le deuxième courant qui contribua à la creation
du Cubisme.
souligner:
Il est une caracteristique très importante qu'il faut
le Cubisme se rattache à une esthétique naturaliste.
effet, son point de depart est la realite, un objet en soi
entre l'objet et l'artiste il y a l'intelligence. 41
En
- mais
On remarque
d'abord .en regardant une toile cubiste, que le peintre a da tourner
autour de l'objet puis revenir à son chevalet pour representer les
divers côtes du même objet.
Sur une surface plane, cela provoque
un effet "bizarre", inattendu qui ne correspond pas à la sensation
visuelle d'un objet que l'on saisit d'ordinaire.
Ainsi le peintre,
non seulement recree l'objet, mais il le restructure sur des plans
39
Citee par P. Cabanne, Epopee du Cubisme, op. cit. p. 322.
40
Gleizes, A., Du Cubisme et des moyens de le comprendre, Edition
de la Cible, Paris 1920, p. 7.
41
Influence de Kant:
Critique de la Raison pure.
- 34 -
différents.
matique.
"Le Cubisme n'est donc pas une froide énumération mathé-
C'est le corps matériel qu'il a reconstruit logiquement,
obéissant au principe de l'Univers où tout est harmonie".42
En effet,
les artistes ne laissent point libre cours à un "dérèglement des sens"
comme l'ont pensé
~n
moment certains critiques.
Ils s'astreignent au
contraire du moins on peut l'admettre à une dure discipline.
Les
recherches picturales de Braque et de Picasso faites en commun, ne
traduisent pas un défoulement.
Aspirant à l'éternel, (le peintre) dépouille les formes de leur réalité temporaire,
le pittoresque. Il les investit de leur
pureté géométrique. Il les équilibre dans
leur vérité mathématique. 43
Les formes se simplifient, il y a une ré-intégration de la
ligne~
et
les couleurs, en réaction contre l'Impressionnisme, se résument en des
chromatismes sombres.
La composition se veut pensée cohérente.
une tentative de transcendance en peinture;
voyage dans l'au-delà.
intuition:
C'est
le peintre entreprend un
Une toile cubiste concentre intelligence et
"Le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa
" " " ... " 44
propre d1V1n1te.
La réalité visuelle ne sert que de tremplin à l'exercice spirituel
de l'artiste tentant de créer une autre réalité en soi.
Picasso ont également essayé un procédé nouveau:
Braque et
le collage.
Par ce
42
Gleizes, A., Du Cubisme et des moyens de le comprendre, op. cit.
p. 50.
43
Ibid., p. 50.
44
Apollinaire, Guillaume, Les Peintres cubistes, op. cit. p. 47.
- 35 -
biais, ils désiraient insérer dans leur tableau l'objet concret:
papier,
fragment de journaux, faux bois, tissus.
Le collage était la conséquence logique de
la manière dont les cubistes concevaient
leurs oeuvres: comme des objets autonomes
et structurés, des objets construits de
substances et matériaux inhab~tuels, une
protestation contre la peinture à l'huile
conventionnelle. 45
Picasso va alors réintroduire dans la toile une zone de couleur
vive.
Mais les deux amis ent toujours le souci d'équilibrer les éléments
représentatifs et abstraits.
se voient chaque jour -
Leur collaboration est si étroite
travaillent ensemble -
- ils
qu'il est parfois dif-
ficile d'attribuer à son auteur leurs productions d'alors (1910-1914).
On peut apparenter
aux papiers collés l'intrusion dans un poème
d'un bavardage de café, du cri de l'oie oua
oua, du pauvre jeune homme-qui se mouche dans
sa cravate blanche, d'une indication d'horaire de chemin de fer. Ainsi trompettent à
travers l'élégie tous les jurons des Cosaques
Zaporogues. 46
En fait, Apollinaire épousait les principes premiers de cette peinture
moderne, à savoir "l'idée que l'on se fait d'un objet est tout aussi
réelle que l'objet lui-même".47
45
Golding, J., Le Cubisme, op. cit. p. 185.
46
Durry, M.J., Alcools, Société d'édition d'enseignement supérieur,
Paris 1964, tome 2, p. 214.
47
Breunig cité dans Lettres modernes, 1962, nos. 69-70.
- 36 -
L'auteur d'Alcools a été surtout sensible au côté surprise du
Cubisme, à l'alliance d'éléments hétéroclites, à cette sorte d'ubiquité à laquelle s'exercent les peintres.
Te voici à Marseille au milieu de pasteques
Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant
Te voici à Rome .•.
.... .. ... .. .. .. ......................... .
Une famille transporte un édredon rouge comme vous
transportez votre coeur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels (Zone)
"Zone", explique Marcel Raymond, appartient
aux genres de pieces dites cubistes synthétiques, ou "simultanéistes" dans lesquelles
se juxtaposent sur un plan unique sans perspective, sans transition et souvent sans
rapport logique apparent des éléments disparates, sensations, jugements, souvenirs
qui s'entremêlent dans le flux de la vie
psychologique. 48
DéJà Rimbaud avait précédé Apollinaire dans cette sorte de communion du rêve vécu, dans une vision hyperbolique du monde.
J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des seves inou!es,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs
Le promeneur de "Zone" a puisé chez le génial adolescent cette discontinuité des images, mais, à l'exemple des Futuristes, il recrée de façon systématique un monde simultané.
Cette recréation procede pour
Apollinaire d'un besoin affectif; plus que le souci d'obéir à une esthétique, i l veut, dans sa poésie, rendre sensible la réalité du
48
Raymond, M., De Baudelaire au Surréalisme, Corti, Paris 1963,
p. 234.
49
Rimbaud, Arthur, "Bateau ivre", Oeuvres completes, op. cit. p. 100.
49
- 37 -
temps:
celui qu'il vit - celui du passé, temps des souvenirs, qu'il
ne revit pas d'une façon linéaire - les images affluent à une mémoire,
sans ordre, précipitées ou lentes, pour évoquer la densité sentimentale à laquelle elles renvoient:
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant
Tu regardais un banc de nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures
Et de tous ces regrets de tous ces repentirs
Te souviens-tu 50
Le regard même est souvenir.
Le poète se projette également dans l'a-
venir, parfois dans une vision prophétique:
Ordre des temps si les machines
Se prenaient enfin à penser
Profondeurs de la conscience
On vous explorera demain 51
La cybernétique et la psychanalyse sont aujourd'hui choses courantes.
Nous avons insisté plus spécialement sur l'aspect révolution-
naire du Cubisme.
Mais rappelons que le début du XXe siècle a été
bouleversé dans tous les domaines:
le machinisme transforme l'économie
et prépare la voie à l'automation; Ader vole pour la première fois en
1897:
"Français qu'avez-vous fait d'Ader l'aérien,,?52
La photographie
se perfectionne et les frères Lumière inventent le cinéma;
50
Apollinaire, Guillaume, "Le Voyageur", "Alcools", Oeuvres poétiques,
op. ci t. p. 78.
51
Apollinaire, Guillaume, "Les Collines", "Calligrammes", Ibid. p. 172.
52
Apollinaire, Guillaume, "L'Avion", Ibid., p. 728.
- 38 -
Mais si nous étions de vieux professeurs de province
Nous ne dirions ni ciné ni cinéma
Mais cinématographe 53
Les valeurs sociales et morales sont remises en question.
La lit-
térature de l'époque reflete le désarroi et l'inquiétude que provoquent
ces "modernisations".
Pour Apollinaire la poésie est partout, dans le
quotidien comme dans le légendaire.
L'alternance de ces deux éléments
dans la poésie apollinairienne contribue à la poétisation du réel;
l'effet de surprise se rattache à l'alliance de tous ces objets dénués
de leurs relations avec l'homme.
Rimbaud aussi marquait une prédilec-
tion pour des choses banales en soi:
J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes,
décors toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires, la littérature démodée, latin
d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos a!eules, contes de fées, petits livres
na!fs de l'enfance, opéras vieux, refrains niais,
rythmes na!fs. 54
L'oeuvre d'Apollinaire offre de nombreux exemples où la simple
comparaison devient un raccourci d'image, l'ellipse concentre l'évocation suggérée:
Les verres se brisèrent
Et nous apprîmes à rire
55
53
Apollinaire, Guillaume, "Avant le Cinéma", "Il Y a", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 362.
54
Rimbaud, Arthur, "Alchimie du Verbe", Oeuv'res completes, op. ci t.
p. 232.
55
Apollinaire, Guillaume, "Poeme lu au mariage d'André Salmon",
"Alcools", Oeuvres poétigues, op. cit. p. 83.
- 39 -
Deux idées ici s'enchaînent de cause à effet.
des verres cassés, le rire est provoqué.
trouvons:
Les deux amis se moquent
Dans un autre poème nous
"mon verre s'est brisé conune un éclat de rire".56
Les
éclats de verre, miettes scintillantes, deviennent des éclats de lumière et de joie.
Apollinaire scinde les métaphores et les images
juxtaposées prennent une puissance poétique accrue dont aucune analyse
logique ne saurait rendre compte.
Sais-je où s'en iront tes cheveux
Crépus conune mer qui moutonne
Sais-je où s'en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l'automne
Que jonchent aussi nos aveux 57
La chevelure et les mains de l'amante se détachent dès l'automne de
l'amour; et les paroles anciennes se chosifient, telles des feuilles
mortes.
Le regret de l'amour est un des thèmes majeurs, mais Apolli-
naire le renouvelle par une vision cubiste, qui ôte aux attributs
amoureux leur signification première, pour créer ici un collage présurréaliste, car l'image a un arrière-goût de macabre avec ces mains
coupées, cette chevelure qui devient toison.
"La Chanson du Mal Aim€'ne peut être enfermée dans une définition
cubiste.
Toutefois elle offre des accents d'une lucidité qui analyse
la réalité psychologique pour l'insérer dans une vision mythique.
56
Apollinaire, Guillaume, "Rhénanes", "Nuit rhénane", "Alcools",
Oeuvres poétiques, op. cit. p. 111.
57
Apollinaire, Guillaume, "Marie", "Alcools", Ibid. p. 81.
La
- 40 -
solitude du poète est peuplée par le souvenir si présent du "moment
d'amour" de l'été passé, moment heureux; puis le Mal Aimé devient
Pharaon, voudrait être Ulysse enfin revenu dans sa patrie, mais sa
quête est vouée à l'échec, puisqu'il a reconnu "La fausseté de l'amour
même".
Il n'y a pas dans cette suite de poèmes un sujet que l'on
puisse définir.
Se dégagent de l'ensemble une souvenance et une
souffrance d'amour, mais cela correspond au "play-back" d'un scénario.
La sensation qui provoque la première image est dUe à un immé-
diat du hasard:
un soir
Un voyou
... vint à ma rencontre ...
C'est d'une réalité objective que procède le souvenir.
Comme un ta-
bleau, la "Chanson" est structurée, et les éléments impressionnistes
se retrouvent dans les strophes imprimées en italique
- mais se
mêlent à ces mêmes strophes des visions cubistes, des images irréelles,
sans relation affective, tels Sacontale, les martyres de Sébaste
gelés sur un lac, et le Sultan de Constantinople ...
Se greffent égale-
ment des bruits quotidiens environnant le poète qui marche dans la
ville:
les orgues de Barbarie dans les cours, les tramways, les
siphons des cafés.
La position graphique des mots dans le poème leur
enlève leur signification propre - elle renvoie à tout un scheme d'images qu'il faut interpréter.
Les lieux se confondent; à Paris, à Lon-
dres, en Allemagne, il faut ajouter tous ces lieux de légende, privilégiés dans l'imagination du poète.
-.
L'équilibre est retrouvé, dans un
- 40 -
solitude du poète est peuplée par le souvenir si présent du "moment
d'amour" de l'été passé, moment heureux; puis le Mal Aimé devient
Pharaon, voudrait être Ulysse enfin revenu dans sa patrie, mais sa
quête est vouée à l'échec, puisqu'il a reconnu "La fausseté de l'amour
même".
Il n'y a pas dans cette suite de poèmes un sujet que l'on
puisse définir.
Se dégagent de l'ensemble une souvenance et une
souffrance d'amour, mais cela correspond au "play-back" d'un scénario.
La sensation qui provoque la première image est dUe à un immé-
diat du hasard:
un soir
Un voyou
••. vint à ma rencontre ..•
C'est d'une réalité objective que procède le souvenir.
Comme un ta-
bleau, la "Chanson" est structurée, et les éléments impressionnistes
se retrouvent dans les strophes imprimées en italique
- mais se
mêlent à ces mêmes strophes des visions cubistes, des images irréelles,
sans relation affective, tels Sacontale, les martyres de Sébaste
gelés sur un lac, et le Sultan de Constantinople ...
Se greffent égale-
ment des bruits quotidiens environnant le poète qui marche dans la
ville:
les orgues de Barbarie dans les cours, les tramways, les
siphons des cafés.
La position graphique des mots dans le poème leur
enlève leur signification propre - elle renvoie à tout un schème d'images qu'il faut interpréter.
Les lieux se confondent; à Paris, à Lon-
dres, en Allemagne, il faut ajouter tous ces lieux de légende, privilégiés dans l'imagination du poète.
L'équilibre est retrouvé, dans un
- 41 -
univers à l'échelle des valeurs humaines qu'Apollinaire, toujours, a
su respecter.
Composition et décomposition des images correspondent aux principes nouveaux qu'appliquaient Braque et Picasso dans leurs toiles.
Dans la strophe leit-motiv, le mouvement cosmique est suggéré:
Voie lactée 6 soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses
La dimension céleste est donnée par la Voie Lactée
~t
les nébuleuses,
les galaxies de notre système solaire, qui sont l'incarnation d'un
au-delà, d'une Terre Promise, telle Chanaan.
"La Chanson dl.l Mal Aimé" est plus qu'une confidence
- on y sent
toute la lutte du poète pour et contre cet amour qu'il parjure et
garde tout à la fois.
Pourtant les mots rutilants brisent la mélan-
co!ie par leur puissance évocatrice.
Le poète ne désire susciter ni pitié, ni
admiration, ni horreur. Son propos est de
nous conter simplement avec ironie et tristesse ce qu'est toute vie d'homme, à la
fois tragique et burlesque. 58
58
Müulin, Jeanine, Textes inédits, Librairie Droz-Giard, ParisGenève, 1954, p. 14.
D EUX I E M E
PAR T I E
LE MAL AIME
l
INDICATIONS BIOGRAPHIQUES
Je lègue à l'avenir l'histoire
de Guillaume Apollinaire
"Calligrammes"
Le désir de rendre compte de la vie par l'art, telle est l'ambition
d'Apollinaire.
ment du vécu.
Mais jamais pour lui, la poésie n'est un culte au détriTransfigurer le psychologique humain pour le transcender
par des correspondances mystérieuses avec un au-delà:
visées du Symbolisme.
voilà une des
Mais à travers cette esthétique la vie apparaît
dénaturée, trop spiritualisée pour un homme comme Guillaume Apollinaire,
épris de bonne chère. 59
L'auteur d'''Alcools'' exploite davantage les allusions allégoriques
que l'abstraction mallarméenne.
Ainsi nous retrouvons de nombreuses
traces autobiographiques dans ses poèmes.
"Il y a transformation, trans-
mutation, métamorphose mais j'estime qu'on a le droit d'être curieux de
59 Weber, J.O., Genèse de l'oeuvre poétique, Collection "Idées",
Gallimard, Paris 1963.
Cf.
Thème obsessionnel d'Apollinaire:
la nourriture.
- 44 -
ce qui a été métamorphosé", s'exclame Marie-Jeanne Durry.60 Avec elle
nous croyons utile de jeter un regard sur ce qu'a été la vie du poète
et de chercher pourquoi i l a été "mal aimé".
Wilhelm Apollinaire de Kostrowitzky a eu (c'est le moins qu'on
puisse dire) une vie peu banale.
Sa naissance est déjà une entorse
à la morale; né de père inconnu à Rome en aoOt 1880, l'enfant n'est
reconnu par sa mère que quelques mois plus tard.
Mais cette vie qui
lui incombe n'est pas fortuite, car lui est né un petit frère, deux ans
plus tard, du même père inconnu.
Toutefois le mystère a été dévoilé,
lorsque fut établie la liaison de sa mère, Angélica de Kostrowitzky
avec un officier italien, Francesco Flugi d'Aspermont, responsable de
la paternité.
Ce dernier quitta, sur les instances de sa famille, la
jeune femme; ce fut son frère, un religieux, qui assura l'éducation de
ses neveux en les faisant admettre au collège Saint-Charles.
pourquoi a couru
C'est
longtemps la légende que le poète devait le jour à
un ecclésiastique; d'ailleurs le jeune "Kostro" a toujours été réservé sur son enfance, entretenant un secret "fabuleux" ...
Si nous prenons, comme le suggère Pascal Pia, dans le conte
Giavani Moroni,61 les souvenirs d'enfance de Wilhelm, certains traits
du personnage Attilia semblent convenir à Madame Kostrowitzky.
superstition:
"Ma mère donnait dans la superstition
La
- j'avoue que
60
Durry, M.J., Alcools, tome 1, op. cit. p. 22.
61
Apollinaire, Guillaume, Le Poète assassiné, Gallimard, Paris 1947,
pp. 139-153.
- 45 -
je ne la dédaigne pas,,62 et une certaine tendance courtisane:
"Si je
vous avais donné un miroir de prostituée, vous deviendrez comme elle
impudique ...
Ses yeux brillaient, et regardaient ma mère qui détour-
na la tête en prenant le miroir".63
On décèle dans ce récit un manque
d'affection vis-à-vis de l'enfant, même si l'hérofne, comme Angélica,
l'ammène partout avec elle.
Le thème de l'enfance n'est presque pas
abordé dans la poésie d'Apollinaire.
Ce n'est pas pour le poète un
état de quiétude comme il le fUt pour Verlaine, par exemple.
rêve de retrouver la confiance
na~ve
Guillaume
de l'enfant:
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide
demande-t-il dans "LaChanson du Mal Aimé". Il conserve des années de
collège des images en bleu, dans une atmosphère pieuse:
Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes
camarades René Dalize
Vous priez toute la nuit dans la Chapelle
64
Le ton de ces vers est celui de la constatation, sans nostalgie ni amerturne.
L'enfance, c'est le temps des jours révolus, temps des jeux,
ignorants de l'amour.
affectueuse de sa mère?
Apollinaire a-t-il souffert de l'inconstance
Toutes les biographies du poète révèlent
62
Apollinaire, Guillaume, Le Poète assassiné, op. cit. p. 144.
63
Ibid. p. 144.
64
Apollinaire, Gui llaume, "Zone", "Alcools", Oeuvres poétiques,
p. 40.
- 46 -
combien il était sensible; c'est pourquoi nous croyons pouvoir assurer
qu'il a été un enfant "mal aimé".
Aimé certes, mais surtout incompris
dans sa soif de beauté, d'exclusivité.
Sa vie errante a développé
chez lui une curiosité des choses locales.
"Les contes de fées et les
romans de chevalerie (ont) nourri son enfance.
Sa correspondance indi-
que même que les vieilles épopées italiennes ne lui étaient pas inconnues". 65
L'épisode assez cocasse de Stavelot, où il a passé des va-
cances gratuites
- bien malgré l'hôtelier -
a fourni à ses sens les
éléments wallons qu'il exploitera dans sa poésie.
C'est pour lui un
premier contact avec les paysages mouillés du nord.
Ayant échoué à son baccalauréat, il est contraint, à Paris, de
travailler car les ressources de son "inénarrable mère,,66 sont des plus
précaires.
Il a alors vingt ans, des poèmes dans les poches, et de la
"vache enragée" à manger.
C'est l'âge du premier amour déçu
nous pourrions parler plus justement d'amourette -
- mais
car le souvenir
de Linda n'a pas de résonance profonde dans la vie et l'oeuvre du
poète. "Les dicts d'amour à Lindl:i'ne sont retenus que pour le recueil
posthume Il Y a.
Poèmes de jeunesse où se distingue la galanterie:
Votre nom très pa~en, un peu prétentieux
Parce que c'est le vôtre en est délicieux
Il veut dire "jolie" en espagnol et comme
Vous l'êtes, on dit vrai chaque fois qu'on vous nomme
67
65
Pia, P., Apollinaire par lui-même, Edition du Seuil, Paris 1954,
p. 42.
66
Durry, M.J., Alcools, Tome 1, op. cit. p. 31.
67 Apollinaire, "Dicts d'amour à Linda", Oeuvres poétiques, op. dt.
p. 320.
- 47 -
Les vers en sont assez médiocres, quoique l'on retrouve
del~
vers mé-
lodieux, qu'Apollinaire reprendra:
Moi qui sais des lais pour les reines
Et des chansons pour les sirènes
Pigiste, "nègre", Apollinaire, pour vivre, donne également des
cours particuliers.
C'est alors que la vicomtesse de Milhau, mère
d'une élève, lui demande de devenir le précepteur de sa fille; il accepte avec joie de les accompagner en Allemagne, dans le château de
Neu Gluck, pour une période d'un an.
Pour compléter
~on
éducation,
la jeune Gabrielle de Milhau a près d'elle une gouvernante anglaise:
Annie Playden.
Ce séjour est riche en évènements:
il offre au jeune
homme son premier Amour, et le charme des contrées rhénanes.
Guillaume
aime, et ses ascendances, slaves du côté maternel, italiennes du côté
de son père, déterminent en lui un tempérament fougueux et complexe,
qui effraie Annie.
jeune anglaise.
Néanmoins il ne consacre pas tout son temps à la
Il voyage beaucoup, liant connaissance avec des compa-
gnons de passage, avec le vendeur qui le sert, avec un voisin de table
au restaurant,
- et il ne dédaigne pas de faire un brin de cour aux
filles engageantes.
Période fiévreuse où se manifeste son "démon
poétique"; il envoie en France des poèmes signés Guillaume Apollinaire,
pseudonyme qu'il conservera.
Il accumule les thèmes impressionnistes
qui nourriront sa poésie; dans le décor du Rhin, fleuve-symbole de la
fuite du temps, se greffe le thème de son amour non partagé.
En outre,
il glane les contes rhénans, les anecdotes, il étudie l'histoire des
royautés allemandes:
"rois secoués par la folie".
Mais c'est à Annie
- 48 -
que l'on doit l'unité du souffle d'inspiration de'ta r.hanson du Mal
Aimé", c'est-à-dire plutôt à son refus de prendre au sérieux la demande
en mariage pressante du jeune homme.
Laissons au poète le soin d'ex-
pliquer ce qui se passa entre la gouvernante et lui:
"Aubade" n'est pas un poème à part mais un intermède intercalé dans la~Chanson du Mal Aimé-qui,
datant de 1903, commémore mon premier amour à
20 ans, une Anglaise rencontrée en Allemagne, ça
dura un an, nous dOmes retourner chacun chez nous,
puis nous ne nous écrivîmes plus. Et bien des
expressions de ce poème sont trop sévères et injurieuses pour une fille qui ne comprenait rien
à moi et qui m'aima puis fut déconcertée d'aimer
un poète, être fantasque; je l'aimai charnellement mais nos esprits étaient loin l'un de l'autre. Elle était fine et gaie cependant. J'en
fus vivement jaloux sans raison et par l'absence
vivement ressentie ma poésie qui peint bien cependant mon état d'âme alors, poète inconnu, elle
loin et ne pouvant venir à Paris. Je fus la voir
deux fois à Londres, mais le mariage était impossible, et tout s'arrangea par son départ en Amérique, mais je souffris beaucoup. 68
Cette lettre est précieuse car Apollinaire explique sincèrement la
source de la"Chanson" et il y donne des indications et sur son caractere emporté:
"jaloux sans raison", et sur la nature de son amour:
"charnellement".
Il faut dire que le dialogue était à priori diffi-
cile ne parlant pas la même langue:
bien faible.
l'anglais de Guillaume étant
Nous apprenons également que sa passion ne fut pas tout
le temps à sens unique.
chant pour le poète
Il semble bien qu'Annie ait éprouvé un pen-
- et qu'enfin sa poésie possede une touche impres-
sionniste puisqu'elle "peint ..• (son) état d'âme".
68 Apollinaire, Guillaume, Tendre comme le Souvenir, op. cit. p. 70.
- 48 -
que l'on doit l'unité du souffle d'inspiration
de'~a
r.hanson du Mal
Aimé", c'est-à-dire plutôt à son refus de prendre au sérieux la demande
en mariage pressante du jeune homme.
Laissons au poète le soin d'ex-
pliquer ce qui se passa entre la gouvernante et lui:
"Aubade" n'est pas un poème à part mais. un intermède intercalé dans la-Chanson du Mal Aimé-qui,
datant de 1903, commémore mon premier amour à
20 ans, une Anglaise rencontrée en Allemagne, ça
dura un an, nous darnes retourner chacun chez nous,
puis nous ne nous écrivîmes plus. Et bien des
expressions de ce poème sont trop sévères et injurieuses pour une fille qui ne comprenait rien
à moi et qui m'aima puis fut déconcertée d'aimer
un poète, être fantasque; je l'aimai charnellement mais nos esprits étaient loin l'un de l'autre. Elle était fine et gaie cependant. J'en
fus vivement jaloux. sans raison et par l'absence
vivement ressentie ma poésie qui peint bien cependant mon état d'âme alors, poète inconnu, elle
loin et ne pouvant venir à Paris. Je fus la voir
deux fois à Londres, mais le mariage était impossible, et tout s'arrangea par son départ en Amérique, mais je souffris beaucoup. 68
Cette lettre est précieuse car Apollinaire explique sincèrement la
source de la"Chansûn" et il y donne des indications et sur son caractère emporté:
"jaloux sans raison", et sur la nature de son amour:
"charnellement".
Il faut dire que le dialogue était à priori diffi-
cile ne parlant pas la même langue:
bien faible.
l'anglais de Guillaume étant
Nous apprenons également que sa passion ne fut pas tout
le temps à sens unique.
chant pour le poète
Il semble bien qu'Annie ait éprouvé un pen-
- et qu'enfin sa poésie possède une touche impres-
sionniste puisqu'elle "peint •.. (son) état d'âme".
68 Apollinaire, Guillaume, Tendre comme le Souvenir, op. cit. p. 70.
- 49 -
Des recherches ont été faites pour retrouver Annie en Amérique.
Robert Goffin le premier retrouve sa trace en Californie, et récemment
elle reçut le professeur C. Breunig, éminent apollinairien; le compterendu de ces interviews révèle qu'Annie, devenue Mrs. Posting, ne se
doutait point qu'Apollinaire fut un grand poète:
"Je savais que
Kostro écrivait plus ou moins dans sa chambre chez la Comtesse, mais
je n'avais pas la moindre idée de ce qu'il écrivait."
leur liaison elle ajoute:
A propos de
"I1 était tellement pressant •..
Kostro
était si exalté.
Je me refusais à rester seule avec lui .•.
Il me
faisait peur.,,69
Plus loin, dans cette même lettre, Apollinaire
confie que c'est lui qui ne savait pas aimer, et il dévoile la signification des passages violents de la 'Chans 01\' qu'il qualifie de "trop
sévère et injurieux" pour la jeune fille.
Ainsi il confirme que le poème est une transposition de sa douleur.
La souffrance fut réelle car "Kostro" a traqué cet amour jus-
qu'à Londres où ses manières n'ont guère plu à la famille puritaine
des Playden.
Dans quelle mesure le poète n'a-t-il pas préféré, à la
jeune fille, son mal d'amour?
en puissance.
car elle ne représentait qu'un bonheur
Le poète ne possédait que son sentiment frustré et sa
peine se transformait parfois en colère contre Annie qui se refuse.
Et pour exorciser son amour le Mal Aimé sent le besoin de profaner
le souvenir de la jeune fille par des injures obscènes.
69
Il retourne
Steegmuller, F., "Une visite chez Annie", Revue des Lettres moderParis 1963, no. 85-89.
~,
- 50 -
cette colère contre lui-même qui aime en vain, qui voudrait oublier:
"qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes voeux" et qui ne peut pas:
"Comment
voulez-vous que je l'oublie?"
Le souvenir d'Annie lui a inspiré d'autres poèmes où l'on retrouve
les mêmes intonations attristées, poèmes qui ont pour cadre l'Allemagne,
concrète avec ses paysages romantiques et fantastiques et dans les
légendes de son folklore.
"L'Emigrant de Landor Road" rappelle la fuite en Amérique d'Annie:
Mon bateau partira demain pour l'Amérique
Et je ne reviendrai jamais 70
Cet amour perdu se double d'une sensibilité ébranlée par la brume,
le vent et la nuit.
Les uniques personnages sont des bohémiens, sans
attache comme le poète.
Sur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne 71
Le Mal Aimé rêve de délivrance dans le mariage.
En effet Apolli-
naire a toujours proposé l'hyménée aux femmes qu'il a aimées.
Est-ce
la nostalgie d'un foyer stable qu'il n'a jamais connu dans sa jeunesse?
Certains critiques inclinent à le croire.
Marie Laurencin est le deuxième nom auquel font échos ses poèmes
d'amour malheureux.
70 Apollinaire, Guillaume, "Alcools", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 105.
71
e
Apollinaire, Guillaume, "Mai", "Rhénanes", Ibid. p.ll2.
- 51 -
Sous le Pont Mirabeau coule la Seine
L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente 72
Marie et Apollinaire demeuraient tous deux à Auteuil près de ce
pont, qui en soi n'a rien de poétique.
Marie était peintre -
L'amour des deux artistes
était encore jeune et bien vif lorsque "La
Chanson du Mal Aimé-fut publiée pour la première fois.
Ce qui justifie l'épigraphe:
Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s'il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.
Leur liaison tumultueuse dura cinq années puis la jeune femme y mit
un terme en 1912.
Pendant la guerre la vie sentimentale du poète est mouvementée
car il entretient une correspondance amoureuse avec plusieurs jeunes
femmes.
Les lettres envoyées à Madeleine Pagès, la "petite fiancée"
d'Oran, publiées sous le titre Tendre comme le
Souveni~
sont un véri-
table enseignement érotique, car en amour, Apollinaire a toujours uni
corps et esprit.
Mais souvent un sentiment de culpabilité accompagne
l'aspect charnel de l'amour car le poète est solitaire dans son attente.
72 Apollinaire, Guillaume, "Sous le Pont Mirabeau", Oeuvres poétiques,
op. ci t. p. 45.
- 52 -
On sait très bien que l'on se damne
Mais l'espoir d'aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
A ce qu'a prédit la tzigane. 73
Cette damnation est un héritage des années passées au collège religieux.
Pourtant au terme de sa vie, le poète trouve enfin avec Jacqueline
Kolb, la chaleur d'un amour partagé.
La quiétude rassurante d'un foyer
établi:
Voici que vient l'été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
o soleil c'est le temps de la Raison ardente
Et j'attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu'elle prend afin que je l'aime seulement
Elle vient et m'attire ainsi qu'un fer l'aimant
Elle a l'aspect charmant
D'une adorable rousse 74
Marié début mai 1918, Guillaume Apollinaire succombe à une épidémie de grippe infectieuse à Paris en novembre.
73
Apollinaire, Guillaume, "La Tzigane", Oeuvres poétigues,
op. ci t. p. 99.
74
Apollinaire, Guillaume, "La jolie Rousse", "Calligrammes", Ibid.
p. 314.
II
ARCHITECTURE DE LA "CHANSON"
"La Chanson du Mal Aimé-n'est pas narrative.
Seuls, les noms de
villes, Londres et Paris, situent dans l'espace le cheminement du
poème.
Dans le temps les notations des saisons limitent la durée du
souvenir.
Car s'ajoutent, illimités par leurs portées, couleurs et
sons, des noms homériques,
hébra~ques
et mythologiques.
L'architecture de l'ensemble des sept poèmes est fondée sur un
mouvement mnémonique.
logique.
Mais la mémoire n'est pas passive, ni chrono-
La démarche de la pensée n'obéit alors à aucune logique
- la douleur thème fondamental de la-Chanson~associe dans ses convulsions des images qui ne sont pas corollaires des sensations.
C'est
pourquoi nous trouvons dans le poème des visions et des sonorités
cubistes, car Apollinaire fait entrechoquer entre eux les mots et
leur signification.
Ce n'est pas le passé qu'il tente de faire revivre
en lui est encore très vivant, très douloureux.
- car l'amour
Le présent se mêle au
- 54 -
au souvenir, à son obsession:
et pour calmer sa souffrance, il pour-
rait reprendre les vers de Baudelaire:
Sois sage 6 ma douleur, et tiens-toi plus tranquille
Tu réclamais le soir, il descend; le voici.
Une atmosphère obscure enveloppe la ville
Aux uns portant la paix, aux autres le souci 75
"La Chanson du Mal Aimé"est "en situation" dès la première strophe:
c'est à Londres que se promène le poète, où il rencontre un voyou.
Londres, on le sait, est la ville où habite Annie, la jeune fille aimée
qu'il est venu convaincre de l'épouser.
Le poème stigmatise le refus
en opposant la fidélité du poète à celle des "rois heureux".
Au dé-
tour d'une rue poursuivant sa promenade, le Mal Aime voit une "femme"
qui ressemble à son amour perdu.
Le souvenir brutalement concrétisé
devient souffrance et l'oubli lui apparaît comme un paradis:
Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes voeux
Le poète prend conscience qu'il est inutile d'espérer.
amour" -
"Adieu faux
Il est toutefois quelque chose de positif qui lui reste:
la
gaieté et l'amour partagé "l'année dernière en Allemagne".
Nous passons de l'Angleterre du présent au souvenir d'Allemagne.
L'indication est précise et renvoie à un passé immediat:
où Apollinaire a été précepteur.
la période
L' "Aubade" intercalée dans la "Chanson-
offre un moment de répit au désespoir du poète;
75
Baudelaire, Charles, "Recueillement", Les Fleurs du Mal, addition
à la troisième édition, Oeuvres complètes, op. cit. p. 173.
- 55 -
Mars et Vénus sont revenus
Ils s'embrassent à bouches folles
Devant des sites ingénus
Où sous les roses qui feuillolent
De beaux dieux roses dansent nus
le ton est malicieux et
pa~en
par toutes les évocations mythologiques
des dieux amoureux, mais l'intermède tourne court; le souvenir n'est
qu'un éclair de bonheur aussitôt jailli aussitôt éteint:
de ces dieux ont péri" et parmi eux l'Amour.
le poète "pleure à Paris".
ce.
"Beaucoup
"L'Amour est mort" et
L'interférence de la réalité est ici fuga-
Il faut donc interpréter qu'Apollinaire est rentré chez lui.
Même si les cendres de son amour ne sont pas froides, le poète
possède en lui une richesse et une force que le chagrin ne saurait détruire ni rendre illusoire: 76
Moi qui sais des lais pour les reines
Et des chansons pour les sirènes
Il lui reste la poésie.
Pourtant l'attachement si puissant qui le lie à l'image de la
jeune aimée l'irrite, l'accable.
Le Mal Aimé, par l'intermédiaire des
cosaques Zaporogues, se libère de sa souffrance refoulée.
Toutefois,
la mélancolie reprend le dessus et les strophes qui suivent proclament
combien l'amour est encore vivace:
Je ne veux jamais l'oublier
Ma colombe ma blanche rade
o marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier
76
Durry, M.J., Alcools, Tome 3, op. cit. pp. 23-29.
- 56 -
Le poète souffre de sa solitude au point qu'il en vient à considérer
son ombre comme sa seule compagne, comme prémices de la mort.
Mal Aimé repousse la tentation du suicide:
Le
"Malheur dieu qu'il ne
faut pas croire" et laisse à la dérive son coeur et sa raison traversées par les SEPT EPEES, réminiscence des sept douleurs qui ont percé
le coeur de la Vierge, mais dont la signification ici se double d'allusions érotiques.
On peut se demander avec M.J. Durry à ce propos dans quelle meSl1re Annie ne jouait pas avec le feu?
On comprend alors que l'amertume
du poète se soit muée en reproches agressifs, parfois peut-être injustes.
La~Chanson·se
termine sur la reprise de contact avec la réalité
environnante, celle de Paris, de sa vie quotidienne, des bruits qui
l'habitent, bruits que le Mal Aimé entend à peine comme si les sons
se mariaient à ses propres sanglots.
La dernière strophe-leitmotiv clôt la "Chanson" sur une note d'assurance, l'art demeure:
Moi qui sais des lais pour les reines
Voilà donc, résumée, la lecture de la "chanson". Le mouvement s'alliant à la sensibilité du poète, et les brouillons manuscrits le prouvent, latoChansontlobéit à une structuration voulue de la part d'Apollinaire.
Les poèmes qui la composent ont leur unité propre.
L'impres-
sionnisme est la base des poèmes en italique, car le poète y épanche
toute sa souffrance.
Lorsque les images sont presque nulles, les vers
- 57 -
deviennent essentiellement affectifs, les mots semblent retrouver
une innocence, une pureté originelle.
Cela n'est pas sans nous faire
penser aux toiles nafves du Douanier Rousseau:
o mon
amour je t'aimais trop
Et maintenant j'ai trop de peine
La strophe mise en exergue indique que laNChansonMdate de 1903.
Apollinaire a effectué en novembre la traversée de la Manche, et dès
décembre il était de retour à Paris.
Le mois de j'uin que l'on trouve
vers la fin de la "Chanson':
Juin ton soleil ardente lyre
Brfile mes doigts endoloris
renvoie à 1904, après le deuxième voyage en Grande-Bretagne, qui fut
le point final de.cet amour avorté.
quelques douze mois.
La MChansonN s'étend ainsi sur
C'est pourquoi "il devient plus facile d'envi-
sager les intermèdes tels que les aubades, Zaporogues et Sept Epées".77
Apollinaire a lui-même signalé que "Aubade" était un "intermède
intercalé" dans la "Chanson'~ Quant au truculent passage des cosaques
Zaporogues, une toile du peintre russe Repin représente la même scène,
il n'est pas impossible comme le suggère Michel Decaudin 78 que l'auteur
d'''Alcools'' en ait vu une reproduction "dans ses lectures de jeunesse
innombrables et désordonnées".
Cet épisode rompt la complainte de la
77
Breunig, L.C., Revue de la Table Ronde, Paris, septembre 1952,
p. 118. Citons également l'article de Lionel Follet dans la
revue Europe, Paris, novembre 1966, nos. 451-452.
78
Décaudin, M., Le Dossier d'''Alcools'', Droz-Minard, Genève-Paris
1965, p. 103.
- 58 -
fidélité par le flot des insultes qui bouleverse la "Chanson" de
violence verbale.
L'unité du poème n'est pas rompue par cet éclat.
"La Réponse", en effet, explose en même temps que le poète se rend
compte qu'il ne peut se délibrer de son amour, amour qui lui colle
au coeur comme "le lierre au tronc", il joint aux cris obscènes des
Zaporogues se propre révolte.
Le troisième poème imprimé en lettres ro:naines, "Les sept Epées"
est le plus obscur dans la "Chanson".
"La signification des Sept
Epées a intrigué, mais aussi rebuté les exégètes, qui ne s'accordent
que sur la portée érotique de ces strophes".79 A l'appui nous ne
citerons que le néologisme créé par Apollinaire "chibriape", qui
renvoie à une allusion phallique.
Le dernier vers, "je ne vous ai
jamais connue" témoigne de la déconvenua du Mal Aimé auprès d'Annie.
Cette architecture en
mosa~que
s'apparente aux toiles cubistes
par l'alliance de certaines strophes qui semblent indépendantes.
L.C. Breunig a établi dans une étude perspicace que les- soixante
strophes de la "Chanson" obéissent à "une unité de structure et une
syrnétrie".80
Il souligne le parallélisme des lieux et des saisons.
A Londres et à son brouillard correspond le printemps de Paris.
"Dans les deux cas c'est la rue qui se déroule, c'est le petit peuple
de la rue qui défile devant les yeux du poète sOlitaire".8l
79
Décaudin, M., Les Dossiers d"'Alcools", op. cit. p. 105.
80
Breunig, L.C., Revue de la Table Ronde, op. cit. pp. 117-124.
81
Ibid. p. 119.
- S9 -
La "Chanson" baigne dans deux atmosphères différentes qui reflètent
les états d'âme du poète.
Apollinaire est venu à Londres dans l'espoir
de conquérir sa bien-aimée; c'est après avoir essuyé son refus que le
poème débute.
Refus mal accepté, car le Mal Aimé est sincère dans son
sentiment et les raisons qui lui sont opposées lui paraissent fausses
et malsaines.
La frustration qu'en ressent Guillaume est d'autant plus pénétrante, que, lui, n'a pas triché avec l'amour et que sa sensibilité libérée
l'a rendu vulnérable.
Pourtant il a la pudeur de sa douleur et la mas-
que sous l'ironie, sous l'injure.
A Paris, il est seul.
Le mot de la
fin a été prononcé, il lui reste à vivre:
J'erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le coeur d'y mourir
Sa marche est sans but, sans haine non plus.
Il est chez lui, la ville
lui appartient et la vie lui parvient malgré lui "authentique et claire.
Son amour est sans avenir et la seule solution est de mêler sa propre
chanson à toutes celles qu'il entend dans la rue".82
A l'épisode des "Rois heureux" répondent les strophes bien ultérieures des "rois secoués par la folie".
Le premier épisode est-tout arbitraire, sorti de l'imagination
du poète qui ne dédaigne pas l'effet sonore des noms illustres.
Oppo-
sée au bonheur d'Ulysse, du roi Dushmanta, époux de Sacontale, de
Mausole, bonheur symbolisé par la fidélité de leurs femmes, l'ironie
du Mal Aimé devient amère:
82
Breunig, L.C., Revue de la Table Ronde, op. cit. p. 119.
- 60 -
J'ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux"
Mais Apollinaire est retourné à Londres et "le désarroi causé
par le deuxième voyage exigeait un symbole plus désespéré l plus pathétique encore".83
Le poète se souvient de l'histoire des rois fous de Bavière l
chronique qui le touche plus intimement car elle semble plus réelle
que les légendes antiques, elle remonte à un temps presque contemporain au poète (1886)1 et elle évoque avant tout le lieu où il a connu
la jeune anglaise.
égare l' espri t:
D'autre partI la douleur confinée à son paroxisme
véri té qui fait dire "fou de douleur" 1 ainsi folie
et douleur s'apparentent.
Après les strophes nostalgiques des "Rois heureux", le Mal Aimé
continue l'évocation du souvenir.
Son âme s'attendrit un instant l et
il revit la période heureuse de sa romance:
Je me souviens d'une autre année
C'était l'aube d'un jour d'avril
J'ai chanté ma joie bien-aimée
Au moment d'amour de l'année
Ce "moment d'amour" renvoie à un printemps passé. La modulation de la
"Chanson" passe ainsi de la tristesse à l'''Aubade'' joyeuse du Laetere.
Le souvenir est si intense que le poète semble le re-vivre l et pour
accentuer cette impression les verbes sont tous au présent.
83
Breunig l L.C. I Revue de la Table Rondel op. cit. p. 120.
A
- 61 -
1 "'Aubade", selon L.C. Breunig, font pendant les "Sept-Epées":
mède mystérieux d'inspiration médiévale".84
"inter-
Les images en sont plus
syncopées, détachées d'un contexte mais riches en couleur.
Les épées
de douleur succèdent à la joie enfuie.
Les strophes qui relient les deux intermèdes sont lourdes d'affectivité, mais recèlent des allégories qui sont d'un ordre cubique, qui
métamorphosent l'amour douloureux en idoles, en fausses divinités.
Le
poète ne laisse pas s'épancher son lyrisme personnel; si une plainte
lui échappe, il la juge, la compare, elle n'est pas isolée:
La corde au cou comme à Calais
Sur ma douleur quel holocauste
"La Chanson du Mal Aimé" est un poème de confidence par lequel le
poète allège sa douleur.
Mais la confession n'est pas refermée sur
elle-même, sur l'anecdote qui la nourrit.
Apollinaire transcende le
vécu individuel pour lui donner une dimension mythique et cosmique.
Il ne laisse pas son regard rivé sur le pavé, il interroge avec angoisse le ciel étoilé.
La structure de l'ensemble oscille entre l'impressionnisme qui
est le fond même de la chanson et le cubisme qui désarticule l'harmonie linéaire des strophes.
Apollinaire n'utilise la discontinuité
que pour mieux créer l'effet de simultanéité et "les images instituent
des rapports de surprise entre l'érudition, la sensation, l'intelligence.,,85
84
Breunig, L.C., Revue de la Table Ronde, op. cit. p. 120.
85
Durry, M.J., Alcools, Tome l, op. cit. p. 152.
T ROI SIE M E
PAR T l E
THEMES ET IMAGES
C'est sous le thème ou plutôt le titre du souvenir que s'inscrit
"La Chanson du Mal Aimé". Le souvenir de cet amour vécu confère au
poème son unité d'inspiration.
La promenade errante du poète limite
le temps du souvenir:
Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
C'est fortuitement, par une vague ressemblance établie à travers un
écran brumeux, que le Mal Aimé va suivre "ce mauvais garçon" dans les
rues londoniennes.
Ce premier tableau impressionniste démarre le
"navire de la mémoire" du poète.
Il va ainsi se laisser dériver au
gré des sensations qui mettent en continuité son affectivité et sa
pensée.
Une deuxième rencontre incarne son souvenir maintenant éveillé:
Une femme lui ressemblant
Sortit saoule d'une taverne
1
- 64 -
Le poète ne confirme pas une identité, mais la comparaison dépréciative se rapportant à la femme aimée possède en germe une profanation
qui se précisera, violente au cours de la confidence.
Le souvenir
devient plus net dans cette recherche du passé:
Je me souviens d'une autre année
C'était l'aube d'un jour d'avril
J'ai chanté ma joie bien-aimée
Chanté l'amour à.voix virile
Au moment d'amour de l'année
La mémoire retrouve les circonstances d'un bonheur passé:
chanté ma joie bien-aimée"
"J'ai
le souvenir est réel, le passé composé
du verbe indique une certaine permanence du "moment d'amour" de
l'autre année.
Le poète a chanté sa joie à laquelle semblait répon-
dre sa "bien-aimée"
- le vers contracte le substantif "ma joie" avec
l'épi thète de la jeune fille "bien-aimée" pour glisser l'image du
couple heureux.
Cette félicité ne fut que "l'espace" d'un été.
Jusque-là, le souvenir du Mal Aimé est mélancolique, impressionniste
car le degré émotionnel s'étend du moment présent au moment passé
qu'il regrette, qu'il veut revivre.
L'''Aubade'' répond à ce désir de
résurrection;les notes brisent le soupir du poète qui retrouve intacte l'image d'un printemps plein de gaieté.
Ce sont trois strophes qui
rappellent les danses fol§tres des Fêtes galantes verlainiennes, mais
Apollinaire les Imprègne d'une touche bucolique, panthéiste.
La joie
y est simple, pure; toute la nature participe à la réjouissance:
Les poules dans la cour caquètent
La nature est belle et touchante
Pan sifflote dans la forêt
Les grenouilles humides chantent
- 6S -
L'amour est naissant:
C'est le printemps viens-t-en Pâquette
Te promener au bois joli
L'amour chemine à ta conquête
et la belle ne semble pas s'y opposer.
D'ailleurs les dieux eux-
mêmes en donnant l'exemple sont complices des amoureux:
Mars et Vénus sont revenus
Ils s'embrassent à bouches folles
Devant des sites ingénus
Où sous les roses qui feuillaIent
De beaux dieux roses dansent nus
Le mouvement de l'''Aubade'' sautille du pas de danse de la ronde enfantine.
L'harmonie impressionniste du poème est complétée par la
symphonie en rose qui s'y déploie. 86
Mais le mot "feuillolent" est prémonitoire de la fin de
de l'automne prématuré de son amour.
l'été~
En effet Apollinaire a une
prédilection pour ce verbe médiéval qui
exprime~
outre l'agitation
au vent, le tremblement irrémédiable qui détache les pétales et les
feuilles.
Le souvenir, un instant reconstitué dans son intégralité,
se survit à lui-même par la volonté désespérée du poète de ne pas
oublier:
86
Moulin, Jeanine, Textes inédits, Collection "Textes littéraires
français", Droz-Giard, Paris 1952, "Guillaume Apollinaire".
Cf. "Aubade chantée à Laetere un an passé". Le titre en soi justifie la répétition de la couleur rose. J. Moulin fait le rapprochement du Laetere (Réjouis-toi) 4e dimanche de carême qui en
diminue l'austérité~ les parements liturgiques de ce jour sont
roses. Il existe même la coutume de bénir une rose.
- 66 -
Je ne VEUX jamais l'oublier
Ma colombe ma blanche rade
o marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier
Ce souhait est l'expression du profond attachement qui lie le poète
à la jeune anglaise, et comme à tout amant, les appellations amoureuses lui viennent aux lèvres.
La strophe mêle sensations et images;
le fond en est vibrant d'amour, le Mal Aimé libère son sentiment refoulé.
Mais sur cette sensation impressionniste, se superposent des
images d'objets
dénu~s
de toute utilité, d'identité même, et l'on
peut les cadrer dans une optique cubiste.
Les couleurs sobres, s'a-
gencent selon l'interprétation que l'on accorde soit à l'île, soit
aux fleurs.
Le blanc domine avec des tâches brunes, plutôt sable
qui représentent l'île "au loin", c'est-à-dire une terre sur l'immensité de la mer.
Les pétales de la marguerite se dispersent aux
quatre coins du tableau; la tige dénudé'e se doublant d'une rose, d'un
giroflier devient ligne géométrique.
Apollinaire nomme les objets
et l'emploi du concept permet l'abstraction afin de schématiser les
formes.
On se plaît ici à voir en gros plan une colombe stylisée
par Picasso.
A cette vision cubiste de la strophe s'ajoute une signification
qualitative.
Le blanc évoque une idée de purification:
pureté de
son amour, idéalisation de la femme aimée.
La colombe symbolise
cette pureté et introduit
Ce désir d'apaisement
l,In
voeu de paix.
s'accentue avec "la blanche r2.de" où le poète veut s'échouer après
1
- 67 -
la tempête qui agi te son .. coeur, avec sa "Désirade" où i l lui tarde
d'accoster.
Au thème de l'île se fond l'image du giroflier pour sug-
gérer l'exotisme d'un ailleurs, qui rappelle le "là-bas" baudelairien
où
"
tout n'est qu'ordre et beauté
Luxe, calme et volupté" 87
Enfin la marguerite effeuillée indique combien l'amour est calme
après avoir passé par tous les stades:
un peu, beaucoup ...
puis
elle devient rose-femme-éternelle.
Il ne reste à Guillaume de son amour que le souvenir, qui vit
en lui au gré de son humeur.
Il le vénère comme un dieu:
J'adore de belles idoles
Les souvenirs lui ressemblant
mais ces idoles sont encore une fois concrétisées par une ressemblance
que le poète constate dans la réalité.
Il a besoin d'un contact ex-
térieur pour animer d'images son monde intérieur, car le souvenir
perd peu à peu sa consistance pour devenir émotion douloureuse.
Ce passé qui renvoie à l'autre année est révolu, tout en ne
l'étant pas dans la mémoire du Mal Aimé, et ce paradoxe devient difficile à maintenir.
87
Ainsi naît la plainte élégiaque et lente:
Baudelaire, Charles, "L'Invitation au voyage", Les Fleurs du Mal,
Oeuvres complètes, op. cit. p. 51.
1
- 68 -
Mon beau navire 6 ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir
La strophe essentiellement impressionniste dégage l'amertume de ce
souvenir "onde mauvaise à boire" qu'il n'est pas bon de se remémorer
sans cesse; le mot "assez" indiquant la fréquence du souvenir en
montre également le degré de satiété.
"La belle aube" était le matin
de son amour, le soir qui a vu sa perte est "triste" pour le poète.
Il en arrive à refuser le souvenir de son amour, à le nier.
nier vers des "Sept Epées":
Le der-
"Je ne vous ai jamais connue" qu'il puise
chez Laforgue 88 affirme sa résolution.
La strophe entière peut être
interprétée selon L. Follet 89 comme le refus du souvenir:
Et la septième s'exténue
Une femme une rose morte
Merci que le dernier venu
Sur mon amour ferme la porte
Je ne vous ai jamais connue
Les "Sept-Epées" tire leur origine des sept douleurs de la
Vierge Marie; ce sont donc épées de douleur.
Mais "la septième s'ex-
ténue", elle ne perce plus le coeur du Mal Aimé; les images sont d'un
ordre cubique.
L'épée flétrie devient zig-zag sur une porte symbolique:
88 Laforgue, Jules, "Complainte de la bonne défunte", Collection "Poètes
d'aujourd'hui", Seghers, Paris 1966, p. 177.
Vrai, je ne l'ai jamais connue
89 Follet, Lionel, "Amour malheureux dans "Les Sept Epées", Revue
Europe, novembre-décembre 1966, nos. 451-452, p. 235.
- 69 -
la femme-rose a succombé, écrasée par la porte fermée.
Le tableau
est toutefois sans violence; "merci" conclut le poète, tout est bien
et bien fini.
Pourtant l'adieu qu'il prononce est adressé "au faux amour" et
non à son souvenir personnel.
Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s'éloigne
La "fausseté de l'amour même" est dénoncée par une simple comparaison "avec la femme qui s'éloigne", c'est-à-dire une inconnue ivre,
qui, malgré sa ressemblance n'est qu'illusion; la sensation visuelle
superpose des images impressionnistes, et si la vue du poète le leurre, son coeur aussi.
L'amour qu'il mettait aux nues n'en vaut pas la
peine car l'amour est mensonge et mal fondé.
La déception qu'en res-
sent le Mal Aimé ranime le souvenir, même s'il a voulu le nier; et la
souvenance est trop douloureuse, au point de devenir un enfer.
Regrets sur quoi l'enfer se fonde
Qu'un ciel d'oubli s'ouvre à mes voeux
Il ne lui suffit plus de nier son amour, c'est un oubli total qu'il
invoque.
La métaphore n'est guère originale, impressionniste par les
couleurs conventionnelles des images toutes faites du ciel et de
l'enfer.
L'oubli, le détachement des choses de ce monde sont les
récompenses promises au paradis, n'y serons-nous pas purs esprits?
Pour le moment Apollinaire est simple mortel, le corps et l'esprit
endoloris par le souvenir trop vif d'un amour perdu.
Ces sentiments
- 70 -
ne répondent pas au commandement de sa raison qui tente en vain d'oublier, d'injurier pour moins aimer.
Non, le poète ne parvient pas à
se débarrasser du souvenir:
Comment voulez-vous que j'oublie
Et il prend à témoin le lecteur de son asservissement à sa propre mémoire, malgré ses tentatives de rupture avec ce passé.
Le ton est
implorant, Apollinaire veut nous convaincre et se justifier en même
temps de son abdication.
Le souvenir l'habitera malgré lui, car
c'est également le destin qui a rendu cet amour impossible étant donné
que l'homme et la femme sont essentiellement différents, voués à un
avenir qui ne peut les rapprocher. 90
Grâce au souvenir, le Mal Aimé aime encore, et se veut fidèle,
fidèle à son amour.
A l'inconstance de la jeune fille, le poète oppose la fidélité
de Pénélope, de Sacontale, et surtout sa propre fidélité:
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent
Il juxtapose dans ce thème sa propre image à celle de personnages fabuleux. Ulysse, éternel errant, est plus heureux que lui car il a retrouvé l'amour de sa femme qui l'a toujours attendu.
90
De même la fidélité
Apollinaire, Guillaume, Onirocritique, Oeuvres poétigues, op. cit.
p. 372:
"Mais j'avais la conscience des éternités différentes de l'homme
et de la femme. Deux animaux dissemblables s'aimaient ... "
- 71 -
de Sacontale a ramené près d'elle son époux.
Ces deux strophes projet-
tent une réalité mythique, haute en couleurs dans la Chanson; l'intrusion d'éléments extérieurs à la confidence du Mal Aimé s'approche de
la technique cubiste.
A l'évocation mythologique lointaine, Apollinaire
fait succéder des comparaisons puissantes:
Je suis fidèle comme un dogue
Au maître le lierre au tronc
Et les Cosaques Zaporogues
Ivrognes pieux et larrons
Aux steppes et au décalogue
Le rythme des mots, précipité par les inversions, prête non pas à la
confusion mais plutôt à une vision déformante.
On sent ici le génie
apollinairien profiter de la suppression de la ponctuation; rien n'arrête la lecture des images qui s'enchaînent, collées entreelles, et
l'on a une reproduction simultanée de la strophe entière; le "je" se
fond dans les représentations du chien, du lierre et des Cosaques.
Le procédé relève bien du Cubisme.
La fidélité est le seul lien de
similitude entre le Mal Aimé et les Zaporogues, mais cela suffit au
poète pour s'identifier à eux.
L'intervention du Sultan qui leur
écrit:
Devenez mes sujets fidèles
est la phrase intermédiaire où le poète veut s'arracher à son amour
trop exclusif.
Malgré la "Réponse des Cosaques Zaporogues", le Mal
Aimé ne peut renier son sentiment:
Mais en vérité je l'attends
Avec mon coeur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t-en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai je suis content
- 72 -
On assiste à un retour impressionniste:
bi1isation affective.
la strophe reflète une sensi-
Les données rationnelles de son aventure n'em-
pêchent pas l'amant d'espérer sans espoir et d'être disposé à pardonner:
"Je lui dirai je suis content."
Sa sincérité s'exprime dans un vocabulaire extrêmement simple:
poète renonce aux mots nobles pour retrouver le ton
confidence.
ver1ainie~
le
de la
La modulation du style varie avec la pensée même; lorsque
Apollinaire s'attarde sur lui-même, il ne dédaigne pas de reprendre des
termes quotidiens, ces mots que l'on murmure d'autant plus pudiquement
qu'ils sont riches d'amour.
Pourtant le thème de l'amour en soi n'est repris que pour en accuser la fausseté, pour le profaner.
La "Chanson" prend naissance avec
la mort de l'amour:
Beaucoup de ces dieux ont péri
C'est sur eux que pleurent les saules
Le Grand Pan l'amour Jésus-Christ
Sont bien morts ...
Après l'''Aubade'' joyeuse où les dieux pa5!ens présidaient à l'amour
champêtre du printemps passé, la réalité se révèle lugubre.
L'amour
déifié s'identifie alors au Christ, c'est-à-dire à l'Homme-Dieu crucifié.
La mythologie se mêle au catholicisme pour donner plus de
force à l'idée de souffrance.
Mais l'on ne peut s'empêcher d'évoquer
l'image chrétienne de la Résurrection:
J'ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
- 73 -
Apollinaire invoque le soleil qui a connu l'amour vivant pour le faire
renaître.
Mais les saules pleureurs sont penchés dans les cimetières.
La
couleur et le bruissement des feuilles ajoutent une touche impressionniste à la structure des vers.
"L'amour est mort j'en suis tremblant"
L'émotion est violente, le poète "tremble" encore en pensant à ce
décès irrémédiable, et sa réaction est toute physiologique, viscérale
même, car il n'assume pas encore cette rupture dans sa vie sentimentale.
En lui l'amour est intense et vrai:
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon
................................
Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le Souverain d'Egypte
Sa soeur-épouse son armée
Si tu n'es pas l'amour unique
Une formule superstitieuse confirme la force de son amour; "que
tombent ces vagues de briques" peut être compris:
ne dis vrai".
"que je meure si je
Car l'on sait que le Pharaon poursuivant les Hébreux
fut englouti dans la Mer Rouge lorsque ces derniers furent passés, par
miracle.
L'intrusion de thèmes bibliques rompt le récit du Mal Aimé
qui vient de rencontrer le "voyou".
L'identification au Pharaon, aux
Hébreux, confère aux protagonistes une deuxième dimension.
s'engage dans une simple comparaison:
Le poète
"nous semblions"; la métamor-
phose de la rue en Mer Rouge est plus brutale, le verbe n'est pas ré-
•
- 74 -
pété:
"entre les maisons Onde ouverte".
Cette image est renforcée plus
loin par l'analogie entre les murs et les "vagues de briques"; la métaphore est doublement justifiée; les briques pour leur couleur:
Rouge", et "vagues":
tion des briques.
"Mer
mouvements parallèles, semblables à la superposi-
Mais Apollinaire poursuit:
"Je suis le souverain
d'Egypte", l'indicatif exprime une volonté de réalité, l'allusion
était insuffisante pour rendre la densité de son sentiment.
Ces deux strophes offrent une architecture cubiste.
Ce présent
"je suis" employé â la fin, unit le temps passé du récit â la réalité
affective, la chronologie est ignorée; de même en peinture, les
cubistes suppriment la perspective dans leur toile.
Cette succession
de "lui. •• moi. .• je suis le souverain" fait penser à la représentation
simultanée des faces d'un objet.
De plus cette fuite mythique puisée
dans la légende biblique est sans rapport apparent avec le thème amoureux de la"Chanson l!
nation.
pure:
La seule logique est celle du rêve, de l 'halluci-
Le point de départ de ces images fabuleuses est une sensation
le poète en suivant "ce mauvais garçon" s'est senti prisonnier
entre deux murs, mais il n'a pas perçu les briques.
La vue de leur
couleur rouge sombre a aussitôt provoqué en lui la correspondance avec
une sensation d'un tout autre ordre:
celle de la mémoire; mémoire sans
structure qui imite le souvenir dans un but esthétique, les images
évoquées n'étant point utiles à la compréhension de la "Chanson'!
Le
rapprochement avec le cubisme se fait d'autant mieux qu'il s'agit ici
- 75 -
de mémoire intellectuelle.
Les strophes trouvent leur unité dans la
musicalité des vers:
Que tombent ces vagues de briques
Le mouvement s'amorce en hauteur pour s'effriter en courtes syllabes
imitant une chute
Si tu ne fus pas bien aimée
Si tu n'es pas l'amour unique
Les phrases conditionnelles s'alanguissent en longues plaintes car
elles trahissent toute la vérité du poète, toute son affectivité.
Pourtant cet amour est à sens unique, né de fausses promesses, peutêtre d'un candide sourire, il s'est nourri d'illusions:
je reconnus
La fausseté de l'amour même
Le Mal Aimé tente alors d'exorciser cet amour faux qui l'habite, tel
un démon.
Mais le simple adieu n'affranchit pas le coeur du poète,
il garde en lui une amertume, un gont de péché.
L'éducation catholi-
que d'Apollinaire a peuplé son enfance de tabous sexuels, et peutêtre a-t-il souffert de la conduite légère de sa mère.
Sa poésie
reflète son obsession de la luxure.
La tzigane savait d'avance
Nos deux vies barrées par les nuits
L'amour lourd comme un ours privé
Dansa debout quand nous voulnmes
Et l'oiseau bleu perdit ses plumes
On sait très bien que l'on se damne
91
91
Apollinaire, Guillaume, "La Tzigane", "Alcools", Oeuvres poétiques,
pp. cit. p. 99. Cf. Décaudin, M., Les Dossiers d'Alcools, op. cit.
p. 162:
" ••. seconde strophe confidence la plus précise sur l'amour d'Annie
et Guillaume".
- 76 -
Dès le début de
lallChanson~
l'amour s'est incarné en une silhouette
équivoque dans la brume, celle d'un voyou insolent:
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte
Ainsi c'est le "faux amour" qui nargue le Mal Aimé, et par son assurance inverse les rôles:
le poète se sent honteux.
Un peu plus loin,
il rencontre
Une femme lui ressemblant
C'était son regard d'inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sorti t sawle d'une taverne
C'est sous l'aspect le plus dégradant pour une femme que Guillaume
croit reconnaître la jeune Anglaise.
La silhouette "lui ressemblant"
devient caricature satirique, analogue à l'une des Demoiselles d'Avi~
de Picasso.
distorsion:
Les vers d'Apollinaire ont une même intention de
le regard est fermé, dur; le rythme saccadé:
"La cica-
trice à son cou nu" hâche la strophe de sons parallèles, et le mouvement de l'image est déséquilibré par la signification de "saoule":
la femme zigzague sur le trottoir "heurtant" les passants.
C'est dans
la réalité vulgaire que le poète puise les comparaisons de la femme
aimée pour la démystifier.
Apollinaire a lui-même avoué "je l'aimais
charnellement"; toutefois il éprouve le besoin de projeter sur la
femme ses propres obsessions sexuelles:
Regret des yeux de la putain
Et belle comme une panthère
Amour vos baisers florentins
Avaient une saveur amère
Qui a rebuté nos destins
- 77 -
L'injure le venge:
une putain est à tout le monde sans appartenir
à personne, vivant du jeu de l'amour, faux amour qui abusa le poète.
Cette strophe est d'ordre affectif et explicatif.
Il regrette les
plaisirs physiques violents, même masquant un mensonge.
vers rappelle la prédiction de la "Tzigane":
se joindre.
Le dernier
leurs vies ne pouvaient
Cet amour, amour perdu, se place sous le signe de la
fatalité
Ses regards laissaient une traîne
D'étoiles dans les soirs tremblants
Dans Ses yeux nageaient les sirènes
Et nos baisers mordus sanglants
Faisaient pleurer nos fées marraines
Le regard est le premier contact entre les êtres humains.
Les yeux
d'Annie apparaissent envoOtants, scintillants comme des étoiles mais
déjà pleins de traîtrise.
Son regard abrite des sirènes, symboles du
charme qui attire l'amant, pour mieux le perdre.
Apollinaire a d'autre
part souvent chanté les yeux de la jeune anglaise:
Le colchique couleur de cerne et de lilas
fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
y
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne
92
Le ton est alors resigné, le regret nostalgique, mais l'idée est la
même:
le regard est empoisonné et tue l'amour.
Les "baisers floren-
tins" de la strophe precedente sont devenus agressifs, "sanglants",
l'enlacement détruit peu à peu le sentiment.
Les images suggérées
92 Apollinaire, Guillaume, "Les Colchiques", "Alcools", Oeuvres poetiques, op. cit. p. 60.
- 78 -
sont pré-surréalistes:
le tableau offre un ciel parsemé d'yeux ou-
verts dans lesquels se profilent d'étranges poissons-femmes; et des
lèvres mutilées n'appartenant à aucun visage saignent tristement.
L'acte sexuel est suggéré dans lallChanson"de façon énigmatique
laissant le lecteur libre d'imaginer si Apollinaire a, oui ou non,
consommé cet amour alimenté de compromis physiques:
La troisième bleu féminin
N'en est pas moins un chibriape
Appelé LuI d.e Faltenin
Et que porte sur une nappe
L'Hermès Ernest devenu nain
La troisième épée de douleur symbolise la déception de l'étreinte
amoureuse, le sacrifice de sa virilité que le poète consent à l'amour.
Cette procession rappelle la Quête du Graal, où le roi pêcheur est
malade et son royaume stérile.
il est devenu NAIN.
Le personnage Hermès a changé d'état
Cette infirmité est souvent citée par Apollinaire
pour signifier une impossibilité d'aimer.
les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n'ont jamais aimé 93
Les sirènes à leur tour deviennent naines, perdant tout pouvoir de
séduction:
Sirènes enfin je descends
Dans une grotte avide J'aime
Vos yeux Les degrés sont glissants
Au loin que vous devenez naines
N'attirez plus aucun passant 94
93 Apgllinaire, Guillaume, "Automne malade", "Alcools", Oeuvres poétiques, op. cit. p. 146.
94 Apollinaire, Guillaume, "LuI de Faltenin", Ibid., p. 98.
- 79 -
Le poète-Hermès se détache de cette épée phallique, frustré et
incapable d'aimer à nouveau.
La sobriété des tons, bleu et blanc,
s'apparente à.la froideur de certaines toiles cubistes, et les formes
peuvent ici être schématisées par de simples lignes.
réchauffer cet amour malsain et gestuel.
Rien ne vient
Le Mal Aimé, malgré les
premiers sarcasmes, va faire éclater sa douleur dans un flot d'injures.
Ainsi s'intercale l'épisode des Zaporogues:
Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croates
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments
Le poète profane son amour, mais plus les images sont grossières plus
sa douleur est grande, car la "Réponse des Cosaques" dissi ule sa
sensibilité exacerbée; c'est l'ultime crise psychologique avant les
larmes.
Toute sa haine se double de cris d'amour et ce n'est qu'au terme
de ce long cheminement qu'il prend conscience de la fin de son roman.
A Paris, i l pense à Annie au passé:
"Toi que j'ai tant aimée", i l lui
reste à vivre avec sa souffrance tenace.
Le thème de la douleur est la note la plus constante qui vibre à
travers toute "La Chanson du Mal Aimé". L'amour fut douloureux pour le
poète et sa mémoire est vite devenue "une onde mauvaise à boire".
Pour retrouver son souvenir, Apollinaire n'avait pas de fil
d'Ariane, les images se succèdent brutales et douces.
De même, la
- 80 -
douleur provoque en lui des plaintes d'inégale force, des larmes lentes, et des comparaisons, sans doute emphatiques, mais qui masquent
mieux le supplice de son coeur.
Le Mal Aimé prend conscience de sa souffrance:
Au moment où (il) reconnu(t)
La fausseté de l'amour même
En effet le désespoir se fait plus lancinant lorsqu'il s'identifie
avec la mort de l'amour.
Le poète n'a plus de recours, son chagrin
est sincère, émouvant:
leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux
Il retrouve un langage simple, celui des autres hommes, celui de
tout le monde.
Pourtant le dédoublement de sa vision poétique subsiste, il
transcende sa douleur toute humaine en lui donnant une dimension mythique et fabuleuse:
le feu, le froid sont des éléments symboliques
que le "Malheur Dieu" va utiliser pour faire souffrir le poète.
Ce
dernier devient tour à tour condamné , martyr, victime.
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer mon coeur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisés
La comparaison offerte dans cette strophe outrepasse l'élément
affectif du coeur endolori du poète.
L'intrusion d'images étrangères
à l'intrigue sentimentale n'est pas sans rappeler une technique cubis-
te.
Apollinaire se souvient ici du martyre des quarante soldats chré-
tiens morts gelés sur un étang.
Le tableau est sobre:
le blanc-gris
- 81 -
de la glace, les hommes, encordés, s'y détachent par des traits noirs.
Dans une strophe ultérieure le procédé est le même, mais les traits
sont de feu:
Les satyres et les pyraustes
Les étypans les feux follets
Et les dis tins damnés ou faustes
La corde au cou comme à Calais
Sur ma douleur quel holocauste
Il ne s'agit plus de comparaison, l'ellipse est très fermée, laissant
subsister le mystère des images suggérées par l'accumulation de ces
vocables riches en sonorités.
Les satyres et les égypans ne sont plus que les formes agressives
et grimaçantes de l'amour qui est refusé au poète.
En outre sa raison est menacée:
la seule lumière fugace qui lui
parvient est celle des feux follets, sur lesquels les légendes ne
manquent pas; s'agit-il ici des flambeaux qui entourent le bOcher
nocturne, "holocauste" où la victime consentante semble être le coeur
du Mal Aimé?
S'immole-t-il ou bien est-il condamné?
superpose les deux supplices:
Sa douleur
il devient un des bourgeois de Calais
se livrant à la mort.
Il n'y a aucune logique qui préside à cette strophe.
s'enchaînent dans l'imagination du poète.
Les images
Toutefois il recule devant
l'abandon total au malheur qui lui est destiné:
Mon âme et mon corps incertain
Te fuient ô bOcher divin ...
La rupture se fait jour entre son esprit et son corps; la douleur
l'amène près de la folie.
Il se reconnaîtra dans les rois fous Othon
- 82 -
et Louis II de Bavière.
L'anecdote ne se perd pas dans l'origine des
temps, car Apollinaire l'a connue durant son séjour en Allemagne; c'est
de l'histoire encore proche, et c'est ainsi que la réalité colore
nouveau la
1~11mson".
..a
Mais cette réalité, même si elle est chargée d'af-
fectivité, n'est pas encore impressionniste, car elle ne correspond
pas à l'éclatement personnel de la douleur du poète.
Destins destins impénétrables
Rois secoués par la folie
Un jour le roi dans l'eau d'argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s'en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant.
Après avoir connu les affres de son amour perdu, le poète songe-t-il
à la mort?
Cette strophe le laisse présager.
L'ensemble offre une
structure cubiste par l'équilibre des images et des couleurs, mais
les sonorités sont impressionnistes.
Nous avons ici un "gros plan"
des "nageurs morts" que nous sommes, en sursis:
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses
La mort est apaisante:
"dormir"; mais est-ce un retour:
vers la rive"? ou une quête éternelle:
"Ils' en revient
"vers d'autres nébuleuses"?
Qu'importe son but, inconnu des vivants, la mort est bien réelle dans
l'esprit du poète, qui, un instant, l'avait confondue avec son ombre.
Mort étant néant, et ombre n'étant rien, l'analogie était facile,
l'ombre devenait sa seule compagne:
- 83 -
Ténébreuse épouse que j'aime
Tu es à moi en n'étant rien
o mon ombre en deuil de moi-même
Malgré l'adjectif possessif "mon", l'image n'est guère figurative,
"ombre-épouse" offre une interprétation cubiste où la silhouette se
schématise en chromatismes sombres, l'ombre s'ajoute aux attributs
de l'automne, comme la feuille morte, elle n'est plus que le "fant6me
de son amour et de lui-même".95
Le Grand Pan, l'Amour, Jésus ont péri, les
dieux d'Apollinaire sont morts; survit
l'ombre-destin, la fatalité, le dieu unique, la possession qui est le rien même,
l'ombre derrière soi reptilienne. Ses mesures à terre sont déjà celles du tombea~
futur, et ce n'est pas l'homme, c'est elle
qui porte le deuil de tout ce qui est mort
en l'homme dont l'amour perdu était la vie.
Mais la mort trop lointaine ne soulage pas son coeur "gros" et de nouveau ce sont des coups qui lui font mal, telles les "Sept Epées" qui
"sont dans (son) coeur".
tresse.
Epées féminines à l'image de la femme trai-
La première "Pâline" est déjà liée au malheur:
Son destin sanglant gibeline
Vulcain mourut en la forgeant
La douleur du poète était inévitable puisque même un dieu est mort
pour elle.
Le désespoir d'Apollinaire est sans recours:
les dieux
sont mortels et la fatalité est ici évoquée dans la création même.
95
Durry, M.J., Alcools, Tome 2, op. cit. p. 148.
96
Ibid. p. 197.
96
- 84 -
Cette épée que Vulcain a forgée est bien "Pandore" la première fenune
créée pour l'homme et pour sa chute.
La seconde épée "fut douée par Carabosse". Comment le poète
aurait-il pu échapper à tant de prédestinations?
"Le cadeau de Cara-
bosse, le maléfice qui mine la joie amoureuse et la transforme en
douleur, ce ne peut être que le temps:
le bonheur de l'amour est
inscrit dans l'instant".97
Le temps, ou plutôt la fuite du temps est l'un des grands thèmes
apollinairiens.
Le poète est traumatisé par l'instant qui ne revient
plus et il déjoue cette dimension temporelle par le symbole du fleuve,
image des minutes qui coulent, eau courante mais toujours présente.
La quatrième épée de douleur "est un fleuve vert et doré".
Si
la femme est un présent fatal de la part des dieux, il existe toutefois des moments privilégiés où elle fait la joie de l'homme.
Le
Mal Aimé lutte contre le temps qui conditionne l'être humain.
Il se
bat avec acharnement grâce au souvenir, temps intérieur où l'espace
est illimité, où le passé rejoint le présent.
Il est clair que même si la douleur naît chez Apollinaire d'une
manière affective, un peu comme un enfant chagriné, elle atteint un
97
Follet, L., "Amour malheureux dans les "Sept Epées"", Revue Europe,
op. cit. p. 214.
- 85 -
degré qui sublime le côté instinctif à une hauteur existentielle.
Toutefois le pqète est bien vivant; non seulement le Mal Aimé existe
mais il vit et il souffre dans sa chair l sensible à ce qui l'entoure:
les chats miaulent
Dans la cour et je pleure à Paris
L'intermittence du quotidien dans la "Chanson" caractérise d'une
façon originale la poésie d'Apollinaire.
Mon coeur et ma tête se vident
o mes
tonneaux des Dana~des
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide
L'impressionnisme de la strophe est rompu par une évocation mythologique que le poète fait sienne:
"mes tonneaux".
Il prend à son
compte la punition éternelle des Dana!des qui doivent remplir leur
tonneau percé.
Néanmoins il est trop malheureux, il aspire à une inconscience
physique autant qu'intellectuelle:
vident".
"(son) coeur et (sa) tête se
Cette inconscience le rapprocherait de ce qu'il pense être
le bonheur:
la pureté, la
na~veté
et l'innocence de l'enfant.
"La Chanson du Mal Aimé" est soutenue par deux regards.
Le poème
naît de la sensation visuelle:
"Un soir de demi-brume ••• "
Grâce à la brume qui voile les formes, la perception est faussée et
l'impression du poète se projette dans l'univers du souvenir, où désormais il évolue avec un regard intérieur.
Ce regard intime a deux
- 86 -
essences:
une première qui est affective, ne s'occupant que du vécu
personnel, et la seconde qui puise des images, des symboles dans une
connaissance étrangère au poète, soit la Bible, soit la Mythologie.
Mais Apollinaire ne saurait transposer dans sa poésie des paraboles
toutes faites:
Il fait épouser aux éléments extérieurs sa sensibi-
lité, sa "marque personnelle".
C'est pourquoi le poème ne semble pas offrir une unité d'inspiration:
tous les aspects visuels sont d'ordre impressionniste, telles
les couleurs par exemple, alors que les personnages divers, liés de
loin au drame intérieur du poète, brisent la mélancolie des vers et
les structurent à la manière cubiste.
La réalité du Paris dans lequel le Mal Aimé se promène rappelle
celle qu'évoquait un Verlaine, un Laforgue.
Apollinaire introduit dans sa poésie la vie de 1903:
,
Soirs de Paris ivres de gin
Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines
On sent toute l'exacerbation que provoquent sur ses nerfs les bruits
qui
l·~entourent.
Mais sa vision ne se limite pas au descriptif; les
verbes rendent active toute la ville:
c'est Paris qui flamboie de
toutes ses lumières, et les tramways fécondent les rues de rails
parallèles.
colère".
La vie, même agressive, se continue par "la machine en
- 87 -
Verlaine avait de Paris une vision plus
na~ve:
L'omnibus, ouragan deferraille et de boue
Qui grince, mal assis entre ses quatre roues
Et roule ses yeux verts et rouges lentement 98
L'image semble la même, un tramway bruyant dans la nuit avec ses feux
de position allumés, verts.
La personnification de l'omnibus ici ne
réussit pas à rendre la même vie:
"mal assis" évoque plutôt un gros
bonhomme, un peu ridicule débordant de son siège; "roule des yeux"
comme les trains de bois qui font la joie des petits en les traînant.
Apollinaire, comme Laforgue, a été sensible aux orgues de Barbarie, aux dimanches agonisants.
Mais le pessimisme laforguien
"Ah que la vie est quotidienne" 99
est chronique.
Même si certains thèmes retrouvent la coloration im-
pressionniste de l'automne, du souvenir, ils ne sont pas exploités
dans le même but.
La joie de vivre d'Apollinaire réussit à triompher
dans une réalité contemporaine retrouvée, assumée.
Mais si Apollinaire offre une parenté avec les deux poètes symbolistes, il a, on peut le présumer, influencé certains de ses amis,
poètes.
Max Jacob par exemple présente dans le recueil le Cornet à
dés, quelques similitudes de poésie cubiste:
98
Verlaine, Paul, "La bonne Chanson", op. cit. p. 30.
99
Laforgue, Jules, "Complainte sur certains ennuis", op. cit. p. 182.
- 8S -
"Mur de briques, bibliothèques"
100
fait songer à ces "vagues de briques" entre lesquelles marche le Mal
Aimé.
Toutefois, Jacob est plus près du surréalisme:
La brouette du tonnerre se termine en Espagne par une
boule d'arc-en-cie1 101
La "Chanson" est vibrante par toute l'intensité du sentiment
qui s'y exprime; elle est vivante par le quotidien présent, elle est,
en outre, variée par les gammes entières de couleurs qui l'animent.
On trouve au delà de la symphonie en blanc des mouchetures très vives
de rouge, vert et doré.
Ces touches colorées correspondent au climat intérieur du poète
projetant à l'extérieur son amertume, son angoisse.
Le rouge est irrémédiablement apparenté au sang d'une blessure
mal fermée:
Au tournant d'une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Les murs, comme son coeur, sont mutilés et saignent lentement.
Deux fois encore est évoquée l'image du sang qui s'épand
"Et nos baisers mordus sanglants"
Cet amour que la jeune Anglaise n'a pas voulu partager, dans lequel
elle n'a pas voulu "mordre", était si intense, qu'une fois éconduit
100 Jacob, Max, Cornet à dés, Collection "Poésie", Gallimard, Paris
1966, p. 63.
101
Ibid. p. 188.
- 89 -
le Mal Aimé, tordra le souvenir pour n'en garder que la violence,
l'aspect bestial.
Plus loin, c'est l'épée
P~line
qui a un "destin sanglant".
Il
faut bien remarquer que l'idée de mort n'est pas contenue dans le
terme "sanglant" mais au contraire celle d'une vie douloureuse contraignante.
Succède à la bouffée de fraîcheur de l'''Aubade'', une coloration
très chaude, mais déjà étouffante:
celle de l'enluminure à l'orien-
tale, du doré baroque très riche qui ornent les icônes.
Cette sens a-
tion est provoquée par les vers tels:
Portez comme un joug le Croissant
Je suis le Sultan tout-puissant
Votre seigneur éblouissant
A la lueur d'une chandelle
Alors que d'autres mots évoquant le feu suggèrent la même teinte, mais
l'atmosphère en est toute différente.
sant, menaçant; ici:
Là l'air semblait lourd, oppres-
"Sur ma douleur quel Holocauste", la menace est
dévoilée, le bOcher est allumé et la douleur devient brûlure.
Puis le noir endeuille le poème:
"Victime en robe noire".· Le
Mal Aimé baisse les yeux pour n'apercevoir que son ombre.
Les chroma-
tismes foncés appartiennent au cubisme, de même ceux qui sont froids
et sobres comme le blanc, l'argent.
L'imagination du poète s'évade dans la "Voie Lactée" pour trouver
l'analogie entre la folie des rois de Bavière et "grelottantes étoiles"
qui scintillent au firmament.
tement:
L'impressionnisme pictural apparaît net-
- 90 -
Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean
L'image est imprécise et dans la sonorité et dans le mouvement qu'elle
suggère.
C'est enfin le printemps à nouveau, mais combien opposé au premier:
le poète marche dans Paris empli de sons et lumières artifi-
ciels.
Les fleurs mesquinement pendent sur les bords des ,fenêtres,
l'électricité et la fumée remplacent la naissance du jour.
A ces
couleurs s'allie un mouvement permanent de tremblement produit par
la sonorité des gérondifs qui très souvent terminent les vers comme
en suspens l02 dans l'attente d'un éclatement:
L'amour est mort j'en suis tremblant
J'adore de belles idoles
Les souvenirs lui ressemblant
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent
102 Quarante et un vers se terminent par la sonorité AN.
On trouve le même son soixante-douze fois dans la "Chanson".
CON C LUS ION
...
-,.
.
Les deux strophes leitmotiv
sont intermédiaires entre le cubisme
et l'impressionnisme:
Voie Lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses
L'image de la terre promise symbolise cet espoir du poète de trouver
enfin l'amour; amour non point désincarné puisqu'il voit simultanément
"les corps blancs des amoureuses".
Analogie de couleurs, nous suggère
M.J. Durry, des astres et de la femme, on peut songer ici aux baigneuses de Renoir.
douceur:
Les trois premiers vers dégagent une sensation de
évocation du lait, sentiment complémentaire de la femme et
de la mère.
Les deux vers terminant la strophe font rebondir l'image
dans l'espace d'où elle était venue, mais elle s'est chargée de la
détresse du poète.
Toutefois le Mal Aimé ne se sent plus seul concer-
né, c'est le destin de l'humanité qui doit chercher une nouvelle direction au-delà des astres connus.
- 93 -
La dernière strophe affirme la puissance du poète dans son art:
Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclaves aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes
Il n'est pas besoin d'expliquer:
complaintes, hymnes et chansons.
parité que forment ces mots, qui
d'être synonymes, n'a d'égal que
salité qu'il suggère du chant du
lais,
La dissont loin
l'univerpoète. 103
Apollinaire
qui connaît sa propre "romance" se fait tour à tour
,
troubadour, esclave-victime, et enchanteur.
pas à son identité:
En effet, il ne se limite
"Moi"; il est autre, un peu à la manière rimbal-
dienne, et il tente d'unir en lui toutes ces projections de personnalités.
Lui, dont n'a pas voulu Annie, est digne de charmer des reines;
lui, qui a tant souffert à cause d'Annie, a appris les complaintes
des hommes enchaînés, comme eux il s'est senti esclave de son amour.
Lui, qui revit dans son poème sa solitude, connaît des chansons tellement charmeuses, ensorcelantes, que même les sirènes y succombent.
Il donne ainsi à la poésie un pouvoir réel:
celui de se dégager
du vécu tout en le transcendant-magie verbale qui embrasse par le
chant tous les instants de la vie.
103
Piron, M., Revue des Lettres Modernes, Paris 1963, nos.- 85-89,
p. 96.
- 94 -
La mémoire poétique, chez (Apollinaire) est
plus oppressée du réel, d'un réel ramassé à
l'étreinte saisissante, plus réel que n'avait été le réel, alors qu'il s'exerçait effectivement dans sa forme passante, vite
enivrante et vite évanouie, à des jours, à
des années si promptes. 104
Ce témoignage d'André Rouveyre résume la sensation première qui se dégage à la lecture de"La Chanson du Mal Aimé" •. Sensation trouble, car
il estpeu ordinaire de trouver, d'une manière si coulée, la fusion
entre le rêve et la réalité.
Il en résulte qu'Apollinaire demeure le
seul à connaître la clé de certaines ellipses hermétiques (les "Sept
Epées", par exemple).
Toutefois, la "Chanson" dévoile le poète intime;
souvent derrière une image grossière perce une tristesse émouvante.
Si
Guillaume Apollinaire a hérité des images impressionnistes
verlainiennes, il annonce l'ère nouvelle d'une poésie libérée, au
niveau des thèmes et du langage.
Les mots en liberté, eux, peuvent bouleverser les
syntaxes, les rendre plus souples, plus brèves;
ils peuvent généraliser l'emploi du style télégraphique. Mais quant· à l'esprit même, au sens intime et moderne et sublime de la poésie, rien n'a
changé, sinon qu'il a plus de rapidité, plus de
facettes descriptibles et décrites, mais tout de
même éloignement de la nature, car les gens ne
parlent point au moyen de mots en liberté. 105
104
Rouveyre, A., Apollinaire, Gallimard, Paris 1945, p. 67.
105 . Apollinaire, Guillaume, Nos Amis les Futuristes, dans les Soirées
de Paris. Cité par M. Décaudin, dans Crise des valeurs Symbolistes, Edition Privat, Paris 1965, p. 490.
- 95 -
Depuis Baudelaire, en effet, la poésie a quitté les chemins de
la communication pour suggérer les correspondances entre l'univers
poétique et le monde réel) c'est-à-dire celui des autres.
Apollinaire
renonce à un au-delà interprété, pour tâcher de palper "la réalité
rugueuse" qui prend ses formes variées dans toute la nouveauté du
modernisme.
Retrouver les choses à l'état brut, la sensation pure,
c'est cela:
"la surréalité", néologisme fameux dont i l est l'auteur.
Il ne se doutait pas que sa boutade donnerait naissance au mouvement
poétique le plus révolutionnaire du XXème siècle.
B l B LlO G R A PHI E
1.
OEUVRES DE GUILLAUME APOLLINAIRE
Oeuvres poétiques, M. Adéma et M. Décaudin, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris 1965.
Oeuvres complètes de G. Apollinaire, A. Ballard, J. Lecart, éditeurs,
4 tomes~ 1965.
Le Poète assassiné, Gallimard, Paris 1947.
Tendre comme le Souvenir, Gallimard, Paris 1952.
Les Peintres cubistes, présentation par Breunig, Coliection
"Miroirs de l'Art", Edition Hermann, Paris
1965.
II.
ETUDES OU SOUVENIRS SUR APOLLINAIRE
Adéma, M., Guillaume Apollinaire le Mal Aimé, Plon, Paris 1952.
Billy, A., Apollinaire, Collection "Poètes d'aujourd'hui",
Seghers, Paris 1947.
Billy, A., Apollinaire vivant, Edition La Sirène, Paris 1923.
Billy, A., Avec Apollinaire, La Palatine, Paris-Genève, 1966.
Couffignal, R., Inspiration biblique dans l'oeuvre de Guillaume
Apollinaire, Bibliothèque des Lettres modernes,
Paris 1966.
Couffi gna 1, R., Apollinaire, Collection "Les Ecrivains devant
Dieu'~ Desclée de Brower, Paris 1966.
Décaudin, M., Le Dossier d'''Alccols'', Droz-Minard, Genève-Paris
1965.
Durry, M.J., Alcools, (3 tomes), Société d'édition d'enseignement
supérieur, Paris 1964.
- 97 -
Laure-Favier, L., Souvenirs sur Guillaume Apollinaire, Grasset,
Paris 1945.
Moulin, J., Textes inédits, "Guillaume Apollinaire", Collection
"Textes littéraires français", Droz-Giard,
Paris 1952.
Orecchioni, P., Thème du Rhin dans l'inspiration de Guillaume
Apollinaire, Edition des Lettres modernes,
Paris 1956.
Pia, P., Apollinaire par lui-même, Seuil, Paris 1954.
Rouveyre, A., Amour et poésie d'Apollinaire, Edition du Seuil,
Collection "Pierres vives", Paris 1955.
Rouveyre, A., Apollinaire, Gallimard, Paris 1945.
III.
REVUES
Revue des Lettres modernes, Paris, Janvier 1956, no. 19.
Revue des Lettres modernes, Paris, Guillaume Apollinaire,
"Le Cubisme et l'esprit nouveau", Paris
1963, nos. 69-70.
Revue des Lettres modernes, Guillaume Apollinaire, "Cinquantenaire d'Alcools", 1963, nos. 85-89.
Revue Europe, "Guillaume Apollinaire, Paris, Novembre-décembre
1966.
Revue Rimes et Raison, numéro spécial:
1946.
"Apollinaire", Paris
Revue de la Table ronde, "Apollinaire, Paris, septembre 1952.
Revue cri tigue, Article de Paul Viallaneix, "Apoll inaire et les
saisons de l'amour", Paris, janvier 1969.
- 98 -
IV.
OUVRAGES D'ENSEMBLE SUR LA POESIE ET SON HISTOIRE
Histoire des Littératures, tome 3, R. Queneau, Bibliothèque de
la Pléiade, Paris 1963.
Alain, Système des Beaux Arts, Collection "Idées", N.R.F.,
Paris 1963.
Albérès, R.M., Bilan du XXème siècle, Aubier, Paris 1956.
Alquié, F., Philosophie du Surréalisme, Flammarion, Paris 1955.
Bachelard, G., La Psychanalyse du feu, Gallimard, Paris 1938.
Brémond, H., La Poésie pure, Grasset, Paris 1926.
Clancier, G.E., Panorama critique de Rimbaud au Surréalisme,
Seghers, Paris 1959.
Croce, B., La Poésie., Presses universitaires de France, Paris
1946.
Décaudin, M., Crise des valeurs Symbolistes, Edition Privat,
Paris 1965.
Etiemb1e, Poètes ou Faiseurs, Gallimard, Paris 1966.
Michaud, G., Message poétique du Symbolisme, Nizet, Paris 1961.
Nadeau, M., Histoire du Surréalisme, Seuil, Paris 1948.
Onimus, J., La Connaissance poétique, Desclée de Brower, Paris
1966.
Raymond, M., De Baudelaire au Surréalisme, Corti, Paris 1963.
Richard, J.P., Poésie et Profondeur, Collection "Pierres vives",
Edition du Seuil, Paris 1955.
Sartre, J.P., Qu'est-ce que la littérature, Collection "Idées",
N.R.F., Paris 1964.
Schmidt, A.M., La Littérature Symboliste, Collection "Que saisje?", Presses universitaires de France,
Paris 1966.
Waltz, R., Création poétique, Flammarion, Paris 1953.
- 99 -
V.
OEUVRES LITTERAIRES
Baudelaire, Charles, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris 1963.
Breton, André, Manifeste du Surréalisme, Collection "Idées",
N.R.F., Paris 1966.
Jacob, Max, Le Cornet à dés, Collection "Poésie", Gallimard,
Paris 1966 .
. Rimbaud, Arthur, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la
Pléiade, Paris 1963.
Verlaine, Paul, Poèmes saturniens, Livre de Poche, Paris 1966.
Sagesse, Livre de Poche, Paris 1964.
La bonne Chanson, Livre de Poche, Paris 1964.
Jadis et naguère, parallèlement, Livre de Poche,
Paris 1965.
VI.
OUVRAGES CONSULTES SUR LA PEINTURE
Cabanne, P., L'Epopée du Cubisme, Edition Table ronde, Paris 1963.
Gleizes, A., Du Cubisme et des moyens de le comprendre, Edition
"La Cible", Paris 1920.
Golding, J., Le Cubisme, Livre de Poche, Paris 1965.
Jeanneau, G., L'Art Cubiste, Edition d'art "Charles Moreau",
Paris 1929.
Muller, J. E., L'Art moderne ,--cr'ire de Poche, Paris 1963.
Rewa1d, J., Histoire de l'Impressionnisme, Livre de Poche,
2 tomes, Paris 1965.
Vallier, D., La Peinture 1870-1940, Edition de la Connaissance,
Bruxelles 1963.
- 100 -
Venture, L., Archives de l'Impressionnisme, Edition DurandRuel, tome 2, Paris 1939.
Revue Connaissance des Arts, no. 108, février 1961.
Article de J.F. Revel: "Le Cubisme mis en regard
de l'Art abstrait".