Thriller - Livres à suspense thrillers

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Thriller - Livres à suspense thrillers
Thriller
PIA EDITIONS
LA RESURRECTION
DES
MAURES
5
Tito Giro
LA RÉSURRECTION
DES
MAURES
THRILLER
PIA EDITIONS
6
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DES LECTEURS SUR APPAREILS À LECTURE NUMÉRIQUE.
CET OUVRAGE EST COUVERT PAR ACTE DE "COPYRIGHT"
ET NE PEUT EN AUCUN CAS ÊTRE REPRODUIT DANS UN
BUT COMMERCIAL, NI FAIRE L'OBJET D'ÉDITIONS, SCRIPTS
CINÉMATOGRAPHIQUES OU TÉLÉVISUELS SANS LES
AGRÉMENTS ET ACCORDS EXPRESSES DE PIA EDITIONS
ET DE L'AUTEUR.
* Ceci est une œuvre de fiction. Les situations décrites sont purement imaginaires. Les citations réelles de personnages publics ayant existé sont mises entre
guillemets, tous autres propos leurs étant attribués relèvent du fictif romanesque.
Nouvelle Édition de La Résurrection des Maures
© Pia Éditions - Décembre 2013
(ref :version papier ) ISBN 978-2-917849-05-7
www.lesuperblogthriller.com
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Yes they can !
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Prologue
Au
292 Vauxhall Bridge à Londres, même le moins superstitieux des météorologistes se crut victime d'un sortilège. Jamais la plus pessimiste des prévisions n'aurait auguré un brouillard de pareille persistance sur le Comté d'Essex. Or, l'événement du 3 avril 2009 nécessitant que les
brumes matinales se dispersent rapidement on dut se plier à
l'évidence, Marine One l'hélicoptère du président des USA
ne pourrait pas décoller de Regent Park. Dès lors, prévenu
par le Foreign Office (1), le couple Obama quitta la résidence de Winfield House à 7 h 15 UK (2) à bord d'une des
Cadillac accompagnant tous les voyages présidentiels. Paradoxalement, ce fut donc englué dans les embouteillages
londoniens que l'homme le plus puissant de la planète rejoignit l'un de ses deux Boeing 747. Son arrivée à Strasbourg n'étant prévue qu'à 11 h françaises, les plannings seraient tenus. Le spacieux et confortable module arrière de
celle que les Américains surnommaient en riant "l'Obamamobile", était un véritable bureau d'où le président pouvait
(1) Foreign Office : Ministère des Affaires Etrangères (2) H.UK : Heure anglaise.
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contacter l'ensemble du monde. Pensif, il songeait aux propos du G20 lorsque le voyant de sa ligne directe avec la
vice présidence (1) se mit à clignoter. Deux heures trente du
matin sonnaient alors à Washington DC.
- Hi ! Joe, quoi de nouveau depuis notre entretien ?
La gravité du Président parut s'amplifier, à mesure de la
réponse.
- OK. Passe-le-moi.
- Où en sommes nous Léo (2) ? Je t'écoute…
Le visage était tendu. Son épouse le remarqua et eut un
frisson, ne pouvant effacer de sa mémoire l'image du
Ground Zero (3). La conversation continuait, incisive.
- Combien de victimes ?
Le chiffre fut communiqué.
- Shit ! Ne m'explique pas comment. C'est à Langley (4)
de régler ce type de problème. Mon rôle reste strictement
politique.
De nouveau, le silence régna dans la limousine géante.
- Seules importent les conséquences immédiates. Pour
préparer le terrain, il me faut gagner du temps avant d'arriver à Strasbourg. Abrège !
D'une main, il gribouilla un mot à l'attention du commandant de son avion pour lui intimer de prendre un peu de
retard et glissa l'ordre à son ordonnance par la vitre séparant les compartiments du véhicule. L'entretien avec le patron de la CIA fut écourté en deux phrases.
- Nous n'avons rien à "cirer" de la susceptibilité des Services Français. Quant à nos agents, que le job soit réalisé
avec professionnalisme. Bye – Il raccrocha.
Anticipant les retombées politiques issues de ces nouvelles, le président s'appuya à droite de la banquette et, les
yeux clos, joignit ses majeurs en I sur sa bouche.
(1) Vice-président des USA : Joseph R. Biden. (2) Leo: Leon Panetta Patron du CIA. (3) Ground
Zero : Emplacement de l'attentat du 11 septembre 2001. (4) Langley : Siège du CIA.
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- Comment sommes-nous arrivés à pareille situation ? –
murmura-t'-il.
Puis se tournant vers sa femme, il esquissa un sourire qui
se voulait rassurant.
- Ne t'inquiète pas"Meesh". Ce n'est pas la fin du monde.
Juste le genre de responsabilité politique qu'un chef d'État
se doit d'assumer.
Cette dernière estima inutile d'en savoir plus, de même
qu'elle n'avait rien demandé au sujet d'un précédent coup
de fil nocturne. Barack l'informerait en temps voulu. La
bête politique, qui fut son jeune stagiaire chez Sydney et
Austin en 1989, était un mélange de flegme et d'humour
conjugués. Un immense sourire, des yeux rieurs et une décontraction sportive offraient, au monde, une image cachant l'acuité de son intelligence. Il venait d'en faire preuve
durant les précédentes 48 heures, calmant d'un propos sibyllin, l'excitation franco-allemande du G20. Michelle
Obama regarda par la fenêtre défiler les Sweet homes britanniques. Rencontrer Carla Sarkozy, que l'on disait gaie et
intelligente présageait une récréation, l'accueil chaleureusement British des Ladies, n'ayant pas été des plus drôles.
Et puis, avec la belle franco-italienne, les paparazzi se "rinceraient l'objectif" d'un duo et non plus des seuls gestes et
couleur de la nouvelle First Lady.
Quelques instants plus tard, la limousine s'arrêtait sur le
tarmac de Standsted-airport au pied d'Air Force One. Le
couple présidentiel, du haut de la passerelle salua en direction de leurs hôtes, invisibles dans le Pea soup fog. Il était
8 h 30 UK, soit une heure de moins qu'en France. Vu la grisaille se furent les hurlements des réacteurs du Jumbo Jet
qui confirmèrent à l'assistance que le décollage avait eu
lieu. Tous les agents, du Secret Intelligence Service aux
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simples Bobbies en faction dans l'aérogare, soufflèrent.
Pour eux, le G20 était fini. Une bonne pinte de Newcastle
Brown Ale (1) s'avérait méritée.
À l'autre bout de Londres dans la salle d'attente de Heathrow-airport, Frédéric Letellier reporter à Conjoncture
Française terminait son article sur ce sommet décevant.
(1) Newcastle Brown Ale : Bière anglaise réputée
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Chapitre 1
Chaque fois qu’il baissait le volet roulant de son
épicerie,
Raymond Cugnasse s’imaginait cloué au lit victime d’un
lumbago. Aussi, pour limiter les risques, le magasin n'était
clos que le soir. À l’heure du déjeuner, une vitrine crasseuse couverte d’un rideau rayé, protégeait les condiments,
boîtes d’épinards, liquides et spiritueux. Aucun étranger ne
passant plus à Sainte Anatolie depuis des lustres, l’épicier
avait moins à craindre d’un cambriolage que l'invasion de
cafards, blattes et autres cancrelats.
Pourtant, le 15 septembre 2006, un observateur aurait pu
constater qu’en rupture avec une habitude trentenaire,
l’épicier fermait boutique en milieu d’après-midi. Après
s’être relevé de son périlleux exercice, Raymond Cugnasse
colla un post-it sur une lame de sa machine à tours de reins,
signalant à son aimable clientèle que les lieux seraient clos
jusqu’au lendemain. Après avoir vérifié la serrure graisseuse, le commerçant essuya ses mains sur son pantalon,
réalisant trop tard qu’il portait une tenue réservée aux occasions festives, obsèques et réunions du conseil municipal.
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Pestant contre sa distraction, il s’assura ne pas avoir trop
graissé la serge et se dirigea vers l'hôtel de ville. De toute
façon, ce costume serait bientôt remplacé par une veste à la
mode et le store manuel par un rideau électrique.
Sainte Anatolie était une bourgade de neuf cents âmes,
nichée dans l’arrière-pays toulonnais. Ancien passage vers
la grande Bleue, le village avait été déconnecté du monde
par la création des autoroutes qui griffaient maintenant les
Maures d’est en ouest et du nord au sud. Les commerces
fermaient progressivement, laissant à l’épicerie de Raymond le soin de sustenter une population âgée. Comme
toujours, les jeunes étaient partis à la ville, l’école avait
disparu. Il fut question de supprimer le bureau de poste,
sous le gouvernement Raffarin ce qui avait offert au village
une éphémère gloire médiatique, une interview du maire
étant passée au JT de Jean Pierre Pernoult. Profitant du micro, l’élu de Sainte Anatolie avait évoqué la désertification
de sa commune et l’inexploitation d'un foncier qui offrait
une vue inouïe sur la Méditerranée. La chose, sans intérêt
pour le commun des téléspectateurs, interpella cependant
un certain David Giberstein qui en informa sa direction
new-yorkaise.
Raymond Cugnasse traversa la place principale, coupant
par le terrain de pétanque désert à ce moment de la journée.
En septembre les persiennes ne s’ouvraient qu’avec la brise
du soir. Vers dix-neuf heures, le claquement des volets et
l’apparition de chaises aux portes d’entrée rappelaient
l’existence des derniers autochtones. La mairie se trouvait
en bout du mail (1). Cette bâtisse en briques foraines se distinguait des maisons du bourg, toutes de plain-pied, par
son perron surmonté du sigle de sa destination.
(1) Mail : Allée publique souvent située au centre des villages du Sud.
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Trois voitures, immatriculées 75, étaient garées au bas des
marches. L’épicier reconnut la Jaguar noire S-Type du représentant de la Westing-Tramp Cie, ainsi que le gros 4x4
de l’architecte. Inquiet d’être en retard, il consulta sa vieille
Lip et pénétra dans la maison du peuple. Après avoir embrassé Simone, secrétaire perpétuelle des lieux, l’arrivant
salua des personnes qui attendaient dans le hall et poussa la
porte de la salle du conseil. Le maire, entouré d'élus municipaux, devisait devant une maquette encombrant le feutre
de la grande table. Derrière l’épicier, le battant laissa passer
les représentants de la DDE qui arguèrent sans complexe
du mauvais état des chaussées pour justifier leur retard.
Voyant son monde réuni, Louis Escarfitte, premier élu
de la commune, toussota pour s’éclaircir la gorge.
- Messieurs les conseillers et agents de l’administration,
cette réunion a pour objet d’apporter la dernière main au
projet sur lequel nous œuvrons depuis trois ans. Les arrêtés
et permis ont été notifiés. Nous sommes opérationnels et je
vous remercie du travail accompli.
Il y eut un bruissement de satisfaction dans l’assistance.
Après une pose d’orateur, le tribun reprit.
- J’ai convoqué le promoteur, l’architecte et leur bureau
d’étude pour finaliser les calendrier et date d’ouverture du
chantier. Y a-t-il des questions ?
Quelques doigts s’étant levés au sujet de points insignifiants, on introduisit les visiteurs. Ces derniers semblaient
issus d’un jeu des sept familles, tant leur aspect respectif
reflétait l’activité professionnelle. En file indienne, ils serrèrent les mains des présents, eux-mêmes en rangs
d’oignons. Quelques propos furent échangés entre ceux qui
se connaissaient. David Giberstein, la quarantaine semi bedonnante, le cheveu noir cosmétiqué, costume sombre
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Smalto, gourmette en or et Rollex, représentait la branche
Française de la société Westing-Tramp & Cie. Il était accompagné de son Directeur du développement, jeune cadre
dynamique arborant la même tenue que son supérieur, mais
en taille M de chez Célio.
Le maître d’œuvre, Philippe Desormeaux, patron people
d’un atelier d’architecture en vogue, s’était déplacé. Il était
accompagné d’assistants chargés de dossiers à sangle. Le
crâne dégarni, l’architecte portait en catogan les restes périphériques de sa chevelure grisonnante Les manches roulées de sa veste déstructurée, laissaient apparaître un jeu de
bracelets tressés sur des avant-bras bronzés.
Ce beau monde installé, le premier élu de la commune prit
la parole rappelant, en quelques mots, la genèse du sujet les
réunissant. Dans le fond, l’affaire était la suivante.
- La société Westing-Tramp & Cie avait acquis deux
cents hectares d'anciennes oliveraies stériles sur la commune de Sainte Anatolie. Ces terrains bénéficiant d'un arrêté de ZAC en 92, n’avaient pas été bâtis pour cause de crise
immobilière. Aussi, lorsque le promoteur américain avait
proposé, en 2003, d’acquérir ces terrains bâtissables la région s’était mobilisée. La construction d'une centaine de
villas donnerait un second souffle au secteur, une sorte de
résurrection. Certes, il y eut quelques écolos en mal de Larzac pour porter l’affaire en justice, mais les chevelus barbus durent abdiquer devant la détermination des autochtones. Les tribunaux confirmèrent le POS et après trois ans
d’effort un arrêté préfectoral de lotir avait été délivré.
Pour conclure, Louis Escarfitte pointa un index boudiné
en direction d'une maquette, qui occupait le tiers de la salle.
- Voici, messieurs, le résultat virtuel de trente six mois
de labeur.
Vingt-trois yeux, le premier adjoint étant borgne, se di16
rigèrent vers la réduction de la commune et tout particulièrement sur le domaine de Pardaillac. Ce dernier, remodelé,
était sillonné d’avenues et découpé en grandes parcelles.
Ce quadrillage comportait un golf 18 trous, une piste d'aérodrome et des maisons aux piscines hollywoodiennes. Les
volumes généreux des constructions donnaient une idée du
standing concocté et de la clientèle attendue.
Le maire gagna la miniature. Plus petit que ne laissait supposer sa grosse tête, il espérait beaucoup des résultats de la
future présidentielle pour avoir des mensurations de chef
d’état. S’appuyant sur la vitrine en plexiglas, l’élu invita
David Giberstein à développer le calendrier du chantier.
L'imbroglio technique qui suivit eut pour effet d’assoupir
une partie des conseillers municipaux. Raymond Cugnasse,
en retard d’une sieste, se mit à faire des rêves érotiques,
qui ne laissèrent d’inquiéter sa voisine, car il parlait en
dormant. Pour éviter le pire, mademoiselle Lespinasse décocha au dormeur quelques coups de pieds sous la table.
Mal ou bien lui en prit, car le rêveur croyant à une invite,
entreprit une main chaude en somnambule. À 18 h 30, le
maire toqua la table de sa règle pour stopper les propos
techniques et réveiller ses colistiers. Heureusement, car le
sommeil de l'épicier avait pris un tour libidineux, sa voisine
n’opposant qu’une résistance de principe à l’exploration de
ses dessous. Les élus furent ravis que les dates d'ouverture
des travaux de génie civil aient été fixées pendant leur
somme. Ce fut à l’unanimité, moins une abstention, que les
résolutions furent adoptées, Raymond Cugnasse ayant levé
le bras avec un temps de retard. La deuxième partie de
l’ordre du jour était plus intéressante pour l’auditoire. Cette
dernière traitait des prospectives d’occupation. Le jeune directeur commercial de la Westing ajusta sa mèche gominée
et son pantalon à pinces. Il sortit de son cartable une liasse
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de feuilles aux armes de la WTC. Le programme se traduisait par la création d’une résidence, comprenant cent cinquante demeures entourées de vastes jardins privatifs. Les
bâtisses, répertoriées dans un catalogue, avaient des styles
très différents. Il y en avait, autour du golf, près de la piste
d’atterrissage ou plus isolées au cœur d'oliveraies. On trouvait du style californien, New Orléans, Victorien et même
Provençal pour satisfaire aux desideratas de l’architecte des
Bâtiments de France. La clientèle, exclusivement étrangère,
était en majeure partie anglo-saxonne. Il s’agissait de retraités argentés soucieux de calme et de sécurité. L’orateur
préféra ne pas s’étendre sur ce point et aiguilla son propos
sur les pourcentages de réservations enregistrées aux EtatsUnis.
Le conseil municipal était constitué des derniers commerçants, d'éleveurs ovins et propriétaires terriens. L’arrivée
d'étrangers fortunés sous-entendait le redémarrage d'activités moribondes. Aussi, durant la période de gestation les
habitants avaient-ils projeté de moderniser leurs exploitations. L’épicier créerait une superette, le boulanger un
fournil franchisé, l'estaminet deviendrait un saloon. Les
particuliers aménageaient des chambres d’hôte. Marguerite
Lespinasse, finement conseillée par le Crédit Rural des
Maures, avait investi dans la création d’un Washmatic (1)
pour que les arrivants puissent laver leur linge.
La séance étant close, l’architecte proposa aux représentants de la Westing-Tramp & Cie, de faire un saut sur le
terrain. Le maire les retint.
- Messieurs, avant de partir, faites-nous le plaisir d’être
des nôtres pour un vin d’honneur.
Une employée de mairie, fit son apparition, poussant une
(1) Washmatic : Laverie self-service.
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table roulante, porteuse de boissons et zakouskis encore
emballés. Raymond Cugnasse, remis de ses songes érotiques, constata horrifié que le Champagne proposé venait
d’un Hypermarché des Courlis. Pestant, il se promit d’en
parler à Louis Escarfitte, trouvant indécent que la municipalité favorise le concurrent d’une commune voisine. Ce
centre commercial, équidistant d'Hyères et Sainte Anatolie,
était situé sur la rive gauche de l’ancienne RN 97. Cette
voie avait aussi un rôle frontalier entre la zone d’activités et
une cité de triste réputation. Ce fut donc du bout des lèvres
que l’épicier sanatolien éclusa cinq coupes du FeuillateBrut, acquis au détriment des Blanquettes de son arrièreboutique.
Vers 18 heures, les participants se dispersèrent. Entassés
dans le 4x4 de l’architecte, les intervenants du privé gagnèrent Pardaillac. La grille de la propriété franchie, ils prirent
une voie pierreuse pour rallier la Tuc des Oliveraies, point
culminant du tènement. Il s’agissait d’un lacis qu’une 4 L
Renault des années 60 aurait passé sans encombre, mais
Philippe Desormeaux, heureux d’utiliser son véhicule hors
des trottoirs parisiens, conduisait comme un pilote du Camel Trophy. Le chemin s'arrêtait sur un promontoire, à michemin du sommet. Là, les baroudeurs, en costume noir et
mocassins pointus, se dispersèrent pour admirer le paysage.
Entre eux et l'horizon s’étendaient les anciennes oliveraies
du domaine, une plaine aux couleurs ocre et verte ponctuée
de villages, sur fond de Méditerranée. Seule ombre au tableau, les lettres lumineuses d'une zone commerciale et des
barres HLM distinguables à l'est. Cependant, ce témoignage
de vie économique et sociale pouvait être camouflé.
L’architecte anticipa la question de David Giberstein.
- Nous veillerons à escamoter cette vue, par la création
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d'une rangée arborée au Sud du coteau de la Tuc. D'ailleurs
le sommet restera sauvage à cause d'un blockhaus indestructible de 39/45.
- Bonne initiative – répliqua le directeur de la WestingTramp & Cie, parcourant du regard les limites du domaine.
Il y eut un silence, durant lequel il resta pensif, avant que
de reprendre.
- À propos, où en sommes-nous de la sécurisation de
l’ensemble. Vos appels d’offres devraient être bouclés sur
ce poste ?
- Exact. Je voulais vous en parler. Nous avons retenu une
boîte extrêmement sérieuse, loin d’être la moins disante,
mais dont les capacités répondent à nos exigences.
- Ah bon! Pour avoir déjà œuvré sur ce type de produit ?
- Pas exactement. Les entreprises de notre pays n'ont pas
d’antécédents en la matière. Vous savez, la France n’est
pas rodée à ce type de réalisation.
- C’est vrai. Quels ont été vos critères de sélection ?
- La TEMIX a réalisé des enceintes pour des centrales nucléaires et diverses technopoles classées Secret défense. Ce
sont des professionnels correspondant à nos besoins.
- Je vous fais confiance Philippe. Vous savez qu’il s'agit
d’un gros poste VRD, si ce n’est le majeur.
- Effectivement. À ce sujet, j’ai été étonné, que votre
commercial en ait si peu fait état dans son exposé.
- Détrompez-vous, c’était volontaire. Cette affaire de sécurité est un atout pour les résidents, pas forcément pour la
population extérieure.
- Vous évoquez la teneur des retombées économiques ?
- Oui. De vous à moi, ces dernières seront nulles au plan
sectoriel. Nous avons constaté le phénomène. Notre clientèle fait partie de ces gens qui font le tour du monde, dans
un paquebot super-market, sans jamais monter sur le pont,
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voir la mer ou descendre aux escales.
Quelques oiseaux traversèrent l’azur. Plus bas, le bourg
de Sainte Anatolie se préparait à l’heure du Pastis. Un gros
hélicoptère militaire, survolé en altitude par deux avions de
chasse, traversa l’horizon, en direction de l’Est.
- Chirac est à Brégançon. Probablement pour sa dernière
saison – Supputa l’architecte.
Les collaborateurs et invités qui s'étaient dispersés sur le
tertre rejoignant la voiture, David Giberstein reprit.
- Faites-moi passer l'ordre de démarrage des travaux,
Phil. Je serai à New-York dans quinzaine et souhaiterais
annoncer l’ouverture du chantier aux actionnaires.
Les grillons du soir chantaient quand les feux arrière du
Range Rover sport HSE disparurent au fond de l’avenue de
Château Pardaillac
21
Chapitre 2
Une des roue du caddy d’Aïcha avait rendu l’âme depuis
longtemps et c’est un tricycle à roulage asymétrique que la
malheureuse tractait de son quatre pièces jusqu’à la zone
commerciale située de l’autre coté de la passerelle.
- La putain de leur race – jurait elle tout bas – cela fait
des mois que je demande aux hommes de réparer ma poussette et ils sont toujours occupés à ne rien faire.
Son tchador enfoncé jusqu’aux oreilles, le front dégagé
jusqu’à hauteur du tatouage bleu surplombant ses sourcils,
elle était vêtue d’un saroual coloré et chaussée de Tong retenus par des orteils aux ongles à henné écaillé. Aïcha vivait à la Glacerie depuis une vingtaine d’années et parlait
mal français, hors les phrases nécessaires à se faire comprendre aux supermarchés et services publics. Cette méconnaissance apparente de la langue, lui permettait de passer aux caisses moins de dix articles avec un chariot rempli
à ras bord, aux guichets administratifs sans ticket, de voyager en car avec une carte périmée et finalement, bénéficier
de petits avantages admis d’âmes compréhensives. Elle le
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méritait un peu, n'ayant pas la vie facile. À cinquante sept
ans passés, Aïcha avait cinq enfants, dont trois en métropole. Ses fils s’adressaient à elle en sabir zonard, la considérant comme indissociable du faitout, des casseroles et de
l'entretien du logement.
Allah et l'érection permanente de son époux Mustapha,
dont les spermatozoïdes étaient heureusement mollassons,
l’avaient gratifiée de quatre garçons et une fille. Les deux
aînés vivaient au pays. Leila, Bachir et Camel étaient nés
en France avant que leur géniteur ne soit mis au chômage.
Malgré leur malheur social, ils tenaient à l’étroit dans un
appartement de trois chambres. À 11 h du matin l’air était
déjà chaud. Le caddy bancal lui arrachait les bras. Courageuse, elle avançait à petits pas, économisant ses forces
pour escalader la passerelle. Celle-ci, enjambant la voie rapide, permettait à la population de La Glacerie d’accéder
aux hypermarchés des Courlis. Ce passage piéton suspendu
évitait d’avoir à transiter par l’échangeur, distant de 2 Km.
Des pétitions avaient réclamé le remplacement de ce ponceau par un viaduc, mais la commune s’y était toujours opposée. En effet, les maires successifs, toutes convictions
confondues, savaient qu'un accès routier engendrerait la fin
de la zone commerciale. Les expériences, du Val Fourré de
Mantes ou des 4.000 à La Courneuve, avaient fait école.
Avec les années, La Glacerie enclavée était devenue, une
zone de non-droit aux règles mafieuses. C’était le cancer de
la région, dont on ne parlait qu’en levant les yeux au ciel.
Les efforts d’urbanisme comme les plans de circulation bénéficièrent aux alentours, isolant définitivement les barres.
Ces immeubles HLM avaient été construits dans les années
60 pour recevoir les "pieds noirs" en exil. Ces derniers n’y
avaient jamais séjourné, s’étant vite intégrés à la vie métropolitaine. Puis ce fut au tour de Portugais d’investir les
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lieux. La plupart, travailleurs et parcimonieux, retournèrent
au pays placer le fruit de leur labeur. Il fut alors question de
détruire ces bâtiments obsolètes. L'Administration ayant
laissé le site à l'abandon durant des années, la Sonacotra et
le Préfet décidèrent d'y loger temporairement un surplus
maghrébin. Vingt ans plus tard, l’ensemble chancelant abritait des centaines de familles immigrées, sans emploi ou situation régulière.
Arrivée
en haut de l’escalier, quelque peu essoufflée,
Aïcha attaquait la partie plane du passage suspendu, lorsqu’elle les aperçut à mi-chemin.
- La purée de vous autres. Qu’est-ce que vous foutez là
au lieu d’être à l’école ! Balek (1) – hurla-t-elle.
Ainsi houspillés, les deux gamins sursautèrent, mais se
ressaisirent au vu de l’agresseur et l’absence de danger.
- Casse-toi fatma ! Tu te prends pour un keuf…
Il fallait plus que ça pour impressionner la mère de famille. Elle s’élança, main armée d’un gros concombre issu
de son panier et la puissance d’un rugbyman emporté par sa
masse. Surpris, les agressés déguerpirent, non sans quelques crachats, accompagnés de bras d’honneur.
La femme soupira, les gosses n’étaient plus élevés et faisaient la loi. Sur le plancher de la passerelle, trois morceaux de parpaings en disaient long. Sans le savoir, des
usagers de la voie expresse devaient peut-être leurs vies à
son intervention. Cela n’aurait jamais été que le cinquième
incident de ce type en six ans. Mais, comme on n’avait pas
déploré de mort, les coupables, en général mineurs, furent
relâchés le jour de leur interpellation après un sermon sur
l’illégalité des vols de chantiers. Quant aux amendes, aucun
huissier ne s’aventurait dans cette zone depuis des lustres.
(1) Balek : Allez vous en.
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Maugréant, la femme reprit sa route. Du haut des marches,
elle aperçut les gamins qui discutaient avec les occupants
d’une BMW 530. Probablement des sous-caïds. Les patrons n’arrêtaient jamais leurs belles voitures à découvert.
De toute façon, Aïcha ne craignait pas les représailles. À la
Glacerie on ne touchait théoriquement pas aux vestales.
Chemin faisant, attelée à son chariot éclopé, elle salua
d’autres moukères vêtues par un même couturier, originaire
de Mekhnès ou Boussaâda. Après s’être mutuellement
plaintes de leurs vies et avoir moqué le caractère de leurs
époux respectifs, les femmes se quittaient sur un :
- Incha allah ma tawwelch alina.
Il était 12 h, lorsqu'elle arriva au pied du bloc B-3, reconnaissable aux "tags" à la gloire de Zizou et Sigouléne. En
pied d'immeuble, un tapis de canettes éparses entourait une
file de poubelles, royaume des chats, anus circulaires et
queues dressées en points d’exclamation. L’un des quatre
autobus quotidiens, il n’y avait plus de service le soir après
17 h pour cause d’agressions, déversa son lot de passagers.
Leila courut vers sa mère.
- Oum (1) comme tu es chargée. Pourquoi ne pas m’avoir
attendue pour les courses Quelle tête de mule.
- Yak chmel, à chacun son âge et sa tâche. Tu as passé
ton hiver au lycée, il est normal qu’une jamila (2) comme
toi profite de ses vacances. Par contre, tes frères n’ont toujours pas réparé mon carrosse.
Leila était le trésor d’Aïcha. C’était une belle fille de
dix-sept ans et demi, vivant à l’européenne, gaie et sportive. En terminale S au lycée à Toulon, elle avait rattrapé le
retard pris à l’école primaire et caracolait en tête de classe.
Par prudence, quand la nuit tombait tôt, elle couchait chez
Cyrielle Piriac, une amie bretonne, dont le père militaire
(1) Oum : mère, maman
(2) Jamila : jolie fille.
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travaillait à l’Arsenal. La jeune fille haussa les épaules.
Malgré la dénégation de sa mère, elle prit le contrôle du
caddy à trois roues
- Les machos ! Ton mari, comme tes fils, pourrait faire
un effort. Seulement voilà, tu n’insistes pas…
- Ils disent avoir mieux à faire qu’à bricoler.
- Et tu crois qu’ils font quoi toute la journée ? Bèba (1) regarde les émissions du Moyen Orient à la télévision.
Elle dressa un doigt vers les balcons, couverts de paraboles rondes donnant aux façades l’allure de vieux paquebots pourris.
- Quant à Bachir et Camel, ils passent leur temps au pied
du bâtiment à droguer avec des copains ou à déambuler en
quête de quelques "deals" pas très nets.
Aïcha s’arrêta de marcher, opinant du tchador
- Tu as peut-être raison, habibti, mais j’ai toujours connu
ça. C’est la vie. Autrefois, dans le bled, les hommes passaient leur temps au café – elle soupira – par contre il n’y
avait pas d’alcool, ni télévision, ni PMU. Juste les cartes,
les dominos et la tchatche.
- En attendant, tu devrais surveiller tes fils. Les jeunes de
la cité ne sont pas tous des exemples à suivre.
- Arroua ! Mes fils sont pas racailles. Ils vont à l’école.
- Peut-être. Mais Bachir fait du business. Vous ne vous
êtes jamais demandés, comment il se payait des blousons
"Lacoste" ou des pompes "Nike" ? Tu connais le prix ?
La vieille eut l’air troublé. Mais n’était jamais avare
d’arguments pour défendre sa progéniture.
- Peut être c’est cher ! Mais ils font des échanges et j’en
ai vu, moi, des souliers de sports au Leclerc à 25 €.
- Je ne pense pas que ce soient les mêmes. Puisque tu ne
veux rien admettre, on en reparlera une autre fois.
(1) Beba : Père, papa
26
Elles attaquèrent la montée des vieilles marches en cérame mortadelle, s’agrippant à la rampe piquetée de rouille.
L'odeur de cuisine et la musique Rai annonçaient l’imminence des repas. Au second, les rugissements de pitbulls,
enfermés dans un appartement, leur firent presser le pas.
- C’est curieux, ils se jettent tous les jours sur cette porte
et à chaque passage, je tremble – Murmura Aïcha – Comme si parler bas, avait une incidence sur la hargne des molosses dont les coups bousculaient le chambranle.
- Heureusement que le battant s’ouvre vers l’intérieur,
sinon ils l’auraient démoli depuis longtemps.
- Peut être avec mort d’homme…
Arrivées, fatiguées, mais distraites d'avoir papoter, elles
firent une pause. Les décibels des actualités algériennes du
séjour, conjuguées aux romances du délicat Cheik Mami,
venant d’une chambre, leur firent savoir que la gent masculine était au bercail.
27
Chapitre 3
Un vent de chien balayait Broadway Street, mais dans son
bureau au quinzième étage de la Westing Tower, Patty Anderson n'avait cure du mauvais temps. Ouvrant le dossier
des réservations, elle entreprit de saisir une vente sur son
IBook G4 personnel. Un click sur l’icône "Pardaillac rémunérations" fit apparaître un tableur sur lequel défila, le
montant des primes lui revenant. Après avoir entré les références du dernier contrat, elle entreprit la partie excitante
consistant à mettre le prix dans la cellule appropriée. Le
montant de sa commission s'afficha en bout de ligne et ses
gains cumulés au bas de la colonne.
- Bingo! – Murmura-t-elle – J'ai dépassé les 150.000 $.
Patty Anderson avait de quoi être satisfaite. Embauchée
en 98 par la Westing-Tramp Cie, elle avait été mutée à la
commercialisation sur plans de programmes off-shore. Son
travail, rémunéré à l’intéressement, se traduisait par la
vente d'appartements et maisons de luxe construits en Europe par l’Entreprise. Ce type de produits s’adressait à des
clients américains désireux d'exils au calme. De son bureau
28
à Manhattan, la jeune femme avait ainsi vendu des résidences sur la Costa Brava, les côtes italiennes et le rocher
de Monaco. Les prospects, généralement séduits par une
publicité bien faite, prenaient rendez vous à la Westing
pour admirer les maquettes, voir des simulations 3D et réserver. Ainsi, depuis son seul show room, Patty Anderson,
grande fille blonde aux yeux pervenche, promenait virtuellement ses visiteurs de la Sardaigne au Portugal, leur vendant des logis dans des résidences européennes aux normes
US et occupées par des Yankees. Le dépaysement était ténu, mais ce type d'acquéreurs n'entendait pas changer ses
habitudes. À ce titre, il n’éprouvait pas le besoin d’apprendre les langues, se limitant aux mots nécessaires à faire
des emplettes et prendre son green fee de golf. En cela, sa
philosophie était proche de celle d’Aïcha Bentaya.
Les programmes
espagnols et italiens construits avant
2000, consistaient en immeubles proches des flots, voire
les pieds dans l'eau. À Monte Carlo, il s'agissait d’appartements pour affairistes, soucieux de défiscaliser des
miettes de leurs fortunes. Château Pardaillac vu sa situation dans les terres, était atypique. Cette réalisation intéressait des gens qui autrefois auraient acquis sur la Croisette
ou la Promenade des Anglais, mais depuis le second conflit
Irakien et les émeutes françaises de 2006, leur mentalité
avait changé. Malgré un désir de "dépaysement à l'américaine" cette clientèle primait la sécurité. Ce fut à cela que
le marketing office de la Westing s'était attelé.
À 12 heures, l’Intellistation A Pro IBM de son ordinateur
professionnel sonna, lui rappelant la vidéo conférence hebdomadaire avec Paris. Elle ouvrit Skype et David Giberstein apparut à l’écran.
- Hi! Pat comment va ? Quel temps à NewYork ce soir.
29
- Pour la soirée, je ne sais pas encore, mais à midi il
pleut. Tu oublies le décalage horaire mon Cher.
- Exact, je te prie de m'excuser. Ici, nous avons une
fin d'après midi automnale. Comment vont les affaires ?
- À ce jour, le score des réservations frise les 60 %.
L’objectif imparti est largement dépassé.
- Félicitations !
Il y eut un léger parasitage sur l’écran, puis l’image redevint nette. Patty Anderson se déplaça, passant la main
dans ses cheveux pour offrir son meilleur profil à la webcam.
- Ah ! Te revoilà, nous n’avons pas perdu notre satellite.
Merci, je suis satisfaite et croise les doigts pour le reste.
- Toujours aussi prudente.
- Non, lucide, la conjoncture change si vite. Tu sais,
notre clientèle navigue en fonction du contexte politicoéconomique.
- Quel type de prospects as-tu ?
- Aisés. D'anciens businessmen, souvent ex-officiers reconvertis dans les affaires après leur départ de la "grande
muette", comme vous dites.
- Tiens. C’est curieux.
- Non, notre plus gros actionnaire est un fond de pensions militaire. Aussi, suggère-t-il à leurs retraités d’investir chez nous et par voie de conséquence chez lui.
- Astucieux. Un circuit fermé en quelque sorte.
Comme il y avait une tache sur l’écran, au niveau de la
narine gauche de son interlocuteur, Patty passa un kleenex
pour l’effacer et eut un sourire, s’apercevant que c’était une
petite saleté accrochée au nez de David.
- Heu ! Oui, on peut le voir de cette façon.
- Tu n’as pas l’air convaincu. Un problème ?
- Non, non, excuse-moi, j’ai eu un instant de distraction.
30
- Sur un plan technique, êtes-vous satisfaits du duplex
entre John Andretti et Philippe Desormeaux ?
David Giberstein faisait allusion à la collaboration des
cabinets d’architectes new-yorkais et parisiens.
- No problem !
- Le terrassement a commencé et les configurations parcellaires seront visibles avant un mois.
- Ok, envois-moi quelques photos JPG. Les clients aiment être tenus au courant de l'avancement des travaux.
Bien Je pense avoir fait le tour du sujet.
- On se rappelle en cas de points particuliers. Bye Patty.
À la semaine prochaine, même heure.
- Ciao David.
Le visage de Giberstein et sa crotte de nez disparurent de
l’écran. La jeune femme eut envie d’un expresso et gagna
la cafétéria. Devant sa fenêtre, elle regarda dans la brume
en direction des ex-Twins-Towers. Ce réflexe obsessionnel
la quitterait-il avec le temps ?
31
Chapitre 4
Les premiers engins de travaux publics arrivèrent à Sainte
Anatolie le 10 octobre. Leurs porte-chars avaient traversé
le village à 6 h du matin réveillant la population, égratignant les angles saillants des bâtiments, arrachant quelques
fils téléphoniques, emportant la ficelle et les fanions tendus
au travers du mail. Puis, cette bruyante caravane s’était escrimée à grimper le raidillon montant à Pardaillac, effeuillant les ramures, défonçant les bas cotés. Constituée d’une
dizaine d’engins, chenillés ou perchés sur d’énormes
pneus, l’impressionnante écurie de génie civil avait été
parquée à côté des bungalows Algeco (1) du conducteur de
travaux et locaux sociaux. À voir l’alignement de toutes ces
machines, on eut dit le départ des 24 h du Mans. Un trimestre de piquetage avait été nécessaire pour matérialiser
le tracé sur lequel se déchaîneraient les 5.000 chevaux assoupis sous les capots jaunes.
Raymond Cugnasse, s’évertuait à couper une lamelle de
(1) Algeco : Marque de bungalows démontables pour chantiers
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jambon cuit avec son antique trancheuse à disque. La vitre
de sécurité ayant disparu depuis des années, mademoiselle
Lespinasse compta, d’instinct, les doigts de l’officiant pour
s’assurer ne pas emporter plus de charcuterie que celle
commandée.
- Alors, ça y est, elles sont arrivées – lança l'épicier.
La vieille fille devint écarlate, pensant que le commerçant avait deviné sa situation menstruelle. Aussi, fut-elle
soulagée d’apprendre que le propos concernait les pelleteuses du chantier.
- Ne m’en parlez pas – grogna un ancien qui faisait la
queue – J’ai été réveillé à l’aube, croyant être revenu en 45
au passage des Américains.
- Boudu, je m’en souviens. Ils ne s’étaient pas arrêtés,
pressés de rattraper les boches – souligna le trancheur de
jambon.
Remise de son émotion, la cliente indisposée voulut reprendre la main et faire étalage de ses connaissances.
- Heureusement, cette fois ci ce n’étaient pas des tanks,
mais des Bulls Dogs Cater Pilchards.
Derrière elle, le toussotement de Léon Castelino, ancien
des GTM (1), indiqua qu’il souhaitait participer aux propos
du tailleur de cochon et de son interlocutrice.
- Je suppose, que vous voulez dire des Bulldozers Caterpillar ?
- Oui, excusez, ma langue a fourché – répondit la corrigée, d’un ton pincé.
- Ne vous offusquez pas. Ça peut arriver. Comme je suis
du métier, j’ai fait un tour sur place. De la belle mécanique.
Bull CAT, pelles rotatives Liebher, des chargeurs sur pneus
et dumpers Komatsu. De quoi découper la montagne.
L’auditoire, médusé par l’étalage de tant d’expérience,
(1) GTM : Entreprise Les Grand Travaux de Marseille
33
resta silencieux. L’épicier osa timidement une question.
- À votre avis, ils vont commencer par quoi ?
- Probablement, nettoyer le terrain. Retirer les souches,
déblayer la caillasse, tracer des voies de circulation.
- Du travail en perspective.
- Pardi, sur une surface pareille et avec la roche, il y en a
pour des mois.
La cliente servie de sa tranche de jambon, demanda en
sus une salade et des concombres. Le pourvoyeur de denrées se déplaça pour gagner les cageots sans interrompre sa
conversation.
- On peut apercevoir une partie des travaux depuis la
Minière. Le matin, les anciens s’y installent pour observer
le chantier. Jusque là c’était du piquetage et des forages.
- Le malheur c’est qu’il y a peu d’endroits pour apercevoir le domaine dans son entier.
- Pour sûr, la Tuc des Oliveraies est le point culminant
du secteur.
- C’est pour cela que les Allemands y avaient installé un
poste d’observation et leur quartier général dans le château.
Cette remarque fit ricaner un membre de l’auditoire.
- La vue était si bonne qu’ils ont déguerpi à la vue du
premier bateau américain.
Pour n'être pas née à l'époque, les digressions historiques
ne passionnaient pas la cliente aux cucurbitacées.
- Si ça continue, mes concombres vont fleurir.
L’épicier lui rendit la monnaie. Le conseiller municipal
borgne posa deux bouteilles en plastique sur le comptoir.
- Tu me fais le plein de Margnat.
Raymond s’attela au remplissage des récipients cannelés
ajustant les goulots au robinet d'un cubitainer.
- D’après les plans, le terrain de golf traverse le domaine
du nord au sud, la Tuc sera donc en plein milieu.
34
- Exact, les maisons seront éparpillées le long du parcours, jusqu’à l’aéro-club après la vigne de la Sourdille.
- Ils vont devoir installer du grillage, sinon les promeneurs vont traverser la piste de décollage.
- Pardi. Tu peux leur faire confiance, ils ont borné la périphérie du domaine pour clore l’ensemble.
- Deux cents hectares. Arrête de déconner !
- Non. Marius Abadie, le braconnier, m’a dit qu’il y
avait un plot tous les cent mètres, avec indications des sections de poteaux à sceller.
- Boun Diou ! Ça frise les cinq kilomètres de clôtures,
plus les détours et les vallons.
De sa main gauche, il fit le calcul sur une ardoise de caviste, alors que la droite officiait au remplissage d'un litron.
- C’est à peu près ça. Au moins quatre mille cinq cent
mètres. Ils ne feront jamais ça.
- Fais gaffe, Raymond, la bouteille déborde !!
- Merde !
Un geyser de vin, en surpression, s’échappa du goulot,
aspergeant le pantalon de l’épicier. Ayant lâché sa craie, ce
dernier coupa le robinet. L’hémorragie du nectar issu de
divers pays de la CEE, s’arrêta dans une goutte retardataire.
Les blagues qui suivirent, firent oublier le chantier et sa
muraille de Chine. Marguerite Lespinasse restée par curiosité, proposa ses services. Une contrepartie à l’intermède
du conseil municipal n’aurait pas été pour lui déplaire, mais
l’arrosé décréta remédier seul au séchage de son intimité.
35
Chapitre 5
Le Marga Rinastra, ferry de la Marocomar, emballa ses
six mille chevaux, pour virer bâbord et glisser sur sa lancée
dans l’axe du port d’Alicante. Avec un geste emphatique de
toréador, le commandant Jaime Gaz y Modo actionna la sirène de son navire. L’étrave bosselée du bateau se fraya un
passage dans l’eau grasse de la darse principale. Le transporteur assurait une liaison saisonnière, de juillet à septembre, entre Al Hoecima et Alicante. Sa clientèle était Algérienne et Marocaine, cette escale évitant d'avoir à traverser le bled. Les destinations des passagers variant de Madrid à Bruxelles, la cale était bondée de véhicules pleins à
craquer. Marchandises high-tech à l’aller, folkloriques au
retour. À quai, la porte d’acier alternativement poupe et
rampe d’accès, descendait doucement pour libérer sa horde
fumante. Une procession de berlines, breaks et camionnettes à porte-bagages, s’ébranlait en file jusqu’au poste de
douanes. Les gabelous et policiers espagnols, en chemisettes beiges, pantalons vert olive, casquettes rondes vissées sur la tête, contrôlaient identités et chargements. Au
36
bout d’un quart d’heure, une bonne dizaine de véhicules,
rangés en épis, subissaient des visites en règle. Les propriétaires barbus, avec femmes et progénitures, assistaient avec
stoïcisme au dépiautage de leur moyen de locomotion. En
soirée, il faisait encore 35 degrés et les moteurs commençaient à chauffer. Une Espace Renault d’âge canonique et
chargée comme ses congénères, rendit l’âme juste avant le
contrôle. Une fumée bleue s’échappait du capot, enveloppant le poste de douane et l’habitacle de l’engin. Les portes
s’ouvrirent laissant sortir des fatmas voilées prisent de toux
et une volière d’enfants larmoyants. Le chauffeur, sexagénaire moustachu à chéchia, cramponnait son volant en peau
de mouton et houspillait les siens pour qu’ils poussent la
voiture. Les policiers firent signe de passer, encourageant
les pousseurs afin de ne pas bloquer la circulation.
- Pronto, Pronto. Heureusement qu’à défaut de moteur,
le vieux a des esclaves.
Par chance pour ces rescapés de la route, l’esplanade
présentait une légère déclivité facilitant le déplacement du
véhicule orange. Voyant arriver cet équipage, le planton
préposé à la sortie, préféra lever la barrière. Une fois sur
les stationnements des compagnies maritimes, le conducteur de poussette glissa son engin fumant entre deux véhicules et sortit. Entrebâillant le capot, il disparut dans un
nuage de vapeur et hurla aux siens d’aller chercher de
l’eau. Comme si elles attendaient cet ordre, les fatmas distribuèrent des bouteilles vides aux enfants pour qu’ils aillent les remplir.
- Tu veux de l’aide Jedd (1) ?
La voix se voulait cordiale, dans un français à l’accent des
banlieues. Le vieux acquiesça sans sortir la tête de sa mécanique. L’arrivant, un jeune en tee-shirt et jeans, plongea à
(1) Jedd : grand père
37
son tour dans le moteur, une main ferme sur l’épaule de
Boualem pour l’empêcher de se relever. Ainsi, depuis la
guérite vitrée le garde civil ne pouvait apercevoir que deux
moitiés de corps émergeant du capot.
Il y eut des cris. Les enfants revenaient en courant leurs
bouteilles plastique pleines d’une eau saumâtre puisée à la
fuite d’une canalisation de latrines
- On les vide, tu mets en route et vous partez – Murmura
le secouriste providentiel.
Le sexagénaire moustachu opina de la chéchia.
- Il faut débrancher – souligna-t'il.
- Effectivement plus besoin que ça fume.
Le dépanneur occasionnel détacha les fils de la résistance Babylis plongée dans le réservoir du lave-glace. Ils
firent semblant de bricoler les durites, puis refermèrent le
capot. Ensuite le conducteur reprit son volant et ordonna
aux passagers de monter à bord. Au bout du parking, le
vieil Espace emprunta la direction de Valence.
Après 20 km d’autopista, Boualem Bouchaga engagea son
véhicule sur l’aire de repos n°23 de l’AP 7. L’antique
Space-Wagon fit le tour du bâtiment sanitaire pour se garer
derrière un bosquet. Là, les femmes sortirent des paquets et
installèrent les enfants sur des bancs à une cinquantaine de
mètres. La nuit tombait dans une chaleur moite. Le chant
des grillons venait en contrepoint du ronronnement de
l’autoroute. Il y avait peu de voitures sur ce parking trop
proche d’Alicante pour intéresser les voyageurs. Une fluide
Mercedes C 350 noire, aux vitres teintées, suivie d’un
BMW X5 vibrant de musique techno, passèrent l’allée
principale et vinrent se garer de part et d’autre du vieil Espace, au hayon relevé. Dans l’habitacle de sa guimbarde,
Boualem Bouchaga eut un frisson et consulta sa montre. Ils
étaient à l’heure. Quatre jeunes gens, coiffés de casquettes,
38
descendirent des voitures. Celui rencontré au port, s’approcha du vieux par-derrière.
- Ne te retourne pas et regarde ta braguette, Habibi. Ça
baigne, depuis tout à l'heure ?
- Oui, mais il ne faudrait pas tomber deux fois sur les
mêmes douaniers.
- T’inquiète pas. On charge la chira. Prends ta tune.
Une enveloppe Kraft atterrit sur le siège du passager. Le
récipiendaire s’empressa de la glisser sous sa veste.
- J’ai quelque chose à te dire, avant que vous partiez.
Sa voix tremblait un peu.
- Qu’est ce que tu veux? Fissa, on doit s'arracher !
- Voilà. Je suis trop vieux pour continuer à faire ces
voyages avec les enfants.
Ces derniers s’amusaient dans le clair obscur entre les
tables de pique-niques et les balançoires, ignorant que 600
kilos de cannabis transitaient du coffre de l’Espace dans le
X5. Une main brutale enserrait maintenant la nuque du
conducteur.
- Ta race ! Qu’est-ce tu branles ? Ne me dis pas que tu
veux arrêter le taff pour nous.
- Je vais finir par me faire repérer. Même en changeant
de méthode, je n’ai plus l’âge, les enfants grandissent…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase, son nez venant de s'écraser sur la fourrure du volant. L’agresseur remonta la tête en tirant sur le cheich.
- Dis plutôt que tu vas bosser pour la concurrence. Ne
me déçois pas Jedd, après tout ce que j’ai fait pour toi. Tu
sais ce que coûte la trahison ?
Le sang coulait abondamment du nez cassé, tendant à
brouiller les propos de la victime.
- Non, pitié, je te jure sur mes femmes, c’est la vérité.
L’arête nasale rencontra le tableau de bord, parachevant
39
la fracture. Boualem Bouchaga vit des étoiles sur fond de
voile noir. Mokhtar Hadjmani ne pouvait pas s’attarder, les
minutes étaient comptées, la frontière française devait être
franchie avant l’aube. Le transfert se terminait. On entendait les rires de gosses et la tchatche des femmes attendant
le signal du départ. L’obscurité était tombée.
Le hayon de la Renault, resté ouvert, laissait apparaître des
paquets entassés, une mini Elfi rouge de Butane, quelques
jouets. Ayant ouvert un paquet caché dans le X5, le chef de
la bande revint au coffre de l’Espace et s’y affaira quelques
secondes. La translation n’ayant pas duré 10 minutes, les
deux grosses voitures démarrèrent, nimbées du staccato de
leur techno. Dès sa sortie de l’aire de repos, la Mercedes
prit une accélération fulgurante, de façon à distancer le 4x4
d’environ 15 km. À raison de trois par voitures, les
membres des équipages Go Fast (1) avaient chacun un rôle
précis. À l'avant, le pilote et son navigateur, derrière l’opérateur phone équipé de portables GSM destinés aux liaisons
entre les véhicules. Mokhtar stabilisa son régulateur à 180
Km/h. Il en avait près de 1.100 à parcourir d’une traite pour
passer la frontière avant l’aube. La pendule digitale du tableau de bord indiquait que le timing pouvait être tenu, sauf
incidents. Mise à part sa vitesse excessive, il était irréprochable ne véhiculant rien d’illicite, les "joints" personnels
étant autorisés en Espagne. Par contre, le BMW X 5 n’avait
pas le même profil. Chargé de cannabis, il transportait aussi
les armes destinées à se défendre de la concurrence et des
flics. Dix minutes après leur départ, le navigateur de la
Mercedes consulta le GPS, et informa le passager arrière
qu’ils franchissaient la borne Km 130. L’information fut
transmise avec un portable à carte Telefonica. Vingt kilomètres derrière, Ali Benmedin conducteur du 4x4, sut qu’il
(1) Go Fast : Passage en force des barrages de polices ou de douanes.
40
devait accélérer sur 5.000 mètres puis stabiliser sa vitesse
pour garder un espace constant avec le poisson pilote. La
nuit, il y avait peu de circulation et l’autopista était dégagée à l’instar du ciel. Dans la voiture de tête, Mokhtar, légèrement allongé, conduisait les mains posées à plat sur
le volant. La Mercedes perçait la nuit de ses puissants
phares blancs, malgré les appels des usagers circulant en
sens inverse. Les équipiers fumaient des joints et buvaient
des canettes de 8,5. Ils avaient déjà effectué plus de
soixante voyages entre le sud de l’Espagne et la Provence.
À l'origine, le transport du haschich en ballots se traduisait
souvent par le passage en force de barrages policiers et des
courses-poursuites perdues par les poussives Cordoba des
gardes civils et autres 306 de la PAF française. Mais les
choses avaient évolué. Depuis le passage de Sarkozy au
ministère de l’Intérieur les flics français roulaient en Subaru Impreza. Quant aux Espagnols, leur nouvelle politique
consistait à défourailler au FM. Aussi avait-on changé les
méthodes de transits. Maintenant, une voiture vierge ouvrait la voie. À première alerte le SUV (1) sortait par une
grille ou la clôture d'un aire de repos. L’utilisation de GPS,
les distances entre véhicules et l'utilisation de tout-terrains
permettaient de rallier des axes secondaires.
- Rapport au pass, tu as eu un souci ou quoi ?
Cette question du navigateur fit émerger Mokhtar de la
torpeur engendrée par la monotonie du trajet.
- Ouais, on va changer, le djed était pas clair.
- La vanne, il nous bledou ou quoi ? (2)
- Il n’en aura pas l’occasion.
- Putain ! Tu l'as buté, quoi ?
- Occupe toi de ton "zob".
(1) SUV : Sport Utility Vehicle (appellation générique de 4x4 rapides et logeables).
(2) Il nous bledou, quoi : Il veut nous doubler ?
41
- Pas de malaise ! C’était histoire de parler.
- File-moi plutôt un "joint" et contrôle les distances.
Passant au large de Barcelone, ils prirent l’échangeur en
direction du Perthus. Le job nocturne de Mokhtar consistait
à rester éveillé. Il n’avait pas d'état d’âme, mais l’histoire
du passeur le tracassait un peu. Moins par obligation de
trouver un remplaçant que la réaction de sa hiérarchie. Le
vieux mentait, c’était sûr. Cependant, pour le corriger, il
avait agi d'instinct. Un camouflage des faits allait être nécessaire. À défaut de pouvoir revenir sur le passé, le conducteur tira une bouffée de sa fumette et fixa son attention
sur le ruban d’asphalte. Rachid Hadjeb, le téléphoniste, allongé sur la banquette arrière combiné Siemens en main,
avait suivi la conversation sans y prendre part.
Les
femmes de Boualem hurlèrent affolées, au vu du
sang rougissant la chemise de leur époux commun, dont le
visage reposait sur le volant fourré, poisseux d’hémoglobine. Les cris conjugués du sérail et sa progéniture eurent pour effet d'extirper l’évanoui de son semi-coma. La
plus âgée des épouses prit les choses en main. Elle introduisit un chiffon dans les narines du blessé et lui banda le
crâne d’une couche culotte Pampers humectée d’eau. Durant les soins, les autres fatmas bourrèrent le coffre des
restes du pique-nique et claquèrent le hayon. Remis de son
malaise, Boualem s’assura que la précieuse enveloppe était
toujours dans la poche de sa veste et le contenu conforme à
son dû. Rassuré sur ce point, il reprit quelques couleurs.
Ces 5.000 euros, cumulés à la CAF et sa petite retraite, lui
permettraient de tenir, en attendant que ses nouveaux employeurs de Seine Saint Denis ne le missionnent. Finalement, il s’en tirait bien. Quitter Mokhtar, menu fretin comparé aux parisiens qui l’avaient débauché, lui faisait oublier
42
les coups. Il effleura l'arête endolorie de son nez et décida
de reprendre la route malgré la douleur. L’Espace s’engagea sur la Salida (1) de l' AP7, en direction de la France.
Près d’une heure s’était écoulée depuis le départ des trafiquants. À l'arrière de la Renault, l’acide achevait de ronger la rondelle du détonateur planté dans le Semtex (3). Par
sympathie, l’explosion de ce dernier déclencha celles de la
mini bouteille de Butane et du réservoir d’essence. Ce fut
une boule de feu qui arriva au ralenti sur l’autoroute, en
plein centre de la voie circulante. Alfonso Servat y Ramos
chantonnait au volant de son semi remorque Volvo FH
chargé d’agrumes des huertas du sud-est. Il faisait le
voyage Murcia-Barcelone quatre fois par semaine et connaissait le trajet par cœur au point de somnoler, constatant
ne plus se souvenir être passé devant telle ou telle station
services. Par contre, à cet instant précis, il était lucide, se
demandant s’il ne rêvait pas éveillé. Une sorte de météorite
orange venait d’atterrir devant son "bahut". Ses bras velus
se tétanisèrent sur l’immense volant. L’index de sa main
gauche enclencha le ralentisseur électrique. Son pied droit
écrasa la pédale des freins ABS. Les énormes pneus Goodyear hurlèrent dans un nuage de fumée bleue.
- Rester en ligne – Pensa le chauffeur.
En effet, il fallait tirer droit pour éviter que la remorque
ne parte en travers. Sentant l’arrière chasser, Alfonso relâcha le freinage et contrebraqua en douceur.
- Rester en ligne, surtout rester en ligne…
Le routier connaissait bien son métier. Le Volvo garda le
cap et trancha la boule de feu en deux parties qui partirent
en toupie contre le rail du terre-plein et le talus droit de
l’autoroute. Derrière, des coups de freins suivirent mais il
(1) Salida : Sortie (2) Semtex : Explosif malléable Tchèque
43
n’y eut pas de télescopages importants. Les véhicules se
garèrent, un par un, à bonne distance des brasiers. Lorsque
le chauffeur du poids lourd arriva, porteur d’un extincteur
et d’une couverture, on ne pouvait plus faire grand-chose.
Il arrosa de neige carbonique les lambeaux de corps éparpillés, puis enveloppa pour étouffer les flammes un morceau noirci à peu près intégral. Curieusement, le crâne du
charbon humain était ceint d’une couche-culotte, comme
celles utilisées par le petit fils d’Alfonso. Les restes du véhicule, éclaté comme une coquille d’œuf, continuaient à se
consumer dans une fumée noire à l’odeur insoutenable. Des
lumières bleutées et rouges conjuguées aux sirènes annonçaient l’arrivée de la Policia et des Bomberos. Alfonso, sachant qu’il ne pouvait plus rien à faire d'utile, se mit à vomir, aspergeant ses souliers de la paella et du vino tinto qui
avaient composé son ordinaire. Les pompiers éteignirent
les éléments qui flambaient. Il y avait de tout, des morceaux de carrosserie plastique, d’êtres humains, de métal.
Ramon Pedro La Rosa y Gonzales, sergent de la Squadra
de Mosos, signala à son QG qu’hormis les images d’attentats de Bagdad diffusées sur TVE 5, il n’avait jamais vu
un tel carnage. Le commandement de la Guardia Civil intima de clore le périmètre et annonça l’envoi de la police
scientifique. Cette section de l’Auto-pista A P7 serait fermée durant plusieurs jours. Après vérifications, dépositions
et alcotest, on relâcha le chauffeur du poids lourd qui de
toute évidence n’y était pour rien.
Embarqué dans une ambulance, le charbon à la coucheculotte crânienne fut dirigé vers l’hôpital le plus proche.
Espérant qu’il tiendrait le coup, les infirmiers, intrigués, se
gardèrent de toucher au couvre chef caoutchouté pour éviter une éventuelle incontinence cérébrale. Conformément à
la routine la police criminelle s'enquit des appels GSM sur
44
la fraction autoroutière concernée. Des 50 contacts relevés,
un seul retint l'attention. Passé dans l'heure du drame, avec
une credit-card Telefonica, il n'excédait pas 10 secondes.
Comme c'était le système classique de liens entre passeurs
"Go Fast", le numéro fut saisi en informatique pour être
repéré en cas de réactivation.
45
Chapitre 6
David Giberstein eut envie de bailler. Sa fatigue était due
au décalage horaire et il ne put s’empêcher de consulter sa
Rolex. Arrivé au terminal de La Guardia Airport à 16 h locales, pour assister au cocktail en l’honneur des acquéreurs
de Château Pardaillac, il devait faire bonne figure malgré
son besoin de sommeil.
La salle de réception était au dernier étage du WestingTramp Building. Les baies vitrées offraient un ciel anthracite de début de soirée, piquetée des points lumineux de
NewYork, comme des étoiles artificielles plus basses ou au
même niveau que la rotonde. Des buffets aux nappes
blanches, entouraient la pièce au milieu de laquelle trônait
une maquette du programme, plus sophistiquée que celle de
la mairie de Sainte Anatolie. Au fond, une estrade comportait un pupitre en verre transparent, des fauteuils d’orateurs
et un écran de vidéo-projection. Les invités avaient été reçus par Patty Anderson en tailleur, secondée d’hôtesses
d’accueil. Ces dernières remettaient un badge aux arrivants,
comportant leurs noms et régions d'origine. David Gibers46
tein, accompagné des architectes, parisien et new-yorkais,
fit le tour de la salle se présentant aux heureux propriétaires, qui paraissaient tous issus du même moule. Les Simson, Andretti, O’Neil ou Goldstein, d'origines différentes,
étaient avant tout Américains. Pour la plupart l'aspect physique ne reflétait pas la date d'extrait de naissance. Les liftings, colorants, UV et fitness contribuaient à cette jouvence, mais parmi ces Victor Newman (1) et autres Bobby
Ewing (1), on trouvait des dames aux coiffures bleues et
messieurs à moustaches blanches assumant leurs âges. Vers
20 h, les différents concepteurs du programme prirent la
parole. Derrière eux, une vidéo de synthèse représentant la
résidence et son environnement méditerranéen défilait sur
l'écran géant. Les exposés terminés, des mains se levèrent.
Une hôtesse, armée d’un micro, passa entre les convives.
- Suzy Harcher de Allentown Pennsylvanie. L’eau des
robinets sera-t-elle naturellement potable et bien filtrée ?
Demanda une dame, affublée d’un chignon à la "Yvette
Horner", mais couleur platine, inquiète à l'idée de contracter une Turista française. Cette dernière fut rassurée d’apprendre que la France était l'un des pays d’Europe les plus
stricts en matière de contrôles sanitaires. Le micro baladeur
atterrit entre les mains carrées d’un géant blond aux allures
de GI.
- Colonel Peter Colins, de Montgomery Alabama. Quel
type de clôture ceinturera le camp. Heu ! Veuillez m'excuser, je veux dire la "Résidence".
L’architecte français prit la parole
- La périphérie de l’ensemble est entourée d’une haie
grillagée d’une hauteur de trois mètres, sur poteaux d’acier
scellés. Ce grillage présente un angle en barbelé "antifranchissement" de trente-cinq degrés. Un courant de faible
(1) Personnages apparemment impérissables de feuilletons TV américains
47
tension parcourt la clôture et commande un système
d'alarme. Des caméras à balayage sont disposées au faîte
d'une seconde enceinte éloignée de dix mètres. Ce "no
man's land" est un chemin de ronde destiné aux véhicules
de surveillance.
- Nous y voilà – pensa David Giberstein – les problèmes
de sécurité vont être abordés et faire l’objet de trois quarts
d’heure de discussion.
Un rondouillard, coiffé d’un stetson, leva un doigt orné
d’une chevalière probablement aux initiales de son Ranch.
- Bill Jefferson, de Dallas. Le personnel de sécurité sera
américain ?
- Non. Cela induirait un coût important et des agréments
difficiles à obtenir en France. Aussi a-t'il paru judicieux
d’utiliser une société locale de surveillance. Seul notre
green keeper (1) sera importé des USA.
Une voix anonyme s’éleva.
- De quel type d’armes disposeront les vigiles ?
Il y eut un blanc, l’auditoire attendant une réponse que le
conférencier était bien embarrassé de donner.
- Heum ! Et bien voilà. La France est restrictive en matière de port d’armes et, contrairement aux USA, les gardes
privés n’ont pas le droit d’en porter à l'exception des transporteurs de fonds. Il préféra ne pas ajouter que les dits convoyeurs n’avaient droit qu’au port de pistolets à bouchons
comparés aux AK 47 et bazookas utilisés par les néotruands européens.
- Et avec quoi se défendra notre service de sécurité ?
- Entendons-nous. Les gardiens de la résidence ont un
rôle de surveillance, de prévention et contrôle des accès.
Lorsqu’un risque est subodoré ils appellent la police, mais
peuvent aussi intervenir avec des chiens et gaz annihilant.
(1) Green keeper : Responsable de l’entretien d’un terrain de golf.
48
- Comme moi ? – Plaisanta une mamy, sortant de son
sac un atomiseur lacrymogène.
L’éclat de rire qui suivit fit espérer à l’orateur un point
final au sujet. Malheureusement, un petit homme d’âge
mûr, aux cheveux plaqués en arrière et demi-lunettes sur un
nez aquilin, s’empara du micro ambulant.
- Je m’appelle Samuel Rosenblum, ancien joaillier à
New York. Dites moi jeune homme, je suis d’assez près les
évènements européens. Ayant vent de ce qui se passe en
France, j’espère que vos vigiles subodorent vite car les
exactions de ceux que les médias français appellent "Les
Jeunes", relèguent nos voyous de Harlem au rang d’enfants
de chœur. Pas plus tard que la semaine dernière…
Pour David Giberstein c’était la tuile. Le bijoutier allait
énoncer les 800 voitures brûlées à la Saint Sylvestre, les
autobus à ignifuger, les commissariats caillassés, les institutrices poignardées. Il implora le ciel de lui donner une issue de secours. Contre toute attente, son voeu fut exaucé.
Une grosse dame, cheveux aux anglaises blondes et robe en
dentelle rose, s’avança vers l’architecte. Sa démarche chaloupée, tenait d'un tangage de chalutier. Malgré son souci,
le boss de la WT France pensa à Peggy du "Muppet Show".
- Collins Coonty de Memphis, Monsieur le concepteur.
Les salles d’eau sont-elles équipées de bidets ?
La question était tellement incongrue en plein débat sécuritaire, que Desormeaux malgré sa connaissance de l’anglais, eut un doute. À l’intonation près, le terme est identique en américain et français. Il se pencha vers Patty pour
se faire confirmer avoir à traiter d'un accessoire sanitaire.
- Tout à fait, chère Madame.
Pour faire suite au miracle, David Gibertsein renchérit.
- Oui bien évidemment. D’ailleurs, ils peuvent être suspendus et à jets rotatifs. Vous le préféreriez comment ?
49
Miss Peggy resta silencieuse, étonnée de l’intérêt porté à
sa bravade névrotique, dont le but était de choquer.
- Hé bien, je…
L’assistance désorientée par la teneur du propos, attendait une réponse. Alors, mettant à profit le silence confus
de l’intervenante, David s’adressa à la cantonade.
- Vu la qualité des prestations, le matériel sanitaire est au
choix des utilisateurs. Cependant, il n’est pas inutile que
nous prenions d’ors et déjà vos avis.
Quelques mains s’élevèrent, d’autres suivirent. En définitive, tous les appareils d’ablutions furent abordés. On
embraya, sur les cuisines, portes de garages, arrosage des
pelouses. L’affaire de l’insécurité fut classée. Durant le
cocktail qui suivit, coupe de champagne ou verre de whisky
à la main, les intervenants discutèrent des travaux qui débutaient.
Au même moment, près de Sainte Anatolie, à la lueur
de l’aube, les moteurs des Bulldozers se mettaient en température pour une journée de labeur musclé. Le charme des
matinées provençales allait être troublé durant les douze
mois à venir. René Delarue était conducteur de travaux
d’ETP Maures Esterel depuis quinze ans. C’était un vieux
briscard du génie civil en montagne, qui gérait ses chantiers
avec l'autorité d’un général de division sur un champ de bataille. Les cheveux courts en brosse, plantés drus, le sourcil
ombrageux, une éternelle "Gitane maïs" au coin des lèvres,
il plantait de petits drapeaux, hachurait des zones au Marker, expliquait la marche à suivre en nicotinant son auditoire. Quand il levait les yeux aux lunettes d’acier vers ses
interlocuteurs, c’était pour s’assurer qu'ils avaient bien
compris. Il fallait que chacun effectue sa tâche en temps et
heure. Ses subordonnés le craignaient un peu, tout en lui
50
reconnaissant équité et disponibilité. En un mot, on préférait l’avertir du moindre problème, plutôt que de faire une
bourde. Dans la journée, il passait sur chaque zone au volant d'un vieux tout-terrain Dangel 505, haut perché sur ses
quatre Michelin agricoles. Delarue n’aurait échangé pour
rien au monde son 4x4 cabossé mais efficace, contre un des
SUV dont le marché était saturé.
Dans l'Algeco, sous un néon verdâtre, les chauffeurs se
voyaient indiquer un morceau du domaine et les travaux à
effectuer. Au terme du briefing, ils partaient vers leurs missions, munis d’un plan coté sur lequel le secteur affecté
était surligné.
André Ménadier parcourut les feuilles et constata qu’il
avait hérité d'une zone peu facile, vu les pentes de la Tuc
dont le tour devait être dessouché. Son engin était un chargeur Caterpillar 973 C à chenilles, équipé d’un godet de 3,
2 m3 et d’énormes crocs à souches. Dans la rangée de machines, les 240 chevaux turbo diesel de l'engin l'attendaient,
tournant au ralenti. Ménadier était le plus ancien chauffeur
de l’entreprise. Méticuleux, ce machiniste était connu pour
le soin apporté à ses engins, ce qui lui valait le droit de tatouer un nom sur le capot de ses bulldozers. L’homme
n’était pas marié et n’ayant pas de "régulière", se contentait
"d'un coup" ponctuel avec une radasse de passage. En réalité, il n’avait pas de succès avec les femmes et ne tentait
rien, préférant rêvasser devant les photos de Play Boy chez
le coiffeur. Sa vie affective était consacrée aux machines de
travaux publics. La dernière en date s’appelait Cindy, par
admiration pour un Top Model Suédois. Aussi, pour Menadier s’installer aux manettes consistait un peu à chevaucher
son idole. En période de repos, il bichonnait son Cat jaune,
dont la couleur lui rappelait les cheveux du mannequin. La
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douceur sensuelle avec laquelle il maniait son monstre
d’acier n’avait échappé à personne et lorsqu'il attaquait un
obstacle par à-coups, les initiés disaient :
- Tiens Dédé est en train de sauter Cindy !
André Ménadier emballa le moteur de son amour mécanique, qui cracha vers le ciel une épaisse fumée noire. Dans
le crissement de ses chenilles, Cindy fit un tour sur ellemême et prit docilement le chemin de la Tuc. Toute les matinées, ils érigeaient un gros tas de caillasses et de souches
qu’un Dumper embarquait partiellement à midi. Ensuite,
laissant son Caterpillar, le machiniste descendait à la cantine comme passager de l’énorme camion. La pause cassecroûte achevée, il réitérerait l’opération en sens inverse et
le duo se remettait à niveler jusqu’à 17 heures. Au bout de
huit jours, Dédé et Cindy connaissaient le secteur comme
s’ils y avaient toujours vécu. La périphérie du bosquet remodelée, permettrait l'apport des terres végétales nécessaires à la création du fairway et d’un green. Seul, au milieu de ce décor artificiel, persistait le monticule arboré et
sauvage de la Tuc. La vocation de ce mamelon n’était pas
uniquement décoratif, il constituait un difficile dog leg (1) au
tiers du trou (2) n° 12. Le dernier jour de sa mission, André,
fut pris d’un besoin pressant. Il se faufila dans le bosquet.
La végétation était touffue et le bosquet ressemblait à une
jungle ou les golfeurs auraient bien du mal à retrouver les
balles expédiées hors limite. Ce n’était pas le souci de Dédé qui ne jouerait jamais au golf et dont l'objectif consistait
à dégoter un espace sans ronce. Finalement, quelques dizaines de mètres après la lisière, un endroit parut propice.
Ayant défait son pantalon, il prit la position appropriée à
l'évacuation d'une choucroute ingérée à midi. Malgré son
besoin de fortes poussées furent nécessaires à l'œuvre scul(1) Dogleg : Virage serré et aveugle d’un fairway (2) Trou : Fraction d'un terrain de Golf.
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pturale. Sans doute avait-il abusé de la part charcutière du
régal alsacien. Arrivé au point final d’une réplique du
Mont Saint Michel, son attention disponible fut attirée par
un détail dans la végétation. Le feuillage était curieusement
uniforme, figé, quasi opaque. Le plus surprenant était la
symétrie des taches vertes et marron. Il s'essuya avec un
vieux Kleenex, remonta son froc et fit trois pas pour en
avoir le coeur net. Protégé des intempéries par la végétation, le filet camouflant la casemate de la Tuc n’avait pas
vieilli et faisait toujours son office. À peine pouvait-on
apercevoir le béton. André n’était pas curieux et de surcroît
un peu trouillard. Il prit acte de la présence d’un blockhaus
sans chercher à en trouver l’issue. Rebroussant chemin, il
écrasa maladroitement ce qu’il avait eu tant de mal à ériger.
- Achtung minen ! – grommela le machiniste.
Quelques minutes plus tard, les gazouillis des passereaux
reprirent leur droit, alors que s’estompait au loin le grincement des chenilles du Caterpillar. Vu du ciel, l’ensemble
des zones loties se situait en lisière de links. Les engins y
traçaient des routes, assainissant des parcelles, creusant les
réseaux d’irrigation. Enfin, à l’Est, la piste d’aviation située
sur l’unique partie plane, monopolisait un escadron de
scrappers. Ces derniers nivelaient un couloir dont le tarmac
bétonné recevrait les avions des heureux co-lotis. René Delarue avait lieu d’être satisfait. Il sillonnait son chantier. Le
"planning" était respecté et la casse matériel minime au vu
de la rocaille. Au volant du Dangel, il fit un détour jusqu’à
l’extrémité du golf pour voir où en était Ménadier. Sur
place, le conducteur de travaux discuta par la fenêtre de sa
voiture surélevée, avec le machiniste de Cindy. Quelques
minutes après, la Peugeot 4wd longeait, le tracé de la piste
d’atterrissage. Sous peu, on livrerait aux bétonneurs.
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Chapitre 7
À un quart d’heure d’intervalle, la Mercedes, puis le X5,
pénétrèrent dans les sous-sols du Bloc-1 de la Glacerie. La
frontière franchie sans encombre, Mokhtar avait passé un
coup de fil une heure avant d’arriver pour ordonner l’installation de vigies. Quelques minutes après, des gamins de
huit à quinze ans s'étaient postés en périphérie de quartier,
pour signaler le passage d’une éventuelle voiture de keufs
ou la présence d’individus suspects. Il n’y eut pas d’alerte.
La marchandise du X5 fut prise en charge par une équipe
pour être acheminée aux labos de coupage. Ici, s’achevait
la mission des passeurs. Rendue consommable, la camelote
partirait pour Marseille-La Cayolle. Le "dispatching" s’effectuerait alors entre dealers et sous-dealers. Pendant que
les jeunes s’affairaient sous les néons blafards, Mokhtar
bricola hâtivement le contenu d'un colis, modifia son listing, de livraison, puis remit l’emballage en conformité
avec de l’adhésif neuf. Dans une cave proche un homme
barbu attendait sur une chaise. Il glissa le paquet sous son
manteau et disparu sans un mot.
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Ayant bouclé leur tâche, les membres du Go Fast se séparèrent. Ce soir, il y avait "relâche". On pourrait s’amuser,
boire, participer à une tournante ou taguer quelques murs.
Mokhtar, le caïd, résidait dans un quartier chic de Toulon,
les seconds couteaux vivaient sur place. Paradoxalement,
les parents ne s’étonnaient pas de voir leurs rejetons disparaître des nuits entières et mener un curieux train de vie,
sans métier avéré. Pour sa part, Rachid Hadjeb se contentait d'habiter chez ses géniteurs et toucher un RMI qui lui
servait pour ses clopes. Le jeune homme détenteur d’un
magot conséquent était exonéré de charges, ses vieux
payant la nourriture, le loyer et l'électricité avec leurs petites allocations chômage. En un mot "que du bonheur",
suivant l’expression d’un animateur TV dont il raffolait.
L'appartenance au gang de Mokhtar valait à Rachid le respect des jeunes de la Glacerie. Quant au sexe, les "tournantes" maintenaient sa libido, mais il aurait aimé disposer
d'une meuf personnelle, plutôt qu'attendre son tour pour
user d'un vagin anonyme. Malgré l'absence de succès dû à
son physique ingrat, le drogueur lorgnait une très jolie fille
de la cité. Elle était inapprochable, toutefois il ne désespérait pas arriver à ses fins et assouvir son désir libidineux.
Leila
Bentaya était une belle adolescente de dix-sept
ans. D'origine berbère, elle avait de longs cheveux acajou,
des yeux verts, intelligents et rieurs, un grand sourire aux
dents régulières. De taille moyenne, sa sveltesse résultait
du volley-ball et de la natation pratiqués assidûment au sein
d’un club toulonnais. Sérieuse dans ses études, elle ne se
mêlait pas aux jeunes de La Glacerie et sortait en ville avec
des copines de lycée. Son indifférence pour la lie de la cité
lui valait des inimitiés, mais forçait l'estime. Bien évidemment, elle avait tapé dans l’œil des racailles du quartier
55
mais sa vivacité et son intelligence leur faisaient craindre
d'être éconduits en public. Rachid connaissait les petits
frères de Leila et avait une certaine influence sur ces derniers. Aussi en fin stratège, espérait-il trouver par leur biais
le moyen d'approcher la fille et attendait l'instant propice.
Après douze heures de repos, Mokhtar quitta son duplex
toulonnais, où Ingrid récente conquête nordique, terminait
sa nuit au fond du grand lit meublant le séjour du loft. Il
avait rendez-vous, dans le troisième arrondissement de
Marseille avec Saïd Machika. Cet imam salafiste autoproclamé, était l'agent local d'un jihad islamique pourvoyeur
de stupéfiants.
Arrivé par l’est de la cité phocéenne, le trafiquant prit la direction d’Aubagne pour descendre ensuite "centre ville". À
Castellane, il laissa sa Porsche Caïman au parking couvert
et prit le métro jusqu’à Saint Charles. Mokhtar s’habillait
chez Smalto ou Gucci. Cependant, pour ce type de rendezvous il limitait sa tenue à un pantalon beige et une chemise
Lacoste, pieds nus chaussés de mocassins. Ses yeux étaient
cachés par des lunettes noires, moins couteuses que les
Cartier laissées dans un vide-poches de son bolide. Chemin
faisant, le caïd décida de taire l'élimination du passeur. En
effet le bout de Semtex et le détonateur prélevés sur la livraison faite au jihad étant passés inaperçus, il était inutile
de remuer l'affaire.
L’immeuble accusait une vétusté certaine. Il s’agissait
d’une bâtisse étroite de quatre étages, au crépi pelé et noirci. Le hall comportait des portes de bois vitrées et un ascenseur à cage grillagée que la copropriété avait omis de
mettre aux normes. Deux appartements occupaient le dernier niveau. Ayant sonné à droite du palier, le judas optique
laissa passer un mince rayon de lumière. La porte s’ouvrit.
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Sans un mot, une vieille femme aux mains rouges de henné, pieds nus et tenue kabyle, précéda l'arrivant dans le
couloir. Le séjour éclairé par les fentes des persiennes, était
dans la pénombre. L’ameublement consistait en bibliothèques et un bureau "Louis-Philippe" supportant un ordinateur et des dossiers. Il n’y avait aucun siège visiteur. Le
sol était couvert de tapis à cet usage. L’arrivant retira ses
chaussures avant d’entrer. L’imam, sexagénaire à barbe
grise et lunettes aux montures d’écaille, était coiffé d’un
cheich et portait une gandoura.
Après les salutations d’usage, Mokhtar fut invité à s’installer en tailleur. Un brasero désaffecté faisait office de table
basse. Le maître des lieux prit place sur un pouf en cuir,
dominant ainsi son visiteur d’une demi-tête. Il resta un instant les yeux clos.
- Voilà bientôt trente jours que nous nous sommes rencontrés. Comment vont les affaires ?
- Bien. Le commerce fonctionne normalement. Les résultats sont en progression – Il effleura le nylon du sac à
dos, posé à ses cotés – Nous n’avons pas trop de souci avec
la concurrence.
L’imam opina du chef, l’air satisfait.
- C’est une bonne chose. Tu as la recette et le relevé ?
La sacoche fut vidée de son contenu, et des billets
s’accumulèrent en piles dans la cuve cuivrée du brasero,
jusqu’à en recouvrir la structure bois.
- J’ai fait le calcul. Il y a six cent dix mille euros. C'est le
résultat net, après déduction des frais, commissions aux
dealers et mon pourcentage.
Après un coup d'œil sur le décompte, le "saint homme"
effeuilla la monnaie avec une dextérité de caissier, puis,
ouvrit un coffre mural où le butin rejoignit d'autres liasses
alignées.
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- Tu as mon estime Mokhtar et je me félicite du sérieux
avec lequel tu gères ton secteur. Le ciel te bénisse.
Il caressa sa barbe grise et reprit place sur le pouf.
- Sur le plan logistique, tes troupes semblent bien tenues.
"L’Organisation" attache une grande importance à l’enrôlement des jeunes et la formation qui leur est prodiguée.
L’orateur se tut, comme s’il cherchait l'inspiration. Instinctivement, le caïd de La Glacerie se sentit mal à l'aise.
L'attitude de son hôte sonnait faux.
- Je remercie tes nobles commanditaires de la confiance
qu’ils daignent m’accorder…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Une voix, à
l’accent arabo-anglais, s’éleva derrière lui.
- Pourtant, tu sembles avoir oublié un détail, dans ton
rapport !
Un homme, jusqu’alors invisible dans les replis d’un rideau, vint s’installer à côté de l’imam. La trentaine, le teint
mat, un collier de barbe noir et dru, le regard perçant,
l’individu était vêtu d’une chemise en nylon à col ouvert,
d’un pantalon marron et de chaussettes bon marché. Mokhtar comprit qu’il s’agissait d’un Jordanien ou d’un Irakien.
Même habillés à l’européenne et parlant la langue, on les
reconnaissait à vue d’œil. Des gouttes de sueurs mouillèrent le dos de son polo. Embarrassé, il balbutia.
- Salamalikoum. Je ne t’avais pas vu. De quoi s’agit-il ?
L’autre ne répondit pas à la formule de politesse.
- De ça ! Quelque chose t’a échappé sans doute ?
L’intonation était devenue brutale, alors qu’un exemplaire du quotidien El Pais, atterrissait sur le brasero. En
première page s’étalait la photo couleur des morceaux fumants de l’Espace du passeur.
- Maintenant tu te souviens ? On attend tes explications.
Mokhtar, livide, mit une main tremblante sur le journal.
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Au moindre faux-pas l’autre allait l’occire. Ce type arrivait
probablement d’un camp pakistanais ou syrien.
- Je n’ai pas pu faire autrement. Ce passeur allait nous
doubler. Dans ce genre de situation, on doit punir pour être
respecté. C’est la loi du business…
- On se fout de la façon dont tu règles tes comptes. Personne ne t’a autorisé à toucher au Semtex et aux détonateurs. Tu le sais, puisque le "listing" des crayons a été maquillé et la gomme lissée pour camoufler le prélèvement.
- Mais je n’en ai pris que l’équivalent d’une nèfle et il y
avait plein de déto...
- Ta gueule chien ! Cette affaire est très grave. Tu as utilisé du matériel destiné au Jihad. "L’Organisation" n’excuse pas ceux qui parasitent sa mission sacrée. Heureusement, qu'il n'y a pas eu de survivant.
Tel un reptile, l’homme s’était approché. Il s’exprimait
maintenant en arabe, avec une voix de gorge, râpeuse, empreinte d’une violence mal contenue. Mokhtar n’eut pas le
temps d’esquiver. Son cri fut étouffé par l’agresseur. Un
couteau de cuisine clouait sa main au pourtour de bois à
travers le journal. Le pourfendeur murmura.
- Ferme-la. Aujourd’hui, je ne te tuerai pas. Fais ton business et l’encadrement des jeunes. Mais la moindre erreur
te vaudra une fatwa d’exécution – Souligna le tueur, en retirant sèchement la lame inox.
Le quotidien espagnol, dont les pages avaient fait office
d’éponge, était rouge de sang. Comme une ombre, la vieille
entra sans frapper, ramassa l'ustensile, tendit un torchon au
blessé et lui fit signe de sortir. Ils gagnèrent l'office où elle
pansa la blessure d’une gaze compressive. Pendant que
"l'infirmière" opérait, il vit sur le mur du fond une planche,
couverte d'entailles, dans laquelle étaient fichés des instruments. On aurait dit un jeu de fléchettes. Ayant remarqué
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son étonnement, la fatma eut un sourire en coin. Les soins
terminés, elle prit le couteau et d'un mouvement de poignée, l'expédia au centre de la cible où il se planta vibrant,
entre une paire de ciseaux et des poinçons. Brisant le silence, l'étrange vieillarde murmura.
- Quand j'étais enfant, mon père faisait charmeur à
Ghardaïa. Sur les marchés, pendant qu'on préparait le panier des serpents, mes frères donnaient un spectacle de lancer. Ils m'ont appris. C'était le bon temps…
Elle se tût, songeuse, puis attrapant le bras du visiteur
l'amena jusqu'au palier. La porte d'entrée claqua sèchement. Maintenant, Mokhtar savait à quoi s’en tenir, sauf à
risquer sa peau. Au fil du temps, il avait oublié ne pas être
le décideur. Dans la Porsche, son pansement suintant, il rallia d’une main le cabinet d'un toubib de ses relations. En
sus de sa souffrance, le caïd suait d’une rage contenue. Si
les soins du médecin étaient suffisants, il passerait la nuit à
se défouler. Ingrid pouvait s’attendre à un numéro de haute
voltige, avec en hors-d’œuvre la sodomie qu'il souhaitait
pouvoir administrer un jour à l'homme au couteau.
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Chapitre 8
Dans le frimas matinal du 25 janvier 2007, l’armada des
lourds engins se retira, avec la même discrétion qu’à l'aller.
Elle laissa, deux longs rails de boue séchée et de terre. Au
passage, les machines du convoi complétèrent les épaufrures des bâtiments et remirent en ligne les réverbères précédemment tordus. Durant plusieurs jours, le village de
Sainte Anatolie resta groggy, sonné par le calme ambiant.
Privés du grondement des bulldozers et autres dumpers,
certains habitants crurent être atteints de surdité. Cette rémission ne fut pas longue. Au bout d’une quinzaine, des
plateformes arrivèrent, porteuses de pelles rotatives. Une
file de camions chargés d’énormes bobines de câbles et
tubes rigides, prit le relais. Enfin, les machines à goudron,
aux "chiasses" indélébiles, fermèrent la marche. À présent,
l’odeur d’asphalte se conjuguait aux vibrations des rouleaux compresseurs. Pour les plus sédentaires des Sanatoliens, ce défilé équivalait au carnaval de Nice, fleurs
et danseuses en moins. Pourtant il ne s’agissait que d’une
entrée en matière. Après la noria du génie civil, arrivèrent
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les grues démontées, des remorques emplis de banches, les
toupies à béton et camionnettes d’artisans. On entrait dans
le vif du sujet. Les gens des travaux publics avaient vécu
en autarcie, dans une discipline quasi militaire. Le cheptel
du second œuvre avait un régime plus primesautier. Dépendant de sociétés différentes, les ouvriers, faute de cambuse commune, bénéficiaient de primes de paniers et tickets restaurants. Aussi, descendaient-ils à Sainte Anatolie,
faire des courses ou déjeuner à l'estaminet. Cette population transhumante fit les choux gras du commerce local. Le
fonctionnement du Washmatic de Mademoiselle Lespinasse n’étant prévue qu’à l’arrivée des milliardaires, cette
dernière prodiguait des conseils. C'est ainsi qu'elle sauva
Raymond Cugnasse d’une faillite prématurée. En effet,
alors qu’il préparait ses tranches de jambon hebdomadaires,
celle-ci lança fortuitement.
- Vous savez, Raymond, compte tenu du passage actuel,
il serait judicieux de faire évoluer vos stocks.
L’épicier leva les yeux au ciel, au risque de se couper les
doigts.
- Ah bon ! Et pourquoi, je vous prie ?
- La main d’œuvre du chantier est en majorité étrangère,
pour la plupart, d’origine turque ou maghrébine.
- Et alors. Serions-nous raciste Marguerite ?
Mademoiselle Lespinasse prit un air pincé.
- Si vous le prenez comme ça, n’en parlons plus.
- Pardon, j’étais concentré sur ma trancheuse. Dites.
-Voilà. De confession musulmane – murmura t-elle – ils
ne consomment ni alcool, ni charcuterie.
Cugnasse pâlit quelque peu, mais, ne voulant pas perdre
la face, mentit effrontément
- Merci du conseil. J’étais au courant.
- Bon, l'affaire est close – répondit l’éconduite, louchant
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ostensiblement sur les bouteilles de Kiravi, les rayons de
choucroutes, saucisses et cassoulets.
- Combien dois-je ?
L’épicier lui rendit rapidement la monnaie, l’air faussement décontracté.
- Et cinq qui font vingt. Bonne journée, Marguerite.
Dès que celle-ci eut franchi le seuil du magasin, le
commerçant se jeta sur son téléphone pour annuler ses
commandes de salaisons et spiritueux. Puis convoqua le représentant de Ferrero pour la semoule de couscous et demanda à France Boissons de livrer des caisses de limonade.
À l’arrivée du printemps, de nombreuses maisons sortirent de terre, pour la plupart c'étaient d'imposantes bâtisses.
Comme prévu, il y avait un mélange de tous les styles
d’architecture. Toutefois, vu les surfaces de parcelles, la
disparité n’était pas choquante. Les parcs engazonnés et
fleuris, étaient entourés de haies d’arbousiers. Avec le
temps, les plus curieux des Sanatoliens prirent l’habitude
de se promener dans chaque recoin de la résidence en
cours d'élaboration. Certes, ils ne traversaient pas les voies
bitumées, ou les terrains attachés aux maisons. Par contre
les zones encore désertes de l’ancien domaine restaient leur
pré carré. La première infraction consistait à franchir une
saignée de passages, large d’environ dix mètres, pratiquée
dans les taillis. Cette voie, tracée au bulldozer était la limite
de propriété. Derrière ce cours de tufeau, la nature retrouvait sa luxuriance, comme un rideau cachant les parcelles
viabilisées. En fait, au prétexte d'aller aux champignons, les
plus hardis faisaient le tour des terrains pour jauger l’avancement des constructions. Selon le style des demeures, chacun esquissait le profil du futur occupant. Les références,
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variaient selon l’âge de l’évaluateur. D’aucuns imaginaient
Liz Taylor se dirigeant en calèche vers une maison New
Orléans. D’autres pensaient voir le Dodge Ram Charger de
John Travolta en route pour son garage à Boeing.
Les vieux Sanatoliens évoluaient par paire ou en triplettes,
comme antan à la braconne. Au café du bourg, les conversations allaient bon train. On débattait suivant les styles.
Tous se réjouissaient d’approcher un jour une célébrité.
Ces distractions durèrent ainsi, jusqu’au premier incident.
Un matin radieux du mois de juin 2007, Gaston Panisette et
Jean Mariotto attaquèrent une de leurs balades coutumières.
Septuagénaires, ils connaissaient les alentours du Château
Pardaillac, pour y avoir chassé. Le but de l'excursion était
d’approcher une maison sur laquelle les avis étaient partagés. Les deux compères voulaient mettre un terme à la polémique en constatant de visu. Sous un ciel radieux, les explorateurs prirent la combe des Pistachiers. Dans le fond du
vallon nord, une brèche permettait d'accéder aisément à
l’ancien marquisat. Équipés de brodequins et cannes, ils
portaient des musettes à "casse croûte". Vers 9 heures,
alors qu’ils passaient l’espèce de no man’s land périphérique, Gaston fit signe à son acolyte de stopper net.
- Qu’y a-t-il, tron de Diéu ! Un peu plus et tu me faisais
trébucher.
- Écoute, peuchère. Tu n’entends rien ?
- N’oublie pas que je suis un peu sourd. Merci.
Effectivement, tendant bien l’oreille, on distinguait des
voix et les couinements de matériaux ferraillant.
- Sans doute des employés d’EDF tirant les lignes.
Auto-rassurés les promeneurs continuèrent à progresser,
mais leur course fut brutalement écourtée. Malgré sa surdité, Jean Mariotto crut avoir une attaque.
- Qu’est ce vous faire là ?
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Un gros ouvrier, en bleu, coiffé d’une casquette TEMIX,
pioche à la main, faisait face au duo. Au faciès et à l’accent,
l’individu devait être Turc importé d'Allemagne. L’œil
comme le ton se voulaient menaçants. Pour autant, les interpellés ayant fait la guerre, n’entendaient pas s’en laisser
conter.
- Hè bè ! On se promène, pardi ! C’est chez nous Sainte
Anatolie, jusqu’à preuve du contraire.
- Ici, propriété privée. Vous partir.
- Non mais, tu te prends pour quoi ! Qui est Sanatolienou même Français ? L’étranger, c’est toi. Alors, tes ordres,
on se les met…
- Moi pas attendre. Vous filer vite. Propriété privée.
Son vocabulaire étant restreint aux seules phrases qu’on
lui avait inculquées, l’ouvrier leva sa pioche autant pour effrayer l'auditoire, qu'indiquer la direction à suivre. L’effet
fut immédiat. Sans se concerter, Gaston Panisette et Jean
Mariotto entamèrent un repli stratégique. L’employé de la
TEMIX les suivit, jusqu’en bordure du taillis. Là, il s’arrêta
net, comme bloqué par un mur invisible. Paralysé, le germano-turc pointa son outil vers une borne de géomètre.
- Vous, pas dépasser limite. Propriété privée.
Les cours de français, prodigués par l’entreprise à ses
employés étaient efficaces. Les deux éconduits repartirent
penauds. Ce soir-là, au bar de Sainte Anatolie, l’aventure
quelque peu édulcorée, fit grand bruit. D’aucuns estimaient
normal que l’ouvrier ait appliqué les consignes de chantier.
Il était courant que les espaces de travaux soient interdits
aux tiers. Cette reconduite n’induisait pas la création d’une
muraille de Chine. Les plans, comme la maquette, ne comportaient aucun bâti périphérique. Pour en avoir le cœur
net, on décida d’envoyer un second commando, du côté des
bruits perçus par la précédente patrouille. Au terme de cette
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inspection, les Sanatoliens durent se rendre à l’évidence.
La TEMIX ceinturait le domaine de belle manière. Il ne
s’agissait pas de fils sécables ou d’un banal mur à franchir.
Ce qu’érigeait l’entreprise tenait de la frontière mexicaine
et Guantánamo réunis. Derrière le taillis faisant office de
pare-vue, le complexe était constitué d’un épais grillage,
d’un chemin de ronde et d’une seconde clôture semblable à
la première. Pour les Sanatoliens cette constatation eut
l’effet d’une douche écossaise. Ils s’étaient imaginés que
les parcelles bâties seraient closes, le reste ouvert aux promeneurs. Une délégation fut dépêchée à la mairie. Pressé
de questions, le premier élu se voulut pédagogue
- La résidence de Pardaillac est une propriété privée…
- On nous l’a fait savoir, coupa Gaston Panisette.
- Et – reprit le maire – rien dans le code de l'urbanisme
n’interdit à un propriétaire de clore son domaine. La Westing a de surcroît pris soin de grillager en retrait pour ne pas
rompre le tissu végétal.
Marguerite Lespinasse, menant la délégation, s'étonna.
- Mais, quel intérêt ont ces malheureux de se parquer
ainsi ? On dirait un camp concentrationnaire. Vous devriez
leur dire, Monsieur le Maire, combien la région est sûre, les
Sanatoliens d’honnêtes gens.
Il y eut un murmure d’approbation au sein du comité.
L’élu resta muet, ne sachant pas très bien que répondre. En
réalité, il était dépassé par la situation. L'édification d'une
enceinte n’avait jamais été abordée et Louis Escarfitte ne
voulait pas être taxé d'incompétence à l'aube du scrutin
municipal. Alors qu'il cogitait, une voix s’éleva dans
l’assistance.
- Marguerite a raison. Dites leur que nous n’irons pas
solliciter d’autographes ni faire de photos.
- Des autographes – s'inquiéta le maire – et de qui ?
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- Hé bé, de Franck Sinatra et Rita Hayworth. Enfin des
célébrités qui vont s’installer – répondirent les moins informés des rubriques nécrologiques.
Le premier magistrat communal sentit sa glotte lui remonter dans la gorge. Ses administrés avaient une imagination qui dépassait les bornes.
- D’où, sortaient-ils pareilles idées ? – Toutefois, il saisit la balle au bond sachant qu’il n' y avait aucune chance
pour que les acteurs cités soient un jour importunés.
- En fait, je pense que cette clôture…
- Tu veux dire le mur de Berlin – Souligna Cugnasse qui
craignait pour l’avenir de sa superette.
Exaspéré, le maire décida de reprendre la main.
- Taisez-vous tous et écoutez- moi !
Le silence installé, il baissa la voix pour solenniser le
propos et impressionner les plaignants.
- Cette clôture n’est pas construite à votre encontre, mais
pour empêcher le passage des paparazzi.
Devant l’incompréhension patente de certains, imaginant
l’arrivée de moustiques du type Chikungunya ou d’un nouveau genre de myxomatose, l’orateur poursuivit.
- Pour ceux qui l’ignorent, les paparazzi sont des photographes sans scrupule, qui vendent à Gala et Voici des vues
très intimes prises à l’insu des stars.
L’argument ayant l’air de porter il crut bon d’en rajouter.
- Rappelez-vous les turpitudes du premier mari de cette
pauvre Princesse Stéphanie, les chaussettes noires et le
maillot du Président Chirac à Brégançon, la malheureuse
princesse Diana, les hémorroïdes d’Orlan... et j’en passe.
L’assistance, tétanisée par la culture de l'élu, se calma.
L’ennemi n’était plus la Westing mais ces paparazzi qui allaient effaroucher leur gagne-pain. La séance levée, les délégués se précipitèrent au bistrot pour informer la base.
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Chapitre 9
À
Barcelone, au sortir de l’Hôpital Plaza del Dr Ferrer,
l’inspecteur Javier Servat y Moga se dirigea vers sa Seat
de fonction. Âgé de quarante-trois ans, il avait à son actif
six ans de "Crime" et autant "d'Anti-terrorisme". L’ETA
restait un gros problème, mais depuis l’attentat de 2004, les
réseaux islamiques n'étaient pas en reste. Vu ses états de
service, la hiérarchie de Servat avait décidé de muter ce
dernier à Madrid, mais la date de son départ, bien qu’imminente, n’était pas encore fixée.
L’enquête de l’autoroute AP7 dont il avait hérité, le laissait
dubitatif. En effet, la police scientifique avait conclu au
crime, les analyses révélant la présence de Semtex, utilisé
par les unités spéciales ou les professionnels de l’attentat.
Or le profil du propriétaire de l’Espace, la présence de sa
famille et le lieu du drame ne cadraient pas. On envisagea
un trafic d’explosifs, mais ce plastic était stable et la charge
utilisée infime. L’importance des dégâts était due à la conjonction d’une noix détonante collée sur une mini bombonne de gaz, l’essence du réservoir avait fait le reste.
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Forte de cette conclusion, on s’était penchée sur l’hypothèse du règlement de comptes. Mais les contrats mafieux se traitaient au pistolet et l'explosif utilisé pour faire
sauter bâtiments vides aux fins d'intimidation. Quant aux
"fous d’Allah", ils usaient de bombes pour assassiner des
innocents en milieu fréquenté. Cette affaire relevait donc
aussi peu du banditisme que de l'acte terroriste. Vu son expérience bivalente on confia le dossier à Servat y Moga.
Arrivé à sa voiture, ce dernier retira des essuie-glaces un
PV pour absence de ticket et le glissa dans sa poche.
- Si on pouvait obtenir quelque chose de la momie –
murmura-t-il, sachant que c'était un vœu pieux.
Le brûlé qui gisait dans le hamac en résille de la
chambre 2671, ne parlerait jamais. Cet unique témoin était
une sorte de chorizo blanc, en bandes Velpeau. La partie
supérieure de la saucisse était percée d’une fente où l’on
percevait des yeux noirs figés, mais vivants. Les autres
symptômes se traduisaient par les ondes d'un moniteur et
aux liquides des tubulures reliant la chose à une rangée de
bocaux. Pour les besoins de l’enquête, on avait éludé l'existence du rescapé, le transportant d’Alicante à Barcelone par
hélicoptère pour être mis au secret.
Au bas du Paseo de Gracia, son téléphone sonnant il décrocha d’une pression sur le bouton vert.
- Servat, j’écoute.
- ¡ Hola Jaime ! Carmen, au téléphone. Tu as l’air bien
tristounet ce matin.
- Non, chata, jamais quand je t’ai au bout du fil. Je
m'interrogeais sur le sort d’une momie.
- C’est Da vinci Code ou le Mystère de Toutankhamon ?
- Ni l’un ni l’autre. Qu’est ce qui t’amène ?
- On te demande à Prat de Lobregat (1).
(1) Prat de Llobregat : Aéroport de Barcelone
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- Pour quoi faire ?
- Oh, rien de grave ! La police aéroportuaire a "gaulé" un
client fiché, à l’air peu catholique. Si tu vois ce que je veux
dire. Tu peux y aller ?
- C’est bien pour toi, corazon ! Hasta luego (1).
Il attrapa son gyrophare bleu, le posa sur le toit de la
Leon Sport TDI, et s’engouffra à droite sur Granvia pour
gagner l’aéroport. Il n’avait rien de plus à ajouter dans le
dossier du crime de l’AP7. L’état du charbon emmailloté
était stationnaire, c'est-à-dire inexploitable.
- Enfin, – pensa-t-il – on aura peut-être un jour la vérité
par recoupement.
À quelques 600 kilomètres, La Glacerie vivait à l'heure
d’été. Dans les appartements il commençait à faire très
chaud. Ceux qui avaient des stores banes à peu près en état,
protégeaient leurs logis de l’ardeur du soleil. Les autres
gardaient volets clos toute la journée. La tiédeur des nuits
n’incitant pas au sommeil, la "jeunesse" se retrouvait au
pied des Blocs, avec leurs clebs et des canettes de Super
8. Les plus âgés ou bien introduits préféraient la fraîcheur
et l'activité ludique des sous-sols.
Rachid Hadjeb ne désespérait pas d’arriver à conquérir la
meuf de ses rêves. Les grandes vacances aidant, cette dernière n’irait plus au lycée et la période serait propice pour
conclure. À cet effet, il embobinait les frères de Leila, alternant prêts de DVD et tournées en Golf GTI dont les enceintes Shark faisaient vibrer la tôle. Petit à petit, le fin
manœuvrier s’immisçait dans la vie des Bentaya. Un jour
qu'il discutait avec les gamins au pied du Bloc-3, la mère
de ces derniers arriva halant une invraisemblable poussette
à trois roues. De loin, elle interpella ses fils.
(1) Hasta luego : A bientôt
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- Bachir, Camel, venez m’aider à tirer le caddy. Fissa !
Comme d’habitude, la progéniture d’Aïcha ne bougea
pas, laissant leur génitrice hisser sa charge aux marches du
perron. Cette situation donna une idée à Rachid. Houspillant les enfants, il se précipita pour prêter main-forte.
- La honte soit sur vous, laisser votre daronne porter de
quoi vous faire becter !
S’emparant d'autorité du chariot, il entreprit d'escalader
les étages avec un courage d'alpiniste. Comme l'aide d'un
mâle était une Première, la propriétaire du caddy resta coite
d’étonnement. L'obligeant jeune homme officia jusqu’au
quatrième. Les galopins sidérés de voir leur idole s’abaisser
à secourir une meuf, suivirent sans moufeter.
Arrivée à bon port, Aïcha proposa au gentleman de prendre
une citronnade. Celui-ci ne se fit pas prier. Par cette chaleur, l’appartement bien que propre, sentait la moiteur des
logis trop peuplés. Venant du séjour, on entendait la télévision du père. Alors qu’ils empruntaient le couloir, Leila
apparut. Elle portait un tee-shirt, qui moulait à contre-jour
ses petits seins pointus et un short en toile beige. Le visiteur, à l'érection facile, crut que son pantalon allait éclater
tant elle était sexy. Surprise par cette visite, l'adolescente
s’éclipsa sans un regard. Un peu plus tard, assis dans la
cuisine devant son verre de Banga, Rachid Hadjeb savourait la montée en puissance de son plan. En séduisant la
mère, il aurait les coudées franches. De son côté, Aïcha
était intéressée par le cursus du galant éphèbe, autant d'ailleurs pour satisfaire sa curiosité, que cerner les fréquentations de sa progéniture.
- Tu habites la cité ? Dans quel bloc ?
- Le Bloc-7, près de la passerelle. C'est un peu bruyant à
cause de la route. Je vis avec mes parents.
- Et tu fais quoi ? Le lycée ? Un travail ?
71
- J’ai quitté l’école, pour entrer dans une société d’import-export à Marseille et ramener de la tune. En fait,
J’aurais voulu être avocat, mais les études coûtaient cher.
Enfin, Inch'Allah, y a pas de malaise – soupira-t-il – je
gagne et puis ça fait voyager.
Aïcha regretta qu’il n’ait pu épouser la carrière du "barreau", comme Malik du feuilleton Plus Belle la Vie qu'elle
regardait en fin d'après-midi.
- C’est déjà bien que tu travailles. Alors, tu as la voiture,
l’écran plat, le lecteur de Dividi.
- Bien sûr. Payés "cash" de mon propre flouze.
Madame Bentaya fut enthousiasmée que ses chers petits
fréquentent autre chose que les drogueurs inactifs du hall
de l’immeuble. Aussi, le raccompagnant à la porte, le remercia-t'elle de son courtois comportement. Fort de ce résultat, Rachid décida de pousser les feux. Ainsi, Aïcha assista-t-elle, de jour en jour, à la métamorphose de ses fils.
Son caddy retrouva une quatrième roue dont le bricolage ne
tint pas la durée d’un trajet, mais l'intention y était. Les galopins devenus obéissants, poussaient le zèle à regarder des
DVD le soir au lieu de "glander" sur le parking. L'ingénue,
ignorant cette sagesse rémunérée, avait une pensée pour ce
bon génie à l'heure du feuilleton vespéral de FR 3. Dès
qu’il pouvait se libérer de ses obligations, Rachid, passait
voir les enfants sacrifiant au rite du Banga et des gâteaux.
Leila, croisée dans l'appartement ne le saluait pas. Cette réserve était d'ailleurs normale dans un milieu musulman. À
situation identique, nombreuses jeunes filles en tchador se
seraient éclipsées dans leur chambre.
Son plan fonctionnant, l’astucieux stratège continua de
planter des banderilles dans l'attente du moment propice
pour porter l’estocade. Le 16 juillet de chaque année, La
Ciotat organise un feu d’artifice pour fêter la ville. Cet
72
événement déplace pléthore de vacanciers, vidant pour une
nuit tous les campings du secteur. L'astucieux "séducteur"
proposa aux gamins d’aller voir le spectacle, puis passa un
coup de fil à leur mère.
- Allo, Madame Bentaya. Rachid à l’appareil. Je vous
appelle pour savoir si vous permettez à Bachir et Camel
de venir au feu d’artifice de La Ciotat demain soir ?
- Sabahan-nour. Avec toi, pas de problème. Vous allez
rentrer tard ?
- Et bien, je ne sais pas. Il y aura beaucoup de monde…
Aïcha lui coupa la parole, pour renchérir.
- Tu vas pouvoir tenir mes loustics ? Je connais ton influence et en loue le Ciel, mais ils sont si turbulents.
- Vous avez raison. Il faudra que je fasse attention. Malheureusement je n’ai personne pour m’accompagner. La
providence ne m’a pas donné de sœur…
- Arroua, à peine tu me donnes l'idée. J'veux pas t’imposer ma smala, mais Leila pourrait t’aider. Ça l’amusera
sûrement et elle a de l’autorité sur ses frères.
- Kiff ! – pensa Rachid – C’est gagné – Il se reprit– Non,
"pas de malaise". Si cela vous convient. On tient à quatre
dans ma Golf. Faites comme vous l'entendez Madame Bentaya. Les enfants seront tellement contents.
- C’est bien comme ça. Rappelle-moi demain pour la
confirmation. Que Dieu te bénisse.
- Vous de même.
Le soir même, l’annonce du projet ne fut pas sans poser
de problèmes au domicile des Bentaya. Les garçons se réjouissaient de la fête à venir, mais Leila ne partageait pas
leur enthousiasme.
- Je n’ai pas envie d’aller à La Ciotat avec ce type.
- Arroua. Rachid est un jeune homme arrivé. Comme
Malik, tu sais, dans Plus Belle La Vie. Tu peux bien l'aider.
73
- C’est quoi ce truc ? Tes fils font tout ce qu’ils veulent.
Aujourd’hui tu me demandes de les surveiller !
- Écoute Leila, fais ça pour moi. Et puis, tu verras, c'est
beau un feu d’artifice.
- Si je demandais d’y aller avec un garçon, tu me le refuserais. Mais là c’est différent. Pourquoi ?
- Parce que Rachid donne le bon exemple aux garçons. Il
a une auto, la télé plasma et… ma confiance.
- À quel titre ? L’abbé Pierre et mère Térésa sont morts.
Je doute que Saint Rachid les ait remplacés. Tu as vérifié
ce qu’il te raconte.
- Non, c’est l’instinct. Et puis, ça me rassure que tu sois
avec tes frères.
- Arroua. Cette fois, ce sera vraiment pour te rendre service, mais c'est la dernière.
Sur ces mots, elle partit dans sa chambre, dont elle claqua la porte. Ce type ne lui disait rien qui vaille. Il avait le
visage en lame de couteau, l’œil sournois et des boutons.
D’ailleurs, cette attention portée à ses frères lui paraissait
étrange. Craignant une magouille, elle passa trois coups de
fil avec son Nokia, dont le dernier à Cyrielle.
Le 16 juillet, à 19 heures, la Golf GTI rutilante de Rachid embarqua les enfants Bentaya. Camel et Bachir étaient
sur leur "trente et un", pantalons et blousons synthétiques
Adidas, casquettes Nike. Leila, beaucoup plus classique,
avait enfilé un jean et un sweat-shirt jaune pâle aux couleurs de son club. Ses cheveux auburn, tirés en catogan,
soulignaient la finesse de ses traits. Sachant Aïcha au balcon, le conducteur fit un démarrage en douceur, prenant
soin de ne pas allumer la sono. Malgré l’insistance du
chauffeur à ce qu’elle s’installe devant, Leila opta pour une
place arrière avec le benjamin. Toutefois, Rachid se réga74
lait via son rétroviseur, d'où pendait une médaille, des
grands yeux vert foncé aux cils noirs de sa passagère. Une
fois l'échangeur passé, la voiture prit de la vitesse. Les
deux angelots d’Aïcha, dont les visières étaient maintenant
à l'envers, se mirent à gesticuler au rythme d’une musique à
réveiller un mort. Bachir avait mis ses pieds déchaussés sur
le tableau de bord. Camel proférait des insanités à l’attention des automobilistes laissés sur place par les 200 cv
du turbo FSI. Retenant sa peur, Leila constata la justesse de
son intuition. Elle espéra toutefois s’être trompée sur les
véritables intentions de Rachid Hadjeb.
Aux abords de La Ciotat, la circulation devint dense. Près
d’une heure fut nécessaire pour se garer. En définitive, ce
fut à pied et dans une foule épaisse qu’ils atteignirent la
plage. Rachid, affable, s’aventura à quelques banalités.
- Tu vas au lycée?
- Oui, le meilleur de Toulon.
- En quelle classe ?
- Je rentre en terminale pour passer un Bac S.
- Et après, tu feras quoi ?
- Une "prépa" à médecine. Et toi ?
Rachid eut du mal à déglutir. Il devait servir les mêmes
bobards qu’à la mère, mais sans trop s’avancer.
- Je travaille à Marseille dans une boîte d’import-export.
- Tu as un BTS commercial ?
- Oui. Enfin, pas tout à fait. J’ai trouvé du taff juste après
mon bac. Alors, comme j’avais besoin de tunes…
- Tu as de la chance. En général, les "boîtes" demandent
plusieurs années d’expérience en plus de diplômes universitaires, ce qui ne rime à rien. Aussi, il y a plein d'étudiants
sans le moindre boulot "à bac plus cinq".
- C’est vrai, j’ai été pistonné. Des relations...
- Elle s’appelle comment ton entreprise ?
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- Heu, à vrai dire, c’est un taff d'importation. Oui, c’est
la Société France Import et l' Export…
Le terrain devenait plus que glissant. Dans quelques secondes, elle allait lui demander la teneur des transits et les
pays concernés. Vu sa culture générale, il allait se mélanger
les pédales et dire des "conneries". Heureusement, un marchand de "Barbes à Papa" passa près d'eux.
- Camel, Bachir, vous voulez quelque chose ?
Les interpellés furent étonnés d’une telle proposition.
D’habitude leur mentor faisait plutôt dans la bière "8,5°"
les clopes et les joints. Mais après tout, on peut jouer les
mectons et avoir la gourmandise de ses artères. Ce fut donc
dotés de sucrerie qu’ils atteignirent la plage. Leila proposa
de s’installer à la terrasse d’un café en front de mer. La nuit
commençait à tomber. La promenade était éclairée par les
lampions accrochés aux parasols.
Rachid commanda une tournée de Coca-Cola. L’ambiance
festive aidant, Leila se détendit et plaisanta même avec leur
cicérone. Pour être face au sable, ils s’étaient mis en rang
d’oignons devant la table en fer supportant leurs verres.
Des haut-parleurs diffusaient une musique d’ambiance, entrecoupée d’annonces. Un speaker décomptait les minutes,
ânonnant les noms des organisateurs, bienfaiteurs et potentats locaux. Des enfants firent éclater quelques pétards sur
le sable. L’air était tiède, aux relents de beignets, le ciel
parfaitement dégagé. À 11 heures précises, une première
fusée sifflante traversa l’obscurité, suivie de l'éclatement
d'une gerbe multicolore. Serrés comme des sardines, le nez
aux étoiles, les spectateurs poussaient des cris d'enthousiasme. Indifférent au festival céleste et assis contre Leila,
Rachid avait entamé de fines manœuvres d’approche. Sentant un bras passer sur ses épaules, la jeune fille se dégagea
en douceur. Malgré le brouhaha, elle saisit le mot " kiffe",
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susurré à son oreille. Maintenant, joignant le geste aux déclarations, le dragueur lui entourait le cou. Ils étaient compressés, dans une foule les yeux à la féerie du spectacle et
se dégager en force s'avérait impossible. Leila prit son mal
en patience. Profitant de l'obscurité, Rachid avait posé une
main négligente sur un sein de sa proie. Alors, celle-ci estima qu’il fallait en finir. Saisissant le Nokia, au fond de
son sac, elle appuya à tâtons sur le bouton de gauche.
Quelques minutes après, Rachid tout à son exercice de pelotage sans obstacle, ni réticence, crût que le ciel lui tombait sur la tête. Trois jeunes gens se tenaient face à eux.
- Tiens, Leila, comment vas-tu ? C’est marrant de se retrouver au milieu de tout ce monde.
Se libérant de l’étreinte, celle-ci se leva d’un bond pour
embrasser les deux garçons et la fille qui venaient d’arriver. Ils s’accroupirent pour se présenter, sans gêner l’assistance.
- Rachid, un ami de mes petits frères. Marc, Pablo et Cyrielle des copains du club de volley.
"L’ami des petits frères" salua les arrivants d’un mauvais
rictus. Leila leur demanda de se joindre à eux.
- Tiens, Marc, prends ma chaise. Je m’assiérai sur tes
Baskets. Vu ta pointure, ce sont quasiment des transats.
Les autres s’installèrent en tailleur, devant les enfants.
- On ne vous gêne pas les mômes ?
- Non, pas de malaise, c’est d’la balle l’artifice !
Assis à côté d’un géant blond, le peloteur était vert de
rage. Tout son plan était mis à mal par ces emmerdeurs. La
situation était bloquée.
- C’est quoi ce truc de ouf !– Ragea-t-il intérieurement –
La meuf était consentante. J'allais conclure…
Toutefois, il se rassura. Ce n’était que partie remise. En
rentrant, après avoir débarqué les gamins au Bloc-3, il lui
77
ferait sa fête dans l'auto. Au bouquet final, les spectateurs
se levèrent pour gagner leurs véhicules avant la formation
de bouchons. Rachid, les enfants, sœur et amis, suivirent la
cohue. Avant d'arriver à la Golf, son propriétaire actionna
l’ouverture des portes à distance, allumant automatiquement les feux et l’éclairage intérieur.
- Madre de Dios ! La "caisse"! – s’exclama Pablo –
C’est quel modèle ?
- GTI Turbo16S FSI – répondit Rachid, content d’en
remontrer à ces bouseux qui devaient rouler en Twingo et
vieille Fiat Panda.
Les jeunes firent le tour du bolide, admirant les jantes
alu, les sièges sport, la ligne agressive.
- Ça vaut au moins 30 patates une "tire" pareille. Tu as
un super taff ou tu joues au loto?
Profitant de cette diversion, le conducteur fit monter les
deux enfants à l'arrière, pour que sa passagère n’ait pour
choix que s’asseoir près de lui, puis au volant démarra le
moteur turbocompressé pour épater la galerie. Le bras à la
portière, Stuyvesant aux lèvres, Rachid consentit quelques
remarques sur son bolide, attendant que Leila ait pris place.
Contre toute attente, cette dernière s’approcha de la fenêtre
ouverte.
- Ma mère voulait que je t’aide à garder les gosses dans
la foule. Maintenant, ils ne risquent plus rien. Je te remercie pour cette balade. Sois prudent au retour.
- Quoi ? Tu ne t'arraches pas avec nozigues – aboya,
d’une voix lourde, l’ami des enfants, peloteur empressé et
pilote émérite.
- Ne t’inquiète pas pour moi Rachid, je ne suis pas seule.
Puis, s’adressant à ses frères.
- Bachir, tu diras à Oum que je dors chez Cyrielle. On va
au ciné à Toulon demain. Soyez sages, avec votre ami.
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L’éconduit crut s’étrangler de rage. La "garce" l’avait
possédé. Dans n’importe quelle autre circonstance, il serait
sorti du véhicule et l’aurait entraînée de force. Mais là, elle
était défendue par des costauds. Fou de rage, il fit hurler
son moteur et cirer ses pneus dans un départ fulgurant. Leila souffla.
- Merci d’avoir répondu à mon signal. J’étais mal barrée
avec cet enfoiré. Il faut que je vous embrasse !
Sorti de la Ciotat, le conducteur exacerbé prit l’autoroute à tombeau ouvert, intimant aux gosses tremblants de
la boucler. On était loin des joyeusetés du départ.
- Sa race – Marmonna t-il – C'est pas à moi qu'on fait
des mitos (1)
Réalisant que c’était un coup monté, il pestait de s’être
fait avoir comme un bleu. Son ego était tellement écorné,
qu’il songea aller chercher un gun (2) pour venger son honneur. À l’échangeur de Solliès la présence policière occupée
à faire souffler des usagers dans le "ballon", calma ses humeurs assassines. Arrivés à La Glacerie, Bachir et Camel
furent vidés devant le Bloc-3. La Golf disparut dans les
rues de la cité. Durant des semaines Rachid ne décoléra
pas. Il fit des passages dans les parages de l’immeuble, cran
d’arrêt en poche, pour rien. Depuis le retour mouvementé
de la Ciotat, les gamins faisaient tout pour l'éviter. Aïcha
qui n’était pas au courant, ne voyant plus le bon jeune
homme, pensa avec candeur, qu'il avait du travail ou prenait des vacances au pays.
De son côté, l’éconduit ne voyait plus comment arriver à
ses fins. Début août, Mokhtar le convoqua pour préparer un
Go Fast. Il trouva que son collaborateur avait mauvaise
mine et l’air déprimé.
- Qu’est ce qui t’arrive Rach ? Une chaude-pisse ?
(1) Faire des mitos : faire gober des mensonges. (2) Gun : arme à feu.
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- Arrête de me vanner. Pire encore.
- Le sida ?
- Non, sérieux. À toi, je peux le dire. J’ai trop la honte !
Rassuré sur la santé de son téléphoniste, le caïd prit
l’affaire sur un ton paternel. Après tout, en tant que parrain
de la pègre locale il devait veiller sur ses troupes.
- Dis-moi, j’arrange le coup.
- Je veux. Comme elle est trop kiffante cette go (1) .
Alors, la tête entre les mains pour traduire son désespoir
l'amoureux narra comment il s’était fait éconduire par des
types extérieurs à la cité. Pour faire bonne mesure, il en
ajouta une demi douzaine. Malgré l’insignifiance des faits,
Mokhtar prit le temps d'écouter. Les copains de la gamine
lui importaient peu, mais il ne pouvait pas laisser passer un
comportement contraire aux règles de soumission. Depuis
l’incident du Semtex, il avait revu l’imam "salafiste". Celuici insistait beaucoup sur l’importance du contrôle des
"jeunes". Au-delà les rentrées financières du trafic de
drogue, Mokhtar devait faire appliquer des lois autres que
républicaines. Les gamins composaient une piétaille vouée
à mettre le feu et casser. Quant aux "mousmées", une de
leurs obligations basiques était l'union maritale au choix du
père de famille. Les récalcitrantes, prônant l’égalité des
sexes et la vie à l'européenne, étaient faites pour la "nique".
En un mot, on était soumise ou pute.
Aussi le caïd rassura-t'il Rachid quant à son problème.
- Ne t’inquiète. Je vais m’occuper de ton blème. Bientôt,
cette BG (2) te mangera dans la main.
Un téléphone sonnant, il fit signe à son subordonné de
quitter son bureau à porte blindée, aménagé dans une cave
du Bloc-1.
(1) Comme elle trop kiffante cette go : Comme cette fille est trop excitante. (2) BG : Belle
Gosse
80
Chapitre 10
Le timing des travaux du génie civil et de gros œuvre avait
été respecté. Par contre, celui afférent au tertiaire présentait
un retard conséquent. Les incontournables vacances d’août
n’arrangèrent pas les choses. Aussi, la livraison des premières maisons prévues au printemps 2008, fut reportée à
la dernière semaine de juin.
En France, il est normal que les chantiers de construction
ne soient pas à l’heure, il s’agit presque d’une tradition.
David Giberstein pressa les corps de métiers en appliquant
de lourdes pénalités de retard. Il y eut un important coup de
bourre et les choses revinrent à peu près à la normale. Dès
lors, le passage des camionnettes évolua de façon inversement proportionnelle à l’avancement du chantier. Ce fut,
aussi le cas du chiffre d’affaires des commerces dont la
manne fondit à vue d’œil. Le phénomène étant prévisible,
Raymond Cugnasse fit l’inventaire de ses bouteilles de limonade et ferma son magasin pour rénovation. Le cafetier,
était satisfait, la clientèle ouvrière ayant définitivement
amorti l’antique mobilier, il fallait relooker l’établissement.
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La décoration prévue se voulait Las Vegas, avec néons clignotants, bar en cuivre, crachoirs et percolateur dernier cri.
Un écran plasma pour "clips musicaux" prendrait place audessus des flippers et jeux virtuels.
Vu d’en haut, un scrutateur aurait constaté que l’activité
bâtisseuse s’était déplacée, du domaine de Pardaillac vers
le vieux village. Ce fut d'ailleurs du ciel qu’arriva le premier signe de cette vague moderniste. À l'aube du 10 septembre, un E 500 Pilatus blanc, frappé d'une cocarde française, effectua des passages au-dessus du bourg. Il enchaîna atterrissages et décollages sur le tarmac du nouvel aérodrome pour évaluer ce dernier. En fin de journée, le bimoteur reprit le chemin de Salon-de-Provence. Conformément
à la loi, le terrain d’aviation devait être remis au département, sous les contrôles de l’Aviation civile, la DDE (1) et la
PAF (2). Le complexe susceptible de recevoir des Jets d'affaires, comportait aussi une DZ d'hélicoptères et un centre
pour ULM. La Westing remit les clefs aux administrations
tutélaires. L’aéro-club de Sainte Anatolie homologué, un
aiguilleur du ciel s'installa dans la tour en verre fumé sise à
l'extrémité de hangars flambant neufs. La route intérieure
se terminait en parking, accessible de la Résidence par un
poste identique à celui de l'entrée nord. Saint Anatolie entamait une nouvelle vie.
Dans les semaines qui suivirent, des berlines traversèrent l’agglomération. Elles avaient pour point commun des
étiquettes Hertz ou Avis accolées aux custodes. Probablement les premiers propriétaires accompagnés de leurs décorateurs. Réalisant qu’il s’agissait de phases préliminaires,
les habitants soufflèrent de soulagement. En effet, ne dérogeant pas à la tradition, leurs chantiers étaient en retard.
(1) DDE : Direction Départementale de l'Equipement. (2) PAF : Police de l'air et des frontières
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Une société de surveillance marseillaise avait investi la résidence. L'aire de stationnement du personnel se trouvait à
l’extérieur, en pied des bâtiments de la sécurité. Dans le lotissement, les préposés vêtus d’uniforme bleu semblables à
ceux des Cops new-yorkais, circulaient en 4x4 Suzuki et
motos Van-Van aux larges pneus. L’entrée de Château
Pardaillac était défendue par une lourde grille à barreaux
dont les verrous hydrauliques ne pouvaient être débloqués
que du poste de garde. Dans un deuxième temps, l'arrivant
commandait le portier électrique au moyen d'une télécommande personnelle. Après le passage des autos de location,
ce fut celui des remorques porte-containers, puis de berlines aux plaques américaines qui passèrent sans s’arrêter.
Le cœur de Sainte Anatolie se mit à battre lorsqu’une
Chrysler rose bonbon vint se garer le long du mail. Les
spectateurs furent un peu déçus. Le gros type à Stetson sortant du véhicule n’avait pas le look de JR Ewing (1), mais
plutôt la distinction d’un cousin de Bonanza (1). Texan, Bill
Jefferson avait fait fortune dans la boucherie. À la retraite,
il venait tâter du vieux continent, accompagné de sa moitié,
qui était son double en matière de circonférence.
Comme la sieste touchait à sa fin, ce fut une centaine de regards qui observa les arrivants par l'embrasure des persiennes pour savoir quel commerce recevrait la première
visite. Raymond Cugnasse fut l’heureux élu. La gorge
sèche, le sourire crispé, il laissa les clients faire le tour des
rayons. La superette étant déserte, l’épicier put entamer
sans complexe une conversation en Franglais issu des six
premières pages du "Marabout Junior".
- Good afternoon Sir. What, puis je, for you ?
La "dondon" regarda avec suspicion l’étal de fromages à
la coupe survolé de mouches pugnaces. Le cow-boy attrapa
(1) JR Ewing et Bonanza : Héros de deux séries américaines
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un pack de Coca-Cola light, des Corn-flakes et une bouteille de Bourbon Four Roses. Ayant terminé, sans un regard pour les produits du terroir, ils posèrent leurs emplettes sur le comptoir.
- How many, please ?
- Ah yes, the price, just une minute s’il vous please.
L’épicier, fébrile, s’excita sur sa caisse enregistreuse
new-look et engrangea les 35 premiers euros de sa fortune
naissante. Impassible, le couple adressa un simple.
- Thank you. Bye !
Au sortir de l’épicerie, la moitié du village, qui attendait
l’apparition d’un caddy surchargé, en fut pour ses frais. La
Chrysler s’éloigna en silence vers Pardaillac. Pressé de
questions, Raymond mentit avec assurance, précisant que
les clients avaient été éblouis par la qualité des rayons,
mais n’effectueraient leurs courses qu’après livraison d'un
frigo. Tous les propriétaires de Pardaillac n’avaient pas la
morgue des Jefferson. Certains auraient été disposés à
frayer avec l'indigène, mais soucieux de décorer leurs news
homes, nombreux descendirent à Marseille. Au retour ils
s’approvisionnèrent aux gondoles des hypermarchés bordant le trajet et notèrent les adresses "net" des livraisons à
domicile. Malheureusement pour les Sanatoliens, le processus se pérennisa.
Les Mac Dowell furent les premiers installés. Ils occupaient une grande Louisiane d’un étage, blanche et à parements de bois. Une grande pelouse en déclivité jouxtait la
terrasse de façade. John ancien officier supérieur avait terminé sa carrière dans les assurances. C’était un homme de
forte stature, les cheveux gris coupés ras, la poignée de
main plus que ferme. Ce géant partageait la vie de Kathy,
belle femme blonde, sportive, ancienne gynécologue et
84
professeur en recherche génétique. Elle parlait couramment
le français. Le cottage dont ils avaient pris possession, correspondait à leurs voeux. Le salon était spacieux, la cuisine
bien équipée. On accédait au premier étage par un escalier
en bois laqué blanc. À l’est, les chambres dominaient leur
jardin et Golf Avenue. Au centre de la pelouse, face au perron, était fiché un grand mat qui permettait au général de
lever les couleurs chaque matin. En contrepartie de cette
maniaquerie militaire, Kathy avait un petit labo de biologie
et une pièce comprenant une bibliothèque de livres scientifiques. Sur son bureau un IMac 27 lui assurait une liaison
"live" avec ses homologues internationaux.
Au sud, la parcelle mitoyenne appartenait au ménage Rosenblum. Leur demeure était d'un style différent. C’était
une copie de villa gréco italienne à colonnades et sol de
marbre. Des espaliers fleuris descendaient vers une piscine.
Juifs d’origine polonaise, ayant réussi dans la joaillerie,
Samuel et Sarah étaient calmes et accueillants. L’ancien bijoutier s’était pris de passion pour les ordinateurs, la conception des micro-processeurs et autres circuits imprimés.
Ce néo-Cosinus robotisait tous les éléments domotiques lui
tombant sous la main. Aussi, par amour pour son mari, Sarah ne s’inquiétait pas de voir son aspirateur se promener
tout seul et sa bouilloire jouer la Toccata de Verdi. Samuel
s’était fait aménager un espace high-tech en sous-sol. Depuis ce sanctuaire informatique il s’ingéniait à capter les
signaux satellites au moyen de paraboles masquées par la
corniche du toit. La périphérie de son labo était cernée de
moniteurs, claviers et disques durs de toutes sortes. Au
centre, de confortables fauteuils rotatifs permettaient de
passer d’un écran à un autre et consulter les fuseaux horaires s'affichant au plafond. Pour un peu, on se serait cru à
Cap Canaveral. En fait, cette passion du bricolage secret et
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méticuleux n'était pas récente, car malgré soixante-seize
printemps Samuel avait gardé une âme d’aventurier. En
1947, Sarah et lui, orphelins de la Shoah, s’étaient connus à
Haïfa. Commandos de l’Irgoun, il fabriquait des bombes,
alors qu’elle faisait le coup de feu. Une fois l'État d'Israël
établi, ils quittèrent la vie kibboutzim pour les USA. De
leur foyer américain naquirent trois blonds polonais. Leur
vie aurait pu rester sereine, mais le malheur frappa de nouveau à leur porte. David, l'ainé, engagé dans les GI, mourut
au Viêt-Nam, ce qui brisa leurs cœurs. En 2000 le benjamin ayant repris la joaillerie et la cadette épousé un avocat
de Boston, le couple décida de retrouver ses racines européennes. Leur valise contenait le drapeau plié et la médaille
reçus en échange de leur fils. Avec l’épargne des fonds de
pension revenant à David, ils achetèrent le terrain de Pardaillac et firent édifier une stèle sous un olivier du jardin.
Les Mac Dowell et les Rosenblum firent connaissance
pour avoir aménagé à une semaine d’intervalle. Plus tard,
ils se rendirent visite. Un jour, alors que les femmes papotaient dans le jardin, Samuel entraîna John dans son repaire. Le général fut impressionné par la qualité de l'équipement informatique et télématique.
- Shit ! Sam, votre labo me fait penser à mon QG de
Koweït City. Remarquable. Vous pouvez choper les satellites, avec ce "matos" ?
- J’ai déjà trouvé quelques astuces. Un de ces soirs,
après-dîner, nous pourrions jouer à la guerre des étoiles. Si
cela vous tente ?
- Sûr. Les soirées sont longues, la télévision stupide, l'infusion de camomille insipide. À nos âges, rien de telle
qu’une bonne dose d’exercice cérébral.
Rosenblum pianota sur un clavier et le pan d’une cloison
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dévoila un frigidaire avec sa machine à glaçons.
- Accompagné d’un bon verre de bourbon, c’est encore
mieux. Pas vrai ?
- Je sens que nous allons bien nous entendre, Sam.
Dans
le dessein de ne pas dépayser les résidents, le
promoteur avait donné des noms américains aux voies du
domaine. Ainsi, l’axe nord-sud fut baptisé Main Street et
les artères perpendiculaires d’appellations directionnelles,
Golf Avenue ou Airport Road. Les allées échappant à ce rigorisme héritèrent de noms plus fleuris. Ainsi, la copie de
ranch des Texans à la Chrysler rose se situait-elle à l’angle
d’Olivegrove Alley et Poppy Street. Pour que les passants
puissent admirer la qualité architecturale de leur résidence,
Bill et Pamela Jefferson avaient opté pour une clôture de
lices blanches. Ce dépouillement dévoilait un mustang en
bronze cabré aux cieux, accompagné d’une jument de
même métal occupée à brouter. De quoi faire pâlir tous les
amateurs de nains de jardins. Le grossiste en boucherie, ancien du Viêt-Nam et amateur de sculptures animalières,
était aussi féru d’armes de guerre. Ce dernier point lui avait
posé problème. Il n’entendait pas se défaire de ses Winchester, Remington, Colt et autres MI 16, or la législation
française interdisait tout arsenal. Bill tenta le tout pour le
tout. Les morceaux d’armes furent disséminés dans l'ensemble des meubles. Les canons de carabine s’intégrèrent
aux tubes des pieds de table, les culasses nichèrent dans la
mousse des sofas, les petits éléments rejoignirent le matériel de cuisine et de bricolage. Pamela gansa de velours des
mètres linéaires de cartouches. Bien évidemment, le risque
était énorme, mais le culot paie. Le container des Jefferson
ne fit l’objet d’aucun contrôle. Au jour de son passage, la
douane dépiautait un cargo pakistanais calfaté à la résine de
87
cannabis. En quelques jours, les râteliers du ranch français
des Jefferson retrouvèrent leur contenu d’origine remonté
et prêt à l’usage. Le stock de munitions fut reconstitué balle
par balle, permettant aux tissus d’ameublement et couettes
de reprendre leur poids d'origine. Bill installa un rockingchair sur la terrasse de sa demeure et s’y installa dans
l’attente d'improbables desperados. Au fil des jours, il finit
par se lasser de l’immobilité de son mustang et décida de
dégoter un coin sauvage pour aménager une butte de tirs.
Après qu’une soixantaine de propriétaires aient aménagé, David Giberstein décida qu’il était temps de contrôler,
"de visu", le bon fonctionnement de la résidence. Ce déplacement ferait l'objet d’un petit raout sur place. Le 13 septembre 2008 à 7 h du matin, le promoteur, quatre collaborateurs, l'architecte et des financiers, prirent un Falcon loué
pour la circonstance. Une heure plus tard, ils étaient à
l’aérodrome de Saint Anatolie. Le patron de Securitex, société de surveillance marseillaise, les accueillit.
- Content de vous voir, David. Le voyage s’est bien déroulé ?
- Bonjour, Paul. Pas de problème, le ciel était dégagé en
altitude, alors que nous avons quitté Paris sous la pluie. Les
Sudistes ne connaissent pas leur bonheur.
Un Touareg et des Multivan Volkswagen attendaient les
arrivants. Prenant Main Street, le convoi traversa la résidence encore ensommeillée. Le soleil venait de faire son
apparition au sommet de la Tuc des Oliveraies, faisant briller la rosée des pelouses et les vitrages des demeures. Passant devant une belle maison de type New Orléans, ils virent un géant vêtu d’un battle-dress, qui levait les couleurs
américaines. Un camion ramasse-poubelles de la Veogénica, aux préposés à casques rouges, passa l’angle de Rose
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Path. Plus loin ce fut une camionnette de laitier estampillée
Morning Milk Service. Des voitures aux plaques US étaient
garées le long des trottoirs. Une femme d’age mûr, au look
de Jane Fonda, terminait son jogging en sweat-shirt d'Haward, un IPod en sautoir.
- Je rêve. Vous êtes sûr que le pilote de l'avion ne s’est
pas trompé de destination ? – Souligna un des passagers du
minibus – Sommes-nous bien en France ?
Le propos souleva l’hilarité, mais cette sensation de dépaysement les maintint "scotchés" aux carreaux. Ils s’arrêtèrent à la salle de réceptions pour un brunch. David Giberstein, l’architecte et le patron de la Securitex poursuivirent jusqu’au Centre de Sécurité à l’entrée principale nord.
- Vous voulez commencer par quoi ? Nous pourrions visiter la salle de contrôle, puis faire un tour d’enceinte. Je
vous présente Jackie Bongo, responsable du site.
Le grand noir, se tenant derrière eux, était vêtu de l’uniforme bleu des vigiles, assorti de deux barrettes d’épaule.
Droit comme un I, casquette sous le bras, il répondit aux
salutations d’une ferme poignée de main.
- Le sergent Bongo est ancien de l’infanterie de marine,
habitué à gérer du personnel de terrain. Il a intégré notre
société dès sa retraite.
- Il est vrai que l’armée produit de jeunes retraités tout
à fait compétents. Heureux de vous avoir ici, Sergent.
- Mes respects et merci, monsieur le Directeur.
- Appelez-moi David. Je vous présente Philippe Desormeaux, architecte de la résidence. Nous souhaiterions avoir
votre avis sur l'efficacité du système de surveillance.
- Pas de problème majeur. Nous visualisons la périphérie
à quatre vingt quinze pour cent, de jour comme de nuit.
Tout en bavardant, le groupe s’était approché de la salle
des pupitres. Là, des préposés veillaient face à des batteries
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d’écrans. Jackie Bongo pointa son index vers un moniteur.
- Ici, vous apercevez, au nord du golf, une équipe effectuant sa ronde en 4x4. Cette partie est la plus exposée aux
passages clandestins – Il eut un large sourire – Si je peux
m’exprimer ainsi.
- Il y a des effractions ?
- En fait, rien de bien méchant. Les autochtones aiment
fureter. Ils se considèrent ici comme chez eux. Alors,
quand la curiosité les travaille trop, nous avons droit à
quelques incursions.
- De quel genre ?
- Des bases de grillage découpées. En règle générale ces
actions se situent dans des ravines d’accès difficiles
- Et comment se terminent ces incidents ?
- Pas trop mal. Vous savez ce sont des jeux de pépés. Vu
la moyenne d’age élevée des intrus, nous tentons d’éviter le
clash. Nos véhicules arrivent ostensiblement, ce qui favorise leurs replis, tout en prouvant notre capacité d’intervention en cas de récidive.
David approuva la sagacité du sergent, car il était judicieux de rester en bons termes avec les Sanatoliens. Récemment, le maire se félicitant de l’opération, s'était étonné
du peu d'impact sur l'économie locale. En un mot, l’enthousiasme des commerçants avait baissé, ce qui inquiétait
l’édile au vu des futures élections locales.
Après la salle aux écrans, les visiteurs décidèrent de visiter
le site. Lorsqu’ils sortirent du bâtiment, le jour s'était levé
et la résidence commençait à bouger. Des joggeurs, moins
minces et attrayants que la Jane Fonda matutinale, parcouraient les allées. Le patron de la société de surveillance
embarqua le promoteur, l’architecte et Jacky Bongo dans
son Touareg. Ils étaient précédés d’un Suzuki Nairobi kaki,
débâché et occupé par deux vigiles.
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- Je propose le tour du domaine en suivant le couloir de
ronde, lança le conducteur.
- Durée du trajet ? Interrogea Giberstein.
- Une vingtaine de minutes. Le parcours est tourmenté.
- Parfait, nous devrions être vers treize heures à la salle,
pour le déjeuner.
- Go – Ordonna le sergent, par radio, au 4x4 de tête.
Le no man’s land périphérique était un couloir de tuffeau compacté. Le circuit n’avait rien de monotone, épousant la planimétrie vallonnée du terrain. Le promoteur en fit
la remarque.
- Effectivement, je comprends qu’une telle topographie
rende difficile le contrôle permanent. Enfin, nous ne sommes pas à la frontière mexicaine ou sur la bande de Gaza.
- En application du cahier des charges nous avons optimisé le systèmes vidéo, mais les ravines profondes posent
des problèmes de couverture – Souligna l'architecte.
- Je plaisantais, Philippe. Vous avez bien fait. Certes, la
Westing se doit de fournir les meilleurs résultats, mais à
l'impossible nul n'est tenu…
Le sergent pointa le doigt vers un arbre dont le tronc
supportait une caméra.
- Nous en avons près d’une centaine, camouflées de cette
manière et équipées d’objectifs grand angle infrarouge.
- La transmission se fait comment ?
- Par réseau câblé. Le principe est plus fiable et beaucoup moins onéreux que le système hertzien. Entre autres,
il a permis d’utiliser les mêmes tranchées que celles de
l’alimentation électrique, des projecteurs et du grillage.
- À ce propos – souligna Jacky Bongo – pour ne pas illuminer le domaine en permanence, les "projos" ne sont allumés que ponctuellement sur les zones d’intervention.
- Bien vu.
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- Nous ne sommes pas à l’abri d’aléas, mais ce sujet a
fait l'objet de simulations probantes.
Après contournement du poste de l'aéro-club, ils suivirent
les barbelés du tarmac sur mille cinq cents mètres. À l'extrémité de la Résidence, Bongo fit s’arrêter le convoi pour
un court exposé géographique.
- Sur la droite, le terrain de golf dans l'axe du trou quatorze, avec en son centre La Tuc des Oliveraies.
Un magnifique fairway s’étalait vers le nord, brisé de
déclivités artificielles formant des vagues engazonnées,
ponctué de pièces d’eau et de bunkers dorés. À gauche et à
droite des links, on pouvait apercevoir le faîte des toitures
de certaines demeures.
- Fabuleux Philippe ! – S’exclama Giberstein – C'est un
paysage à couper le souffle.
- De l’autre coté, on distingue la Méditerranée, mais la
vue n’est réellement panoramique que de La Tuc – continua Bongo, sur le ton d’un accompagnateur touristique.
Le maître d'oeuvre souligna.
- Le centre commercial et les barres HLM, dont nous
avions parlé à l’origine, ne peuvent être vus que de ce
sommet difficilement accessible. Bien peu s’y rendront…
Ils furent interrompus par le collaborateur de la Westing
chargé du timing.
- Veuillez m’excuser, mais nous allons devoir rentrer.
- Quelle heure est-il ?
- Déjà douze heures quarante-cinq.
- En effet. Pouvons-nous couper au plus court, sergent ?
- "Affirmatif", il suffit prendre Main Street à mi-chemin.
Le sous-off donna les instructions au véhicule de tête.
Les 4x4 filèrent en direction de l'avenue qui scindait le
domaine dans sa largeur. Malgré la poussière dégagée par
le convoi, ils purent apercevoir l’environnement ouest.
92
Derrière les clôtures, le terrain sauvage n'était composé que
d'une garrigue désertique et pierreuse écrasée de soleil.
- De ce côté, c’est plutôt l’Afghanistan – Plaisanta un
passager.
- Un merdier cette affaire afghane – Soupira David Giberstein – À propos de piège, Philippe. Avez-vous pensé au
bidet de Miss Peggy. Elle est capable de nous remettre ça.
- Pas de souci, c’est une affaire réglée.
Ils en rirent, alors que le convoi arrivait en vue de la
salle de réceptions.
Le déjeuner se déroula sans problème. On avait embauché un traiteur rôdé à la cuisine internationale. La grande
majorité des acquéreurs étant très satisfaite les problèmes
soulevés furent sibyllins. Par ailleurs, ils considéraient tous
avoir investi au bon moment. Leur bien français était assuré d'une plus-value à terme, alors qu'aux États-Unis la crise
des subprimes (1) ravageait le marché. La fin du mandat de
Bush JR tournait à la Bérézina. Sean O’Neil, ancien avocat
d’affaire New-yorkais, faisait partie des propriétaires. En
1999, il avait sauvé une cliente des agissements de Bernard
Madoff. Ce dernier avait fini par rembourser au terme de
négociations. L’avocat poursuivit ensuite l’escroc pour des
tiers et celui-ci paya, jusqu'à son curieux blanchissement
par la SEC (1). Pour sa part, le lawyer décida de prendre sa
retraite. À l’instar de Sam Rosenblum, Sean n’était pas un
ancien militaire. Il parlait un français correct et s’entretint
avec les légistes de la Westing-Tramp parisienne. Après de
nombreux toasts, le Falcon loué prit son vol à 18 h 30
Gmt. À son bord, David Giberstein et ses accompagnants
rentraient satisfaits de leur excursion.
(1) Suprimes: Créances hypothécaires. (2) SEC: Securities and Exchange Commission (AMF).
93
Chapitre 11
Après les Go Fast d'été, Mokhtar décida de solutionner le
problème sentimental de Rachid. Il concocta une action de
concept simpliste, induisant trois étapes. Le choix d’un appât, l'installation d'une souricière et la curée finale. Au
terme de cette opération, la "convoitée" n’aurait d’issue
que se soumettre au bon vouloir du prétendant fornicateur.
En cas de refus, elle endurerait les foudres familiales, une
réclusion et la vente à un vieux marabout friqué, peu regardant sur l’état de la viande.
Compte tenu du tempérament de la proie, le point délicat
résidait dans la crédibilité du leurre. Après réflexion, l'ainé
des petits frères parut le mieux placé pour arriver à bonne
fin. Restait la façon d'opérer. Le stratagème de la "chèvre"
consistait à pousser la proie au piège, sans contrainte apparente. L’intervention de Rachid ne serait nécessaire que
dans la première partie du plan.
Il contacta par téléphone ses relations, composées du gratin
des malfrats régionaux.
- Allo. Ici Mok. Tu kiff toujours autant le cul. Il me faut
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un expert pour une séance de "ramonage" courant novembre. État impeccable, première main.
- Discrétion assurée ? répondit la voix.
- Tu me connais Cherif. C’est toi ou Roco Sifrédi.
- Arrête de me prendre la tête, je te fais confiance. Call
moi huit jours avant.
- Pourquoi, tu as besoin de Viagra ?
- Non, du bromure pour éviter un accident. On sera plusieurs ?
- Je veux. Au moins cinq et les meilleurs.
- Elle va déguster ta protégée.
- C’est une leçon, pour lui apprendre à obéir.
- J’attends ton "phone". À charge de revanche.
- Va te chier. Pour un coup de queue, tu blases !
Le truand rigola de sa réplique et donna d'autres coups
de fil de teneur similaire, pour régler le planning.
On était fin septembre. Avec le beau temps, il y avait
encore du monde aux pieds des blocs. Le résultat escompté
induisant une grande discrétion, la libido de Rachid devrait
tenir soixante jours fin de mois. Le caïd s'amusa de ce trait
d’humour, dont il s’ignorait capable. L'affaire n'était pas
inintéressante. En sus de l’aide apportée à son troupier en
mal d'affection, Mokhtar répondait à l'exigence de ses
commanditaires. L'opération bouclée, Leila soumise ou
pute, ne pourrait plus gérer sa vie comme elle l'entendait.
Quittant La Glacerie pour retrouver son appartement, il
croisa le duo Cédric et Mirko, au sommet d'une rampe. Ces
inséparables d'à peine dix sept ans étaient spécialisés dans
le vol de grosses cylindrées à deux roues. Les Yamaha,
Ducati et autres Honda, n’avaient aucun secret pour eux.
Les engins dérobés subissaient un maquillage pour être exportés à l'étranger. Mokhtar laissait faire. En effet ce taff
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sans incidence sur son trafic, favorisait des cousins receleurs à Oran. Toutefois l'activité de ces gamins aussi écervelés que bons mécaniciens comportait des risques collatéraux. Aussi les "Lupin du bicycle" étaient prévenus que
s'ils attiraient le moindre flic à La Glacerie, c'était la mort !
Cette rencontre, au sortir du parking, permit un rappel de la
sanction. Les voleurs acquiescèrent et disparurent dans les
bas-fonds, ravis de leur prise une Triumph Daytona dont le
malheureux propriétaire avait dû épargner le prix, sou par
sou. N'ayant pas la fibre solidaire des aficionados de la motocyclette Cédric et Mirko étaient de minables prédateurs,
indignes de la grande famille des motards. À ce sujet, les
larrons attendaient l'hiver, propice aux vols des deux roues
motorisées. Avec la froidure, les propriétaires laissaient
souvent leurs bécanes tourner au ralenti en bordure de trottoir, le temps d’acquérir un paquet de cigarettes ou MotoJournal.
96
Chapitre 12
À force de parcourir les alentours du golf, Bill Jefferson
découvrit un contrefort au flanc de la Tuc. Celui-ci comportait un plat suivi d'une paroi verticale, idéal pour improviser un polygone de tirs. L’arrière bordé de ravines
abruptes et les cotés couverts d’épineux, interdisaient tous
passages et assourdiraient les déflagrations. Par souci de
sécurité, il intégra du barbelé aux parties végétales. Des
panneaux Warning en lettres rouges, complétaient le dispositif. Les vigiles n’avaient rien détecté. Leur chemin de
ronde se situait à près d’un kilomètre du centre de la Résidence. Par ailleurs, la tâche confiée aux hommes du sergent
Bongo consistait à empêcher les intrusions, non à mener
des enquêtes internes. Par vent portant, on décelait bien des
détonations, mais les patrouilleurs fournissaient une prestation proportionnelle à leurs émoluments. Personne ne porta
intérêt à ces pétarades, les co-lotis raisonnaient d'ailleurs de
semblable manière. À quoi bon s'alarmer pour quelques
chasseurs isolés. La Tuc des Oliveraies, secteur sauvage de
Château Pardaillac surplombait le dog leg (1) du trou n°12
(1) Dogleg : virage serré et aveugle d’un fairway.
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dont les joueurs craignaient la jungle inextricable. Bill Jefferson opérait aux heures creuses, à l'aube ou bien en soirée
à l'heure de l’arrosage automatique des fairways.
L'unique souci rencontré par le tireur impénitent, était la
diminution de sa réserve de cartouches et l’impossibilité de
se réapprovisionner. En France, seuls les truands, la police
et l'armée avaient ce privilège. Il changeait donc souvent
d'arme pour éviter la pénurie totale d’un calibre. Cette rotation le conduisait à utiliser des engins guerriers inutilisés
dans les stands de tirs européens. Ce fut un exercice au FM,
qui lui valu de rencontrer John Mac Dowell.
L’ancien
officier souffrait depuis peu d’un problème
avec son Driver (1), aux départs des longs fairways. Ce matin-là, le "malade" était parti de bonne heure dans l’espoir
de retrouver un timing à la hauteur de son HCP (2).
La pression arrivait souvent au départ du trou numéro 12.
Suivant le niveau des joueurs, ce dogleg gauche pouvait
être franchi de diverses manières. Les "petits bras" jouaient
droit puis, l’angle aveugle passé, frappaient deux coups
jusqu'au drapeau. À l’inverse, les "bons" donnaient un effet
de fade (3) à la balle, pour qu’elle prenne une courbe audessus du bosquet et atterrisse contre le green. Hors son actuelle crise de swing (4), John faisait partie de ces derniers.
Après s’être positionné au départ, il souffla pour évacuer le
stress, fit deux coups d’essai, puis traversa la balle alvéolée, accentuant involontairement l’effet. Le petit projectile
s’éleva dans l’azur et prit une courbe à gauche trop aigüe.
Le claquement dans la ramure mit un point final au résultat
du drive (5). Au son, le joueur exaspéré sut que la corne du
bois n’avait pas été franchie. Il décida de ne pas retenter et
(1) Driver : Club n°1. (2) HCP: Handicap, classement au Golf. (3) Fade : Effet directionnel
donné à une balle de golf. (4) Swing : Mouvement golfique. (5) Drive : Coup de golf.
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partit à la recherche de sa balle. En agissant de la sorte,
John voulait tenir tête à son stresse golfique. Ce débroussaillage punitif lui changerait les idées et solutionnerait
peut-être le problème. Laissant son chariot en bord de
rough (1), le golfeur pénétra dans les entrailles végétales, fer
7 à la main. Le taillis était épais. La petite Wilson blanche
ayant dû ricocher sur la crête d’un arbre, il suivit sa ligne
de trajectoire au travers des épineux. Au bout d’une cinquantaine de mètres, l'explorateur admit chercher une aiguille dans une botte de foin. L’angoisse des joueurs au départ du trou n°12 n’était pas surfaite. Au moment de faire
demi-tour il s'arrêta net. La rafale sèche du fusil d’assaut
M16, fait partie des choses qu’un ancien GI ne peut oublier.
Aucun doute n'était possible, les détonations perçues relevaient bien d’un calibre 5,56 mm. Oubliant sa recherche,
l’ancien militaire se dirigea en direction du phénomène,
son fer 7 tenu à deux mains telle une carabine US. Arrivé
au sommet, il fut étonné de trouver un blockhaus encore
bien camouflé. Le bruit des impacts en contrebas, ne lui
donna pas le temps de s’interroger. Réalisant être dans
l’axe d’une butte de tir, il entreprit un mouvement tournant
par des ravines escarpées. Pris à revers alors qu'il rangeait
son matériel, Bill Jefferson sursauta au son d’une voix dans
son dos.
- Hi ! John Mac Dowell. Excusez mon intrusion, mais je
n’ai pu résister à la curiosité.
- Heu ! Mais, comment...
- Ne vous inquiétez pas, je cherchais une balle de golf
hors limite. Vous entendant, j’ai contourné la butte et escaladé la face Nord.
- Shit! Vous êtes sportif John. Personne ne passant par
ici, je pensais avoir protégé mon site. A priori c'est râpé. Je
(1) Rough : Espace végétal naturel bordant un fairway
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m'appelle, Bill Jefferson de Dallas, Texas.
- Détrompez vous. Hors des amateurs de varappe, vous
n'aurez pas de visiteur. Il est super votre polygone. C’est un
M 16A2 que vous avez là ?
- Exact. Vous avez l’air de vous y connaître.
- Un peu. Ce fut mon métier pendant vingt-cinq ans.
- Vous étiez au Viêt-Nam. Moi, j’ai fait Haiphong.
- Je pense que nous sommes nombreux dans ce cas à la
Résidence. On s'appelle par nos prénoms boy ?
En hommes bien trempés, ils arrêtèrent là l'évocation du
passé. Quelques minutes plus tard, John alignait des cartons avec une précision professionnelle. Rentrant, ils décidèrent de perpétrer ensemble les prochains exercices. Bill
évoquant l'impasse du renouvellement des munitions, Mac
Dowell resta silencieux un moment et demanda :
- J'aurai peut être une solution d'ici fin janvier prochain.
Ça irait comme délai ?
- Aucun problème. Si nous sommes raisonnables j’aurai
même du "rab".
- Par contre, il faudra mettre Samuel Rosenblum dans le
coup. On aura besoin de lui.
- Le joaillier de New York ? – S’étonna Jefferson.
- Lui-même. Tu sais malgré son air rangé et ses soixante
seize ans il n’a pas froid aux yeux. C'est un ancien de
l’Irgoun. Sa femme aussi d’ailleurs.
En bon Texan, Jefferson avait le sens de l’équipe et la
confiance spontanée.
- Ah bon ! Dans ce cas, c’est ok – Répondit-il, ignorant
d'ailleurs à quoi correspondait l’acronyme hébraïque.
Ses fusils étaient trimballés, dans un sac de golf à bord
d'une voiturette électrique. Mac Dowell accepta d'y prendre
place. Ce genre d’engin ne lui plaisait pas, estimant que la
marche à pied était une vertu du golf. Cependant, leur dis100
cussion n’étant pas close, il accepta de faire une entorse à
ses principes. Ayant fait le point, ils terminèrent le parcours
en silence, concentrés sur leurs scores personnels. À
l’évidence, Bill Jefferson n’avait pas le niveau de son partenaire, mais arrivait à rester dans le jeu par des approches
précises.
À l’inverse des Jefferson et beaucoup d’autres, les Mac
Dowell quittaient régulièrement la Résidence. Kathy participait à des congrès de recherches médicales organisés en
Europe. Leur prochain voyage en Suisse était programmé
pour novembre. Il s’agissait d’un séminaire sous l’égide de
l’UNESCO, réunissant des sommités de l'épigénome
L'indifférence des occupants du domaine posait un sérieux problème aux habitants de Sainte Anatolie. Les chiffres d’affaires ne décollaient pas et seule la commune, engrangeuse de taxes, y trouvait son compte. Raymond Cugnasse, du pas de sa superette, était voué à compter les camionnettes livrant sur commande internet. Pourtant les Sanatoliens faisaient de leur mieux pour être attractifs. Les vitrines étaient illuminées et chaque seuil d'échoppe comportait son "Welcome". Un collectif de commerçants supplia le
maire d'organiser des réjouissances pour attirer les reclus
hors de leur luxueux Guantanamo. Certains proposèrent un
festival du cinéma américain. D’autres suggérèrent un
rodéo sur le mail ou une élection Miss Planète animée par
madame de Fontenay. Personne n'étant capable d'ordonnancer pareilles festivités et les fonds publics ayant d'autres
affectations que s'offrir les services de Richard Attias (1), les
heures de fermeture devinrent plus précoces. Le percolateur
du bar-tabac s’encalminait et l'établissement avait même
perdu ses joueurs de belotte, déboussolés par les clips du
(1) Richard Attias : Président de Publicis Events Worldwide, Ste de communication événementielle.
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juke-box. L'épicier détruisit des kilos de produits aux dates
de consommation dépassées, son rayon charcuterie avait
des œufs de mouches bleues pour habitants et ses camemberts de l'asticot Corse Les machines du Washmatic
n’ayant toujours pas fonctionné, Marguerite Lespinasse se
réfugia dans la prière. Elle égrenait des chapelets pour que
se produise un miracle. Le Ciel entendit probablement sa
supplique car la situation changea, mais d'une manière différente à celle présumée.
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Chapitre 13
Mi-novembre, le verglas et la neige ne se prêtant pas au
Go-Fast Mokhtar décida de lancer "L’opération Leila". Les
familles de La Glacerie vivaient en hibernation dans des
appartements glaciaux. Construits à la va-vite en 1962, les
logis n'avaient pour chauffage que les fourneaux de cuisines et des convecteurs sauvages qui fondaient les plombs.
L'éclairage public ne résistant pas aux tirs de taouels (1),
l'extérieur de la cité était obscur à 17 h. Le caïd convoqua
Rachid pour lui dire ce qu’il devrait faire. Ce dernier arriva
ponctuel au rendez-vous. Vu la météo, il comprit que le
motif ne devait pas être d'ordre professionnel. D'entrée le
caïd, pressé, aborda l’objet de l'entretien.
- Ça tient toujours, ce que tu as demandé pour la meuf ?
Le faux jeton prit son air le plus soumis.
- Oui, sûr. Je croyais que tu avais oublié.
- Zyva tum’vénére (2) ! Mokhtar n’a qu’une parole. Il y a
eu le taff de l'été. Dur quoi. Maintenant, j’arrache.
- Pardon, excuse, J'ai pas voulu...
(1) Taouel : Lance pierres. (2) Zyva tum’vénére : A présent, tu m’énerves !
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- Maintenant boucle-la et ouvre tes escoules (1). Tu feras
ce que je dis.
Il y eut un silence, avant qu’il ne reprenne.
- Les relations sont comment avec les frangins de ta
gonzesse ?
- C’est du tout bon avec Bachir, mais ça m’a coûté une
console Nitendo, quoi !
- J’en ai rien à branler. Le tout est q'tu le manipules.
- Pas de problème.
- Bien. Le dix neuf, après-demain, tu prendras le gosse
dans ta "caisse" à cinq heures du soir.
- Je...
- Trouve un prétexte. Là, avec son phone, il vannera (2) sa
soeur, pour qu’elle sorte.
- Et s’il ne veut pas ?
- Comme pour la Nitendo. Un bifton de cinquante arrange les choses. Tu la kiffes ct'e meuf ou quoi ?
- Oui, oui ...
- Bon. Le gosse appelle sa frangine et lui dit...
Mokhtar développa les propos que Bachir devrait tenir à
Leila et le lieu où elle aurait à se rendre.
- Voilà, ce sera tout pour toi...
- Mais, après ?
- La suite c’est mon affaire. Maintenant, décarre. Si tu
veux la racli, pas de malaise, c’est moi qui décide.
Rachid sortit songeur. Sa mission n’était pas compliquée. Après tout, rien de plus sibyllin qu’une bonne blague,
billet de 50 euros à l’appui.
À Toulon le 19 novembre, Cédric et Mirko capuchons
rabattus pour lutter contre le mistral, traînaient en quête
d'une bonne occase. La quinzaine ayant été mauvaise pour
(1) Escoules : Oreilles (2) Vanner : Faire une farce
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cause de neige, ils n'avaient piqué que trois scooters. Or ce
type de vol ne valait pas le risque d'une ligne dans leurs casiers judiciaires déjà épais comme des annuaires.
À La Glacerie, le temps n’était pas meilleur qu’en ville.
Le peu de verdure autour des Blocs était blanche de givre,
donnant un semblant de propreté. Rachid avait réussi à
coincer Bachir au sortir de l’école et lui proposa un retour
de l'école en voiture. Compte tenu du frimas, le gamin ne
s'était pas fait prier. Après une 8,5 et des clopes, le conducteur amena la conversation sur les filles et leur prétention.
- Dur a'c les meufs. Elles se croient tout permis. À peine,
t'approches pour kiffer sentiments, c’est l'viol, quoi !
Pour faire homme, le gamin acquiesça, alors qu’il ne
s'était jamais trouvé dans cette situation. L’autre de soupirer, philosophe.
- Enfin, les "gonzesses" c'est comme ça. Comme on peut
pas changer le monde, le mieux c’est de les vanner quoi !
Tu fais jamais d'chicanes (1) à ta frangine ?
- Oui, ça arrive, mais Leila n'aime pas trop. Tu sais, en
dehors de ses études, du volley-ball et de la natation.
- C’est ce que j’ai vu. Dis-moi, le vendredi elle revient
du lycée au bus du soir, non ?
- Des fois, elle couche chez une copine à Toulon, quoi.
- Ah bon ! – Rétorqua Rachid, qui commençait à s’inquiéter – Et pour ce soir, tu sais pas ?
- Non.
- On pourrait la chicaner pour voir, quoi !
- Tu sais, je ne suis pas sûr que...
- Allez rien de méchant. Y a pas de malaise. J’ai envie
de me taper une barre (2). Pas toi ?
Tout en parlant, il lui tendit un billet de 50 euros, que
l'autre empocha.
(1) Faire des chicanes : faire des blagues. (2) Se taper une barre : rigoler.
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Pour
ne pas louper le dernier autocar, Leila ne s’était
pas changée après l’entraînement, enfilant une Polartec sur
son sweat-shirt, un jean et des baskets. Pelotonnée dans un
angle, elle eut du mal à trouver son téléphone et l'attrapa,
de justesse. C'était son frère, la voix pleurnicharde.
- Qu’est ce qui t’arrive Bachir ? Tu as un problème ?
- Pas grave. Je crois que j’ai une entorse.
- Une foulure ? Mais où es-tu ? On va appeler Oum.
- Non, pas ça, elle va me faire une semoule et puis j'veux
pas la faire sortir. Tu pourrais venir me chercher.
- Mais je suis dans le bus à un quart d’heure de la cité.
- Justement, j’ai glissé dans l’escalier du Bloc-5, pas loin
de l’arrêt. Comme ça on rentrera ensemble. Tu piges ?
- Oui, je réalise que tu es un emmerdeur qui a encore fait
des bêtises. Et où se trouve le blessé ?
- Sur le palier du premier sous-sol. Je n'arrive pas à remonter les marches tout seul.
- Mais qu’est ce que tu "fous" là ! Bon, je viens pour
épargner ma mère, mais ça va chauffer pour tes oreilles.
L'adolescente raccrocha, excédée. Ses frères étaient insupportables et finiraient par mal tourner. Enfin faisant
contre fortune bon coeur, elle décida de le récupérer avec
une pensée pour Rachida Dati et sa fratrie. La réussite et
l'élégance du ministre de la justice faisaient son admiration.
Par la vitre embuée, les lumières blafardes de La Glacerie
commençaient à défiler. À l’avant, des jeunes faisant leur
"cirque" le chauffeur accéléra pour arriver indemne au terminus. Songeuse et un peu triste, Leila se leva. Ayant mis
son gros sac en bandoulière, elle se dirigea vers la porte à
soufflets, en route vers son destin.
106
Chapitre 14
La mutation madrilène de l’inspecteur Javier Servat y Moga étant fixée en décembre 2008, il reçut son remplaçant.
C’était un petit gars frais émoulu de l’Académia de Avilla (1),
qui avait tout à apprendre de la pratique. Dans ce métier, où
des années-lumière séparent la théorie du concret, son diplôme rendait la recrue un tantinet prétentieuse. Cette vanité, relevant d'un utopisme juvénile, amusait Servat qui se
souvenait de ses débuts. Le gamin n’était pas antipathique
et acceptait même d’être mis en boîte. Pour parfaire la relève, le duo interpella quelques individus douteux et fit des
vérifications d’usage à Jarama. Ils étudièrent les dossiers en
cours et visitèrent des balances (2). Au cours de l’épluchage
d'affaires non élucidées, ils s’arrêtèrent sur l'explosion
d'une voiture pleine d’adultes et de gamins d’origine
maghrébine, un soir de septembre 2007 sur l’autoroute
d’Alicante.
- Si ça t’intéresse, il y a une trace d'appel GSM en fichier
informatique, mais surtout un élément crucial bien planqué.
(1) Académia de Avilla : Ecole supérieure de Police.
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(2) Balances : indicateurs
- Ah tiens ! Ce n’est pas ce qui résulte du rapport de la
Guardia Civil.
- Tu deviens bon Chico ! C’est vrai, j’ai caché un "joker"
pour "chopper" un jour les auteurs de la boucherie.
- Tu as escamoté une pièce à conviction ?
Jaime Servat y Moga fut pris d’un fou rire à la pensée de
ce qu’il réservait au novice.
- Mieux que ça compañero, une momie témoin.
- Une momie. ¿ Es un chiste ? (1)
- Non. D'ailleurs, je vais te la présenter avant le déjeuner. Ensuite, tu n'auras qu'à lui rendre visite. Du moins,
tant qu’elle sera cliniquement active.
Ils sautèrent dans la Seat Lèon de service et prirent le
chemin de l’Hôpital Plaza del Dr Ferrer, gyrophare en action pour ne pas empiéter sur leur pause "casse-croute". À
vue, l’état du "chorizo Velpeau" n’avait pas évolué, encore
qu'une infirmière ait signalé des pics fréquentiels sur le
moniteur. Le jeune policier jeta un oeil incrédule à cette
chose, reliée au monde par des fils et des tuyaux.
- Et, c’est ça ta "martingale" ?
L’endroit ne s’y prêtant pas, l’aîné se retint de rigoler,
tant la déconvenue du "bleu" était patente.
- La patience fait partie du métier. Peut-être qu’un jour
elle se mettra à parler. On n’enseigne pas ça à Avila ?
L’autre ne répondit pas, étonné par le boudin de tissu
blanc, qu’il aurait à visiter ponctuellement. Javier ajouta.
- Il est cramé au dernier degré. Mieux vaut ne pas imaginer ce qu’il y a sous la gaze. Allez, partons, je connais un
bistrot qui prépare le lomo de cerdo (2) , comme nulle part.
Tu n’as pas faim ? Moi, je crève la dalle.
- Heu ! Et bien, moins que tout à l’heure, mais ça va revenir. L'appétit vient en mangeant.
(1) Es un chiste : C’est une blague. (2) Lomo de cerdo : Longe de porc
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En réalité, les progrès de l’emmailloté étaient plus importants que ne laissait penser son apparente léthargie. À
lecture des courbes du "monitoring", les praticiens avaient
perçu une évolution, mais sans en parler vu la situation secrète du n° H 456. Un flic venait de temps à autre sans poser de question. Puis les visites cessèrent. Une fois son ainé
parti le jeune inspecteur Pablo Lopez y Alonso avait remisé
le dossier de la momie au fond d’un placard, estimant avoir
à mener des enquêtes plus importantes. On l’avait formé
pour traquer des terroristes, pas conservateur de pyramides.
Aussi, lorsque le docteur Iñigo de la Rosa, interne des hôpitaux, s'aperçut que "l’emballé" donnait des signes de vitalité, il ne trouva personne à informer. Patiemment, le médecin attendit la remise en état de la "saucisse", dont la
base était maintenant désemmaillotée d’un tiers. Avec le
temps l'épiderme se referait autour du vestige d’un antique
sexe mâle. Quant au psychisme, le praticien remarqua que
les yeux se plissaient lorsque les sondes anales faisaient
leur office. Iñigo de la Rosa, téléspectateur assidu de Doctor House, conclut avec la perspicacité de son idole à un
zeste de vie cérébrale. En réalité, Boualem, conscient, supportait son calvaire en silence pour ne pas être interrogé par
les flics et par désir de vengeance. Au fil des mois, les progrès du brûlé évoluèrent si progressivement que personne,
n'en tint compte. Lorsque "l’ex-momie" fit ses premiers pas
on la changea de service. Seul l’interne s'en intéressa, envisageant une thèse sur l'étrange résurrection du Maure.
Dans le même temps, au sein de la brigade antiterroriste,
l'inspecteur Pablo Lopez y Alonso ayant infiltré des groupuscules subversifs, était apprécié par sa hiérarchie. Débordé de travail, ce fut lors d’un rangement qu'il retrouva le
dossier de la "momie". Son unique visite remontait à plus
d’un an et demi. Prenant du temps sur ses travaux, il fit un
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saut Plaza del Dr Ferrer. L’hôpital était inchangé, mais en
18 mois le personnel avait tourné. Il passa de service en
service pour retrouver sa "saucisse Velpeau". Après des
heures d'investigation, on lui révéla que ce patient avait
disparu au printemps 2008. À défaut de le retrouver intramuros, sa sortie fut estimée volontaire. Le dossier n° H456
termina aux archives. Aussi inquiet que têtu le policier
consulta l’organigramme de l’année 2007 et demanda à
voir un certain docteur Iñago de La Rosa devenu chef de
service. Les deux hommes firent quelques pas dans le corridor du bâtiment, éclairé de grandes fenêtres à petits carreaux. C’était une fourmilière grouillante et sonore. Des
praticiens stéthoscope au cou, les croisaient, slalomant
entre les sièges et lits mobiles aux flacons suspendus.
- Cuidado ! Perdon ! Gracias. (1)
- J’ai vite compris que le patient avait tout ou partie de
ses facultés mentales, mais se refusait à parler.
- Et quand a-t-il pu se mouvoir ?
- Il y a environ six mois de façon progressive et sûrement très douloureuse, sans pour autant se plaindre.
- Vous dites le patient. C’était un homme ?
- À ce qu’il restait de ses attributs, oui.
- Et pensez-vous que son état lui permette de survivre
sans soins hospitaliers ?
- Cela m’étonnerait, à cause des risques d’infection, mais
je ne suis pas catégorique. Il s’agit, depuis le début, d’un
cas tellement invraisemblable.
- Pourquoi ?
- Vous ignorez ce qui l’a sauvé de l'explosion ?
- On ne me l'a jamais dit.
- Et bien, une couche-culotte Pampers.
- Une... Mais en quoi cela a-t-il pu... ?
(1) Cuidado ! Perdon ! Gracias : Attention ! Pardon ! Merci !
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- Hé oui ! Il avait une couche-culotte mouillée sous son
turban, ce qui a protégé sa boîte crânienne. Sans cette protection, le cerveau aurait fondu. Les urgentistes ont eu du
mal à décoller le plastique. Il en est resté des traces indélébiles, un sigle et trois poussins bleus, comme un tatouage.
L’inspecteur eut du mal à déglutir, ne sachant si le practicien se fichait de lui ou narrait une histoire de fou. Se ressaisissant, il haussa le ton.
- Pourquoi ne pas nous avoir prévenu de sa disparition ?
- Qui, nous ?
- La police. Enfin, moi.
- Le départ du patient a été signalé au poste de la Guardia civil. N’oubliez pas que ce bout de charbon a été interné avec instruction de l’isoler. Depuis, on ne peut pas dire
qu’il ait été materné par vos soins. À propos, vous dépendez de quel service ?
L’inspecteur comprit s'être piégé. Il ne voulait pas perdre
son aura pour ce zombie probablement mort, un label Pampers et des gallinacés imprimés sur le crâne.
- Vous avez raison Doc. Je vais lancer des avis de recherche. Au revoir et merci.
Il tourna les talons, pour ne pas avoir à répondre. Trouvant cet épisode brouillon dans son cursus, Pablo Lopez
planqua le dossier dans les "Affaires classées" de son prédécesseur. À la brigade anti-terroristes, l’incident de l’AP7
trouva son point final sur l’étagère d’un rack d’archives.
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Chapitre 15
Lorsque Leila sortit du bus, la bande de trublions s’éparpilla, non sans avoir incité le chauffeur à "niquer sa mère".
Celui-ci, habitué à ce genre de conseil, s’empressa de fermer les portes et prit le chemin du dépôt de la RMTT. Il
n’y avait âme qui vive à l’extérieur des bâtiments. La nuit
était tombée, un réverbère grillagé éclairait de son halo blafard quelques voitures garées en épis. Les ersatz de verdure
blanchis de givre, laissaient apparaître telles des mines antipersonnel, les étrons noirs de pits et rotweiller. Depuis les
fenêtres bleuies aux tubes cathodiques, on entendait le flot
médiatique des horreurs du monde. La jeune fille, tremblant de froid, pressa le pas. Le Bloc-5, semblable aux
autres, n'était identifiable qu'à la lettre peinte au-dessus des
portes aux carreaux fendus. Les battants allaient et venaient
au gré du Mistral. Le hublot lumineux du bâtiment venait
sans doute d'être changé, la durée de vie d’une lampe extérieure n’excédant jamais douze heures. Prenant son courage
à deux mains, l’adolescente passa le porche et emprunta
l’escalier du sous-sol. Celui-ci était faiblement éclairé par
112
des loupiotes pendouillant contre les murs. Elle appela
doucement pour se cacher d’éventuels drogueurs en maraude.
- Bache, Bache. C’est Leila. Indique moi où tu es.
En l’absence d’écho et peu rassurée, la gamine continua
sa descente. À la quinzième marche, sans qu’elle ait pu
pousser un cri, des bras tentaculaires l’enserrèrent et une
poche de toile lui couvrit le visage. Elle fut soulevée. Son
sac de sport resta au sol.
- Arrête tes conneries Bachir. Ne fais pas le con, lâche
moi – Gronda-t-elle, à travers la cagoule.
Ce fut peine perdue, on l’entraînait dans un dédale de
couloirs. Trimbalée comme un tapis roulé, la captive comprit vite qu’ils étaient plusieurs. Il lui sembla avoir franchi
une étape, quand le convoi arrêta sa progression. Une différence de lumière filtrait maintenant entre les mailles du
masque râpeux, sur fond de voix sourdes.
Le local consistait en une pièce, au néon blafard, meublée en son centre d’une table de cuisine nappée d’une
couverture rayée. Deux fauteuils-club défoncés, des cendriers pleins, un mini-frigidaire et une lampe halogène,
complétaient le décor. L’odeur en disait long sur le nombre
de pétards fumés par les occupants. L'équipe de porteurs
allongea le colis sur la table. Réalisant la suite des événements, Leila se mit à hurler. Peine perdue, un officiant lui
avait retiré ses baskets, son blue-jean et sa petite culotte.
- Tiens. Mets lui le slip dans la bouche, qu’elle arrête de
gueuler. Bandez les yeux avec son bandana. Pas un mot de
trop. Compris ?
Les autres s’exécutèrent. La jeune fille crut qu’elle allait
étouffer et s'obligea à respirer par le nez. Dans l’incapacité
de lui retirer son tee-shirt, ils se contentèrent de remonter
ce dernier jusqu’au cou et retirer le soutien gorge.
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- Putain ! Mate les nichons. Comme elle est trop bonne
sa race ! Déjà, je ban...
- Silence, j’ai dit ! Passez-moi la caméra.
Un des marlous tendit une Handy Cam Sony RXR. Le silence était lourd, rythmé par la respiration de la sacrifiée et
le souffle rauque des mâles en rut. Ils éteignirent le néon, et
baissèrent l’halogène. Le calme, pesant, fut brisé par la
voix du meneur.
- Bon. C’est moi qui commence. Toi, tu filmes. Pas de
tronche ou de main, uniquement "zob et cul".
Léila sentit que l’on tentait d’écarter ses fines jambes et
se tordit. Les tortionnaires forçaient en vain.
- Comme elle est costaud la meuf ! C’est pas du...
- Bouchez-lui le nez et bloquez ses pieds à la table.
Arrivée au bord de l’asphyxie, la pauvre gosse finit par
céder. Elle sentit une main lui peloter les seins et descendre. Arrivé à destination, l'explorateur conclut, d'un ton
de garagiste.
- Y a pas, c’est bien une première main. Passez- moi la
Gliss Hot (1).
La prisonnière sentit avec horreur ce qu'on lui faisait,
puis ce fut l’enfer. D’abord elle eut mal, imagina le déchirement de son hymen, réalisa qu’elle ne serait plus vierge.
L’homme qui la violait, ahanait, encouragé par des voix
rauques autour de la table.
- Au suivant. Elle est chaude. Vous avez filmé ?
Le ton était essoufflé, comme celui d’un coureur de
fond. Le second officiant était une énorme brute. La malheureuse écartelée luttait en vain. Le fornicateur était d’une
rare violence. Ses coups de boutoir ébranlaient la table.
Leila crut mourir tant l’impression d’être transpercée était
affreuse. Cette partie du viol dura si longtemps, que les sui(1) Gliss Hot : lubrifiant sexuel
114
vants commencèrent à s’impatienter. L’autre de commenter
- J’y arrive pas ! Ça va venir ! Ah ! Voilà, c’est de la
balle. Mais elle résiste cette racli, c’est pas encore le big
panard. Merlich (1)!
Il passa le relais faisant remarquer à ceux qui attendaient
leur tour
- Il faudrait la décontracter, pour qu’elle en redemande.
C’est quant même plus bandant. On pourrait enlever son
bâillon pendant qu’on chante Ramona. Quoi !
- Tu déconnes. Ça va être des hurlements.
C’était le problème de Mokhtar. Ce dernier aurait voulu
filmer un semblant d’orgasme, or la môme ne cédait pas.
Un troisième comparse s'était mis à l'oeuvre. L'organisateur
prépara un verre de scotch et une capsule d’extasy (2), regrettant n’y avoir pas pensé plus tôt. Alors que le quatrième
larron de la tournante prenait place, il l’arrêta.
- Attends, on va tenter quelque chose.
- Tu vas pas sucrer mon tour d' bouyaver (3), j'bande depuis une "demi-plombe" ! On n’est pas là pour se taper une
queue en solo.
- T’inquiète, je t’améliore le coup. Viens m’aider.
S’approchant du visage de la suppliciée, il lui murmura.
- Tu n’es pas coopérative. Quand on aura fini, je t’expliquerai. Bois un peu. Ces comprimés vont te relaxer.
Les mâchoires serrées valaient plus qu’une réponse.
- Arroua ! Si tu le prends comme ça Tepu (4), on va employer d’autres moyens.
De sa main droite, il pinça les narines de Leila et fit
signe à un coadjuteur de retirer le bâillon. La bouche libérée s’ouvrit toute grande pour aspirer de l’air. Alors, bloquant le menton de la gamine, Mokhtar lui fit ingurgiter un
fond de whisky et des gélules. Le slip reprit sa fonction oc(1) Merlich : Tant pis. (2) Extasy : Noonaleptique euphorisant. (3) Bouyaver : Copuler.
(4) Tepu : Pute
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occlusive. Sa tête se mit à tourner. Elle retrouva ses esprits,
alors que le cinquième "sauteur" oeuvrait. Le caïd avait pris
possession de la Sony, attendant le moment propice. La
conjugaison de l’alcool et des amphétamines, fit son oeuvre
inhibitrice. Leila partit dans un rêve. Le bruit couinant de la
table et les halètements du violeur devinrent un sleeping en
route vers un pays de cocagne. Elle se mit à sourire dans
un semblant de sérénité.
- Ça y est, c’est tout bon – Murmura Mokhtar.
Il mit l’halogène à fond et fit signe à un acolyte de retirer
le slip et le bandana pour que l’on voie le visage. La droguée mit à profit cette délivrance pour inspirer à plein
poumon. Le caïd filma avec délectation. De biais, on ne
voyait du coït, que le dos du violeur et le visage de la fille,
bouche ouverte, yeux mi-clos. Il suffirait ensuite d'isoler
cette séquence, pour la faire chanter. "Pute ou soumise",
Rachid n’aurait plus de problème pour l’emballer. Sur un
geste du caméraman, les officiants remirent le bâillon et le
foulard. Pour eux, la soirée n’était pas finie.
- Maintenant qu’elle apprécie, on devrait la retourner –
souligna un imaginatif participant.
Mokhtar aurait bien arrêté l'opération, mais ayant déplacé ce "beau monde", il concéda une heure de plus. Son objectif était atteint. La gamine "dans les vapes", se laisserait
faire. Satisfait, le Caïd, posa sa caméra sur une chaise oubliant de l'éteindre et s’installa dans le fauteuil, un verre de
"Johnnie Walker" à la main. Il observa, amusé, les malfrats
régionaux, pantalons sur les talons et sexes en érection.
C’était une formule à retenir pour une élimination globale.
Qui sait ? Un jour, La Glacerie ne suffirait peut être plus à
ses ambitions.
116
Chapitre 16
Cédric
et Mirko réalisèrent avoir trouvé "l'opportunité".
Avenue Leclerc, une magnifique BMW 1200 RT blanche,
moteur au ralenti, attendait face à un magasin. Après des
journées de disette, les deux lascars ne réfléchirent pas à
l'origine de pareille aubaine. Sautant sur l’engin, ils filèrent
dans le feulement des 98 chevaux du 4 cylindres flat twins.
Maurice Delattre, brigadier à la CRS 159, ramenait de
Marseille sa nouvelle dotation. La machine était dépourvue
des gyrophares, sacoches et radio montés à l’atelier de la
Compagnie. Pour le transfert de la machine, il était escorté
par ses collègues marseillais de la 153. Ces deux derniers
attendaient à l’angle de la Place Gabriel Péri que l’heureux
récipiendaire ramène de quoi fêter l’événement.
Alertés par le ronflement rageur du 1200 RT qui s’éloignait, leur sang ne fit qu’un tour. Ils partirent à la poursuite
des voleurs, sirènes hurlantes, phares bleus allumés. Le
sous-off sortant de l’épicerie avec ses litrons, resta interloqué sur le trottoir, alors que disparaissaient au loin les feux
rouges des motos en folie. Cédric savait piloter une grosse
117
cylindrée. La vitesse ne l'embarrassait pas, malgré le froid
qui lui gelait le front. Son passager, collé à son dos, jetait,
de temps à autre, un oeil vers l’arrière pour jauger la distance des poursuivants. Celle-ci, d'environ 400 mètres,
s’amenuisait du fait des différences de poids. Les fugitifs
sachant que des flics seuls ne s’aventureraient pas dans la
cité, tentaient de conserver l’écart. Après la voie rapide
parcourue à tombeau ouvert, l’échangeur de Solliés fut pris
à plat. Du grand art. C'était le dernier tronçon "légal" avant
La Glacerie. Puis, la 1200 RTS traversant la cité d'un trait,
s'engouffra dans un parking souterrain. Les policiers marseillais, fraîchement promus, ignoraient la réputation des
lieux. Forts de leur fonction, uniformes et Sig Sauer (1), ils
pénétrèrent dans la zone sous les regards sidérés des fenêtres embuées. Bien évidemment, trouver la rampe empruntée par les "chouraveurs" était impossible. Les motards
patrouillèrent sur leurs grosses machines, visières rabattues, radios grésillantes. Alertée, la CRS 159 Toulonnaise
transmit un message aussi explicite que péremptoire.
- Que faites-vous dans La Glacerie à cette heure ? Vous
n’êtes que deux et n’avez pas encore été agressés ? Rentrez
pendant qu’il est encore temps. Tant pis pour Delattre, il se
prendra des jours d’arrêt, mais au moins on ne comptera
pas les morts. Terminé.
- Négatif. Il y a vol de matériel d’État. Sommes sur le
site où se cachent les contrevenants. L’honneur d'un collègue est en jeu. Demandons renforts. Terminé.
Le sous-brigadier Leroy n’eut pas la réponse. Une boule
de pétanque vint écraser un écouteur de son casque, alors
qu'un pitsbull accroché à son bras l’empêchait de dégainer.
S’étant consultés du regard les motards mirent "les bouts"
de toute la puissance de leurs BMW. C'était trop tard, un
(1) Sig : Pistolet Suisse, fabriqué en Allemagne par Sauer et équipant la Police Française.
118
groupe d’encapuchonnés, armé de battes et manches de
pioches, bloquait déjà la voie. Des ombres convergeaient
sous les arbres givrés. Malgré le froid, des spectateurs
étaient déjà aux balcons.
- D'escouade motorisée CRS 153 à 159, sommes encerclés. État légitime défense. Demandons aide. Terminé
Le commandant Duclos responsable de la Compagnie
locale ne décolérait pas. Depuis les émeutes de 2006, personne n’avait mis les pieds à La Glacerie. Certes, on savait
ce qui s’y passait, mais cela était sans incidence sur la quiétude départementale.
- Ces deux cons nous obligent à intervenir. Delattre va
entendre parler de sa dotation. Envoyez trois blindés et du
personnel en tenue de combat. Dégagez les abrutis de la
153. Tentez de récupérer la moto et retour au bercail. Surtout pas de bavures. N'arrêtez aucun clampin. Restons discrets quant à l'origine du conflit.
Dans le local, au premier sous-sol du Bloc-5, Mokhtar
fumait, affalé dans son fauteuil alors que ses invités continuaient leur partie.
- Alors, on la retourne, pour tester le verso?
Les avis ne divergeant pas, les racailles entreprirent de
mettre la victime sur le ventre, mais celle-ci sortit de sa léthargie se tortillait dans le sens opposé. Il y eut un cafouillage. Dans le feu de l’action, personne ne prit garde aux vêtements et à la caméra qui glissèrent au sol. Positionné en
biais l’objectif grand angle du Handy Cam enregistrait en
clair obscur l’action des violeurs arrivant à leur fin.
- Mate son cul à c'tte meuf. Trop kiffante, elle déchire. (1)
- Il reste de la Gliss ?
(1) Mate son cul à c'tte meuf. Trop kiffant elle déchire : Regarde les fesses de cette fille. Elle
est désirable.
119
À cet instant la porte s’ouvrit brutalement. Momo un
minable comparse, apparut, plissant les yeux à cause de la
pénombre.
- Mokhtar, Cherif ! C’est le feu ! Les keufs sont dans la
zone. Il y en a partout.
- Wach had daawa (1) ! On ne donne jamais de noms pendant le travail.
Affolé de sa bévue, le messager recula contre le mur. Ce
faisant, il appuya sur l’interrupteur des néons. Les cinq déculottés apparurent alors sexe dressé, en pleine lumière.
L’un d'eux avait un tube rose à la main. Il y eut un silence
de mort, rompu par les sanglots étouffés de la fille maintenue sur la table. Sous l’effet de la surprise, la lumière verdâtre resta allumée plus de dix secondes. Le petit Sony RXR
ne perdit pas un pixel (2) du spectacle.
- Éteins connard. C’est quoi c'tembrouille de ouf (3) ? Nawak (4) ton truc. Les flics ne viennent jamais à La Glacerie.
- Je t’assure, avec des VAB (5) .
- Qu’est ce qu’ils cherchent ?
- Une moto de keuf "chouravée". Ils cherchent à visiter
les sous-sols.
- Putain ! Les bouffons. Piquer la meule d’un poulet !
Quand on les tiendra, tu vas voir comment je vais les niquer grave.
Durant la conversation, les caïds forniqueurs avaient remonté leurs pantalons, oubliant l'action sexo-ludique.
- Et maintenant. Comment on se tire Mok ? On est venu
pour t’aider, pas finir en garde-à-vue.
Ce que disant, ils pointèrent le doigt vers la table vide.
- Zobi ! Vous avez lâché la meuf !
Profitant de l’extinction du néon, Leila rampant au sol
(1) Wach had daawa : C’est quoi ce bordel. (2) Pixel : Unité de base d’une image numérique.
(3) Ouf : fou. (4) Nawak : N’importe quoi. (5) VAB : Véhicule blindé de transport de troupe
120
avait attrapé ses vêtements et passé le seuil entre Momo et
l'encadrement.
- Tu nous gonfles avec ta gonzesse. On veut s'arracher.
Alors, ta solution ?
L’ambiance était tendue. Ils avaient tous des "calibres"
dans leurs poches. Mokhtar oubliant Leila, prit les décisions qu’imposait la situation.
- Momo, file au sous-sol du Bloc-2. Sortez de l’essence
et faites cramer les "tires" et les poubelles. Il faut caillasser
dur la police pour qu’elle reste en surface. Fais fissa et demande à Désiré Yokouné de se pointer d’urgence.
- Le "Black" ?
- Oui. Avec ses angels. Dis qu'il y a de la tune à palper.
Par acquis de conscience, il fit quelques pas dans le couloir puant le moisi. La fille n’avait pas demandé son reste.
Qu’importe, à poil avec ce froid, elle n’irait pas loin.
- Dans un quart d’heure, quand mes choufs auront mis le
feu, on se tire en discrète – Lança-t-il, pour calmer ses acolytes passablement nerveux.
Prenant son portable, il passa un coup de fil à Rachid.
- Avec l’arrivée des keufs, ta meuf s’est tirée en loucedé.
Je veux la briefer avant qu’elle ait vu sa famille. Compris ?
- Un peu. Mais qu’est-ce que je dois faire ? Quoi.
- Facile. Planque devant chez elle. Chope-la et fais le
protecteur qui n’est pas au courant. Ensuite, en jacassant tu
sonnes discrètement mon phone, sans parler. Comme ton
"blaze" s’affiche à l’écran, j’arriverai.
Alors qu’il raccrochait, un géant noir les doigts bagués
d’or, fit son apparition, suivi de ses sbires.
- C'est quoi ce Circus ? Il y a du poulet plein la cité et
des bagnoles de la BAC (1) . Nous on est cool en business. Je
ne vais pas sacrifier mon taff de bijoux pour ta chira.
(1) BAC : Brigade anti-criminalité.
121
- Calme toi Désiré. De ce côté là, y a pas de malaise, je
gère. Les lardus (1) recherchent des connards qui leur ont
piqué une BMW.
Le noir devint blême, ce qui relevait, pour le moins, d’un
profond trouble métabolique.
- Chouraver la moto d’un flic ! C’est Alcatraz (2) . Il n’y a
pas trente-six possibilités. Les carotteurs étaient foncedés (3)
ou il s’agit des deux pieds nickelés du Bloc-12.
- Tu as mis le doigt dessus. Je les ai pourtant prévenus.
- Et qu’attends-tu de moi ?
- Le B-12, c'est ton territoire. Si les djez (4) vont faire la
loi, ça peut être mal interprété. La guerre, quoi !
- Dans ce sens, tu as raison. Explique ton plan ?
- Facile, écoute. Je fais diversion à l’extérieur en attaquant les keufs et éviter une descente aux sous-sols. La flicaille n’a qu’un souci, récupérer l'engin, les chouraveurs et
se casser pour éviter le baston.
Désiré Youkouné, qui avait retrouvé une teinte normale,
se prit le front, signe d’une profonde réflexion.
- Bon, on dégotte la meule, si ce n’est pas trop tard. Ensuite, on l’installe en évidence sur le parking sud, pendant
que tu casses du CRS à l’autre bout. Et les deux connards ?
- Nique sa race à ces bouffons "sans mort d’homme" et
couche-les près de la BMW. Ce sera Noël chez poulagat.
Ils embarqueront le tout. Pas d’enquête, le vol est étouffé,
les taffioles sont mis à l’hosto. Je m’occuperai de leur convalescence – Il prit un rouleau d’euros dans son blouson et
le remit au géant noir – Les bons comptes font les bons
amis. C'est ça le nezbi (5).
L’autre enfourna la liasse dans la poche de son Levi's.
- C’est tout bon, on y va. Une question, en passant. Ça
pue la bite et le foutre ici. Vous niquez entre mecs ?
(1) Lardus : Les flics. (2) Alcatraz : La taule (3) Foncedés : Drogués à mort (4) djez : Algériens. (5) Nezbi: Business.
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Sur un éclat de rire, aux dents étincelantes, il tourna les
talons, avec son escorte. La porte se referma derrière eux.
À tâtons et demi nue, Leila trouva une issue, sans lâcher
ses effets ramassés en vrac. La fugitive perçut des voix,
mais le bruit s’éloigna. A priori, ses agresseurs ne la poursuivaient pas. Probablement à cause de la descente policière, dont elle percevait le vacarme venu de l’extérieur. La
sous-face d’un escalier de béton lui servit d’abri pour enfiler les jeans et la Polartec récupérés au sol. Il lui manquait
une socquette, mais pas ses baskets. Au moment de les
chausser, quelque chose bloqua son pied droit. Le CamSony tombé dans une chaussure, continuait de fonctionner
lumière verte allumée. Sur le coup, elle faillit détruire l'appareil, puis se ravisant le glissa dans une poche. Il fallait
sortir du bâtiment. Mais pour aller où ? Rentrer à l'appartement était exclu, sauf à souffrir les foudres paternelles, le
déshonneur, la mort. Chez les vieux, on n'avait pas de pitié
pour les femmes qui "se laissaient" violer. D'autre part la
"racaille" l'attendait surement au pied du Bloc-3. Et Bachir,
dans cette histoire, quel avait été son rôle ?
Sa tête était en ébullition. Voulant disparaître à jamais,
elle décida d’aller où ses pas la guideraient. Inch Allah !
À l’extérieur, les échauffourées faisaient rage du côté de
l’échangeur où brûlaient voitures et poubelles L’atmosphère était chargée d’odeurs de caoutchouc et gaz lacrymogène. On entendait l'explosion de cocktails Molotov et le
bris des cabines téléphoniques encore valides. Des ombres
furtives courraient le long des bâtiments.
Dans leur petit atelier, Cédric et Mirko, ignorant ce qu'ils
avaient provoqués, se félicitaient de cette prise sans immatriculation. Aussi, lorsque leur porte vola en éclats, les lar123
rons ne s'imaginaient pas comateux en puissance. Des
coups de machettes se mirent à pleuvoir. Mokhtar ayant
spécifié de leur casser la tête, sans mort d'homme, les
sbires de Désiré Yokouné s’employèrent à respecter la consigne de façon quasi chirurgicale.
Vers 19 heures, un message arriva sur le poste-radio du
QG de la CRS 159.
- De brigadier Lasougeole à chef Moretti. Je répète de
brigadier Lasouge...
- Je vous reçois cinq sur cinq Lasougeole. Du nouveau ?
- Moto trouvée intacte sur parking sud. Je répète moto ...
- Ouais ! On a compris bordel. Quoi d’autre ?
- De brigadier Lasougeole à chef Moretti, je répète, de
bri…
- Affirmatif ! Qu’y a-t-il de plus nom de Dieu ?
- Une ambulance médicalisée va être nécessaire sur les
lieux, chef...
- Merde. Pas de bavure, j’espère ?
- Négatif, on a trouvés les suspects comme ça. Je répète.
- Ta gueule ! Comment sont-ils?
- En morceaux, chef. Je répète…
- En tous petits morceaux ?
- Négatif, chef. On peut recoudre, ça a été fait à la machette de brousse. Mais il faudrait agir vite. Je suggère une
couturière dans l’ambulance. Je rép...
Moretti coupa, il en savait assez. La BMW étant nickel,
l’honneur restait sauf. Quant aux chouraveurs lardés, ils
avaient été sauvés par ses hommes, ce qui lui vaudrait un
point d’avancement. L’urgence était de se replier. Il adressa
un message à sa hiérarchie.
- De chef Moretti à capitaine Lerustre, je répète de chef
Moret....
124
- Je vous reçois cinq sur cinq Moretti. Allez droit au fait.
Terminé. À vous.
- Opération réussie, machine récupérée. Demandons
couturière dans ambulance médicalisée. Je répète...
- Quoi ? La selle a un accroc ? Terminé. À vous.
- Non, mon capitaine. Les contrevenants ont été amochés
au "coupe-coupe" par des tiers non identifiés.
- Ouf ! Retrait immédiat. Nous envoyons des pompiers
éteindre les feux et prendre quelques cailloux. Terminé.
- Bien reçu.
Sans le savoir, la police et le caïd de La Glacerie étaient
en phase. Ils voulaient éviter un clash pour protéger leurs
intérêts respectifs. Ce fut chose faite. Toutefois pour laisser
croire que l'émeute était due à l'intrusion policière, Mokhtar
donna l’ordre de continuer les exactions. Des voitures brûlèrent, fort tard dans la nuit.
Une fois la Sécurité Publique partie, les violeurs s'éclipsèrent. À leur départ, Mokhtar demanda qui avait la caméra. En l’absence de réponse, il y eut un échange amer mais
on se rendit à l’évidence, le Cam-Sony n’était plus là. Dès
lors, les soupçons pesèrent sur l’équipe de Désiré Yokouné.
Cette disparition, ennuyait l’instigateur de la tournante privé de son instrument de chantage. Il se fit une raison. La
gamine ne devait pas être loin. À défaut de bus, elle n’avait
pu rallier Toulon et retournerait au bercail. Mokhtar l'imagina dans un recoin, attendant que ses vieux soient couchés. Pour sa part n’ayant pas l'intention de veiller, le caïd
décida de la coincer plus tard. À défaut de soumission une
menace, même fictive, d'envoyer le film à son père restait
un argument valable. Il coupa son téléphone.
Sortie du Bloc-5, Léila fut étonnée de ne voir âme qui
vive. Les bruits du combat se situaient du côté de l'échangeur. Elle ne savait où aller. Aussi, tel un animal traqué, la
125
fugitive transie, marcha dans l’obscurité. Arrivée à la passerelle, elle l'emprunta les joues inondées de larmes.
- Le viaduc de maman...
Son souhait était de se fondre dans la nuit, s’éloigner à
tout jamais de cet affreux endroit. Une fois passé les parkings des hypermarchés, l’adolescente prit un entremêlement de chemins. Le froid ne la faisait même pas souffrir,
ses baskets marchaient toutes seules. N’étant plus en état
de raisonner elle murmurait sans relâche.
- Plus loin, plus loin...
Sur une petite route, au détour d’un virage, une butte
couverte de mousse givrée, éclairée par la lune, lui parut le
lieu propice à sa quête du néant. Leila s’allongea, se lova
sur elle-même et n’eut qu’à fermer les yeux. L’épuisement
et l’hypothermie firent le reste.
126
Chapitre 17
Le
trio Mac Dowell-Rosenblum-Jefferson fonctionnait à
merveille. Mis dans la confidence, l’ancien joaillier avait
accepté mettre ses talents de Hacker (1) et son matériel au
service des complices du pas de tir. Bill, le Texan, appréciait l’expérience guerrière du vétéran GI et admirait la
science dont Sam faisait preuve. Les deux autres étaient
amusés par le côté cow-boy de leur associé. C’était un peu
la Guerre des étoiles et Ok Corral réunis. Aux termes de la
première réunion, John avait dévoilé les grandes lignes du
plan de réapprovisionnement.
- Un de mes beaux-frères, Tom Dublin, est l'actuel viceamiral de la sixième flotte en Méditerranée – Après un
blanc, ses potes le regardant avec des yeux ronds, il reprit –
Le Mount Withney, son navire de commandement, fera escale à Toulon le 17 janvier prochain. Kathy et moi sommes
conviés pour une soirée à bord...
- Si tu nous ramènes un missile on va se faire remarquer
– Plaisanta Bill, en sifflant un bourbon.
(1) Hacker : Pirate informatique s'introduisant dans les réseaux en déjouant leurs sécurités.
127
- Laisse le terminer – S’insurgea Sam qui cherchait le fil
conducteur.
- Je vais demander à mon "beauf" de me rapporter les
munitions dont nous avons besoin.
- Depuis les States ?
- Non. Son port d’attache est Gaète en Italie, mais ils ont
tous les calibres sur les bases de l’OTAN. Quant aux cartouches civiles de la Winchester SX 3, certaines de ses relations doivent bien pratiquer le ball-trap.
- Tu ramèneras le stock dans ton coffre ?
- La Phaéton a une malle gigantesque et j’aurai un
"coupe-file" de voitures officielles.
- Et mon rôle dans l’affaire? – S’enquit Rosenblum.
- Il est primordial. Je ne peux pas faire l'inventaire par
téléphone. Durant nos classes à West-Point, Tom et moi
avons conçu un encodage de potaches. Certes simpliste,
mais une liste de commissions alimentaires n’interpellera
pas les grandes oreilles du KGB et de la CIA.
- Tu comptes passer par un satellite militaire ?
- Exact. Un vieux Keyhole (1) LOE (2) visionnant les côtes
nord de la Méditerranée. J’ai conservé ses codes d'accès sur
une de mes clefs usb.
Samuel Rosenblum était aux anges, jamais il n’aurait osé
espérer qu’un jour son installation réceptrice de blips-blips
intraduisibles, puisse servir pour une vraie mission.
- Et, où se trouve ton beau-frère actuellement ?
- Je n’en sais fichtre rien, quelque part en mer. Peut-être
au large d’Aden, comme aux Baléares. D’où l’intérêt du satellite. Son navire récolte tous les messages codés ou non.
Ces derniers finissent sur son bureau.
- Je suppose qu’ils doivent quand même trier, avant de lui
soumettre ? – Souligna Bill, content de pouvoir participer à
(1) Keyhole : satellite US (2) Low earth orbit : orbite basse.
128
la conversation.
- Tu as raison, mais s'il y a quelque chose de biscornu,
les officiers du chiffre sont tenus de lui communiquer.
- Et il y aura...
- Oui. Le nom du destinataire.
Les comploteurs se quittèrent vers 23 h. Jefferson avait
une démarche correspondant aux bourbons absorbés.
Quelques jours plus tard, Samuel nanti du code d'accès d'un
Keyhole, se mit au travail. Alors que leur comparse fouillait le ciel, Mac Dowell et son ami texan firent sauter la
serrure du blockhaus de la Tuc. Contrairement au sort de
ses congénères, transformés en dépotoirs et WC sauvages,
celui-là était propre. La meurtrière sud, destinée à recevoir
une mitrailleuse, offrait une vue panoramique sur le trou 14
du terrain de golf et la baie de Toulon. Un affût d’acier,
équipé du tourillon destiné à une MG42 (1) était intact. Le sol
poussiéreux et les murs enduits à la chaux, ne présentaient
pas de traces d’humidité.
- Tu vois, Bill. Au sud, il est inaccessible du fait de la
ravine. Personne ne peut y accéder, sauf à prendre notre
chemin – En stratège, il jeta un oeil vers l’extérieur, par la
meurtrière et conclut – Par contre, d’ici, avec une mitrailleuse tu peux te faire tout ce qui bouge à plus de mille
mètres et sur cent dix degrés, bloquant les accès par le golf.
- On ne va quand même pas refroidir les joueurs de la
Résidence ! Tu imagines le carnage ?
- Je suppute Pied Tendre – rigola Mac Dowell – ce sont
des constatations logistique – Il resta pensif– My God ! Ça
fait du bien de se remettre dans le bain.
- Tu vois, j’avais raison de m’inquiéter.
- Ouais ! Mais de là à trucider les retraités de Pardaillac.
Ils se prirent à rire, réalisant la puérilité de leurs propos.
(1) MG 42 : Mitrailleuse Maschinengewehr 42, encore utilisée par l’OTAN (MG3)
129
Comme ils n’avaient pas d’arme appropriée au tourillon,
les golfeurs du trou 14 avaient encore de beaux jours devant eux. Les deux hommes décidèrent de renforcer la
porte et d’occulter l’archère. Les lieux se prêtaient au
stockage des munitions espérées. Malgré leurs 67 ans Bill,
John étaient redevenus des boy-scouts jouant à la guéguerre. Par bonheur, les épouses ne se doutaient de rien,
quoique trouvant étrange l’air guilleret de retraités autrefois
taciturnes.
Le 19 novembre 2008, dans l'après-midi, il neigeait sur
Genève lorsque les Mac Dowell quittèrent l’Hôtel Intercontinental. Le séminaire d'épigénétique, auquel Kathy avait
participé, s’était terminé la veille par un grand cocktail.
John était satisfait d’aller retrouver ses copains de jeux et
voir si Sam avait réussi à contacter son " beauf ". Le plaisir
que prenait Kathy à ces colloques, était une chose qu’il estimait lui devoir, l’ayant elle-même attendu près de dix ans
passés au front.
Les voies salées commençaient à sécher. À partir de Valence, un vent glacial nettoya le ciel, givrant la campagne
environnante.
- Il doit geler à Sainte Anatolie – fit remarquer Kate.
Elle pianota sur son Iphone G3, pour consulter le thermostat de la maison. Un message lui indiqua une température de 21° intra-muros et un froid extérieur de 0, 5°.
- Gla, Gla ! C’est bon – Commenta-t-elle – Heureusement que la sonde fonctionne bien.
Arrivant en Europe, la doctoresse avait décidé se passer
de personnel, estimant la domotique moderne suffisante à
l’entretien d’une maison occupée par deux personnes.
Quant à la sécurité, Bongo et ses hommes étaient prévenus
de leur absence. Elle n’avait, d'ailleurs, même pas fermé la
130
maison en partant. John respectait les limitations de vitesse.
Toutefois, quand les bas-côtés paraissaient impropres aux
radars, il s’octroyait une pointe à 190 Km/h, pour jouir du
feulement des 12 cylindres de sa Phaéton VW. Vers neuf
heures du soir, alors qu'ils arrivaient aux environs de Toulon, des fumées et halos orangés enveloppant l’échangeur
des Courlis, les laissèrent dubitatifs.
- Un incendie, ou une fête ? – S’étonna Kate ?
- Curieux comme aspect, on dirait des explosions.
Les accords du concerto de Bach émanant du lecteur intégré à la ronce de noyer, le confort des fauteuils en cuir
leur firent oublier ce mirage. D’ailleurs, le panneau indiquant la direction de Paradaillac jaillit dans le faisceau des
phares. John s’engagea sur la départementale du village.
Les feux de route perçaient la nuit, découpant en ombres
chinoises, le sommet des arbres alignés en contrebas de la
montée. Un gros rapace nocturne, occupé à dépecer un mulot, s’envola devant le capot. Kathy cria, stupéfaite.
- C’est un grand duc – souligna le conducteur.
- J’ai été surprise. Avoue que la dimension est impressionnante.
- Je te l’accorde. Debout, ce rapace a la taille d’un petit
enfant, 70 à 75 cm de haut.
Peu rassurée, malgré l’absence de risque, la passagère,
scrutant les abords de la route, étouffa un nouveau cri.
- Oh ! Qu’est ce que...
- Ne me dis pas que tu as aperçu une chouette ?
- John, tu vas me croire folle. Il m’a semblé voir quelque
chose couchée sur le bas-côté.
- C'est de l’hallucination. Les séminaires te perturbent !
- Non, non, je t’assure. Il y a un corps sur un monticule.
- Par ce froid. C’est "Hibernatus".
John jeta un œil dans le rétroviseur. En vain, d'ailleurs,
131
compte tenu de l’obscurité.
- Ne te moque pas. J’ai vu quelque chose d’étrange.
Devant le trouble de sa femme, Mac Dowell s'arrêta. À
cette heure le lieu était totalement désert. Ils avaient parcouru 200 mètres, depuis l’apparition supposée.
- Je peux revenir en arrière, pour que tu vérifies.
- J’espère m’être trompée, mais il vaut mieux.
- Alors reculons – Soupira le conducteur, lassé par les
480 bornes parcourues dans l’après-midi.
Heureusement, les puissants feux de recul LED de la
Phaéton évitèrent d’avoir à effectuer un demi-tour. Bientôt
les phares illuminèrent le monticule.
- My God ! J’avais raison. Tu vois, à droite, il y a
quelqu’un recroquevillé sur une souche !
- Shit ! Avec ce froid et le vent, ce ne peut être qu’un
macchabée – jura l'ex-général.
Le thermomètre extérieur de la voiture indiquait 2 degrés
Celsius, que le mistral portait à température négative.
- Que faisons-nous ? – Susurra Kate d’une voix blanche.
- Il n'y a pas trente-six solutions. Reste là, j'arrive.
L’ancien soldat en avait vu d’autre, attrapant sa parka
sur la banquette arrière, il sortit et traversa la route, dans le
faisceau lumineux. Kathy le vit se courber, tendre le bras
pour juger la tension artérielle puis revenir sur ses pas. Elle
entrouvrit sa fenêtre.
- Alors ?
- On va avoir besoin de vous docteur. C’est une gamine,
à peine vêtue et bleue de froid. Au toucher de la carotide,
elle semble encore en vie.
La passagère enfila un manteau, suivi son mari et se
pencha sur Leila.
- "Nom d’un chien"! Elle fait une hypothermie grave.
Tous les symptômes y sont. Mydriase, respiration ralentie.
132
- J’appelle la sécurité de la Résidence, pour qu’ils alertent les services de secours.
- Nous n’avons plus le temps. Si on ne la réchauffe pas
maintenant de façon progressive, elle meurt. Afin d'éviter
le coma profond, le mieux que nous puissions faire est de
l’envelopper dans un plaid et la glisser sur le siège arrière.
À la maison, elle couchera dans la chambre du bas. Je ferai
le nécessaire sur place.
- Et si elle passe "l’arme à gauche", avant d’arriver ?
- On aura fait notre devoir. De toute façon, cinq minutes
de plus ici et elle aura quitté le monde des vivants. Non,
John, je te l’affirme. Nous n’avons pas d'autre choix.
Ils enveloppèrent la petite en position fœtale et déposèrent l'empaquetage sur la banquette. Ancienne urgentiste,
Kathy avait les gestes qui sauvent. Elle tint la main de Leila pendant le trajet, sans arrêter de lui parler. Soulignant à
l’attention du chauffeur.
- Fais vite et mets la "clim" au minimum. À ce stade
d’hypothermie, il faut un réchauffement passif.
Leur badge permit un passage rapide au contrôle du domaine, dont le planton les salua, enchanté de ne pas avoir à
sortir de son poste.
Une fois la gamine allongée sur le lit de la chambre d’amis,
la doctoresse entreprit de lui retirer délicatement les cotonnades, raides de givre, dont elle était vêtue. Ensuite, ils enroulèrent le corps dans une couverture de survie, en polyester de 13 microns. C’est durant cette manipulation, que Kathy devina qu’un drame était à l’origine de l’affaire. Certaines marques ne trompent pas un toubib, mais elle se garda de commentaire. Le réchauffement naturel étant l'unique
remède, la doctoresse enfila une blouse, prépara un défibrillateur portable et les injections nécessaires en cas de
"pépin". Ceci fait, elle s’installa dans un rocking-chair pour
133
veiller la rescapée. John avait préparé un petit dîner froid.
Il porta à sa femme, un blanc de poulet, des chips et un
verre de Saint Émilion.
- Le mieux serait que tu ailles au lit, darling. Je te réveillerai en cas de complications. Pour l’instant, nous n’avons
rien à faire de particulier.
Il l’embrassa sur le front, soupirant.
- Ah ! La fibre médicale ! Quand elle vous tient.
- Et la fibre militaire, tu en penses quoi ?
Ils sourirent. Au moment de quitter la pièce, l’officier,
ramassa au sol la Polaire de la jeune fille, et suspendit le
vêtement aux patènes de l’entrée. Une mini caméra ayant
glissé d’une poche, il posa l'appareil sur un guéridon et gagna sa chambre d’un pas lourd. La praticienne parla longuement à sa patiente pour l’obliger à rester lucide. À 2 h
du matin, le thermomètre affichant 35 degrés C, elle estima
la gamine tirée d’affaire. D'ailleurs, celle-ci, entrouvrant
des yeux embrumés, demanda ce qui se passait.
- Tu as attrapé un coup de froid. Nous t’avons recueillie.
Je suis médecin, ne t’inquiète pas. On parlera de tout ça,
demain. Pour l’instant, il faut que ton corps se réchauffe.
Tu veux que j’appelle ta famille ?
Vu le docteur en blouse, Leila se crut à l’hôpital et refusa la proposition d'un signe de tête. Kathy resta songeuse. Il
lui faudrait avoir une discussion avec la jeune fille. Les
constatations faites induisaient la nécessité d'un examen
gynécologique. Par ailleurs, le refus d'informer des proches
renforçait ses présomptions et l'obligation d'agir avec tact.
Elle prit la tension et vérifia l’absence d'hémorragie par
l’entrebâillement du polyester. Rassurée, le médecin mit
une couette sur l’emballage argenté puis, installée dans le
rocking-chair, s’endormit à son tour.
À La Glacerie, les incendies durèrent jusqu’à 3 heures
134
du matin. Les habitants avaient assisté impuissants à la fin
de leurs automobiles et démolition du peu d'équipements
communs encore en état. Des émeutiers ayant brisé les
dalles des coffrets PTT, certains bâtiments furent privés de
téléphone à cause de l'humidité. Ce fut le cas d'Aïcha Bentaya, qui tenta d'appeler sa fille dont elle était sans nouvelle. Bachir affirma ne pas l’avoir vue, taisant la "blague".
Philosophe, la mère pensa que la lycéenne restée à Toulon,
était dans l’incapacité de les joindre.
Au matin, les abords des blocs étaient noirs de suie. Sur les
parkings, des carcasses blanchies par la neige carbonique,
achevaient de se consumer. Comme il s'agissait d’un phénomène récurant, on vaquait au milieu des gravats et dans
les restes de l'abribus. Les mères de famille partaient faire
leurs courses matinales. Une journée comme tant d'autres.
135
Chapitre 18
Rentrant du Golfe d’Aden par le canal de Suez, le Mount
Withney croisait entre La Valette et Tunis. Il ralliait Gaète
son port d’attache situé au Nord de Naples. La mer agressive attaquait la proue en vagues courtes et hachées. Les
flots, chargés d’écume, balayaient les 194 mètres du pont
lisse et plat. Ce navire, cerveau et cerbère de l’US Navy en
Méditerranée et Océan Indien Nord, était plus un ordinateur flottant qu’un navire de guerre. Il n’en avait d'ailleurs
pas l’allure, hormis sa peinture et un simple armement
d'auto-défense. Accompagné des destroyers, avisos et
porte-avion, le quartier-général de la VI ème Flotte était
avant tout un bijou technologique. Son rôle consistait à intercepter les communications, collecter des renseignements
et gérer l'action. Le LTG (1) Pablo Chavez, officier du
chiffre, était préposé ce soir-là, au captage de messages satellitaires. Comme à chaque permanence, il avait vu passer des centaines de missives codées, confiées aux puissants décrypteurs du navire. Un enregistrement lui posait
(1) Lieutenant Junior Grade : Sous Lieutenant.
136
cependant un problème. Il s’agissait d’un courrier ayant
transité par un Keyhole KH9. Le codage ne correspondait
à aucun protocole et tenait de l'acrostiche. A priori c'était
une liste de commissions alimentaires adressée à un certain
Bachi-Bouzouk. Les ordinateurs avaient rejeté la chose
avec dédain. En l'absence de résultat le LTG informa sa hiérarchie. Il était 10 h du soir, lorsqu’on frappa à la porte du
carré de Tom Dublin. Le vice-amiral, installé dans un fauteuil Knoll lisait du Dante, avant de se coucher. Il venait de
passer plus de 60 jours à traquer les objets flottant du golfe
d’Aden et goûtait un repos mérité, malgré la tempête qui
sévissait au large de Malte.
- Entrez.
La porte s’ouvrit, laissant passer le LCDR (1) Peter Dux.
- Bonsoir, Peter. Quel vent vous amène à cette heure ?
J’espère qu’il ne s’agit pas de mauvaises nouvelles à J-2
d'un carénage,
- A priori, non, Admiral. Juste la réception d’un texte
indéchiffrable, dont le destinataire est introuvable. Souhaitant ne pas vous déranger pour rien.
- Comment s’appelle le récipiendaire ?
- Et bien, Bachi-Bouzouk.
Le vice-amiral sourcilla, comme si ce nom ne lui était
pas inconnu.
- Voyons.
Il posa son livre et après avoir ajusté ses lunettes, parcourut le message l'air amusé.
- Faites savoir à l’expéditeur que nous l’avons reçu.
- Mais le MI6, la DGSE les Chinois et autres Russes l’ont
sûrement piraté sans que l’envoyeur ne le sache.
- Justement. Le monde entier se cachant de l’avoir dévoyé, le meilleur accusé de réception est un écho en retour.
(1) LCDR : capitaine de corvette.
137
- Un "Bip".
- Je préfère le "Slurp" des corbeilles Apple. Ainsi, l'envoyeur comprendra que nous en avons parcouru avant de le
détruire. En interne, cette affaire reste confidentielle.
La discussion close, le visiteur se retira.
- Merci old chap (1). Bonne nuit, malgré le tangage.
De toute évidence, Peter Dux n'avait jamais lu les aventures de Tintin et ne connaissait pas les jurons du capitaine
Haddock. Lorsque l'officier eut fermé la porte, Tom Dublin
sortit de son bureau un carnet jauni à couverture carton.
- Sacré John – murmura-t’il – toujours le même. Passer
par un satellite de la Navy pour me contacter. Quel culot !
Seul son beau frère pouvait connaître le surnom dont les
cadets de West-Point l'avaient affublé lors de son entrée à
l’Académie Navale. Ce sobriquet datait d’une soirée déguisée. Affublé de la barbe, tenue et pipe d'un personnage de
bande dessinée belge trouvée à Chiévres air base (2), il avait
appris les expressions du modèle, dont le célèbre "BachiBouzouk". L'appellation lui était restée
- Quid novi ? –– Dit-il, consultant des colonnes du carnet,
qui ressemblait à un vocabulaire linguistique d'écolier.
Hors l'introduction et la conclusion qui étaient codées, le
listing des commissions objet du message, n’était pas cryptographique. Chaque légume correspondait à un produit
compris des seuls concepteurs. Autrefois, dans le détroit du
Mékong, ce vocable avait permis à John et Tom de s’entretenir d’opérations spéciales. Le vice-amiral s'interrogea.
- Curieux sa demande. Il a dû créer un "club de tir". Les
cinq cents haricots rouges et six cents fèves ne poseront
pas de problème. Par contre, du petit pois civil de12 induit
une commande chez Fiocchi.
Rien de compliqué, la livraison pourrait avoir lieu durant
(1) Old chap : Mon vieux. (2) Chièvres Air Base : Base de l'Us Air Force en Belgique,
138
le cocktail organisé à l’escale de Toulon. Il rangea la liste
dans son coffre et reprit sa lecture.
- Sacré John. Ces biffins sont indécrottables. Un GI ne
peut s'empêcher de faire parler la poudre, même retraité.
Il avait une affection particulière pour son beau-frère et
de l'admiration quant au parcours guerrier de ce dernier.
Leurs vies familiales différaient par la progéniture. John et
Kathy n’avaient eu que deux fils, alors que le vice-amiral
était père de huit filles. Carol, la benjamine, une belle
blonde, avait suivi la voie des armes et faisait ses classes
d'élève lieutenant, à Arlington.
Un fort roulis ayant fait place au tangage, il réalisa,
qu’ayant passé Palerme, son navire avait mis cap plein
nord. Les horloges, intégrées au plafond de sa cabine, indiquaient 1 h 30 AM. Le timing étant respecté, il serait à demeure dans l’après-midi. Tom n’avait pas vu Suzana depuis 2 mois. Malgré l’habitude des séparations, huit semaines à chasser du pouilleux rançonneurs armés de lanceroquettes et naviguant sur des barques en bois, lui avaient
paru interminables.
À Château Pardaillac, vers 23 h GMT, Sam Rosenblum
sut que son message avait été reçu. L’idée du "Slurp" était
aussi amusante, qu’explicite. Rassuré il regagna la chambre
où Sarah dormait à poings fermés. Les Mac Dowell ne revenant de Suisse que le 19 novembre, il attendrait leur arrivée pour annoncer la nouvelle à John.
139
Chapitre 19
Le 20 novembre, à 7 h du matin, Kathy Mac Dowell ouvrit
un œil, réveillée par des bruits issus de la cuisine. John
s’activait après sa levée des couleurs. Constatant que la
gamine avait meilleure mine, elle entreprit de retirer la
couverture de survie pour l’aliter confortablement.
- Tout va bien, petite ? Mieux vaut rester au lit ce matin.
Rendors-toi. Je vais te préparer un petit-déjeuner. Ensuite,
nous parlerons et tu pourras faire un brin de toilette.
Rassurée, Leila se rendormit, autant de fatigue que pour
ne pas penser. En la couchant, la doctoresse constata que sa
patiente avait un peu saigné durant la nuit. De multiples
contusions marquaient ses cuisses, chevilles et poignets. En
sortant, Kathy Mac Dowell murmura.
- Pauvre gosse. Tu as dû en baver...
John était en train de faire chauffer du café et griller des
toasts. Il embrassa son épouse.
- Tu n’as pas dû fermer l’oeil. Comment va ta protégée ?
- Sortie d’affaire quant à l’hypothermie. Par contre le
reste va s'avérer plus délicat. Je pense qu'elle a été violée.
140
- Shit ! C’est l’explication de sa présence sur le bord de
la route, en pleine nuit. Il va falloir appeler la police.
- Probablement. Pourtant je veux d’abord avoir sa version des faits. Hier soir, elle a refusé que nous prévenions
sa famille. D’autre part, on ne l’a pas éjectée d’une voiture,
sa tête et son visage ne comportent aucune égratignure. À
l'évidence, elle s’est enfuie et laissée mourir de froid.
- C’est dingue ! Je suivrai vos ordres "Doc, mais n’oubliez pas qu’il existe des lois dans ce pays.
- Nous ferons pour le mieux. Pour l’instant je vais prendre mon petit-déjeuner, ensuite on verra.
- Il y avait une caméra numérique dans son blouson. Je
l’ai posée sur le guéridon de l’entrée. Pense à lui rendre.
Sur l’instant, Kathy occupée à beurrer sa tartine, ne releva pas le propos. Puis, revint brutalement sur terre.
- Qu’as-tu dit ?
- Et bien, qu’un mini caméscope a glissé de sa polaire,
hier soir, et que...
- My god ! Ça peut nous éclairer sur ce qui s’est réellement passé.
- Tu n’as pas l’intention de pirater la mémoire ?
- Si Monsieur ! Et même tout de suite. Au pire, il n’y aura rien et on effacera le double. Au mieux, nous comprendrons la situation et je prendrai toutes dispositions.
- Quel intérêt ?
- Tu sais, il est fréquent que les gamines violées nient
l’évidence. Un peu, comme si elles étaient coupables. Si le
film est révélateur, à défaut d’en parler, je pourrais l’orienter vers les examens médicaux adéquats. Parce que...
- Parce que, quoi ?
- Et bien, à vrai dire, j’ai la quasi certitude qu’ils étaient
plusieurs.
Le général serra les poings, signe d’une profonde rogne.
141
- Dans ce cas, j’abonde dans ton sens. Je vais "pomper"
la carte et remettre la caméra dans sa poche. Ce n’est plus
de l’indiscrétion, mais du secours à personne en danger.
- De toute façon, au point où nous en sommes.
Vers 8 h 30, après avoir pris une douche, s’être passé un
peu de crème et tiré les cheveux en catogan, Kathy porta à
sa patiente un breakfast, composé de café, confitures, jus
d’orange et toasts.
- Bonjour ! Le petit-déjeuner est servi. Après une nuit
pareille, tu dois mourir de faim ? À propos, quel est ton
prénom ? Moi c’est Kathy.
La jeune fille, assise dans le lit, ne répondit pas tout de
suite. Elle était captivée par l’environnement, l’odeur, le
drapeau américain perceptible par l’entrebâillement des rideaux. Un flot de questions lui trottait dans la tête.
- Où était-elle ? Que faisait-elle aux USA ?
Songeuse, elle s’entendit rétorquer sans même réfléchir.
- On m’appelait Leila, car je ne sais plus très bien qui je
suis, si je rêve, où nous sommes, qui vous êtes.
Kathy Mac Dowell sourit, réalisant qu’il y avait effectivement de quoi être déboussolé. Elle posa le plateau sur les
genoux de l’adolescente.
- Je comprends tes interrogations Leila. Déjeune tranquillement et nous ferons le point de tes aventures. Oh ! Je
ne t’ai pas demandé, café ou thé ?
- Café. Il est super votre plateau. En vérité, je n’avais pas
imaginé le paradis ainsi. Finalement c’est rudement bien.
Elles eurent un rire complice.
- Tu n’es pas au Ciel. Seulement chez les Mac Dowell,
simples citoyens américains vivant en France. Le hasard a
voulu que rentrant de voyage nous te trouvions évanouie au
bord de la route, non loin d'ici.
142
- Mais…
- Tu as eu de la chance, je suis médecin. Ton hypothermie étant très avancée, j'ai préféré te soigner chez moi, plutôt qu’attendre des secours qui seraient arrivés trop tard.
- Ah bon ! Merci beaucoup Madame. C’est bête, j’aimais
bien votre paradis.
- Pas madame, Kate. Prends ton café pendant qu’il est
chaud.
- Oui. D’ailleurs je meurs de faim.
- Tu as dîné hier soir ?
- Non, enfin, oui. Je ne me souviens plus très bien...
On frappa à la porte. Ce ne pouvait être que John. Sa
femme ouvrit le battant.
- Hello ! Excusez-moi de vous déranger. "Darling" j’ai
deux choses à te dire, avant de partir au golf.
Le ton était ostentatoire.
- Bien sûr, j’arrive. Bon déjeuner Leila. Si tu as besoin
de quelque chose, n’hésite pas à m’appeler. Je reviens.
- "Pas de problème". Merci.
Depuis le corridor, ils gagnèrent le bureau bibliothèque.
- C’est un film porno, que tu m’as demandé de pomper.
- Quoi ?
- Tu as bien compris. Et du hard, pas du "touche pipi" de
collégiens. Je préfère te prévenir.
Installé devant l’ordinateur, John cliqua sur une icône,
qu’il avait baptisé X, et le DVD se mit en marche sur
l’écran 27 pouces. Il y eut un silence, rompu par les propos
salaces et rires des acteurs. Kathy prit une chaise, ses
jambes ne la portant plus. Les yeux rivés sur l’écran, ce
qu’elle aurait voulu dire, restait coincé dans sa gorge.
- Ce n’est pas possible, ça n’est pas possible – répétaitelle – comment peut-on faire des choses pareilles. Quelle
bande d'ordures...
143
Sur l’écran, en demi-jour, on pouvait voir les multiples
copulations d’acteurs sans tête. Il n’y avait d’apparent, en
dehors du coït, que la nuque rasée d’un des préposés au
blocage d'une jambe et les mains de ceux entravant les bras
de la suppliciée. Les propos étaient répugnants. Une espèce
de monstre, équipé comme un éléphant, était à deux doigts
de démolir la table et défoncer le corps martyrisé.
- Tu veux que j’arrête, Kathy ? – Demanda l'ex général,
qui pensait que la séance n’avait que trop duré.
- Non, j’irai jusqu’au bout. Peut-être y verrons-nous plus
clair. Il y a l’heure et la date. Ça c’est passé à 6 heures PM.
La petite m’a dit avoir dîné, ce qui est donc faux...
- En tout cas elle a dégusté !
- John, soudard ! Dégueulasse ! Comment peux-tu...
À cet instant, le plan changea. Le cameraman cadrait, le
haut du couple en action. On voyait le visage de Leila, la
bouche entrouverte, les yeux mi-clos, apparemment satisfaite. Le cadreur avait pris soin de zoomer pour que les
mains des tortionnaires échappent au champ de la vidéo.
- Je crois que j’ai pigé un truc – murmura Kathy – Il suffit de limiter le film à cette séquence, pour laisser croire
qu’elle était consentante.
Elle se tut. À l’évidence, le réalisateur, satisfait de son
œuvre, avait posé la caméra oubliant de l’éteindre, car on
voyait, en clair-obscur, les fesses et sexes dressés d'individus, tournant autour de la table.
- Dis donc, ce ne sont pas des petits loubards de quartier.
Regarde, ce qui dépasse de la poche du pantalon baissé.
Du doigt, il désigna la crosse d’un 357 Magnum. Alors
que John faisait cette constatation, les violeurs tentaient de
retourner la victime. C’était, tout du moins, ce qui résultait
du tohu-bohu. Il y eut une bousculade, l’image se mit à
tournoyer. La caméra avait dû glisser, car elle filmait main144
tenant la pièce en diagonale. Dans la lumière tamisée, on
distinguait les silhouettes qui venaient d'arriver à leurs fins.
- Tu as tout vu, John ? Ne me dis pas qu’ils l’ont sodo...
La doctoresse interrompit sa phrase, car il y avait du
nouveau sur l'écran. Un tiers, venu de l’extérieur, avait ouvert la porte et allumé le plafonnier. Dans l’éclairage cru du
néon, tous les visages apparurent en pleine lumière. Sur la
table, la gamine, un bandeau sur les yeux, une culotte dans
la bouche était dans une position sans équivoque. Les violeurs s’en prirent à l’arrivant, lui ordonnant d’éteindre. Durant cette séquence éclairée d'au moins 10 secondes, une
des "racailles" jaillit d’un fauteuil, alors que les autres remontaient hâtivement leurs frocs. Le climat n’était plus à la
gaudriole. La lumière s’éteignit brutalement. On perçut des
voix et quelques cris, puis plus rien. L’écran devint noir.
- Voilà, c’est tout.
- Comme tu dis ! J’en ai mal au ventre.
- Et que s’est-il passé – Demanda John, qui n’avait pas
compris les dialogues.
- A priori, le type ayant allumé le néon a dit que l’immeuble était plein de cops. D’où la trouille des courageux
baiseurs qui ont lâché la gamine. Elle en a dû en profiter
pour se sauver avec la caméra. Mais, ce n’est qu’une hypothèse...
- Qu’est ce que tu suggères que nous fassions ?
La situation était délicate. Dans ce type d’affaire, il ne
fallait pas braquer la victime. On marchait sur des oeufs.
- Garde une copie sur le HD et grave un DVD ineffaçable. Ensuite tu replaceras la caméra dans la poche de la
Polartec. Nous ne sommes au courant de rien. OK ?
- À vos ordres. Tu aurais dû être militaire.
- Andouille – Elle l’embrassa et partit songeuse.
Lorsqu'elle arriva dans la chambre, Leila avait terminé
145
son repas matinal.
- C’était bon ? Tu ne veux rien d’autre ?
- Non merci, je me suis régalée. Vous pouvez me dire où
sont mes affaires ?
Kathy Mac Dowell, s’assit sur le bout du lit. Les problèmes allaient commencer. Elle prit un air grave, tout en
restant avenante.
- Ça ne me paraît pas raisonnable en l’état actuel des
choses. Après le choc que tu as subi, il te faut un peu de repos. Tu n’es pas obligée de rester, par contre, je me dois de
te ramener chez toi ou à l’hôpital et qu’un médecin te
prenne en charge. Au choix.
La jeune fille blêmit.
- Mais, je peux rentrer par mes propres moyens...
Une larme coulait le long de son nez. Elle réalisait petit à
petit l’ampleur du problème.
- Où irait-elle? Qu’allait-il se passer avec ses agresseurs? Qui la protégerait ? Comment cacher la vérité à ses
parents ?
La doctoresse décida de prendre les devants. Il était inutile de tergiverser et d'augmenter le stress de l’adolescente.
- Leila, on va parler franchement entre femmes. Une fois
les choses claires, tu prendras ta décision.
- Il faut que je parte...
- Juste une chose. Je suis médecin depuis trente ans, spécialisée en gynéco. Après mon doctorat, j’ai bossé comme
interne urgentiste au Brigham&Women’s Hospital de Boston. Aussi, ai-je vu passer des centaines de jeunes filles
confrontées à ton problème.
- Mais j’ai juste attrapé froid ...
- Non Leila. Il y a eu autre chose. Tu dois me faire confiance. Pour te sortir du coma, je t’ai examinée, comme
l’aurait fait tout praticien. Or, tu as eu des pertes de sang
146
qui n’ont rien à voir avec l'hypothermie. Il faut voir un toubib. Si tu en connais, je peux t'emmener ou appeler un taxi.
Mais il est exclu de sortir dans ce froid et ne pas consulter.
Leila avait mis sa tête dans ses draps, pour cacher son
désarroi. Elle cherchait une échappatoire pour ne pas raconter son calvaire.
- Les pertes, ce n’est pas grave, ça m’arrive. En fait, j’ai
fait un câlin avec mon fiancé. Puis, on s’est chamaillé pour
des bêtises et je suis partie. Voilà, quoi. C'est de ma faute.
- On a dit qu’on parlerait franchement, Leila. Ton amoureux c’est King Kong ! Tu es couverte de bleus des poignets aux chevilles comme si tu avais été écartelée. Dismoi la vérité et on trouvera une solution.
Alors, pleurant, la tête enfouie dans ses bras, Leila finit
par craquer, racontant, par bribes, ce que Kathy savait déjà.
Celle-ci gagna la salle de bain et revint avec un gant
éponge humide, qu’elle passa sur le visage de la jeune fille
pour la calmer.
- D’accord, ça reste entre nous. Je te remercie de la confiance que tu m’accordes.
- Qu’est ce que je vais devenir ?
- Un temps pour chaque chose. Le premier point est médical et concerne ta vie. Le second est relationnel. Tu as
quel âge.
- Dix-sept ans et demi.
- Tu connais les gens qui t’ont fait ça.
- Non aucun, je n’ai rien vu, ils m’ont mis un bandeau...
- Charmant. Au niveau de ta santé, il faut que tu sois examinée, pour déceler des lésions susceptibles de s'infecter,
puis suivant les résultats, te donner un traitement adapté.
- Et qui va m’examiner ?
- Je te l’ai déjà dit, l’hôpital ou un gynéco de Toulon.
- Mais ils vont voir que j’ai été violée. La preuve ; Vous
147
l’avez deviné. Comme je suis mineure, les flics et mes parents seront prévenus.
- Sûrement, mais tu n’y es pour rien. C’est la vérité.
Après tout, il y a une justice pour s’occuper du reste.
- Oui, mais pas celle que vous croyez. Chez moi ça
s’appelle La Glacerie, pas Neuilly. La loi est celle des
caïds. Si on me force à porter plainte ; d’ailleurs je ne sais
pas contre qui. Ils me tueront ou l’un de mes frères. Quant
à mes parents, ce sera la honte. Je serai bannie, pour n’être
plus vierge donc sans valeur marchande. Voilà la justice...
Il y eut un silence, durant lequel Kathy tenta de récapituler. Tel qu’énoncé, le problème était épineux. Il y avait une
solution, mais les parents allaient chercher leur fille.
- Et ta maman, dans cette histoire ? Elle doit s’étonner de
ton absence, depuis hier ?
- Non. Il faut seulement que je l’appelle pour dire m’être
installée chez une copine à Toulon. Je reste parfois en ville,
durant la semaine, pour ne pas prendre le bus du soir.
- C’est un point positif. Alors, je peux te proposer une
formule. Voilà ce que nous pouvons faire…
Leila avait sorti la tête des draps et se tenait toute droite,
assise dans son lit. Cette femme douce et directe lui inspirait confiance. Elle avait dû être très belle dans sa jeunesse,
ses cheveux blonds, son regard pervenche, faisaient penser
à Jane Fonda. La jeune fille se concentra sur les propos de
la praticienne.
- Dans un premier temps, téléphone à ta mère pour la
rassurer. Ton lieu de résidence présumé reste ton affaire.
Tu as un portable dont elle a le numéro?
- Oui, dans la poche intérieure de ma polaire. J'espére
que la batterie n'est pas à plat.
- Ensuite, je pratiquerai moi-même les examens C’est
mon métier. En cas de dégâts mineurs, on enverra les pré148
lèvements en labo et j’appliquerai un traitement basique.
Tu pourras rester ici le temps de te remettre. Si les lésions
sont graves, ce sera la clinique, car malgré les conséquences collatérales, tu ne peux pas jouer avec ta vie.
- Ecoutez, Kathy, je crois ne pas avoir le choix. Faisons
comme vous avez dit. Puis-je avoir mon téléphone ?
- Je vais chercher ta veste. Pendant que tu parleras avec
ta mère, je préparerai mon matériel. Ce n’est pas agréable
comme examen, mais il faut en passer par là.
- Au point où j’en suis...
- Tu es courageuse. Ah ! Un détail. Ne sors pas de ton
lit. La douche ce sera pour après. D’accord ?
Les jonctions "télécoms" de La Glacerie, séchées par le
soleil, retrouvèrent leur fonction vers 11 h 15. Aussi, Aïcha
se précipita sur le combiné lorsque retentit la sonnerie.
- Leila, où es-tu ? J’étais folle d’inquiétude après les bagarres de cette nuit ! En plus, le téléphone il était coupé.
- Ne t’inquiète pas Oum, tout va bien. Compte tenu du
"bordel" qui régnait, je n’ai eu comme solution que rester
dans le bus et repartir à Toulon.
Vu les horaires de la RMTT, le mensonge était de taille,
mais Aïcha soulagée, fit abstraction de l'invraisemblance.
- Et que vas-tu faire cette semaine ? Tout ton linge
propre est à la maison.
- Pas de problème, maman – Elle avait volontairement
utilisé le terme français pour donner du poids à son argument – Je préfère passer deux semaines, chez Cyrielle à réviser mes examens, que faire ces trajets en autocar. Bachir
n’aura qu’à déposer mes vêtements et mon chargeur de
portable au lycée. Je peux lui parler ?
- Non, jamila, ton frère est sorti. Tu sais, le samedi, les
garçons sont difficiles à retenir. Ils ont tellement de bons
149
à voir le week-end.
- Merci, je suis au courant. J’esserai de le joindre plus
tard. Mille baisers Oum. Que le ciel veille sur toi.
Elle aurait voulu crier son chagrin, mais il fallait tenir
bon. Elle n’eut pas loisir d’aller plus loin dans sa réflexion.
La porte venait de s’ouvrir, laissant passer une table en
inox, sur roulettes, porteuse de flacons et divers ustensiles
médicaux. Le docteur Kathy Mac Dowell, vêtue d’une
blouse vert amande et d’un bonnet de même couleur,
s’apprêtait, pour la dix millième fois de son existence, à effectuer le boulot auquel elle avait voué sa vie.
- Bon. On y va? Toujours d’attaque ?
- Alea jacta est.
- Je vois que ma patiente a des lettres.
Après avoir installé la jeune fille dans la position appropriée, la doctoresse mit un masque et une lampe frontale de
chirurgie. De visu, les premières constatations ne furent pas
pour la rassurer.
- Les salauds. Quel chantier ! – Pensa-t-elle dans son for
intérieur.
Tout d’abord et pour des raisons strictement personnelles, le professeur Mac Dowell entama une exploration
extérieure, digne des inspecteurs d’Experts Miami. Les
mains gantées de Latex, elle entreprit avec une pince à épiler et une spatule, la fastidieuse récolte de résidus, poils et
mucosités. Une fois la moisson terminée, le résultat fut placé dans de petits sachets stériles. Cette première tâche prit
un bon quart d’heure. Estimant avoir suffisamment de
preuves, elle réalisa ensuite les examens gynécologiques
habituels. L’endoscopie fut suivie d’un frottis pour récupérer le bilan biologique, ainsi que du sperme des "gentlemen
niqueurs" afin de tracer les ADN. Trente cinq minutes plus
tard, retirant son masque et sa lampe, l’investigatrice ran150
gea son matériel. Puis, avec un grand sourire, rassura sa patiente.
- Voilà c’est fini. Ta robustesse et la souplesse de tes
muqueuses t’ont protégée de lésions graves. Il ne sera
pas nécessaire d’aller à l’hôpital. Tu vas prendre des antibiotiques et mettre des crèmes cicatrisantes dans l’attente
du résultat bactériologique.
Soulagée d’avoir franchi ce premier obstacle, Leila remercia sa bienfaitrice. Cette dernière qui voulait en finir
avec la phase médicale, ajouta.
- Lundi, on fera un saut à Toulon pour une prise de sang
de dépistage VIH et tu pourras retourner au lycée.
- Comment irai-je ?
- J’ai une petite "Polo". Je te déposerai en ville le matin
et on se retrouvera après les cours. De toute façon, pas de
volley ball, ni natation, pendant quelque temps.
- Ah bon...
- Tu l’as déjà échappé belle, au niveau des lésions. Alors
inutile de courir des risques. Pour l’instant tu peux prendre
une bonne douche et te faire belle. Comme nous avons la
même taille, je vais te prêter de quoi t’habiller.
Retournée dans son bureau, la praticienne activa son
I.Mac pour voir si son ami Harry Mayer était en connexion
sur Skype.
- Bingo ! – s’exclama-t-elle, constatant l’activité de la
ligne.
Elle cliqua sur l’icône verte de son confrère. La sonnerie
retentit et le visage du correspondant apparut à l’écran.
- Kate, quelle surprise ! Le retour c'est bien passé?
- À merveille. Comment allez vous depuis notre séminaire helvétique ?
- Fort bien. Que me vaut le plaisir de votre appel ?
- Un service, très cher.
151
- Dites-moi tout…
- Il s’agit d’analyses micro organiques à faire d'urgence
pour une amie, ainsi qu’un traçage ADN sur des prélèvements que j'ai effectués. Pourriez-vous me recommander
auprès d’un laboratoire.
- Avez-vous de quoi maintenir l'échantillonnage en milieu ad-hoc ?
- Oui, les flacons et sachets sont dans une boîte de conditionnement. J’ai 24 heures de délai pour les écouvillons.
- Vous êtes à Toulon ?
- Exact.
- Écoutez, je travaille avec un "labo" lyonnais, très pointu. Si j’appelle notre confrère, il les prendra peut-être. Restera le problème de transport. Patientez une seconde.
Kathy entendit, en fond, une conversation téléphonique,
puis un bruit de pas. Le professeur Harry Mayer réapparut.
- C’est bon. De surcroît, nous avons de la chance, une
voiture de prélèvements part de la Timone (1) pour Lyon, cet
après-midi. Si vous pouvez faire un saut à Marseille, vos
échantillons seront à destination vers 17 heures. Ils ont une
permanence le week-end. Établissez un topo à l’attention
de notre confrère François Darmont, il est prévenu.
- Merci mille fois Harry, vous êtes un amour.
- Que ne ferais-je pour l'adorable Kathy. John va bien ?
- Comme un charme. Désolée, dear, mais il me faut vous
quitter pour être à Marseille dans les temps. Merci encore.
Elle gagna la chambre de sa patiente pour lui dire que
les analyses nécessitaient la copie d'une pièce d’identité, attestant le sexe et l'age du patient.
- Mes papiers et un passeport européen se trouvent dans
la poche intérieure de ma Polaire.
- Tu as un passeport ?
(1) La Timone : Hopital universitaire de Marseille
152
- Oui. On a fait un voyage de classe en Tunisie.
- OK, je vais chercher ça.
- Je peux vous poser une question Kate ?
- Pourquoi pas ?
- Où avez-vous appris à parler si bien le français ?
La doctoresse eut un sourire.
- Je n'ai pas grand mérite. Ma grand-mère maternelle
était originaire de Bordeaux. Aussi, dans sa maison du Maryland nous parlions les deux langues. Une de mes cousines a été proviseur de Rochambeau, le lycée français de
Washington. Elle fait toujours partie du conseil d'administration de la Fondation.
153
Chapitre 20
Aux Courlis, la vie n'avait pas changé. Aïcha Bentaya continuait à faire ses courses, attelée à son tricycle. Sa fille lui
passait des coups de fil, contente de la vie citadine. Le lundi qui suivit "la blague", Bachir était venu lui porter des vêtements au lycée. Leila l'avait pris à part pour élucider le
point qui lui tenait à cœur.
- Dis-moi, Bache. Vendredi, quand tu m'as téléphoné,
c’était vraie ton entorse ? Tu sais, je t’ai cherché partout ?
- Heu ! Oui, enfin non, pas tout à fait – dit-il le regard
fuyant – mais presque...
- Comment, presque ? Pourquoi as-tu fait ça ?
- C'était pour rigoler. Les meufs, vous ne plaisantez jamais, quoi.
- Qu’est ce que tu racontes ? Qui t’a dit de me vanner ?
Tu n’as pas inventé ça seul ou alors les joints que tu fumes
t’ont niqué la tête.
- C’est Rachid, qui m’a demandé de t’appeler.
- Tu le fréquentes encore ce "connard". Je croyais que
c’était fini. Et, il t'a filé quoi pour cette farce intelligente ?
154
- Rien.
La claque, qui suivit, résonna dans le hall au point de
faire sursauter les passants cartables à l'épaule.
- Sale menteur. Si tu continues, j’en parle aux parents.
Alors, maintenant la vérité. Accouche.
- Un billet de cinquante.
- Bravo! Ça c’est un frère! Bon, l’autre soir, pendant ma
fouille des sous-sols du Bloc-5, les flics ont déboulé dans la
cité et je me suis barrée à Toulon. Par ce que moi, espèce
d'abruti, j'essaie d'avoir un diplôme pour quitter cette cité
"de merde". Tu confirmeras à Oum que je reste en ville,
chez ma copine, pour ne plus avoir à prendre le bus.
Aïcha étant déjà au courant, cette redite était à l'attention
de Rachid et sa bande. Concluant que son viol était une réplique au râteau de la Ciotat, elle tourna la tête afin de cacher une larme. Bachir en profita pour filer à l'anglaise.
La disparition de Leila posait un problème à Mokhtar.
D’abord, de ne pas avoir obtenu le résultat promis à son
"second couteau", ensuite parce qu’après enquête chez Désiré Youkouné, personne n’avait vu la caméra. Le caïd en
déduisit que c'était Leila qui l'avait chouravée. Si elle effaçait la mémoire, l’opération "chantage" tombait à l’eau et
tout serait à reprendre. Pour en avoir le cœur net, il fallait
retrouver cette meuf. Rachid planquant en vain aux abords
du Bâtiment-3, la situation était gelée. On choppa donc les
petits frères, qui crachèrent le morceau. Leur frangine résidait à Toulon chez une amie. Avisé, le trafiquant se trouva
face à un dilemme. Coincer Leila en ville s'avérait délicat,
si elle était accompagnée. D'autre part le caméscope était
probablement au fond d’un sac chez la copine. Or le temps
était compté. À partir de janvier le temps se remettrait au
froid sec et les Go Fast reprendraient, dès lors il n’aurait
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pas une minute pour boucler l'affaire. Cette situation le tracassait à tel point, que sortant de chez lui il buta dans la sébile d’un mendiant installé à l’angle du boulevard. Maugréant, le gangster se surprit à jeter deux euros dans l'écuelle en plastique. L’indigent marmonna un ersatz de bénédictions marocaines.
- Allah iHafdek.
- C’est ça ! Casse toi, avant d’avoir des emmerdes.
La "gonzesse" n’était pas folle. Gagnant la ville, elle
échappait à la sagacité de ses vieux et aux lois de la cité. Il
estima inutile de la filer, mais d'attendre une visite au domicile parental. Il raconta à Rachid que son plan tenait toujours, lui intima de vérifier que la loute allait au lycée avec
une copine et de prévenir en cas de retour au bercail.
Le
lundi matin, accompagnée de Kathy Mac Dowell,
Leila était allée voir un généraliste pour obtenir une ordonnance de dépistage du VIH. Après une prise de sang dans
un centre agréé, elle reprit les cours. Durant son premier
dimanche à Pardaillac, la jeune fille s’était promenée dans
la résidence, étonnée de découvrir ce morceau d’Amérique
à deux pas des Courlis. On s’attendait à rencontrer
quelques acteurs de feuilletons américains, tant le contexte
était stéréotypé. Certes, il ne s’agissait pas d’un lotissement
dont les occupants devisaient de jardin à jardin, mais les
gens croisés étaient décontractés. Le samedi soir, elle fit la
connaissance de John, immense septuagénaire au look de
Bruce Willis. Comme il parlait mal le français, la lycéenne
mit son anglais en pratique. Après le dîner, le général les
abandonna pour un rendez-vous chez les Rosenblum.
- Je ne sais pas ce qu’il manigance avec Sam et Bill Jefferson, mais ça l'occupe à temps plein.
- Ils complotent peut-être une surprise.
156
- Non, je crois qu'ils se sont bricolés un stand de tirs ou
similaires Les chemises de John sentent la cordite. Bill est
un vrai cow-boy, par contre je ne vois pas ce que Samuel
vient faire là-dedans.
- Tant que vous ne décelez pas de parfum féminin.
- Tu as raison, je n’y avais pas pensé. Et puis à son âge,
si ça l’amuse de jouer aux Westerns pourquoi pas. Je le
préfère ainsi que se morfondant devant la télé.
Leila eut une pensée rapide pour son père et son éternel
passe-temps. Elles eurent un rire complice. Kathy n’avait
pas eu de fille et ses deux premiers petits-enfants étaient
des garçons. La connivence d’une adolescente a quelque
chose de particulier. Elle l'avait souvent ressenti au Brigham & Women’s Hospital et ses gamines abîmées par la
vie. Dans le cas de Leila il faudrait veiller aux suites psychiques, on ne sort jamais indemne de ce genre d'affaire.
Pour l'instant le dépaysement et l'action faisaient diversion,
mais pour combien de temps ?
Deux semaines s’écoulèrent. Dès matines, la petite Polo
déposait la lycéenne avenue d’Estienne d’Orves. De là elle
gagnait le lycée en autobus avec Cyrielle. L'après-midi,
l’opération se déroulait en sens inverse. La copine, protagoniste du manège, était au courant des motifs, encore que
Leila ait limité sa confidence à une tentative de viol et au
soutien d'une "psy". Celle-ci accepta l'hébergement fictif,
les parents Bentaya ignorant ses adresse et patronyme. De
son côté Leila s'arrangeait pour joindre sa mère tous les
deux jours avec son portable.
Les résidents de Pardaillac firent connaissance de la pensionnaire des Mac Dowell, fille d’amis en déplacement.
Beaucoup sympathisèrent, appréciant le charme naturel et
la vivacité d’esprit de Leila. Le temps passant, il n’était
157
pas rare que celle-ci après son jogging, s’arrête chez certain
pour un brunch. À 17 ans, côtoyer des septuagénaires aurait pu manquer d’attrait, mais l’obligation de parler anglais
et le dépaysement la conduisaient à s'imaginer aux USA.
En sus, ces personnes avaient malgré leurs âges, une décontraction qui les rajeunissait de vingt ans.
Une grosse enveloppe arriva, un matin, à l’attention du
Professeur Mac Dowell. Émanant du laboratoire d’analyse
ADN nucléaire de Lyon, l'envoi contenait une lettre et un
ensemble de dossiers. Kathy, parcourut l’ensemble. Dans
son courrier, le professeur généticien se félicitait de la fraîcheur des prélèvements ayant permis un décryptage de précision. Les cellules contenues dans les humeurs et spermatozoïdes avaient fait l’objet d’analyses des Stry (1). Un ordinateur transposa les résultats en codes-barres. Après recoupements les chercheurs étaient arrivés à des conclusions
d’une justesse proche de 99%. On répertoriait ainsi six intervenants, victime du viol incluse.
- (A) Un individu de sexe féminin
- (B à F) Cinq individus de sexe masculin
Il y avait des dossiers libellés de A à F. La chemise A était
celle de Leila. En sus des indices permettant de l’identifier,
l’examen biologique donnait tout apaisement quant à
d'éventuelles complications infectieuses. Ces conclusions
étant inespérées, la gynécologue soupira de soulagement.
Les dossiers cotés de B à F étaient étonnants de précision.
Chacun comprenait, a minima, trois à quatre marqueurs de
recoupement, spermatique, pileux et épidermique par individu. Le laboratoire proposait de conserver les échantillons
aussi longtemps que désiré.
(1) Analyse des Stry : Les stry sont des régions spécifiques du chromosome Y. Ce type
d’analyse permet entre autre l’identification du nombre d’individus masculins dans le cas de
mélange
158
Kathy referma le dossier. Il lui restait une démarche à faire,
mais d’ordre juridique. Dorénavant Leila disposerait de
quoi se défendre. La gynécologue établit un rapport des
faits, la teneur des soins prodigués et résultats d’analyse.
Les DVD gravés par John et la photocopie du passeport de
Leila furent joints au dossier. Après quoi, elle prit rendezvous l'après midi avec son notaire pour effectuer un séquestre. En rentrant, Kathy récupéra sa pensionnaire.
La présence de Leila ne dérangeait pas John Mac Dowell, bien au contraire. Depuis cette cohabitation, Kathy
n'étant plus seule le soir, il échappait aux séries TV. Après
le diner, il retrouvait ses complices dans le laboratoire spatial pour jouer au poker, tout en piratant des images venues
du ciel. Samuel avait optimisé le hackage du Keyhole et
s'amusait à visionner Château Pardaillac de jour comme
de nuit, le satellite étant équipé de caméras infrarouges.
- Tiens, voila Sean O’Neil qui va faire pisser les chiens
de sa femme.
- Sean O’Neils ?
- C'est un ex- lawyer New-yorkais habitant Poppy Street,
qui a fait fortune en baisant Bernard Madoff.
- Merde ! Ton avocat vient de filer des coups de lattes
aux "clebs". Heureusement que sa rombière ne l’a pas vu.
- Qu’est ce que tu crois, il en profite dès qu’elle a le dos
tourné. Apparemment, il supporte mal les Chihuahuas.
- On pourrait envoyer la photo à sa femme par e.mail.
- Arrêtez de déconner, j’ai un brelan de huit par les rois.
Ils se remirent à leur partie de cartes, jetant de temps à
autre, un oeil sur les écrans périphériques.
- Tiens, on distingue les phares de la patrouille de nuit.
Voilà un bout de temps qu’ils n’ont pas eu d’alerte.
- Les vieux de Saint Anatolie ne s’amusent plus à cachecache à cause du gel. On les reverra au printemps.
159
- En attendant, le service de sécurité se tourne les pouces. Les gars du poste d’entrée font tout pour ne pas sortir
de leur bureau. Les éboueurs et les livreurs ne sont pas contrôlés.
- Parce qu’ils les connaissent.
- Tu parles ! Ça m’étonnerait qu'ils reconnaissent quiconque à travers la buée des carreaux. Je ne veux pas être
chiant, mais il faudrait en parler à Bongo.
- John à raison. Après tout, on les paie pour faire un boulot, alors que celui ci soit correctement effectué – renchérit Samuel.
- En attendant, je serais étonné que tu digères mon "carré
d’as" – Exulta Bill, étalant ses cartes sur la table.
Début décembre, les résultats du premier test VIH et autres IST s’étant avérés négatifs, ce fut d’un pas léger que
Leila sortit du centre de dépistage. Kathy ayant laissé sa
Polo en révision, John servait de chauffeur pour faire des
courses et rentrer à Pardaillac. Ce fut quand la jeune fille
s’installa dans l’imposante limousine que Dubravko Selimovic l'aperçut. Ce Bosniaque, pourvoyeur de filles auprès
des maquereaux de Paca, avait participé au viol. Son œil
rodé aux allures féminines, ne pouvait se tromper. La gamine vue dans la voiture, était bien celle "sautée" le 19 novembre. Intrigué, il fit demi-tour, glissant son petit cabriolet Mercedes parmi les véhicules descendant la rue Saint
Bernard. La berline noire le devançait de six voitures. Arrivée place de Douaumont, la VW prit l’avenue de Bretagne.
Selimovic klaxonna un vieux Toyota Rav 4, piloté au périscope par une mamie peinturlurée, disparaissant sous son
volant.
- Tu ferais mieux de t’acheter une Twingo, "mémé" !
Dans la Phaéton l’ambiance était paisible, mais Kate re160
marqua les yeux triste de sa passagère.
- John, Darling, tu pourrais nous accorder trente minutes
de ton temps. Tu n’es pas tenu de rentrer tout de suite ?
- A priori, non. Dis- moi ce que tu veux que je fasse.
- Nous attendre le temps d’une course.
- Je te vois venir. Ta demi-heure va durer quarante-cinq
minutes. Où allons nous ?
- Prends la première à droite.
- OK, mais pas plus longtemps que prévu. Promis ?
Débarrassé du 4x4 bouchonnant, le maquignon de femmes baltes aperçut au loin le clignotant arrière droit de sa
filature. Arrivé rue du Murier, il poursuivit. La limousine
était stationnée devant le magasin Zara. Un homme de
forte stature attendait au volant. Le bosniaque se planqua
en amont. Mokhtar ne répondant pas sur son portable, il attendit. Environ trois quarts d’heures plus tard, la fille, accompagnée d’une femme blonde, sortait du magasin les
bras chargés de paquets.
- Tu vois John, nous n’avons pas dépassé le temps qui
nous était imparti – plaisanta Kathy.
- Heureusement pour la boutique. Je lui ai évité une rupture de stock.
- Ne sois pas cruel. Tu verras ce soir, à dîner, comme
nous serons belles. Pas vrai, Leila ?
- Sûre. Et merci beaucoup de nous avoir attendues.Vous
m’avez gâtée Kate, je ne sais comment vous remercier.
- Pas de "chichi". C’est moi qui me suis fait plaisir.
Nous nous sommes bien amusées, non ?
Le général leva les yeux au ciel et démarra en douceur.
- Ah, les femmes !
Dubravko Selimovic laissa passer la grosse voiture et reprit sa filature. Le cortège improvisé gagna la sortie de
Toulon en direction de Solliès le Pont.
161
- Ça, alors ! – Grommela le bosniaque – Ils la ramènent à
La Glacerie !
Contre toute attente, à l’échangeur des HLM la Phaeton
ne s’engagea pas vers la cité, mais continua au nord. La
route se terminait dans les Maures et le Bosniaque se demanda où ils allaient. La réponse ne se fit pas attendre.
Cinq cents mètres plus loin le véhicule de tête signalant son
intention de bifurquer à droite, le cabriolet fila tout droit,
comme si de rien n’était. Au passage, son conducteur nota
que le panneau indiquait Sainte Anatolie et un aéro-club.
- Je ne vais pas me faire chier dans ce guêpier – ronchonna le truand balte.
Il n’empruntait jamais de petites routes isolées, préférant
se fondre dans la masse. Le chemin de Sainte Anatolie était
fréquenté par la PAF. Les CRS des grands axes contrôlaient
uniquement le permis de conduire, la carte grise, l'assurance. Depuis Schengen, les douaniers épluchaient passeports et permis de séjour, interrogeaient sur l'origine des
revenus. Selimovic, n’entendait pas prendre de risques. Sa
curiosité venait de la discordance entre l’origine de la meuf
et le luxe du véhicule. Il y avait peu de limousine de ce type
dans la région, de surcroit à La Glacerie ou Sainte Anatolie. Deux kilomètres plus loin, un élargissement lui permit
de faire demi-tour. Au poste radio un chroniqueur traitait
du retour de la France au sein de l’OTAN à la satisfaction
des Américains. Ce propos déclencha un "flash" dans l'esprit du marchand de chair fraîche.
- Bordel ! Je n’y avais pas pensé. À tous les coups la
gamine copine avec des amerloques. Putain ! La "gueule"
de Mokhtar – Il se mit à rire à gorge déployée.
La circulation le ramena à son"job". Entre autres relever
dans un cybercafé les réponses de filles au pair lancées la
veille vers la Roumanie. Les résultats dépassaient toujours
162
soixante pour cent. Il faisait ensuite une sélection pour importer la meilleure marchandise. Ces acquéreurs étaient regardants et la concurrence féroce
À peine arrivée, Leila s’empressa d’ouvrir ses paquets.
Kathy l’avait équipée pour l’hiver. Des chemisiers, pullover, vestes et pantalons, une paire de bottes en veau retourné. Ce dont elle avait toujours rêvé. La jeune fille improvisa un défilé de mannequin, à son propre usage, devant
la glace du dressing et décida d’apparaître au dîner en tenue
de squaw, jupe en daim à franges et bottes souples assorties. Suspendant ses vêtements aux cintres du placard, le
poids de la Polair inutilisée depuis son hypothermie, lui
parut curieux. Le Camcorder Sony en était la cause. Des
images lui revinrent à l’esprit déclenchant une crise
d’angoisse. Prête à hurler, elle jeta l'appareil. Puis, se ravisant, elle pressa le poussoir de séquences pour conjurer ses
affres. Une lueur furtive apparut et le témoin de la batterie
clignota une ultime fois. Soulagée elle posa la caméra sur
une étagère. Il serait toujours temps d’acheter des piles et
d'effacer la mémoire. Revenue à ses essayages, Leila estima que sa tenue serait plus seyante avec une grosse tresse.
Sa peau mate, ses cheveux auburn et ses yeux verts, faisaient d’elle la plus ravissante des Cheyennes.
163
Chapitre 21
La première semaine de décembre, les rues de Marseille se
parèrent de guirlandes, lampions électriques et couronnes
de pins, pour rappeler aux "chalans" qu’il était temps de
penser aux cadeaux. Les vitrines des boutiques aéroportuaires de Marignane n'échappaient pas au phénomène.
Dubravko Selimovic s’était mis sur son "trente et un". Il
réceptionnait un arrivage de "nounous", dont le Noël ne serait pas à la hauteur des espérances. Certes, ces pseudosnurse de l'Est, n’avaient pour objectif qu'épouser un européen argenté, mais de là au "tapin", il y avait des annéeslumière. L'avion de Zagreb ayant du retard, le pourvoyeur
de maquereaux fit du lèche-vitrines et c’est en sortant du
point Relay, qu’il tomba sur Mokhtar Hadjmani.
- Mok ! Tu pars en vacances au soleil ?
- Arrête. Ça serait trop mortel, quoi ! Je viens chercher
des parents qui arrivent du bled.
- J’espère pour toi qu’ils seront à l’heure. Mon arrivage
Roumain a une "plombe" de décalage. La galère quoi !
- Tu attends un package ?
164
- Label premier choix. À propos de gonzesse, je voulais
t’appeler et j’ai complètement oublié.
- Pas de malaise. Ça peut arriver.
- C'était rapport avec la meuf pour qui on a chanté Ramona le 19 novembre. Tu flashes ?
Mokhtar sentit une boule lui bloquer l’estomac. Il y eut
un silence.
- Je veux. Pourquoi ?
- Elle était en ville, il y a huit jours.
- Ça ne m’étonne pas. La tupe s’est fait la malle et
planque chez une raclis blanche à Toulon.
- Comme elle faisait la "bourge" dans une Phaéton 12
cylindres. Le top, quoi ! Ça a fait "tilt" et je l’ai filée.
- Ta race ! Achève. Où's qu'elle allait ?
- Respect, jamais ?
- Excuses. Mais cette meuf commence à me gonfler.
- Écrase ton bad trip, j’explique. Elle "perche" chez les
amerloques de Sainte Anatolie. Tu sais à "Guatanamolywood" au-dessus des Courlis.
- Quoi ? Chez les ricains. Tu vannes ?
- J’ai l’air ?
- Et, tu sais dans quelle maison ?
- Tu veux l’âge des propriétaires et leur numéro de sécurité sociale ? Attends, ce ne sont pas mes affaires Mok. Je te
file un scoop. C’est pas mal, quoi ?
- Ouais, mais c’est un vrai truc-de-ouf. Merci Dubra.
On venait d’annoncer l’arrivée du Boeing d’Air Algérie.
Ses passagers déposés dans la banlieue phocéenne, Mokhtar passa un coup de fil à un dealer, éboueur chez Véogénica. Ce dernier faisait partie d’une équipe ramassant les
ordures de Château Pardaillac.
- Allo Dédé. Mok au phone. Je te dérange ?
Au bout du fil, la voix était pâteuse.
165
- Un peu, tu me réveilles.
- Quelle idée de roupiller à cette heure-ci.
- Tu déconnes, on est pas des boeufs. Le deal toute la
nuit, les poubelles à six heures du mat. Alors, dans la journée je dors et je nique.
Devant de pareils arguments, le caïd prit un ton paternel.
- Je comprends. Juste une question à te poser.
- Fais vite.
- Je cherche une meuf dans le camp des Américains à
Sainte Anatolie. Brune, taille moyenne, environ seize ans.
- Merci pour le portrait robot. Mais, comme je passe à
l’aube, y a personne dans les rues.
- Tu n’as pas remarqué quelqu’un de plus depuis une
quinzaine, dans une maison, par une fenêtre ?
L’interlocuteur, baillant à s’en décrocher la mâchoire, se
mit à rire, ce qui le fit éructer.
- Là haut, c’est pas les corons du Nord. Les baraques de
la résidence ne bordent pas la rue. Non, je vois pas.
Pourtant, au moment de raccrocher, l’éboueur sans doute
un peu mieux réveillé, se ravisa brutalement.
- Attends, j’ai peut-être quelque chose.
- Quoi ?
- Chez le GI, un ouf qu'on appelle comme ça parce qu'il
monte son drapeau tous les matins, comme à la guerre.
- Il a quoi comme "caisse" ?
- Tu sais moi les bagnoles. Un truc, comme une grosse
Mercedes noire. Ouaou ! C'est le truc qui m’interpelle. Depuis deux semaines, sa femme nous double vers sept heures
trente dans une petite voiture, avec une beurette. Ça, elle ne
le faisait pas avant. J'en suis sûr, depuis la benne on peut
leur mater les cuisses.
- C’est tout bon Dédé. Dors et nique, je te rappelle.
À tous les coups, le tuyau était bon. La chienne ne man166
quait pas d’astuce. Elle se faisait déposer à un arrêt de bus
et débarquait au lycée avec sa copine. Ce con de Rachid
pouvait toujours planquer autour du "bahut". Ils s’étaient
faits baiser comme des bleus. Restait à savoir ce que la
"gonzesse" faisait chez les Yankees et trouver une solution
pour la récupérer.
Mokhtar se donna quelques jours de réflexion. On était
à mi-décembre, les choses n’avaient que trop duré. Il fallait
voir si Leila détenait le Handycam et la ramener au bercail.
Dans tous les cas, reprendre la main afin qu'elle se soumette. Au vu du contexte, la chose n’était pas évidente.
Coincer l'auto de l’américaine équivalait à se mettre la
BAC sur le dos. Après réflexion, il retint une solution complexe, mais qui lui avait déjà réussi. Ce type d'opération qui
nécessitait des troupes et une logistique offrait l'avantage
de "noyer le poisson".
Un soir "au saut du lit", Dédé l'éboueur reçut l’appel
prévu. Rendez-vous fut pris dans un bar du centre le samedi suivant, en fin d’après-midi. D’ici là, il avait pour mission rémunérée de piquer un plan de Pardaillac dans la cabine du camion-benne et d’en faire une copie.
Le Bijou-Bar était un estaminet, fréquenté par la pègre. Les
carreaux de la porte d’accès en verre cathédrale multicolore, empêchaient toute vision depuis le trottoir. Un panneau Club-Privé indiquait au promeneur lambda, qu'il était
inutile d'entrer pour une limonade ou un café. Un bar en
bois séparait sur sa longueur l'espace clients des présentoirs
à spiritueux. La partie droite était composée de compartiments type SNCF à table centrale et banquettes en vis-à-vis.
Chaque module baignait dans le clair obscur d’une suspension tamisée. Quelques entraîneuses, lourdement maquillées, siégeaient au zinc sur de hauts tabourets. Habitué des
167
lieux et connu comme truand patenté, Mokhtar ne fit pas
l'objet d'avances de ces dames, sachant qu’elles seraient rabrouées. Le caïd de La Glacerie s’installa en compagnie de
"l’éboueur dealer", dans une loge proche d’une sortie prévue pour les descentes des Stups et de la Mondaine (1). Le
patron vint saluer les arrivants et prendre la commande.
- Bonjour, Monsieur Mok, comment va ?
- Bien Robert et toi ?
- On fait aller, malgré la crise. Ce sera une vodka orange
comme d’habitude ?
- Bingo. Merci.
- De rien. Et pour le jeune homme ?
S’adressant à l’invité vêtu de ses plus beaux atours, chemise bleu pétrole à grand col et blouson en cuir fauve.
- Un perroquet.
- Parfait, je vous sers ça tout de suite avec des zakouskis.
Les deux hommes échangèrent quelques banalités, en attendant d’être servis, puis attaquèrent l’objet de l’entrevue.
L’employé de Véogénica sortit une feuille A3 pliée.
- Voilà une copie du plan de la Résidence. J’ai fait une
croix sur la maison du GI.
Il étala le document sur la table, prêt à empocher son dû,
mais Mokhtar avait besoin de précisions complémentaires.
- Décris la configuration de l’ensemble. Autour, il y a
quoi ? Une clôture ?
Ce que disant, il fit courir son index sur le tracé périphérique du plan.
- Tu vannes ? C’est Guantanamo et Cayenne réunis. Des
rangées de barbelés d’au moins deux mètres cinquante de
haut. Le tout, avec projos et caméras de surveillance.
- Et entre ?
- Un chemin de ronde d'une largeur d'environ dix mètres.
(1) Stups : Polices des stupéfiants. Mondaine: Police des mœurs.
168
- Qu’est ce qui circule sur ce passage ?
- Des petits 4x4, avec trois mecs à bord.
- Comment sais-tu tout ça ?
- La relève a lieu le matin, au moment où nous entrons
avec le camion-benne.
- Tu es un "bon", Dédé. Tes précisions m’intéressent et
méritent un peu mieux que convenue.
D’un geste, il fit signe au tenancier de renouveler les
consommations. À l'évidence, la pensée de palper plus que
prévu rendait l'indicateur prolixe.
- Nombre de voitures par ronde ?
- Deux qui tournent en sens inverse. Elles doivent se
croiser au sud.
- Et en plus des patrouilleurs, combien de gardiens ?
- Quatre. Le premier pour ouvrir la grille, les trois autres,
aux écrans de contrôle. Je le sais, parce qu’ils nous invitent
parfois à prendre un café.
- Ils ont des guns.
- Tu rigoles, ce sont des vigiles pas des convoyeurs. Seulement des tonfa (1) et des bombes lacrymogènes.
- Bien. C’est quoi ce truc, dehors, à l’entrée nord ?
Son doigt était posé sur un rectangle, extérieur au périmètre de Pardaillac et jouxtant l’immeuble de la Sécurité.
- Les stationnements du personnel. Ils laissent leurs tires
dehors, sur un parking ouvert bordé d’une haie basse.
- Et comment, entrent-t-ils ?
- À pied. Par la porte d’accès du bâtiment. On ne peut
pénétrer à pied qu'en suivant un couloir intérieur.
- La grille ne sert que pour les voitures ?
- Affirmatif. C’est un morceau! Activée de l'intérieur par
un système de barres à vérins. J'te dis pas la lourde !
- Parlons-en. Comment ça s'ouvre aux bagnoles ?
(1) Tonfa : Bâton de combat
169
- Tu devrais noter pour te souvenir. Ce n’est pas évident.
- T’inquiète, j’ai de la mémoire – Se mettant l'index sur
la tempe – Ici, c’est mieux qu’un ordinateur.
- Tant mieux. Comme ça tu te souviendras de la rallonge
promise, il y a cinq minutes.
- Mes couilles ! Continue ou j’oublie.
- Bon, pas de malaise. L’ouverture se fait en deux temps.
Si un résident veut entrer, il montre son badge au gardien.
Le maton déverrouille les barres. Le feu clignote au vert.
Alors, depuis sa bagnole, l’arrivant déclenche la gâche avec
une télécommande et les battants électriques s'ouvrent.
- Putain ! L’enfer. Et quand c'est un visiteur ou que le résident a oublié son boîtier ?
- Le gardien sort, vérifie l’identité et tout le bordel. Si ça
colle, il retourne à l’intérieur débloque les vérins et ouvre à
avec son propre "blip" ou un interrupteur.
- Je crois que j’ai tout pigé. La baraque sur laquelle tu as
fait une croix, est fermée par un portail ?
- Non. Ils laissent tout ouvert. C’est sans risque.
- C’est bon. Tiens voila ta tune. J’ajoute cent euros.
- Ça vaut plus, mais j’accepte.
Dehors la nuit était tombée. Dédé retourna dans sa
piaule, chercher les sachets de poudre blanche qu’il écoulerait nuitamment à l’ombre des quais portuaires. Mokhtar
gagna un parking où l’attendait sa Porsche. Les propos de
l’éboueur étaient riches d’enseignement. Lorsque le caïd se
mit au volant, son plan de bataille était ficelé. Restait à reconnaitre les alentours, réunir quelques caporaux de confiance mobiliser la piétaille habituelle. L’opération aurait
lieu avant fin décembre.
Roland Hardouin était vigile au sein de l’équipe affectée à la résidence Château Pardaillac. À 38 ans, il comptait
six années de gendarmerie, s’étant refusé à rempiler pour
170
buller dans le privé. En cela, il n’avait pas eu tort, son job à
la Sécuritex étant mieux payé et sans risques majeur.
L'unique aléa se traduisait par trois gardes nocturnes hebdomadaires, qui n’étaient pas le bout du monde. Entouré
d’une épouse employée à la Poste et de jeunes enfants,
l’ancien pandore menait une vie tranquille. Avec ses économies le couple venait d’acquérir sa première voiture
neuve, une Logan Dacia qui les faisait rêver de vacances.
N’ayant eu jusqu'alors que des véhicules usés jusqu’à la
corde, Roland attachait un soin jaloux à sa nouvelle automobile. La moindre fiente de passereau l’inquiétait et il
veillait à ne jamais se garer en bordure de frondaisons à
cause du pollen. Ce break bleu avait droit à une séance de
toilettage chaque après-midi dominical.
Préposé à l'accès de la Résidence, le rôle d'Hardouin consistait à contrôler les passages et déverrouiller électriquement les barres de la grille. La nuit, le vigile regardait la télévision ou bouquinait des revues. De temps à autre, il se
levait pour jeter un œil par la fenêtre sur sa chère automobile, garée en pied de bâtiment et à portée de vue. Le 22
décembre 2008 de faction nocturne, Roland Hardouin attendit le retour de sa femme Lucienne pour partir au travail.
Dans l’après-midi il avait fait une sieste, s’était préparé un
sandwich à la mortadelle et son thermos de café pour tenir
éveillé toute la nuit. Vers 17 h 15, le vigile installa les enfants devant la télévision, inséra un disque dans le lecteur
de DVD, puis ferma la porte du séjour. Des bruits de pas
lui indiquant que sa "moitié" était rentrée, il gagna l’étage
et, tel un bison en rut, culbuta la tamponneuse de Colissimo
à même l'édredon. Cette dernière tenta d'esquiver, mais impuissante, se résigna écartelée à subir les furieux coups de
boutoir du veilleur de nuit. Bientôt, ce ne furent que grincements de sommier, hululements de hibou et souffle de
171
locomotive à vapeur. Dans le salon, les bambins, alignés
sur un canapé, mirent à fond le son de Pirates des Caraïbes
dont les combats étaient rendus inaudibles par le vacarme
parental. La sauterie terminée, Lulu passa dans la salle
d’eau pour une sérieuse révision mécanique et se donner un
coup de peigne. Pour sa part, le forcené du "Bultex" revêtit
son uniforme sur un Marcel encore humide de sueur. En
partant, il ouvrit la porte du séjour et fut décoiffé par la
puissance des décibels émanant du poste TV.
- Ça ne va pas la tête ? Vous êtes fous de mettre aussi
fort. Baissez-moi ça immédiatement.
L'aîné, âgé de onze ans, réduisit le volume, marmonnant.
- Avec le directeur de la Poste, ça fait moins de bruit.
Heureusement le propos échappa au vigile, qui interpella
depuis le couloir la lutinée des Services postaux.
- Lulu, veille à ce que les petits ne mettent pas la télé
trop fort. Ils vont abimer les baffles.
- Je n'y manquerai pas. Bonne garde et sois prudent –
Répondit cette dernière, tout en s'oignant de patchouli pour
son chef de bureau qui prendrait le relais.
Satisfait, le cocu de la Securitex partit pour Sainte Anatolie. Etonnamment chanceux, il trouva une place libre
dans l’axe d’une fenêtre de son guichet. Besace en bandoulière, Roland pénétra dans les locaux, salua le sergent Bongo qui débauchait et prit la relève. Encore moite de ses exploits amoureux, l'ancien gendarme s’installa pour une nuit
de somnolence.
Ce même soir, à environ 20 h30, Mokhtar Hadjmani,
briefa ses chefs d’équipe. Pour la circonstance, il avait enfilé une combinaison en bâche souple issue d'un magasin de
paint-ball et chaussé des Nike Air Jordan noire. Sur la table
était posée une cagoule. Deux acolytes, en survêtements à
capuches de couleur sombre, étaient à ses côtés. On eut dit
172
une réunion du FLNC. Le caïd résuma la situation de
l’opération en cours.
- Un : Le camion est déjà en route.
Il faisait allusion au Man TGS de travaux publics, volé la
veille dans un dépôt d’entreprise à Carqueiranne.
- Deux : Les premiers "allumeurs" sont partis dans une
Clio avec le latino.
Se tournant vers un gamin, qui attendait casque de motocycliste à la main.
- Trois : Où en sont les meules (1) ?
- Elles attendent le top-départ, dans quinze minutes.
- Combien sont-ils ?
- Douze. Une paire par bécane, pilote et passager.
- Tu as vérifié les sacs à dos, l’alcool et les briquets ? Ils
ont des plans ?
- Pas de problème, Mok. On a tout fait comme t'as dit.
- Il faudra faire fissa. Au bout d’un quart d’heure, repli
à "fond la caisse".
- Le latino t’appellera pour dire ce qu'il voit par les fenêtres. Fernando c’est une ombre.
- Bon, alors on y va. Allah Akbar.
Le jeune mit son casque et sortit. Le garage proche était
enfumé par six scooters piaffants. Au même moment, la
Clio de voltigeurs passait devant le camion garé avant la
Résidence. Les conducteurs échangèrent un signe. Le timing était respecté.
Chez les Mac Dowell, Leila et Kathy décoraient un sapin, avant Desperate Housewives qu’elles regardaient en vo
sur ABC. La jeune fille se remettait progressivement dans
cette ambiance cosy. Pour ne pas couper le lien familial,
elle se retrouvait parfois pour un thé avec sa mère dans une
(1) Meules : scooters
173
brasserie de la galerie marchande des Courlis et lui avait
fait comprendre ne pas vouloir rentrer à la maison durant
son bachotage.
Vu sa taille, John se prêtait à la pose en hauteur des guirlandes et boules décoratives. Toutefois, comme il consultait
sa montre, Kate, qui connaissait ses réunions quotidiennes
chez Sam, eut pitié de lui.
- Darling, va retrouver tes copains. De toute façon, tu ne
regarderas pas notre feuilleton. À tort d'ailleurs, car c'est
très instructif – Dit-elle, en riant.
Le général ne se fit pas prier. Quelques minutes plus
tard, il gagnait la demeure des Rosenblum. Cette dernière,
malgré des terrains mitoyens, avait son accès à l’extrémité
opposée. Cette topographie nécessitait pour John de faire
le tour du quartier. Le périple frisait les 1.000 mètres. Sam
l’attendait dans son laboratoire. Au salon, Sarah recevait un
bridge de quatre tables. Les deux complices bénéficiaient
d’une soirée club. Bill n’était pas là, retenu par la retransmission d'un match ayant opposé la veille les Washington
Redskins aux Philadelphia Eagles.
La nuit était calme, ponctuée de quelques nuages furtifs.
Roland Hardouin n’avait eu que six voitures à faire passer.
D’un oeil distrait, le préposé regardait la fin du journal télévisé en buvant son premier café. Comme tous les lundis à
20 h 50, il visionnerait "Joséphine ange gardien" avec Mimie Mathy sur TF1, puis "Espace Criminel", en dévorant
son sandwich à la mortadelle. Tout était calme. L’ancien
gendarme se félicita d’avoir quitté la "grande muette". Rien
de tel qu’écraser la bulle et être payé pour. Plongé dans les
aventures télévisuelles qui défilaient devant ses yeux, il
n’attacha pas d'intérêt au bruit d’un camion gravissant la
route de Sainte Anatolie. D’ailleurs le son s’arrêta au bout
174
de quelques minutes. À 21 h 30, le téléphone sonna comme
à l’accoutumée. C’était la première vérification de Bongo.
- Bonsoir, Roland, rien à signaler ?
- RAS, Chef. Six sorties en tout et pour tout.
- Bonne soirée. Appelle- moi, en cas de problème.
- Entendu. Merci, chef.
Durant leur propos, le halo lunaire avait endossé une très
étrange couleur ; probablement une nébulosité vagabonde.
Contrairement à la façade vitrée du guichet, l’allége des fenêtres était haute. Aussi, de son fauteuil, le vigile ne voyait
du Nord que le ciel et les astres. Curieusement le fond,
jusqu’alors noir anthracite, était devenu orange tamisé par
une sorte de brouillard. En bon téléspectateur, il laissa Mimie Mathy déguisée en avocat terminer sa plaidoirie, puis
s’approchant de la baie, crut défaillir.
- Nom de Dieu !
Sur le parking extérieur, trois voitures étaient en feu.
Une quatrième commençait à fumer. Réalisant que sa chère
Logan allait épouser le sort de Jeanne d’Arc, son sang ne
fit qu’un tour. S’exonérant de toutes procédures le planton
déverrouilla les barres à vérins, puis armé d'une télécommande d’ouverture, courut sauver son capital automobile.
Voyant clignoter la lumière verte du feu d’entrée, le chauffeur du camion caché dans le virage, enclencha la boîte.
Sachant que seule une gâche maintenait la grille close, le
conducteur jugea inutile d’arriver rapidement. Les 680
chevaux du Man n’eurent aucun mal à enfoncer le portail.
La serrure éclata comme une coquille d'oeuf et l’énorme
pression donna un angle de 90° aux bras des ouvrants. Dorénavant la voie était libre et les grilles inaptes à toute fermeture. Le gros véhicule fit demi-tour sur un terre-plein
engazonné, et reprit la sortie. Sur la départementale, il serra
les roues dans le fossé pour laisser passer les autres. Tout
175
au sauvetage de son véhicule, Roland Hardouin ne réalisa
l’énormité de sa faute qu'au craquement du portail. Laissant
sa précieuse Dacia, il se précipita vers l’immeuble et crût
qu’un essaim d’abeilles fonçait sur Pardaillac. Quand le
gardien arriva au niveau du bâtiment, une demi-douzaine
de scooters, précédée d'une Clio, s’engouffrait tous phares
allumés dans le passage creusé par le bélier. Au croisement
de la Nationale, le camion croisa la Mercedes de Mokhtar
Hadjmani. Plus loin, il emprunta un chemin menant à une
décharge. Là, son chauffeur d'un soir l'abandonna et repartit sur une mobylette cachée dans les fourrés.
À Château Pardaillac, tout allait trop vite pour Roland
Hardouin et ses collègues. Mis au courant de l’attaque surprise, le sergent Bongo déclara arriver dans 20 minutes.
Les Suzuki de patrouille, prévenues par radio, remontaient
du sud au nord, sans savoir pourquoi et que faire, aucun
plan ne prévoyant ce type d’agression.
Arrivés au sein de la Résidence, les scooters se dispersèrent
suivant le schéma qui leur avait été assigné. De son côté, la
Clio s’était planquée sous des arbres à l'angle de Main
Street et Airport Avenue. Le chauffeur donna un plan et des
instructions à l’un des passagers.
- D’après le dessin, la baraque est la troisième à droite.
Tu ne peux pas te gourer, il y a une hampe sur le gazon.
- Una hampe ? Que es esto ? (1)
- Un piquet pour monter un drapeau. Compris ?
- Si.
- Bon. Tu fais le tour de la maison, de façon à mater
chaque pièce. Dans cinq minutes, appelle sur le portable
pour dire combien il y a de personnes à l’intérieur.
- Et, si hay clebs ?
(1) Que es esto : C’est quoi
176
- Y en a pas. Ne te fais pas gauler. Dès que tu as donné
les renseignements, retour à la tire et on s'arrache quoi !
Le latino, de petite taille et menu, s'éclipsa se fondant à
l’ombre des haies bordant les jardins. Ces complices le perdirent de vue, malgré les réverbères.
- C’est une véritable anguille – souligna le chef – dommage qu’il n’arrête pas de jacter en espagnol.
Dans les rues perpendiculaires d’est en ouest, l’escadron
de scooters avait entamé sa mission. S'arrêtant devant ce
qui était inflammable, le passager sortait du sac un cocktail
Molotov. Plusieurs haies étaient en flammes, des poubelles
les portes de la salle des réceptions et celles du temple baptiste. Le ciel était devenu rose et l’environnement ponctué
d’explosions. Assises sur le canapé du salon, Kathy et Leila
étaient plongées dans un nouvel épisode de leur feuilleton
en anglais. En cas de difficulté Kate servait d’interprète.
Attentives, les deux femmes, ne prirent pas garde aux
bruits extérieurs, d’autant qu’ils étaient éloignés. Peut-être
une party anticipant les fêtes de Noël.
Fernando n’eut aucune difficulté à trouver la maison
marquée d’une croix sur le plan. Une sorte de grand poteau
était planté au milieu de la pelouse. Avec la rapidité d'un
reptile, il fit le tour du rez-de-chaussée, balaya du regard
chaque fenêtre et nota l'absence de lumière à l’étage. Sûr de
son fait, le patrouilleur appuya sur la touche appel du Sagem qui lui avait été confié.
- Olla c'est Fernando
- Tes constatations. Fissa !
- Hay que dos gentes en la maison. Una femme blonde y
una chica chata (1) assises dans le salon, que miran a la télé.
- Pas d’homme ?
(1) Chica chata : Une belle fille
177
- En bas, no. Ou dormiendo. En haut c'est noir.
- Les bagnoles ?
- Dos en el garaje. (1)
- C’est curieux, le mec est peut-être sorti à pied. Les
portes sont fermées ?
- Négativo. J’ai ouvert las de la cocina (2) y entrada (3).
Les mujeres (4) sont tellement apasionadas por la télévision
qu’elles n’entendent rien.
- Bon. Tu peux te casser, ta mission est terminée.
Mokhtar coupa la communication. Chaque minute comptait. Si le "GI" était chez des voisins, il allait vite rappliquer à cause des déflagrations. La Mercedes parcourut, à
grande vitesse les 500 mètres de l’objectif, puis remonta
l’avenue des Mac Dowell phares éteints.
Leila et Khaty, surprises, sursautèrent au son de la voix.
- Si vous ne bougez pas et fermez vos gueules, tout se
passera bien.
Se retournant, elles virent trois hommes, l’un cagoulé,
les deux autres capuches rabattues sur le visage. Ils brandissaient des pistolets de gros calibres.
- Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? S'enquit la doctoresse d’une voix ferme. J'interdis que l'on pénètre chez moi.
- Ta gueule, la ricaine. On est venu délivrer cette gosse
pour la ramener chez ses parents.
- C’est quoi ces salades ? – s'emporta Leila – Je reste.
- Non tu te barre. Prends tes fringues et magne toi le cul.
- Bande d’enfoirés. Je ne bougerai pas d’ici.
Mokhtar fit signe à un des complices. Ce dernier se précipita sur le canapé et saisissant Kathy lui mit le canon d'un
357 magnum sur la tempe.
- C’est simple, narvali (5). Si tu n’as pas fait ta "valoche"
dans trois minutes, on flingue l’Américaine. Compris ?
(1) Dos en el garaje : Deux dans le garage. (2) Cocina : Cuisine. (3) Entrada : l’Entrée. (4)
Mujeres : Femmes. (5) Narvali : Pauvre nana.
178
Tremblant comme une feuille, les larmes aux yeux, la
jeune fille regarda son amie. Le voyou qui la menaçait
l’avait frappée de son arme et elle saignait abondamment
de la lèvre. Leurs yeux terrifiés se croisèrent. Leila comprit
que l'aventure était finie. Résignée, elle gagna sa chambre,
suivie du cagoulé, plia ses affaires à l’intérieur de sa valise.
Les portes ouvertes de la penderie permirent au caïd de
faire un inventaire du contenu des étagères. Il attrapa la
Handycam Sony et gifla la jeune fille du revers de la main.
- Ta race ! C’est bien toi qui as piqué ma caméra. Tu as
dû te régaler en regardant le film. Ça, c’est du X. Pas vrai ?
- Je n’ai rien vu, ordure, elle est déchargée. Essaie.
Suspicieux, le trafiquant vérifia l'état des piles. Son soulagement fut tel, qu’il se laissa aller à aider au bouclage du
bagage. De retour dans le séjour, Mokhtar consulta sa
montre et vit que le délai était limite. Ligoter l’Américaine
étant une perte de temps, il dégaina son Beretta et lui asséna un coup de crosse sur la tête. Kathy s’effondra d’un bloc
au pied du canapé. Les voyous quittèrent les lieux avec leur
prisonnière, alors que sur l’écran les dames de Wisteria
Lanes (1) continuaient d’ourdir des plans machiavéliques.
La Mercedes quitta la résidence en trombe, croisant le
Land de Jacky Bongo. Arrivant sur les lieux, le sergent
crut à un cauchemar. La grille d’acier était béante, des carcasses de voitures se consumaient sur le parking de service.
Dans le périmètre du domaine une âcre fumée saturait la
nuit. Les Suzuki de patrouille étaient rentrées de leur ronde,
mais les vigiles ne savaient que faire. Cinq scooters lancés
à vive allure, sortirent en direction de Sainte Anatolie. A
priori l’attaque était finie.
- S’ils mettent les bouts, c’est que le cirque est terminé.
Il faut prévenir les pompiers et la gendarmerie. Paralléle(1) Wisteria Lanes : Rue du feuilleton Desperate housewives
179
lement, limitons les dégâts avec des extincteurs.
- Il semblerait, chef, qu’ils ont tenté d'incendier la salle
de réceptions et le temple. Les autres départs de feu sont
limités à des poubelles et quelques haies de jardins.
- Alors, concentrons notre intervention sur les bâtiments
communs. Chargez le matériel dans le Land. Exécution
Depuis leur labo-informatique, Sam et John détachés des
contraintes terrestres n’avaient absolument rien perçu de ce
qui se tramait à l’extérieur. Ce fut Sarah inquiète qui vint
les prévenir.
- Les hommes, montez vite, ça explose partout. On dirait
une Intifadah (1) .
Devant l’air goguenard des interlocuteurs, elle insista.
- Au lieu de rigoler, venez voir. La haie du parc est en
train de brûler. Ça fume du côté de l’église baptiste...
Ils traversèrent le salon, dans lequel les bridgeuses atterrées se pressaient aux fenêtres. Arrivé sur le pas de la porte
l’ex-général comprit à l’odeur et aux déflagrations des
cocktails Molotov, qu’il ne s’agissait pas d'une plaisanterie.
À l’Est on percevait les détonations d'un fusil. Bill devait
se défendre avec du calibre 12. Pris d’un sombre pressentiment, John partit en courant retrouver Kathy et Leila. Un
peu essoufflé, il arriva aux abords de sa demeure, alors
qu’une Mercedes disparaissait au bout de Main Street. Fou
d’inquiétude l'homme remonta l'allée. L'entrée était grande
ouverte, on entendait la télévision.
- Kathy. Es-tu là ?
Du côté de Poppy Street, Samir et Weke avaient un problème. Leur Piaggio "débridé" était en panne. Il avait calé
après que le moteur se soit mis à hoqueter. Après avoir vérifié l'état de la bougie et du carburateur, les compères pa(1) Intifadah : Soulèvement violent (faits majeurs au sein du conflit israélo-palestinien).
180
niquaient sérieusement. Heureusement, Weke se souvenant
des caprices du starter, boucha d'une main l’entrée d’air de
l’alimentation et la pétrolette repartit dans un hurlement
d’accélérateur. Sur leur engin boosté, capable d’atteindre
80 Km/h, les retardataires filèrent vers la sortie. Samir avait
le curieux pilotage de ses congénères, buste collé au guidon, passager contre son dos. Au croisement de Main
Street, le scootériste passa en force malgré le faisceau de
phares d'un véhicule engagé. Le choc fut effroyable.
L’engin à deux roues s’encastra de plein fouet dans la portière arrière du Land Rover. Weke s’envola pour s’écraser
cinquante mètres plus loin sur l’angle d’un trottoir. Samir,
quant à lui, était intégré à la tôle d’aluminium. Les passagers, sonnés par la violence de l’impact, sortirent par les
portes opposées. Les secours qu’ils tentèrent de porter
s’avérèrent inutiles. En effet, désincarcérer le corps incrusté était impossible. Quant à l’autre il gisait sur la chaussée,
le crâne en deux morceaux. Effondré, Bongo s’informa par
téléphone de l’arrivée des pompiers et de la police. Les ennuis ne faisaient que commencer.
John gagna le salon. Sa femme était inerte au pied du
canapé. Un filet de sang coulait de ses cheveux. Sa lèvre
supérieure était tuméfiée. Il prit le pouls et fut rassuré. La
tête soulevée dévoila une petite plaie. Alors, constatant que
Kathy avait été assommée, il entreprit un réveil en douceur.
Lui appliquant une serviette d’eau froide sur le front, John
tapota ses joues jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux. Lucide,
la première réaction de l’évanouie fut de demander où était
Leila.
- Calme toi Kate. Elle ne doit pas être bien loin.
- Mais ces affreux individus...
- Repose-toi quelques secondes et dis-moi ce qu’il faut
181
administrer à quelqu’un qui a été sonné. Que dois-je faire,
pour tes blessures ? C’est toi le médecin.
- A priori, je vais bien et n’ai pas le tournis. Le mieux est
de mettre un antiseptique sur la plaie. Au toucher, je pense
ne pas avoir besoin de points. Un strips suffira. Les salauds, si tu savais...
- Je vois que tu retrouves tes esprits. Que s’est-il passé ?
Alors, Kathy Mac Dowell expliqua comment sa protégée
avait été embarquée par des bandits armés.
- On peut prévenir la police, d’une effraction et d’un enlèvement – Supputa John à haute voix.
- Compte tenu des actes dont la Résidence semble avoir
fait l’objet, les flics seront ici sous peu. L’effraction se situe à l'entrée du domaine. Chez nous, tout était ouvert.
- Je te l’accorde. Alors, disons "plainte pour coups, blessures et enlèvement".
- C’est là, que nous avons un problème, John. Ils ont embarqué Leila au prétexte de la ramener chez ses parents.
Comme elle est mineure, si on la retrouve au domicile parental il n’y a pas kidnapping, mais retour de l'intéressée
dans ses pénates.
- Tu ne penses pas plutôt qu’ils ont l’intention de rééditer leur "tournante" ?
- Ils n’auraient pas monté une telle opération pour ça.
D’autre part, après ce que m’a dit Leila des usages familiaux il est exclu que j’aborde cette histoire de viol. C’est
son affaire, nous n’avons pas à en parler.
- Alors, on ne bouge pas ?
- J'ai le numéro du portable de la petite. Nous pourrons
l'appeler demain matin. En l’absence de réponse, il faudra
alerter les parents, puis la police en dernier recours.
- Comme tu voudras Kathy. Pendant que tu te soignes, je
fais un saut jusqu’au bureau de la sécurité.
182
Arrivé, sur Main Street, John Mac Dowell vit un attroupement de personnes qui s’activaient dans l’éclairage irréel
bleu, orange et rouge, de gyrophares. Les pompiers, la gendarmerie, des médecins du SAMU, entouraient le Land Rover de Bongo. S’approchant, il vit que celui-ci était interrogé par des pandores à l’intérieur d’une fourgonnette bleue.
Sur le sol gisait un corps recouvert d’une couverture en polyester. Une équipe, aux casques argentés, tentait d’extirper
des morceaux de chair amalgamés à l'aluminium du 4x4.
Continuant son chemin, il rencontra Bill qui lui narra les
invraisemblables assauts dont les jardins avaient été l’objet.
- Une histoire de dingue, dans la mesure où cela n’a servi à rien, sauf à dégrader les haies et deux bâtiments communs. Du pur vandalisme. Le paradoxe réside dans le rapport entre la complexité de l'action et l’inutilité des résultats. La façon dont ils ont "baisé" le vigile pour défoncer la
grille nécessitait une préparation…
- Effectivement – répondit John, réalisant qu'il s'agissait
d'une diversion – Et la voiture de Bongo ?
- C'est un accident de la route. Le Land était largement
engagée dans le croisement et les motocyclistes arrivaient
de la gauche à fond et sans lumière.
- Dans quel état sont les victimes ?
- Les motards sont morts. Pas de blessés dans la voiture.
- Quels dégâts aux bâtiments ?
- La porte du Meeting Room se consume et il y a une
croix gammée taguée sur le temple. De la pure connerie !
- Avec deux morts, nous n'avons pas fini d’entendre parler de cette histoire. Bon, moi je rentre.Good night Bill.
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Chapitre 22
Dans la voiture, qui filait vers Toulon, Leila, choquée restait muette de terreur. Elle était recroquevillée sur le plancher des places arrière. Ses tortionnaires lui avaient bandé
les yeux pour que Mokhtar puisse retirer sa cagoule. Ils
croisèrent la police, des camions de pompiers et une ambulance médicalisée, sirènes hurlantes.
- Curieux que le SAMU déboule – s’interrogea le caïd.
- Ce doit être pour l’Américaine. Elle a dû faire une semoule de sa bosse – répondit le conducteur en rigolant.
Le chef de gang installé à l’avant sur le siége passager,
décida de briefer sa captive. Passant un bras entre les deux
fauteuils, il asséna une claque à la gamine, puis éclaira son
visage avec une mini Maglite pour voir sa réaction.
- Maintenant, arrête de jouer les "traumas" et écoute-moi
la pouff. Si tu m’entends, fais signe avec la tête.
La passagère allongée, acquiesça.
- On ne va pas te sauter. Par contre, à défaut d'être soumise, tu seras la planche à repasser de toute la cité. Compris ? – Il laissa passer un silence, pour que sa victime
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pèse bien le poids de l’avertissement – Pour cette nuit tes
vieux te croyant chez une copine, je vais t'installer dans une
piaule. Demain, tu rentreras chez toi. Ensuite, ce sera la
Glacerie et le lycée comme avant.
Comme son interlocutrice se taisait, il poursuivit.
- Avant, je t’expliquerai ce qu’on risque à me désobéir.
Arrivée en ville, la Mercedes intégra un box. Le loft atteint, Leila fut poussée dans un dressing sans fenêtre, meublé d’un lit et équipé d'une salle d’eau. Détail étrange, sur
la vasque était aligné de luxueux produits cosmétiques.
Probablement des pots, tubes et flacons abandonnés par les
conquêtes du maître de maison. Sachant ne pas être violée
et n’ayant rien à faire qu'attendre, Leila recensa les atomiseurs et crèmes signées L’Oréal, Dior ou Klein. Puis, déphasée, décida de finir sa nuit. Les draps étaient propres, la
literie confortable.
- J’espère que John sera arrivé à temps –Murmura-telle, avant de s'endormir.
Alors que sa prisonnière dormait, Mokhtar rechargea la
batterie du Handycam et après avoir dîné, visionna les
images sur l’écran intégré pour trouver la séquence à graver. Il regarda, goguenard, le début de la séance pornographique et s’intéressa au moment où Leila paraissait jouir.
Par contre, le film ne s'arrêtait pas comme prévu. Il y avait
une suite !
- Qu’est ce que c’est que cette merde ? J’ai dû oublier
d’arrêter la caméra.
Les images défilant, le caïd blêmit. Ils étaient tous reconnaissables. Une vraie photo de famille, lui, affalé dans
un fauteuil, verre à la main, les autres pantalons aux chevilles, le sexe à l’air, la fille maintenue sur la table. Il y
avait de quoi envoyer en "taule" tous les acteurs concernés
et lui se prendre une balle de 11,43. C'était un miracle que
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la batterie soit tombée en carafe. Malgré l’heure tardive, il
appela un "pote", qui lui était redevable.
- Mok à l’appareil, tu n’es pas au plumard ?
- Non pas de problème, je sors de boîte.
- Tu pourrais me faire un découpage de film et mettre la
séquence sur un DVD.
- Bien sûr, amène-moi la carte numérique demain matin.
J’en ai pour dix minutes. À propos, il paraît qu’il y a eu de
la casse du côté de La Glacerie, cette nuit.
- À La Glacerie ?
- Je ne sais pas trop. Mais, on parle d’incendies et de
morts dans le secteur.
- D’où, tiens-tu ça ?
- Un pote, journaliste du Provençal qui était au dancing,
a été prévenu. Il est parti vite fait pour un patelin au de là
des Courlis...
- Pas au courant. Je passe dans la matinée. Ciao
Etonné, il espéra que la ricaine n'avait pas fait d'embolie.
À Sainte Anatolie, la nuit troublée des autochtones avait
débuté vers 20 h 40, par des explosions et coups de fusil.
Un camion repassa en sens inverse, puis des Vespa dans un
bruit d’enfer. Le silence revint, mais le ciel était devenu
tout rose. Peut-être un incendie à Château Pardaillac ou à
l’aéro-club. Alors, les habitants s’inquiétèrent. Louis Escarfitte, maire du bourg qui honorait "bobonne", sauta du lit
aux signes des étranges phénomènes et endossa une tenue
de chasse sur son pyjama.
- Soit prudent Loulou – Murmura sa moitié, frustrée par
l'interruption du câlin sous la couette.
Il appela les pompiers et la Sécurité civile, lesquels répondirent être en route, puis sauta dans sa voiture. À cet
instant, l’élu ne se doutait pas qu'une page de l'histoire des
186
Maures était en train de tourner. Peu après le départ du
maire, le défilé des services de secours traversa le village.
La conjugaison des sirènes, pimpons et lumières clignotantes, précipita les Sanatoliens aux fenêtres. On échangeait
de maisons à maisons. Une patrouille monta pour aller voir
de quoi il retournait. De toute évidence, il s’était passé
quelque chose de grave. Vers minuit, les éclaireurs redescendirent, éconduits par la maréchaussée. En fait, profitant
de leur avance, ils avaient pénétré dans le domaine par la
grille béante et vu suffisamment de chose avant d'être refoulés. Pour que tout le monde soit au courant, avant le retour du maire, le limonadier ouvrit son café. Gaston Panisette et Jeannot Mariotto estafettes patentées de Sainte
Anatolie, prirent tour à tour la parole.
- Il s’est agi d’une attaque en règle. Un camion a défoncé
les barrières du Château.
Il y eut un Oh ! D’indignation parmi l’auditoire. La voix
de mademoiselle Lespinasse s’éleva.
- Ce sont les paparazzis ?
- Vous plaisantez Marguerite – la coupa l’épicier au bord
du "dépôt de bilan" – Je pense plutôt aux altermondialistes
et à José Bové. Ils n’ont pas digéré notre droit à construire.
- Arrête de déconner Raymond. Et les mobylettes qui
sont descendues tout à l'heure, c’était Besancenot qui avait
porté des lettres piégées depuis Paris, peut-être ?
La salle étant hilare, Jeannot Mariotto voulut reprendre
la main. En tant que témoin, il avait des révélations.
- Quand vous aurez terminé, on pourra peut-être raconter. Sinon on pratique "l'omerta". Pas vrai Panisette ?
- Pour sûr ! On voit que vous n’avez pas été témoins des
mêmes horreurs que nous. Millediou ! J’aurais bien voulu
vous y voir, bande de planqués.
Le silence se fit, tant par égard pour les deux héros, que
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pour connaître la suite. Ces derniers reprirent.
- Les scooters étaient pilotés par des voyous armés de
Cockers Moloforme.
- Non. "Molotov", Gaston. Des "cocktails Molotov".
- Excusez "Mossieur" ! La langue m'a fourché.
- Donc, je disais, ils ont foutu le feu aux jardins, à la
porte de l’église protestante, aux poubelles...
- Quel intérêt ? – S’éleva une voix.
- Ça, c’est la question, bien sûr. Mais le pire n’est pas là.
L’orateur fit une pause, tenant l’assistance en haleine.
- Il y a deux morts…
- Deux morts ! – Surenchérirent tous les présents.
- Hé oui ! – Conclut Panisette – Deux morts bel et bien
cadavériques.
Tout au récit, personne ne se rendit compte que le volume du public avait augmenté et que l'arrivage n’était pas
du cru. En effet, les journalistes rejetés par le cordon policier, notaient avidement les paroles des témoins oculaires.
Des questions commencèrent à fuser, alors qu’apparaissait
une gerbe de micros multicolores.
- Qui sont les victimes ?
- Dans quelles circonstances ont-elles trouvé la mort ?
- Pouvez-vous nous décrire la scène ?
Le limonadier mit son percolateur en chauffe, tourna le
robinet de la tireuse de bière et passa un coup de chiffon
sur le zinc. Jamais il n’aurait songé réaliser un trimestre de
chiffre d’affaires en une nuit. Pourtant, ce fut le cas du 22
décembre 2008. Après la presse écrite, arrivèrent les capteurs d’images des chaînes de télévision. Le trottoir du mail
était bordé de véhicules, camions et voitures. En fait, les
journalistes, découvrant l’existence de Château Pardaillac
et ses particularités, bâtissaient l’affaire sur les révélations
des Sanatoliens. Une communauté américaine, des en188
ceintes sécurisées par des vigiles, un aéroport semi-privé,
une attaque kamikaze. Tous les ingrédients d’un bon papier
étaient réunis. Il manquait un embryon de version officielle
pour avaliser les articles. Le retour du maire s'avérait donc
d'importance. Une nuit blanche était prévisible.
Fatigué et soucieux, Louis Escarfitte, premier magistrat
de Sainte Anatolie, redescendit à la mairie vers 2 h du matin. Quelle ne fut pas sa surprise de trouver son village
transformé en métropole. Des automobiles et fourgonnettes
étaient garées dans tous les sens. Une foule dense battait la
semelle devant l’Hôtel de Ville. Les fenêtres des maisons,
d’habitude éteintes à 21 h, étaient toutes allumées. Une
nuée de caméras et micros l’assaillit.
- Monsieur le Maire, monsieur le Maire, une déclaration.
- Que s’est-il passé ? Qui sont les assaillants ?
Prenant sur lui-même, l’élu cacha son étonnement, franchit les six marches du perron et entama un laïus.
- La paisible résidence de Château Pardaillac, fleuron
de notre commune, a été l’objet d’une lâche agression, dont
nous ignorons le motif et les auteurs. La police fait son travail. Nous en saurons plus dans les jours à venir.
Puis, bombant le torse avec l’air solennel et martial d’un
chef d’État, déclara :
- Les fauteurs de troubles seront arrêtés et sévèrement
châtiés. J’en donne ma parole.
Estimant avoir répondu, le tribun s’apprêtait à intégrer la
maison du peuple, quand une question le prit au dépourvu.
- Monsieur le Maire, il y aurait des morts. Pouvez-vous
le confirmer ?
L’élu sentit son sang se glacer. Comment la presse étaitelle déjà au courant ? Difficile de nier la chose.
- Effectivement. En fin d’échauffourée, un scooter a per189
cuté un véhicule de sécurité. Le scootériste et son passager
sont décédés sur le coup. Voilà.
- Mais qui étaient les victimes ?
- Deux jeunes gens, mineurs, venus de La Glacerie,
quartier de la commune des Courlis.
Ce propos, qu’il pensait anodin, était une bombe médiatique. Les journaleux tricotèrent une rivalité entre la cité
HLM et le luxueux domaine. En fonction des tendances politiques, les supputations allèrent bon train. Une ultime
question donna, d'ailleurs le ton.
- Monsieur le Maire. Le scooter s’est-il précipité sur le
véhicule de la sécurité, ou les vigiles ont-ils volontairement
coupé la route aux malheureux enfants ?
- Une enquête déterminera les responsabilités.
C’était la cerise sur le gâteau. Le maire de Sainte Anatolie donnait aux échotiers matière à fantasmer. La pression
médiatique fit son œuvre. Après son départ les journalistes
se précipitèrent au café bar, ouvert malgré l’arrêté préfectoral. Là, ils poussèrent le limonadier à raconter la vie communale. Les plus avertis flairèrent que l’affaire n’était pas
close et qu’il y aurait de quoi rédiger d'autres colonnes.
Toulon se trouvant à 20 Km et la zone des Courlis
n'étant pourvue que d'un Formule 1, une question fusa.
- Y a-t-il des chambres à Sainte Anatolie ?
La demande ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Le
patron du bar sortit la liste des logeurs. On vivait un rêve, il
y aurait enfin des chambres occupées, des draps à laver, des
bouches à nourrir. Ensuite, le tourisme du fait-divers suivrait. Ce soir-là, égrenant des rosaires, mademoiselle Lespinasse remercia le ciel de cette résurrection des Maures.
À
Toulon le mardi 23 décembre, vers 9 h du matin,
Mokhtar vérifia que la porte de Leila était bien fermée et
190
ordonna à un sbire de monter la garde. Les vacances scolaires ayant débuté la veille, la fille n’aurait pas à se rendre
au lycée. Ceci donnait au gangster toute la matinée pour réaliser son programme. À l’angle de Pastoureau, il évita la
sébile du mendiant, l’injuria et continua sa route. L’histoire
n’avait que trop duré, surtout avec la bavure du scooter. La
libido de Rachid était à l’origine d’un vrai merdier. Le copain, amateur d’informatique, fit une copie du film, isolant
la séquence à conserver, effaçant les autres. Puis il grava
sur un DVD les 30 secondes souhaitées.
- Si tu estimes le reste embarrassant, fais cramer la carte
et achète en une autre. Malgré l’effacement, les "pros" arrivent à faire parler des mémoires réputées vides.
- Merci du conseil. Tiens, fais-la fondre maintenant.
Un quart d’heure après, le caïd était sur le chemin du retour. Les poches de son blouson en cuir contenaient deux
DVD ineffaçables. Mokhtar se sentait soulagé d’avoir détruit les images dangereuses de la "tournante". Non seulement, il sauvait sa peau, mais allait enfin pouvoir mettre les
points sur les "i" à la meuf récalcitrante.
191
Chapitre 23
Fin
décembre, le Mount Withney, entouré de 40 navires,
dont le porte-avions à propulsion nucléaire USS Harry S.
Truman, traçait son chemin en Méditerranée vers la Turquie. La sixième flotte mouillerait une quinzaine dans les
eaux territoriales ottomanes. Ankara, autorisait les Américains à rapatrier du matériel venu de Mossoul depuis le port
d’Iskenderun. Ce réembarquement concrétisait la promesse
de Barack Obama d'un retrait progressif des unités US en
Irak. Des files de Humvee (1) et d’énormes camions chargés
de caisses, attendaient leurs transbordements dans les garages du USS Harry. Une bonne partie du matériel était un
surplus d’armement ou des engins en fin de temps réglementaire. Chacun savait les Hummer increvables, mais
administrativement passé un certain kilométrage, ils finissaient leurs vies dans un dépôt du désert de Mojave.
Le vice-amiral Tom Dublin avait rempli la mission dont
l’avait investi son beau-frère. Deux caisses en bois, estampillées "Jack Daniel’s Whiskey" attendaient en fond de cale
(1) Humvee ou Hummer : Engin tout terrain construit pour l’armée US par AM General.
192
Paradoxalement, la partie complexe de cette opération
avait été d’obtenir des cartouches de chasse. Comme convenu, il adressa à John et Kathy une invitation pour le 17
janvier en rade de Toulon. Les Mac Dowell reçurent aussi
un mot de l’amirauté toulonnaise, assorti d’un macaron de
pare-brise pour accéder au quai.
Deux jours après l’incident, les résidents de Pardaillac
essayaient de comprendre. Cette flambée de violence ne
s'expliquait pas. Les tags relevés, tenaient plus de l’infantilisme que d'une quelconque revendication.
Sur un tout autre thème, Bill et Samuel étaient enchantés de
savoir que le plan de John fonctionnait. La confirmation du
cocktail induisait un bon déroulement de l'opération. Dans
une vingtaine de jours, la livraison serait effective. Toutefois, hors ce satisfecit, Mac Dowell s’inquiétait des failles
du système de sécurité de Pardaillac.
- A priori, d’ici mi-janvier, les flics auront terminé leur
enquête axée sur le seul accident de motocyclette.
- Tu as raison – le coupa Bill – La destruction de la grille
avec un camion-bélier et l’emploi de cocktails Molotov, les
laissent indifférents.
- J’ai le sentiment que l’administration instrumentalise
l’accident, pour éluder une enquête débouchant sur une impasse. C’est probablement la raison pour laquelle on charge
Bongo. À ce sujet, il paraît qu'il est en taule, ainsi que les
occupants du Land !
Sam posa le problème.
- Cette histoire va nous amener à prendre des décisions
au niveau de la résidence. La Securitex est dans la merde
jusqu'au cou. L'inspection du travail lui cherche des poux
au sujet de vigiles sans habilitation. Les parents des gamins
ont porté plainte et leur avocat parisien veut qu’ils soient
193
reçus à l’Elysée.
- On croit rêver ? Ils vont l’être ? – Demanda John.
- C’est ça la démagogie. J’ai regardé la TV. Le monde
politique crie à l’assassinat, ratissant large en vue des élections européennes de juillet.
- On croit rêver ! Bon, passons aux choses sérieuses. On
va devoir trouver une nouvelle société de gardiennage.
Bill et Sam dans la voiturette, roulaient au ralenti. John
tirait son chariot sur le fairway humide. Ils arrivaient au
départ du trou 18. En fond, on apercevait le toit du clubhouse, sous une légère brume matinale.
- De toute façon, il faut qu’une assemblée de résidents
prenne les dispositions nécessaires. Je vais en parler à Sean
O’Neil, président du bureau de l’ASL (1).
- Pour en terminer – souligna John – regardez le journal
télévisé du soir. Il paraît qu’il y a une "marche silencieuse"
dans Toulon en hommage aux victimes de l’accident.
- Je me demande si nous avons choisi le bon endroit
pour passer une retraite peinarde – s'esclaffa Sam.
- Au moins, on ne s’ennuie pas. Pour ça, c’est plus mouvementé qu'à Genève. Pas vrai John ?
- Tu l’as dit Billy ! En attendant, fais gaffe de ne pas
rouler sur ma balle.
(1) ASL : Association syndicale libre (Structure de gestion d’un lotissement).
194
Chapitre 24
De retour, Mokhtar demanda à son factotum d'aller bander
les yeux de la captive. La chose faite, il se rendit dans la
pièce où séjournait Leila. Après une bonne douche, cette
dernière s’était légèrement maquillée, avec les produits de
beauté trouvés dans la salle d’eau. Assise sur le lit, le regard occulté par un foulard, les mains à plat sur ses genoux,
elle attendait, fataliste. La voix de l'interlocuteur était toujours la même, seul le ton avait changé. Peut-être moins
agressif.
- Ah ! Je vois que tu as meilleure mine. Rien de telle
qu’une nuit de sommeil, pour remettre les idées en place.
On va pouvoir discuter. D’accord?
En l’absence de réponse, il continua, essayant de garder
son calme.
- Je renouvelle ce que j'ai déjà dit. On va te ramener à La
Glacerie pour finir les vacances. Après tu iras au lycée le
matin et tu rentreras le soir à la maison. C'est vu ?
Dans le silence ambiant, la réponse claqua tel un coup de
fouet.
195
- Et en vertu de quel droit, racaille ? On m’a violée, enlevée, séquestrée et maintenant je dois obéir. J'ai été niquée
pas formatée. Va te faire mettre, avec ta bande de porcs.
Le caïd prit l’injure en pleine figure et se retint pour que
la prisonnière arrive intacte à demeure.
- Ta gueule sale tupe ! La loi à La Glacerie, c’est moi
qui la fais. Mets-toi ça dans la tronche.
- Qui moi ?
- C’est pour ton bien. Si tu me vois, c’est la mort, Quoi !
- Vous m’avez déjà tuée une fois, pourquoi pas deux ?
La gamine ayant toujours le dernier mot, Mokhtar comprit qu’il était temps d’appliquer son chantage.
- Je vois, que tu n’as pas saisi la situation. Attends deux
minutes et tout va être clair.
- Sûrement !
Leila entendit des pas qui s’éloignaient, des voix, le bruit
d'un moteur de volet roulant. Une main rêche lui attrapa le
bras l’obligeant à se lever, la guidant en aveugle dans une
pièce adjacente. Elle fut poussée dans ce qui lui parut être
un confortable fauteuil en cuir. Son cicérone retira le bandeau. La jeune fille cligna les yeux pour accommoder. Les
lieux n’étaient éclairés que par la luminescence bleutée
d’un écran plasma. Au centre de celui-ci apparaissait le libellé DVD et dans un angle l'indication Load. Ressentant
une présence dans son dos, elle jeta un œil vers un vitrage
occulté et distingua en reflet la silhouette du cagoulé.
- Je vais te montrer un film qui fera sûrement plaisir à
ton dabe. À toi de décider, s'il faut lui fourguer.
Le lecteur de disque se mit en route et Leila se découvrit
nue, en pleine séance de copulation. L’image était immense
et d'une parfaite netteté. La séquence, de quelques secondes, laissait croire à sa participation active. Bien évidemment, on ne voyait pas qu'elle était maintenue et au vu
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des images quiconque estimerait cette relation consentie.
Choquée de revivre ce moment d'horreur, elle se mit à
pleurer rageant ne pas avoir détruit l'appareil. Le piège
étant refermé, la jeune fille décida de jouer profil bas.
- C’est bon. Ramène moi à La Glacerie et garde cette
œuvre dans ta collection "porno". Je passerai mes vacances
à réviser mes partiels. Ensuite, j’irai au lycée comme avant.
- Enfin. Voilà une meuf intelligente. Tu te trouveras bien
dans la cité un mec friqué avec une tire pour les week-ends.
- Ah ! Parce que monsieur fait aussi l’agence matrimoniale. Pour les naissances, tu t’occupes des bébés ?
Mokhtar, n’en pouvant plus, se mit à hurler pour éviter
de la massacrer.
- Ferme la ! Vas chercher ta valise.
Il prit à part son factotum et lui donna les instructions.
- Remets-lui son bandeau, planque à l'arrière de ta tire et
débarque là à deux cent mètres du Bloc-3.
- Et si elle essaie de se barrer ?
- T’inquiète. La leçon a suffi. De toute façon, je vais lui
rafraîchir la mémoire avant le départ.
Leila apparut dans l’embrasure de la porte de sa geôle.
- On y va ?
- Oui. Rappelle toi qu'à la moindre entourloupe, on te
bouyave à dix et en duplex, puis j’envoie le DVD à ton daron (1). Je suis certain qu’il aime les films X.
- Ta race ! Bâtard. À propos, tu dois suer avec ce passemontagne. La prochaine fois achète du GoreTex c’est plus
léger.
Mokhtar attendit le ronronnement de l'ascenseur pour retirer sa cagoule, ouvrir les fenêtres et prendre l’air sur la
terrasse. Ses nerfs étaient à vifs. Jamais on ne lui avait ainsi
tenu tête, de surcroît une meuf. De son balcon regardant le
(1) Daron : Père.
197
cabriolet Fiat de son subalterne qui s’éloignait, il ne put
s’empêcher de cracher dans sa direction. La go (1) ne perdait
rien pour attendre. Le caïd se servit un scotch et s’allongea
sur le canapé du loft. Il avait fait courir le bruit, via un pote
journaliste, que l'attaque de la résidence résultait d'une
"Prise de tête des Jeunes" humiliés par des Américains friqués. La presse ayant relayé l'information, les politiques attisèrent le vieil herpès républicain de la lutte des classes. Le
défilé funéraire du 24 décembre compléterait la diversion.
- Je suis bon – Murmura-t-il, satisfait de sa stratégie.
L'affaire
étant sortie sur le net avant la parution des
quotidiens, tout avait été très rapide. Le 23 au matin, un
grand pénaliste parisien, doublant ses confrères marseillais,
incita les parents des scootéristes à porter plainte. Une interview à la TV métamorphosa ses propos en véracité. La
France outrée apprit que d’affreux vigiles soudoyés par un
lobby américain, avaient massacré deux bambins en promenade. Les associations cultuelles et d'insertions s’indignèrent. Les alter mondialistes stigmatisèrent le retour
des Gaulois au sein de l’OTAN. Pour calmer cette cacophonie, la Chancellerie suggéra qu'il s'agissait d'un tragique
accident de la circulation. Ce propos eut pour effet d'ulcérer le petit juge en charge de l’affaire. Estimant son indépendance souveraine bafouée, il instruisit à l'encontre des
abominables vigiles.
Sainte
Anatolie s’était métamorphosé. Ce village, qui
pleurait antan sa désertification, fourmillait de monde. Tout
l'hexagone journalistique était représenté. Il y avait la
presse écrite, les stations de radios et chaînes télévisuelles.
À cette population de l'événement se mêlaient les acteurs
(1) Une Go : Femme ou fille
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habituels, policiers, hommes de lois, experts, politicards de
tous bords, badauds. Certains dans le cadre professionnel
les autres pour être vus. Des reporters photos, armés de
zooms gigantesques, cherchaient le meilleur cliché de la
"résidence honteuse". Dans l'agglomération, on interviewait l'exploitante du washmatic et même le doyen sourd,
atteint de la cataracte. Pour sa part, Raymond Cugnasse intarissable d’anecdotes fictives écoulait ses stocks de bières
et spiritueux, fournissant aussi des sandwiches "maison",
composés de beurre et charcuterie aux dates largement périmées. Le bar était noir de monde. La terrasse "fumeurs",
bruissait de rumeurs dans un nuage de nicotine. Ce monde
de l’information, logé chez l'habitant, faisait la navette
entre le tribunal et Sainte Anatolie. Les rapports d’autopsie
ayant été rendus, on attendait une procession précédée des
cercueils. Certains chroniqueurs judiciaires rapportèrent
que malgré l’avis médico-légal privilégiant l’accident, le
juge avait écroué Bongo et ses passagers. Face au curieux
emprisonnement des vigiles, on supputa que le but était de
les soustraire à la vindicte populaire.
Louis Escarfitte maire de Sainte Anatolie, revêtu de ses
atours protocolaires siégeait en permanence à l'Hôtel de
Ville. Sa Renault au sigle tricolore attendait au pied du perron. Chaque sortie était accompagnée d’un speech soulignant qu'il fallait laisser la justice suivre son cours. Ce qui
devait rappeler de bons souvenirs aux prévenus d’Outreau.
Par contre, les conclusions de l'élu relevaient beaucoup
plus d'une publicité de syndicat d’initiative que de concepts
républicains.
- Malgré ce regrettable incident, Sainte Anatolie, havre
de paix, n’en restait pas moins l'un des sites touristiques les
plus prestigieux de la région PACA, avec son aéro-club in199
ternational et formation aux vols d'ULM, sa superette digne
de Fauchon, une laverie pour lingerie fine, un restaurant
n’ayant rien à envier au Fouquet’s et des chambres d’hôtes
à indexer dans Relais Châteaux...
Leila fut déposée à deux blocs de son habitation. Le factotum crut judicieux de faire quelques avances délicates.
- Tu peux descendre là. Sérieux, je k’iffe trop ton cul. On
pourrait se voir un de ces jours.
- C’est ça. Je ne suis pas zoophile, bouffon. Casse toi !
La porte du cabriolet claqua à faire éclater la capote.
- Gaffe à ma tire. Je te casse la tête, sale tupe !
Comme l'éconduit ignorait ce qu’était la zoophilie, il
pensa que la fille n’avait pas atteint la puberté ou similaire
et démarra en trombe.
Après les quatre paliers crasseux, aboiements du second et
musique Rai des autres niveaux, la cadette Bentaya réalisa
se retrouver à la case départ. Tremblante, elle appuya sur la
sonnette maintenue par un éternel bout de Scotch autocollant jauni.
- Ma fille, quelle joie! Tu reviens en famille, pour finir
tes vacances.
- Non. Pas quelques jours Oum, je resterai jusqu’à mon
baccalauréat.
Au salon, Leila salua son père, prostré devant la télévision. Dans le couloir, Bachir, nez dans les Reebok, l'évita.
Camel vint embrasser sa frangine. Rien n’avait changé, tout
était propre, malgré la vétusté des lieux. En effet, Aïcha, en
bonne fatma, luttait contre la crasse et les cafards à grands
coups d’eau de Javel. L’arrivante gagna sa chambre, dont
elle ferma la porte avant de s’effondrer en larmes sur son
lit. Il lui fallait sortir de ce piège infernal, mais comment ?
Ignorante des événements tragiques de la nuit précédente,
200
la jeune fille était hantée par le visage ensanglanté de Kathy. S’étant ressaisie, elle fit du regard le tour de la pièce.
Les murs étaient toujours tapissés de ses posters. Les photos de Christine Arron et Laure Manaudou cohabitaient
avec celle de son équipe de volley-ball. Il y avait aussi des
vues du pays, une oasis aux femmes voilées de blanc et la
baie d’Alger. Ses yeux revinrent sur un cliché. Une idée lui
traversa l’esprit.
- Et après tout, pourquoi pas ?
Violée, enlevée, séquestrée, objet d'un chantage, elle se
surprit à rire, au point d’en avoir les larmes aux yeux.
- Pauvre con – dit elle – c’est moi qui vais te niquer.
Son portable se mit à sonner.
- Allo. Leila ?
- Oui, je vous ai reconnue Kate. Comment allez vous ?
- Bien. Pas d’inquiétude à se faire. Juste une petite bosse, sans plus. Ils t’ont délivrée.
- Oui. Je suis chez mes parents avec obligation d’y rester. La préparation de mon bac me servira d’exutoire.
- Tu ne risques rien ?
- A priori non. Ma tristesse est de ne plus vous voir.
Merci et pardon pour tout.
- Mais de rien, Leila. N’hésite pas à m’appeler si tu as un
problème. Promis ?
- Juré. Je vous embrasse.
Comme prévu, la "marche silencieuse" se déroula le 24,
en début d’après-midi, au coeur de Toulon. Une foule dense suivit les dépouilles des gamins. On ignorait la raison de
leur randonnée mortelle, mais bon nombre s’en fichait.
Seuls les parents et amis étaient désespérés, le reste des
participants figurant pour des causes diverses. En tête, les
cercueils, couverts de drapeaux, étaient portés par des
201
"jeunes" aux visages pudiquement couverts d’une capuche
de sweat-shirt. Derrière le convoi les familles suivaient silencieusement, entourées d'un discret cordon de policiers
en civil. La foule venue "pour un dernier hommage" était
précédée d'une ligne frontale de personnages politiques. La
ferveur de ces derniers communiant dans la souffrance,
était belle à voir. Contrairement aux proches recueillis et
courbés, les "caciques" défilaient tête haute et l'œil fixe,
combinant dignité républicaine et photogénie. Derrière
cette chaîne hiératique, des panneaux surplombaient la
foule, dont certains Us Go Home ressortis des greniers. Le
cortège encadré par les services d’ordre et meneurs de La
Glacerie, ne fit l'objet d'aucun débordement. Dès lors, la
presse se rattrapa sur les collégiens de l'âge des victimes.
Les caméras et micros furent rapidement entourées de gamins cornaqués par leurs "grands frères" encapuchonnés.
- Samir et Weke étaient des potes cool. Avec eux, jamais
de baston. Ils allaient à l’école assidûment. Leur prise de
tête, était de ne pas avoir le luxe, quoi !
Un autre d’enchérir.
- Ils souhaitaient seulement faire une promenade sur un
scooter emprunté. Sûr, les ricains ont voulu mort d'hommes
en les coinçant avec leur 4x4 !
- Que si, pero podimos.... de los gringos !
Cette déclaration à peine audible dans le brouhaha, fut
couverte par la harangue d’un type, au visage caché par une
capuche. Ce dernier, ayant largement dépassé l’âge de la
mue, faisait fonction de porte paroles aux intonations et
gestes de rappeur.
- Ouais ! Comment, avec leurs bombes, les ricains
veulent nous écraser! Comment, qu'ils volent le pétrole de
L'Irak ! Et maintenant, s’installent sur notre territoire de la
France ! Quoi !
202
Chacun y allant de son insulte à l’égard d'oncle Sam, les
preneurs de son eurent du mal à sérier les interviews. Des
bribes de reportage passèrent toutefois aux JT du soir. À
peine regardés par des millions de français blasés, ils sidérèrent les habitants de Sainte Anatolie et Château Pardaillac. La teneur des propos comme les slogans des pancartes,
avaient de quoi étonner. À entendre les gens, cette affaire
était le fruit de l'indécente richesse d'Américains vivant
dans la région. Quant aux victimes, on ne parlait pas
d’accident, mais d’un guet-apens dressé par des mercenaires. Les ennuis du sergent Bongo et de la Securitex
n’étaient pas terminés. Certains journalistes avisés, évoquèrent des climats communautaristes, ce qui était assez pertinent dans la forme, car dans leur vie autarcique Pardaillac
et La Glacerie étaient des ghettos communautaires de fait.
Toutefois l'origine du différend relevait de l'élucubration.
En dehors de Mokhtar Hadjmani personne ne connaissait le
fond de l'affaire.
Il pleuvait sur Paris. La Seine avait son teint vert-de-gris
des jours d’orage. Le ciel était chargé de nuages cachant le
haut de la Tour Eiffel pourtant maquillée en sapin de Noël.
Depuis sa fenêtre, quai Louis Blériot, Frédéric Letellier un
verre à la main, regardait le ruban lumineux des voitures
bouchonnant rive gauche. Rentré de Toulon, dans un Airbus bondé de journalistes, il n’avait pas eu le temps de sortir ses notes et son ordinateur. Reporter d’un hebdomadaire
sérieux et objectif, il publierait son article à froid, en fin de
semaine. Dans sa quête journalistique, Letellier recherchait
la neutralité, ce qui n'était pas évident. À et égard il faisait
abstraction des sornettes distillées depuis deux jours. Le
journaliste avait l'intuition que la cause du clash était autre
que celle martelée par les faiseurs d’événements. Autrefois,
203
les journaleux gribouillaient des informations à la hâte,
dans le sens de leur lectorat. À présent la transmission de
"l'info" était pire. La vitesse des moyens de communication
exigeant le scoop, on ne délayait plus dans le salmigondis
rédactionnel. Les nouvelles arrivaient ex-abrupto sur le
"net". On publiait sans preuve les "texto" du président de la
République, annonçait photos à l'appui l'agonie d'Ingrid
Betancourt dans d'affreuses souffrances, enterrait Pascal
Sevran vingt jours avant son trépas. Seul comptait l’effet
d'audience. Sa montre lui rappelant qu’il était 21 heures, le
reporter attrapa un téléphone pour joindre ses parents.
- Maman ? Comment va ? Je viendrai comme prévu, réveillonner avec vous. Mais pas d'inquiétude en cas de retard, j'ai deux petites choses à voir avant d’arriver.
Ayant raccroché, le journaliste saisit sa télécommande
pour revoir la copie du JT de 20 heures. Durant l’interview
des collégiens, quelque chose l'avait intrigué, dont il voulait s'assurer. Sur l’écran, apparut le blond visage de Laurence Ferrari. Ayant pressé la touche de défilement, il passa
des images au ralenti. Au cours d'un traveling, on voyait
sur la droite un gamin dont le propos était sciemment couvert par les stupidités d'un encapuchonné. Le fait eut été
anodin si une main n’avait arraché le gosse du champ de la
caméra. Ayant mis en pause, il dévisagea le garçon. Son
teint était olivâtre, ses cheveux noirs et raides, un sourire
permanent sur les lèvres.
- C’est marrant, il est différent des autres. On dirait un
Bolivien ou un Équatorien ? – Soliloqua Letellier.
Le volume mis à fond laissait deviner des bribes de
phrases.
- Qué si... berar...ringos.
- Et si c'était une version des faits ?
Vu l'heure, il constata disposer de trente minutes pour se
204
changer et gagner l’appartement familial. Pianotant sur son
I Phone, il appela un copain, cadre aux services techniques
de TF1. Après trois sonneries, une voix fit écho.
- Bonsoir Fred, ton nom s’est affiché sur mon écran. Je
parie que tu veux me souhaiter un bon Noël ?
- Gagné, dans un premier temps. Par contre, j’ai aussi un
motif plus intéressé. Tu es en famille, peut être ?
- Exact, mais nous commençons juste à picoler. Que
t’arrive-t-il ?
- Voilà. Ma question est professionnelle.
- Je m’en serais douté. Mais encore ?
- C’est toi qui as fait le montage du JT de vingt heures ?
- Celui de Laurence ? Exact.
- Vous avez dû vous amuser pour rendre audible les interviews de la "marche silencieuse" à Toulon.
- Bof ! La routine. Qu’est ce qui t’intéresse ?
- J’aimerais écouter les originaux. Es-tu à même d’isoler
des propos spécifiques dans un tohu-bohu de manifestants.
- Bien sûr, même faiblement audibles, avec des filtres
qui scindent les bandes fréquentielles. Tu as un "scoop" ?
- À vrai dire, Etienne, je n’en sais rien. Juste un pressentiment. Si tu peux me dépanner et que l’info est positive,
vous en aurez la primeur.
- En général tu pressens bien. Il te faut ça pour quand ?
- Hier.
- Celle-là, je l’attendais. Impossible avant deux jours.
Demain est férié. Par contre, vendredi huit heures trente à
mon bureau. Si ça te va ?
- Génial. Merci encore. Excuse-moi de t'avoir dérangé.
- No problem. Qui plus est, le vingt six ce sera ma fête,
n’oublie pas les croissants. Bon Noël !
- À toi aussi.
Il était 9 h 30. Après avoir pris une douche et enfilé une
205
tenue correcte, le journaliste remonta la rue de la Tour, espérant pouvoir se garer.
Avec
les fêtes, les choses se calmèrent. La manifestation n’ayant pas dégénéré, les Autorités satisfaites demandèrent à la police d’arrêter l'enquête. Les vigiles serviraient
de boucs émissaires. L'affaire traînerait en longueur et serait oubliée. La Garde des Sceaux ayant accouché le 2 janvier 2009, le souci des français devint l'identité du père de
la célèbre nouveau-née. La presse, comme le public, se désintéressa du drame de Château Pardaillac.
Le village de Sainte Anatolie se vida comme il s’était
rempli à l'exception d'amateurs de sensations et d'artisans
appelés à réparer les dégâts. Toutefois la commune avait
troqué sa roture contre une particule médiatique, à l'instar
de Loudun, Lurs, l’Épanges sur Vologne, chefs-lieux inconnus, même des professeurs de géographie, qui sortirent
de l’anonymat par l’opération d'un fait-divers.
À Château Pardaillac, la grille ne pouvant être remplacée dans l’immédiat, Sécuritex accepta de proroger sa tâche
jusqu'à mi-janvier 2009. Avant cette date, l’assemblée extraordinaire des résidents devait adopter une formule de
substitution. Le 28 décembre, les membres de l'ASL se réunirent chez Sean O'Neil. Ce fut le maître de céans, es qualité de président du bureau, qui ouvrit les débats.
- Je ne reviendrai pas sur les événements dont la raison
n'est pas éclaircie. Après un tel échec Sécuritex ne renouvellera pas son contrat. Pardaillac sera sans vigile à partir
du quinze prochain et nous devons soumettre des propositions à l'assemblée générale du huit janvier.
Sam Rosenblum prit la parole. Il faisait office de sage
pour être un des plus âgé. De surcroit son rôle de trésorier
donnait du poids à ses propos.
206
- J’irai à l'essentiel. Le coût d'une entreprise de surveillance est sans commune mesure avec nos besoins. Notre
domaine entouré de caméras ne nécessite pas de patrouilles
permanentes. Pour preuve, la façon dont les intrus sont entrés par la "grande porte". Je suggère un système de sécurité autonome. Ce sera plus efficace et moins couteux.
Il y eut un silence, avant que les questions ne fusent.
Bob Ryan ouvrit le feu.
- Sam, tu n’envisages pas que nous fassions la police ?
Je ne veux pas passer mes nuits au poste de vigiles !
- Moi non plus – renchérit Miss Bellamy Je me suis installée ici par besoin de quiétude, pas pour monter la garde.
- Je comprends votre souci. À ce sujet, laissez John vous
soumettre un certain nombre de points. Nombreux d'entre
nous, sont d’anciens militaires sachant associer technicité
et actions. Je me suis donc permis de les consulter, restant
ouvert à toutes suggestions.
- Samuel, n'oublie pas quelque chose de fondamentale –
précisa O'Neil – Les tribunaux français ont une étrange
conception de la légitime défense et sont souvent plus sévères avec celui qui a défendu son bien, que l'intrus blessé.
- Exact, Sean. Le traitement auquel est soumis Bongo en
est l'illustration Cependant il faut persister dans l'idée que
Pardaillac reste notre propriété. Les monstrueuses taxes
foncières et d'habitation qui nous sont appliquées en font
foi. Dans cette logique restons maîtres chez nous, que cela
convienne ou pas à l'état d'esprit local.
Cette fronde ayant reçu l’approbation de la majorité, l'ex
général Mac Dowell aborda les données techniques.
- Tout d'abord, je dois vous informer que les causes de
l’agression sont différentes de celles colportées. Cette affaire politisée par leurs auteurs, n’est que la diversion d'un
acte mafieux …
207
- Il s’agit de Leila ? – Demanda Daisy Bellamy, qui était
la Miss Marple de la résidence.
- Exact. Kathy en parlera à l’Assemblée. Il s'agissait d'un
incident ponctuel. Pourtant cette affaire nous a ouvert les
yeux. Même si la France est un pays paisible, le contexte
mondial induit la vigilance.
- Merci pour ces précisions John. Et quelles mesures...
- Nous pourrions embaucher quatre salariés à demeure
pour l'ouverture des entrées nord et est. Dans les guichets,
les images apparaîtraient sur un seul écran à affichages
multiples. Les accès extérieurs seraient défendus par des
chicanes anti-bélier recouvertes de bacs à fleurs. Quant à la
surveillance globale, Sam propose une couverture satellite.
Ce système fonctionne d'ailleurs depuis son labo avec une
précision proche du décimètre.
- Et ça marche bien ? S’enquit Sean O’Neil.
- Parfaitement. D’ailleurs j’ai reconnu les chihuahuas de
ta femme, que tu promenais sur Popy Street un soir...
- C’est bon, c’est bon, continue ton exposé – s’empressa
de souligner le président, qui ne tenait pas à ce qu’on dévoile les sévices infligés aux cabots.
- Ok. Où en étais-je ? Ah oui ! Les images satellites transiteraient depuis le labo vers les ordinateurs personnels de
ceux qui assureraient la garde.
- Cela induit donc des permanences ? S’inquiéta Mademoiselle Bellamy, l’air dubitatif.
- Ces actions ne nécessiteraient pas d'avoir le nez sur un
moniteur, mais si le computer satellitaire détectait une anomalie, un signal préviendrait le résident de permanence.
- Génial – s’exclama Mike Jordan, ancien pilote dont le
hobby était de faire voler un Dakota 1935 restauré (1) .
- Oui, C'est bien ce que je pensais – reprit Miss Marple –
(1) Dakota : (Douglas C47) avion bimoteur utilisé pendant la 2° guerre mondiale.
208
il faudra rester à demeure.
John énervé par la "toupie", mit les pendules à l’heure.
- Ce ne sont que des suggestions. Nous sommes une centaine concernée. Si une petite moitié avalise la formule, les
mobilisations seraient d'une fois par mois. Ce n’est pas le
diable, d’autant qu’avec la Wifi et les I Phone, rien ne s'oppose à ce que nous vaquions dans nos jardins.
- Et si l’alarme est donnée, comment opérerions-nous ?
- Il s’agit du point intitulé "l’intervention autonome". En
fait, détecter les actes de malveillance est une chose, lutter
contre requiert d’autres moyens. Pour y parvenir, je suggère la création d’une équipe. Au même titre qu'il existe
des sapeurs-pompiers bénévoles, Château Pardaillac aurait
son Corps-franc sécuritaire.
- Encore faut-il des recrues ad hoc, souligna une voix
chevrotante. La moyenne d’âge...
- Certes nous avons dépassé la soixantaine. Mais, vu les
joggers, adeptes de musculation et autres – il eut un regard
vers Bill – j’ai l'impression que nombreux ont la forme.
Pour calmer les inquiets, Samuel Rosenblum précisa.
- Nous créerons une commission d’évaluation.
- Mais de quel matériel pourrions-nous disposer John ? –
S’inquiéta le président de bureau.
- Du strict nécessaire à repousser les malveillances. À
cet égard, je suggère que l'armement ne soit connu que des
seuls utilisateurs. Vous savez combien la France est coercitive à ce sujet. En tant que plus haut gradé de notre Résidence, j'endosserai toutes les responsabilités à ce sujet.
Au terme d'un vote, le bureau donna son plein accord et
l'Ordre du jour de l'Assemblée Générale Extraordinaire du
8 janvier 2009, fut rédigé en ce sens.
209
Chapitre 25
En
France, la rentrée scolaire eut lieu le 5 janvier 2009.
Leila s’y était préparée et s’inquiétait de la façon dont se
passeraient les choses. Se dispensant de petit-déjeuner, elle
prit son sac et s’éclipsa avant que sa mère ne la voie. Arrivée à l’arrêt du bus, la lycéenne se fondit au groupe de
celles, en tenue musulmane, qui attendaient sagement. Un
tchador beige cachait ses longs cheveux et son cou. Contrairement à l'habitude, elle ne s’était pas maquillée. Le
"jilbab"(1) marron clair, l’enveloppant, laissait apparaître le
bas de son pantalon et ses chaussures. Une fois au lycée,
ces affûtiaux seraient remisés au vestiaire comme le voulait
la loi. Son sac contenait, outre ses bouquins, un survêtement de gymnastique. Finalement le verset coranique 59 de
la Sourate Al-Ahzab, lui convenait. Nonobstant ses contraintes, il dictait en effet aux hommes d'être respectueux.
Leila avait pris la décision d’être discrète et mener une vie
ascétique durant les six mois précédant son baccalauréat.
Son arrivée au lycée ayant déclenché l'étonnement, elle ra(1) Jilbab : Ample vêtement, appelé à recouvrir tout le corps.
210
conta que son père l'obligeait à respecter la charia. Une
fois sans voile et en tenue conforme aux concepts de Jules
Ferry, l’affaire fut oubliée. Le retour du soir s’avéra plus
complexe, sa mère ne saisissant pas la métamorphose.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? D'abord, tu restes dix jours
dans ta chambre pour le travail. Maintenant je rêve ! Te
voilà vêtue comme les moukères du bled.
- Oum, pendant ces journées, j’ai parcouru le Coran. La
sagesse du prophète m’incite à suivre ses principes.
Aïcha Bentaya n’en revenait pas. Sa "perle anti tchador",
admirative des élégances de Rachida Dati, se reléguait au
rang de femme soumise d’un autre siècle. Secrètement, elle
en fut attristée. Non pas que ses principes soient heurtés,
mais sa fille européanisée était l’image de ce qu’elle aurait
rêvé être. L’incident maternel clos, Leila ne sortit plus que
drapée de la tête aux pieds, un livret religieux à la main.
Dans le bus, elle se fit des copines aux tenues identiques et
s’intéressa même à leurs motivations. Papotant, elles se
raccompagnaient de bloc à bloc au retour du lycée.
D’aucunes lui proposèrent de visiter la mosquée rue Pomet.
Leila s'y rendit deux fois, curieuse de connaître les arcanes
d’une religion qui était sienne et dont elle ignorait tout.
L’équipe de volley-ball lui manquait, mais elle se rattrapait
en natation au lycée.
Le 25 décembre, Rachid reçut un appel de son chef.
- Allo. Ici Mok. Ton affaire de gonzesse est réglée. On te
l'a déposée à domicile. Maintenant à toi d'agir.
- Je t’en remercie...
- Tu peux. La galère giga. C’est la dernière fois que je te
rends un service, quoi !
- Ah, bon !
- J' te dis pas comment on a frisé le clash. Sûr tu ne vas
211
pas tirer une meuf facile. Je te souhaite du plaisir.
- Et maintenant qu’est ce que je dois faire ?
- Ouaille ! j' vais pas tenir la chandelle. À tézig de la pécho, quoi ! Elle ne peut plus quitter la zone. Son seul
moyen d’avoir une vie cool est de se "maquer" à un Djed
tuné de la Glacerie. Compris?
À défaut de réponse, il continua.
- Étant seul à connaître sa situation, tu peux conclure rapide. Si elle tente de se barrer, informe-moi. Pour l’instant,
à toi de jouer. Bouyave la dur !
Rachid décida donc de trouver le moment propice pour
aborder Leila. Toutefois, durant les vacances de Noël, il ne
put l'apercevoir. Interrogés, les benjamins déclarèrent que
leur sœur cloitrée dans sa chambre, révisait ses examens.
Fataliste, le séducteur attendit la rentrée et mit cette période
à profit pour suivre un traitement d'éradication de pustules
cutanées. Le 7 janvier 2009 au matin, Rachid rasé de frais,
la peau talquée, le cheveu gominé, revêtu d’un ensemble
Reebok à casquette, se gara près des morceaux de l'abribus.
Il en fut pour ses frais. Les filles arrivaient par groupes affinitaires. D’abord, les islamistes voilées et chaudement
couvertes, puis les putes-racailles en jeans et quelques cageots esseulés, mais pas de Leila.
- Où qu'elle est passée ? – Se demanda l’investigateur.
Le manège dura ainsi plusieurs jours, des départs matutinaux aux rentrées vespérales. Vu les propos tenus par
Mokhtar, il envisageait mal lui confier son souci, sauf à
passer pour une andouille. Aussi, interrogea-t'il Bachir. La
réponse le mit groggy debout.
- Leila pratique la religion et va même à la mosquée.
- Quoi ?
- Oui, elle porte le tchador et respecte des versets du Coran. Enfin, c’est ce que je l’ai entendu dire à ma daronne .
212
- Alors, le matin, elle part en bus avec les filles voilées
en jilbab ?
- Ouais, c'est plus la charnelle d’avant. Depuis ta vanne,
elle a changé. Ça te broute ?
- Ta race ! Casse toi.
Le gamin, sortant de la voiture, n'eut pas le temps de
fermer la portière. L’engin démarra dans la fumée bleue de
ses pneumatiques cirant l’asphalte. Le conducteur passa sa
rage sur l’accélérateur. Il s’était encore fait posséder.
- Que faire ? – Courtiser une bigote et mener l'idylle suivant les concepts du Coran était loin de ses plans érotiques.
Après réflexion, il décida de ne pas en parler au caïd.
À Paris, le 26 décembre à 8 h 15, Frédéric Letellier traversa le hall de la tour IGH à Boulogne-Billancourt. Arrivé
au bon étage, on le conduisit au bureau d’Etienne Brunel.
Le silence ambiant des lieux, pourtant bruissant de travail,
avait quelque chose d’irréaliste. À bon port, il entra, un paquet de croissants à la main, alors que son hôte consultant
des documents remuait mollement du café dans un gobelet
en plastique
- Entre, assieds-toi.
- Bonne fête Etienne !
- Tu y as pensé. Super ! Même ma femme l’a oubliée.
Il appuya sur une touche de téléphone.
- Miranda, s’il vous plait, pourriez-vous nous amener
deux grands noirs et des serviettes. J’ai un invité. Merci.
Se tournant vers son visiteur.
- Tu as passé un bon Noël ?
- Comme "d’hab", calme, en famille. Et toi ?
- Pareil. Avec les enfants et les grands-parents. Trois générations. Bien, dis-moi ce que tu veux voir ou écouter ?
- J’aimerais visionner l’interview des gosses participant
213
à la "marche silencieuse" de Toulon le 24 décembre. Tu
sais au sujet du décès de gamins à scooter, près de Toulon.
- Encore une histoire dingue. Enfin, ça meuble l’actualité entre trois pédophiles et deux parachutes dorés...
- Ce qui m’intéresse concerne une phrase mêlée au
brouhaha ambiant. Si c’est possible.
- On a des spectrographes soniques qui permettent de
dissocier les fréquences. À défaut d’accents mélodieux, ça
donne aux propos une clarté synthétique.
- C’est ce que je souhaite.
- Bon, on y va. Je fais préparer tout ça, pendant notre
pause croissants.
Alors qu’Etienne Brunel donnait ses instructions aux
techniciens, la porte s’entrouvrit sur un plateau porteur
d’une cafetière et deux tasses. Quinze minutes plus tard, les
deux hommes gagnèrent un open-space meublé de pupitres
et moniteurs. Une main s’éleva, à leur attention, depuis un
poste de travail
- Je suis là, Etienne. Si tu veux venir voir.
Après les présentations, Letellier demanda l'extraction
des propos tenus par le gamin au fond et à droite du champ
visuel. De nombreuses lignes ondulantes couraient sur un
écran. Après réglages, ces dernières disparurent successivement, jusqu’à n’en garder qu’une bleutée.
- Je pense qu’on l'a – déclara le technicien, un écouteur à
l’oreille – La clarté est de 90 %, mais c’est plus un galimatias que du français, même banlieusard.
Ce que disant, il mit le volume sur le haut-parleur de son
computer. Le journaliste nota en écriture phonétique.
- Effectivement, le résultat est étrange – dit-il, relisant
ses notes – Késipéraupoudimoslibéraralatchikdélosgrinegosse...
- C'est quoi ce charabia ? Pouvez-vous repasser le son
214
pendant que je regarde l’image. J’aimerais retrouver les
temps morts entre les mots.
- On entend bien gringos à la fin de la phrase – souligna
l’informaticien – Ça veut dire "américains" au Mexique.
- Putain ! À tous les coups c’est de l’espagnol, le gosse a
une "bobine" de latino.
Reprenant son bloc, il fit les césures d’arrière en avant.
Une minute après, il avait son texte avec les virgules.
-"Que si, pero, podimos liberar a la chica de los gringos ".
Ça alors. Il raconte que l'expédition avait pour objet de
délivrer une gamine !
- Ne t’emballe pas Frédéric, des gosses qui disent n’importe quoi au micro, on en a tous les jours.
- D’accord, mais initialement ce n’est pas cela qui m’a
troublé, puisque je n’entendais pas le propos.
- Ah bon...
- Vous pouvez repasser l’interview depuis le début ?
- OK Horacio ! – Répondit le technicien, amusé de vivre
un épisode d’Expert Miami.
- Regarde, Etienne. Au début, le gamin fait partie du
groupe. On le voit bien – dit-il pointant un doigt sur l'écran.
- Voilà. Maintenant il va parler. Stop image !
L’opérateur mit en pause. À droite de l’écran, une main
venait d’apparaître, saisissant l’enfant au collet.
- Maintenant, faites défiler vue par vue. Vous voyez, il
est tiré à l’extérieur du champ de la caméra et un grand con
encapuchonné déblatère pour faire paravent. Ensuite, "mon
latino" a disparu du groupe.
- Ce qui veut dire ?
- Que si le gamin a brisé l’omerta (1). C'est peut-être vrai.
- Tu as de l’imagination, mais ça reste troublant.
- De toute façon, j’en aurai le cœur net. Si ce n’est trop
(1) Omerta : Loi du silence
215
demander, j’aimerais avoir le bout d’enregistrement et une
une photo papier du pitchounet.
- Pour te faire plaisir et parce que c’est ma fête. Si tu as
un scoop la primeur sera pour nous. Ok ?
- Chose promise, chose due.
À 10 h, le journaliste quittait la rue du Point du Jour. Il
fallait maintenant convaincre son patron de l’opportunité
d’un saut à Toulon dans dizaine. Longeant la Seine, il pensa qu'étant immigré ce gosse devait étudier en ZEP (1). Retrouver un petit Sud-Américain, dans une école des Courlis
était faisable. L’approcher serait plus ardu. Il appela sa secrétaire, tout en conduisant. Celle-ci fit une recherche Internet et répondit dans la minute.
- Le toulonnais compte trois collèges en REP (2), dont un
aux Courlis. Tu veux que je t’inscrive dans quelle classe ?
- Très drôle Suzy. Il me faudrait les horaires de TGV
pour Marseille, le trois janvier. Merci d’avance.
(1) ZEP : Zone d'éducation prioritaire (2) REP : Réseau d’éducation prioritaire.
216
Chapitre 26
À Pardaillac, la salle de réceptions bruissait du murmure
des quatre-vingt-dix propriétaires et leurs épouses. Cette
assemblée générale du 8 janvier 2009 avait un caractère
exceptionnel. La convocation adressée par le bureau de
l’ASL était sans ambages. Les décisions à voter nécessitaient une majorité absolue. L’ordre du jour concernait, les
incidents du 22 décembre et la refonte du système de sécurité. Au terme d’un préambule Sean O’Neil précisa que
Kate Mac Dowell souhaitait faire une déclaration. Cette
dernière monta sur le podium. Rodée aux conférences
magistrales, elle avait l’art de tenir son auditoire. Pour la
circonstance, l’oratrice était vêtue d’un sobre tailleur gris
moyen sur un chemisier bleu foncé.
- Mes chers amis, merci de m'accorder la parole. Tout
d’abord, je me présente à ceux que mon mari et moi même
n’avons pas eu le plaisir de rencontrer. Mon prénom est
Kathy, femme de John Mac Dowell. Nous résidons au 14
Main Street. Âgée de 61 ans, mère et grand mère, je suis
professeur de médecine et m’intéresse aux recherches con217
cernant l'èpigénome. Cela dit, l'objet de mon intervention
est de vous parler des récents événements. Rentrant de Genève le 19 décembre au soir, nous avons recueilli non loin
d'ici une jeune fille en état d’hypothermie …
L’oratrice raconta la guérison de Leila, sa provenance
d’une cité HLM, le souhait qu’elle avait émis de rester un
petit peu à Pardaillac.
- Le 22 décembre, alors que des voyous à scooters mettaient le feu à vos biens, trois hommes armés ont pénétré
chez nous. Ils ont intimé à l'adolescente d'avoir à rentrer
dans sa cité. Elle a accepté sous la menace. En conclusion,
les incendiaires n’ont agi que pour faire diversion. Vous
m’en voyez désolé et suis prête à régler les dégâts non couverts par les assurances.
Des mains se levèrent. D'aucuns félicitèrent l’intéressée
pour son courage et sa probité, puis les questions fusèrent.
- Mais il s’agit d’un rapt ?
- Pas sur le plan juridique. Leila effectivement ramenée
chez ses parents, m’a appelée pour me le confirmer.
- Mais vous avez été agressée. La police aurait dû être
mise au courant.
- Votre raisonnement est logique, il y a eu violation de
domicile et menaces avec armes. Mais j’ai promis le silence. La petite m’a supplié de ne rien dire, par peur des
représailles. Son quartier étant une vraie zone de non-droit.
- Que pouvons-nous faire ?
- Rien. Leila mineure vit dans sa famille, ce qui est normal. En cas de problème, je tacherai de l’aider, évitant que
vous soyez importunés. Merci de votre compréhension.
La doctoresse ayant regagné sa place. Sean O’Neil reprit
la parole, pour exposer les lignes du plan de travail concocté par le bureau. À 19 h, l’ordre du jour, assorti d’amendements mineurs, fut voté à l’unanimité. Le Directoire de
218
l’ASL obtint carte blanche pour la mise en place d'un système de sécurité new-look et autonome.
Frédéric
Letellier obtint l’accord du rédacteur en chef
de son hebdomadaire. Arrivé à Marseille, le 3 janvier en fin
de matinée, il prit une Peugeot 1007 Hertz et se rendit dans
un Campanile proche de Toulon. Après avoir déposé sa valise le journaliste fit une recherche pour trouver le collège
Gérard Philippe et régla son GPS. Équipé d’une paire de
jumelles et d’un appareil photos, il prit la route pour reconnaitre les lieux. Le reporter partait à l’aveuglette, mais
c’était souvent le cas des investigations de terrain. Arrivé
aux Courlis par la voie rapide, il reconnut les barres HLM
sur sa gauche. Le GPS lui indiqua un boulevard bordé de
platanes, puis une rue en pente aux pavillons modestes.
L’établissement scolaire se situait en début de voie, avant
la déclivité. C’était un bâtiment blanc longé d’une cour de
récréation, isolée de l'extérieur par une clôture tubulaire et
une entrée à tourniquet. Le journaliste continua tout droit,
jusqu’au haut de la côte et gara sa voiture. Au sommet de la
zone, les maisons, plus espacées, étaient séparées par des
sentes. Il prit un petit chemin caillouteux et grimpa jusqu’à
mi-pente pour trouver le site idéal. Sur sa gauche, une
vigne en friche dominait le secteur. Ayant franchi un vieux
grillage, il sortit ses Leica et les pointa vers la cour de récréation. Après réglage des prismes, l’image fut d’une netteté capable de visualiser un mégot. Satisfait, l’enquêteur
redescendit. Les voilages frémissant d'une fenêtre de bicoque lui rappelèrent certaines dispositions. Aussi, avant
d’atteindre l’hôtel, la petite Peugeot attendit 30 minutes sur
le parking d’un Leroy Merlin. Le lendemain étant un dimanche, Frédéric Letellier joua les touristes le long de la
"grande bleue" jusqu’à Fréjus.
219
Le 5 janvier, dès 8 h du matin, le quartier du collège Gérard Philippe avait changé d’aspect. Le trottoir était bondé
d’enfants et d’adolescents sacs à l’épaule. Des scooters, bicyclettes et voitures s’entrecroisaient. Stationner s’avérait
impossible. Les rétroviseurs non repliés avaient toutes
chances de rendre l’âme. D'ailleurs, nombreux étaient rafistolés avec du ruban adhésif industriel. Les élèves arrivaient
en groupes distincts, correspondant aux fournées d’autobus et affinités communautaires. La majorité de cette jeunesse, porteuse de casquettes et vestes à capuches, téléphonait en traînant les pieds. Au portillon rotatif, un "appariteur" sélectionné pour son gabarit, vérifiait que les joyeux
bambins fassent bien partie de l’école, éteignent leurs portables ou cigarettes et ne transportent que du matériel scolaire. Une petite voiture conduite par un homme à chapeau
de feutre, traversa le troupeau. Une fois la marée humaine
franchie elle continua son chemin vers le sommet de la
côte. Arrivé en haut, le conducteur sortit un chevalet, une
toile, un siége pliant et une besace, puis prit le chemin menant à la vigne abandonnée. Comme l’avant-veille, Frédéric Letellier enjamba la clôture rouillée. Il scruta l’horizon
pour trouver le meilleur angle et installa son matériel.
L’ensemble, disposé trois quarts sud, ne laissait apparaître
qu’une partie du grand chapeau et cachait son buste à la bicoque aux rideaux. Le journaliste commença à scruter les
abords de l’école. Le portillon au surveillant musclé facilitait l’investigation. Il stabilisa la paire de Leica sur l’entrée.
L’opération s’avéra rapidement fastidieuse, l'observateur
ayant mal aux yeux et les bras ankylosés. Toutes classes
confondues, l’établissement devait accueillir au moins 300
élèves et rien n’assurait que le latino y soit inscrit. Au bout
de quinze minutes, une évidence simplifia le tri. Sur le
nombre de passages, la majorité était composée d'enfants
220
Maghrébins ou d'Afrique Noire. Regardant la photo épinglée sur la toile à peindre, l’enquêteur déduisit l'inutilité de
scruter chaque visage. Dès lors, les prismes de 12x50 ne
s’attardèrent que sur du crin raide et teints olivâtres. Malgré
cette méthode de filtrage il faillit louper sa cible et ne dut
son salut qu’au reflexe de "l’appariteur". En effet, un gamin passé entre deux condisciples, se trouvait dans la cour
quand un coup de sifflet le rappela à l’ordre. Penaud, il revint sur ses pas pour une fouille en règle. Ayant reconnu
"son latino", le reporter en pleine tachycardie, nota la tenue, jeans, blouson à col en peau de mouton, chaussures
sport et sac à dos rouge vif. Le dit-sac contenait une console de jeux Nitendo-Wii sous emballage, que le surveillant
confisqua. Une sonnette aigue appelant les élèves à gagner
leurs classes, l'espion replia ses jumelles.
Le ciel était dégagé, il faisait bon. Pour donner le change,
l'artiste se mit au travail. Ayant fait trois ans de Beaux-arts,
avant d’intégrer une école de journalisme, Frédéric Letellier savait marier les couleurs. À défaut d’œuvre d’art, son
tableau ne serait pas un barbouillage. Alors qu’il peignait
une dame âgée, cheveux gris en chignon et blouse à fleurs,
arriva par le chemin escarpé.
- Bonjour, Madame, peut-être s’agit-il de votre terrain ?
Je me suis permis d’en franchir la clôture. Mais le paysage
est tellement magnifique.
- Ne vous inquiétez pas. Cette vigne n’est pas entretenue
et je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous vous y installiez.
Ce que disant, elle se planta derrière l’artiste, afin de regarder les résultats picturaux.
- C’est joli, ce que vous faites.
- Oh ! Merci. Pour l’instant ce n’est qu’une esquisse. Si
vous me l’autorisez, je reviendrai cet après-midi et demain.
221
- Peuchère ! Tant que vous voudrez. Par contre j’aimerais bien voir votre tableau une fois achevé. Regardez,
j’habite la maison en bas à droite – dit elle, pointant l’index
vers la bicoque aux voilages. Passez donc.
- Vous êtes trop aimable, je n’y manquerai pas.
- D’ailleurs, entre deux voyages, laissez votre matériel
dans ma remise, pour ne pas le trimballer depuis votre auto
à portes coulissantes.
A priori, l'amateur d'art n’avait pas l’œil dans sa poche.
- Décidément, j’ai rencontré une fée, mais je ne veux pas
vous envahir.
- Si je le propose, pardi, c’est que cela ne me gêne pas !
Elle tourna les talons. La proposition était intéressante,
mais induisait, en toute honnêteté, que la toile fut achevée.
Il redoubla donc d’effort, tout en réfléchissant à son plan de
bataille. L’incident du portillon lui avait donné une idée.
Vers 11 h 45, le gosse restant probablement à la cantine,
l'artiste redescendit et déposa son bataclan chez la dame.
Du pas de la porte, il prévint l’occupante d’un retour en milieu d’après-midi. La sortie des classes se situant entre 17
et 18 h, il voulait connaître le moyen de locomotion du
Chico et savoir s'il rentrait seul ou en groupe.
222
Chapitre 27
La
commune d'Al Hudud Ash Shamaliyah, petit point
d’eau entouré de palmiers, est nichée dans l’océan sableux
du nord de l'Arabie Saoudite. Quelques campements bédouins sont disséminés sur ce secteur jaune d’or. Souvent
identiques, ils se composent de grandes tentes, d’un cheptel
de dromadaires et chèvres faméliques. Des femmes voilées
vaquent à leurs occupations, ramenant des bidons d’eau,
écrasant le foul (1) , attisant le feu, toujours suivies d’une ribambelle d’enfants vêtus de boubous en bazin (2) bleu. La
CIA attachait un certain intérêt au plus grand des douars.
Ses satellites photographiaient les lieux à chaque rotation,
dont les observés connaissaient les horaires. Le Central Intelligence Agency savait que ce camp n’était pas une base
terroriste, mais leur chef les intéressait. D'aspect ce village
entoilé ne se différenciait pas des autres. Il était composé
d'une dizaine de guitounes aux bâches écrues, d’enclos à
méharis et troupeaux de biques. Comme partout, la gent
féminine était à l’ouvrage, les hommes s’occupant du chep(1) Foul : fèves cuites écrasées sous la braise (2) Bazin : coton africain tissé.
223
tel lourd et les enfants des cabris. Toutefois les yeux de
spécialistes pouvaient distinguer, sous une résille de camouflage l’ovale de paraboles jaune sable. Les lieux étaient
bercés du ronflement constant de groupes électrogènes logés dans des caissons isophonique. La tente de Mamhoud
Jahdi al Khaled était suivie de quatre autres. La première
comprenait le dortoir d’une garde prétorienne équipée de
AK47 et mitrailleuses lourdes. La seconde abritait les pickup Toyota des troupiers et le 4x4 Lamborghini du maître.
La troisième maison de toile logeait une grosse citerne
d'essence destinée à l'alimentation des générateurs. Enfin,
l'ultime était destinée aux véhicules de passage. Le 8 janvier 2009, ce "parking visiteurs" abritait les Range Rover et
Mercedes Cl GL d'analystes politiques d'Etats du Golfe
Persique.
Le maître de céans était un sexagénaire érudit et économiste reconnu. Héritier d’une dynastie du désert, il avait
fait ses études aux États Unis et obtenu des Masters en
science politique & business. Ensuite il s’était vu confier
un poste important au sein d'une banque new-yorkaise, puis
de consultant à l’ONU. La soixantaine passée, désireux de
retrouver ses racines, le businessman avait réintégré le berceau familial et renoué avec la vie locale. Réputé comme
politologue averti, Jahdi Al Khaled, ni chef terroriste, ni
fou de Dieu, était régulièrement consulté. Son bureau de
toile n’avait rien à envier à ceux des business-centers de
Riyad. Le sol parqueté était recouvert de tapis précieux.
Dans un angle, une table en verre supportait le must des ordinateurs et téléphones satellitaires. La climatisation maintenait une température constante. Pour recevoir ses visiteurs le maître de céans avait endossé une gandoura bleue
sur un saroual bouffant. Seules notes modernes à sa tenue,
de fines lunettes Armani et un bracelet-montre Louis Vuit224
ton. Les quatre arrivants étaient assis sur des poufs en cuir.
Après les préambules d’usage, l'un d'eux fit part de son
souci de la réintégration française au sein de l'OTAN, après
quarante trois années de séparation gaullienne.
- Certes, mes frères, ceci laisse à penser que le MoyenOrient ne pourra plus compter comme avant, sur cette voix
occidentale majeure, non-alignée sur Washington – Il laissa
passer un silence – Pour entraver les velléités atlantistes
françaises, il faudrait mettre le gouvernement en difficulté,
comme à Madrid en 2004 (1) .
- Cette éventualité est délicate car de toutes les Nations,
la France est notre meilleure alliée, il faut donc quelque
chose de marquant, mais sans implication.
Estimant la question posée, Mahmoud Jahdi Al Khaled
décida de calmer les esprits, par un raisonnement logique.
- Mes frères, votre unique ressource est sous nos pieds.
Les occidentaux ont découvert le pétrole et les façons d’en
tirer la quintessence. Une fois autonome, nous avons profité de la maîtrise du robinet. Cependant, la manne
s’amenuise et l’Occident travaille le nucléaire, la bio énergie et le gaz de schiste. Un jour leurs découvertes les auto
satisferont. Alors, nous n’aurons comme clients que la
Chine et les Indiens qui utiliseront les techniques "copiées"
sur AREVA et l'uranium "soudoyé" aux dirigeants Africains. Dès lors, nos barils n’auront pas plus de valeur que
de l’eau usée.
- Nous y avons déjà pensé, Maître. D'ailleurs, le Conseil
de Coopération du Golfe favorise l’investissement dans la
recherche fondamentale – rétorqua un attaché.
- Vos Etats en soient loués. Mais certains gouvernants
scélérats détournent à leur profit les énormes richesses, pétrolières, agricoles, piscicoles, touristiques de leurs pays en
(1) Attentat de Madrid ayant modifié un scrutin favorable au PP et permis le passage du PSOE
(Zapatero).
225
laissant des peuple misérables sans projet d'avenir par absence d’investissements d’État. Un jour proche, ils seront
poussés à renverser les dictateurs. Ensuite, il faudra un
temps infini pour changer les mentalités. Par ailleurs, l'implantation en force de théocraties opposées à tout modernisme semblent inéluctables. L'émigration accélérera.
- Vous parlez juste. Devant la démographie galopante de
ces régions, mêmes les plus "béni-oui-oui" des pays européens fermeront leurs frontières aux "boats people". Pour
sa part, le Golfe Persique, en pleine mutation technologique, ne pourra pas absorber ce trop plein de gueux.
- Exact. Aussi, la lente invasion de l’Europe doit continuer à nous servir de soupape. Les "Droits de l’homme"
dont la France se berce, le complexe de la colonisation entretenu avec soin, un progressisme candide prônant la régularisation des clandestins, conjugués à de sordides intérêts
électoraux, facilitent notre envahissement rampant. Les ressortissants arabo-africains "recensés" dépasseront les 20%
d’ici une décennie. Il serait inepte de perdre cet avantage.
Après des siècles de trépas, la résurrection des Maures est
en marche. Aussi pour piéger la France sans vous impliquer, je peux soumettre une formule.
Le pan de la tente s’écarta, laissant passer une jeune fille
porteuse d’une théière et de gâteaux. Elle était suivie
d’enfants transportant un chevalet de conférence à feuilles
papier 65x100. Alors que ses hôtes dégustaient du thé vert
et des loukoums, Mahmoud Jahdi Al Khaled reprit.
- Dans le trio Sarkozy-Merkens-Obama, un des points de
discordance est l’intégration Turque à l’Union Européenne.
Vous pourriez exploiter ce différend pour torpiller le
soixantième anniversaire du NATO (1), en avril prochain.
- Par un attentat à Strasbourg ou Kehl ?
(1) NATO : OTAN en anglais.
226
- Non ! Ce serait folie. Vous ne devez pas porter atteinte
au premier président noir des USA.
- Alors comment ?
- L'État Turc rencontre des problèmes. Tayyp Erdogan (1)
est confronté aux mollahs qui estiment que l’intégration à
l'Europe est un "Cheval de Troie" américain et d'autre part
à des militaires kémalistes héritiers politiques d’Atatürk…
L’orateur but une gorgée de son thé avant de conclure.
- Une action, sous l'étiquette d'Ergenekon (2) à l'encontre
d'Américains en France, engendrerait le départ de la délégation US, un déchainement des Anti-Otan et l'annulation
du voyage d' Obama à Ankara.
- Tout cela est complexe – rétorqua un des attachés politiques – Il faudra confier l’affaire à un groupuscule indépendant et avoir une cible digne d'intérêt. Ce n'est pas la
mort de trois touristes yankees au pied de la Tour Eiffel…
Le consultant se leva et appuya sur la touche copy d'un
scanner. Bourdonnant, l'imprimante cracha une douzaine
de feuilles.
- Voici les articles de quotidiens français datés du 23 décembre 2008. J’ai joint une traduction en anglais. La procédure pourrait être la suivante.
Armé d'un crayon feutre il traça d’une ligne grossière le
pourtour du bassin méditerranéen. La Turquie, la Grèce,
l’Italie surmontée de l’Allemagne et l’hexagone français
furent esquissés comme des parcelles cadastrales. Le consultant expliqua en annotant.
- L'homme qu'il vous faut s'appelle Mouloud E l Brahim.
D'origine irakienne, cet instructeur d’un camp syrien est
un homme de main de " l'Organisation". Une de ses attributions consiste au contrôle d'opérations dans le sud de la
France. Il parle la langue et dispose de contacts à Marseille.
(1) Tayyip Erdogan : Premier ministre Turc. (2) Ergenekon : Groupuscule attaché à la mémoire d'Atatürk.
227
Le patronyme inscrit en haut, fut suivi d'un trait qui s'arrêta sur Istanbul. Il nota, en marge, pseudos kémalistes.
- El Brahim peut recruter des hommes aguerris. Porteurs
de faux papiers turcs, ceux-ci partiraient vers les destinations suivantes…
- Mais cet individu dépend d'un Jihâd spécifique – souleva un analyste – Comment l'utiliser à nos fins ?
- Tout le monde sait que vos services secrets fraient
avec "l'Organisation". Proposez une action anti-américaine
préfinancée. Je vous garantis qu'elle acceptera.
Une volée de flèches, tracée au Marker, fusa d'Istanbul
vers diverses capitales, avant de se regrouper sur Marseille.
Ayant entouré d’un cercle les départements des Bouchesdu-Rhône et du Var, il ajouta.
- Au vu de ce document, vous imaginez les dégâts et retombées en découlant. Le secteur entourant la cible est difficile, il faudra des guerriers d'expérience.
S'étant mis d'accord, ils échangèrent des codes secrets.
Mahmoud Jahdi Al Khaled jeta un œil sur sa montre.
- Mes frères, regagnez les voitures avant le passage du
prochain satellite. Qu’Allah bénisse votre action, nouvelle
pierre à l'inexorable résurrection des Maures.
Après les congratulations, le politologue se mit à son bureau pour faire de la comptabilité. Chaque État participant à
la réunion créditerait un compte en Suisse d’honoraires
substantiels. La jeune femme vint reprendre les tasses à thé,
puis le chevalet couvert d'annotations. À l’extérieur, elle
l'adossa contre un palmier et demanda aux enfants de ranger l’accessoire. Ceux-ci, ayant organisé une corrida caprine, oublièrent la consigne. Une heure plus tard, s’étant
fait tancer, les Yaouleds transbahutèrent le tableau à plat
jusqu'au magasin de fournitures. Dans le ciel, l'œil optique
d'une caméra satellitaire ne perdit pas un pixel de la scène.
228
Chapitre 28
Au matin du 6 janvier, Frédéric Letellier, artiste peintre et
journaliste conjugués, se présenta chez sa nouvelle amie du
haut des Courlis. Il récupéra la toile et le chevalet, non sans
avoir sacrifié au petit café préparé à son attention.
- Alors, vous aurez terminé dans la journée ?
- J’espère en début d’après-midi. Avant de partir, je
viendrai vous montrer le résultat.
- Oh, oui ! Cela me ferait très plaisir.
- Comptez sur moi.
S’étant installé dans le vignoble desséché, il observa la
rentrée du collège. Le petit latino arriva parmi les premiers,
sous le couvert des arbres. Cette fois, il n’eut pas de problème avec l’appariteur. Le gamin traversa la cour au pas
de course. L’observateur aux jumelles comprenait son attitude pour avoir été témoin de la sortie précédente. Celle-ci
s’était très mal passée. L’infortuné n'avait pas fait cinquante mètres, avant d'être plaqué contre un mur par une
bande de types. Son cartable ayant été vidé, un escogriffe
l'apostropha, ponctuant ses propos de coups au plexus. En229
suite les agresseurs jetèrent le collégien au sol, lui décochant des coups de pieds. Le chef de bande intima une dernière chose au gisant avant de se "tirer". Seul, l’agressé
s'était relevé, avait rangés ses livres, essuyé le sang d’un
revers de manche et repris sa route en claudiquant.
Depuis son chevalet, l’observateur fit un lien entre ce passage à tabac et l'épisode du Wii. À la suite de sa confiscation, le latino devait être tenu de fournir un jeu similaire.
Cette hypothèse justifiait son arrivée matutinale et sa
promptitude à gagner les classes. Probablement incapable
de faire face à l’injonction, le gamin tentait d'éviter les
agresseurs de la veille...
- Si c’est cela dont il s’agit, la sortie de ce soir, ne va
pas être triste – murmura le peintre, rangeant sa paire de
jumelles dans leur étui.
La journée était radieuse, quoiqu’un peu fraîche. Pris de
frénésie picturale, l’artiste réalisa une croûte digne des expo-ventes de galeries marchandes. Il déjeuna d’un sandwich, pour terminer sa barbouille dans l’après-midi. Aussi,
vers 15 h, l’affable dame de la bicoque à rideaux se vit offrir la première œuvre originale de sa vie. Elle en fut troublée, au point de verser une larme. Le "maître" la consola,
lui promettant une invitation à son prochain vernissage. Il y
a parfois des mensonges qui font du bien. Après quoi, il
gagna sa voiture et partit faire une course urgente.
La journée de Fernando Correa y Muñez ne fut pas sereine. Dès mâtine, il s’était installé à son pupitre, ne le quittant pas, sous prétexte de réviser. À la cantine, une place
près d'un surveillant lui permit de déjeuner à l'abri. L'heure
de la sortie approchant inexorablement, son après-midi fut
un calvaire. À la sonnette fatidique, il se faufila dans les
rangs de classes supérieures pour être caché par la stature
des grands. La grille passée, rasant les murs et se fondant
230
aux crépis le "caméléon" comprit cependant, que la horde
l'avait repéré et cavala sous les insultes des poursuivants.
- Fernando ! Oueld el kahba ! Arrête toi.
- Rattrape le Ahmed et nique lui sa race à ce bouffon !
- Si tu nous as carottés, comment on va te casser la tête.
Malgré sa célérité, le fuyard ne sentait plus ses jambes,
le souffle de la meute frisait son cou. Il aurait voulu leur
faire comprendre. Se faire piquer de la camelote par un
surveillant pouvait arriver. Malheureusement, le meneur
voulait mettre ses menaces à exécution pour "l'exemple".
Fernando avait accepté le "business" des mecs de La
Glacerie, afin de gagner les quatre sous que ses pauvres
parents étaient dans l'incapacité de lui fournir. Le taff confié par la bande était simple. L'exercice consistait à arriver
en groupe dans un magasin de jeux vidéo. Là, le gros du
bataillon blaguait, créant une "mêlée" devant les caisses.
Pendant ce temps, le petit latino passait entre les jambes et
sortait le larcin. La sirène du portique se mettait à hurler,
mais "Speedy Gonzales" se barrait ventre à terre, tandis que
les trublions bloquaient la sortie des vigiles et caissières.
Le lendemain, le fruit du vol était remis au chef de gang.
Celui-ci distribuait des dividendes suivant la camelote.
Malgré son rôle clef, Fernando ne touchait que cinq à dix
euros, jamais plus. Pour la Wii confisquée, on lui avait demandé des comptes. À défaut d'un produit équivalent ou de
sa valeur en espèces, il aurait un bout de doigt ou d’oreille
tranché. Tout seul, il ne pouvait pas piquer une console de
jeux et répugnait à l'idée de subtiliser les économies parentales roulées dans une statue de la Vierge. Bientôt les racailles allaient lui faire sa fête. Sentant une main agripper
son sac à dos, il fit un écart et prit la première à droite. Erreur fatale ! la voie était déserte. Le fugitif, qui pleurait en
courant, reçut un coup dans le dos et faillit s'étaler. On ar231
rivait à l’épilogue quand une voix l'interpella.
- ¡ Hé chico ! Sube al coche ¡ Pronto ! (1)
À gauche, une voiture roulait à son niveau, porte coulissante ouverte.
- ¡ Da te prisa ! ( 2 )
Sans réfléchir, Fernando se projeta sur le siège, jusqu’à
bousculer le conducteur. Des coups résonnèrent sur le toit
et les custodes. Le chauffeur mit plein gaz, la portière se referma toute seule à l’accélération.
- On peut dire que tu l’as échappé belle. Pas vrai ?
La question fut sans réponse. Recroquevillé, le visage
sur les genoux le gosse chialait tout son soûl. Traumatisé, il
n’arrivait pas à réaliser être sorti du danger. Frédéric Letellier le laissa récupérer. La 1007 prit un boulevard, et se dirigea vers Toulon. Au bout d’un moment, le journaliste vit
que son passager l’observait du coin de l’oeil.
- ¿ Qué tal. Esto está mejor, no? (3)
- Si. Pero, qui vous êtes. La policia ?
- Non, pas d’inquiétude. Je voulais seulement t'éviter
d'être passé à tabac.
Malgré un français très approximatif, le rescapé comprenait parfaitement ce qu’on lui disait. Son sauveur continua.
- En fait, je suis journaliste et souhaitais te parler.
- ¿ Porque ?
- Écoute, c’est compliqué. Je préférerais qu’on discute
tranquillement dans un bistrot. Tu habites où ?
- Dans Toulon. La calle Maréchal Joffre.
- Tiens. Et pourquoi vas-tu à l’école aux Courlis ?
- Porque hace tres mes que ma familia est arrivée à Toulon et il n’y avait pas d’école gratuite, autre ...
- Vous êtes de quel pays ?
(1) ¡ Hé chico ! Sube al coche ¡ Pronto : Hé gamin ! Monte dans la voiture, Vite ! (2) da te
prisa : Dépêche toi ! (3) ¿ Qué tal. Esto está mejor, no? : Ça va. Comme ça c’est mieux, non ?
232
- Equador. Despues nous avons habité en Madrid,
porque mon père était Jefe terraplenador en Seseña (1).
- Ah ! Oui je suis au courant, c’est la région où l'on a bâti près de 13.500 appartements avant la crise.
- Si, pero (2) tout est arrêté. Mon père a perdu son emploi.
Ahora (3), il travaille à la emprésa (4) Spie en La Ciotat.
- Je comprends. Si tu veux, on peut aller discuter chez
toi. Ils sont gentils tes parents ?
- Si. Il ne faut pas dire que j’ai volé. Si no ils vont être
furiosos...
Après une hésitation, réalisant que sa sécurité n'était que
temporaire, il continua d’une voix angoissée.
- Sin embargo (5), hoy (6) je suis sauvé, mais jeudi...
La voiture entrait dans Toulon. Frédéric Letellier décida
de rassurer son passager,
- Pour ce qui est d’après-demain, je crois pouvoir te dépanner. Après on verra...
Tout en parlant, il passa le bras entre les sièges, pour attraper un paquet sur la banquette arrière.
- Tiens.
Fernando ouvrit la poche qui contenait une Wii Nintendo
identique à celle confisquée.
- Ce coup-ci, tu la donnes à tes tortionnaires avant
d’entrer dans le collège. D’accord ?
- Je n’ai pas la tune pour pagar la.
- Ne t’inquiète pas, ça fera partie du deal. C’est quoi le
numéro de ton immeuble ?
- On y est. Aqui, à côté du garage.
Le journaliste trouva une place de stationnement. Cette
partie du boulevard comptait de nombreux magasins aux
rideaux baissés. Alors que Fernando glissait le paquet dans
(1) Jefe terraplenador en Seseña : Chef terrassier à Seseña. (2) Pero: mais . (3) Ahora : Maintenant. (4) Empresa : Entreprise. (5) Sin embargo : Toutefois. (6) Hoy : Aujourd'hui.
233
son sac à dos, Letellier extirpa un cartable du coffre. Le logement des Correa y Muñez se trouvait dans les combles
d’un immeuble délabré, dont la porte d'entrée comportait
un avis ''d'arrêté de péril". La façade était maintenue par
des étais et l'escalier ponctués de "témoins" appliqués aux
lézardes. Les habitants devaient être en attente de relogement. Des fils pendouillaient aux plafonds des paliers et les
canalisations suintaient à chaque raccord. De la musique du
monde entier accompagnait des odeurs culinaires aussi
cosmopolites. Arrivé à l'étage, Fernando attrapa la clef sur
la partie haute du cadre de la porte. Sa mère faisait des ménages jusqu’à 19 h et son père rentrait de La Ciotat à peu
près en mêmes temps. Quant aux petits frères et sœurs, ils
ne tarderaient pas. La cuisine servait de séjour, couchage
des parents et lieux d’ablutions courantes. Une minuscule
chambre était dévolue à la marmaille. Ce réduit comprenait
des lits superposés et un matelas au sol. Les WC communs
à l’étage, se trouvaient dans le couloir. Malgré la vétusté
des lieux, le logis était propre, décoré d’objets andins. Des
tableaux pieux camouflaient les lézardes. Ayant sorti une
grenadine du vieux frigo, Fernando invita son sauveur à
prendre place derrière la table en Formica occupant le
centre de la pièce.
- Merci de ton hospitalité. On peut dire qu’on les a bien
eu tes potes. Pas vrai ?
Le maître de maison disposa deux verres Walt Disney et
une carafe d’eau Pernod sur le plateau.
- Si. Pero me gustaría cambiar mucho de escuela (1) pour
apprendre le français. Aux Courlis es imposible.
- Je m’en doute, mon pauvre vieux, d’autant que tu t’es
acoquiné avec une bande de truands. À propos, le meneur
du trafic est un type du collège ?
(1) Si. Pero me gustaría cambiar mucho de escuela : Oui. Mais j’aimerais bien changer d’école
234
- ¡ Oh que no. Es más complicado ! Lui c'est un petit
chef. C’est Mokhtar le caïd de La Glacerie.
- Ah bon ! Et tu le connais le grand patron ?
- No. Jamais je l'ai vu. Une fois, solamente, il m' a parlé
au téléfono...
Fernando s’arrêta avec le sentiment d’avoir trop parlé et
murmura le nez dans son verre.
- C’est quoi el deal ?
- Rien de bien compliqué. Je voulais seulement savoir
qui était la niña que tes potes sont allés chercher le 22 décembre à Sainte Anatolie.
- La chica, quien ? De qui tu parles ?
Le malheureux équatorien mentait aussi mal que Pinocchio. Son nez s’allongea au point de tremper dans la grenadine. Vu les représailles engendrées par la perte d’une Wii,
Letellier réalisa qu'en lâchant la vérité le gamin risquait sa
peau. Un gang pareil ne faisait surement pas de quartier
avec les "balances". En bout de table, sur des papiers de la
CAM, il y avait un avis d’expulsion. La petite famille Correa y Muñez était dans le pétrin. Si le tuyau s'avérait fiable,
le journal pourrait faire un geste. La première chose à obtenir était les aveux de Fernando avant l’arrivée des parents.
- Ne me dis pas que tu n’es pas au courant. C’est mal de
mentir à un ami.
Tout en parlant, il avait sorti son ordinateur portable,
qu’il alluma, posé sur la table. Les images défilèrent au ralenti sur fond sonore. Sidéré le malheureux spectateur
écarquillait les yeux.
- Alors ? Tu es toujours sûr qu’il n’y avait pas de chica ?
Vert comme un poireau, Pinocchio se passa l’index sur
la gorge d’un geste explicite et renversa le fond de sa grenadine qui s’étala comme une tache de sang.
- Là, si je parle, c’est la muerta...
235
- Calme-toi. Tu vois, ce film c’est TF1 qui me l’a donné.
Ce morceau va passer à la télévision avec une traduction en
sous-titre. Une heure plus tard, tu auras quarante journalistes à ta porte. Si tes potes ne t’ont pas buté avant.
Devant cette évidence, Fernando se mit à bramer. On
était loin des passages à tabacs de petits racketteurs. Là, on
s’attaquait au grand banditisme.
- Arrête de chialer comme une meuf. Écoute plutôt mon
deal. Tu déballes ton histoire. Si ça m’intéresse, je fais un
article et comme tu es niño menor (1), mon journal aidera tes
parents à se reloger et trouver une autre école.
- ¿ Y que les diras a mi parentes ? (2)
- Qu'en faisant un reportage sur les ZEP, j'ai vu une
bande de voyous te faire des misères. Qu’un garçon comme
toi mérite un meilleur collège et qu'en échange de l'interview, mon journal vous donnera la tune pour déménager.
Les arguments étaient de poids. Le journaliste pria, pour
que sa direction accepte. Le petit avait une bonne bouille
et les parents semblaient être d’honnêtes travailleurs.
- Bueno.
Fernando raconta tout. Comment il avait été réquisitionné par le chef d'escouade. La mission qu'on lui avait confiée le 22 décembre, les indications données par téléphone
au grand caïd de La Glacerie.
- Et tu connaissais le nom de la fille qui était dans la
maison des Américains ?
- Le soir ou je l’ai vue, no. Pero, après me percibi (3) que
c’est la soeur d’un du collège. Su appelido (4) c’est Bentaya
y el nombre (5) Leila.
- Et ils habitent où les Bentaya ?
- À La Glacerie.
- Tu pourrais situer la maison des Américains ?
(1) Niño menor : Enfant mineur. (2) Y que les diras a mi parentes : Et que diras-tu à mes parents ?
(3) Me percibi: je me suis aperçu. (4) Su appelido : Son nom. (5) Nombre : Prénom.
236
- Si porque, olvidé (1) de rendre el dibujo (2).
Le gamin gagna sa chambre et revint avec un papier
qu’il déplia sur la table. C’était la photocopie d'un plan de
la résidence, frappé du sigle de Végéonica. Une croix mentionnait la demeure concernée.
- Et, elle était prisonnière la chica?
- No me parece (3). Elle regardait la TV dans le salon, con
una señora americana simpática (4).
- C’est bon. Tu me laisses ça, moi je vais faire mon enquête. Il est six heures. Ce soir, je viendrai voir tes parents.
Dis leur qu’un journaliste faisant un reportage sur l'école,
t’a questionné et veut les rencontrer parce que tu es mineur.
- Si. Pero tu ne diras rien d’autre.
- Promis. Ils parlent français tes padres ?
- No. Yo fais la traducción.
- C’est un gros chantier sur lequel travaille ton père ?
- Si, pero su travail va finir. Après, il va sur un autre.
- Bon. Ça arrange nos affaires. À tout à l’heure.
En sortant, il croisa trois petits Amérindiens, cartables
aux dos. Des Fernando miniatures. Le reporter fila à sa voiture et appela le bureau.
- Bonsoir Suzon. Beau temps à Paris ? Ici on bronze.
- Toujours les mêmes qui en profitent. Tu veux quoi ?
- Une recherche inversée sur les Pages blanches Internet.
- Vas dans un café en Wifi sur la Canebière
- Arrête de déconner, je suis pressé. Le bled c’est SainteAnatolie dans le 83. La résidence Château Pardaillac et
et la rue, 14 Main Street.
- John Mac Dowell. Tu es sûr d’être en France ?
- Oui, mais attends. Cherche Mac Dowell sur Goggle. Ils
ont un peut être un pedigree ou un mur Face-Book.
- Tu es chiant !
(1) Olvidé : J'ai oublié. (2) Dibujo : Dessin. (3) No me parece : Je ne pense pas. (4) Con una
señora americana simpatica : Avec une dame américaine sympathique.
237
- Je sais, mais c’est le métier qui veut ça.
Il entendit le bruit du clavier, puis une exclamation.
- Et en plus cocu ! Du gratin tes clients. Lui, c’est un général à la retraite, ancien bras droit de Schwarzkopf et sa
femme une sommité en recherche médicale.
- Tu es sûr ?
- Il n’y en a pas trente-six. D’ailleurs, le couple réside
sur la Côte. On parle de sa visite récente à un congrès de
l’Unesco les 17 et 18 novembre dernier.
- Bingo ! Merci Suzy. Tu peux me passer Pierre Porterie.
Il expliqua la situation à son supérieur et obtint un viatique financier à même de dépanner les Correa y Muñez.
Vers 7 h 30, il buvait une aguardiente à la table des parents
de Fernando. L’immeuble étant frappé d’un arrêté de péril,
ils cherchaient à partir, mais le problème résidait dans le
coût de l'opération. Quant à l’aîné leur désir de le mettre en
école libre était obéré par les frais de scolarité. Conscients
du caractère délétère des Courlis, ils acceptèrent l'interview, contre l'argent nécessaire à leur départ.
Le lendemain Letellier contacta un agent mandaté pour
visiter les parcelles restant à vendre et prit des photos. Le 7
janvier, l'article et les clichés arrivaient par mail au journal.
Le rédacteur en chef, décida d'en faire la "Une" du samedi
suivant. Une photo de la résidence constituait la pleine
couverture de Conjoncture Française, sous le titre :
Mensonges et récupérations. La vérité sur l’affaire Pardaillac.
238
Chapitre 29
Un violent mistral nettoyait l'azur et les rues de Marseille,
dans un concerto de volets battants, en cette matinée du 9
janvier 2009. Comme chaque vendredi, la camionnette des
NMPP(1) s’arrêta devant un des immeubles haussmanniens
du sixième arrondissement. Le livreur remit son rituel paquet de magazines à la conciergerie.
- Bonjour, Madame Crésus. Les journaux des avocats.
- Merci, André, leur documentaliste prendra le tout en
passant. Ils en ont de la lecture les "bavards".
- C’est normal. Pour défendre les criminels comme les
victimes, il faut être au courant des meurtres, des assassinats, des viols, des incestes, de la pédophilie, des adultères,
et j’en passe...
La préposée à l’entretien des escaliers fut soulagée, car
elle commençait à trouver la liste fastidieuse. Mistigri, son
chat de gouttière, pointa ses moustaches.
-Ah ! J’allais oublier la zoophilie – S’empressa d’ajouter
le coursier en regardant l'animal d'un œil torve.
(1) NMPP : Nouvelles messageries de la presse parisienne. Distributeur de presse.
239
Affolée, la gardienne attrapa son matou, avant qu'il ne se
fasse "empapaouter" par quelques satyres en mal de félin.
Ils se quittèrent sur l'habituel.
- À la revoyure !
C'est à dire le vendredi suivant, les abonnés recevant
leurs hebdomadaires 48 heures avant les kiosques. Madame
Crésus mit le paquet en évidence, pour que la préposée les
prenne au passage. L'officine de maître Bombardi était une
usine à procès d’assises. Cet avocat, connu pour ses interventions spectaculaires, était pilier des prétoires et émissions TV. Il partait du principe qu’une affaire si petite futelle, n'avait de valeur qu'au battage qu'on en faisait. Aussi,
son cabinet devait être le premier sur chaque coup. En cela,
la pierre angulaire s'appelait Pauline Vétronille. Le matin,
dès 7 h, elle prenait les journaux empilés par Madame Crésus et grimpait à son bureau. Le percolateur mis en route, la
documentaliste parcourait les faits-divers et Twitter. Lorsqu’un point lui semblait intéressant, elle le passait au Stabilo et faisait suivre. L’habituel café brûlant était bu à courtes
gorgées, durant l’épluchage des feuilles de choux. Ce 9
janvier, la lectrice fut prise au dépourvu.
- Merde ! Ouille ! – Jura l'effeuilleuse, découvrant la
couverture de Conjoncture Française.
Elle s’ébouillanta les papilles, mais attrapa un téléphone
pour joindre le grand patron sur sa ligne GSM. Comme
chaque matin, Gérard Bombardi se rendait au bureau depuis sa propriété d’Aix-en-Provence. Son Cayenne Porsche
était englué dans la circulation quand le Blue-Tooth signala
un appel. Il répondit excédé.
- Bombardi, j’écoute.
- Bonjour, Maître, ici Pauline – La voix était saccadée –
Veuillez m’excusez de vous déranger, mais j’ai pensé qu’il
fallait vous prévenir.
240
- Ne me dites pas que le cabinet est en flammes !
- Non rien de semblable, rassurez-vous Maître. Si je me
permets de vous importuner c’est qu’il y a du nouveau dans
l’affaire Pardaillac.
- Mais, une procédure est en cours à propos du décès des
gamins à scooter. Et, heum, si mes souvenirs sont bons, ma
chère Pauline, nous nous sommes fait doubler par Jacques
Furgol, notre confrère parisien.
La documentaliste eut les larmes aux yeux. Elle s’estimait responsable du camouflet, pour avoir louper la révélation internet, et n'en dormait plus.
- Il s’agit d’un scoop beaucoup plus intéressant, Maître.
Conjoncture Française titre "Mensonges et récupérations. La
vérité sur l’affaire Pardaillac". Il s’agit d’un article de Letellier, suggérant que le coup mené par les "jeunes" avait pour
objet la libération d’une "beurette mineure" logée par des
Américains.
- Nom de Dieu! Séquestration d'enfant, voie de fait, esclavagisme moderne. Tous les ingrédients y sont. Il me faut
des noms, des adresses. Merde, putain !
- Plaît-il, Maître?
- Non rien. Excusez-moi Pauline, j’ai failli m’encadrer
la voiture qui me précédait. Avance, connard !
Mademoiselle Vétronille connaissait les humeurs de son
patron. Aussi, anticipant la question suivante, elle consulta
son répertoire informatique.
- Appelez immédiatement Pierre Porterie, rédacteur en
chef de la "Conjonc", et passez-le moi en duplex.
- C’est fait, Maître, vous l’avez en ligne.
- Salut Pierre, Gérard Bombardi, comment allez-vous ?
- Bien et vous même ? Je m’attendais à des coups de fil.
- Je suis votre plus ardent lecteur, cher ami.
- Merci. Mais encore…
241
- C’est à propos des révélations sur l’affaire Pardaillac.
Je souhaiterais avoir, confidentiellement bien sûr, les coordonnées de la gamine objet de l’article. Comme tout finit
par se savoir, elle aura dès lundi les retombées de votre parution. Cette situation nécessitera sa protection juridique.
- Bien sûr. Eu égard à nos bons rapports, je vais vous
communiquer tout cela par fax ou mail.
- Pas de "chichi" entre nous Pierre. Donnez-moi par téléphone, les noms et adresses. Quant à nos accords, ils sont
inchangés, vous aurez l’exclusivité des plaintes, cursus de
la victime et fuites du cabinet d’instruction.
- Vous connaissez Frédéric Letellier, il a investigué avec
sérieux, mis des témoins à l’abri, et n'affirme en rien qu'il y
ait eu enlèvement. La seule certitude est que l’opération du
22 décembre avait pour objectif de récupérer la jeune fille.
Cette affirmation, qui émane d'un témoignage fiable, démolit les thèses tenues à l’époque.
- Je connais votre journaliste, c’est un "pro".
- Nous sommes en phase. Alors, parole d’hommes, mon
cher Gérard – Il donna les patronymes et domiciles et ajouta – Les Bentaya et Mac Dowell, sont dans l’annuaire.
L’avocat pénaliste ne lâchait pas son volant, sachant que
Pauline Vétronille notait. Actuellement, elle devait prévenir
un collaborateur apte à gérer ce type de situation. Maître
Laurent Boumediel, jeune membre du barreau de Marseille,
parlait la langue d'Abd El Kader. Ceinture noire de karaté,
il ne craignait pas les zones interdites. Ses attributions,
outre dossiers personnels, étaient d'approcher la clientèle
maghrébine pour offrir les services du cabinet. Informé, il
se plongea dans la lecture de l’article et trouva les arguments intéressants. La photocopie était assortie d’un postit comportant le téléphone et l’adresse de la famille Bentaya. Efficace, Laurent Boumediel attrapa un combiné. Il
242
était 9 h et on devait s’activer chez les confrères. Une voix
d’enfant lui répondit.
- Qui c’est ?
- Bonjour, Laurent Boumediel, avocat au barreau de
Marseille. Puis-je parler à Madame Bentaya ?
- Heu ! Attendez, je vais la chercher.
Il entendit en écho le gamin qui appelait sa mère et la
conversation s’ensuivant.
- Oum, c’est un avocat qui veut te parler...
- Un avocat ? Qu’est-ce qui s’y passe encore ? Où il est
le Bachir ?
- Allo ! Qui vous êtes, pour déranger les gens de si
bonne heure ?
- Maître Boumediel du cabinet Bombardi.
- Je comprends rien. Tu as une voix bien jeune toi !
- Écoutez Madame Bentaya, je parle votre langue. Ce sera plus simple.
Il continua en arabe, pour être sûr d’être bien compris et
éviter les faux-fuyants. La femme s’étant prise au jeu, répondit dans l’idiome.
- Vous êtes bien la mère de Leila ?
- Ça te regarde ? D’abord, je ne sais pas qui tu es.
- Prenez l’annuaire de Marseille. À la rubrique avocats,
cherchez le cabinet Bombardi. Téléphonez et demandez
Laurent Boumediel, vous constaterez qui je suis.
- Arroua ! Arrête tes salades, je veux bien te croire.
Qu’est-ce que tu lui veux à ma fille ? L’épouser, comme
dans Plus Belle la vie, sans doute ?
- Non, je suis marié et père de deux enfants. Je me permets de vous téléphoner au sujet d’un article à paraître lundi dans Conjoncture Française, concernant la façon dont
Leila a été libérée de Pardaillac, en décembre.
Il y eut un silence pesant, suivi de hurlements stridents.
243
- Quoi ? C'est quoi cette semoule ? Ma fille n’est jamais
allée là-bas. Elle ne fait pas partie d'histoires de voyous.
Prisonnière ? De qui et pourquoi ? Le cabinet Bombardi, je
vais le trouver dans l’annuaire à la rubrique "asiles de
fous", pas celle d'avocats.
Laurent n’était pas homme à se démonter.
- Calmez-vous Chère Madame. Il peut s’agir d'une méprise. Nous recevons les hebdomadaires 48 heures avant
leur parution. C’est un bienfait du Ciel que je vous parle,
avant que l'article ne sorte en kiosque.
- Oui, sûrement...
La voix s’était apaisée. On allait pouvoir discuter.
- Voilà. Reprenons. Votre fille était bien chez vous avant
le 22 décembre 2008 ?
- Heu ! Non pas vraiment. Après les bagarres du 19 novembre à La Glacerie, Leila n'a plus voulu revenir en autobus la nuit. Alors, après l'école elle couchait à Toulon chez
une amie. Pourquoi ? Qu’est-ce que ça change ?
- Ne nous méprenons pas Madame Bentaya. J’essaie de
comprendre d’où vient le ragot. Sachez qu'à la diffusion du
ce journal, vous serez questionnée par des journalistes, policiers et la justice. L’affaire est rattachée à la mort des
jeunes scootéristes.
- Des voyous, des drogueurs, des bons à rien, si ce n’est
empoisonner la vie de la cité...
- Justement, pour éviter "l'amalgame", il faut que vous
soyez aidée. Qu’un avocat gère vos intérêts et ceux de
votre fille. Le moindre mot peut être mal interprété. À cet
égard, maître Bombardi propose de vous soutenir. Vous
connaissez maître...
- Oui, je l’ai vu à la télévision. C’est celui qui a des
grands cheveux, pas de cou, les yeux ronds et la cravate de
travers. De toute façon, j'ai pas l’argent pour payer.
244
- Ne vous en faites pas. Les avocats célèbres sont réglés au pourcentage sur les dommages et intérêts obtenus,
déclarations aux médias et ce que Leila gagnera en faisant
écrire son histoire par un éditeur.
- Ah ! Parce que ça peut faire gagner des sous, même si
ce n'est pas vrai ?
- Bien sûr. Au pire, si les propos de l’article sont faux, le
journal sera condamné. Mais, revenons aux faits. Connaissez vous l’emploi du temps de votre fille du 19 novembre
au 22 décembre 2008 ?
- Oui. Un peu. Comme je l’ai dit, elle résidait chez sa
copine. Nous étions en contact par téléphone et avons pris
le thé au Snack de la Galerie marchande des Courlis.
- Écoutez, Madame Bentaya, mieux vaudrait que nous
parlions de ces choses avec Leila et votre mari. Cela n'engage à rien et peut vous rapporter...
- Arroua ! C’est une histoire de fous ! Ma fille ne connaît pas d’Américains, d’ailleurs – Aïcha se tut, prise d'un
doute – depuis son retour, elle pratique la religion, mieux
qu’une mourchidate.
- Leila est rentrée quand ?
- Le 23 décembre, au matin...
- Bingo ! Un point pour Letellier – pensa l’avocat.
À l'autre bout du fil, l’intonation de la voix traduisait
maintenant un certain trouble.
- Enfin, si ça paie le gaz et l’électricité, on peut se voir...
- Bon. Je propose que vous rencontriez maître Bombardi,
demain ou dimanche. Je vous donnerai une copie du journal
et nous demanderons à Leila ce qui s’est passé…
- D’abord, je ne sais pas lire, mon mari non plus. Ensuite
on va se retrouver à quel endroit ?
- Pour ce qui est du texte, je vous le lirai. Quant au lieu
du rendez-vous, il ne faut pas que ce soit à votre domicile à
245
cause des voisins. Marseille est trop éloignée pour vous ?
- C’est sûr. Alors, où ?
- Vous ne connaissez pas une brasserie des Courlis ?
- Ça, c’est une bonne idée. Dimanche matin, le centre
commercial est ouvert. Je peux être avec ma fille à onze
heures au Cappuccino. C’est un café tranquille. Tu es sûr
que mon mari doit venir ?
Apparemment, exposer l’affaire à son époux et le déplacer posait un problème à dame Bentaya.
- Dans la mesure où la plaignante est mineure, il faut que
nous ayons l'accord parental pour la représenter en justice.
- Bien. Onze heures. Et pas d’entourloupe, sinon attention à tes os ! D’ailleurs, donne-moi ton numéro de portable, en cas de problème.
Laurent Boumediel s’exécuta. Pour l’instant, tout se passait pour le mieux. Quelques instants plus tard, les éléments
du dossier étaient sur le bureau de maître Bombardi.
Au quatrième étage du Bloc-3 de La Glacerie, la soirée
du 10 janvier 2009 fut houleuse. Tout d’abord, Aïcha ne
laissa pas sa fille s'enfermer dans sa chambre au retour du
lycée. Elle pénétra avec cette dernière dans la pièce et ferma la porte. Leila, abasourdie, essayait de trouver des réponses à donner. Cette situation était une chausse-trappe. Il
fallait satisfaire à l'interrogatoire en éludant le viol. Dans la
mesure ou l'hebdomadaire faisait la preuve du séjour à
Pardaillac mieux valait l'admettre que risquer une enquête.
Elle déclara donc s’être liée d’amitié avec des Américains,
rencontrés en auto-stop le soir du 19 décembre et s’être
parfois rendue chez eux, ce qu'avait jalousé des "jeunes" de
la cité. Aïcha se mit en colère, l'accusant d'avoir menti,
mais n’obtint aucun détail supplémentaire. Angoissée, elle
attendit que son époux ait assouvi sa libido quotidienne
246
pour l'entretenir du problème. L'homme, malgré l'épuisement engendré par le devoir conjugal, se leva et tambourina
à la porte de sa fille. Sa colère eut pour effet d'éveiller tout
l’immeuble et mettre en rage les "clebs" du second. En définitive, réalisant qu’il y avait matière à régler le gaz et
l’électricité, il oublia pour un temps l'honneur des Bentaya.
Le lendemain, vers 12 h 30, maître Bombardi et son collaborateur quittaient les Courlis. Une 607 réservée aux sorties d’audiences, les attendait sur le parking du Centre Leclerc. L’entrevue s’était assez bien passée. La petite, tchador au raz des sourcils, n’avait pas dit un mot. Le père
éructant des phrases furibardes, ce fut Aïcha qui mena les
tractations. In fine, les Bentaya signèrent un pouvoir au cabinet Bombardi, ainsi qu’une plainte à l’encontre des Mac
Dowell. Les griefs étant une soustraction de mineur à
l’autorité parentale, séquestration et suspicion d’esclavage
moderne. Les avocats avaient questionné Leila qui s'était
limita à répondre par oui ou par non.
- Je suis désolé que nous n’ayons pu obtenir plus d’éléments à charge – Souligna maître Boumediel.
- Rassurez vous Laurent. Ce dont nous disposons relève
des articles 22-7, 227-8, 224-1 du code pénal. Quant à
l’esclavagisme, la proposition de loi a été adoptée par l’Assemblée en 2002 et fait l’objet d’une proposition au Sénat
courant 2005. Les juges apprécieront la gravité des faits.
- Vous savez, le détournement de mineur n’a pas obligatoirement un caractère sexuel. Les Mac Dowell ont peutêtre agi en tout bien tout honneur. En l’espèce, nous ne faisons que réclamer réparation de l'immense préjudice moral
subi par les malheureux parents.
La 607, arrivait à la sortie de la zone commerciale.
- J’ai étudié l’article. Letellier est prudent. Il veut démontrer que ses confrères ont raconté n’importe quoi et la
247
façon dont les politiciens usent de racontars. L’histoire de
la "pitchoune" est accessoire, mais va servir de tremplin.
L’affaire Pardaillac rebondit, "mouture people". Nous allons prendre le devant de la scène. Furgol va pouvoir se
rhabiller "chez tout nu" avec son accident de la circulation.
L’échangeur étant libre, la Peugeot s’élança en direction
de Marseille. À l’extrémité du parking, dans le froid persistant, Aïcha Bentaya aidée par sa fille et houspillée par son
mari, hissait son caddy à trois roues sur les marches de la
passerelle.
248
Chapitre 30
James Cramer travaillait à la CIA depuis sept ans. La trentaine, célibataire, sportif et séducteur, sa vie n'en était pas
moins dévolue à l'Agence. Lorsque bardé de diplômes,
l'étudiant avait obtenu l’accès au saint des saints de
l’espionnage, il s’imaginait missionné dans tous les points
chauds du globe. Malgré une évaluation positive d'agent
opérationnel, sa hiérarchie avait estimé que mieux valait
garder ce cerveau à Langley, que le voir transformé en passoire. Aussi, contre mauvaise fortune bon coeur, James pilotait des satellites espions et surveillait une partie de la
planète depuis un confortable fauteuil. Entouré de techniciens et prévisionnistes, il analysait des films pour deviner
ce que mijotaient les narcotrafiquants et terroristes de tout
poil. Ce boulot planétaire avait fini par le passionner. Il ne
regrettait même pas les risques initialement souhaités, vu
l'état dans lequel on retrouvait certains agents du service
opérationnel. James Cramer faisait virtuellement le tour du
monde, huit à dix fois par jour, pour gérer les zones qui lui
étaient assignées. Coupant en biais le Tropique du Capri249
corne, au niveau de La Réunion, ses satellites couvraient la
pointe de la Somalie, le Golfe des Emirats, l’Arabie Saoudite dans sa longueur, la Jordanie, la Syrie et la Turquie. En
un mot, un peu d’Océan Indien peuplé de requins et beaucoup de sable à crotales. Ces zones n’avaient plus de secret
pour lui. Une cigarette allumée entre Aden et Socotra, ou le
triangle argenté d’une barcasse faisaient l’objet d'alertes
aux centres anti-pirates sectoriels. Au-dessus du désert les
renseignements restaient au sein de la CIA pour être exploités ou transmis au Pentagone. À force de survoler cette
zone, il connaissait les us et coutumes de tous les "spots",
civils ou militaires. De leur côté, les espionnés, ayant relevé les heures de passages, offraient aux caméras célestes
des images de cartes postales. À croire que les hommes du
désert faisaient la sieste en permanence. Qu’importe, la
CIA attendait le faux-pas qui arrivait toujours. La précision
était telle, que James Cramer savait quand les femelles
dromadaires mettraient bas, aux dates de saillies et volume
des mamans. Chaque petite trayeuse de biques portait un
surnom. Lorsqu’il en manquait une, c’est qu’elle avait été
vendue à un colporteur ou mariée à quelque barbon local.
Le 8 janvier au soir, il jeta un coup d’oeil sur les films
du jour, avant leur mise en fichier. L'après-midi, Mahmoud
Jahdi Al Khaled avait reçu du monde. Au moins trois voitures. Le sage du désert avait expédié ses visiteurs vers Turaif et Al Jouf avant le passage du satellite, mais les caméras thermiques décelaient les marques de chaleur confinées
sous les toiles. Des grosses cylindrées avaient démarré depuis peu. Les traces de pneus corroborant l’analyse, il glissa jusqu'aux aéroports pour repérer les occupants à leur
descente de véhicules. Les images étaient excellentes.
- Encore un colloque avec des conseillers du Golfe.
Pourquoi tant de mystère ? Enfin ! Si ça les amuse.
250
La CIA connaissait le rôle de politologue du Cheik Jahdi
Al Kaled. Les Services secrets, sans y voir un futur prix
Nobel de la Paix, n'avaient rien de particulier à son encontre. Ses propos étaient mesurés, on ne lui prêtait pas de
liens avec les mouvements extrémistes.
Hors la constatation du passage de visiteurs, James Cramer
s’amusa d’une étonnante séance tauromachique dans cette
partie de l’hémisphère. Quelques yaouleds toréaient un
bouc belliqueux, avec un chiffon rouge. Malheureusement
pour eux, la corrida fut interrompue par une fatma aussi
acerbe que le "taureau caprin". Obtempérant, les toréadors
abandonnèrent muletas et fleurets en bambou, pour transporter un tableau de conférence. La feuille comportait des
signes cabalistiques. Agrandissant l’image, l'analyste constata que l’oeuvre picturale était un schéma du bassin méditerranéen. Partant d’un patronyme, des flèches tracées au
Marker aboutissaient en France. Il en imprima un exemplaire et glissa la feuille dans les documents à étudier le
lendemain. Un "bip" d'agenda informatique lui rappela son
rendez-vous avec Carol. Sa dernière conquête, une ravissante blonde élève l'école navale, l’amenait en soirée à
l’Army Navy Country Club. Il avait juste le temps de rallier Washington DC, se doucher et border les draps pour un
éventuel dernier verre. Avant de partir, l'agent colla un
post-it sur le bureau d'un collaborateur pour une recherche
du nom inscrit sur le tableau des "toréadors". Quelques minutes après, son AC Cobra, passait le contrôle de Langley
dans le grondement des 450 chevaux tapis sous le capot au
mufle biseauté.
En Syrie, à environ 600 kilomètres d’Alep, le camp
de
T’all Bakir près de la ville frontalière d’Al Quamishli, enseignait la pratique du crime à caractère politico-religieux.
251
Cet apprentissage allait de l’attentat suicide kamikaze, au
détournement d’avions et l’explosion de transports en commun. En un mot, l’abécédaire du terrorisme.
La nuit tombait sur cette école de l’horreur, lorsque Mouloud El Brahim reçut des instructions codées. Pour une
fois, il ne s’agissait pas d'envoyer un illuminé se faire sauter dans un bar de Tel-Aviv. La mission qui lui était donnée
devait être réalisée en 60 jours. Le récipiendaire en prit
acte. Il activa son fichier pour monter une équipe correspondant aux critères de la missive, ce qui n'était pas évident. Faire cohabiter, des kurdes et des kémalistes étant
impossible, il éplucha des listes et sélectionna des guerriers, tuant sur ordre et non par idéal. En un mot, bien que
djihadistes, des mercenaires sachant occire avec méthode
sans risquer leur peau. En moins d'une semaine, un peloton
de sept hommes fut constitué. En sus des capacités combatives, il avait pris en compte, l’ethnie et l’aspect général.
Munis de faux papiers, les sélectionnés devaient pouvoir
porter une vêture européenne et des chaussures à lacets. On
prit leurs mensurations et pointures. Les membres du commando franchiraient la frontière turque, pour être à Istanbul
le 20 février. Un officier kémaliste avait prêté une villa. Il
ignorait la teneur de l’affaire, mais le seul fait d'agir à l'encontre du gouvernement de Tayyip Erdogan, avait suffi.
252
Chapitre 31
Au greffe du parquet de Toulon, le substitut en charge des
plaintes adressées au procureur, était ennuyé. La lettre
d'une famille Bentaya avait une odeur de poudre et ne pouvait être traitée de façon lambda. Aussi s’abstint-t'il
d’ordonner une enquête préliminaire avant d'en parler au
"Proc". Le courrier était régulier dans sa forme, mais la simultanéité des doléances avec la sortie de Conjoncture
Française sentait le montage. Il appela son supérieur.
- Jean Pierre Grouillard, Monsieur le Procureur. Désolé
de vous déranger, mais nous sommes saisis d’une plainte
dont j’aurais souhaité vous entretenir.
- Écoutez, compte tenu du boulot en cours, le mieux serait de faire suivre pour enquête, on verra après...
- Le contexte est épineux, il s’agit de faits nouveaux
concernant Château Pardaillac et ...
- Encore Pardaillac, nom de Dieu ! Venez me voir immédiatement.
Le magistrat raccrocha. L'intervention de son substitut
était logique, dans cette histoire on marchait sur des oeufs.
253
Nonobstant l’avis de la Chancellerie et les rapports qui
concluaient à des morts accidentelles, le petit juge saisi du
dossier continuait d'instruire à charge contre les vigiles. Les
banlieues étant acquises à cette thèse, il y aurait des heurts
au prononcé d'une relaxe. La solution consistait donc à
laisser les gars croupir en prison pour donner du temps à
l'oubli. L'arrivée d'une procédure, remueuse "de merde",
serait catastrophique. Plongé dans cette réflexion scatologique, le représentant du ministère public entendit frapper à
sa porte.
- Entrez.
Le substitut remit la plainte des conjoints Bentaya.
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? – S’exclama le
haut magistrat – Il n’y aura pas d’affaire Outreau dans mon
Parquet, je vous le garantis !
Il se replongea dans la lecture des griefs.
- Avec des Américains en plus ! Vous avez investigué ?
- Oui, Monsieur le Procureur. C’est là que le bât blesse.
Il s’agit de gens connus. En l’occurrence un ancien général
du haut commandement américain, et son épouse, sommité
médicale réputée dans le monde de la recherche. Bonnes
références, rien à signaler.
- On ne peut jurer de rien. Et les plaignants ?
- Une famille de La Glacerie, cité HLM des Courlis.
- Merci, je connais ! – Il haussa les yeux au ciel.
- Il s'agit d'une gosse de dix-sept ans, dont les parents
n’ont pas signalé la disparition au moment des faits. J’ai téléphoné au lycée de la "disparue". Bonne élève, elle n’a pas
manqué un cours, mais s’est curieusement mise aux tchador et jilbab d'un jour à l'autre. Respectueuse de la loi, elle
se change dans l'établissement.
- La chose est étrange, pourquoi ces pauvres gens, qui
font en général peu cas du comportement de leur progéni254
ture, sont-ils allés consulter un cabinet de pénalistes pour
une affaire aux fondements flous ?
- Je pense avoir une réponse, Monsieur le Procureur.
L'exemplaire de Conjoncture Française, déposé sur le
bureau, déclencha le sifflement du magistrat.
- Élémentaire, mon Cher Watson ! Laissez-moi ça, et
bravo pour votre perspicacité. Il faut shunter cette affaire
en réunissant ce beau monde au titre de l’article 41-1 du
CPP. Faites vite, avant que Bombardi ne monte son cirque.
Je compte sur votre diligence, quitte à porter les convocations aux Américains et à l'avocat. Comme je tiens à vous,
laissez le courrier de La Glacerie aux soins des PTT.
Ils se quittèrent sur cette boutade. Le procureur se plongea dans l’article. Les arguments de Letellier étaient probablement exacts, mais rien ne laissait paraître de détournement de mineure ou une séquestration. La fille se rendait
au lycée, les parents ne s’étaient pas inquiétés. Quant aux
chevaliers libérateurs, c'étaient à l'évidence des voyous patentés. L'épopée tenait plus du raid de dealers que d'un
Walter Scott (1). Dans son article, le journaliste s'était d'ailleurs bien gardé de conclure. Une réunion d'arbitrage s'imposait. Mettre des yankees en taule pour une plainte bidon
durant le séjour d'Obama en France, serait du plus mauvais
effet. Parcourant l'état civil des plaignants, un détail lui
sautant aux yeux, il demanda au substitut de convoquer les
parties pour le 14 janvier 2009 à 17 heures.
Kathy Mac Dowell fut
étonnée de recevoir une convocation du procureur de Toulon. Cette missive était assortie
d’un document, dont les termes l’obligèrent à s’asseoir.
Elle en eût les larmes aux yeux. Après en avoir parlé à
John, qu’il fallut calmer, ils s'en remirent à Sean O’Neil.
(1) Walter Scott : Auteur de romans chevaleresques du 18°siécle (Ivanohé 1819)
255
Celui-ci connaissait un avocat d'affaires capable d’en remontrer aux virtuoses à "effets de manches". Maître La
Gravette, beau quinquagénaire avait le phrasé d’un sociétaire de la Comédie Française. Ce dernier accepta la défense du dossier, l'initiative du procureur induisant un
doute certain sur la fiabilité de la plainte. Bombardi devait
être mal à l’aise. Effectivement le climat était tendu au sein
du cabinet marseillais. Il allait falloir jouer serré. Les Bentaya téléphonèrent à maître Boumediel qui les rassura.
L’article de Conjoncture Française fut relayé par les
médias et Sainte Anatolie se trouva de nouveau envahi de
journalistes. D'aucuns cherchaient à identifier les kidnappeurs, d’autres de retrouver la victime. Les JT enfoncèrent
le clou, passant la fraction révélatrice du film. Dès lors une
chasse à l'homme composée de reporters et des sbires de
Mokhtar se lança aux basques du petit Fernando. Le père
du gibier ayant omis de préciser à Letellier sa mutation à la
Saceem-Spie en Uruguay, les Correa y Muñez s'étaient
évaporés.
Le 14 janvier après midi, maître La Gravette arrivé par
avion, rencontra ses clients dans une brasserie proche du
palais de justice. Kathy et John apprécièrent la décontraction de ce conseil qui, sous un costume sombre portait une
paire de socquettes Kithy. Malgré cette fantaisie, la pondération du propos les rassura.
- Cette plainte est un tissu d’invraisemblances. Aussi, au
lieu de nous indigner avec véhémence, laissons l'adversaire
s’emberlificoter dans ses contradictions.
- Le procureur va demander un exposé des griefs ?
- Bien sûr. Gardez-vous d’intervenir, même outrés par de
perfides accusations. Bombardi n’attend que cela pour faire
des effets de manches et noyer le poisson. Suivant leur ver256
sion, nous aurons la faculté de clarifier les choses.
Arrivés les premiers, ils attendirent sur le banc du grand
couloir. À 17 h, une rumeur retentit au fond de la coursive.
Les Bentaya apparurent avec leur avocat, qui tenait une
moitié du passage avec son énorme cartable. Sa voix de
stentor résonnait sous les hauts plafonds et ses clients paraissaient apeurés. Le ténor salua son confrère, alors que
les plaignants têtes basses, se tenaient en file indienne. Leila avait changé. Enveloppée dans un jilbab marron, le visage encadré d'un tchador gris, ses yeux verts paraissaient
éteints. Elle était toute droite, encadrée de ses parents en
tenue d'Afrique du Nord. Profitant des civilités entre avocats, la jeune fille glissa un petit bout de papier à Kate. Le
procureur ayant du retard, la doctoresse s’éclipsa une seconde, pour parcourir le message.
Chère Kate,
Pardon. Je suis ici contre mon gré. Les accusations dont vous faites
l’objet ne sont pas de moi. Je vous supplie de ne pas dévoiler mon secret et dire que je suis seulement venue vous voir de temps en
temps. Si vous saviez combien je souffre de cette situation.
J’aimerais tant retrouver une vie normale et votre amitié.
Leila
(Ps : J’ai une corde à mon arc, à laquelle ils ne s’attendent pas.)
Alors qu’elle revenait à sa place, un greffier invita les convoqués à pénétrer dans le bureau du ministère public. La
teneur du mot n'étonnait pas sa destinataire. Il était évident
que la plainte des parents Bentaya était une idée de leur
avocat, suite au battage provoqué par l'article de Conjoncture Française. Le procureur de la République fit asseoir
son monde. D'un côté, les plaignants et leur conseil. De
l'autre, le couple accusé en compagnie de l'avocat vendéen.
Le magistrat rappela aux parties qu’il était saisi d’une
plainte des parents Bentaya, agissant eux-mêmes pour le
257
compte de leur fille.
- Le document dont je vais vous donner lecture s’avère
clairement rédigé et recevable en la forme...
Maître Bombardi opina du chef, et gonfla le torse, faisant sauter un bouton de chemise par l'encolure de sa robe.
- Toutefois – reprit le magistrat – les accusations portées
sont lourdes de conséquence. Dans le contexte, elles risquent de troubler l’ordre public. Aussi ai-je tenu à récolter
la version des parties, avant une enquête de police qui ne
saurait être discrète.
- C’est ce que je pensais – Soliloqua maître La Gravette,
se caressant la pointe du menton, ce qui était chez lui le
signe d'une profonde satisfaction.
Le procureur donna lecture de la plainte et proposa aux
Mac Dowell de répondre. Leur Conseil intervint, avec une
pondération jésuitique.
- Monsieur le Procureur, vu l'imprécision afférente aux
faits allégués, il semble préférable de laisser à notre excellent confrère le soin d'éclairer les griefs dont nous sommes
accusés.
- Soit. Cette position me paraît logique. Alors, si vous le
voulez bien Maître Bombardi, reprenons point par point, ce
que déclare avoir subi la famille Bentaya.
L’avocat pénaliste se lança dans un exposé aux termes
duquel, le 19 décembre 2008 au soir, les époux Mac Dowell avaient pris Leila dans leur automobile sur la route de
Sainte Anatolie. L’ayant ramenée chez eux, ils la séquestrèrent, l'isolant des siens, puis en usèrent aux fins d'esclavage
moderne, lui faisant exécuter des tâches agricoles, telle une
bête de trait…
- Ce qui m’étonne – coupa le procureur – est la présence
assidue de la "prisonnière" au lycée. En logique, il est contradictoire que quelqu'un de séquestré circule librement.
258
- Certes – s'emporta Bombardi – La malheureuse agissait
sous contrainte pour que les enseignants ne préviennent pas
ses parents. Ceux-ci croyaient leur fille chez une amie. La
ficelle est connue. Voyez comment Natacha Kampusch (1)
déambulait en ville, sous contrôle de son odieux ravisseur.
- Heum ! Je crois que nous nous égarons Maître. Les cas
n'ont rien de similaire. D'autant que mademoiselle Bentaya
donnait des nouvelles à sa mère.
- Bien sûr ! Monsieur le Procureur, mais toujours sous
une pression machiavélique. Leila, généreuse Cosette du
vingt et unième siècle, acceptait d'obtempérer pour ne pas
affoler sa maman. C’est là que nous jaugeons la perversité
des ravisseurs. Voyez vous même. Depuis le rapt, l'enfant
ne s’exprime plus, cloitrée à jamais dans son cauchemar.
- Et en quoi consistaient les travaux agraires auxquels
était astreinte la victime ?
- Des témoins, que nous appellerons à la barre, l’ont vue
à demi gelée, ratisser des hectares de gazon, sous l’oriflamme claquante des Etats Unis d’Amérique.
Bombardi se dit avoir marqué un point, car le procureur,
en bon européen, devait détester l'arrogance Yankee.
- Le tombereau tracté par la malheureuse, était rempli
des feuilles ainsi ratissées ?
- Ciel ! Que nenni ! Non content de faire trimer la fillette
à l’aube durant la semaine…
Il se leva, pointant un doigt vengeur et boudiné en direction de l’ancien général, et poursuivit.
- Le sieur Mac Dowell, ici présent, faisait tirer à l'enfant
un pesant chariot de golf sur des dizaines de kilomètres,
chaque week-end économisant "en pain de femmes" le coût
d'un caddy ou d'une voiture électrique.
Il y eut un silence. Jusqu’alors les parents n’avaient rien
(1) Natacha Kampusch : jeune autrichienne enlevée et séquestrée pendant huit ans.
259
dit, se limitant à opiner du chef. La parole était maintenant
aux tortionnaires. Bombardi releva ses manches, dans l’attente d’une joute oratoire. De son côté maître La Gravette,
Chouan d'origine, s'apprêtait à défaire le volubile Phocéen.
- Billevesées! Nous nous inscrivons en faux contre ces
allégations aussi mensongères que saugrenues. Considérant
qu'il y a diffamation, demanderons réparation de l'outrage...
Bombardi se levant renversa son siège, dont l'écartement
des bras était inférieur à la circonférence de ses bourrelets.
- Cynisme criminel ! Vous bafouez l’honneur de la famille Bentaya, d'honnêtes citoyens…
Contre toute attente, le combat fut stoppé par une petite
voix que personne n’attendait. Le ton était posé et d’une
grande clarté. Leila relevant la tête fit glisser son tchador
en arrière. Son regard brillait maintenant de détermination.
Une larme coulait doucement le long de son nez.
- Monsieur le Procureur, puis-je m’exprimer ?
- Mais bien sûr – Répondit ce dernier.
- Merci beaucoup. Voilà, je m’appelle Leila Bentaya et
suis née vers 9 h du matin le 14 janvier 1991 à Toulon. De
ce fait, j’ai acquis aujourd’hui la majorité légale.
Le procureur sourit. Il avait relevé ce point dans les
pièces du dossier et fixé la date en conséquence.
- C’est exact Demoiselle. Ayant atteint ce stade de votre
vie civile, vous êtes légalement considérée comme majeure
responsable, capable de vous engager dans les liens de tous
actes comme d'ester en justice.
En son for intérieur, Maître Bombardi ne décolérait pas.
Comment ses collaborateurs avaient-ils pu laisser passer
une telle chose. Ça allait saigner. Le procureur poursuivit.
- En conséquence, j'attends votre version des faits.
- Le 19 décembre 2008, une flambée de violence a touché la cité où nous résidons. Afin d’empêcher mes frères
260
d'y participer je suis allée les chercher. Il faisait très froid.
Pensant rentrer rapidement, j'ai gardé une tenue légère. Dehors, des voitures brûlaient, une fumée emplissait l'atmosphère. Paniquée, je me suis égarée à l'extérieur de la cité et
fait un malaise à cause du vent glacé.
Dans le silence, on aurait entendu voler un moucheron.
- Continuez, je vous prie. Ensuite que s’est-il passé ?
- Monsieur et madame Mac Dowell sont passée en voiture. Me voyant sur le bord de la route, ils m’ont enveloppée dans un plaid et amenée chez eux…
Le procureur l’interrompit et se tourna vers Kathy.
- Il ne vous est pas venu à l’idée, Madame, de transporter votre passagère à l'hôpital le plus proche ?
- Avant de me lancer dans la recherche médicale, j’ai été
urgentiste et amenée à traiter ce genre de cas. Vu l’hypothermie de la victime, le pronostique vital était engagé à la
minute, excluant une course d'un quart d'heure ou l'attente
de secours tardifs.
- Merci docteur. Veuillez poursuivre Mademoiselle.
- Madame Mac Dowell m’a installée dans une chambre
et soignée, jusqu’à ce que je retrouve une température normale. À sa demande, j'ai tenté d’appeler mes parents, mais
la ligne était coupée. Ce ne fut que le lendemain que j’ai pu
joindre ma mère. Pour ne pas l'inquiéter, un week-end chez
une amie m’a servi d’alibi. En réalité, je suis restée samedi
et dimanche au repos à Château Pardaillac.
- Et par la suite ?
- J’ai demandé à Madame Mac Dowell de bien vouloir
m’héberger ponctuellement, n'arrivant plus à supporter la
loi des HLM, les bagarres quotidiennes dans l'autobus.
- Et vous aviez l’accord de votre mère ?
- J'avoue que non. Mon prétexte était de loger chez une
copine de Toulon, sans préciser me rendre à Pardaillac.
261
- Et pourquoi ces visites à des gens plus âgées que vous?
- À cause du dépaysement. Ces gens avenants m'ont
donné la possibilité de mettre mes connaissance d'anglais
en pratique. Comme si j’étais entrée dans un téléviseur, vivant un rêve jusqu'alors limité à des tubes cathodiques.
- Comment se comportaient les époux Mac Dowell, à
votre égard ?
- Comme des hôtes prévenants, j’oserai même dire des
amis. Insistant pour que je donne des nouvelles à ma mère.
- Ce que vous faisiez ?
- Oui, je téléphonais régulièrement. Nous prenions parfois le thé ensemble dans la galerie marchande des Courlis.
- Et pour vous rendre au lycée, depuis Pardaillac ?
- Ces matins-là, Madame Mac Dowell me déposait à un
arrêt de cars à Toulon pour que j’aille au lycée. La même
chose pour le retour.
- Passons aux sévices. La plainte fait état "d’esclavage
moderne". À quels travaux étiez-vous soumise ?
- Aucun. J’ai effectivement ramassé des feuilles mortes
devant la maison, pour me distraire. Quant à l'histoire du
chariot, j’ai suivi monsieur Mac Dowell pour découvrir un
terrain de golf. Tracter le sac, ranger les clubs, tenir le drapeau, me donnait le sentiment de participer.
Le magistrat pensa avoir fait le tour du dossier et laissa
planer un silence. Il restait deux questions cruciales. Maître
Bombardi tenta une démarche à l'arraché.
- Monsieur le Procureur, ce que nous avons entendu laisse à penser que la pauvre victime est atteinte du syndrome
de Stockholm (1) et qu’une expertise psychiatrique s’impose.
- Maître, n’allons pas trop loin. Je n’ai rien remarqué
d'incohérent dans les propos de mademoiselle Bentaya qui
(1) Syndrome de Stockholm : Propension d'otages à développer une empathie à l’égard d'un
geôlier, en cas de longue détention
262
reconnaît avoir fugué, encore que de façon mesurée. Cependant j'ai besoin d'éclaircissements sur divers points.
Il se tourna vers Kathy.
- Pourriez-vous, Madame, me dire qui est venu chercher
cette demoiselle dans la nuit du 22 décembre 2008, les
conditions du départ et motifs invoqués ?
La jeune fille blêmit. C’était une question qui ramenait
aux racailles et à son viol. On allait replonger dans l'horreur. La réponse l'interloqua.
- Deux jeunes gens se sont présentés à mon domicile.
Après avoir sonné, ils ont demandé à Leila de bien vouloir
regagner le domicile familial et ne plus fréquenter d’Américains, dont ils contestaient la politique au Moyen-Orient.
- Et qu’a répondu l’intéressée ?
- Qu’elle ne souhaitait pas partir avec eux, mais se pliait à
la charia, afin de ne pas poser problème.
- Merci, Professeur Mac Dowell, pour la clarté de votre
propos. Je pense n'avoir qu'une dernière question.
Il se tourna vers Leila, qui avait repris des couleurs.
- Vous êtes majeure. Bon anniversaire. Je m’adresse à
vous. Votre réponse sera déterminante dans la décision que
je vais prendre. Pour quelle raison avoir porté plainte ?
- Monsieur le Procureur, mes parents et moi-même, vous
présentons nos excuses pour ce temps perdu. Je retire ma
plainte, reconnaissant qu’elle n’est pas fondée et supplie
Monsieur et Madame Mac Dowell de pardonner les accusations dont ils ont été l’objet à la suite d'un malentendu.
Aïcha Bentaya, qui commençait à comprendre la tournure
des événements, se mit à hurler, pointant du doigt son défenseur.
- C’est lui, ce Bombardi, qui nous a fait signer le papier,
pour avoir des intérêts, l’image dans les journaux et écrire
un livre. Tout ça pour payer la facture du gaz.
263
Le pénaliste avait disparu dans l’encolure de sa robe. On
n’apercevait que ses yeux au raz du col et sa chevelure à
plat tout autour comme un nénuphar.
- Bon – Conclut le procureur, en l’absence de fondement
sérieux, je déclare l'affaire sans suite.
Il faisait nuit quand ils sortirent du palais. Bombardi fila
jusqu'à son véhicule, laissant en plan clients et adversaires.
Les Mac Dowell devait ramener leur conseil à Marignane.
De son côté, la famille Bentaya gagna l'arrêt du bus, sans
un mot. Une étincelle éclaira toutefois ce contexte glauque
quand les regards de Leila et Katy se croisèrent. Leur amitié était intacte.
Conjoncture Française quintupla son tirage. Les confrères poursuivirent l’enquête. Saint Anatolie ne désemplissait pas de reporters, désireux de trouver le fil d’Ariane.
Constatant qu'une entreprise coulait des plots béton en
quinconces devant l'entrée, un "Rouletabille" souligna que
ces ouvrages ressemblaient aux chicanes de la FINUL à
Beyrouth. Il ignorait qu’à l’intérieur les normes sécuritaires
avaient étrangement évolué. Les Sanatoliens, quant à eux,
se félicitaient de ce rebondissement propice à l'économie
locale. La supérette s’était remise aux sandwiches périmés.
Le patron du bar avait installé un tourniquet à cartes postales. Le washmatic de Marguerite Lespinasse ressemblait à
un hammam, des journalistes attendant sur place que leur
linge sèche. Les chambres affichaient "Complet".
264
Chapitre 32
Paradoxalement,
ce fut à La Glacerie que l’affaire fit le
moins de bruit. Parce que personne ne recevait Conjoncture
Française et que bien peu s'intéressait au contenu des journaux télévisés. Les flics n'ayant pas diligenté d'enquête,
Mokhtar estima l'affaire close. Pour l’instant, il était captivé par la nouvelle mouture de son business. Les Gomas
consistaient en d’énormes canots pneumatique fabriqués
par "Mast Pôle" et propulsés par quatre moteurs Yamaha
de 300 chevaux chacun. Ces monstres marins transportant
quatre tonnes de Chira par voyage, partaient de Nador au
Maroc pour s’échouer dans des criques du sud espagnol.
Cette technique permettait d'éviter le passage des douanes
portuaires. Des pick-up Nissan, capables de crapahuter à
pleine charge dans les sentes de falaises, faisaient la navette. Le "Go Fast" qui suivait, restait inchangé.
Sortant de chez lui, pour se rendre à une convocation de
"l'imam salafiste" marseillais, le trafiquant trébucha, rue
Pastoureau, dans la sébile du mendiant et se promit de le
faire déguerpir. À Marseille, il gara sa Porsche comme à
265
l’accoutumée, puis prit le métro. Depuis l’affaire du Semtex, aucun impair n’ayant été commis la raison de l'invite
restait inconnue. À l’étage, la doyenne l’introduisit avec sa
morgue coutumière. Il faisait froid et le bureau, aux persiennes mi-closes, était chauffé par un convecteur à bain
d’huile. L’arrivant se demanda, si l’imam passait sa vie
dans la pénombre ou fermait les volets pour solenniser les
entretiens. Suspicieux, le gangster jeta un coup d'œil, s’assurant qu’ils étaient seuls. Comme c’était le cas, le minipistolet 6,35mm sanglé à son mollet, n’aurait pas d’utilité.
Le maître de céans, coiffé d’une chéchia d’hiver et d’un
burnous, l'étreignit avec une affection particulière.
- Mon fils ! Qu’Allah te bénisse ! Prends place. Comment vont tes affaires depuis leur modernisation ? Tu as vu
la confiance que t'accorde "l’Organisation", en investissant
dans des Gomas.
Le "saint homme" bluffait. Les gros trafiquants utilisant
ce type de transport, l'aura de Mokhtar n'avait rien à voir
avec ces acquisitions destinées à se maintenir face à la concurrence. Ce dernier n'en fut pas dupe, mais s’abstint de réflexion.
- Nous avons triplé le chiffre d’affaires. Remercie qui de
droit.
La sirupeuse entrée en matière, du maître des lieux, présageait une demande spéciale. Elle ne se fit pas attendre.
- Bien sûr. D'ailleurs une mission prochaine renforcera la
preuve de ta reconnaissance.
- Ah ! Et que devrai-je faire ?
- Comme d’habitude, convoyer de la marchandise. Mais
la cargaison sera particulière. Ce seront des containers en
bois, propres à nos commanditaires. Cette opération aura
lieu début mars. Il ne s’agira pas de cannabis. Les caisses
seront rigides et difficiles à manipuler.
266
- Où aura lieu la livraison ?
- Dans une crique de la Costa Brava. Un navire mouillera au large. Repère le meilleur lieu, prévois un 4x4 et des
manutentionnaires. Tu devras doubler de vigilance.
- Quelle destination ?
- Les sous-sols de La Glacerie. Il va falloir aménager
trois pièces contiguës, en parpaings de 20, disposées de la
façon suivante…
Il esquissa trois rectangles, accolés, communiquant par
des portes. Le premier était une salle à manger équipée de
plaques chauffantes et d'une TV, le second un dortoir à lits
superposés avec des placards, plus un coin lavabo-tinette,
le troisième servirait d'entrepôt.
- Il est impératif que l’ensemble soit implanté dans une
zone discrète, accessible depuis un parking souterrain.
Mokhtar se gratta la tête. Il était possible de créer cette
installation, par jumelage de caves et obturation des portes
de couloir. Le local du Bloc-5 ayant servi à la "tournante"
se prêtait à l'agencement. Il y avait l’eau, l’électricité, et
l’état général n’était pas mauvais. Toutefois, l’intervention
de maçons serait nécessaire. Il en fit la remarque.
- Ne t’inquiète pas. Quand les lieux seront disponibles et
sécurisés, j'enverrai une équipe avec du matériel. À toi de
préparer le terrain.
- D’ici huit jours. Pas de problème.
- Tu as ma confiance. Les travaux terminés, je remettrai
les clefs aux occupants, avant la livraison des containers.
Le caïd de La Glacerie se garda de question, subodorant
la teneur du chargement et l'intention des acteurs, mais estima légitime de connaître sa compensation financière.
- Il ne s'agit pas pas de commerce. Quelle est ma part ?
- Ne t’inquiète pas "fils". Le montant habituel te reviendra, mais le secret doit-être total et tu en seras responsable
267
Mokhtar comprit que l’affaire était grave et le danger
proportionnel. Dans cette opération, il se trouverait entre le
marteau et l’enclume. Les risques consistaient à se faire
gauler pour transport d'armes ou être trucider par ses employeurs. Il ignorait, que le chef des futurs visiteurs était
l'auteur de la cicatrice qui zébrait sa main.
Le même jour, à Langley, au siège de la CIA, on frappa
à la porte de James Cramer. Une voix, assourdie par
l’épaisseur du vantail, intima l'ordre d'entrer à Ted Delmonti.
- Salut Ted, comment va ?
- Bien et toi ? Aussi crevé qu'il y a huitaine ?
En fait de fatigue, le dernier verre au retour de la soirée
du Navy Country Club eut bien lieu. Le lieutenant Carol
Dublin avait les attributs de Pamela Anderson, la souplesse
musclée de Bruce Lee et une tendresse absolue. Ils avaient
défoncé le lit, renversé un canapé trois places et cassé en
deux la table basse du salon. La jeune femme s’était avérée
une grande amoureuse, qui avait dû étudier dans les manuels d’orientation l’art de trouver son point G. Le lendemain, Cramer l'esprit ailleurs avait délégué sa tâche à son
jeune second. À son corps défendant, il était tombé amoureux, ignorant son sentiment partagé. Ce fut en dilettante
que Carol Dublin avait suivi ses cours du 9 janvier 2009.
- Merci, ça va. Quelles nouvelles ? L'imminence d'une
guerre bactériologique ou l’arraisonnement du Queen Mary
par les preneurs d'otages du Golf d’Aden ?
- Rien d’aussi banal. Juste l'analyse des photos du camp
Touareg de la commune d'Al Hudud Ash Shamaliyah.
- Ah ! Le tableau des gamins "toreros". Ça donne quoi ?
- J’ai ramé pour retrouver le nom figurant sur la feuille.
- Pour quel résultat ?
268
- Mouloud El Brahim n’est pas fiché comme terroriste.
Sa photo et son cursus ressortent d’un listing d’instructeurs
Baas. Réfugié en Syrie, il enseigne l’art de "zigouiller" aux
recrues du camp de T’all Bakir.
- Lui-même ne participe pas aux attentats ?
- Non. D'où la difficulté de retrouver sa trace.
- Quant au reste des inscriptions ?
- Les flèches suggèrent le périple d'individus, peut-être
kurdes, en direction d’Istanbul. L'inscription, Pseudo team
kemal, induirait un faux complot kémaliste. Après la Turquie, le groupe s'éclate pour se reformer sur Marseille.
- En un mot, c'est un coup tordu. Le type a été choisi
pour sa virginité terroriste et ses compétences de tueur ?
- Probablement.
- Pourquoi Marseille, comme point de chute ?
- Nous avons pensé à la sixième flotte actuellement à
Toulon, mais elle appareille sous quarante-huit heures.
- Il s’agit peut-être d’un plan à long terme. Le Président
se rend en Allemagne et Strasbourg, puis Ankara début
avril. Rien ne doit être négligé. Envoie les éléments concernant ce "Mouloud" aux services de la la DCRI (1). L'Europe à vingt-sept est une vraie passoire.
- Alors pourquoi poussons-nous l’adhésion de la Turquie ? La passoire va se transformer en tuyau.
- Ça, c’est une autre affaire. Il s’agit d’un calcul politicien pour conforter la position des Etats-Unis en usant au
choix d'un islam euro-turc ou moyen oriental.
- D'où la position négative de nombreux États européens,
et d'une partie du monde islamiste.
- Exact, mais la partie est loin d'être gagnée.
(1) DCRI : Direction Centrale du Renseignement Intérieur. Service de renseignements du
ministère de l'Intérieur français, issu de la fusion en 2008 des DST (Direction de la surveillance du territoire) et RG (Renseignements généraux). Le siége est au 84 Rue de Villiers à Levallois Perret 92.
269
Chapitre 33
Le
17 janvier 2009, les Mac Dowell se mirent sur leur
"trente et un". Le général avait endossé sa grande tenue,
Kathy une robe du soir. Le carton d’invitation prévoyait un
cocktail, suivi d’un dîner donné par le vice-amiral Dublin.
Pour gagner l'amarrage du Mount Whitney, il fallait longer
le port militaire. À19 h, la Phaéton se présenta à l'entrée de
l’arsenal. Le poste de garde était tenu par le planton habituel, assisté d'un homologue américain. Après les saluts réglementaires, les factionnaires s'enquirent de l’invitation,
papiers et badges des arrivants.
-Vous gagnerez la passerelle de coupée, sur votre droite,
mon général. Un ordonnance prendra votre automobile. Il
s'agira du Warrant Officer 2 th Newlord.
Cochant sa liste, le "sous-off "de la Navy ne put s'empêcher un sifflotement peu protocolaire.
- Veuillez m’excuser mon général. Dans l'émargement,
je note que votre voiturier a été désigné par le vice-amiral
en personne. Vous êtes entre de bonnes mains.
- Je le crois aussi. Merci Petty Officer.
270
La limousine s’éloigna sur le quai jusqu'au navire éclairé
comme une vitrine de grand magasin. La passerelle d’accès
était couverte d’un tapis rouge, encadrée de sous officiers
géants en uniforme blanc. Alors qu’il sortait de sa voiture
John fut accueilli par le responsable de sa voiture.
- Warrant Officer2 th Newlord, mes respects mon général, j’ai été affecté au voiturage de votre véhicule.
- Repos et merci. Voilà la clef. J’ai annulé le code digital
d’alarme.
Il lui tendit la carte magnétique faisant office de sésame.
- Le coffre s’ouvre de l’intérieur mon général ?
- Affirmatif.
John donna le bras à Kathy pour monter la rampe. Cette
courtoisie évita qu’elle ne l’interroge sur l’intérêt du voiturier pour la malle de l’automobile. Tom Dublin les attendait sur le pont inférieur. Faisant fi de l'étiquette, ils se
congratulèrent chaleureusement. Vers 22 h, après les mondanités et discours de circonstance les invités au cocktail
s’éclipsèrent, alors que 60 convives reçus à dîner, gagnaient la salle à manger. Au même moment, quatre ponts
en dessous, le WarrantOfficer2 th Newlord faisait ouvrir
une porte étanche surplombant la ligne de flottaison et débarquer deux lourdes caisses. Ces dernières furent logées
dans le coffre de la Phaéton. L'automobile avait été garée
perpendiculairement à la coque entre des containers disposés là "par hasard". L’opération ne prit que cinq minutes.
Après le café, l’orchestre de bord interprétant des blues.
John Mac Dowell et son beau-frère sortirent fumer un cigare au bastingage de la passerelle de commandement. Les
étoiles ponctuant le ciel venaient en prolongement des lumières qui criblaient les coteaux de l’arrière-pays toulonnais.
- J’ai apprécié la façon dont tu m’as contacté. Il y a des
271
"grandes oreilles" qui doivent plancher sur ce message. Je
me demande, comment tu utilises le Keyhole qui gravite
sur cette longitude.
- J’ai un complice qui est un savant Cosinus du captage
hertzien et il me restait des codes d'accès du Pentagone.
- Vu ta demande, vous avez un stand de tirs. Sauf à ce
que tu sois un nouvel Al Capone.
- Tu as raison pour le polygone...
Il lui raconta sa rencontre impromptue avec Bill Jefferson et leurs jeux de vieux gamins. Le vice-amiral ne put
s’empêcher de rire.
- J'ai obtenu la quasi-totalité de ta commande. Curieusement, ce sont les cartouches civiles qui m’ont causé le
plus de problèmes. Dans ces pays prohibitifs en matière
d’armes, il semble que seule la mafia soit servie. Enfin !
Les caisses sont dans ta voiture. Newlord vient de me le
confirmer par téléphone.
- Merci Tom, je savais pouvoir compter sur toi.
- Oh ! Tu sais, ce n'était pas très compliqué. À part ça, le
calme de ta retraite française ne te stresse pas trop ?
- Tu parles ! En guise de repos, depuis un mois, on joue
à fort Alamo. Kate s’est fait braquer au 357 Magnum, puis
nous avons été convoquée par un procureur pour enlèvement de mineure. Question quiétude on peut faire mieux,
mais ça occupe.
Tom Dublin tombait des nues. Imaginant sa soeur et son
beau-frère au calme d’une résidence sécurisée, il apprenait
qu’en réalité leur vie tenait plus d’un épisode de "24 heures
Chrono" que "L'herbe verte du Wyoming".
- Mais que s’est-il passé pour en arriver là ?
- L’origine nous incombe un peu. Tu connais ta soeur :
Le coeur sur la main, prête à porter secours. Ce fut le cas...
Ayant raconté les péripéties du sauvetage de Leila, John
272
en vint au remplacement de la Securitex par une milice interne, dont il assurait le commandement.
- En un mot, tu as retrouvé du boulot. Personnellement,
je trouve intéressant votre système de caméras et satellite,
mais pour deux cents hectares vallonnés, le matériel terrestre est ridicule. Si vos voyous reviennent ce sera en périphérie. C’est le principe de la seconde vague.
- J’en suis conscient, Tom. Mais nous n’avons pas le
droit d'avoir d’armes. Aussi, mon staff est limité au râtelier
de Bill Jefferson. Quant aux véhicules, on achètera un pickup Toyota.
Il y eut un silence, sur fond de clapot et accords de blues.
D’une pichenette, l'officier de marine expédia l’extrémité
rougeoyante de son cigare dans l’eau sombre de la darse.
- Shit ! Je ne suis plus à ça près. D'autant qu'il s’agit de
fournir à des compatriotes un moyen de légitime défense.
- Tu veux encore nous aider ? Et comment ?
- Ce sera "culotté", mais je suis à un an de la retraite. Tu
me signeras bien une décharge pour m’éviter le conseil de
guerre.
Il se mit à rire tant son plan paraissait incongru. John le
regardait dans la pénombre, bouche bée.
- Qu’est ce que tu mijotes?
- À chaque retour aux States, un garage du Harry S
Truman est bourré d’accessoires destinés aux cimetières
des Mojaves. En fait, cet armement est opérationnel, mais
nous le rapatrions dans le cadre du désengagement promis
par Obama. Ceci à l’avantage de satisfaire l’électorat et limiter le chômage en produisant du matériel neuf.
- Ça c’est de la politique. Par contre, je ne vois pas …
- C’est simple. Des Humvees en attente à Iskenderun disparaîssent régulièrement, d’autres tombent à la flotte depuis
les porte-containers. Ces pertes ne traumatisent pas l'admi273
nistration, le matériel perdu représentant une économie de
transport vers les "parcs de stockage".
- Ne me dis pas que tu me proposes…
- Si çà te va, je t'envoie un HMV chargé d'équipements.
- Ce n’est pas de refus, mais comment le faire passer ?
- Fin février, les Français organise un meeting pour fêter
sa réintégration au sein du NATO. À cette occasion des F16
et deux C-130 H (1), basés à Gaète, rallieront Salon-deProvence. Des avions de collections seront aussi présents,
dont un Dakota appartenant à un de tes voisins.
- Ah ! Le zinc de Mike Jordan. C’est un bijou, il est
comme neuf, mais, je vois mal que l’on puisse y transporter quoi que ce soit ...
- Tu rigoles "biffin", ce n’est pas mon intention ! Toutefois, j’aurai besoin de la participation active de ton "pote. Il
est OK comme type ?
- Sans problème, un baroudeur, doublé d'un as.
- Bien. Les lignes de mon plan sont les suivantes...
Il exposa comment le matériel nécessaire à l'autodéfense
de Pardaillac pourrait être livré. John écoutait, impressionné par l’audace de la stratégie.
- Génial ton plan ! D’ici le mois de février, tout peut être
en place. Mais, tu es sûr de ne pas t'exposer, old chap ?
- Ne t’inquiète pas boy ! Vu mes états de service, la Navy me doit cette entorse. Je ne suis pas à l'abri d'un con de
sénateur "lave plus blanc", mais qu'importe.
Il était minuit. Kathy et son mari furent parmi les derniers à se retirer. La Phaéton attendait au pied du navire.
Vingt minutes plus tard, la cargaison explosive était à demeure. Les espoirs de Bill Jefferson allaient être comblés.
(1) Hercules C- 130 H : (Lockheed) Très grand avion militaire de transport à atterrissage court.
274
Chapitre 34
Le
retour des Bentaya s'était déroulé dans une ambiance
glaciale, entrecoupée de grommellements du père et des
gémissements d'Aïcha. Arrivé au terminus des autocars, ils
avaient gagné le Bloc-3 sans un mot, têtes basses. Les
aboiements furieux du second étage ne firent même plus
frissonner Leila. Au contraire, elle eut aimé que les molosses, désintégrant le battant, la dévorent sur le palier.
Mais l'ouvrant tint bon et la jeune fille continua son ascension vers la sentence. L'ouragan éclata, dès le seuil de l'appartement franchi. Mustapha se jeta sur sa fille avec une
rare violence, la giflant au point qu'elle tombe. Il attrapa les
cheveux de l'infortunée et armé d'une canne l'entraîna jusqu'au séjour. Les vociférations paternelles étaient accompagnées des cris de la suppliciée et "you-you" maternels.
En connaisseur de feuilletons policiers, le tortionnaire mit
sa TV au maximum pour couvrir l'écho du différend. Ceci
fait, il roua de coups le corps de sa fille, accompagnant le
tout d'injures afférentes à la duplicité de la gent féminine.
En l'absence de Bachir, Camel apeuré se réfugia dans une
275
chambre, craignant d'être convié à ce viril lynchage. Aïcha,
rabrouée par son noble époux, hurlait des suppliques circonstancielles. Au second, les chiens tétanisés se turent.
L'immeuble sombra en catalepsie. À l'exception de celui
des Bentaya, les postes de télévision s'éteignirent. Le Bloc3 vivait en "live", la façon dont le paterfamilias du quatrième lavait son honneur.
Au sol, la jeune fille ne bougeait plus. Un filet de sang
s'échappait de son nez. Son oeil gauche portait une énorme
ecchymose. Estimant avoir terminé son travail rédempteur
et craignant la cour d'assises, le patriarche s'auto-persuada
que sa fille était tombée dans l'escalier. Prenant place face à
son émission du soir, il intima à sa "moitié" d'avoir à passer
un coup de serpillière. Cette dernière appela Camel pour
l'aider à hisser le corps sur un lit. Après avoir fait disparaître les traces de sang du salon, la moukère réanima Leila
qui respirait faiblement. Dans l'immeuble, la vie reprit son
cours.
Aux murmures venus de la chambre, Mustapha rassuré
quant à une mise en examen, réfléchit aux suites à donner.
Le rêve d'Aïcha d'avoir une fille diplômée, était de la foutaise au vu des factures et investissements de modernisation du salon. Le mariage de Leila à un barbon "friqué"
pourrait satisfaire aux besoins familiaux. Une vierge de 18
ans, était un capital non négligeable.
Ignorant les projets de son père et pensant avoir payé le
tribut de ses fautes, la jeune fille reprit sa scolarité, dissipant les "bleus" par des fards appropriés. La chose était
d'autant plus aisée que pour échapper à Rachid, elle portait
un niquab lui voilant le visage. De fil en aiguille, un semblant de vie reprenait, même si le cœur n'y était plus. La
souffrance et les humiliations avaient traumatisé la lycéenne, qui tenait grâce aux anti dépresseurs prescrits par
276
Kathy. Un mercredi, Aïcha pénétra dans la chambre de sa
fille. Assise sur le lit, elle resta silencieuse. Vu les simagrées de sa génitrice, l'adolescente craignit le pire. Elle
n'avait pas tort.
- Alors, jamila, ça va les études ? Tu as toujours de
bonnes notes à l'école ?
- Oui, pas de souci.
Sa mère, ne s'intéressant jamais à ses résultats, l'interlocutrice comprit qu'il s'agissait d'une entrée en matière.
- Et, tu t'habilleras comment, quand il fera chaud ?
- Ça dépendra, peut-être en jabloirs. Par contre, si vous
continuez à me martyriser, je passe à la burka.
- Ne t'énerve pas. Je voulais savoir si tu ne voulais plus
redevenir comme avant. Elégante, les cheveux en liberté,
ce maquillage aux yeux qui les rend si beaux…
- Arrête ! Tu veux que je sois jolie ? Toi qui as laissé ton
mari me rouer de coups. Ce taré du moyen-âge, juste bon à
regarder des émissions de télé. Sa race !
- On ne parle pas comme ça de son père…
- Je vais me gêner. S'il recommence, c'est moi qui vais
porter plainte pour coups et blessures.
- Il ne fait qu'appliquer les droits que lui donne la charia
sur les femmes de la famille.
- Préviens-moi avant la lapidation, que je t'aide à porter
les pierres dans ton caddy. Dis-moi plutôt pourquoi tu me
veux comme Adriana Karembeu, alors que je m'oblige à
respecter vos principes archaïques.
Aïcha, prise de cours, respira un grand coup pour rester
calme et annoncer la nouvelle.
- Nous avons une surprise. L'oncle Ahmed, un cousin de
ton père, qui a des magasins à Alger et une villa Pointe
Pescade, vient nous rendre visite.
- Et alors. J'en ai rien à battre. Prépare lui des loukoums.
277
- Il veut te voir ma fille. C'est un bonheur pour nous.
- Me rencontrer ? Ce pépé ne sait même pas que j'existe.
La voix de Leila tremblait. On allait au "clash".
- Ma perle, tu es majeure. En âge de te marier. L'oncle
est un beau parti. Si tu es gentille avec lui, peut-être…
- Que vous allez me vendre à ce vieux dégueulasse ?
- Ahmed n'est pas très âgé. Les soixante ans à peine. Tu
auras la fortune, une belle vie…
- Je ne veux épouser personne et sûrement pas un débris
lubrique, même couvert de dinars.
- Obéis à ton père ! C'est lui qui décide. Le fiancé viendra la semaine prochaine. Nous ferons une petite fête et tu
pourras même parler avec lui dans ta chambre…
- Le "fiancé" ! J'hallucine ! Vous avez magouillé ce truc
en douce. Je ne le verrai jamais. Tu m'entends, jamais!
Le ton était monté de plusieurs décibels.
- Arroua ! La bêtise avec les Américains, le tribunal, ton
père il veut bien oublier, si tu respectes sa décision.
- C'est quoi ce marché ? Qu'est ce qui vous pousse à ce
que j'épouse ce djez, probablement polygame ?
- Si tu deviens sa femme, nous pourrons payer le gaz et
changer la télévision. Avoir le poste plat, dont rêve Beba.
- Voilà ce que je représente pour vous. Un arriéré de factures GDF et un écran plasma !
Aïcha débordé mit un terme à la négociation.
- Leila, C'est voulu par les textes. Tu dois respecter les
volontés du père. Et puis, les filles d'Alger sont très modernes, grâce aux bienfaits du bon président Bouteflika.
Ahmed vient dans huit jours, je veux que tu sois chic.
Sur ce, elle sortit traînant les pieds, écrasée par ce que le
droit coutumier et son époux l'obligeaient à perpétrer. Derrière elle, la porte claqua à faire trembler tout l'immeuble.
Leila n'était pas attristée, la rage bloquant sa répugnance.
278
Elle serait passée par la fenêtre, si sa rage de vaincre et ses
anxiolytiques ne l'avaient retenue.
- Bon ! Ceux qui voulaient l'amener comme une génisse
au taureau, allaient en être pour leurs frais.
Le pire était en marche. Si elle accédait à la décision paternelle, son absence de virginité déclencherait un retour
contre remboursement. Son père n'aurait alors d'autre solution que de la tuer. Anticipant ce type "pépin", la jeune fille
avait prévu une parade. Vêtue d'un peignoir, elle partit
prendre une douche. Le temps serait peut-être compté dans
les 24 heures. Croisé, Bachir tenta de filer.
- Tiens Bache, mon cher frère. Tu vas bien ?
- Ouais.
- On t'a appris la nouvelle ?
- Non.
- Alors, je t'annonce mes fiançailles avec l'oncle Ahmed.
- Qui c'est ?
- J' sais pas. Comme toi. Quoi.
- Ah, bon !
- Il y aura une petite fête. Tu pourrais inviter Rachid.
- On ne se voit plus.
- Menteur, je t'ai aperçu dans sa caisse de Mickey, hier.
Tout en parlant, elle lui attrapa les cheveux.
- Aie! Tu me fais mal. Laisse-moi passer.
- Alors réponds. Le Rachid où il est ?
- En voyage d'affaires. Ça te va ?
- Un "bosseur" ton pote. Avec son chef sans doute ?
- Oui, je crois.
- Casse toi "faux cul" et ne t'avise pas de "travailler"
avec eux. C'est un conseil pour ton bien.
Un quart d'heure plus tard, allongée sur son lit en Lévis
et sweat-shirt, la jeune fille passa un coup de téléphone
d'une importance capitale.
279
- Allo. Bonjour Madame, excusez-moi de vous déranger.
Ici Leila Bentaya. Peut-être n'avez-vous pas souvenance de
moi… Ah, bon ! Merci. Voilà, je me permets d'appeler car
nous venons d'atteindre le point critique…
Au bout du fil, la voix rassurante posa deux ou trois
questions, auxquelles la lycéenne répondit avec précision.
- Le plus tôt, si ce n'est pas trop demander. Merveilleux !
Comment vous remercier ? D'accord, huit heures demain à
votre bureau. Merci encore.
Considérant les dés jetés, elle prépara une petite valise,
puis enfourna des manuels scolaires dans son sac de sport.
Vu l'affirmation de Bachir, l'absence de Rachid amenuisait
les risques de surveillance. Malgré son courage, un somnifère et de l'Urbanyl, Leila passa une nuit peuplée de cauchemars ponctués d'insomnies angoissées.
280
Chapitre 35
Le 20 février 2009, du
minaret de la Mosquée Bleue, un
muezzin psalmodiait son quatrième appel à la prière. Assis
sur les mosaïques du salon de la villa d'Istanbul, le commando écoutait les ordres de leur chef.
- Vous n’avez pas à connaître vos noms respectifs, ni
échanger de propos extérieurs à l'action. Maintenant, chacun aura un numéro matricule turc, assorti d’une lettre anglaise. Partant de la gauche il désigna du doigt un barbu,
vêtu d’une gandoura et chaussé de sandalettes.
- Bir-B (1)
Il lui fit répéter et demanda à chacun de mémoriser les
visages correspondant aux appellations codées
- Iki-C (2), Üc-D (3), Dört-E (4), Bes-F (5), Allti-G (6), Yedi-H (7) ,
moi je suis Sifir-A (8). Employez ces numéros même hors
travail. En opération les matricules devront être complets
pour tous contacts aveugles ou radios. Un code erroné induira une difficulté. Ils s'exercèrent à se reconnaître, puis le
(1) Bir-B : Un-B (2) Iki-C : Deux-C (3) Üc-D : Trois-D (4) Dort-E: Quatre –E (5) Bes-F :
Cinq –F (6) Alti-G: Six-G (7) Yedi-H : Sept-H (8) Sifir-A : Zéro-A.
281
chef continua.
- Pour l’infiltration, vous devez avoir une apparence occidentale. Cheveux courts, pas de barbe, juste un collier
bien taillé, chemises en nylon avec cravate, vestes chaudes,
imperméables, souliers. Des passeports visés, vos titres de
transports, vêtements et valises sont dans les chambrées.
Vous aurez des euros pour payer les dépenses courantes.
Apprenez les patronymes de vos papiers. Pas de question ?
Une voix s’éleva.
- Et les armes, le matériel ?
- Tout sera sur place. Nous aurons un mois pour reconnaître le terrain, appréhender les cibles et passer à l’action.
Essayez vos affaires et dormez. Premier départ demain matin. Une fois en Europe vous voyagerez par le train. Je
vous réceptionnerai à Marseille.
Mouloud El Brahim, alias Sifir-A, devait suivre les ordres
au pied de la lettre. Leur rôle consistait trucider une poignée de retraités Américains, puis filer sans se faire "gauler". À 10 h le lendemain, rasé et vêtu en businessman, IkiC, embarquait sur un vapur (1) du Bosphore pour gagner
Thessalonique-airport. De là, il s'envolerait vers Francfort,
puis gagnerait Marseille via Paris. Les départs s'étalèrent
sur trois jours. Le chef décolla d’Istambul-Atatürk pour
Roissy et rallier la cité phocéenne en TGV afin de vérifier
les mises en place des structures.
Le 21 février un homme d'affaires arrivant de
Turquie,
franchissait le contrôle de l'aéroport Charles de Gaulle. Le
CRS de garde, bien qu'estimant le passeport conforme, plaqua le document sur la vitre d'un scanner de comptoir avant
de le restituer. Le voyageur remercia et passa le portique.
Tirant sa valise à roulettes, il prît la direction des RER pour
(1) Vapur : Bateaux navettes du Bosphore
282
Paris. Malgré le temps perdu Mouloud préférait prendre un
TGV Gare de Lyon, échappant ainsi à la vigilance des caméras du Terminal 1-Val.
Vers 17 h, la DCRI (1), rue de Villiers à Levallois-Perret,
reçut en PDF la copie du passeport d'un certain Bülent Terzioglü, pourvu d'une photo de l'instructeur irakien moustachu. Le cliché fut soumis aux ordinateurs qui émirent une
conclusion, ignorée pour cause de week-end.
Dans la nuit, le voyageur sonna au quatrième étage d’un
immeuble de Marseille. L’imam l'attendait et après les salamalecs l'informa des dispositions prises. En attendant les
arrivées, Mouloud El Brahim logerait dans l'appartement
marseillais. Son hôte avait loué à son attention un petit 4x4
Renault, aux vitres fumées. Sous le bloc-5 de La Glacerie
trois maçons avaient dressé de la cloison parpaings et posé
des huisseries métalliques. Le mobilier était en place, bénéficiant même d'un coin équipé de bancs et haltères.
À la DCRI, le 24 février 2009, le commandant Hugues
Condamine, prit connaissance d'un recoupement issu du fichier Cristina (2). Les ordinateurs avaient fait le rapport
entre une photo adressée en janvier par la CIA et celle d'un
Turc entré en France durant le week-end. Il appela le capitaine, signataire du bordereau. Un instant plus tard, Françoise Gillois, belle brune, aux yeux bleus agrandis par des
verres de lunettes à fines montures, prenait place.
- Bonjour capitaine. Je viens de lire le topo concernant le
passage à Roissy d'un certain El Brahim, alias Terzioglü.
Que contient la note de la CIA ?
- Pratiquement rien. La photo du "gus" et son cursus. Il
s'agit d'un ancien des forces spéciales Irakiennes. Installé à
(1) DCRI : Direction Centrale du renseignement intérieur. (2) Cristina : Centralisation du renseignement intérieur pour la Sécurité du territoire et les intérêts nationaux. Fichier informatique spécifique.
283
T’all Bakir depuis la chute de Sadam Hussein, il enseigne
l'art de "zigouiller" dans un camp d'entraînement. Langley
nous suggère de surveiller ses agissements.
- C'est maigre. Mais, il s'agit de toute évidence d'un "enfant de chœur"…
La jeune femme releva la tête, ajustant une mèche descendue sur son front. Condamine ne put s'empêcher de
penser qu'elle avait un très joli sourire.
- Comme vous dites. C'est parce qu'il ne fait l'objet d'aucun mandat de recherche que la PAF l'a laissé passer.
- Nous avions pourtant sa photo et un avis de la CIA.
- Les Américains nous inondent de portraits d'hommes
barbus. Quant à la police aéroportuaire, elle n'a pas accès à
nos fichiers informatiques.
- Je sais. Malheureusement la réorganisation des Services fusionnés n'est pas une petite affaire. Nous avons encore du travail en matière de communication.
- À décharge, la CIA n'a pas été prolixe quant aux intentions du sieur El Brahim.
- Maintenant, nous sommes fixés. Ce type mijote quelque chose. Le fait qu'il ait changé d'identité et abandonné
son collier de barbe au bénéfice d'une moustache.
- Curieux cette obligation d'arborer du poil sur le visage.
Il aurait pu tout raser, ça aurait été plus efficace.
- Tant mieux, ça nous donne un repère. En l'état actuel
l'unique moyen de le retrouver dépend d'une correspondance aérienne et des caméras Val de Roissy.
- Je lance une procédure d'urgence ?
- Oui. Obtenez les listings des passagers aux départs de
chaque vol intérieur. Epluchez les vidéos des parkings, stationnements et navettes d'aéroport. N'oubliez pas les terminaux RATP et SNCF. Il a peut-être pris un taxi ou le Val
pour rallier les TGV de Massy-Palaiseau.
284
- On prévient la CIA ?
- Pas tout de suite, je veux d'abord un résultat quant à la
localisation. Si ce "mec" a eu l'astuce d'entrer dans Paris,
nous ne sommes pas près de le retrouver.
Une fois sa collaboratrice sortie, le commandant resta
songeur. L'attitude de Mouloud El Brahim augurait une
magouille en Europe. On aurait pu adresser sa photo à Interpol, mais pourquoi faire ? Il fallait d'abord "loger" l'individu et ses contacts pour comprendre le mécanisme d'une
éventuelle opération. L'officier ignorait que cette dernière
était plus qu'engagée. Un mail à Langley aurait clarifié la
situation, mais les Services gardent toujours une part
d'information. Ainsi, Cramer pécha en "oubliant" les inscriptions de la vue satellite et Condamine se priva d'un
morceau de puzzle en "taisant" le passage du suspect à
Roissy. Ces mesquineries permirent au commando de s'installer en toute quiétude. Ainsi à Marseille, les caméras de la
gare Saint Charles enregistrèrent 10 jours durant, sans que
l'on s'y intéresse, les tribulations d'un grand moustachu.
L'individu réceptionna des voyageurs aux TGV des 24 février au 2 mars 2009. D'aucun aurait pensé à un colloque
d'handicapés, ces voyageurs basanés et moustachus souffrant tous de claudication.
Quand
il arrivait en Kangoo, avec ses passagers, aux
abords de La Glacerie, El Brahim appelait Mokhtar pour
être assuré d'une voie exempte d'obstacle.
Il n'y avait pas eu de rencontre entre les deux hommes.
Seul, l'imam savait qui était le chef du commando, mais le
trafiquant avait reconnu la voix du pourfendeur de sa main.
Il s'était gardé d'en faire état, lever l'anonymat d'un tel visiteur valant arrêt de mort.
La planque des sous-sols était opérationnelle et les hom285
mes s'installaient au fur et à mesure des arrivées. Leur premier réflexe consistait au retrait des chaussures dont on les
avait affublées. Une forte odeur de pieds satura vite l'atmosphère confinée, mais cette puanteur fut sans incidence
auprès des occupants, lesquels vivaient pour la plupart dans
des mechtas dont la pièce unique communiquait avec le local à biques. On distribua des treillis camouflés et paires de
Pataugas. Une cagoule noire complétait l'équipement. Le
commando en place, Mouloud fixa le planning.
- Les dix prochains jours seront destinés à la reconnaissance. Nous ferons le tour de l'objectif. Je filmerai les
points importants. Une fois les détails assimilés, on passera
aux exercices nocturnes. Avant trois semaines, vous devrez
connaître les abords comme votre propre terre. Des questions ?
- Et à l'intérieur ?
- Le problème est moindre. Il s'agit d'une résidence avec
des rues éclairées et des chemins piétons. Pour repérer les
objectifs vous disposerez de plans.
- Comment ferons-nous pour passer les clôtures ?
- La première rangée est électrifiée. À 10 h 30, un de nos
frères coupera le transformateur durant quatre minutes.
Cette rupture permettra de sectionner les fils puis rétablir le
circuit avec un connecteur modulaire. Une fois dans l'enceinte, nous attendrons le moment du sommeil profond
pour intervenir. La première reconnaissance aura lieu demain. Je partirai avec Bir-B et IKI-C. Les autres resteront
ici. Nous agirons ainsi chaque jour à tour de rôle. L'ultime
semaine sera destinée à la manipulation du matériel.
286
Chapitre 36
Après trois semaines de soins, Cédric et Mirko, voleurs
motocyclistes et victimes des "tontons macoutes" (1) de Désiré Yokouné, sortirent de l'hôpital. Ils furent déférés au
tribunal pour participation aux échauffourées du 19 novembre 2008. Rien ne concernait le vol de la moto du brigadier Delattre, la CRS locale ayant préféré étouffer l'affaire. Étonnés, les deux énergumènes se virent donc sermonner par un juge qui leur expliqua combien il était "vilain" de participer à des émeutes et se battre entre bandes
rivales. À ce sujet, leur avocat commis d'office souligna
que l'état des corps tailladés tenait plus de l'agression que
d'une rixe. L'expertise médicale corroborant la thèse, le
magistrat retint l'argument. Les casiers judiciaires des galopins ne comportant qu'une vingtaine de condamnations
pour vols sans violence, on leur conseilla d'éviter les mauvaises fréquentations et trouver un travail autre que le chapardage. Ce fut donc blanc comme neige, que le Breton et
son ami Serbe retrouvèrent la liberté. Le moral n'était pas
(1) Tontons Macoutes : référence aux sbires de la dictature Duvalier, en Haïti.
287
au beau fixe, car ils rencontraient un problème. L'impossibilité de retourner à La Glacerie, les empêchait de récupérer le matériel indispensable à pérenniser leur taff. Certes,
ils avaient des économies planquées dans un cabanon côtier, mais insuffisantes à couvrir la prise à bail d'un atelier
et l'achat d'une panoplie de mécanos. Ces deux garçons
avaient toujours fait face. Seuls les hasards de la vie
avaient causé leur marginalisation. Le père de Cédric était
"taulard" pour avoir massacré son épouse avec un tesson
issu d'une crise éthylique. Quant au géniteur de Mirko, il
avait quitté la France oubliant conjointe et progéniture. Par
vengeance sa femme s'était "mise" avec un Kosovar. Du
coup, les deux gamins grandirent abandonnés. Placés par la
DASS comme apprentis mécaniciens, ils sympathisèrent
par passion pour les moteurs et le sentiment que la vie entre
hommes était plus simple à gérer que la mixité. Un jour,
s'estimant exploités, ils disparurent. Ayant dégoté un abri
dans une calanque, le duo commença par chaparder des
mobylettes, puis montèrent l'échelon des cylindrées jusqu'au 700 cm3.
Leur occupation d'un local à La Glacerie étant gelée du
fait de leur bévue, tout était à refaire. Aussi, traînaient-ils la
savate dans les rues toulonnaises, en quête d'une solution.
Rachid Hadjeb ayant pris du galon, pilotait maintenant
un 4x4 de transport. Le dernier voyage Carthagène-La Glacerie s'était déroulé sans histoire, sauf une variante à l'aller.
Laissant sa nouvelle Mercedes et l'ensemble de l'équipe à
Denia, Mokhtar avait prit place dans le Nissan de Rachid.
À l'aide d'une carte IDEE (1) et du GPS il fit prendre au conducteur les chemins de Cap La Nao, jusqu'à une falaise
dominant l'onde. Ignorant la célèbre découverte de Galilée,
(1) IDEE : Équivalent Espagnol de l'IGN en France.
288
Rachid eut l'impression d'arriver au bout de la Terre. On ne
voyait que le gris du ciel se confondant à celui des flots.
C'était magnifique et terrifiant.
- Où allons nous ? – S'inquiéta le vaillant pilote, plus accoutumé au bitume qu'aux vols spatiaux.
- Téma bouffon. À compter cette seconde, tu enregistres
tout ce que je dirai de faire…
- Mais…
- La "ferme" ! Aujourd'hui, on fait le repérage d'une future mission. Si tu tiens à ta peau, il faudra oublier quand
ce sera fini. Comme si rien ne s'était passé. Compris ?
- L'antésite, quoi ?
- L'amnésie pour être exact. Exécute comme un robot et
mémorise.
Après avoir longé un précipice, le navigateur occasionnel signala au pilote d'avoir à passer en 4x4 "lock". Ils empruntèrent une sente vertigineuse et caillouteuse qui piquait
vers les flots. Le pick-up, freiné par son gros moteur, descendit au pas jusqu'à une petite crique de galets.
- Maintenant, tu repositionnes la boîte en 4x2 pour faire
demi-tour et mettre le "cul" vers les vagues.
Libéré du blocage de différentiel le Nissan retrouvant sa
souplesse, effectua la manœuvre malgré les cahots des gros
cailloux ronds.
- C'est tout bon. Recule un tout petit peu. Top !
Mokhtar descendit, évalua la distance séparant la benne
du rivage et inspecta d'un regard circulaire la roche ocre des
falaises. Le haut des pentes abruptes formait un surplomb
qui cachait les lieux. L'endroit était idéal pour la livraison
prévue. Satisfait, il reprit sa place.
- On repart, tu reprends le raidillon en " lock intégrale".
- Tu parles ! C'est raide, mais avec son bourrin, cette
caisse peut monter en 4x2.
289
- Ta race ! Fais ce que je dis. La prochaine fois, l'arrière
sera chargé. Il faut que tu sois conditionné à cette situation.
Le Nissan Navara grimpa au ralenti la partie escarpée.
Plus un mot ne fut échangé. À Denia, le caïd donna ses
ordres avant de regagner sa propre voiture. Les Gomas furent à l'heure. La nuit même, le convoi des trafiquants prit
le chemin du retour.
Cet épisode perturba Rachid qui se demandait à quelle
mission il allait être mêlé, la distance entre le Maroc et la
crique étant trop importante pour une livraison par Gomas.
Du coup le séducteur abandonna pour un temps ses infructueuses approches amoureuses. Sortant du magasin "Celio",
il tomba nez à nez avec Cédric et Mirko qui déambulaient
Centre Mayol. Rachid ne connaissait que vaguement leur
aventure et pensait comme beaucoup, qu'ils avaient été tabassés par des CRS à cause d'un vol de meule.
- Sortis de l'hosto ? Vous vous êtes arrachés ?
- Oh ! Rien de passionnant l'affaire. Pour nous c'est galère, quoi.
- Sûre, vous me faites trop tiep (1). On va se prendre une
mousse à la brasserie belge. J'invite.
Installés au "Café Leffe", les gamins évoquèrent l'impossibilité de récupérer les outils laissés à La Glacerie.
- Avec ton influence, tu pourrais nous aider à récupérer
nos clefs et postes à soudure – demanda Mirko prenant le
ton gémissant qu'adoptent parfois les Baltes pour simuler
une gratitude anticipée.
- Quelle influence ? C'est quoi cette salade ? Je n'ai rien
promis – Répliqua Rachid, qui commençait à piger que ces
"mecs" devaient être dans le collimateur de Mokhtar.
Mort de trouille à la pensée d'avoir été vu en compagnie
(1) Tiep : Pitié.
290
de ces pestiférés, il mit 10 euros sur la table et se leva.
- Pas de malaise, c'était au cas où. Prends notre numéro.
On n'oubliera pas si tu peux nous aider…
À contre-cœur, le pilote de Go fast mit le bout de papier
dans sa poche, se jurant de l'abandonner au premier caniveau venu et tourna les talons.
Fin février, l'imam fit savoir au trafiquant que la livraison aurait lieu le 2 mars 2009 à 22 heures. Il avait adressé
aux livreurs les paramètres de la crique choisie. Mokhtar
avait établi un plan de travail. L'opération ne nécessitant
qu'un véhicule de transport, la Mercedes ouvrirait la route
et Rachid suivrait avec le Nissan en Blue-Tooth pour se
passer de navigateur. Seul un point n'était pas encore résolu. Ayant convoqué son âme damnée pour l'ultime briefing,
ils firent le tour des préparatifs.
Conformément aux ordres Rachid écouta en silence, tripotant un paquet de Peter Stuyvesant. À la fin de la réunion,
alors qu'il quittait le bureau, Mokhtar lui fit remarquer que
quelque chose était tombée de sa poche. Se retournant,
l'interpellé reconnut au sol le bout de papier des cinglés de
la motocyclette et se sentit mal à l'aise.
- Ah ! Oui. C'est peut-être à moi. Enfin je ne sais pas…
L'hésitation de Rachid et sa mine apeurée n'échappèrent
pas à la sagacité du caïd, rodé à se méfier de tout.
- Arroua, c'est quoi ? On dirait que ça te brûle les doigts.
Le silence embarrassé de l'interpellé était à lui seul
l'aveu d'une magouille.
- J'espère que tu ne me caches rien.
- Non, non, parole. C'est juste un numéro. Celui de ma
copine, je crois.
- Ah! Ça y est. Tu as fini par conclure avec la meuf qui
te fait "bander" à distance.
291
- Oui, enfin non. C'est pas la même.
Les choses étaient mal parties pour Rachid emberlificoté
dans ses propos.
- Ton affaire pue le mito (1). Tu es zarb (2) pour un simple
bout de papier. Donne-le-moi, je vais appeler pour voir. Si
c'est une racli (3) au bout du fil, tu es blanchi.
En matière de couleur, Rachid était plutôt verdâtre. Pris
au piège, il pensa qu'il valait mieux tout déballer.
- Ce n'est pas la peine, je suis teubé (4), les derniers
voyages m'ont grave fané (5). Maintenant je me souviens…
- Zyva tu m'vénères (6) avec tes embrouilles. Balance.
C'est quoi ce portable ?
Alors, pleurnichant, Rachid narra sa rencontre avec
Cédric et Mirko et l'insistance mise à lui fourguer un numéro de téléphone.
- Trop ! Déjà sortis de l'hosto ces bouffons. Où ils perchent, que je leur explose la cheutron (7) ?
Tout en pestant, le gangster sortit un pistolet Beretta 92
SBC de son bureau. Rachid croyant sa dernière heure arrivée, tomba à genoux.
- Lève toi "larve", tu ne mérites même pas une "praline"
entre les yeux. J'avais prévenu les taffioles (8) de leur sort à
la première connerie. L'adresse ?
- J'sais pas. Juste ce numéro de téléphone.
Il y eut un silence. Mokhtar après réflexion, rangea
l'arme dans le tiroir. Apparemment remis de sa colère, il
expliqua d'une voix qui se voulait posée.
- Dans le fond, ce ne sont que des jeunots et ils ont été
punis de leur "couillonnade". Qu'est ce que tu en penses ?
- Comme toi. Quoi.
- Bon. Dis leur que j'accepte de passer l'éponge et qu'ils
(1) Mito : mensonge. (2) Zarb : bizarre. (3) Racli : fille. (4) Teubé : idiot. (5) grave fané :
épuisé (6) Zyva tu m'vénères : Nom de Dieu, tu me gonfles. (7) Treuchon: Tronche. (8) Taffioles : Homosexuels
292
récupéreront leur matos à condition d'être disponibles si j'ai
besoin d'eux. Donnant, donnant, comme dirait Sigoulène.
Compris ?
- Oui, oui… – Répondit Rachid, qui n'avait pour souhait
que satisfaire un besoin urgent provoqué par la frayeur.
Faisant un demi-tour digne d'Holiday on Ice, il referma
la porte et s'éclipsa en quête de water-closets, avec la démarche d'un mannequin de haute couture.
Ce fut deux jours plus tard, que Cédric et Mirko apprirent
leur bonne fortune. L'absolution, même conditionnelle, octroyée par le chef de gang, était inespérée. En attendant de
récupérer leurs outils, ils se mirent à la recherche d'un atelier discret et finirent par dégoter la perle rare. La chance
était enfin de leur côté.
293
Chapitre 37
Vers
6 heures, dans la brume du 26 février 2009, une
ombre traversant La Glacerie, gagna un arrêt de bus jouxtant l'échangeur. Couverte d'un jilbab sombre, auquel s'accrochaient les perles d'un givre matutinal, la silhouette fantasmagorique présentait une étrange difformité. Celle-ci
était due à la petite valise que Leila portait sous sa pelisse.
Des lumières commençaient à s'allumer aux fenêtres, mais
hormis quelques adultes partant au travail, il n'y avait âme
qui vive à l'extérieur. Les jeunes prenaient en général le car
de 8 h. Dans son bus au trois quart vide, la jeune fille fit un
voyage sans problème. Les bouchons ne s'étant pas encore
formés, le trajet lui parut presque trop court pour s'autopersuader une dernière fois du bien fondé de son action. Le
passage de l'huis à soufflet lui donna la sensation d'un saut
en parachute dans l'immensité du vide. Arrivée à l'accueil
du lycée avant l'heure de la rentrée, elle sonna, soucieuse
d'un concierge souvent mal embouché. Effectivement, le
préposé affecté par la rupture fortuite de son petit-déjeuner,
fit une arrivée plus que ronchonne.
294
- C'est pourquoi ? L'établissement ouvre à huit heures et
demie. Ici ce n'est pas l'hôtel du Cheval Blanc !
Comme il allait refermer son guichet, la lycéenne prit
son courage à deux mains, cette rebuffade risquant de briser sa fragile décision.
- Excusez-moi, Monsieur. J'ai rendez-vous avec Madame Monestier qui m'a demandé d'arriver tôt, car elle doit
se rendre à Nice en début de matinée.
- En ce cas, je vais voir si elle est là. Ton nom ?
- Bentaya. Leila Bentaya.
- Attends un moment, je reviens.
L'homme quitta sa loge d'un pas mollasson traduisant la
qualité de sa nuit ou un état dépressif avancé. Au bout de
dix minutes le portier électrique grésilla, annonçant l'ouverture de la gâche. Poussant le portail, Leila se précipita à
l'intérieur, comme elle aurait franchi, en son temps, le mur
de Berlin. Paradoxalement, la sonorité des grilles d'acier se
fermant dans son dos lui donna un sentiment de liberté.
Elle était dans les lieux. Le campus paraissait d'autant plus
grand, qu'il était quasiment inoccupé. Quelques athlètes
matinaux s'entraînaient sur le stade central. Au fond, les
vitres des gymnases étaient éclairées. Depuis son guichet,
l'appariteur l'interpella.
- Elle t'attend. Tu connais le chemin ?
- Oui, pas de problème. Merci beaucoup, Monsieur.
L'homme eut l'air interloqué, d'une telle réponse.
- Mais de rien ! Toi au moins, tu es polie. Ça fait plaisir.
Si tu as besoin de quelque chose, n'hésite pas à me le demander. Bon courage.
Sur ce, il ferma la baie de son bureau avec un triste sourire. Sa situation de passage obligé pour les élèves du secondaire, lui valait régulièrement d'être injurié ou moqué.
Les remerciements de la lycéenne l'avaient touché. Cette
295
dernière longea une allée pour accéder aux bâtiments administratifs. Dans les couloirs, des employées terminaient
de passer le lave-pont. Son cœur battit la chamade au moment de toquer à la porte. Un dernier doute l'assaillit.
- Etait-ce le bon choix ? Quelles allaient être les conséquences ? Sa vie passait son temps à basculer.
- Les dés sont jetés – Pensa-t-elle en tournant la poignée.
Madame Monestier n'était pas seule. Le chef d'établissement se tenait en bout de table.
- Bonjour, Leila. Entre et assieds-toi. Monsieur le Proviseur a eu l'obligeance d'appuyer notre démarche.
Intimidée par le formalisme, la jeune fille tremblante retint une larme. Voyant son trouble, l'assistante sociale prit
les devants.
- Rassure-toi, nous ne revenons pas sur ta demande, mais
il est normal que des dispositions soient prises, tant vis-àvis de l'administration que des tiens. Tes parents doivent
connaître la teneur de ton choix scolaire.
- Que va-t-il se passer ?
- En tant que boursière, tu as sollicité une place en internat pour préparer ton bac dans des conditions meilleures
que celles existantes. Comme tu es bonne élève, j'ai soumis
ta demande à la direction du lycée, qui a fait le nécessaire
auprès des autorités de tutelles…
Le proviseur prit la parole. C'était un grand type sympathique, les cheveux châtains clairsemés. Son regard reflétait
l'intelligence et l'humanité.
- Tout d'abord, apprends que c'est surtout la chance qui a
répondu à ton souhait. En effet, faute de place, nous ne
prenons jamais d'interne en cours d'année. Or, une pensionnaire vient de quitter le lycée pour suivre ses parents à
Djibouti. Tu peux donc remercier le sort. J'ai étudié ton
dossier. Ta situation boursière couvre la totalité du coût
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d'études et de logement, mais il y aura quelques frais annexes…
- J'ai trois sous d'économie qui devraient faire le lien.
- Décidément, tu es une fille courageuse. Toutefois, pour
compléter ton pécule, je te propose d'assurer le soutien
d'élèves de seconde en fin d'après-midi.
Ces actes de prévenance touchèrent Leila, droite sur sa
chaise, valise et sac à ses pieds. L'assistante sociale reprit
- De mon côté, j'ai prévenu la direction de la "DDASS".
Le proviseur, estimant que sa présence n'était plus opportune, se leva et mit une main sur l'épaule de son élève.
- Bienvenue au pensionnat. J'espère que cette initiative
sera assortie d'une mention qui "boostera" ton entrée universitaire. Présente-toi à la responsable des chambres, elle
est au courant de ton arrivée.
Une fois le directeur sortit, madame Monestier continua.
- Il faut que les choses soient claires. Ta demande a été
agréée pour favoriser ta scolarité. Le reste de ce que tu m'as
confié ne peut être pris en compte par l'Education Nationale. Tu es majeure. Si ton père s'obstine à un mariage forcé, il faudra en référer à la justice. Pour l'instant, afin d'éviter les quiproquos, j'ai signalé aux services sociaux de la
police ta situation d'interne. Ainsi, tu n'as pas disparu, si tes
proches s'inquiétaient de ton départ.
Un grand pas avait été franchi. Cet intermède de quatre
mois avant son bac était une bouffée d'oxygène et une entrave aux idées matrimoniales paternelles. L'entretien terminé, la pensionnaire prit possession de sa petite chambre,
alors que les grilles du lycée s'ouvraient aux externes.
Comme
elle était analphabète, Aïcha demanda à son
plus jeune fils de lui lire le mot trouvé sur l'oreiller de Leila. La pauvre femme craignant le pire, était assise à la table
297
de cuisine. Camel, prit son souffle pour se concentrer
sur la lecture.
Chère Maman,
Pour vivre convenablement dans le monde actuel, il faut avoir un minimum de connaissance et des diplômes. Tu sais que j'aimerais devenir médecin, être autonome et réaliser ma vie comme je l'entends.
Peut-être ai-je des ambitions un peu hautes, mais qui ne tente rien,
n'a rien. Vous êtes en admiration devant certains joueurs de football incultes et un bouffon grotesque, qui se font de la "tune" avec un
ballon ou de lamentables pitreries. Vu leur niveau intellectuel, ils ont
eu autant de chance que de mérite. Un peu comme au loto. Ce ne sont
pas des exemples à suivre pour tes fils, il y a d'autres voies, plus
anonymes mais autrement nécessaires à la société (enseignants, avocats, médecins, ingénieurs, ouvriers spécialisés) C'est vers ces métiers qu'il faut pousser Bachir et Camel et ne pas les laisser rêver
d'argent facile. Pour ma part, je veux obtenir mon baccalauréat,
faire des études supérieures. La vie à La Glacerie ne s'y prêtant plus,
j'ai obtenu d'être admise en internat. Finis les allées et venues en
autobus, les distractions et autres projets matrimoniaux. Si vous
avez des doutes, téléphonez à l'assistante sociale ou à la direction du
lycée. Vous me manquerez un peu, mais je dois avant tout préparer
mon avenir.
Gros baisers de Leila.
La fatma se fit relire le message, demandant quelques
explications. Alors, ayant tout compris, elle se mit à hululer, tête posée sur le plateau de bois plastifié. Son désespoir
résultait moins du départ de sa fille qu'elle savait en sûreté,
que de prévenir son époux d'un "couac" dans la transaction
avec le cousin Ahmed. Il fallait agir vite pour annuler sa visite, espérant qu'il n'ait pas viré la dot (1). En effet, le CCP
des Bentaya étant débiteur, ils seraient incapables de rembourser. Le "conseiller financier" de La Poste appelait sans
relâche pour une régularisation et ne lâcherait pas un centime.
(1) Dot : En Afrique, biens donnés par le prétendant à la famille de la future épouse
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Le soir, alors que Leila aménageait sa chambrette de
pensionnaire, l'ambiance était houleuse au quatrième étage
du Bloc-3 de La Glacerie. Profitant d'un interlude, Aïcha
révéla courageusement à Mustapha la dernière trouvaille de
leur fille. Le sieur Bentaya se mit dans une effroyable colère, battant son épouse comme plâtre, prêt à tout casser,
hormis la télévision. Un tel affront ne pouvait se laver que
dans le sang. Il s'empara d'un couteau de cuisine et se dirigea vers l'échangeur, suivi par ses fils et les "you-you" de
sa femme. Son intention était de gagner le lycée, mais il réalisa ignorer jusqu'au nom de l'établissement. Errer la nuit
dans Toulon un couteau d'Aïd el-Kebir (1) à la main, équivalait à se retrouver au poste. Pour ne pas perdre la face vis-àvis des spectateurs agglutinés aux fenêtres, le bafoué fit
volte face et se précipita en direction des siens. Une coursepoursuite s'ensuivit. Heureusement, un groupe de jeunes
gens plaqua le forcené. Celui-ci, faisant mine de lutter, dirigea l'arme vers son abdomen, mais se souvenant ne pas
être d'origine japonaise, arrêta son geste fatal. L'ayant désarmé, les sauveteurs maintinrent le malheureux sur un muret pour calmer son courroux. À 22 h, l'honneur étant sauf,
Mustapha décommanda le cousin Ahmed, qui n'avait pas
viré un sou, et s'installa pour regarder sur Canal Algérie
son désopilant Dzair Show (1) hebdomadaire. Après s'être
entretenue avec le voisinage, Aïcha tenta discrètement
d'avoir Leila au téléphone, mais en vain. À l'internat, les
"portables" étaient éteints à 22 heures.
(1) Aïd el-Kebir : Fête Musulmane du Sacrifice, dont l'un des rituels consiste à égorger un
mouton. (2) Dzair Show : Divertissement animé par Sofiane Dani, à la TV algérienne.
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Chapitre 38
Depuis
l'assemblée générale, la vie à Pardaillac n'était
plus la même. Les dispositions prises par le bureau de
l'ASL eurent un double effet. Destiné à rassurer, le processus engendra la psychose du risque. Le préventif engendra
l'obsession d'un ennemi potentiel. À ce titre, John Mac
Dowell reçut plus de candidatures que nécessaire. Les recruteurs attribuèrent des postes adaptés au profil de chacun.
La poignée de volontaires devint un escadron avec ses officiers, sergent et troupiers. Le reste de la conscription composa l'effectif d'état-major, des transmissions et de l'infirmerie. Vu l'absence d'adversaire ce corps d'armée était
ubuesque, mais les acteurs se plurent au montage. Pour ces
vieux biffins, mettre en place une défensive, même inutile,
était un bain de jouvence. Château Pardaillac, calme lotissement de retraités, se muait insidieusement en cantonnement militaire. Le Corps franc était constitué d'une trentaine d'hommes de troupe et snipers. Le QG, installé chez
Sam, disposait d'une vue murale interactive de la résidence.
La transcription des images satellites sur cet écran vertical
300
permettait de visualiser tous véhicules et individus. Ce matériel sophistiqué n'avait pour l'instant servi qu'à secourir
des animaux pris dans les grillages et retrouver un chihuahua de madame O'Neil, mais ces interventions prouvèrent
la fiabilité du système. L'état-major, limité à John, Sam et
Bill, avait aussi constaté qu'Andy Smith, le green-keeper,
fréquentait assidument le cottage de Collins Coonty devenue une vraie pin-up grâce aux soins d'un chirurgien niçois
et vingt kilos de moins.
Le rodage progressif de la troupe, incluait des séances de
jogging, musculation et tirs avec l'unique M16 de Jefferson. Les vétérans du Viêt-Nam retrouvaient petit à petit
leurs reflexes de combattants. Pour occuper ses hommes le
général organisait de nombreuses patrouilles et initiait les
anciens aux systèmes d'acquisition de données modernes.
Cependant, seule l'arrivée de matériel serait à même de
maintenir la pression. L'état-major évoquait ce problème,
lorsqu'un message s'afficha sur la boîte "mail" de l'ordinateur central. John Mac Dowell frappa la tablette du plat de
la main, au risque de faire tomber les verres de Bourbon
- Devil, c'est parti ! Old chaps .
- Qu'est-ce que tu racontes ? – S'inquiétèrent ses deux
comparses.
- La livraison est programmée. Nous allons enfin pouvoir
équiper le Pardaillac Corps !
- Il délire ! Que peux-tu affirmer au vu de ces numéros ?
- "Men of little faith (1) ! Le meeting de Salon de Provence clef de l'opération, se tient le 28 février.
- Oui, et alors ? Mon Révérend ?
- Regardez. L'indication 2-28-17.45 correspond à la date
et heure de l'arrivée du C-130. Vous saisissez ?
- By Yahvé – Se permit de soliloquer Sam – Il faut con(1) Men of little faith : "Hommes de peu de foi" extrait d'un Evangile selon Saint Mathieu.
301
firmer sa mission à Mike Jordan !
- Exact, et au plus tôt. Quant à Andy Smith qui doit receptionner le Humvee consignez-le pour ne pas avoir à l'arracher aux bras de Collins Coonty.
Voyant sortir les compères de leur local, Sarah, qui prenait le thé avec Daisy Bellamy, s'interrogea sur une vie plus
calme et soupira :
- Enfin ! Si ça les amuse de jouer à la "guéguerre", pourquoi pas.
- Les enfants ont bien des soldats de plomb, Sarah.
- Justement, c'est ce qui m'inquiète !
- S'ils t'entendaient, ça leur ferait plaisir.
- Ce n'est pas exclu. Samuel est capable d'avoir mis des
micros dans les murs… Tu m'entends Sam ?
Elles furent prises d'un fou rire, lorsque celui-ci, ayant
raccompagné ses acolytes, fit son apparition dans la pièce.
Traversant
le village de Sainte Anatolie, un "Kangoo
4x4" grimpa vers l'aéro-club. À mi-trajet, la voiture prit un
chemin de traverse caillouteux et sauvage, puis se gara
dans un talweg de chênes liége rachitiques et d'arbousiers
verts. Quatre types à casquettes et tenues de randonneurs
en sortirent Leurs vêtements neufs comportaient encore les
étiquettes codes barres du magasin "Go Sports" Ces curieux
promeneurs avaient des bâtons de "marche nordique" dont
ils ne savaient pas se servir. Leurs équipements les gênaient
aux entournures et leurs Pataugas paraissaient trop justes.
Cette balade claudicante dura une partie de la journée. Le
seul à l'aise était l'accompagnateur qui prit de nombreuses
photos. Il scrutait les alentours à la jumelle, faisant remarquer aux éclopés des particularités du paysage. L'événement eut été banal, hors son caractère répétitif. En effet, la
chose se reproduisit à l'identique durant une dizaine de
302
jours. Sam Rosenblum, dont les caméras balayaient le secteur, ignora ces curieux randonneurs et les films s'empilèrent en fichiers.
Mouloud El Brahim
comprit vite que ces hommes, habitués à circuler en sandalettes, ne pouvaient se mouvoir
normalement dans des chaussures. Il fit un saut à Toulon et
revint avec sept paires de sandales "Norh Face" à semelles
polyuréthane. L'arrivée de ce nouvel équipement fit l'unanimité des troupiers sentant revivre leurs orteils. Dès lors,
les reconnaissances furent menées tambour battant.
Au cours d'un briefing le chef synthétisa leurs travaux et la
stratégie en découlant.
- Nous avons repérés les différents passages.
Il pointa du doigt les aiguilles à têtes de couleur épinglées sur la carte murale.
- Nous passerons par l'ouest. Point rouge de vos plans.
Vous suivrez le tracé menant aux objectifs numérotés.
Chacun disposera de trente minutes pour faire le travail et
se replier.
- En cas de résistance ?
- Vous anéantissez tout sur votre passage. Nous bénéficions d'un effet de surprise et connaissons leurs effectifs.
Quatre gardiens aux grilles et des civils désarmés.
- On a pourtant entendu des détonations de FM…
- Exact. Les vigiles ont dû se créer un stand de tirs, mais
avec une seule arme, car il n'y a jamais de déflagrations
confondues.
- À l'heure dite, les gardiens sommeilleront, les habitants
seront couchés. Vous passerez par les cuisines faciles à ouvrir et mitraillerez les lits depuis les portes des chambres.
- Dans le cas où nous serions plus rapides que prévu ?
- Le plan reste inchangé, nous n'en partirons que plus tôt.
303
Vous m'indiquerez vos positions, sur vos émetteurs T7 (1).
- Et l'armement ?
- Il s'agira de AK 47, équipés de silencieux PBS. Je ne de
mande pas si vous savez vous en servir…
Cette réflexion déclencha l'hilarité. L'engin faisait partie
de leur attirail coutumier comme les sandales, la djellaba et
le cheich.
- Pour le réglage des armes, j'ai repéré une décharge
abandonnée où nous entraîner.
Il ne fit pas état des ceinturons explosifs destiné à s'autosupprimer en cas de pépin. Le sujet serait évoqué au dernier moment quand les guerriers, armes à la hanche et bardés de cartouches s'estimeraient invulnérables.
Dans sa mouture du 28 février 2009, le meeting de Salon-de-Provence fut un rassemblement d'aviateurs des
membres de l'OTAN. Quelques zincs de collection côtoyaient le top de l'avionique moderne. À mi-journée, alignés sur le tarmac, des Rafales, Harrier MK5 et F16 paraissaient une couvée sous les ailes des énormes Hercules. En
bout de rang, le Dakota argenté de Mike Jordan, brillant
sous le soleil, semblait un jouet Solido. Le pilote et son
coéquipier en blousons cuir 1940 US Air Force, s'entretinrent à l'ombre du vieux zinc avec l'équipage d'un C-130H30. Sur des supports cartes de combinaisons, ils fixèrent
les caps et distances à respecter. Superposant leurs mains
pour définir les actions synchrones, on eut dit un staff de
patrouille acrobatique ou des gosses jouant à "Chifoumi" (1).
Les décollages vers la Méditerranée étant programmés au
soleil couchant, l'opération imaginée par le vice amiral
Tom Dublin devait se terminer à 17 h 45 en silence radio,
dans une obscurité totale et au jugé.
(1) T7 : Talkie-Walkie TLKR T7 Motorola, portée 10km et affichage de l'appelant. (2) Chifoumi : Pierre-feuille-ciseaux, jeu de mains superposées entre plusieurs joueurs
304
Chapitre 39
Le local trouvé par Cédric et Mirko n'était pas une splendeur, mais sa position était intéressante. Il s'agissait d'un
vieux garage abandonné au fond d'une impasse déserte. Ce
hangar en brique, couvert de tôles ondulées, passait inaperçu derrière un grillage envahi de liserons. Son propriétaire
en avait oublié l'existence et fut ravi de voir arriver ces locataires-postulants renseignés par le cadastre. Bien entendu, le filou réclama un loyer exorbitant, au vu des demandes dont il était assailli et son attachement pour le bien.
Le départ des candidats déçus, déclencha la chute de ses
prétentions. Il retint leur offre. La prise à bail se traduisit
par le paiement en liquide d'un trimestre d'avance et du dépôt de garantie. Les preneurs repartirent, nantis d'une clef
retrouvée au fond d'un tiroir. Ils s'attelèrent à la remise en
état des locaux composés d'un atelier graisseux, et d'un bureau aux vitres cassées. Sur les murs, des affiches vantaient
les qualités des huiles Yacco, batteries Fulmen et même du
pneu Bergougnan. Occupants en titre, les deux compères se
crurent concessionnaires motos, oubliant le côté illicite de
305
leur approvisionnement. Aussi, lorsqu'au terme de leur récurage, le téléphone sonna, ils crurent à l'appel d'un premier client. Comme ce n'était que Rachid, ils blaguèrent.
- Salut, mon frère !
L'interlocuteur n'appréciait pas les familiarités venant de
"persona non grata".
- Respect, jamais ? C'est pour le deal. Un taff de vingtquatre heures et vous récupérez votre matos.
- OK. Le turbin ça va être quoi ?
- J'hallucine. Ici, c'est pas le resto du coeur, avec la carte
et le menu. Soyez à La Glacerie le deux mars à midi trente.
- Pas de malaise.
Après son coup de fil, Rachid prit sa voiture pour se
rendre au "Décathlon" des Ollioules. La veille, Mokhtar
l'avait convoqué pour mettre en place l'opération.
- On part après-demain. Prépare ton Navara et dors. Ce
sera vingt heures "non-stop".
- Il n'y aura qu'un seul 4x4 ?
- Oui, la Mercedes en poisson-pilote et ton trucks pour
le transport. Tu ne seras pas seul. Prends le deux "tapettes"
de la meule, il nous faut des manutentionnaires. Départ à
treize heures, on se retrouve à Denia.
- Qu'est-ce que je leur dis ?
- Que le deal est d'obéir. Compris ?
- Cinq sur cinq.
- Achète deux sacs de couchage "Quechua" de couleur
foncée en taille L. En passant, tu t'arrêteras chez Castorama
prendre un rouleau de ruban adhésif d'emballage.
Il mit un billet de 50 euros sur la table.
- Avec ça tu dois avoir assez.
- On va coucher dehors ?
- Si le livreur a du retard, on fera des tours de garde.
Rachid comprit au ton du caïd que la réunion était close.
306
Le 2 mars 2009 à 13 heures, Mirko et Cédric, prenaient
la route à l'arrière du Pick-up 4x4. L'ambiance était cool, la
musique techno à fond. Il y avait 416 kilomètres à parcourir avant le col du Perthus. Ce fut sous la lumière des réverbères qu'ils arrivèrent au poste frontière francoespagnole. Rodé, le conducteur avait l'art de repérer les
keufs et les guérites occupées. Aussi glissa-t-il son Nissan
dans une file dont le flux rapide indiquait la vacance d'un
guichet. Ses papiers étaient en règle, mais les deux gonzes
qu'il transportait avaient des antécédents. Ce fut donc soulagé, que le convoyeur attaqua sans contrôle les premiers
mètres de l'Autopista Mediterrani, en direction de Valence.
Ils disposaient d'environ 5 h 20 pour gagner Cap de la Nao.
Rachid bloqua son régulateur à 140 Km/h et laissa le V6
ronronner. Dans l'habitacle les passagers tentèrent un brin
de causette.
- On voudrait te remercier, pour ce que tu as fait, quoi !
L'interlocuteur, flatté de l'importance que lui portaient
ses protégés, prit la chose avec une fausse désinvolture.
- Nous les caïds sommes durs dans le Biz, mais gardons
un cœur d'homme – Fier de son propos, il laissa passer un
blanc – J'ai dit à Mokhtar de vous accorder la relaxe, quoi !
- Sûr, on te le revaudra. Ce soir, c'est dur le deal ?
- Au taff, jamais de question. Vous suivez les ordres.
Moins tu en sais, mieux tu te portes.
- Pas de malaise ! C'est dangereux ?
- Merlich ! des gonzes plus bouchés, j'ai jamais vu !
Du coup, la techno meubla le temps jusqu'à Dénia.
Mokhtar avait garé sa Mercedes CLS, non loin de la Plaza
Oculista Buigues et sifflait une San Miguel dans un bistrot
à tapas. À l'arrivée du Navara, il laissa 20 euros sur le
zinc, traversa la rue et prenant place à l'avant, glissa son attaché-case sous le siège.
307
- Je suis OK – fit remarquer le conducteur, fier de sa
ponctualité.
- Pas d'accroc ?
- Non, cool !
- Roule. Tu connais la route et les consignes. Black-out à
partir de la falaise. Tiens le cap, je n'ai pas envie de faire
cent cinquante mètres de voltige.
- Ça ira. Il y a une bonne clarté lunaire.
Les deux passagers arrière, aussi impressionnés par la
présence de Mokhtar que les propos tenus, restaient silencieux. Le caïd qui les avait ignorés jusque-là, reprit.
- Silence total à partir de maintenant, pas de clope, éteignez les portables.
- Où qu'on va ? Ne put s'empêcher de demander Cédric.
- Tu me gaves ouch ! (1)
Un poing en plein visage, servit de réponse. Du sang
inonda la chemise de la victime, qui se pinça le nez pour
endiguer l'écoulement.
- Les kailleras (2), ne rigolent ap's des bouffons de votre
espèce. Rappelez vous. Un mot et je vous fritte à mort (3).
Rachid était arrivé au sommet du raidillon. Devant le capot il n'y avait que le vide. La mer était gris foncé zébrée
de reflets d'argent, l'horizon piqueté des lumières de navires. Quiconque aurait admiré ce paysage, mais dans le
Navara l'instant n'était pas au contemplatif. En "4x4 lock",
l'engin traversait l'obscurité comme un tunnel sans fin. Une
fois sur les galets de la crique, Rachid positionna la benne
vers le large. La montre du tableau de bord indiquait 21:45.
- C'est bon. Si tout baigne, dans un quart d'heure on devrait avoir le premier signal. Où est la lampe torche ?
- Dans le vide poches.
Le caïd vérifia l'ustensile d'un éclair sur le plancher. Du
(1) Tu me gonfles, et vlan! (2) Les racailles ne plaisantent pas avec les locdus. (3) Je vous
massacre.
308
fond de l'habitacle, on n'entendait que les murmures des
passagers tentant de juguler l'hémorragie nasale.
- Une pastera à moteur, va arriver dans trente minutes.
Avec les caillasses, elle ne pourra pas s'échouer. Vous irez
dans l'eau pour décharger des caisses et les porter dans la
benne. C'est clair ?
Une approbation de voix blanches suivit à l'unisson.
- La barque fera peut-être deux voyages. Je vous donnerai les instructions au fur et à mesure.
Sortis du véhicule, les manutentionnaires s'installèrent
sur de gros galets, face à la barre grise démarquant l'horizon. Ils n'étaient pas rassurés, mais estimaient que leur futur taff valait bien un bain de minuit. Deux flashes rouges
marquèrent le lointain. Mokhtar répondit par trois faisceaux
verts. Vingt minutes plus tard, une chaloupe en bois genre
canot de sauvetage, jeta l'ancre à trois mètres de la crique.
- Maintenant – Ordonna le caïd.
Relevant leurs "futals", Rachid et ses aides se mirent à
l'eau. Depuis l'embarcation, des marins, aux mines patibulaires, firent riper de lourdes caisses que la piétaille transporta sur les épaules avec une délicatesse d'employés de
pompe funèbre. C'étaient des containers militaires en bois,
kaki, marqués de caractères cyrilliques. Une fois la barque
vidée, le caïd ordonna.
- Restez dans le "bahut" et attendez.
Pendant que Cédric et Mirko somnolaient à l'arrière, Rachid, étonné, vit son boss pieds dans l'eau, discuter avec
l'équipage. Les palabres s'achevèrent par la remise d'une
enveloppe. Probablement le prix du transport. Ceci fait,
Mokhtar revint au Nissan.
- C'est ce que je pensais, il y a encore du matériel à emporter. Le transfert est de trente cinq minutes. On planque
la bagnole en pied de falaise. J'y resterai avec Rachid. En
309
attendant, les tafiolles roupilleront sous le rocher, près de
l'eau à droite. On vous réveillera. Fissa !
Les manutentionnaires épuisés par le nettoyage de leur
atelier, ne demandaient que ça, d'autant que la banquette arrière du Nissan était exiguë. Ils prirent les sacs de couchage
et gagnèrent l'abri rocheux, leur silhouette se découpa dans
le reflet des vagues. Rachid ayant garé le véhicule au bas
du raidillon, Mokhtar s'essuya les pieds, remit ses chaussures, prit l'attaché case et le ruban adhésif.
- J'arrive, attends-moi et ne sors pas de la voiture.
- Pas de problème.
Assis derrière son volant, le second-couteau n'était pas
rassuré. Il entendit son chef bricoler à l'arrière de la benne,
puis par un rétroviseur le vit s'éloigner vers l'abri rocheux,
mains dans les poches. Le ciel était plein de belles étoiles,
la lune nimbait la crique d'une clarté vert pâle, les vagues
du bord formaient une ligne blanche sur fond de galets
bruns. L'embarcation était toujours là et les marins Russes
ne semblaient pas pressés de lever l'ancre. Par la fenêtre, un
vent frais aérait l'habitacle, le ressac était à peine audible la
mer étant d'huile. Seuls, dans la nuit, quatre "Pops", identiques à l'ouverture de Mignonnettes Moët et Chandon,
percèrent le calme ambiant. Une stridulation légère amena
les matelots à descendre de leur barque. Mokhtar de retour,
referma son attaché-case et prit sa place de passager.
- On y va. Finalement le nombre de caisses était bon.
Sa voix parut voilée, comme troublée par un évènement.
- Et les bouffons ?
- Laisse les dormir. Ils rentreront en stop.
Rachid sentit des sueurs froides lui couler entre les omoplates. Sans un mot, il fit reculer son pick-up puis, une fois
dans l'axe de la sente activa le régulateur pour que l'engin
gravisse la sente sans à-coup. Dans son rétroviseur exté310
rieur, il aperçut les marins qui hissaient des sortes de tapis
roulés dans le bateau. Sur son siège Mokhtar restait songeur. La chose s'était passée rapidement. Les gamins dormaient, au moment de prendre deux balles du 9mm à silencieux dans la tête. Le Scotch industriel avait permis de saucissonner les capuches rabattues. La mer hauturière et les
poissons feraient le reste. Ses commanditaires avaient demandé l'absence de "fuite". Pour Rachid, on verrait plus
tard.
311
Chapitre 40
Sainte Anatolie avait retrouvé sa torpeur. Depuis les révélations de Conjoncture Française et la vaine traque qui
suivit, la pression était retombée à l'instar des bières du bar.
Dans sa superette, Raymond Cugnasse regardant voler les
mouches, avait repris sa vitesse de croisière. Les pleins de
Kiravi pour le conseiller borgne, une tranche de jambon et
un poireau pour Marguerite Lespinasse dont l'utilisation
des machines ne couvrait pas les agios. Cette situation chagrinait le maire, au point d'espérer un fait-divers. Malheureusement, aucun de ses administrés ne semblait apte à
commettre de crimes en série ou même violer la patronne
du Washmatic entre deux lave-linge avant de l'occire au fer
à vapeur. L'espoir revint pourtant au soir du 28 février
2009. Le passage d'un avion volant à basse altitude, accompagné de stridences et vibrations sismiques, fit trembler la bourgade. Tous les habitants crurent à l'arrivée d'un
événement. Les Sanatoliens atteints du syndrome "People"
étaient à l'affût de scoops porteurs de richesse. Aussi, les
volets, fermés depuis cinq heures du soir, s'ouvrirent à
312
l'unisson et les néons éteints du bar reprirent des couleurs.
On se mit à causer de balcons à fenêtres.
- Qu'est-ce que ce bruit infernal ? – S'interrogèrent les
villageois, regard levé vers le ciel obscur.
- Pour sûr, les Américains sont de retour ! – Affirma le
doyen du village.
- Les Américains ? Mais ils habitent à Pardaillac Pépé.
- Pas ceux-la, peuchère. Les vrais, avec des uniformes,
du chocolat, des chewing-gums, des boîtes de singe…
- Tu dates! Ça, c'était le débarquement, il y a soixantesix ans. D'ailleurs les zincs allaient du sud vers le nord.
- Alors les Allemands contre-attaquent – répliqua l'ancien, qui ne voulait jamais avoir tort.
Plus pragmatique, le premier élu pensa à un avion en
perdition. Il gagna l'aéro-club et arrivé au pied de la tour
aperçut le Dakota de Mike Jordan qui regagnait son hangar. Le contrôleur fermait sa porte.
- Bonsoir Monsieur le Maire, je pense savoir ce qui vous
amène.
- Effectivement, Michel. Il s'agit du passage d'engins volants, au dessus de Sainte Anatolie Ce ne pouvait être le
seul fait de l'avion qui entre au garage.
- Pensez-vous, j'en tremble encore! Il s'est passé quelque
chose d'inimaginable en aéronautique. Ce sont deux appareils, dont un gigantesque, qui se sont présentés alors que
seul Jordan avait engagés les procédures d'usage…
- Ah ! Où est le second ? – Anticipa Louis Escarfitte.
- Disparu. Je l'ai vu passer sur la piste, l'espace d'un instant, alors que je supervisais le roulage du Dakota.
- Quoi, un "crash" ! – Se mit à espérer l'élu, imaginant
déjà la reconnaissance des corps, le funérarium improvisé,
l'arrivée de Nicolas et Carla Sarkozy pour un dernier hommage, la disparition de la boîte noire, l'édification d'un
313
mémorial. Le tout filmé quotidiennement par la télévision –
Il faut en référer aux autorités et à la presse…
Ce songe radieux fut mis à mal par les propos "terre-àterre" du contrôleur aérien.
- Non rien de tel. Le CRNA m'avait fait savoir qu'à 17
heures, un couloir serait réservé au passage d'avions militaires et qu'un Hercules C-130 de l' US Air Force survolerait notre vétéran. Par contre l'acrobatie n'était pas prévue.
Gonflés les mecs !
Tout en parlant, il pointa du doigt le hangar maintenant
éteint du DC3 de Mike Jordan.
- Il s'agissait probablement d'un "barouf" fait à l'ancien.
Curieusement, l'Hercules est resté en "black-out" en bout
de piste et je n'ai vu ses feux qu'aux deux passages. Vous
savez les pilotes US sont des cow-boys de l'air.
- Tant pis –Soupira le premier magistrat de la commune.
- Pardon ?
- C'était un lapsus, je pensais "Plus de peur que de mal".
- Comme vous dites. Et bien, à la "revoyure", Monsieur
le Maire et respectueux souvenirs à Madame.
Alors qu'il redescendait vers le village, Louis Escarfitte
était loin d'imaginer les activités mystérieuses qui se déroulaient en bordure du tarmac depuis l'extinction de la tour.
Déposant leurs plans de vol à Salon-de-Provence, Mike
Jordan et le pilote du C-130-H30 avaient émis le souhait de
voler 20 minutes de concert. Vu la différence de leurs vitesses de croisière, l'Hercules décollerait en second et monterait à 7.000 mètres. Parallèlement, le Dakota ferait route à
une altitude moitié moindre. Son plafond atteint, le grosporteur décrocherait jusqu'à se trouver dans l'alignement de
l'ancêtre. Cette manœuvre aurait lieu à l'approche de Sainte
Anatolie, pour que l'immense avion survole la piste à l'at314
terrissage du vétéran. La demande fut agréée par les contrôleurs militaires touchés par l'hommage rendu au baroudeur
septuagénaire. L'information fut transmise au CRNA d'Aix.
Le commandant du C-130 avait seulement omis de préciser qu'il effectuerait une sorte de touch and go (1), suivi
d'un demi-tour en bout de tarmac. Ce fut donc au terme
d'un vol orthodoxe, que les bizarreries débutèrent. Mike et
Joe Delgado son navigateur prirent contact avec la tour, posèrent leur machine de collection, et empruntèrent le taxiway (2). La PAF ne s'était pas déplacée. Heureusement, car
tel un aigle noir aux ailes démesurées, l'Hercules 130 arriva
en approche rapide et n'alluma ses phares qu'au touché du
béton dans une âcre fumée de pneus surchauffés. L'aiguilleur affolé, hurla dans son micro. Passant outre, l'immense
engin dont l'extrémité de l'aile gauche frôla le vitrage de la
tour, continua sur sa lancée jusqu'en fin de piste. En bordure deux formes attendaient, s'agrippant aux touffes
d'herbes pour éviter d'être emportées par le souffle des hélices du building métallique en phase de demi-tour. Une
fois à l'arrêt, la machine s'ouvrit telle une tortue des
Galápagos pondant sur une plage et laissa échapper une
plateforme HM-MVW. Le 4x4 aux phares éteints, était conduit par un grand soldat noir, dont on ne voyait que le blanc
des yeux. Celui-ci donna une poignée de main à Andy
Smith, accompagnée d'un rire aux dents éclatantes.
- Hi ! Sir, with Federal Express's congratulations. (3)
- Thank's…
Le hurlement des turbines Allison T56-A-7 parées au décollage fit sprinter le Marine qui attrapa la rampe en cours
de relevage. L'avion géant, volets sortis, moteurs à pleine
puissance, s'arracha sur une distance si courte que l'aiguil(1) Touch and Go : atterrissage et décollage sans rupture au roulage. (2) Taxiway : Liaison
piste et stationnements avions. (3) Hi ! Sir with Federal Express's congratulations : Salut !
Monsieur, avec les compliments de Federal Express.
315
leur recroquevillé sous son pupitre, crut que la tour allait
être arasée. L'opération n'avait pas duré six minutes. Lorsque les feux clignotèrent en altitude, le contrôleur, jambes
flageolantes, tenta de joindre Aix. Au-dessous, depuis la
porte du hangar encore éclairé, Mike Jordan lui fit un signe
amical. Alors, "l'orienteur céleste" sursit à son rapport. De
toute façon, l'affaire n'avait pu échapper à la vigilance du
CRNA qui exigerait des explications. Le dossier gagnerait
l'US Air Force, probablement sans retour. Et puis, malgré la
trouille qu'il avait eu, le vieux contrôleur restait un nostalgique de Buck Danny, Sonny Tuckson et Jerry Tumbler (1).
Andy Smith, green-keeper-mécanicien, n'était pas seul à
attendre la livraison. Un motocycliste du Pardaillac corps
l'avait véhiculé sur un Van-Van. Le motard s'éclairant d'une
lampe frontale, ouvrit le chemin du faisceau de sa loupiotte. Le tout terrain suivit le feu arrière de la moto dont
les gros pneus chassaient dans les ornières. Avertis, les
préposés de la grille Est ne posèrent pas de question quant
à l'usage de l'étrange véhicule. Une fois sur Airport Avenue,
le convoi prit de la vitesse, tous phares allumés. Dans le garage du golf, dénommé U-Point (2), l'état-major et le personnel d'intendance attendaient le matériel venu du ciel
- Ah ! La bête! – S'exclama Bill Jefferson à l'arrivée du
puissant V8 diesel. Elle est comme neuve !
Andy Smith sauta de la plateforme avec la fierté d'un
combattant rentrant d'opération. John Mac Dowell donna
ses instructions, alors que le volet roulant électrique du local se refermait.
- Il faut qu'avant 20 h, nous ayons déchargé, pour répartir les dotations, puis stocker surplus et munitions au dépôt.
(1) Buck Danny, S .Tuckson et J.Tumbler : Aviateurs de bandes dessinées (Charlier & Hubinon). (2) U. Point : Point d'urgence
316
Il s'installa avec ses aides administratifs à une table, sur
laquelle étaient installés des ordinateurs portatifs et une
imprimante wifi. Les caisses empilées à l'arrière du véhicule furent déchargées. Un recenseur énuméra les contenus.
Il y avait des M16 à silencieux et ordinateurs de visées, des
battles dress GI gilets pare-balles inclus, trois fusils de sniper (1) des caisses de munitions. Les Mac Book pro enregistraient et classaient. L'état major avait opté pour le système
helvétique Les conscrits disposeraient de leurs équipements
à demeure. Ainsi, à chaque tour de garde ou d'entraînement,
il suffisait qu'un Suzuki récupère l'intéressé déjà opérationnel. En cas d'alerte, les consignes et postes à pourvoir
étaient donnés par téléphone ou talkie-walkie. John décida
de stocker les grenades et explosifs dangereux dans le
blockhaus. Seuls dix pots fumigènes resteraient à bord du
véhicule. Il y eut un silence à l'annonce d'une mitrailleuse
lourde de type M2 sur pied et ses balles de 12,7mm. Les
claviers cessèrent de s'activer.
- Ça, on peut s'en passer — souligna l'ex-général— Pardaillac n'est pas "Da Nang". Il s'agit de parer à des actes
malveillants, non d'arrêter une colonne de blindés. Laissez
ça en boîte. Vous imaginez le boucan…
Le propos fut accueilli par un éclat de rire, mais Bill Jefferson soumit une idée.
- Si ça se trouve elle s'adapte au tourillon de la casemate.
- Et alors ?
- Oh, juste pour essayer. Histoire de bricoler.
- Si ça t'amuse…
L'incident clos, les greffiers activèrent l'imprimante, qui
cracha son lot d'étiquettes, affectant la dotation des soldats
du Pardaillac Corps. On était en plein délire, mais la machine était lancée et personne n'avait envie de l'arrêter. Sam
(1) Sniper : Tireur d'élite isolé et camouflé, armé de fusil à lunette.
317
Rosemblum travaillait sur des programmes de plus en
plus sophistiqués. Les drapeaux US fleurirent dans les jardins. Le polygone tourna à plein régime, les silencieux
permettant l'utilisation d'armes conjuguées. Chaque tireur
fut doté d'un carnet de scores. Les responsables de l'intendance géraient les stocks. Les hommes intensifièrent leur
entraînement physique. Hors le standing des habitations, on
eut pu se croire dans une des bases US abritées par les
grands pays européens, excepté la France. À Colombey, le
général de Gaulle devait se retourner dans sa tombe.
Dans un premier temps, les femmes prirent la chose avec
résignation, estimant qu'il était plus agréable d'avoir de
l'époux infantile que du ronchon s'ennuyant à la maison.
Au début, elles papotèrent, moquant les "exploits" de leurs
maris, puis, la notion de concurrence prenant le pas, ce fut
à celle qui aurait le meilleur. D'ailleurs, pour ne pas perdre
de terrain vis-à-vis de mâles rajeunissants, nombreuses révisèrent leur look, firent du fitness et fréquentèrent les cliniques niçoises. Certaines avouaient avoir retrouvé une vie
conjugale fringante. Le "retour des guerriers" n'était pas de
tout repos, sans d'ailleurs qu'elles s'en plaignent.
318
Chapitre 41
Au siège de la DCRI, les services du capitaine Françoise
Gillois avaient visionné des images à en avoir de l'irritation
oculaire. Mouloud El Brahim était une aiguille dans une
meule de foin. On ne connaissait rien de ses intentions. Il
avait réussi à entrer dans Paris sans laisser de trace. Malgré
tout, la collaboratrice de Hugues Condamine n'entendait
pas lâcher le morceau, autant par souci professionnel que
pour vampiriser son supérieur. Il n'était pas beau gosse,
mais elle le voulait dans son lit.
Le hasard récompensa sa pugnacité. Un matin de mars, la
cafetière du palier étant en panne, Françoise descendit pour
piquer un gobelet de nectar en poudre au nouveau service
des RG. Il était 8 h 15. Dans l'open-space, les rituels bâillements avaient fait place à une vaste rigolade. Un groupe
de techniciens se pressait autour d'un PC. Avec discrétion,
elle regarda l'écran au-dessus des dos courbés. Il s'agissait
d'un hall de gare, avec ses passants, kiosques et marchands
de sandwiches. Le spectacle captivant ces messieurs était
un gros labrador qui, ayant honoré une petite beagle, n'arri319
vait plus à s'en défaire. Les maîtres tirant sur leurs laisses
respectives provoquaient le hurlement des accolés. Laissant
l'auditoire à son voyeurisme, elle pompa un café à la
Zanussi de service. Ce fut au moment de porter le gobelet à
ses lèvres qu'une étrange impression s'empara de la jeune
femme.
-Et si c'était vrai…
Au risque de renverser le liquide bouillant, elle gagna
prestement le poste de travail, maintenant libre de spectateurs. Le jeunot qui pianotait sur le clavier, sentit une présence. Tournant la tête, il se trouva face au badge de l'arrivante et se leva d'un bond.
- Mes respects, capitaine.
- Salut, Je vois que vous investiguez sur des films urbains. Pourrions-nous revenir à la séquence précédente ?
- Aucun problème…
Elle but une gorgée de son expresso, pour se concentrer
et retenir son impatience.
- Voilà, commenta l'agent technique…
Il s'agissait d'une rue de la Goutte d'Or filmée à travers
la vitre sans tain d'une camionnette.
- Non, non, pas ça. Vous savez, la scène avec les chiens.
Le fonctionnaire des RG, faillit s'étouffer et passa du
rouge cramoisi au verdâtre.
- Mais je n'ai pas dans mes fichiers…
- Arrêtez vos "conneries". J'étais derrière vous, il y a
trois minutes avec ces messieurs.
Un fond d'hilarité frémit dans la salle, au vu d'une "nana" passant un mec à la question.
- Heu ! C'est-à-dire, qu'il s'agissait d'un document extérieur au service.
- Vous voulez dire, un film pompé à des fins personnelles sur une plage de vidéo surveillance.
320
- Et bien, peut-être…
- Dans le cadre de la loi "Informatique et liberté", vous
savez ce que peut valoir ce détournement ?
- Je vous assure que…
- De la "taule" et pour un bout de temps. Alors cette séquence, ça vient ?
Dans la pièce, on aurait entendu voler une mouche. La
rigolade n'était plus de mise. Le "metteur en scène" sortit
piteusement une clef USB, qu'il enfila sur un HUB. Les
deux clebs attaquèrent leur séance de fornication.
- Là ! Stop sur image.
L'action se figea. Du doigt, Françoise Gillois indiqua la
partie du plan qui l'intéressait.
- Maintenant, agrandissez un "max" sur le type à gauche.
Nom de Dieu, ce n'est pas vrai ! Quel coup de bol !
El Brahim apparaissait en grand format sur l'écran.
- Passons aux choses sérieuses. D'où vient cet extrait ?
- C'est la copie d'une vidéo de la gare Saint Charles, à
Marseille. Nous cherchions des "narcos"…
- Et vous avez trouvé des "cabots" ?
- Oui.
- Je veux la date et l'heure.
- Le 26 février à 10:42. Voyez, en bas de l'image.
- Que deviennent les films après épluchage ?
- Compressés sur fichiers ou détruits.
- Merde ! Où sont-ils ?
- À l'archivage. Je peux essayer d'en récupérer capitaine.
Ils sont récents et…
- Quoi je peux ! Vous allez me retrouver l'intégralité des
copies du 22 février à ce jour, mon petit bonhomme. Je les
veux sur mon bureau avant midi.
- Mais …
- À défaut, l'inspection des Services s'occupera de vous,
321
avec perquisition domiciliaire. À propos, comment décollet-on les chiens ?
- Je…je ne sais pas.
- Avec un seau d'eau. Alors, si vous ne voulez pas être
préposé au lave-pont jusqu'au terme de votre carrière, veillez à ce qu'il ne manque pas un pixel aux copies.
- J'y veillerai, capitaine.
- En attendant, donnez-moi ce chef-d'œuvre animalier.
Elle prit la clef USB, décocha un sourire à la Sophie Marceau et quitta la salle, satisfaite de sa prestation.
- Enfin une piste – Soupira-t-elle.
Le court extrait de la sauvegarde, ne contenait rien d'intéressant hors la présence du "faux Turc" à Marseille. Ce fut
donc avec plaisir qu'elle reçut à 12 h l'amateur de vidéogags, porteur de plusieurs DVD.
- Il y a tous les enregistrements de février à ce jour, capitaine – Dit-il dans un souffle moribond.
- Nous les analyserons, avant leurs remises aux archives.
- Et pour le lave-pont ?
- On verra. Vous pouvez disposer.
L'agent technique salua et partit comme s'il avait le feu aux
trousses. Françoise Gillois rassembla son staff.
- Une bonne nouvelle, j'ai localisé l'oiseau. Mouloud El
Brahim alias-Terzioglü, se trouvait en gare de Marseille le
vingt six février. Soient cinq jours après son entrée sur le
territoire. Sans doute attendait-il quelqu'un. Nous avons les
vidéos de "Saint Charles" depuis son arrivée à ce jour.
Vous voyez ce qu'il vous reste à faire.
Pendant trois jours "non-stop", ils visionnèrent les films.
Le résultat dépassa toute espérance. Du 24 février au 2
mars, El Brahim avait réceptionné sept voyageurs. Et pas
n'importe qui. En effet, il eut pu s'agir de femmes, d'enfants, d'aïeux, enfin les membres de familles a fortiori po322
lygame. Or, les arrivants étaient "clonés". Ce fut, tout du
moins, la conclusion de l'analyste ayant abouté les séquences.
- Nous constatons qu'il s'agit d'hommes mûrs, le teint
mat, avec des moustaches noires ou colliers de barbe. Ils
portent leurs vestes de travers, supportent mal les chaussures, ont des chemises de nylon identiques et la même valise bon marché. En un mot des rustres déguisés par le
même costumier pour paraître urbains.
- Soit. Peut-on approcher leurs origines ? – Interrogea le
capitaine Gillois.
- Mis à part le fait qu'ils sont pour la majorité issus de
milieux ruraux ou montagnards, leurs faciès se rapprochent
de régions syriennes ou jordaniennes.
- En un mot, du mujâhid, déguisé en pingouin d'Ankara.
- C'est à peu près ça.
- Pour le réceptionnaire, nous savons qu'il est Irakien.
Ceci dit, avons-nous une idée de leurs cheminements ?
- Une enquête Interpol a été lancée, photos à l'appui. Ces
types sont absents des fichiers terroristes, mais ont tous
franchi des frontières européennes à quelques jours d'intervalle avec des papiers turcs.
- Merci. Suite au prochain numéro.
Le 5 mars 2009, Hugues
Condamine commandant à la
DCRI reçut sa collaboratrice.
- Vous n'avez pas chômé Françoise. C'est du bon boulot
d'avoir logé le type et ses acolytes en si peu de temps.
Heureusement, il n'eut pas l'idée de demander comment
elle avait eu l'extrémité du fil d'Ariane.
- Où en en êtes vous à Marseille ?
- Difficile. La "Bonne Mère"(1) héberge tout le panel de la
(1) Bonne Mère : Notre-Dame de la Garde, appelée « la Bonne Mère » symbole marseillais.
323
pègre internationale. Il y a autant de Mouloud El Brahim
sur la Cannebière qu'à Bagdad. D'autre part, les mafias
françaises continentales ou corses, italiennes, maghrébines,
russes, albanaises y sont représentées.
- Vous n'en avez que plus "d'indics".
- Les interférences ne sont pas évidentes. Mais, de Menton à Port Vendres les poulets ont leurs "tronches" et je ne
désespère pas les retrouver.
- Adressez une réponse au CIA disant avoir logé leur
"gus" et ses comparses à Marseille.
- J'y veillerai – Confirma Françoise Gillois.
Comme elle se levait, son supérieur ajouta.
- À propos, un résultat, ça se fête.Vous êtes libre samedi
soir ? Je connais un petit "resto" sur la Seine.
- Je n'ai pas d'obligations et adore le bord de l'eau.
- Huit heures, au pied de votre immeuble ?
- Affirmatif, commandant.
À Langley, Ted Delmonti était destiné aux opérations de
terrain, mais entre deux missions il secondait James Cramer pour s'imprégner virtuellement de ses zones d'action.
Ayant réceptionné la note de la DCRI, il en informa son
Boss au sortir d'une réunion.
- Ils ont mis du temps à répondre, mais confirme bien
qu'une magouille se prépare dans le secteur marseillais.
- Nous ignorons où, quand, contre qui ?
- En Europe, notre souci est le voyage Obama à Strasbourg et Kehl les 3 et 4 avril.
- Pour le sommet du NATO ?
- Exact. Mais en logistique le Nord se prête mieux à une
action contre le "Sommet" que la Côte d'Azur.
- Ok, mais toutes les polices surveillant le tiers supérieur
de la France. Il ne serait pas idiot de préparer une opération
324
surprise depuis un secteur éloigné…
- Nous nous égarons. Strasbourg sera un vrai Fort Knox.
De plus cette éventuelle action n'est probablement pas antiaméricaine, les commanditaires présumés étant des amis.
- Le genre de copains à faire des "enfants dans le dos".
- Hé oui ! Notre problème Yankee réside dans la notion
d'amitié. En Afghanistan, nos boys se font canarder par des
types avec lesquels ils prenaient le thé la veille.
Il laissa passer un silence, vu l'impasse dans laquelle se
trouvait leur dilemme.
- Peut-être règlent-ils des comptes avec le FLN, en appuyant Al Quaïda Maghreb. Il y a des ferries quotidiens
entre Marseille et l'Afrique du Nord.
- Je passe le dossier à la section Europe ?
- À mon sens, elle va nous laisser le bébé. En fait, dans
ce bidule, j'aimerais avoir Monsieur El Brahim. La clef réside dans son passeport Turc. Pourquoi n'est-il pas entré en
France comme à l'accoutumée ?
- Comment sais-tu qu'il a des papiers Turcs ? Je ne l'ai
vu mentionné nulle part.
- C'est mon "petit doigt" qui me l'a dit, Ted. Pour l'instant laissons la DCRI mener l'enquête.
Cramer s'éloigna en direction de ses bureaux, abandonnant son subordonné dans un nuage de perplexité.
325
Chapitre 42
La vie de recluse n'était pas folichonne. Cependant, ne pas
avoir à se cacher sous de tristes oripeaux, se coucher et se
lever sans avoir l'estomac noué, étaient la contrepartie de
cette auto-séquestration. Ce bachotage avait permis à Leila
de réussir le bac blanc du second trimestre, avec satisfécit.
À la fenêtre de sa chambre, elle s'était liée d'amitié avec un
passereau, qui venait le soir se poser sur une branche, au
niveau de l'étage. Quelques miettes de pain et un gobelet
d'eau avaient suffi à l'apprivoiser. En week-end, elle prêtait
la main dans une maternité de la DDASS ou allait chez Malika Meziane, sa "psy". L'assistante sociale au vu du sursis
dont disposait sa protégée lui avait proposé l'aide d'une
psychologue. Au long des séances la jeune fille analysa
avec sa thérapeute, la vie des femmes dans la charia,
l'obligation coutumière du mariage forcé et la parité des
droits dans une démocratie. Un climat de confiance s'étant
établi Leila aborda l'absence de virginité. Bien lui prit, la
réponse estompa le complexe qu'elle nourrissait.
- Il y a deux approches. L'une physique, l'autre psycho326
logique. La première, purement mécanique, peut même se
réparer. On n'arrête pas le progrès. La seconde dépend de
l'intérêt que l'on y porte.
- Mais vis-à-vis d'un futur mari ?
- Qui dit mariage, dit amour. Dans la majorité des cas,
sauf machisme ou intégrisme, les hommes modernes n'ont
rien à faire de cette histoire d'hymen.
- Vous pensez que ce n'est pas une tare indélébile ?
- Je peux t'en parler. Mon mari et moi sommes de familles musulmanes. Nous nous sommes trouvés, aimés,
mariés. Étudiants l'un comme l'autre avions rencontré des
amours passagères. Les mariages sont de plus en plus tardifs. Sauf à tomber sur un puceau attardé ou un bigot borné, ton amoureux ne s'offusquera pas. Pose-lui la question.
- Et s'il en prend ombrage et me laisse ?
- Tant mieux, tu auras échappé à un abruti. On aime une
femme, pas une membrane.
Restait le traumatisme du viol dont Leila n'avait pas fait
état et sa capacité de vivre une relation charnelle. Mais cela
était une autre affaire. Dans 90 jours, à fermeture du lycée,
elle allait devoir endurer les diktats paternels et assiduités
de Rachid. Le bac était une échéance plaisante, au regard
de l'avenir. Déjà, pour Pâques elle avait obtenu d'Aïcha
l'assurance de ne pas voir son père. Ce programme augurait
une ambiance glauque, mais les conseils de la "psy " et son
traitement antidépresseur avaient stimulé Leila. Elle s'obligea à voir l'avenir en toute zénitude.
Ce n'était pas le cas de quelqu'un qui passait ses nuits en
proie aux cauchemars. Pour Rachid, le retour du Cap de la
Nao avait été un calvaire psychique. Malgré son indifférence pour Cédric et Mirko, la fin des gamins l'avait bouleversé. Ces derniers rigolant à l'arrière du Nissan 3 heures
327
plus tôt étaient au fond de la mer, criblés de balles, saucissonnés dans les duvets acquis par ses soins. L'horreur ! Son
trouble le faisait ressasser, sans relâche …
- Si Mokhtar supprime les témoins, je suis le prochain de
la liste.
Au retour, la trouille lui ayant donné des coliques, il
n'avait atteint Toulon qu'après moult arrêts libérateurs. Le
caïd l'attendait en bordure d'avenue, à coté du Bloc-1.
- Tu as une demi-heure de retard. Des problèmes ?
- Pas de malaise. Je me suis arrêté six fois pour "chier".
Sans doute une gastro.
- Ta race. Laisse le moteur et descends de la caisse.
Rachid crût sa dernière heure arrivée et se cramponna au
volant, tel un naufragé à une bouée.
- Mais…
- Fissa ! Rentre chez toi. La suite c'est pas tes affaires.
Le chauffeur obtempéra et fila par les "espaces verts",
obnubilé à l'idée d'être égorgé par un killer du gang. Arrivé
chez lui, il s'allongea sur son lit recroquevillé, claquant des
dents, plein de frissons. Cette peur panique dura plusieurs
jours. Puis Rachid se mit à délirer, envisageant de décrocher. Il avait de quoi vivre en "nabab" au Maroc, y créer un
commerce. Mais, ces rêves se heurtaient à son statut. Sauf
accord patronal, on abandonnait ce genre de taff que les
"pieds devants". La démission n'était pas inscrite aux conventions collectives de la Mafia. À force de cogiter, une
idée lumineuse traversa son esprit torturé.
- Le mariage ! Bordel. Affublé d'une épouse, il perdrait
tout intérêt. En effet, marié, une belle- mère aux basques, le
secret des voyages nocturnes devenait intenable.
La difficulté restait dans le choix de l'élue. Avec sa tune
et son automobile, il pouvait se payer des raclis (1) , mais
(1) Racli: Fille.
328
Mokhtar risquait de snifer zarbi le deal (1) sauf dans le cas
de…Leila. Cette hypothèse était "duraille", mais le récent
attachement de la BG aux préceptes coraniques arrangeait
les choses. Ragaillardi, il profita du chômage issu des mystérieuses occupations de son chef pour activer un plan. Arpentant les avenues, il finit par chopper Bachir.
- Wesh Bache (2) ! Ça fait une chiée ! Qu'est-ce que tu deviens ?
- Oh! Rien de spécial. L'école, la maison, les potes.
- Et ta frangine. Elle fait toujours la mourchidate ?
- Tu vannes ?
- J'ai l'air ? Qu'est ce tu blases ?
- Comme tu perches pas dans la zone 3, c'est normal…
- Putain, tu me prends grave la tête, c'est quoi c't'embrouille ?
Il avait agrippé le gamin à l'étrangler, par le col de son
blouson Lacoste.
- Mon daron l'a corrigée grave à cause des ricains.
Maintenant, c'est la noce avec un vieux djez tuné qui a des
magasins à Alger. Ma soeur a même dit de t'inviter au mariage, quoi!
Rachid livide pensa qu'il aurait mieux fait de se castrer
que kiffer dur cette loute. Vu l'état fébrile de son interlocuteur, Bachir prit les devants.
- Arrête ton bad-trip (3) , j'ai pas fini…
- Putain, y m'bat les couilles c' bâtard ! Balance zyva.
- Leila s'est tirée de l'appart, le dabe l'a poursuivie dans
la nuit avec un surin de cuisine…
Le trafiquant reprit des couleurs, tout n'était pas réglé.
- Et maintenant, tu sais où elle planque ?
- Sûr. À l'internat du lycée.
- Ta race, parle la France. C'est quoi l'inter-truc ?
(1) Snifer zarbi le deal : Sentir le coup fourré. (2) Wesh Bache: Salut Bachir. (3) Arrête ton
bad-trip : Ne t'inquiéte pas
329
- Comme en pension, elle ne sort jamais.
- Même le week-end et les congés ? C'est Alcatraz !
- Le dimanche, je crois avec la DDASS et les vacances
de Pâques à la maison, d'après ma reum (1).
- Avec c't embrouille, ça tient toujours le mariage avec
le débris friqué ? Il a payé ?
- Dure la suite. J'sais pas trop. L'oncle a pas dû raquer,
parce qu'on a remis les vieux brûleurs Butane et une rallonge sur la minuterie de l'escalier.
- Ça baigne. Ta daronne (2) c'est de la crème, mais ton
paternel, on peut l'approcher avec cette semoule ?
- Entre deux programmes de TV ou pendant la pub, c'est
possible. Pourquoi ?
- Bientôt, je te rebranche. Pour l'instant, tu la boucle.
Pour une fois, il démarra en douceur, sa musique techno
en sourdine. Rachid savait quoi faire. Un "pactole" au père
pour enclencher le deal et aux vacances de Pâques, Leila
apprendrait ses fiançailles obligées avec un beau parti.
(1) Reum : mère (2) Darronne : mère.
330
Chapitre 43
À l'aube du 3 mars 2009, Mokhtar Hadjmani avait conduit
le Nissan de Rachid aux abords du Bloc-5. Ayant composé
un numéro, il attendit que "l'inconnu" ait décroché.
- La livraison est "ok".
L'interlocuteur raccrocha sans un mot. Dehors le brouillard se levait. Moteur au ralenti, le trafiquant n'eut pas
longtemps à patienter. Un homme, au visage couvert d'un
cheich, émergea des garages. D'un geste il intima au caïd
de déguerpir et se mettant au volant descendit aux soussols. Traité dans son fief comme un vulgaire manant, le
caïd de La Glacerie regagna sa Mercedes dans le parking
du Bloc-1. Depuis l'incident du brasero, il n'avait jamais
revu son pire ennemi d'aussi près. Serrant la crosse du Beretta dans la poche de son manteau de cuir noir, sa main fut
prise d'élancements d'une rare violence.
- Sale chacal. Un jour, je t'exploserai la cheutron. Sûr !
Les caisses furent ouvertes par les mercenaires de Mouloud El Brahim. Chaque homme était pourvu du nouveau
331
AK104, noir mat à canon court. Le top ! Dans un autre con-
tainer, des silencieux et lunettes infra-rouge parachevaient
l'équipement. Le chef du commando fit isoler un petit
coffre, dont l'ouverture s'avérait inutile pour l'instant. Curieusement, les tueurs n'exprimèrent aucun enthousiasme.
Après des exercices de montage, les séances de tirs débutèrent le 9 mars. Pour le transport l'imam avait acquis, en espèces et avec de faux papiers, un vieux 4x4 Santa Fe, sur le
"marché" du Pont de Vivaux.
Leur site était une décharge privée et abandonnée proche
de Béglantier. Dès les premiers entraînements, Mouloud El
Brahim comprit que ses hommes n'appréciaient pas l'armement. Comme pour les Pataugas, ces combattants rustiques étaient désorientés. Ils avaient bâti leur cursus autour
d'un vieil engin sexagénaire en ferraille et se trouvaient ex
abrupto équipés d'une arme en matériaux composites, avec
lequel il fallait même savoir viser ! L'autre problème venait du silencieux "PBS". Pour les êtres frustes de certains
pays du monde le staccato donnait l'assurance de détenir
puissance et victoire. Or, avec un "silencieux" il ne se passait rien, les résultats étant le recul de l'arme et une fumée
des impacts dans les gravats. Cet aléa n'entravait pas leur
instinct de tueur, mais l'égo du courageux mujahidin était
un peu terni. Sans arriver à les convaincre pleinement, le
meneur s'appliqua à les rompre au matériel.
Le 20 mars, au soir, Mouloud El Brahim eut un ultime
entretien dans l'appartement du III° arrondissement de Marseille. Sur le brasero, un plateau en cuivre supportait le thé
à la menthe et des pâtisseries maisons ruisselantes de miel.
- Tout est en place. Nous avons travaillé et n'attendons
plus que la date.
- Que le Ciel te bénisse. "L'Organisation" a choisi son
fils le plus efficace. Tu auras une juste récompense. Il fau332
dra être vigilant et qu'aucun de vous ne tombe vivant entre
les mains de l’adversaire. Ceci a déjà été appliqué aux manutentionnaires. Fais en autant.
- Mes hommes se feront exploser plutôt que d'être pris.
- Les journaux annoncent l'arrivée d'Obama à Strasbourg
le 3 avril. En fin de matinée les présidents donneront une
conférence de presse. Vous devrez agir huit heures avant.
- De façon à ce que les dégâts soient découverts peu
avant les discours ?
- Exact. Nous allons secouer l'ordonnancement de la diplomatie occidentale. Je ne connais pas les mobiles de l'affaire, mais ton travail aura un effet sismique…
En Alsace, l'organisation du sommet monopolisait tous
les Services. Depuis fin février, le Secret Service américain
filtrait l'Hôtel Hilton où le président américain établirait ses
quartiers. Pour protéger 27 chefs d'État, le ministère de
l'Intérieur était sur les dents. Michèle Alliot Marie ayant
déclaré "craindre une tempête", la ville fut bouclée, des
écoles fermées, on scella les bouches d'égouts. Pendant
deux jours, 11.000 hommes quadrilleraient le secteur. Une
antenne de la DCRI était sur place. Ces préparatifs mettaient la pression sur les responsables.
Aussi était-ce pour décompresser que Condamine avait
pris la liberté d'inviter sa subordonnée à dîner. Comme
prévu il l'attendit devant son porche le 7 mars à 20 h. Lorsque l'éclairage du hall vitré de l'immeuble s'alluma, l'officier crut rêver. Ne connaissant qu'une subalterne au beau
sourire, il n'imaginait pas avoir convié le mannequin qui se
dirigeait vers sa voiture. Françoise Gillois avait troqué ses
lunettes contre des lentilles et revêtu une robe moulante qui
cachait peu de sa morphologie. Un maquillage léger, et une
chevelure de jais agrémentaient la sensualité de l'ensemble.
333
La subtile flagrance d'un Chanel n°5 nimba l'habitacle de la
507. Durant la soirée, l'invitée sut que Hugues était séparé.
Pour sa part, Françoise précisa vivre seule, privilégiant l'action aux charentaises. Rien ne s'opposant à ce qu'ils couchent ensemble, la chose fut conclue le soir même. Elle
avait préparé son appartement en conséquence et mis du
Ruinard au frais. Après quelques coupes ce qu'elle dévoila
correspondait aux suggestions de sa robe. Le commandant
n'avait rien d'un baiseur "érotico-olympique", mais était
équipé d'un gros calibre qui fonctionnait à la cadence de
légionnaires remontant les Champs-Élysées un 14 juillet.
Virtuellement arrivée place de l'Étoile, l'honorée ressentit
un chouia de plaisir et en fit une démonstration haletante.
Le sapeur voulut peaufiner l'ouvrage dans un trot de Garde
Républicain. Heureusement pour sa monture, le contrôle du
canon échappa au cavalier station GeorgesV. S'étant accordé une cigarette, le couple entreprit des séances de spéléologie, ainsi qu'une version inédite de Tintin sur la Lune. Satisfaite du résultat, elle se fit câline. Dès lors, délaissant sa
chambre d'hôtel strasbourgeoise, Condamine effectua des
trajets nocturnes entre l'Alsace et l'Ile de France. En professionnels, ils s'arrangèrent pour que leur liaison passe inaperçue.
- J'ai parlé de vos résultats, concernant Mouloud El Brahim, aux responsables du CIA, actuellement à Strasbourg.
- Et, que disent-ils ?
- Avoir laissé la gestion du dossier à leur service Moyen
Orient à Langley. N'ayant pas le temps de traiter une affaire
"hypothétique" en France.
- Un peu léger, je trouve !
- Vous savez, j'ai le même raisonnement qu'eux quant à
l'arrivée des hommes de Mouloud et au délai nécessaire à
monter une opération si loin de la cible.
334
- Désolée, commandant. Ils ont peut-être des complices
au Nord et un plan de fusion.
- À la rigueur. Faites filtrer les points de circulation de
Grenoble à Bordeaux, avions, trains, péages autoroutiers…
- Une "néo-ligne de démarcation", si je ne m'abuse ?
- Affirmatif. Nonobstant votre humour, que j'apprécie
autant que le reste, c'est un peu ça, capitaine. Ne négligeons
rien. Vous gérerez cette affaire durant mon séjour Alsacien.
Le 2 avril 2009 au soir, Strasbourg présentait des allures
de camp retranché. La journée avait été chaude pour les
brigades anti-émeutes franco-allemandes. Des violences
avaient éclaté autour de la capitale européenne, dans la
zone de Neuhof. Malgré les filtrages, ils étaient tous là ;
militants anti-NATO (1), alter mondialistes, anarchistes, anticapitalistes, Blackblok (2), casseurs de tout poil. Polarisés
par les "couacs" du G8 génois et G20 londonien, la police
avait érigé une citadelle autour des chefs d'Etat. Les Services épluchaient les vidéos, surveillaient les individus.
Tout ce qui ressemblait à de la barbe était immédiatement
filé et détricoté. En effet, pour les forces de l'ordre il y avait
deux risques ; "la bavure" en s'opposant aux exactions d'un
vociférateur ou les attentats terroristes ; avion suicide, piéton kamikaze, caméra explosive ou même "poison cutané"
durant les bains de foule accordés au bon peuple. Isolés des
risques et du bruit, les chefs d'État étudiaient le fonctionnement de la planète.
(1) NATO : North Atlantic Treaty Organisation (Otan) (2) Blackblok : « Schwarzer Block »
regroupement éphémère d'individus violents durant une manifestation
335
Chapitre 44
Loin des préoccupations mondiales, les gendarmes postés
le 2 avril vers 18 h 30 à l'échangeur de Solliès, virent une
Kangoo et un vieux Hyundai s'engager sur la route des
Maures. On était en fin de journée, les pandores fatigués
estimèrent inutile de contrôler. Vu la direction empruntée,
ils supputèrent que c'étaient des campeurs cumulant RTT et
week-end pour planter leurs guitounes près des forêts de
Malaucène. Ce n'était pas le cas. Au carrefour de Sainte
Anatolie les voitures prirent la voie départementale secondaire et le petit 4x4 s'enfonça dans un décrochement latéral.
Mouloud El Brahim en sortit et s'installa aux commandes
du Santa Fe dont le chauffeur se glissa entre les sièges.
- On y va. En cas de retard ou si la route est bloquée,
ceux qui ne prendraient pas cette voiture, pourront récupérer le Kangoo, en passant par la montagne. Les clefs sont
à l'intérieur de la jante arrière droite.
Ils poursuivirent leur chemin, entassés dans le Hyundai
surchargé. Arrivés au talweg, les hommes se dégourdirent
les jambes, "cassèrent la croûte", attendant la nuit pour en336
filer leurs battle-dress, dont une poche contenait des tracts
kémalistes. L'armement fut extrait d'un réduit sous les banquettes. Les environs étaient calmes, la température de 9°C.
Dans l'obscurité, le chef donna les dernières consignes.
- Nous devons être au pied du grillage à dix heures. Le
courant sera coupé à la demie précise. Pour la suite, appliquez ce nous avons préparé.
En absence de remarque, Mouloud continua.
-Vous êtes tous équipés en armes et munitions ?
- Ih (1)
- Ce jihâd contre l'impérialiste américain a une importance capitale. Il aura des retombées mondiales et nous en
serons les artisans ou les martyrs. Vous êtes des héros…
Dans les ténèbres, ils levèrent leurs armes vers les cieux
en signe d'acquiescement.
- Il faudra mourir plutôt que d'être pris par le kûffar (2). La
ceinture explosive que vous porterez, sera l'outil qui vous
mènera aux côtés d'Allah.
Un lourd silence suivit. Cette hypothèse n'avait jamais
été évoquée et chacun comptait bien revenir entier. Toutefois, au pied du mur, ils se turent.
- Le verrouillage semblable à une boucle de ceintureauto est un détonateur. Il s'arme à la fermeture. Pour l'activer, tirez sur la goupille du mousqueton.
Mouloud leur passa les cilices suicidaires, accompagnant
le sinistre cliquetis d'un solennel "Allah akbar ".
À Château Pardaillac, vers 22 h15, nombre de résidents
regardaient les chaînes transmettant le périple londonien du
couple Obama. Les femmes s'intéressaient aux attitudes de
la première dame des States à être de couleur. Les avis fu(1) Ih : Oui d'acquiescement
(2) kûffar : Infidèle
337
rent partagés, car il y a toujours des perfectionnistes, mais
la majorité des propos s'avéra favorable. D'aucuns lui trouvèrent des tenues seyantes, particulièrement la robe jaune
portée à l'arrivée en Angleterre. Les échanges de vues allaient bon train, lorsqu'à 22 h 30 une panne d'électricité les
priva d'écran. C'était un incident de secteur, l'extérieur du
domaine et plus bas Sainte Anatolie se trouvant dans l'obscurité.
Les mains moites d'angoisse, malgré ses gants protecteurs.
Suant sous sa casquette à cause de la chaleur du transfo
MT/BT dans lequel il s'était introduit, Georges Mélanchel
attendait que la trotteuse de sa montre ait atteint le délai
fixé. Ces 4 minutes lui paraissaient d'autant plus longues
qu'il était mort de trouille de s'électrocuter malgré le vieux
manuel consulté à la lampe de poche. Converti à l'Islam,
par admiration pour Frank Ribéry (1), il était adhérent du
NPA. Dans sa quête d'un monde rose où les employés de
l'électricité gagneraient des salaires de footballeurs Melanchel suivait les préceptes d'un imam salafiste marseillais. C'était d'ailleurs à sa demande qu'il exécutait ce bidouillage, dont le temps imparti venait d'être atteint. Après
avoir repositionné les fusibles, il referma la porte en fer
et s'en fut à toute vitesse sur une motocyclette.
Le gardien du poste principal, n'eut pas le temps d'enclencher les groupes électrogènes. Par contre, il fallut reconnecter le fonctionnement des grilles et des caméras. A
priori, Sainte Anatolie avait subi une bégnine panne de
transformateur. À cause de l'interruption, Sam Rosenblum
qui sacrifiait exceptionnellement dans le salon aux joies télévisuelles, se prit les pieds dans le tapis. Il entraîna un
guéridon dans sa chute. Pratique, Sarah trouva à tâtons des
(1) Frank Ribery : Célèbre footballeur français converti à l'Islam en 2006.
338
allumettes et une bougie.
- Ça va Samy ? Rien de telles que les méthodes d'antan.
- Pour une fois je l'accorde et supplie la "Statue de la Liberté" de me guider jusqu'à mon bureau. Je me demande ce
qui a pu se passer, même les rues sont dans l'obscurité.
- Ne cherche pas midi à quatorze heures. Aux States, il
y a des villes qui tombent en carafe pendant des heures.
C'est alors que la lumière revint.
- Tu vois, pas de quoi s'affoler. Tu vieillis Cosinus !
Au loin on entendait les alarmes privées qui se reformataient. Descendu dans son laboratoire, "l'informaticien" du
Pardaillac Corp's vérifia que ses onduleurs avaient fait leur
office. Il passa un coup de fil aux gardiens, puis à John
Mac Dowell.
Pour
Mouloud El Brahim et ses hommes, l'affaire se
passa sans anicroche. Pendant les quelques minutes d'interruption la dérivation fut installée. Les mujahidin, n'eurent
besoin que de 80 secondes pour traverser le no man's land.
Alors qu'ils se planquaient dans les fourrés, les projecteurs
se rallumèrent. La lisière reprit son horizon orangé de lampadaires urbains et lampes des demeures
- Maintenant, nous n'avons plus qu'à attendre pour administrer les somnifères – murmura Mouloud.
Cet humour décapant eût pour effet d'esbaudir, en sourdine, le groupe de guerriers tapi dans l'obscurité.
- Vous avez le droit de dormir. Leurs patrouilles civiles
en Suzuki font un tel raffut qu'elles sont audibles à des kilomètres. S'ils arrivaient, nous serions vite prévenus.
339
Chapitre 45
Hormis le temps consacré à leur boulot, James Cramer et
Carol Dublin ne s'étaient plus quittés depuis le 8 janvier
2009. La jeune femme avait élu domicile chez son amant,
sur Stanton Park à Washington DC. La salle de douche bénéficiait maintenant d'un placard supplémentaire et l'organisation du dressing avait changé. Au cœur de leurs affinités, le sport tenait une place essentielle. Aussi, en sus des
couloirs de natation alignés chaque jour, ils pratiquaient le
jogging au National arboretum ou partaient en virées acrobatiques sur le Flying Dutchmann de Carol, parqué au Potomac River Club. Le couple s'offrait aussi des poussées
d'adrénaline avec l'AC Cobra de James en circuit Champcar. La première fois, Carol crût sa dernière heure arrivée.
Par bravade, elle accepta de prendre le volant, ce qui lui valut des sorties de route et quelques crampes aux bras. La
Shelby est une voiture virile, mais sa nouvelle pilote dompta en finesse les 450 chevaux. Dosant freinage et accélération sans perdre de tour-minute, elle poussait la bête, freinait à l'extérieur des virages, puis traversant la piste en glis340
sade retrouvait la ligne d'un léger contre-braquage. Cette
maîtrise gratifia la belle blonde de temps qui firent pâlir les
gros bras du Cobra Racing Club. Les débordements amoureux du couple avaient pris une tournure plus affective et
ils trouvaient même plaisir à maîtriser leur ardeur. Dans la
nuit du 1 au 2 avril 2009, alors qu'ils laissaient souffler leur
matelas épuisé, Carol à califourchon sur son amant posa
une question impromptue.
- Tu crois qu'on pourra vivre ensemble longtemps ?
- J'aimerais, mais la réponse te revient. Une femme naviguant six mois par an me pose deux problèmes. Le premier, je ne suis pas Madame Butterfly et créer un foyer
dans le cadre de ta profession n'est pas évident.
Elle pouffa de rire, surprise par cette réponse inattendue.
- Andouille. Je n'ai pas l'intention de devenir amiral ni
même commandant de Corvette.
- Alors, que fais-tu dans la Navale ?
- C'est vrai, j'aime la mer, les bateaux à voiles, le vent du
large. Tout ce qui a un rapport avec la navigation m'intéresse. Pour autant, je n'envisage pas rester enfermée dans
un Destroyer à longueur d'année avec 300 types.
Elle eut un instant de réflexion et rejetant ses cheveux en
arrière, les seins dressés, poursuivit.
- D'abord tu serais jaloux, ensuite je vais te faire un
aveu. Depuis notre rencontre, le Flying Dutchmann en duo
passe avant les plus beaux caissons flottant de l'armée.
- Conclusion ?
- Je peux opter pour un poste dans la section stratégique
de la Navy, au Pentagone à Arlington.
- Tout ça pour moi ?
- Oui, à condition que tu renonces aux missions de terrain, en Tchétchénie, Iran, où ailleurs…
- Dans ce cas, ma réponse à ta question initiale est "oui".
341
- C'est une demande en mariage ?
- Pourquoi pas, si tu m'aimes.
Elle s'allongea sur son amant, l'embrassa et se blottit au
creux de son épaule.
-Tu crois qu'on baiserait aussi bien, si je ne t'avais pas
dans la peau ? Par contre, notre "accouplement" sera une
entorse à la tradition.
- Une exception ?
- Dans les familles de militaires, on épouse des soldats.
Gamine, je voulais me marier avec mes cousins Mac Dowell. Ils étaient beaux. Depuis, ce sont des GI que leurs
femmes attendent, dans l'angoisse d'un courrier fatal.
- Tes cousins, ce sont les fils du bras droit de Schwarzkopf en Irak ?
- Exact. On ne peut rien te cacher.
- Facile. Un sacré bonhomme ton oncle, il a fait toutes
les campagnes, Viêt-Nam, Grenadines, Irak…
- C'était un copain de mon père à West Point, il a épousé
sa sœur qui est prof de médecine.
- Qu'est-ce qu'il devient ?
- À la retraite, en France, sur la Côte d'Azur.
- Sympa. À Cannes, je suppose ?
- Tu parles. Ils n'ont rien trouvé de mieux que s'installer,
près de Toulon, dans une résidence US concept de la Westing. Là, ils sont au moins cent ménages américains, en majorité d'anciens militaires. Pas mal comme dépaysement !
- Je te l'accorde. Tout le monde rigole des japonais qui
visitent à la queue-leu-leu. Mais finalement un Yankee
écarté de ses habitudes est aussi "paumé" qu'un Nippon.
- Bon, pas de diversion. Ma décision est prise. On fera
du sport, des enfants et l'amour tous les jours, pour la vie.
- C'est ok pour la durée, le sport et l'amour, mais un enfant quotidien, peut-être pas.
342
- Quel con ! Si tu veux que je continue à t'aimer, fais-toi
pardonner tout de suite et bien.
Elle lutta avec lui, riant, avec l'intention d'atteindre un
"septième ciel" décuplé par leurs promesses mutuelles.
Le 2 avril au matin, James Cramer, après sa déclaration
et la nuit qui s'ensuivit, arriva guilleret au bureau. À
Langley, la journée fut calme. Dans l'après-midi, les chefs
de Service eurent une conférence afférente aux "attentats à
clefs". Il s'agissait d'horreurs à message. Le lien entre les
lieux de l'attentat et celui à qui était destiné la menace
n'était pas évident. Nombre de meurtres aveugles furent cités: la Rue des Rosiers à Paris, Beyrouth, Karachi, passant
par Louxor et Djerba. Pour cette raison un agent ne devait
jamais laisser une intuition sans suite. Revenu dans son bureau à 4 PM, James Cramer reçut Ted Delmonti pour son
rapport quotidien.
- Hello, le jeune, quid novi ?
- Un convoi de Toyota chargé de mecs armés est passé
de Jordanie en Arabie Saoudite, vers Tabuk. Probablement
un règlement de compte tribal. Trois tentatives de piratage
bloquées dans le Golf d'Aden.
- La routine.
- On ne peut mieux. Quant au dossier El Brahim…
- Qui est-ce ?
- Le nom porté sur le Paper-Board, dans un douar.
- Ah oui ! Le gars qui a regroupé des "guys"(1) à Marseille
suivant un schéma établi par Jahdi Al Khaled.
- Exact, j'en ai parlé à la "Section Europe". Ils disent
avoir trop de travail avec le président qui débarque à Strasbourg demain.
- C'était couru d'avance.
(1) Guys : Mecs, Gars.
343
- Du coup, nous avons planché sur l'affaire, pour essayer
de comprendre ce que mijote ces types sur la Côte d'Azur.
Une des hypothèses serait un coup au festival de Cannes, le
11 mai prochain.
- Pas idiot.
- Dans l'immédiat, si nous excluons un clash direct au
sommet du NATO, il reste l'éventualité d'une action extérieure anti-USA. Mais nous n'avons ni base militaire, ni
point névralgique dans le secteur Aix, Marseille, Toulon,
Fréjus.
- Après tout, peut-être s'agit-il d'amateurs de pétanque,
encore qu'ils n'en aient pas le profil. Continuez les recherches. L'idée du festival de Cannes ne me déplaît pas.
Delmonti passait la porte, quand son supérieur l'arrêta.
- Tu as dit Toulon ?
- Oui, à soixante cinq kilomètres de Marseille. J'ai cité le
nom des villes importantes du coin.
Ils n'étaient que tous les deux dans le bureau, pourtant
Ted eut l'impression que Cramer parlait à la cantonade.
- Damned ! Dans une Résidence US concept… au moins
cent ménages américains". Bon Dieu, et si c'était la clef.
Faisant signe à son collaborateur de s'asseoir, il prit un
téléphone portable dans la poche de sa veste.
- Allo Carol ? Bien sûr que je pense à toi. J'aurais besoin
du numéro de ton oncle à Toulon... Il s'agit d'un problème
de boulot, je t'expliquerai. Tu l'as ! Génial.
D'une main, il griffonna des chiffres sur un post-it.
- Pour ce soir, je te rappellerai. Kiss.
Raccrochant, il demanda à une assistante de venir.
- Mon petit Ted, si mon pressentiment est justifié, tu vas
voyager. Prépare-toi à traverser l'Atlantique.
-Ah bon ! Et…
Il n'eut pas le temps de formuler sa question. Une colla344
boratrice venait d'entrer dans le bureau.
- Hi Allison! Veuillez engager un "special opération
project". F15D Eagle à Dulles Airport. Départ 07PM, passager arrière. Destination Darby Camp (1). Réservoirs largables, ravitaillement en vol. Affrètement d'un Lear Jet
d'affaire Pise-Marseille. Que l'agent local prépare une voiture à Marignane avec le matériel "mission". Feu vert, dès
que j'aurai l'accord du DCIA (2). Je dicterai la feuille de route
tout à l'heure. Merci.
Cramer mit son collaborateur au parfum, tout en composant le numéro des Mac Dowell à Pardaillac.
- Là bas il est onze heures PM. Espérons que le "gégéne"
ne soit pas au lit avec un somnifère.
Alors que la communication s'établissait, l'assistante vint
chercher Delmonti, pour lui donner le planning. Il avait 3/4
d'heure pour acheter une brosse à dents, un rasoir et une petite Samsonite au drugstore du Central.
- À quoi servira la valise vide ?
- Pour transporter tes vêtements, quand tu endosseras la
combinaison anti-G du F15D.
À Pardaillac, les émissions
télévisées s'achevant, John
Mac Dowell bailla. Cet état de fatigue fit rire sa femme.
- Je pense qu'après un tel effort, tu dois être épuisé.
- Moque-toi ! Je n'y peux rien, les commentaires TV, si
intéressants soient-ils, ont le don de m'endormir.
- Finalement, la coupure de courant de tout à l'heure aura
servi d'entracte.
- C'était Sam qui appelait. Lui aussi sacrifiait aux joies
télévisuelles pour faire plaisir à Sarah.
- Cela prouve que vous êtes de bons maris. L'interruption n'a pas eu d'incidence sur ses ordinateurs ?
(1) Darby Camp: Importante base US à coté de Pise (2) DCIA: Grand Patron de la CIA.
345
- A priori, non. Les onduleurs ont pris le relais.
- Bon, tout est bien qui finit bien. Allons au lit, étudier le
comportement d'un soldat fatigué.
Le téléphone sonna, alors qu'ils attaquaient les premières
marches de l'escalier.
- Probablement Bill, qui vient aux nouvelles à propos de
la panne. Il n'a aucune notion d'heure.
L'ex général décrocha.
- Mac Dowell.
Le temps de la réponse John eut l'air étonné, puis répondit, goguenard.
- Félicitation. Avoir pour amie une belle fille comme
Carol n'est pas donné à tout le monde. Cependant, mis à
part ce scoop, quel est l'objet de votre appel. Ici, il fait nuit.
Le correspondant devait s'excuser, car il enchaîna.
- Mais non, je plaisante, nous ne sommes pas encore
couchés. Vous avez une identification. Bon, je vous écoute.
Petit à petit son front se plissa, tant le propos l'intriguait.
- Certes, il s'agit sûrement d'une fausse alerte, mais vous
avez bien fait de m'informer. Je vais faire les vérifications.
Nous sommes équipés d'une surveillance satellite…
Son correspondant le coupa, trouvant la chose curieuse
pour une résidence civile. John fit un résumé sommaire du
système de surveillance.
- Je vous envoie les résultats de mes investigations dans
environ trente minutes. Vous avez un mail sécurisé ?
Il griffonna un code sur le "pense-bête" de la console.
- À tout de suite. Merci.
Arrêtée à mi-étage, Kathy comprit que quelque chose ne
tournait pas rond.
- Un problème ? Qui était-ce ?
- J'espère une erreur. Un agent du CIA, ami de ta nièce
préférée…
346
- Que voulait-il ? Carol n'a pas d'ennuis, j'espère ?
- Mais non. Laisse-moi terminer. D'après eux des types
pas nets se baladeraient dans le secteur. Avec la tournée
d'Obama en Europe, ils voient du terrorisme partout.
- Qu'est ce que tu vas faire ?
- Réveillez Sam et visionner les prises de vues des alentours. On ne sait jamais. Un homme prévenu en vaut deux.
Kate prit la chose en rigolant.
-Tu es bien réveillé pour quelqu'un qui baillait, il y a
quelques minutes à la vue du président des USA.
De son côté, à Langley, James Cramer était étonné par
deux points. Tout d'abord, le calme de son interlocuteur à
l'annonce d'une éventuelle exaction, ensuite la faculté
qu'avait ce dernier d'obtenir des vues satellitaires en live de
sa résidence. Décidément, la réputation du général John
Mac Dowell n'était pas usurpée.
347
Chapitre 46
Sam Rosenblum venait de se coucher, quand arriva l'appel
de John. Au terme d'une brève conversation, il sauta du lit
au grand dam de Sarah.
-Vous n'allez quand même pas jouer aux cow-boys et
aux indiens la nuit. Recouche-toi Samy et attends demain.
- Non, non. C'est important. Dors tranquille, j'ai encore
toute ma tête. Nous ferons le moins de bruit possible.
- Parce qu'en plus, tu attends de la visite à cette heure ?
Dracula sans doute ?
La réponse lui fut donnée par un coup de sonnette péremptoire. Elle jeta un œil sur le réveil.
- Il va falloir vous calmer…
La porte du bas se referma, il y eut quelques chuchotements étouffés par le battant du laboratoire. La robe de
chambre drapant le maître des lieux n'était pas dans la note
des battle-dress et rangers du visiteur.
- D'après ce que j'ai compris, c'est sérieux John ?
- J'espère seulement qu'il s'agit des supputations d'un
"rond de cuir" imaginatif.
348
- Que doit-on faire ?
- Dans un premier temps, visionner les vues satellitaires
de Pardaillac, depuis trois semaines.
Sam commença à ouvrir les fichiers, dans l'ordre chronologique de leur archivage.
- Tu n'as vu personne dans le coin, durant cette période ?
- Non, à l'exception de quelques randonneurs.
- Des trekkeurs par ici. Tu rigoles ?
Les images défilaient.
- Ils avaient l'air inoffensifs. Tiens les voilà.
John remarqua immédiatement ce qui n'allait pas. L'accoutrement apprêté, les bâtons de marche nordique, le look
des promeneurs, leur difficulté à marcher en chaussures.
- Mets en pause !
L'opérateur s'exécuta.
- Shit! Regarde tes montagnards. Ils ont gardé les étiquettes accrochées à leurs parkas et même aux gants !
Les incongruités s'accumulaient au fil des images. John
ne décolérait pas. N'importe quel observateur aurait saisi
l'énormité de la situation. Les gars, moustachus ou barbus,
passaient par roulement avec la même tenue. Au bout de
trois jours leurs Pataugas ayant été remplacés par des sandales, ils caracolaient comme des chamois. Quant au mentor, sa tâche consistait à filmer les clôtures avec une caméra
numérique. À l'évidence, il s'agissait de repérages.
- Bon. C'est clair. Le gars de la Central a raison. Si ça se
trouve, c'est peut-être pour cette nuit. Transfère tes fichiers
à l'adresse suivante.
Il posa sur la table le code mail donné par James Cramer.
- C'est de ma faute – se lamenta Sam – Je n'ai rien vu.
Tu sais avec l'âge.
- Le passé c'était hier. On va tenter de rattraper le coup.
Envoie ces fichiers à cette adresse et balaie le domaine à
349
l'infra rouge pour repérer des mouvements suspects. Je
crains que l'incident électrique de vingt deux heures trente
ne soit pas fortuit.
Alors que la barre de défilement débitait les giga-octets
en cours d'expédition, Sam Rosenblum scrutait les recoins
de la Résidence. L'ordinateur central donnait des images
par tranches, lesquelles étaient instantanément reportées sur
le plan mural interactif.
- Il faut combien de temps pour couvrir la propriété ?
- De quatre à six minutes, environ.
- Ok, je déclenche l'alerte. Si tu trouves quelque chose,
préviens-moi.
Assis à une table, le général entreprit d'appeler ses hommes. En plein sommeil, certains crurent à un exercice de
plus et John dut les convaincre de s'équiper. Le ramassage
passerait dans quinze minutes. Les véhicules personnels ne
devaient pas être sortis et les maisons rester dans l'obscurité. Le dispositif préventif devait être diligenté à l'insu
d'éventuels agresseurs.
- Mais lesquels et contre qui – S'interrogeait John Mac
Dowell, inquiet d'avoir été trop vite en besogne.
Il en était là de ses réflexions, quand un cri retenti.
- Je les ai !
Sam Rosenblum pointait du doigt une demi-douzaine de
taches sombres, sur le fond verdâtre de l'écran. Au sudouest de la Tuc il y avait sept masses allongées ou assises,
ainsi qu'une silhouette verticale.
- Damned ! Zoom sur celui qui est debout.
En gris sur vert les contours d'un homme en treillis de
combat, apparurent nettement. Il tenait une arme à bout de
bras.
- Sam ! Dis-moi que je rêve, bordel ! Le flingue, c'est un
AK104 à "silencieux". Il n'y a plus une seconde à perdre.
350
Un commando de cet acabit était là pour faire un massacre. John Mac Dowell estima l'attaque à 2 h du matin,
les victimes en plein sommeil. La défense devait donc être
opérationnelle avant 60 minutes. Il prit son téléphone.
- Kate, nous rencontrons un problème … Laisse- moi
terminer… Le type de la CIA avait raison. Un ennemi est
dans Pardaillac… Fais moi confiance et applique ce que je
vais te demander…
Après avoir briefer sa femme, il appela Jefferson qui se
trouvait au garage du green-keeper.
- Mayday Bill ! On a repéré sept mecs armés au sud de la
Tuc. Non, ce n'est pas un poisson d'avril. Il faut le Corps au
complet avec son équipement. Nous avons moins d'une
heure pour agir. J'ai donné des instructions à Kathy pour la
sauvegarde des "civils". À tout de suite.
À Langley, les fichiers de Sam firent l'objet d'un décorticage. Un ordinateur superposa la photo du "randonneur"
au cliché de la gare Saint Charles et fichier initial. C'était
bien Mouloud El Brahim. Maintenant, Cramer sachant son
pile ou face fondé appela une assistante de Léon Panetta,
grand patron de la CIA.
- James Cramer, matricule 00917AW7B, master analyste
sur satellites, zone Moyen-Orient nord-sud à l'APLAA (1).
- Une seconde, please.
Les vérifications d'usage furent rapides.
- Je vous écoute James.
- J'attends confirmation d'un attentat en France, à l'encontre d'une centaine de nos ressortissants.
Il avait volontairement arrondi le chiffre des victimes
potentielles pour donner du poids à sa requête
- Ciel ! Dans l'entourage du Président ?
(1) APLAA : Ofice of Asian Pacific-Latin America and Africa analysis
351
- Non des américains résidant à Toulon, pour créer un
incident diplomatique au sommet de Strasbourg.
- Et l'attentat aurait lieu quand ?
- Durant la nuit européenne, d'ici une à deux heures, au
plus tard.
- Quelle est votre demande ?
- Une réunion d'urgence avec le DCIA Leon Panetta pour
obtenir l'autorisation d'une mission contre-feu. Vu le délai,
vous comprendrez que je ne m'attarde pas au téléphone.
- Ne quittez pas.
Il attendit, pestant contre Mac Dowell qui n'avait pas encore donné signe de vie. L'interlocutrice reprit.
- Ok James. Réunion dans quinze minutes, salle sécurisée deux, sixième étage bâtiment A. Des directeurs du "septième" seront présents. Bon courage !
L'agent comprit le sous-entendu. On allait le passer à la
question. À lui d'arracher le morceau. Ses seules preuves
étaient sa conviction, les photos d' El Brahim, le topo de la
DCRI et les notes secrètes de son petit doigt. De toute façon, il ne laisserait pas flinguer l'oncle de Carol.
La
position du commando, au sud de la Tuc, laissait
penser qu'il attaquerait d'abord les demeures à l'Ouest de
Main-Street. Vers 0 h 40, Kathy ayant usé de toute sa persuasion, les résidents de Pardaillac pestant contre les exercices, jouèrent le jeu. Les portes furent vérouillées, les volets clos et des polochons installés en longueur dans les lits.
Les habitants du côté Est acceptèrent d'héberger leurs voisins d'en face. Les logis ouest évacués gardèrent leurs paliers éclairés et lampes de jardin allumées, donnant l'illusion d'une présence. Durant cette opération, l'ex-général se
rendit à U Point pour passer la troupe en revue et exposer
la situation.
352
- Ils sont huit. Sept hommes de terrain et un coordinateur
Le rapport de force étant de 5 contre 1, nous sommes avantagés. Mon nom de code sera Alpha.
- Nous ne connaissons pas leur mode opératoire ?
- Exact. Pensant bénéficier de l'effet de surprise ils devraient ratisser large et faire un maximum de logements.
- Oui, mais lesquels ?
- En théorie ils commenceront par l'Ouest, actuellement
évacué. Dès leur action lancée nous définirons les circuits
logiques pour les intercepter. Vu ?
- Ok, Alpha.
- Bien. Je pars au HQ (1) pour donner le "top". Soyez cool.
Nos pouvons les avoir au dépourvu. Tirez peu, mais juste.
Avant de repartir, John regarda ses vétérans, le visage
noirci, M16 à la hanche. Cette image lui rappela les vieillards Vietnamiens mobilisés à la chute de Saigon. Il s'empressa d'oublier et prévint la CIA.
Confidentiel
De Mac Dowell à agent 00917AW7B Section APLAA
-Votre analyse OK.
-Individus annoncés, sur site (8 hommes).
-Armement AK 104 + silencieux.
-Avons pris dispositions pour contre-offensive.
-Attendons mouvements agresseurs pour répliques ad hoc.
-Vous tiendrons informés situation.
Pardaillac- April 03nd09-1.15 French AM /02nd09-7.15 US PM
La salle 2 du bâtiment A de Langley, consistait
en une
cage de verre, occultée par des lames intégrées au double
vitrage. Au centre, une table à plateau de palissandre était
entourée de fauteuils. Derrière la cloison à vitres sans tain
trois opérateurs filmaient tout ou parties des réunions sur
ordre du DCIA. Lorsque Cramer entra, les conseillers
étaient là, costumes sombres et cravates-clubs. L'arrivant se
(1) HQ : Head Quarter (Quartier Général).
353
souvint que le septième étage appelé "Directorial", était un
club très fermé. Quand le Boss fit son entrée on se leva.
Tempes grisonnantes, visage rond et œil vif derrière des
lunettes cerclées de métal, ce septuagénaire ne faisait pas
son âge. Il fit asseoir son monde et jeta un œil sur la fiche
objet du briefing, puis alla au but.
- Nous vous écoutons James.
Celui-ci exposa les faits et ses conclusions. Après une
pause, le directeur demanda aux participants de commenter. Un conseiller attaqua bille en tête
- L'affaire que vous exposez, ne s'appuyant que sur votre
intuition, n'est-il pas hâtif de dépêcher un agent en procédure d'urgence.
- Certes. Pour conforter mes dires, j'espérais vous soumettre une confirmation du général Mac Dowell, dont j'attends un mail.
-Vous parlez de l'officier retraité, chef GI au Viêt-Nam
et à l'origine de "Tempête du Désert" sous Colin Powell ?
- Oui, je l'ai eu au téléphone à 11PM, depuis sa résidence
française et il devait me répondre dans l'heure.
- Pourquoi ne pas avoir attendu son message pour déclencher cette réunion "spéciale action" ?
- Pour une question de timing. En cas de réponse positive, chaque minute comptera.
- Peut-on savoir ce qui vous a conduit à joindre Mac Dowell ? Peu de gens connaissent l'existence d'une résidence
Westing-Tramp française.
L'intéressé laissa passer un silence, avant de s'adresser
directement au patron de la CIA.
- Vous voudrez bien m'excuser, Monsieur, mais cette
source relève de ma vie privée.
- OK James. Cela restera au sein de la cellule.
Il pressa un bouton intégré à la table, afin de suspendre
354
l'enregistrement. Le voyant rouge en haut de la cloison
gauche s'éteignit, signalant le huis clos.
- Par pur hasard, une amie intime m'a appris l'existence
de Pardaillac et la présence de son oncle John Mac Dowell
parmi la centaine de couples américains y résidant.
- L'intimisme peut fausser le jugement et pousser au catastrophisme.
- J'admets la pertinence du propos, mais crois en toute
franchise, que ce n'est pas le cas.
La pendule digitale indiquait que la réunion serait close
dans 5 minutes. James Cramer sentit qu'il perdait la partie.
Un des conseillers enchaîna.
- Pendant que nous sommes entre nous. D'où tenez-vous
qu'il s'agit d'un faux complot turc nuisant au plan d'intégration voulu par le président Obama ? Il n'y a rien au dossier
concernant l'identité des intervenants.
- Je tiens l'information d'un de nos agents opérationnels.
- Fiabilité ?
- Cent pour cent.
- Pourquoi ne pas faire intervenir les Services Français ?
Ils sont très compétents.
- Nous l'avons fait. À neuf heures PM, la PJ toulonnaise
est allée questionner le gardien de la résidence. À défaut de
problème, ils ont répondu " Rien à signaler de suspect".
- Et vous persistez quand même ?
- Oui. S'il y a un "clash" ce sera en pleine nuit.
- Et si, cela s'avère exact, que se passera-t'il ?
- Le général Mac Dowell dit pouvoir se défendre en attendant la police. Or, vu l'origine de l'affaire je veux exfiltrer Mouloud El Brahim, avant l'arrivée des Français.
Le patron, estimant qu'il était temps de statuer, la lumière rouge réapparut.
- Messieurs, il nous faut conclure.
355
C'est alors que le téléphone placé à sa droite émit un
"bip". Il décrocha.
- Oui, faites entrer.
La porte s'ouvrit et un officier noir remit un pli au directeur du Central Intelligence Agency.
Ce dernier le parcourut et tendit son mail à Cramer.
- Ok James! Votre mail est arrivé. Lancez cette opération. Je téléphonerai à mon homologue Français pour faire
accréditer votre agent. Tenez moi au courant des suites, je
serai avec le VP (1). Nous préviendrons le Président Obama
à cinq heures moins le quart UK. Demandez à Mac Dowell
d'isoler le chef de bande, s'il le peut.
- Ah ! Une dernière question...
Il le prit à part et le voyant rouge s'éteignit.
- Comment John Mac Dowell, dispose-t'il de quoi se défendre ? La France interdit la détention d'armes. En cas de
matériel US "emprunté", il faudra s'arranger pour éluder
une enquête sénatoriale. Je pense que vous ferez bien ça
pour l’oncle de la "belle Carol", non ?
(1) VP : Vice président des USA. (Joseph R. Biden)
356
Chapitre 47
À la lueur d'une "mini Led", Mouloud El Brahim vérifia
son plan. Il avait fait pénétrer son commando au pied de la
Tuc des Oliveraies. L'accès était sauvage, jouxtant un fairway de golf. En fond, les demeures bordaient les deux cotés de Main Street. Chaque homme investirait trois bâtisses
de part et d'autre. À l'aller, par les jardins arrières ouest. Au
retour, par les façades des maisons est. En fin de périple ils
se retrouveraient au point de base. Les titulaires des objectifs Sud ayant un trajet plus long que ceux du Nord, Mouloud donna des "tops" de départs proportionnels aux parcours. À 1 h 45 du matin, le premier tueur se fondit dans la
nuit. L'opération se répéta jusqu'au titulaire du trajet le plus
court. Ces mouvements n'échappèrent pas à la vigilance du
quartier général de Pardaillac Corps.
- Ça y est ! Ils ont bougé ! – S'exclama Rosenblum.
Sur l'écran mural, on constatait que les silhouettes
étaient debout, armes plaquées contre le ventre. Au centre,
liste en main, le chef donnait les ordres.
- A priori, l'idée initiale était la bonne – Souligna John –
357
Ces types opèrent individuellement.
- Mais pourquoi ne partent-ils pas au même moment ?
Mac Dowell, armé d'un stick, suivait l'itinéraire des partants, alors que Sam évaluait le timing des départs.
- Depuis 20 minutes, ils se dirigent tous vers le sud avec
des écarts proportionnels. Le premier se trouve derrière la
maison Borgesi et pénètre dans le jardin !
- Combien de demeures y a-t-il, entre le départ et la maison concernée ?
- Dix-neuf.
- Tiens ! Ce n'est pas un multiple de sept.
- Où se trouve le second ?
- Trois jardins avant, mais il est stationnaire.
- Logique, le premier va commencer par Borgesi, puis
investir les deux suivantes. Ils ont prévu trois cibles par killer. Sept fois trois, vingt et un.
Il y eut un silence, brisé par Sam Rosenblum.
- Je crains que leur objectif soit du double. Le premier va
attaquer les numéros dix neuf, vingt et vingt et un. Le second seize, dix sept, dix huit, puis ils traverseront…
- Quoi ? Où veux-tu en venir ?
- Ils opèrent en temps compensé, pour se retrouver au
même moment au point d'arrivée. Cette formule présume
une continuation des exactions au retour.
- Shit ! Un passage de l'avenue et répétition coté Est.
L'ex-général s'empara du téléphone.
- Bill. Nous avons quinze minutes. Il faut empêcher ces
"enfoirés" de franchir Main Street. Dispose des hommes
dans les jardins suivants – il énuméra les lots – et un sniper
dans le clocher du temple. Terminé.
Sean O'Neil blêmit.
- John ? S'ils passent la voie, nous allons au carnage. Les
maisons situées à l'Est sont pleines à craquer.
358
- C'est pourquoi il faut les empêcher de traverser – Se
tournant vers les écrans – Nos GI longent les maisons pour
éviter d'être repérés. Le tireur est en position.
- Les adversaires ?
- Pour l'instant ils investissent des leurres. Le premier en
action pénétre dans l'ultime maison de son lot ouest…
Un appel de Langley l'interrompit
- Oui, Cramer, l'offensive a débuté. Nous appliquons un
plan de défense. Il sera là quand ? J'espère que nous aurons
terminé avant. Merci.
Il raccrocha.
- La CIA rapplique. Autant pour récupérer le chef de la
bande que nous aider. Aux anciens d'être à la hauteur.
Sa
rapidité avait valu au Jordanien Ramzi d'hériter du
parcours le plus long. Sec, au visage anguleux, ce berger de
la région du Khazneh avait été recruté à T'all Bakir et tuer
était devenu une seconde nature. La première cible à attaquer était banale, rectangulaire, d'un étage sous toiture, aux
murs couverts d'un bardage bois de couleur blanche. Faisant le tour, il trouva un accès facile. Tout était calme.
L'élasticité du gazon donnait des ailes à ses sandales. Une
balle pulvérisa le verrou de la cuisine. Tel un reptile, le
tueur grimpa l'escalier. Le palier allumé, desservait cinq
portes. Les entrebâillant Ramzi ne trouva que deux chambres, les autres étaient des salles d'eaux et WC. Il ouvrit le
feu sur chaque lit, transperçant les corps assoupis. Puis, se
retira pour gagner la demeure suivante. Alors que s'achevait "le trépas" supposé des Borgesi, le préposé à la maison
16 mitrailla cinq dormeurs. Un couple et son berceau d'enfant dans une chambre. Les grands parents dans la suivante.
En amont, cinq congénères agissaient ainsi, avec une régularité de montre Suisse. Dans son trou, Mouloud prévenu
359
de l'évolution avait lieu d'être satisfait.
Les maisons étant différentes, les méthodes d'intrusions variaient. Le chef avait déclaré que les bruits d'effractions
étaient mineurs. Il fallait seulement abattre toute rencontre.
La réflexion n'étant l'apanage de ces tueurs en gros, aucun
ne remarqua de similitude entre les visites. Ce leurre aurait
perduré si Daisy Bellamy n'avait pas commis de bévue. Sa
"bourde" fit dérailler l'avancement robotique des presseurs
de gâchettes.
Shaadi, titulaire du quatrième départ, s'était débarrassé
de ses deux premières cibles, perforant dix "plumards". La
troisième maison de son lot était petite, à rez-de-chaussée
surélevé. Elle comportait un bow-window victorien, drapé
de rideaux à froufrous. L'intrus n'eut pas à fracturer de
porte, le sous-sol était grand ouvert. Il trouva l'interrupteur
d'une cave proprette et les marches menant au hall. Le séjour baignait dans un halo lunaire. Ignorant l'office, le tueur
prit l'escalier ciré, lorsqu'un bruit interrompit son avancé.
C'était un gargouillis accompagné d'étranges sifflements. Il
redescendit dos au mur, doigt sur la détente. Dans la cuisine obscure, le voyant d'une bouilloire clignotait désespérément. Shaadi s'approcha et vit qu'une tasse attendait l'eau
bouillante. Supputant qu'un insomniaque récupérerait la
décoction, il repartit sur la pointe des sandales. Le palier
était allumé. Une porte entrouverte dévoila un lit dont l'occupant était de forte corpulence. L'assassin lâcha trois
balles avec délectation, puis traqua l'amateur d'infusions.
Dans l'autre chambre les draps n'étaient pas ouverts. La visite des salles d'eaux n'ayant rien donnés, le flingueur allait
redescendre quand une idée lui vint.
- L'inconnu est peut-être caché dans la chambre du
mort, sous le lit ou derrière la porte.
360
Sans respect pour le défunt encore chaud, il ouvrit le battant d'un violent coup de pied et faillit s'enfuir. De gros flocons de neige emplissaient l'espace. C'était beau et terrifiant. Il imaginait un signe du Ciel, quand une plume issue
de la couette éventrée, vint se poser sur son nez. Se précipitant sur le lit, pour comprendre l'origine du phénomène, son
sang ne fit qu'un tour.
- Et les autres ?
Dégringolant l'escalier, Shaadi courut jusqu'à la maison
de ses précédents exploits et se rendit à l'évidence.
- Des polochons, il n'avait flingué que des polochons !
Avant d'alerter Mouloud, il jeta un œil par une fenêtre
donnant sur Main Street. Tout était calme. Dans 2 minutes,
l'homme de tête traverserait l'avenue.
- Mais où étaient les habitants des maisons visitées ?
Il allait presser le bouton du talkie-walkie, quand un
phénomène le tétanisa. Éclairés par un lampadaire, des GI,
reconnaissables à leur tenue, passaient au fond d'un jardin
à une centaine de mètres. Cette accumulation d'événements
étranges lui fit perdre tout jugement. Il lâcha son émetteur
et fit feu en direction de l'étrange apparition. Malgré la discrétion du "silencieux" les flammes n'échappèrent pas au
Squad (1) A03 tapi derrière la haie d'en face. Instantanément
les murs de la chambre furent ponctués de points rouges et
une balle arracha son fusil des mains du mujâhid. Ce dernier rampa jusqu'à l'escalier et prit ses jambes à son cou
pour prévenir son chef.
(1) Squad : Equivalent d'une escouade de trois à six hommes
361
Chapitre 48
Prévenu,
John Mac Dowell comprit qu'il devait modifier
sa stratégie. L'ennemi au courant, allait flinguer tous azimuts. Il en prévint ses officiers.
- Ligne de front sur toute l'avenue. Les assaillants vont
passer en désordre et s'éparpiller. Seul le squad A01 reste
en place pour choper le type de tête qui traversera dans une
seconde. Ne le loupez pas!
Puis s'adressant à Rosenblum.
- Samuel, assure-toi auprès de Kate que l'infirmerie est
opérationnelle. Je pense que nous aurons de la casse.
Dans sa planque, Mouloud fut sidéré les propos hallucinants de Shaadi. Il appela pour en avoir le coeur net.
- De Sifir-A à Yedi-H, demande situation.
- Bien reçu Sifir-A. Cible 2 en cours d'achèvement.
- Soulève les couvertures des objectifs atteints. J'attends.
Il y eut un silence, suivi de pas et d'une exclamation.
- Kla oumasroun ! (1)
(1) Kla oumasroun : (littérale) Il y a de la merde dans l'eau chaude !
362
À l'autre bout de la ligne, la voix était étranglée.
- Des oreillers, des traversins… Du linge !
Mouloud coupa la communication. Il écarta Shaadi pour
réfléchir.
- "Baiser", il s'était fait "baiser" comme un bleu. Probablement une fuite, mais d'où venait-elle ?
Mouloud El Brahim tenait à sa peau. Son opération était
un "bide". On avait utilisé 50% des munitions à transpercer
de la literie. Si l'escadron "fantôme" de GI existait, ses
hommes allaient être coincés. Et lui ?
- Un échec vis à vis de ses commanditaires, valait arrêt
de mort. Être embarqué par des Américains se traduirait
par une perpétuité. N'ayant tué personne et sans arme, la
solution était française. Au pire, il écoperait d'un an de
"préventive", puis d'une peine compressible.
Cette formule n'était possible qu'en l'absence de témoin.
Il appela ses hommes sur une même longueur d'onde.
- À tous. Passez l'avenue et "flinguez". Tirez jusqu'à l'ultime cartouche puis donnez vos vies. Je vous rejoins au
Ciel. Allah akbar !
S'adressant à Shaadi
- Mon frère, nous avons été trahis. Une seule personne
connaissait ce plan. Tu vas l'éliminer. Je ne peux le faire
moi-même, car il me faut périr avec mes hommes.
- Et qui dois-je punir ?
- Saïd Machika, un imam marseillais. L'adresse est programmée sur le GPS du Kangoo. Dernier étage porte droite,
la clef de l'appartement est sous le paillasson.
- Tuer un "saint homme" !
- Ne t'inquiète pas, son titre est une couverture. Il n'a rien
de religieux. Prends mon arme que je participe à cette vengeance. Ne referme pas le trou du grillage.
Après une accolade, le guerrier disparu. Il avait 8 Km de
363
montagne à parcourir pour atteindre la Renault. Mouloud
El Brahim brûla des documents. La police française investirait le secteur à partir du trou de la clôture laissé béant,
face aux caméras de contrôle.
Au bout de Main Street, Ramzi, le Jordanien de tête, reçut "l'appel au sacrifice" en traversant l'avenue. Étonné, ne
sachant que faire, il s'arrêta en plein milieu de la voie. Les
rafales du Squad A01 abrégèrent son dilemme. Deux silhouettes casquées surgirent d'un bosquet, attrapèrent le
corps par les pieds et le mirent à couvert. Au clocher de
Sainte Anatolie 3 heures sonnèrent. La bataille de Pardaillac avait fait son premier mort.
À Strasbourg la pression des échauffourées ne retombait
pas. La ville était quadrillée par des gardes mobiles à cheval ou de conventionnelles voitures de police. Le vrombissement des hélicoptères se conjuguait aux vociférations venues du camp "Anti-Otan". À l'antenne de la DCRI on veilla fort tard. Vers 3 h 15 du matin, Hugues Condamine quitta la cellule pour aller roupiller. Contrairement à l'accoutumée, l'officier utiliserait son lit alsacien. Il posa son GSM
sur la table de nuit et bientôt un puissant ronflement brisa
le silence. La stridulation d'un téléphone quand on s'endort,
engendre une réaction spécifique. Le réveillé consulte
l'heure et s'étonne n'avoir dormi qu'une poignée de minutes.
Condamine attrapa le combiné. L'écran affichait le numéro
du capitaine Gillois. Dans sa candeur le ronfleur pensa que
sa "régulière", appelait pour l'embrasser. En cela, il fut déçu. La voix était sèche et professionnelle.
- Françoise à l'appareil, désolée de vous déranger.
- Que se passe-t-il, capitaine. Un coup de blues ?
- Plutôt une tuile. Mouloud El Brahim et sa bande sont
entrés en action vers deux heures ce matin.
364
- Quoi ! À Strasbourg ?
- Non, dans le secteur de Toulon.
- C'est quoi cette connerie ? Ne me dis pas, qu'ils ont attaqué la centrale nucléaire de l'arsenal !
- Plus subtil. Leur cible est Château Pardaillac, un lotissement occupé par une centaine d'Américains.
- Bordel ! La résidence, qui a fait la "Une" en 2008 ?
- Exactement.
- Comment l'avez-vous su ?
- La CIA a prévenu la PJ d'une éventualité à neuf heures,
mais les locaux n'ont rien remarqué d'anormal.
- Le contraire m'eut étonné.
- Ensuite, le maire du patelin ayant entendu des explosions, la Direction de la Sécurité Publique s'est déplacée
- Une bonne chose.
- Si on veut. Les résidents refusent le passage en absence
de commission rogatoire,
- Quoi ! Je rêve ! Alors, comment sait-on qu'il y a eu un
attentat du fait de Mouloud ?
- Léon Panetta a prévenu Squarcini (1) à deux heures
trente et en a profité pour obtenir l'envoi d'un agent de
Langley. Les "ricains" essaient de traiter l'affaire en solo.
- Comme d'habitude. Réaction du Patron ?
- Il a consulté le dossier, m'a demandé de faire gober au
maire un exercice militaire, d'aller sur place et cornaquer le
gus de la CIA. J'ai précisé que tu gérais l'action en duplex.
pour rendre compte à MAM (2)
- Merci. Demain matin, si Obama en sait plus que Sarko,
on va déguster.
- T'inquiète ! Personne ne peut sortir sans contrôle. D'autre
part, le GIPN (2) de Marseille va pénétrer en douce et choper
(1) Bernard Squarcini : Directeur DCRI. (2) MAM : Michèle Alliot Marie Ministre de l'Intérieur (3) GIPN : Groupe d'intervention de la Police Nationale (24 hommes à Marseille).
365
ce qu'il trouvera. Pour la presse il s'agit d'une "manœuvre
interalliées".
- Bon, a priori on maîtrise. Où es-tu ?
- J'ai eu droit à un jet Villacoublay - Salon de Provence
et d'une 507 pour la route. En cartonnant, je peux être sur
place à cinq heures dix.
- Mais que s'est-il passé exactement ?
- D'après nos satellites, il y a eu du grabuge entre les
mujahidin et des GI bien équipés.
- J'hallucine ! D'où ces Boys armés sortent-ils ?
- Nos caméras ont enregistrés du mouvement chez les retraités vers minuit, ce qui induit une logistique de pointe et
un arsenal ad hoc. Je te tiendrai au courant.
366
Chapitre 49
Depuis le 3 mars 2009, Mokhtar n'avait plus entendu parler des inconnus du Bloc-5. Il avait récupéré le Nissan
abandonné et repris ses voyages hebdomadaires. L'épisode
du Cap de la Nao n'ayant jamais été évoqué par Rachid, le
caïd décida de continuer à utiliser ses services. Il connaissait bien le taff et avait suffisamment la trouille pour la
boucler. Voyageant séparément leur relation se limitait à
des contacts téléphoniques.
En réalité le "second couteau" suivait son plan finement
élaboré. Tout d'abord, il sacrifia du temps libre à visiter
dame Bentaya. Reçu à bras ouverts, l'inévitable Banga, accompagné de pâtisseries lui étaient servis dans la cuisine.
Un jeudi, le visiteur ayant décidé de conclure, se vêtit en
conséquence
- Alors, Rachid, que deviens-tu ? C'est gentil de venir
me voir. Toujours autant de travail ?
Le problème des conversations avec Aïcha résidait dans
sa façon de tchatcher en boucle. Cette pratique gelant tout
dialogue, l'interlocuteur profita d'une gorgée de limonade
367
du moulin à paroles pour aborder le sujet l'intéressant.
- Dans une activité professionnelle, aussi intense que la
mienne, le drame c'est la solitude, quoi ! Si vous voyez ce
que je veux dire ?
- Non, pas bien. Dans ton métier, on voit du monde, des
commerçants, des gens riches, donc jamais tu es seul !
Moi, par contre…
Il la coupa promptement, pour s'éviter le récit de trente
ans de vie commune avec un téléspectateur invétéré.
- Voilà, Madame Bentaya. Je bosse dur pour faire de
l'argent, mais personne avec qui partager…
Aïcha entreprit de lui faire comprendre que dans le cadre
d'un partage de pécule, elle avait preneur.
- Arroua, c'est déjà bien ta situation ! Regarde, mes
bonbonnes de gaz, si jamais on fume tout explose, et l'électricité qui coupe avec la minuterie de l'escalier
Pour accentuer l'effet, elle sanglota la tête dans son tablier. Rachid, entreprit d'enfoncer le clou.
- Excusez la semoule. Je voulais dire que mon pognon,
c'est pour faire le bonheur d'une épouse et aider sa famille.
Pas rester gelé sur un compte, quoi. Ma solitude, c'est une
prise de tête par manque d'amour !
Il y eut un silence, bercé en fond par le générique d'un
feuilleton. Aïcha se pinça sous la table, pour être sûre
d'avoir compris la fine allusion.
- Allah aurait-il entendu ma prière ? – S'interrogea-t'elle
– Le Ciel bienveillant aurait-il remplacé ce débris d'Ahmed, par un acteur de "Plus belle la vie". Je rêve… J'ose !
Elle darda son regard le plus câlin, à défaut d'être sexy,
dans les yeux du visiteur.
- Dis donc, toi. Tu n'es pas en train de faire la demande ?
L'hypocrite se tortilla sur sa chaise comme un puceau
pris la main dans sa culotte.
368
- Euh ! Et bien. Votre fille, croyante et aussi avisée dans
ses convictions que Fadela Amara, serait l'épouse rêvée. Si
Monsieur Bentaya m'estime à la hauteur…
L'aura entourant la secrétaire d'État et la notion "d'estimation" implicitement financière, firent mouche. De toute
évidence cet éphèbe aisé était une survenance divine. Cependant Aïcha cacha habilement sa pieuse reconnaissante
- Alors, comme ça tu veux te fiancer avec Leila ?
- C'est mon vœu le plus cher.
- Tu sais que selon la charia, il faut l'accord du père.
Pour Mustapha mon époux, sa fille est un bijou, inestimable. La dot devra tenir compte des sacrifices faits pour
l'aider à poursuivre ses études.
- Je m'en doutais et vous laisse réfléchir. Voilà mon numéro de téléphone.
Comme il se levait, Aïcha craignit avoir gâché le miracle
dont elle se berçait.
- Attends une minute. Monsieur Bentaya est très occupé
par ses affaires, mais je vais lui demander de te recevoir.
- Mais, j'veux pas faire l'incruste, quoi …
- Non, non. Reste là. Reprends du "Banga".
Elle s'éclipsa pour informer Mustapha de l'aubaine, Leila
ne pouvant pas refuser un jeune homme fortuné.
Alors qu'au Séjour les Bentaya faisaient des additions,
Rachid se félicitait de son audace. Sur un coin de la table
en formica parmi les relances d'EDF, GDF et CCP, un courrier du rectorat attira son attention. C'était une lettre, précisant que les ressources familiales permettaient l'octroi d'une
aide de l'Éducation Nationale. Cette bourse couvrait les
frais d'occupation de la chambre 7 du pensionnat. Ce chiffre fétiche sentait le bon présage, d'ailleurs Aïcha annonça
que le paterfamilias avait pu se libérer pour un entretien.
Au salon, TV en veille, l'affaire fut vite réglée. Mustapha
369
Bentaya avait mis la barre très haut, pensant avoir à négocier durement. Or, ce ne fut pas le cas. Le prétendant accepta tout, y compris un acompte en liquide sous 48 heures.
Les fiançailles furent fixées aux vacances de Pâques.
Depuis ce deal, le promis cogitait pour mener à bien son
plan et quitter indemne le gang de Mokhtar. D'un coup
d'avion, il partit à Tanger, ouvrit un compte à la Banque
Populaire du Maroc et effectua des virements Western
Union. Pour éviter Tracfin (1) le gros de ses avoirs transiterait dans sa voiture au jour du départ en Ferry. Pour calmer
sa flamme, il faisait le tour du lycée la nuit pour apercevoir
sa "promise". Malheureusement l'entrée était gardiennée et
les baies des chambres orientées à l'intérieur du campus.
Toutefois le chiffre 7 confirma sa réputation chanceuse. En
effet, le 27 mars 2009 la défection d'un livreur mena Rachid à fournir Dédé "l'éboueur-dealer". Les deux jeunes se
connaissaient, mais ne s'étaient pas vus depuis longtemps.
Ils prirent un pot à la terrasse de la brasserie "Le France".
- Alors qu'est ce que tu branles Rach. Toujours sur les
routes avec ton boss ?
- Comme d'hab. Et tézig?
- Bof ! Mieux. Je fais le ramassage urbain. Moins hard
que l'extérieur et je rentre plus tôt pour niquer ma meuf.
- Tu n'as pas changé, toujours aussi chaud.
- Qu'est ce que tu veux, boulot-dodo, c'est ma destinée.
Et toi, question cul, ça glisse ?
Pris au dépourvu, l'interrogé déballa ses projets intimes,
les tempes entre les mains.
- Putain, la rage, j'ai eu les boules de me prendre la tête
avec toutes les raclis de La Glacerie que déjà j'ai bouyavées grave, quoi ! Alors, je me range.
- Arrête. Tu me chicanes, sale chacal ! Ne me dis pas
(1) Tracfin : Traitement du Renseignement et Action contre les Circuits Financiers clandestins
370
que tu vas nocer. Rachid, époux et papa. La vanne !
Dédé pleurait de rire, tant il goutait la blague du boutonneux. Ce dernier, piqué par cette mise en doute de ses capacités à être désiré par une BG, en rajouta.
- Cette Go, comment elle est bonne ! Tellement kiffante,
tu la look une fois c'est fini, tu peux plus débander.
- Ah ! Où "perche" ce Viagra naturel?
- Elle étudie au plus grand lycée de Toulon.
- À Dumas.
- Tu connais ?
- Un peu. C'est mon territoire.
- Explique.
- Depuis que je suis en urbain, je fais le lycée.
Assuré de l'application des décisions paternelles, Rachid
vit une possibilité de visiter sa meuf. Depuis le contrat, il
rêvait de son "achat" le recevant, nue et soumise dans la
chambre numéro 7.
- Comment ça fonctionne ?
- Simple. Au sud on fait les poubelles du self puis celles
de l'administration à l'ouest. Après c'est l'internat. Un bon
quart d'heure de trajet, quoi.
- Vous entrez comment ?
- Par la grille livraisons de l'avenue Le Bellegou. À six
"plombes du mat", le taulier roupille. On a un passe.
- Ah! Et vous refermez la grille à l'aller ?
- Nawak ! On laisse ouvert, la durée du ramassage.
Rachid se prit à rêver:
- Un matin, il déposerait à l'entrée de l'internat, un bouquet, assorti de tulle et d'un bristol sur lequel il ferait inscrire par la fleuriste " Pour Leila Bentaya, comment je kiffe trop
tes seins. Son Rach." La classe, comme au cinéma, quoi !
371
Chapitre 50
En
roulage sur le tarmac pisan de Galileo (1), un F15D
de l'US Air Force gagna la zone Darby-Camp le 3 avril à 2
h 40 du matin. Le pilote n'avait pas ménagé la machine.
Partit de Dulles sa vitesse moyenne avait été de Mach 2,3
et les 7 300 kilomètres couverts en 3 h 35. Compressé dans
sa combinaison, Ted avait somnolé, n'ouvrant un œil qu'au
ravitaillement du Stratotanker KC135 de la Spain Morón
Air Base qui les attendait en plein ciel pour la becquée.
Après avoir remercié le pilote, il troqua sa combinaison
d'aviateur contre ses vêtements enfilés le matin heure américaine. Un polo Ralph Lauren, sous une veste en tweed,
des pantalons en grosse toile, une paire de Hush Puppies
Henley à lacets. Heureusement que la mission n'incluait pas
un cocktail d'ambassade. Un monospace aux vitres brunies,
le laissa devant un Lear Jet "d'affaires" sur la piste civile.
Une heure plus tard à Marignane, il recevait les clefs d'une
BMW 523i, un attaché-case contenant son visa limité, 5.000
euros et un I-phone formaté CIA. Ted Delmonti rejoignit
l'A 55. Il était 4 h 35 du matin. Quinze kilomètres à l'ouest
(1) Galileo : Aéroport de Pise.
372
déboulant de Salon de Provence une 507 grise surmontée
d'un gyrophare gagnait le même endroit.
Alors que les deux agents fonçaient vers Toulon, la guérilla débutait à Pardaillac. Mac Dowell fut prévenu de
l'élimination du Jordanien sur Main Street
- De A01 à Alpha. Target (1) neutralisée. Type moyenoriental. La trentaine. Kalachnikov. Battle-dress modèle para français. Sandales de trekking et…Shit…une ceinture
d'explosifs à la taille!
- Damned ! Déclenchement ?
- Goupille sur fermoir détonateur.
- Ok. Planquez the dude (2) pour ramassage ultérieur et
remontez au nord. Ennemi attaque tous azimuts.
- Position objectif le plus proche ?
- Quatre cents mètres nord, dans un fourré, face à patrouille A02. N'intervenir que sur ordre.
L'ex-général ne se faisait pas de souci. Cet individu
n'avait aucune chance de s'en sortir, mais le port d'explosifs
étant un danger pour tous, il prévint les hommes.
- De Alpha Ennemis équipés de ceintures kamikazes.
Tirs précis et à distance obligatoires.
Sam, le nez sur son écran, soliloqua.
- Curieux, il y en a un qui se barre avec l'arme du chef !
Son propos fut interrompu par un appel de la Sécurité.
- Ici Poste d'entrée. Incroyable ! Nous venons de filmer
un type armé sortant au point H8. Le circuit clôture est
rompu. Que faisons-nous ?
- Laissez "pisser". Continuez la surveillance des grilles
et prévenez-nous d'intrusions ou demandes d'entrée.
John jugea inutile d'avouer aux vigiles qu'une guerre se
déroulait à l'intérieur de ce qu'ils étaient censés garder.
(1) Target : En américain, Cible, Objectif militaire. (2) Dude : En argot, le mec.
373
Accroupi dans son buisson où traînait un râteau, Karim
Alti G était en mauvaise posture. Il hésitait à traverser Main
Street à cause de mouvements sur l'autre rive où le Squad
A02 l'attendait. Les branches d'arbousiers gênaient l'alignement des faisceaux laser. Comme il fallait tirer avec
précision, le groupe prenait son temps. Maintenant Karim
voyait des lignes rouges l'encadrer dans la broussaille. On
le voulait sans doute vivant. Profitant de ce sursis, il fixa sa
cagoule aux dents du râteau et balança l'outil à l'extérieur.
Un bouquet de points écarlates et d'impactes ponctua le
leurre. D'un bond, le moudjahid se précipita dans un plan
de lavandes émergeant d'un creux. Voyant choir l'épouvantail les Américains se ruèrent. Karim, guerrier d'expérience,
attendait cette réaction. Retirant le frustrant silencieux de
son AK, il ouvrit un feu d'enfer.
Peter Flecher qui avait fait le Vietnam sans une égratignure, fut le premier blessé du Pardaillac Corps. Ses potes
à plat ventre, entendaient siffler les balles. Le HQ leur intima par radio de ne pas bouger avant l'arrivée d'un appui.
John ne décolérait pas. Si ces andouilles avaient attendu les
instructions avant de se précipiter ils auraient évité de se
faire canarder. Il appela du renfort.
- De Alpha à A01, appuyez A02. Avons blessé sur Main
Street. Target logé dans creux à 6 h. Tir de couverture sur
ordre.
Le chef d'état-major consulta l'heure, il était 3 h30, l'opération se trouvait bloquée par le retranché et Peter Flecher.
- Où en sont les autres, Sam ?
- Regroupements OK. Je déploie suivant cheminement
des ennemis restants.
- Bien, on ne les lâche pas d'une semelle.
La radio se mit à grésiller.
- De A01 à Alpha. En position.
374
- Reçu. Feux nourri pour que A02 récupère son "gus".
Au fond de son fossé, Karim se savait en position favorable. Entouré de terrains plats il pouvait contrer les attaques sur 360 degrés. Quand des pétales mauves commencèrent à pleuvoir, il baissa la tête sachant que ce tir était
destiné à protéger l'avenue. Dans son trou, personne ne l'atteindrait sauf à la grenade. Le hasard contraria sa logique.
Dans l'encoignure du clocher, le sniper observait l'action. Les 350 mètres le séparant de l'accrochage contrariait
sa précision. À cette distance, la lunette du MK12 SPR (1)
perçait mal l'écran de lavandes, mais Steve Delay croyait
en la providence. Décontracté, main gauche posée sur l'allège, l'œil rivé à l'écran verdâtre, il attendait l'occasion.
Mouloud El Brahim entendait des rafales de Kalachnikov, mais le silence d'une réplique le laissait dubitatif.
- D'où sortait ces GI dont avait parlé Shaadi ? La présence de Delta-force(2) armée de silencieux était impensable
et l'idée des polochons puait la ruse de civils informés.
Il décida de faire le point. Dört-E ne répondant pas, il activa les fréquences de ses hommes une par une.
Le tir de couverture avait permis de récupérer Peter Flecher. Un angoissant silence régnait sur le site. Accroupi
dans sa planque parfumée, Karim ne sortait pas la tête, attendant un assaut pour dégommer l'adversaire. Quand la
diode de son talkie-walkie s'alluma, il porta le combiné à
son oreille et jura d'une voix sourde.
- Sois maudit Mouloud tu as trahi ma confiance ! Nous
sommes encerclés par les Américains…
Le sniper du clocher n'eut pas le temps de réfléchir.
L'électroluminescence rouge du talkie-walkie dans le plan
de lavandes engendra un tir instinctif. Quand Steve réalisa
(1) MK12 SPR : Fusil de sniper de Forces américaines d'opérations spéciales (2) Delta Force:
Commandos des Forces spéciales américaines
375
avoir agi, la balle traversait la tête de sa cible. Le projectile
pénétra derrière les globes oculaires. Mû comme par un
ressort, le mudjâhid se releva. Aveuglé, crachant un flot de
sang, il hurla à l'attention de son chef.
- Chien ! Traitre ! Va en enfer !
Sidérés, les assiégeants eurent un moment d'hésitation,
avant de le transformer en passoire. L'ex-général souffla.
Alors que le tireur du temple sauvait la mise, on lui annonçait l'élimination des ennemis au nord et six blessés au sein
du Pardaillac Corp's. Restait un individu en vadrouille.
Peter
Flecher, la victime de Main Street, avait deux
plaies à l'épaule. Les balles ayant traversé, Kate traita l'affaire dans son "mini-bloc opératoire". Les blessures des
autres firent l'objet de sutures et une fracture du péroné réduite à plâtrer. Les rafales ayant sûrement été signalées aux
forces de l'ordre, le HQ ordonna un nettoyage. Les corps
ennemis furent glissés sous la bâche du Toyota et empilés
dans le blockhaus, sur les caisses de surplus explosifs. John
Mac Dowell demanda le point de la situation.
- Nous poursuivons le dernier – répondit Sam – mais il
se déplace en zigzags vers le jardin des Jefferson.
Contrairement à celles de ses copains, la demeure de Bill
était proche du secteur de combat.
- Bummer (1) ! Sa femme est isolée. Presse nos boys d'en
finir avec cet "enfoiré", bordel ! – Il se donna un moment
de réflexion – J'appelle Pamela pour qu'elle s'enferme.
- Ok. Et le guy (2) planqué au flanc de la Tuc ?
- C'est le chef. Fuir équivaudrait à se faire trucider par
ses Supérieurs, alors il reste dans sa cache pour se rendre.
- Pourquoi ?
- Cette pute a envoyé ses hommes au "casse-pipe" et re(1) Bummer : Argot, Mince. (2) Guy: Argot, Mec
376
filé son flingue à celui qui s'est barré. D'un coté plus de témoin, de l'autre aucune preuve de participation active.
- Mais se rendre à qui. En théorie nous n'existons pas ?
- Aux Français, quand ils auront atteint le trou de la clôture, laissé bien en évidence à leur attention.
- Dans cette hypothèse, quel est le programme ?
- Nous démobilisons et stockons l'armement dans la casemate. La résidence doit retrouver un aspect civil. Seuls
trois hommes resteront équipés pour chopper le meneur.
Une voix grésillante se fit entendre sur l'un des postes.
- Demandons dernière position target.
- Angle Oligrove et Poppy Street. Demerdez-vous !
377
Chapitre 51
Shaadi, chargé de "visiter" l’imam marseillais, avait couru
une heure trente, ne s'arrêtant que pour consulter sa boussole. Ses pieds étaient en sang. Les ronciers avaient lacéré
son visage et la boue des fossés maculait ses jambes. À
l'inverse de ses comparses Bir-B n'était pas d'origine rural.
Entraîné à parcourir les dunes pour enlever des occidentaux, le milieu montagnard l'avait totalement exténué. Il finit cependant par retrouver la Kangoo. Après avoir élucidé
le fonctionnement du comodo, le pilote effectua une manœuvre de débutant d'auto-école et partit tous feux allumés.
Au GPS, l'anglaise indiquant le trajet avait la même voix
que celle des aéroports. Le guidage étant primordial il respecta les "right and left" intimés. Son expérience automobile était limitée à l'utilisation d'un UAZ Russe dans le
sable, aussi le trajet labyrinthique de l'agglomération phocéenne l'affola. Chaque variation de cap valait aux jantes
d'épouser les coins de trottoirs. Pareil gymkhana tenait d'un
alcoolisme, avancé, mais il n'y eut personne pour l'arrêter.
Agrippé à son volant Bir-B barreur de bateau ivre, obtempéra une fois de plus aux ordres de l'autoritaire speakrine.
378
- Street left, 100 meters.
La Kangoo fit une ultime embardée, sur ses jantes devenues cubiques.
- All right 50 meters. Ok.
Il s'essuya le front d'un revers de manche et s'arrêta sur
l'emplacement "livraison" faisant face à l'adresse. L'émissaire "Mouloudjien", arme contre le corps, vérifia qu'il était
seul. La porte d'entrée principale ne comportait qu'un bouton d'ouverture. Après un hall carrelé, le visiteur grimpa
l'escalier dos aux murs. Au quatrième, il regarda sous les
deux paillassons. Nanti du sésame, Shaadi pénétrera dans
les lieux. Sa montre indiquait 3 h 36.
Saïd Machika venait de se lever. Sa première femme
avait préparé le café. L'arrivée de Mouloud était prévue à 4
h 15. Leur mission accomplie, les hommes passeraient à La
Glacerie, pour y laisser le matériel, puis gagneraient Saint
Charles et les terminaux ferries en tenues civiles. Le commando dispersé, El Brahim ferait un rapport et prendrait la
première navette Air France pour Orly.
Installé dans le séjour l'imam travaillait à son bureau, alors
qu'en fond de pièce Radidja, réparait un pouf. À sa droite,
une table basse supportait un petit percolateur deux tasses à
café et des biscuits. Une clef de porte palière avait été laissée sous le tapis-brosse pour éviter un coup de sonnette intempestif. Une fois le café servi, l'épouse laisserait les
hommes à leurs affaires.
Shaadi glissa la clef dans le pêne, débloquant la gâche
dans un "clic" imperceptible. Les paumelles avaient dû être
huilées car l'antique battant n'émit aucun grincement. L'appartement était dans l'obscurité. Seule une raie de lumière
filtrait au fond d'un couloir. Bir-B se mût d'un pas glissé sur
le vieux carrelage grès cérame. À travers l'huis de la pièce,
on entendait deux personnes murmurant des propos en
379
arabe. Le combattant expira et ouvrit le battant à la volée. Il
y eut un silence, brisé par la voix blanche du maître des
lieux.
- Que se passe-t-il, mon fils ? Où est Mouloud ? Pourquoi cette violence ? Cette maison est la tienne…
En parlant, Saïd Machika raisonnait de toute la puissance de ses neurones.
- Ce type faisait partie du commando. Le treillis en attestait. Pourquoi était-il dans cet état ? L'affaire aurait-elle
mal tourné ? Y avait-il eut un différend entre les hommes
de Mouloud ? La police française serait-elle intervenue ?
À aucun moment, l'idée d'une résistance des résidents de
Pardaillac n'effleura son esprit. Shaadi, alias Bir-B, entreprit de l'éclairer en hurlant.
- Mains sur la tête "chien" et fais le tour de la table.
- Qui t'envoie ? Comment oses-tu parler ainsi au porteur
de la parole du prophète.
- Mon zobi ! Mouloud m'a informé de ta situation.
Devant l'état névrotique de l'arrivant, l'imam estima que
mieux valait obéir. Il se leva, les paumes sur sa chachia
brodée. L'intrus claqua la porte d'un revers de pied et se
déplaça dos au mur. Toute personne entrant dans la pièce
serait dans le champ de son FM. Le "salafiste" essaya d'établir un dialogue, afin de comprendre et sauver sa peau.
- Mon fils ! Nous sommes du même sang. J'attendais
Mouloud. Tu vois, Radidja, ma première femme, a préparé
le café…
D'un signe du menton, il désigna, sur sa gauche, l'ainée
de ses épouses. Celle-ci avait abandonné son ouvrage, subjuguée par la teneur des événements.
- Veux-tu prendre une tasse de caoua et raconter ce qui
se passe ? – Continua Saïd Machika.
- Tu nous as envoyé dans un traquenard ! Le chef en est
380
certain. Les Américains nous attendaient…
- Quoi ? Je jure sur la tête de mes onze enfants ne pas
être au courant. Qu'est ce que cette folie ? Les Américains
de Pardaillac sont des civils à la retraite et…
- Tais-toi chien ! Nous avons été reçus par des GI armés
jusqu'aux dents. Il y en avait partout !
- C'est impossible ! Les forces US n'ont plus de bases en
France depuis 1967.
- Tais-toi, weld el kahba. Tu étais seul à connaître cette
mission. Mouloud m'a dit de t'abattre pour venger nos martyrs et me faire exploser ensuite.
Tremblant et verdâtre, Saïd Machika s'était mis à genoux, suppliant.
- Attends. Ne fais pas de sottises, il s'agit d'une erreur.
Tu es jeune, la vie devant toi. Je peux te donner de l'argent,
beaucoup d'argent…
- Arrête ces jérémiades. Ces propos sont preuve de ta félonie. Si le Coran t'est connu, récite une dernière sourate.
Le condamné plia l'échine dans une direction qu'il espérait être celle de La Mecque et psalmodia des versets.
L'autre le doigt sur la gâchette attendait que les prières
du traître se terminent pour l'envoyer "ad Patrem".
- Ça y est ? Debout ! Pars avec dignité, "halouf"(1) .
Alors qu'il pressait la détente, le tueur vit un oiseau bleuté traverser l'espace. Une douleur fulgurante l'envahit lorsque la pointe acérée des ciseaux lui transperça la gorge.
Portant la main gauche à son cou, il lâcha l'AK104 qui sans
maintien cracha une rafale au plafond. Avec une incroyable
célérité la moukère traversa la pièce et referma l'instrument
de couture comme un sécateur. Tranchée nette, la carotide
primitive cracha un flot de sang. Le corps mutilé s'affaissa
badigeonnant d'hémoglobine le pourtour de la pièce.
(1) Halouf : Porc en arabe (grave injure).
381
Saïd Machika accroupi au sol, pensait avoir atteint l'audelà. Il fut ramené à la réalité par l'aînée de ses "moitiés".
- Réagis "limace" ! Tout juste bon à compter l'argent et
niquer les femmes.
L'interpellé jeta un œil en coulisse. Au lieu et place des
flammes de l'enfer, il vit le corps de son exécuteur, secoué
d'un dernier soubresaut.
- Il est mort, celui que tu voulais couvrir d'or ! Lâche !
Aide moi à boucher la fuite, il va y avoir du sang partout.
Un ersatz de garrot posé autour du cou tranché, le cadavre fut halé jusqu'à la cuisine. L'imam était perdu. L'opération s'était soldée par un échec. Il devait en référer.
- Ressaisis-toi, Saïd, et prends tes dispositions pour être
blanchi – houspilla la vieille.
Sans perdre un instant, elle tapissa la table et le sol avec
des sacs-poubelles. Avant de déshabiller le corps, l'officiante désamorça l'explosif en appuyant sur les deux poussoirs du mousqueton. L'homme une fois dénudé, elle s'essuya le front et sélectionna des ustensiles. Armée d'un tranchoir destiné au mouton et d'une scie égoïne, la cuisinière
se mit au travail. Au bout du couloir, dans son bureau aux
murs tagués de rouge, l'imam marseillais adressa à ses supérieurs un rapport codé. Une réponse lapidaire tomba.
- Il nous faut Mouloud El Brahim vivant ou la preuve
formelle de sa mort. Ta responsabilité est engagée.
Saïd Machika regarda sa montre, il était 4 h 20 du matin.
Comme dans toute opération, la chaîne hiérarchique se mit
en marche. Il fit le numéro de Mokhtar.
382
Chapitre 52
Alors
qu'à Marseille son confrère était à la découpe,
Moussa, alias Iki-C, dernier des mujâhidin, investissait le
jardin des Jefferson. Il fut étonné de trouver des chevaux
paissant au clair de lune et s'approchant, constata que
c'étaient des statues. L'intrus décida de se cacher derrière le
mustang cabré. Passant courbé entre les sculptures, il perçut une lueur filtrant de la maison et se figea à quatre
pattes.
Quelques secondes plus tôt, Pamela Jefferson avait reçu
un appel de Mac Dowell l'informant du danger. De souche
texane, Pam savait faire parler la poudre à défaut de l'avoir
inventée. Elle enfila une robe de chambre rose "bonbon",
des mules assorties, puis, équipée d'une Maglite et de la
Winchester gagna le grenier. La demeure des Jefferson
comportait un œil-de-bœuf en façade. L'oculus offrait une
vue sur la totalité du parc. Lampe éteinte, son imposant
postérieur posé sur une poutre, Paméla glissa le fusil dans
l'angle de la baie entrouverte. Un calme lourd régnait sur le
jardin. En fond, les loupiottes des Squads se dirigeaient
383
vers Poppy Street. Du coup, la Texane regretta ne pas être
restée au lit. C'est alors qu'un détail retint son attention. Il y
avait un poulain entre la jument et le mustang.
- Ça alors – songea Pamela dans un demi-sommeil — la
jument a pouliné. J'ignorais qu'elle était pleine.
Réalisant l'incongruité de son propos, elle fut étonnée de
voir le petit rejoindre doucement son père en acier !
Pour comprendre, elle dirigea le faisceau de sa torche sur
l'étrange quadrupède. La réponse fut immédiate. Le vitrage
de l'oculus vola en éclats, blessant l'occupante au visage.
Maintenant la chose était debout, criblant de balles le pignon de la maison. En bonne Sudiste, Pam ne perdit pas
son calme. Après avoir essuyé sa joue ensanglantée, elle attendit le répit que prend un tireur qui estime avoir fait
mouche. Quand ce fut le cas, la Texane aligna l'agresseur et
tira les quatre chevrotines de son fusil semi-automatique.
Avant même que Moussa puisse se jeter à terre, des gerbes
de plombs le traversaient comme d'affreuses piqûres
d'abeilles. Désintégré le fermoir en plastique libéra la goupille du détonateur. La femme de Bill Jefferson eut l'émotion de sa vie. Le spectacle tenait "d'Apocalypse now" et
des fêtes du château de Versailles. Dans un bruit d'enfer,
les sculptures d'acier furent nimbées d'une couleur orangée,
rayée en serpentins des entrailles verdâtres du Moudjahid.
S'étant ressaisie, Paméla rangea le matériel et gagna la salle
de bains pour panser ses plaies. La pendule du palier, indiquait 4 h 10.
L'explosion fit vibrer les carreaux jusqu'à Sainte Anatolie. Le maire affolé confirma aux autorités la continuation
d'actes suspects. Le timing de Mac Dowell, exact en matière de combats, le fut aussi quant à l'arrivée des forces de
l'ordre. Le Directeur Départemental de la Sécurité Publique
384
se présenta, à l'entrée principale de Château Pardaillac. Il
était accompagné de CRS, soixante hommes et vingt brigadiers. La multitude de gyrophares bleutés, le ronflement
des motos et grésillements des messages radios, les cars à
liserés bleus, inquiétèrent le préposé à la grille. Cependant,
il refusa d'ouvrir sans accord de son employeur et appela le
président de l'ASL. À la troisième sonnerie, l'intéressé décrocha.
- Sean O'Neil, à l'appareil. J'écoute.
- Ici, le poste de la grille nord, Monsieur. La police demande à pénétrer dans le domaine. Que dois-je faire ?
- Merci d'avoir appelé. Les visiteurs ont-ils un acte de
justice les autorisant à investir une propriété privée ?
- Patientez, je demande.
À l'autre bout du fil, le représentant des colotis entendait
le vigile palabrer. Les tons étaient acerbes.
- Ces messieurs interviennent suite à un appel de la mairie signalant des bruits d'explosions. À ce titre, ils veulent
entrer dans les lieux pour enquêter…
Avocat de profession, O'Neil avait potassé les textes de
droit français et constaté des similitudes avec l'usage américain quant au domicile privé.
- Passez-moi l'officier de police.
L'intéressé percevant les propos en résonance, s'empara
du combiné.
- Bonsoir Monsieur. Ici le Commissaire divisionnaire
Obadia, Directeur Départemental de la Sécurité Publique,
responsable de la police, accompagné de la CRS 159.
- Sean O'Neil président de l'association des colotis, à
l'appareil. Compte tenu de mon mauvais français, je vais
tenter d'être clair…
- Vous vous exprimez fort bien.
- Merci, cher Monsieur. J'ignore la cause de votre dépla385
cement, mais nous n'avons pas demandé d'aide et à ma
connaissance personne ici ne fait l'objet de mandat d'arrêt.
- Nous intervenons à la suite d'anomalies, signalées par
le maire, pour investiguer à titre préliminaire…
- Fort bien. Agissant dans le cadre de l'article 76 du code
de procédure pénale, il vous faut l'assentiment des propriétaires. Nous ne l'aurons que demain, une réunion des instances de l'ASL étant nécessaire. En outre, vous remarquerez qu'il n'est pas six heures du matin.
Bloqué à la grille avec son escorte, le divisionnaire sentit
la moutarde lui monter au nez.
- Monsieur O'Neil, des rafales d'armes automatiques et
déflagrations ont été entendues. Il s'est passé quelque chose
de grave. Je vous somme de nous laisser pénétrer !
- Quand vous disposerez d'une commission rogatoire,
conformément à l'Article 706-73 de votre Code.
- Bien, si vous le prenez ainsi, nous entrerons nantis de
ce document. Mais je vous garantis une visite soignée. En
attendant, tous les accès de Pardaillac seront contrôlés.
Il raccrocha, fou furieux.
- Ce mangeur de Mac Donald allait déguster !
Quittant la guérite, sous le regard amusé des gardiens, le
haut fonctionnaire regagna la Citroën C5 qui l'attendait.
Son chauffeur lui passa le téléphone de bord.
- La place Beauvau, Monsieur le Directeur.
Les propos du chef de cabinet ministériel ramenèrent le
commissaire divisionnaire à sa position hiérarchique.
- Cette affaire, d'ordre politique, est du ressort de l'Elysée qui en a chargé la DCRI. Un officier, envoyé de Paris,
sera chez vous d'ici une demi-heure.
- Et moi, dans cette histoire ?
- Tenez vous à la disposition du capitaine Gillois, il a été
commis par Squarcini.
386
- Effectivement, c'est du top-niveau. En attendant, je fais
une belotte ou une partie de tarot ?
- Vous tiendrez ces propos au ministre, si vous voulez
être muté en Guyane. Pour l'instant, sécurisez la zone. Le
GIPN fera une incursion par un accès latéral.
- Bien compris. Je demande aux CRS de se déployer et
me tiendrai aux ordres de l'officier qui m'est envoyé.
- Parfait. Ah, oui ! Un point d'importance. Pour le maire,
la population et les médias, il s'agit d'une manœuvre d'entraînement anti-terroriste. Bonsoir.
S'il avait eu un chapeau, Jean Claude Obadia l'aurait
mangé. Le Ministère de l'Intérieur, dont il était l'édile régional, ne l'avait pas prévenu. Hors l'appel du maire, on
continuerait à s'entretuer à son insu sur ses terres. "Lui" Patron de la Sécurité, se faisait remballer par un Yankee et un
petit chef de cabinet.
387
Chapitre 53
Mokhtar ne répondit qu'à la sixième alarme du Samsung
posé sur sa table de nuit
- Qui c'est ? – Interrogea-t-il, d'une voix pâteuse.
- Secoue-toi ! Je veux te voir tout de suite.
L'interlocuteur n'eut pas à décliner son identité, sachant
que son correspondant reconnaîtrait sa voix.
- À c'theure ? Pour quoi faire ?
- Tais-toi et arrive !
L'imam raccrocha sans commentaire. Le caïd de La Glacerie gagna la salle de bains, but un verre d'eau, enfila un
jean sur son tee-shirt et tira la porte. Dans le lit ovale MyKim se félicita d'éviter une nième séance de Kâma-Sûtra.
Quarante-cinq minutes plus tard, Mokhtar se garait rue
Schiaffini à Marseille. Prudent, il plaqua le Beretta 92 dans
la taille de son Levi's. Au quatrième, la porte s'ouvrit avant
qu'il ne sonne. L'imam l'attendait, tendu, fébrile. Des bruits
étranges émanaient de la cuisine et l'arrivant trouva curieux, que la vieille scie du bois à 4 h 30 du matin. Il
n'était pas au bout de ses surprises. Dans le salon une jeune
388
femme voilée lessivait les murs à l'eau savonneuse ! Péremptoire, le maître ordonna à celle-ci de se retirer.
- Balek !
Telle une ombre fantasmagorique, la nettoyeuse disparut
son seau à la main. De larges trainées roses persistaient aux
endroits du lavage. Mokhtar sentit sa gorge se serrer à la
vue du sang et des impactes constellant le plafond. Cette
affaire puait le meurtre. Or, le gangster n'entendait pas être
mêlé aux crimes des autres. Réalisant n'avoir rien effleuré,
ni touché, il garda les mains au fond de ses poches pour ne
pas laisser d'empreintes.
- Assieds-toi !
- Je préfère rester debout. Que s'est-il passé ? Pourquoi
cette convocation ?
- Du calme mon fils ! Il n'y a rien à craindre.
- Les traces sur les murs me font penser le contraire.
Saïd Machika, voyant la réticence de son subalterne, arrêta les palabres. Il fallait faire vite.
- Écoute-moi bien. "L'Organisation" ordonne ce que je
vais te demander. Et tu le feras. C'est clair ?
- La suite ?
- L'opération du Jihâd a mal tourné. Les hommes approvisionnés en armes "par tes soins", ont été piégés…
- Ouch ! Sérieux ! Je ne suis pas le fournisseur…
- Silence ! Tu seras impliqué, si nous le voulons. Obéir,
est la seule chose que tu puisses faire.
- Encore, faudrait-il que je sois branché.
- L'action s'est déroulée dans la résidence Américaine de
Sainte Anatolie. Je pense que tu connais ?
- Oui. Et qu'ont fait tes djihadistes ?
- Cela ne te regarde pas. Les chefs demandent que tu récupères Mouloud El Brahim, mort ou vif.
- Mouloud El Brahim ? Connais pas.
389
- Si, Tu l'as rencontré ici en septembre 2008.
Réalisant, Mokhtar se mit à hurler, fou de rage.
- Quoi "l'enculé" qui m'a bousillé la main. Moi, aller le
récupérer. Sa race. Plutôt mourir !
L'imam pensa que la vengeance serait un stimulant.
- J'ai dit que la preuve de sa mort suffirait à "l'Organisation". À toi de voir.
- Si ces bouffons ont fait du ramdam à Pardaillac, tous
les keufs de la région sont sur place. Le seul point positif
serait que ce chien ait regagné La Glacerie. Dans ce cas, je
te ramènerais sa tête. Sûr !
La fin du propos restant sans commentaire, induisit que
cette hypothèse ne serait pas pour déplaire à l'imam, qui reprit.
- Ce que nous voulons, c'est un résultat. À toi de trouver
la solution. Il y va de ta vie. Qu'Allah te protège.
Le caïd de La Glacerie fit demi-tour, prenant garde de
ne pas laisser de traces. Une odeur pestilentielle filtrait
maintenant de la cuisine.
- Si tu savais ce que j'ai à foutre de ta bénédiction –
murmura Mokhtar, en passant la porte palière.
Une fois de plus, il était dans une situation épineuse et
durant le retour envisagea toutes les solutions. Si Mouloud
se trouvait coincé chez les amérloques ou en garde-à-vue à
la maison poulagat, sa récupération paraissait impossible.
Ce fut dans son ascenseur qu'une idée germa.
- Si par chance, ce chacal s'était fait poisser par les Ricains, un coup restait jouable.
Alors que le caïd de La Glacerie consultait l'heure, une
BMW 523, traversait Sainte Anatolie. La voiture attaqua la
route menant au domaine. Malgré la fatigue, Ted Delmonti
n'avait pas perdu sa vigilance. Aussi, au sortir d'une courbe,
390
eut-il le réflexe de descendre ses rapports et freiner en douceur, face aux lampes d'un barrage de police. Il mit ses
phares en veilleuse, alors qu'un CRS en gilet pare balles et
armé d'un FAMAS (1), s'approchait de la fenêtre.
- Police nationale. Bonsoir Monsieur. Veuillez couper le
contact, me présenter vos papiers et ceux du véhicule.
Ted parlant français obtempéra. Des flics étaient disposés en biais autour de la voiture pour couvrir leur collègue.
Ce dernier parut très embarrassé à lecture des documents.
- Vous êtes Américain ?
- Il me semble.
- Pas d'humour, je vous prie. Veuillez patienter.
De toute évidence, la carte de la CIA et l'habilitation de
la DCRI dépassaient l'intellect du brigadier, qui fit appel à
son supérieur, dont les "sardines"(2) n'augmentaient pas le
QI. De fil en aiguille, l'insoluble problème remonta jusqu'au directeur de la DDSP.
- Un agent de la CIA ! C’est le "pompon" ! J'arrive.
Le bruit s'étant répandu, la BMW était entourée de pandores, curieux de voir un espion américain autrement qu'en
feuilletons TV. L'arrivée du patron remit de l'ordre. Compulsant les documents, le commissaire constata que ce type
était bien de Langley, avec un visa délivré à 3 h 10.
- Bonsoir, Commissaire Obadia, responsable de la Sécurité Publique. Puis-je savoir d'où vous arrivez ?
- De Washington DC.
- Ayez l'amabilité de ne pas vous foutre de moi. J'ai
une vague idée de la distance entre Washington et Toulon.
- Je ne me permettrais pas. Pour confirmation, téléphonez à vos Supérieurs.
C'était la chose à ne pas dire. Le ton monta.
- Et, en si peu de temps, vous êtes venu à la nage ?
(1) FAMAS : Fusil d'assaut de la manufacture d'armes de St Etienne; (2) Sardines : Galons.
391
- Aux USA nous utilisons plutôt l'avion, c'est plus reposant et moins humide. Je suis attendu à la résidence Château Pardaillac.
- Et bien, voyons ! Le feu d'artifice était probablement
pour fêter votre arrivée.
S'adressant aux brigadiers, qui assistaient à l'échange.
- Embarquez-moi ce monsieur. Fouillez son véhicule, on
y trouvera peut-être un lance-roquettes.
Alors que les policiers appréhendaient Ted Delmonti,
une Peugeot surgit et se mit en travers dans un hurlement
de pneus. Les flics se jetèrent sur le bas-côté, laissant leur
capture au milieu de la route. Dans cette atmosphère irréelle, une femme mince, en blue-jean et blouson de cuir,
sortit de la 507 et marcha d'un pas décidé vers le premier
policier à sortir du fossé. Remis de son émotion, celui-ci lui
barra le chemin, l'éblouissant de sa loupiotte.
- Hé, toi ! Ne bouge plus. Tes papiers !
- La formule de politesse, jamais ! Vous allez devoir repasser vos classes. Déclinez votre matricule. Vite fait !
Ce que disant, elle lui mit sa carte tricolore sous le nez.
- Mes respects capitaine, je ne savais pas…
- Raison de plus. Où se trouve le plus gradé ? Je n'ai pas
de temps à perdre avec des sous-fifres impolis.
L'affaire fut vite réglée. Une fois les présentations faites,
le Directeur de la Sécurité respecta les instructions données
par le cabinet ministériel. Françoise Gillois le prit à part.
- Ces problèmes, en rapport avec le sommet de l'OTAN
n'ont été découverts que cette nuit. S'agissant d'une affaire
d'État, je dois rendre compte à MAM.
- Merci de m'avoir renseigné sur ce point. Mais, vous ne
pourrez pas entrer sans commission rogatoire.
- J'ai un moyen. Laissez passer ma voiture et celle de la
CIA. Vous êtes au courant de l'intervention du GIPN ?
392
- Oui, la place Beauvau m'a tenu au courant.
- Bien. À tout à l'heure, sans doute.
Sur ces mots, elle fit signe à Delmonti et le suivit. Le
deal induisant une action conjointe l'agent américain ne
pouvait pénétrer qu'accompagné de la DCRI. Françoise résuma la situation à son homologue.
- Les Services Français ont suivi ce qui s'est passé, mais
nous ignorons l'origine de l'opération et surtout d'où sortent
les GI en armes repérés par nos satellites.
- OK captain. Jouons franc-jeu. Sur l'initiative Langley
a des présomptions, pour l'auto-défense des résidents nous
sommes au même stade que vous.
- Nos conclusions seront évoquées à Strasbourg.
- Je sais. Nous "marchons sur des œufs".
- Comme tu dis, mon pote ! – Répondit-elle, avec un
sourire ravageur.
Après un contact avec O'Neil, le feu passa au vert et les
berlines s'engouffrèrent dans les lieux. Au HQ, Mac Dowell informé de l'arrivée des agents secrets, vérifia la
bonne fin du ménage. L'atout du blockhaus était la ramure
épaisse qui le cachait à l'objectif des satellites. Quant au
Toyota il circulait sous un labyrinthe de voûtes végétales.
L'ex-général appela O'Neil.
- Sean, je suggère que tu reçoives les agents spéciaux, en
tant que président de l'ASL. Kathy et Sam te rejoindront.
- OK. Ta femme et Rosenblum savent ce qu'il faut faire.
- Oui ! Gagner du temps. Si nous pouvons livrer le chef
de bande à la CIA, certaines entorses seront étouffées.
- Tu as raison. On va jouer la mi-temps. Fais vite.
En fond, des portières claquèrent faisant glapir les chiwawas.
- Ils arrivent. Terminez le boulot et tiens-moi au courant.
Bon courage. Bye.
393
Chapitre 54
Le
président de la République Française fut prévenu de
problèmes de Pardaillac avant celui des USA à cause du
décalage horaire entre Londres et Paris. Mis au fait de la
nuit sanatolienne à 5 h 37, le ministre de l'Intérieur prévint
le chef de l'État. Celui-ci, qui terminait de se raser, fut soulagé qu'aucun Américain n'ait été tué.
- Obama est déjà au courant ?
- Vu l'heure, probablement pas. Le vice-président à la rigueur. Mais ses informations ne sauraient être meilleures
que les nôtres. Un agent de la DCRI est sur place.
- Où en sommes nous ?
L'interlocutrice confirma que le domaine était cerné par
la police et l'affaire gérée par les Services spéciaux.
- Je veux un rapport circonstancié, pour l'étudier avant
mon arrivée à Strasbourg.
- C'est en cours, Monsieur le Président.
- Bon. Qui sont les agresseurs ?
- Et bien... Des terroristes entrés sur le territoire avec des
papiers turcs. Les enquêteurs ont d'ailleurs trouvé des tracts
394
kémalistes dans un 4x4 aux abords du domaine. Cependant,
nos spécialistes considèrent ces hommes originaires du sud,
Jordanie, Syrie, Irak. Leurs passeports seraient faux.
- Ces supputations ne donnent pas de mobile ! Combien
ont été faits prisonniers ?
- Euh, enfin…C'est là que le bât blesse.
- Mais encore. Soyez claire !
- Voilà, nous pensons que certains ont été passés à la
"casserole" par les résidents. La plupart des assaillants ont
disparu des écrans à l'exception du meneur.
- Quoi ! Comment des retraités, venus des USA sur notre
belle terre d'asile, ont-ils pu flinguer des terroristes ? La détention d'armes est prohibée en France et l'on ne peut se
prévaloir de légitime défense, même avec un cure-dents,
qu'après avoir pris une dizaine de balles dans l'estomac…
- Bien sûr, Monsieur le Président, mais peut-être vaut-il
mieux se trouver dans cette situation qu'avec des cadavres
américains sur les bras à l'ouverture du sommet de l'OTAN.
- Je le concède. Cela prouve cependant un certain
laxisme dans vos services. Revenons à nos moutons. Je
veux dire aux terroristes. Que donne l'autopsie des corps en
matière de blessures mortelles ?
- À vrai dire, Monsieur le Président, nous ignorons où ils
se trouvent. Les résidents refusent l'accès hors une commission rogatoire qui ne saurait tarder. Par contre, l'agent
de la DCRI a pu pénétré vers cinq heures et investigue.
- Je rêve, j'hallucine ! Les macchabées ont été planqués !
Vous avez quelque chose de positif dans cette histoire ?
- Hum ! Oui, Monsieur le Président, nos satellites ont localisé un chef terroristes et le GIPN l'interpellera à 6 h 20.
- Remarquable de précision! Je suppose qu'ils ont installé un tableau pour les horaires. Mettez la capture en cabane
à Levallois. Je veux connaitre les tenants de cette histoire.
395
Monsieur le Président, l'arrestation sera réalisée par des
fonctionnaires de police qui doivent respecter…
- C'est ça, c'est ça ! La durée légale de garde-à-vue, une
comparution au tribunal de Bobigny et le bonhomme libéré
dans les trois jours. Merci Chérie…
- Pardon ?
- Ce n'est rien, je remerciais Carla de me donner du
Lexomil. Reprenons. Tenez moi au courant. Obama est en
liaison continue avec le CIA. Alors, ne me cassez pas la
"baraque". Si je peux m'exprimer ainsi !
Il raccrocha. La récupération du chef mudjâhid étant vitale, le ministre de l'intérieur appela l'officier de la DCRI
gérant l'affaire. Hugues Condamine affirma maîtriser.
- Bien! Vu le problème politique que pose la situation,
vous avez mon feu vert pour une intervention immédiate, je
répète "immédiate", afin de débusquer ce type.
- À vos ordres, Madame le Ministre.
S'étant entretenu avec le GIPN Marseille, il appela Françoise Gillois pour lui dire que les "flics de choc" remonteraient le golf au Sud à 5 h 50 pour cueillir El Brahim.
Les
agents des services secrets furent reçus par Sean
O'Neil. Delmonti et sa consœur française amenèrent leur
hôte à raconter les faits. Le président du domaine relata
que prévenu par la CIA, les colotis avaient évacués les demeures situées à l'Ouest et qu'à 2 h 30 une bande avait investi les maisons vides et mitraillé la façade de certaines
autres.
En l'absence d'épilogue, les inspecteurs questionnèrent
- Mais que sont devenus les agresseurs ? Sont-ils encore
dans le domaine ? Les a-t-on vu ressortir ?
Pour gagner du temps, Sean O'Neil tourna autour du pot,
précisant que la Sécurité en avait vu sortir par un trou dans
396
la clôture et qu'apparemment d'autres s'étaient suicidés. Son
oreillette "bipant", Françoise Gillois sortit sur la terrasse.
Ted en profita pour parler franchement avec O'Neil.
- Sean, nous sommes au courant de tout, hors l'origine de
votre équipement militaire. Il ne faut pas que la police
française récupère vos armes, les mecs dégommés et surtout le chef terroriste. Nous laverons notre linge en famille
plus tard. Qui dirige les opérations ? Est ce le général Mac
Dowell ?
- Un type formidable, qui nous a sauvés…
- Je sais. Dites-moi où je peux le joindre.
L'avocat donna le numéro de John. À l'extérieur, Françoise mise au courant de l'action du GIPN, en contacta le
responsable pour avoir l'horaire de l'opération "Lézard".
- Avons trouvé une brèche dans la clôture. Commençons
infiltration dans cinq minutes. Terminé.
Elle expédia un SMS depuis son Smartphone personnel
et rejoignit le salon. Un instant plus tard, une femme
blonde fit son apparition. Sean, à bout d'arguments, souffla
de voir arriver du renfort.
- Kate, quel plaisir de vous voir. Pas trop fatiguée, après
cette affreuse nuit. Il fit les présentations. La policière française trouva l'arrivante sympathique et prit les devants.
- Appelez-moi Françoise, ce sera moins protocolaire…
- Ok. Moi c'est Kate. Vous enquêtez sur les événements
que nous venons de vivre ?
- Maître O'Neil nous a dressé une synthèse de l'agression, mais sommes dans l'ignorance…
- Vous savez, j'ai passé la nuit à mettre du sparadrap et
faire des points de sutures. Il n'y a pas de cas graves des
balles perdues, de l'éclat de verre, une mauvaise chute.
Comme l'avocat, la doctoresse évitait les sujets gênants.
- Savez vous, ce que sont devenus les agresseurs.
397
- Je suppose que notre service de sécurité en a fait fuir. Il
paraît que d'autres se sont faits exploser. Quelle horreur !
- Je vous en prie, ne me prenez pas pour une imbécile,
vous me vexeriez. D'ailleurs – Elle se retourna – Tiens où
est passé Ted ?
Durant l'échange verbal, l'agent de la CIA avait reçu, un
SMS codé émanant de Cramer. Le texte le fit courir à sa
BMW et appeler Mac Dowell. Les termes étaient explicites.
- Intervention française à 5.50 h.locale.Délai approche 0.30' par Sud du golf.Appréhendera objectif à
6.20 h.Agir au + vite.
- Mes respects mon général. Ici Ted Delmonti, collaborateur de James Cramer.
- Bonsoir, d'où m'appelez vous ?
- De ma voiture sur Golf Avenue. J'ai reçu un message
alarmant de Langley, à propos d'un ami. Vous me suivez ?
- Affirmatif.
- Je souhaiterais une rencontre, pour agir au plus vite.
- Vous savez. Il est planqué dans un trou accessible par
le sud. Nous prévoyons une demi-heure pour l'atteindre.
La montre digitale du tableau de bord indiquait 5 h 40.
- Ce sera trop tard, il faut trouver une autre solution.
- Ok. Allez jusqu'au club-house du golf.
398
Chapitre 55
La psychologue de Leila, n'imaginait pas le bonheur provoqué par son coup de téléphone. La lycéenne était ravie de
passer un week-end à l'extérieur. L'objet de la sortie était le
festival de musique qui se tenait à Saint Tropez du 3 au 5
avril. Le départ étant prévu vendredi à 18 heures, elle prépara sa valise la veille. C'était son premier récital de grande
musique. Le 2 avril, avant de se coucher, bagages en pied
de lit, elle disposa une soucoupe sur le bord de sa fenêtre
pour son copain volatile et s'endormit bercée de concertos
improvisés.
Cette même nuit, à 5 h 30 du matin, Rachid Hadjeb naviguait entre le songe et l'éveil. Son rêve érotique étant appréciable, il jouait la somnolence. La beauté imaginaire virtuellement honorée, réclamait des prolongations, jusqu'à ce
que ses soupirs deviennent stridulants. Ce court-circuit ramena le copulateur à la réalité. Décrochant, il pesta contre
l'emmerdeur qui s'était trompé de numéro mais débanda
vite, l'appel n'étant pas le fait d'un fourvoiement.
- Mok, au phone.
399
- Je t'ai reconnu.
- Tu es avec ta meuf ?
- Non seul, c'mat – répondit il, l'air dégagé
- Merde. Où est-elle ?
- Euh, je sais pas trop…
- Ta race, bouffon. On connaît toujours l'endroit où
crèche sa mousmé. Pas de mitos avec moi !
- Peut-être au bloc-3 chez ses darons.
- Qu'est ce qu'elle branle chez ses vioques ? Vous êtes
maqués, quoi ? Je suppose que tu as déménagé pour niquer
tranquille.
- Oui, enfin non …
- Continue à balnaver et j t'éclate la tronche !
- Je voulais te le dire, mais on n'a pas eu l'occasion de se
voir. Avec Leila, c'est du sérieux, l'amour, la noce, quoi…
- Tu vannes. Depuis quand on s'accouple sans ma permission. Et le "taff", qu'est c't'en fais ? La rage !
- J'ai fait selon la charia. Avec l'accord du père, la transaction et tout…
- Arrête tes conneries. L'ultimatum quoi ! Où est "la
merveille", que je la félicite ?
- Ah, ça me revient ! Elle est à l'internat au lycée
Alexandre Dumas, pour préparer ses examens…
Il y eut un "blanc", correspondant à la déglutition difficile de Mokhtar. Son unique plan était en train de sombrer.
Ce "connard" s'était encore fait avoir par cette racli. Elle
avait préféré Alcatraz à la gueule du boutonneux.
- C'est ouf ! Ça l'fait ton arrêt de mort. Je me suis emmerdé pour que cette tepu lèche tes Reebok et le reste, pas
pour qu'elle te joue Le dialogue des… Bakélites !
Malgré sa peur Rachid eut une réaction d'autodéfense.
- Mais qu'est ce que tu lui veux à cinq heures du mat ?
C'est ma meuf !
400
- Tu m'fais trop tiep minable ! Ta gonzesse, "mon cul" !
Je parie que tu ne l'as même pas touchée.
Le lourd silence de l'interlocuteur confirma la justesse
du propos. Le séducteur anéanti, Mokhtar poussa les feux.
- J'en ai besoin pour un deal qui te dépasse, mais dont tu
vas faire graves les frais, si ça continue !
L'image du Cap la Nao lui revenant à l'esprit, le futur
marié préféra immoler sa fiancée que perdre la vie.
- Y a peut-être moyen de la récupérer. Si c'est pas trop
tard...
- Zyva, arrache, tu pouvais pas jacter plus tôt. Si c'est
naïade ton histoire, j'te fritte dur. Quoi !
- Non, pas de malaise. J'expose…
À
l'aube du 3 avril 2009, une Golf se gara avenue Le
Bellegou, au nord du lycée Dumas. À bord trois individus
essayaient de passer inaperçus. Vers 6 h, les éclats du gyrophare et bruits habituels d'un camion poubelles emplirent
l'espace. La benne passa près de la voiture embusquée et
s'arrêta un peu plus loin. Le chauffeur descendit de sa machine à assainir et ouvrit un portail. L'engin pénétra dans
les lieux, deux préposés accrochés au cul de la benne à mâchoires. L'accès resta grand ouvert. Alors que le camion de
Végéonica passait l'angle des cuisines, la voiture de Rachid
s'immisça dans l'enceinte. Empruntant à contre sens le circuit des ramasseurs de détritus, elle traversa le parking du
personnel et stoppa au pied de l'internat. Des ombres furtives longèrent le bâtiment et s'attaquèrent au battant d'une
sortie de secours. La porte métallique finit par céder à
l'injonction d'une barre à mine. Les intrus montèrent en silence. La chambre numéro 7 n'était pas fermée à clef. En
dix secondes l'occupante fut bâillonnée au moyen d'un
large ruban autocollant et ligotée. Mokhtar ordonna.
401
- Descendez le paquet. Fissa !
Lui-même s'empara de la valise posée près du lit, d'un
portable allumé en fin de chargement et du sac de Leila.
Solidement transportée par Rachid et un gros comparse, la
"kidnappée" ne pouvait rien faire. La VW doubla le camion-benne juste avant la sortie, prit l'avenue à gauche et
disparut au rond-point. Arrivé à La Glacerie, l'intérimaire
toucha sa tune et s'en fut. Au volant, Rachid n'en menait
pas large. Allongée sur la banquette arrière, sa promise,
laissait couler des larmes qui formaient une rigole sur l'adhésif. La porte du repaire djihadistes étant close ils firent
demi-tour vers l'échangeur. En cours de route, le caïd éplucha le répertoire téléphonique de Leila. À l'index "Kate", le
numéro des Mac Dowell apparut. Après une seconde de réflexion, Mokhtar appela. Le cadran lumineux indiquait
3/04/09 - 06.42.
Bien plus tôt, perçant la nuit, les phares de Ted avaient
illuminées l'allée du golf. Le visiteur rejoignit une grande
bâtisse aux allures de club-house. Face au perron, les minuscules feux rouges d'un Humvee lui indiquèrent que son
rendez-vous était là. Dans la brume, appuyé à une colonne,
un géant en treillis l'attendait.
- Hello, Ted. Je suis John. Vous avez trouvé facilement ?
- Sans problème, mon général, heureux de vous rencontrer. D'autant que nous avons peu de temps.
- Appelez-moi John et grimpez dans mon carrosse, nous
y serons mieux pour étudier le problème.
- Ce sera vite fait.
Il lui tendit son I.Phone, comportant le SMS de Cramer.
- Shit ! Les Frenchies seront sur place dans vingt minutes. Sur cet itinéraire, nous allons tomber face à face.
- Vous avez une carte topographique de la zone ?
402
- Oui, au HQ, à deux cents mètres d'ici.
Dans le son grave du 8 cylindres, ils gagnèrent les bâtiments annexes. L'agent de la CIA vit que les lieux avaient
été aménagés en poste de commandement. Sur une carte
murale des flèches au Marker, indiquaient le mouvement
des troupes. Certains points rouges portaient la mention
destroyed. Il en compta une demi-douzaine. Sur des caisses
de fumigènes estampillées US Army, trois tenues de Task
Force attendaient. Quatre hommes étaient dans la pièce, les
traits marqués.
- Je vous présente, Bill Jefferson mon supervisor, Andy
Smith notre benjamin, Tony Hartmann, Paul Durling.
Ils se penchèrent sur un plan du tuc des Oliveraies où la
cache de Mouloud était matérialisée par une pastille verte
et tracèrent au feutre le parcours présumé du GIPN.
- Voilà. Les forces françaises vont arriver en remontant
le fairway numéro 14.
- Pratiquement face au blockhaus – lâcha Bill, au grand
dam de John, qui voulait taire l'existence du "dépôtmorgue".
- Le blockhaus ? – interrogea Delmonti.
- Un vestige de 44, se trouvant au sommet de la colline –
enchaina rapidement le général.
La gêne concernant cette fortification étant évidente,
l'agent enregistra sans relever et continua l'étude du plan.
- En passant par le nord-est, le trajet parait plus court ?
- Oui, mais voyez les cotes altimétriques. Il faut franchir
de profondes ravines se terminant par un dévers. Ensuite le
surplomb qui domine le mec présente un à-pic d'environ
quinze mètres.
L'agent du CIA se concentra. Durant son entrainement au
Delta Force (1) dans les Rockies, il avait étudié ce genre de
(1) Delta Force : Unité des forces spéciales, dépendant du Joint Special Operations Command.
403
problème. Son regard s'arrêta sur le Humvee.
- Shit ! Le treuil !
Les occupants échangèrent des regards étonnés.
- Quoi le treuil ?
- Je peux soumettre une idée ?
- Voyons.
- Bien pilotée, une plateforme Hummer peut passer les
pires fossés et prendre en biais des devers de 40%.
- Exact. J'en suis capable – souligna Andy Smith – le
tout terrain, c'est mon hobby.
- OK. Mais une fois en haut, que faisons-nous? – Interrogea Mac Dowell, dubitatif.
- Deux hommes descendent au treuil et longent le coteau
jusqu' à la planque. Une fois le guy cravaté, retour en sens
inverse et vous le hissez.
- Super sur le plan technique. Mais nous n'arriverons pas
à temps. Le GIPN – Il consulta son bracelet montre qui indiquait 05 h 45 – est déjà à mi-chemin de l'objectif.
Bill, silencieux depuis sa "gaffe" concernant l'existence
du blockhaus, prit la parole.
- Et si on les retardait ?
- Comment ? Tu ne vas pas te les faire au couteau – souligna John – on tient à toi.
- Merci. Voilà – Il hésita – On pourrait avec la M2.
Mac Dowell crut avoir une attaque. Maintenant il débal
lait la teneur de l'arsenal. Enfin ! On n'était plus à ça près.
- Bon, va jusqu'au bout ! On se souvient de ta sulfateuse.
- Je l'ai bricolée. Elle s'adapte parfaitement au tourillon.
Peut-être qu'un tir de barrage…
L'agent du CIA, crut rêver, mais décida de foncer.
- Continuez Bill. Votre tir de barrage, dans quel délai et
à quelle distance ?
- Pour le timing, je peux y être en cinq minutes avec le
404
Toy. Quant au réglage du tir– il mit son doigt sur la carte –
une centaine de mètres, sur la ligne virtuelle séparant les
deux bunkers centraux du fairway.
- Et vous êtes sûr de ne pas faire de dégâts collatéraux ?
- Qui ne risque rien n'a rien. À priori, si je pars tout de
suite, les Frenchies seront à mi pente à l'ouverture du Bal.
Ça laisse cent vingt mètres de mou.
- Une telle surprise ne peut que les ralentir. C’est gonflé,
mais jouable…
Ted Delmonti releva la tête de la carte et resta bouche
bée. Face à lui, les types étaient déjà en treillis, le visage
noirci, chargeant leur matériel dans la benne. Dehors, le
Toyota s'éloignait, Jefferson au volant.
- Un dernier point. L'opération n'échappera pas aux yeux
des satellites français. Le GIPN reçoit les images en instantané. J'ai vu que vous aviez des pots fumigènes…
Un éclat de rire répondit au propos. Les caisses étaient
déjà sur le Humvee qui démarra dans un nuage de C02.
- Bye and good luck !
L'agent regagna sa voiture. La brume laissait apparaître
les lueurs de l'aube. Une question restait en suspens.
-Après avoir récupéré Mouloud comment l'exfiltrer ?
La nasse se refermait autour de la résidence. Il espéra
qu'une solution viendrait de son I.Phone. Après tout,
Langley, paraissait très au courant des faits et gestes de
chacun Consciencieux, Ted signala à Cramer que l'action
était en cours.
405
Chapitre 56
Vers 6 h 15, le staccato d'une mitrailleuse pétrifia Pardaillac et ses alentours. Le capitaine Gillois recevait des appels
affolés du patron de la DDSP bloqué à l'extérieur dans l'attente de son papelard administratif. Le GIPN était aux
abonnés absents.
Kathy, s'étonna d'un nuage gris poussé par "le marin"(1).
Une vibration dans la poche de son Levi's lui indiqua un
appel. Les présentations furent inutiles. Le timbre syncopé
la ramenait aux coups de crosse d'un soir de décembre
2008.
- Allo ! Que me voulez-vous ?
- Pas de malaise "ricaine". Juste une rencontre.
- La dernière m'a suffi. Sale type.
- Respect. Je veux ! J'ai les cartes en main. Tu carres ?
- Non, pas précisément.
- Mon phone c'est pour le nessbi (1) . Un troc, quoi …
- Quel échange – S'inquiéta Kate, imaginant le pire.
(1) Le Marin : vent de secteur sud (sud-est à sud-ouest) qui souffle sur le golfe du Lion et la
Provence. (2) Nessbi : Business, Affaire
406
- Tu vas piger ziva. Voilà, on a ta copine. La "beurette"
aux yeux verts.
- Ça m'étonnerait, Leila est au lycée…
- Ce soir, elle a eu quartier libre pour douiller (1) avec de
beaux mecs.
Malgré sa trouille, Rachid, faillit s'étouffer de rire devant
pareil trait d'humour. Mokhtar n'était pas caïd pour rien !
- Encore. Mais pourquoi martyriser cette gamine ?
- De quoi tu tchatches sale tupe amerloque ? Les vrais
martyrs sont ceux que les bombes ricaines massacrent en
Afghanistan. Ta protégée ne risque même pas d'avaler de
microbes, vu son nouveau niquab.
Le conducteur crût défaillir devant la raillerie de son
chef. Comment pouvait-on être aussi drôle ?
- Ça c'est du baratin. Que voulez-vous ?
- Discuter d'un "donnant-donnant", en terrain neutre.
- Des Euros ?
- De la tune ? Tu m'ignores. Je fréquente les peoples,
footballeurs, acteurs. Alors, arrête ton circus. Rancard dans
une demi-plombe. C'est l'ultimatum. Quoi !
- Nous avons eu des difficultés cette nuit. La résidence
est inaccessible.
- j'uis branché. Un lieu cool, contre la vie de Leila.
- Il n'y a pas tellement de solutions. Les abords de Pardaillac sont cernés par la police. Au village le bar est fermé
– Elle eut un instant de réflexion – Le seul local ouvert la
nuit est le Washmatic.
- C'est quoi le Ouache… Quoi ?
- La lingerie automatique. Facile à trouver, sa vitrine est
l'unique allumée. Mais j'ignore si je pourrai sortir d'ici.
- Débrouille-toi et pas "d'entourloupe". Il y a des flics
sur la route de Sainte Anatolie ?
(1) Douiller : Copuler
407
- Je ne pense pas. Ils sont autour du domaine, six kilomètres plus haut. Avec ce qui c'est passé.
- J'm'en branle !
- Quel langage imagé ! Bon. Rendez-vous au pressing
vers sept heures quinze. J'espère que vous aurez eu le
temps de vous masturber d'ici là.
Ayant raccroché, sonnée par la situation, Kate s'isola
dans un petit salon. Ses nerfs lâchant, elle fut prise de sanglots. Ayant remarqué son trouble Françoise Gillois la rejoignit. La doctoresse lui narra les grandes lignes de son
combat pour Leila et l'appel des "racailles".
- Écoutez Kate. Si vous avez le courage d'y aller, je ferai
le nécessaire pour faciliter votre sortie. Toutefois, je crois
sage de prévoir une protection.
- Vu le contexte une aide légale envenimerait les choses.
Fred Delmonti arriva sur ces entrefaites. Le capitaine de
la DCRI le prit à partie.
- Alors, collègue, on me fait des infidélités. Il semble
que nous avions convenu un travail en commun?
- Excuse-moi, mais je voulais récolter le témoignage de
compatriotes. Maintenant c'est fait. Quant à savoir où sont
les moudjahidin le mystère perdure.
Françoise ne put s'empêcher de sourire devant l'aplomb
du jeunot, mais se reprit.
- Bon. Devant cette amnésie collective, attendons la perquisition des services de police.
- En attendant, Ted, je peux te proposer une opération,
qui consisterait à veiller sur Kathy Mac Dowell…
Ils montèrent un plan. Utilisant l'ordinateur des O'Neil,
l'agent de la DCRI établit des "Laissez passer" du ministère
de l'Intérieur, dont un pour Leila en cas de retour.
Vers 7 heures une BMW se garait au bout du mail de
Sainte Anatolie. Delmonti planqué dans l'encoignure d'une
408
grange prit connaissance d'un message de Langley.
- Bill va y rester – Pensa-t-il – Hurry up !
Se demandant comment Cramer avait de tels renseignements, il transféra l'information en clair à Mac Dowell.
Dans un bruit de crécelle, une MBK fit le tour de la place.
Le scootériste observa l'intérieur des véhicules et les
abords, puis passa un coup de fil. Quelques minutes plus
tard une Golf se garait à côté du Washmatic inoccupé.
- La ricaine est pas là – grogna Mokhtar – Si elle veut
nous la jouer, ça va fritter sec. J'la call.
Il avait composé le numéro de Kate, quand la Polo de
cette dernière s'arrêta sur l'emplacement "Livraison" du
pressing. Laissant ses clefs sur le contact, la conductrice
gagna les locaux à l'éclairage verdâtre. Mokhtar raccrocha.
- Prends le Nokia de ton épouse et laisse les portes ouvertes. Tu as la garde de ta meuf grave charmante !
Sur ce bon mot, il pénétra dans le Self Wash aux relents
savonneux. Une femme blonde attendait, assise à la table
centrale cernée de machines à hublots. Le caïd, vêtu de
noir, capuche rabattue sur des Ray-ban solaires, s'installa
face à l'occupante. Kate prit la parole.
- Ce ne doit pas être évident de porter des lunettes noires
la nuit. Vous souffrez de conjonctivite ?
- Ta gueule ! Je parle. Tu réponds. On doit faire fissa.
- La précipitation ne vous empêche pas d'être poli.
- Encore un mot, j'te crève dur !
- Dites.
- Bien. Ta copine est dans la voiture, sous bonne garde.
Sans être impliqué, je suis au parfum des blèmes de la nuit.
On m'a chargé de passer un deal avec toi.
- Lequel ?
- J'échange la fille, contre le chef de vos " visiteurs".
Le mini-émetteur, fixé au soutien gorge de Kate, retrans409
mettait la conversation à Ted Delmonti. Il était convenu
qu'elle ferait traîner pour lui donner du temps.
- Mon pauvre Monsieur, j'ai eu ouï-dire que les hommes
ayant envahi Pardaillac sont au "paradis des kamikazes".
- Quoi ? Les keufs les attendaient ? Ils ont été flingués ?
- Pas que je sache. La police arrivée ce matin se contente
d'assiéger le domaine. Il semble que vos amis se soient fait
sauter à la dynamite ou autre chose. J'avoue ne pas comprendre. On dit, qu'ils ont laissé des tracts kémalistes.
- Des traquéma… quoi ?
- Un homme d'état Turc. Je ne vais pas vous faire un
cours d'histoire sur le Moyen-Orient.
Le gangster, perdu, décida de focaliser sur sa mission.
- C'est quoi ce truc de ouf ! Zyva tu m'vénères avec tes
airs de Diana. C'est simple, il me faut la preuve.
- Je n'ai compris que la fin de votre phrase, mais ce sera
suffisant. Des experts vont ramasser les fragments de vos
camarades. Si on me dit avoir trouvé ceux du responsable,
je peux essayer d'isoler un doigt ou des dents et vous les
faire parvenir. Une photo du corps déchiqueté serait idéale.
- Pour Leila, mieux vaut que tu me fasses pas de mitos,
sinon, c'est toi qui vas la recevoir façon Charal (1) .
Il se leva ne sachant que faire. Avec courage, Kathy Mac
Dowell décida de porter l'estocade.
- Vous ne toucherez plus à un de ses cheveux, sale type !
Asseyez-vous, j'ai quelque chose à vous montrer.
Elle sortit de sa besace un ordinateur MacBook pro et
une enveloppe kraft. Le caïd, qui s'apprêtait à la frapper
pour laver l'injure, arrêta son geste.
- C'est quoi c't'embrouille ? Tu joues avec ta vie la pouf.
S'asseyant, il jeta un œil à l'extérieur. Rachid attendait au
volant. Le local fut animé de bleu par l'écran de l' Apple.
(1) Charal : Entreprise spécialisée dans les produits de boucherie frais et surgelés
410
Kate inséra un DVD. Mokhtar crut qu'il allait "péter un
plomb". D'où sortait cette copie du film de la tournante. On
reconnaissait le gratin des "marlous" de PACA, frocs aux
genoux. La doctoresse poursuivit.
- Vous savez ce que coûte un viol collectif sur mineure ?
Au moins quinze années de taule. Quant à la prescription
c'est vingt-trois ans.
Le gangster réfléchit et trouva rapidement la parade.
- Ta race, sale tupe ! Tu veux me faire chanter ? Qu'est
ce qu'il vaut ton X. Rien. Un mec assis, d'autres se baladant
le zob à l'air autour d'une table, c'est pas interdit par la loi.
On voit même pas la tronche des gonzes qui niquent. Moi
j'l'ai pas touchée, sûr !
- Pourtant malgré votre anonymat de ce soir, il y a une
ressemblance certaine avec l'homme du fauteuil. Vous étiez
donc cinq dans la pièce, plus une jeune fille allongée.
- Et alors ?
- J'ai quelque chose pour vous – Dit-elle, ouvrant l'enveloppe – Je suis gynéco. Après avoir ramassé Leila au bord
d'une route le 19 décembre, il a fallu la soigner. Vu ses
hématomes un examen a été nécessaire. Vous n'avez pas
besoin d'un dessin ? Les résultats ont été envoyés à un labo
spécialisé dans les tracés ADN. Il y a bien cinq violeur dont
voilà les codes barres. Un simple prélèvement salivaire des
acteurs permettra d'établir le générique de cette œuvre cinématographique…
Mokhtar jeta un œil sur le document. Il avait suffisamment regardé les Experts Miami et NCIS (1) pour savoir
comment fonctionnait le système. Kathy Mac Dowell continua d'un ton calme
- Toutes ces pièces sont des copies. Si vous touchez à
Leila, les originaux seront transmis avec un rapport au pro(1) Experts Miami et NCIS : Série TV américaine traitant des Services Scientifiques de Police.
411
cureur de la République.
Le piège était refermé. Fou de rage, Mokhtar essayait de
se dominer. L'implication d'un seul des participants à la
"tournante" lui vaudrait une balle dans la tête. Il songea un
instant à supprimer l'Américaine, mais cela ne changerait
rien. Une idée germa dans son esprit de crapule.
Dans la voiture, Rachid commençait à trouver le temps
long. Il ouvrit sa fenêtre pour désembuer le pare-brise et
voir ce qui se passait dans les locaux. L'air frais revigora la
captive et son geôlier. Ce dernier n'eut pas le temps d'esquiver la main puissante lui occultant la bouche, ni l'avant
bras écrasant ses carotides. L'anoxie déclencha une syncope. L'étrangleur ayant rabattu le siège souleva Leila
comme un fétu de paille, attrapant au passage valise et sac.
Trois minutes après, la BMW de Ted s'éloignait silencieusement. Quelques kilomètres plus loin, au sortir d'un virage, l'agent de la CIA fit demi-tour et se gara à contresens. Le jour se levait, mais un brouillard grisâtre limitait la
visibilité à dix mètres. Il tenta d'apaiser la rescapée.
- Ne crains rien, je suis un ami. Tu es en sécurité. Je vais
retirer l'adhésif et tes liens.
Vu l'état psychique dans lequel elle se trouvait, il verrouilla les portes pour éviter une fugue. Un hélicoptère rapide passa au-dessus du nuage envahissant la campagne.
- Ça va mieux ?
La jeune fille ne répondit pas. Après les odeurs de cigarettes et autres joints, qu'elle venait d'inspirer, l'intérieur de
cette berline était une bulle d'oxygène.
- Un peu. Merci, Monsieur.
- Non, Ted. Je m'appelle Ted. On va attendre Kathy.
D'ailleurs, je l'ai en ligne dans mon écouteur d'oreille.
À la lumière du plafonnier, il s'aperçut que la passagère
412
était bien jolie. De grands yeux verts, une peau mate, un
sourire charmant. De son côté, Leila, trouva que ce grand
type avait l'air plutôt sympa.
- On repart, Ted ?
- Non, pas tout de suite, Ça s'envenime à la laverie. Mais
ne t'inquiète pas. Ici tu ne risques rien. Reste cool.
Dans le pressing, les choses n'allaient effectivement pas
pour le mieux. Mokhtar sortit son "joker ".
- Là, Doc. Gynéco, tu as signé la sentence ! Conserve ce
film qui excitera ton mec et les papiers pour tes chiottes.
Moi, j'élimine la "plaignante". Pas de victime, pas de
plainte. À partir de maintenant, ta copine n'existe plus.
C'était idiot, mais la ricaine pensant qu'il avait la chira
dans les Nike (1), allait lui démontrer le risque de mise en
examen et la présomption de meurtre. Il jouerait le niaille (2)
sachant qu'elle ne tenterait pas un cent sur le sort de Leila.
- Vous êtes trop fort pour moi, monsieur Mokhtar. C'est
ainsi qu'on vous appelle dans la séquence, je crois ?
Il y eut un sourd grondement qui fit trembler la vitrine et
les meubles. Ils restèrent figés d'étonnement. On eut dit un
tremblement de terre. Dehors, des fenêtres s'entrebâillèrent.
Profitant de la diversion, Kate se leva prestement.
- J'ai aussi ça – Dit-elle, lançant son mini-émetteur à travers la table.
L'objet termina sa glissade, au pied d'une sécheuse. Le
malfrat eut la réaction prévue, il se précipita sur l'appareil,
relâchant sa vigilance. Alors, Kate renversa des chaises et
se jeta dans sa Polo qui démarra en trombe. Le caïd de La
Glacerie, s'emberlificotant dans les sièges couchés, courût
à la voiture de Rachid. Ce dernier dormait sur le fauteuil de
droite. L'attrapant au collet, Mokhtar lui balança des baffes
et le récipiendaire finit par entrouvrir un œil glauque. C'est
(1) Avoir la chira dans les Nike : Être nul . (2) Le Niaille : Le borné.
413
alors qu'ils constatèrent que la banquette arrière était vide.
- Naal dine oumouk (1) ! La ioute (2) ? où t'as mis la racli ?
- J'ignore …
Rachid n'eut pas le temps de terminer, roulant sur le
plancher il entendit hurler les 210 ch du TSI.
- Sa race! La sale tupe Yankee nous a niqués. Elle va le
pestraver grave ! (3)
Dans la brume, le caïd vit que Khaty faisait le tour de la
place. Effectuant un tête-à-queue, il emprunta le mail en
sens interdit. La petite voiture passa de justesse. Sur la partie plane avant la montée à Pardaillac, le gangster tenterait
une poussée de stock-cars. L'atout de Kate résidait dans sa
connaissance de la route envahie de brouillard. Prenant des
repères sur les bas-côtés, elle attaqua le premier virage, évitant de justesse une voiture garée sur le bord droit. Derrière, un éclairage cru annonçait l'arrivée du poursuivant.
Quand le capot de la GTI apparut, Ted stationné à contre
sens, alluma les phares de la BMW. Perdu dans la brume et
ignorant le tracé, Mokhtar eut le réflexe logique de croiser
son vis à vis sur la droite. Un talus fit office de tremplin. La
belle auto de Rachid atterrit sur une friche à l'herbe rase.
Sous le choc la musique techno se déclencha couvrant le
craquement des amortisseurs à l'agonie.
Quelques minutes plus tard Kathy et Ted sortis de la grisaille, franchissaient le barrage policier. La chose fut aisée,
les préposés au contrôle observant un hélicoptère et la Tuc
d'où s'échappait une fumée de volcan en éruption.
(1) Naal dine oumouk : Putain de sa mère. (2) La ioute : La fille. (3) Pestraver grave : payer
chèrement.
414
Chapitre 57
Lorsque
la porte d'Air Force One se referma derrière le
couple présidentiel l'aréopage proche était assis depuis une
heure. Le président, son épouse et sa suite s'installèrent.
Poussé par ses quatre réacteurs, l'énorme avion échappa
vite à la masse nuageuse. Le signal libérant les passagers se
conjugua à l'entrée du soleil par les hublots et l'apparition
d'un magnifique ciel bleu. Le silence fit place à des discussions feutrées, chacun vaquant à ses occupations. Dans la
suite située à l'avant inférieur de l'avion Michelle Obama
préparait sa visite franco-allemande, coachée par ses coiffeurs et visagistes. Le président, quant à lui, après avoir
pris une Nicorette Gomme tendue par "Rebond"(1), rejoignit
la salle de conférence. Cette pièce était meublée d'une table
entourée de huit fauteuils en cuir fauve et six banquettes latérales. À l'instar du "boss", les membres du brain-trust
avaient retiré leurs vestes. Hillary Clinton, de rose vêtue,
consultait ses dossiers avec une collaboratrice sur le sofa
du couloir face. Barack Obama, debout à l'angle de la table,
(1) Rebond: Reggie Love, factotum s'occupant du sevrage tabac, smartphones, et sports de B.Obama
415
évoqua l'affaire Pardaillac. Il n'y avait plus d'inquiétude
quant au sinistre, mais la portée politique devait être analysée. Un des conseillers prit la parole.
- Nous connaissons le mobile grâce aux investigations
l'APLAA. En cas de clash la France se serait trouvée dans
un tsunami politique gênant sa réintégration au NATO.
- Ok, Bob. Nous laverons notre linge sale avec les fomentateurs de ce coup tordu. Quant à Nicolas Sarkozy, il
comprendra la "magouille", soulagé que nos concitoyens
soient passés entre les balles. Nous trouverons une formule
temporaire quant à notre différend sur la Turquie.
- Par contre Monsieur le Président, les problèmes risquent d'émaner d'administrations ou politiciens à l'affût
d'entorses aux règles. On va s'interroger sur l'origine du
matériel utilisé. En France la police cherchera comment ces
armes sont entrées. Des sénateurs aux States demanderont
une enquête sur le coulage de matériel militaire. La presse
va s'en mêler…
- La DCRI a eu l'astuce de dire aux élus et médias qu'il
s'agissait de manœuvres interarmes, les journalistes sont
restés à Strasbourg. Comme le président Français est venu
au G20 de Londres en célibataire, le scoop tiendra de la
rencontre entre Michelle et Carla.
- Pour la presse people.
- Non toutes. À l'époque de l'image, les gens s'intéressent plus au côté glamour qu'à la teneur des discours. Jackie Kennedy avait quarante huit ans d'avance sur notre ère.
Pour ce qui est du "Fort Alamo" la CIA fait le ménage.
À 6 h 02, Bill Jefferson avait retrouvé sa mitrailleuse. Il
plaça une bande de cartouches et referma le couvercle. Les
claquements du levier d'armement indiquèrent que la bête
était prête à l'usage. Le Texan ajusta la hausse entre les
416
deux bunkers du fairway 14. Le ciel commençait à s'éclaircir. Utilisant ses jumelles, il remarqua des escouades en
treillis bleu foncé en bordure des links. À mi-vallon, une
806 à parabole et antennes, avait atteint le tiers du chemin
muletier. La patrouille devait recevoir ses instructions en
fonction des images captées par le Space Wagon. Bill prit
une initiative personnelle. Deux précautions valant mieux
qu'une, il mit la voiture en ligne de mire et cala un second
marqueur. Sa montre indiquait 6 h 05.
- Qu'est ce qu'ils foutent – jura-t-il – on va finir par foirer. Les" Frenchies" augmentent l'allure sans se camoufler.
Depuis sa 806, le commandant Barrière chargé de l'opération "Lézard", avait repéré sur son écran un Hummer fonçant à travers les ravines. Les occupants de l'engin avaient
des équipements de GI. Le trajet menait à une falaise, précédé d'un bosquet a priori sans relation avec l'opération en
cours, toutefois l'officier joua la méfiance.
- De Manitou à Ninjas. Imprévu sur nord objectif. Accélérez la progression à découvert. Exécution.
Conformément aux ordres les hommes du GIPN coururent sur l'herbe tendre du fairway 14. Ils étaient équipés
d'armes légères répondant à ce type de mission. Les apercevant, Mouloud sortit un drapeau blanc confectionné avec
son slip découpé au couteau.
- Je suis sauvé – murmura-t-il – Allah est grand !
La louange fut suivie de détonations sourdes et l'atterrissage de pots fumigènes aux fumées noires. En quelques
secondes, le lever du soleil transformé en éclipse engendra
une belle pagaille. Sans repère, les policiers ralentirent leur
progression. Le commandant, privé d'images satellitaires,
activa les transpondeurs pour orienter les groupes à la
boussole. Mouloud sidéré, remisa son étendard dans l'attente d'un éclaircie.
417
Bill, n'eut qu'une impulsion à donner au poussoir en U
de sa "sulfateuse" pour déclencher l'enfer. L'aboiement de
la M2, dont on percevait les flammes orange, les mottes de
terre giclant en tout sens, provoquèrent la mise à l'horizontale des assaillants. Ces derniers, rodés aux combats rapprochés, à l'assaut d'immeubles ou d'aéronefs, n'avaient pas
l'habitude du canardage façon Verdun 14/18. Dans la voiture de commandement, les messages se mirent à pleuvoir
- De Ninjas à Manitou. Rencontrons tir de barrage, mitrailleuse lourde, 200 mètres de l'objectif. Terminé.
- De Manitou à Ninjas. Possibilités de ripostes ? À vous.
- Aucune. Visibilité nulle. Terminé.
- Pouvez-vous riper vers objet mission. À vous.
- Négatif. Feu adverse couvre toute la zone.
Un vent de sud-ouest poussait le brouillard artificiel vers
Sainte Anatolie. Le sommet de la Tuc n'étant plus nimbé
que d'un voile gris, le commandant scruta le point culminant à la jumelle.
- Nom de Dieu – jura-t-il – Les moudjahidin sont planqués dans une vieille casemate et couvrent leur chef.
L'armement léger dont disposaient ses hommes était inadapté. Il aurait fallu qu'une équipe héliportée saute sur la
dalle et balance des grenades mais les hommes manquaient.
Pour parer au plus pressé, il appela directement le coordinateur de la DCRI.
- Allo Condamine, ici Barrière GIPN Marseille. J'ai logé
les talibans manquants dans l'opération "Lézard ".
- Top ! Ils sont neutralisés ?
- Négatif, ces putes on balancé des fumigènes et nous
canardent à la mitrailleuse depuis un vieux blockhaus.
- Bordel ! Il faut conclure. On est à H-3 du Sommet !
- C'est le but de mon appel. En l'état actuel, je ne vois
qu'un moyen pour les liquider et récupérer leur chef…
418
Il lui exposa son plan.
- Tu as le feu vert. Appelle la base d'Istres. J'ai carte
blanche de la Défense. J'informe mon agent sur place.
Le
bosquet atteint, les GI avaient tiré des fumigènes
pour couvrir leur treuillage. La conjugaison du brouillard
artificiel et des rafales de mitrailleuse facilita le boulot. Le
4x4 grimpa jusqu'au promontoire et ils descendirent en
rappel. Depuis son trou, Mouloud essayait de comprendre.
les raisons du combat aveugle se déroulant à ses pieds
malgré sa reddition et son drapeau blanc suspect,
Bill constata que la fumée descendait plus vite que prévu. Les satellites allaient de nouveau joindre le véhicule.
Craignant pour ses potes, il glissa le curseur sur la hausse.
La parabole et les antennes du 806 furent balayées. Les occupants s'éjectèrent à l'extérieur. Comme Jefferson ne savait pas se limiter, une rafale dans le réservoir enflamma la
voiture. L'incendie fut jugulé, mais tout avait fondu.
- "Enfoirés" – Hurla l'officier, le visage noirci et les yeux
rouges – Vous rigolerez moins dans 10 minutes.
Le Texan reprenait son balayage quand un appel l'alerta.
- Maiday-maiday-Casse-toi, immédiatement !
Avant de claquer la porte, Bill bloqua la détente en tir
continu et cala un macchabée contre l'affût. À 7 h 10, Andy Smith balança les derniers fumigènes pour couvrir le retour des treuillés. Hartman et Durling arrivèrent vite derrière Mouloud qui pigea, au lacet lui enserrant la gorge,
être l'objet de cette pagaille. Une voix venue du ciel intima.
- Chill dude and go out. Hurry-up ! (1)
N'ayant d'autres solutions que d'obtempérer, il se laissa
traîner sur la pierraille et s'envola au bout d'un câble.
(1) Chill dude and go out. Hurry-up : Reste cool mec et sors de là. Vite.
419
Chapitre 58
Chez
les O'Neil, on attendait le commissaire. Les occupants auraient tout aussi bien pu faire un Scrabble. À 6 h
45, alors que la maîtresse de maison proposait du café.
Françoise Gillois fut appelée au téléphone. S'excusant, elle
sortit de la pièce. C'était Hugues Condamine.
- Capitaine, l'opération "Lézard" rencontre des difficultés. Le GIPN est confronté à des tirs d'armes lourdes.
- J'ai entendu ça vers 6 h 10.
- Les moudjahidin couvrent leur chef depuis un blockhaus et sont difficiles à neutraliser rapidement.
- Ta solution ?
- Un hélicoptère des MASA d'Istres (1) va leur balancer un
"pruneau" dans 30 minutes.
- Vous faites dans la dentelle.
- Nous sommes pris par le temps. Quand El Brahim sera
intercepté, prévenez-moi. À défaut, rentre, la DDSP finira
bien par le coincer à l'intérieur du lotissement. Je serai à
Paris lundi, espérant t'y retrouver. Ciao !
(1) Masa : Mesures Actives de Sûreté Aérienne Istres. BA125 d'Istres-le Tubé, base aérienne.
420
Elle rejoignit le salon et prit son café en rédigeant des
SMS d'un doigt agile.
Le 3 avril 2009 à 6 h 40, un équipage de la Base 125, en
tenues de vol, crut rêver. On le missionnait pour une attaque réelle à J-25 minutes sur un objectif français. Un
Fennec AS 555 les attendait, tubes opérationnels. Quelques
minutes plus tard, passé Toulon, l'appareil piqua au nord
pour être dans l'axe du Fairway 14 de Château Pardaillac.
La vocation du missile air-air est l'élimination d'aéronefs,
mais dans cette opération il avait l'avantage d'un auto guidage infra rouge. Arrivé à distance, l'appareil se mit en vol
stationnaire. Le tireur, ajusta son tir légèrement sous la
cible pour que la tête chercheuse du Mistral (1) , rectifiant
l'alignement de bas en haut, évite d'effleurer la visière béton. Il était 7 h 15.
- Cible acquise.
- Paré au tir – Le pilote stabilisa l'appareil.
- Feu.
De loin, l'équipage distinguait les contours du blockhaus
et flammes de la M2. Le missile suivit une ligne droite sur
1000 mètres puis, attiré par la chaleur, modifia sa trajectoire et pénétra dans l'ouverture. En explosant l'engin détruisit la mitrailleuse, libéra des billes de tungstène, fit sauter le stock de grenades et les ceintures kamikazes des
corps entreposés. La solidité de l'édifice transforma le phénomène implosif en fournaise avec pour unique exutoire
l'étroite meurtrière. Une impressionnante langue de feu s'en
échappa. Tout ce qui se trouvait dans le local atteignit son
point de fusion. L'équipage de l'hélicoptère fut étonné du
résultat. Toutefois, sa mission accomplie, le Fennec fit demi-tour. Sonnés, les hommes du GIPN se relevèrent et cou(1) Mistral : missile air-air de basse altitude à autodirecteur infrarouge passif.
421
rurent jusqu'à la planque de Mouloud. Arrivés sur place ils
firent leur rapport.
- De Ninjas à Manitou. Sommes sur objectif…
- Vous l'avez ?
- Négatif. Il n'y a personne. À vous.
- Quoi ? L'explosion l'a fait cramer ? Répondez.
- Non. Avons trouvé sur place un bout de slip sale et des
morceaux de talkie-walkie. Instructions ?
- Inspection rapide et retour au QG. La Sécurité Publique
ratissera le secteur. De toute façon, la zone est cernée.
Il prévint le patron de la DDSP d'une neutralisation des
terroristes du blockhaus et la cavale de leur chef dans le
domaine.
Alors qu'ils étaient encore sous l'effet de la déflagration,
les hôtes des O'Neil surent aux bruits de portières que le
commissaire Obadia avait sa commission rogatoire. Ce
dernier salua les maîtres de céans, puis s'entretint avec
Françoise Gillois.
- Merci pour votre SMS concernant l'attaque aérienne.
J'ai eu Barrière du GIPN. Les terroristes y sont passés, mais
le chef a profité du combat pour se tirer.
- Merde ! Dans la propriété, j'espère ?
- Sûrement, le périmètre est bouclé. Où est l'agent de la
CIA ?
- Je l'ai eu sous la main en permanence, sauf le temps
d'un aller et retour à Sainte Anatolie pour rendre service au
docteur Mac Dowell.
- Nous allons perquisitionner. Pour l'instant, je mets les
choses au point avec le président des colotis.
- Bon courage, il est avocat.
Le Divisionnaire soumit à O'Neil l'ordonnance d'un juge
permettant aux forces de l'ordre d'investir Pardaillac.
422
- Voilà la pièce que vous réclamiez. Nous allons visiter
le domaine en votre présence.
- Appelez-moi Sean, Monsieur le Directeur. Personnellement, je n'ai pas d'opposition à formuler quant aux parties
communes, à savoir le bâtiment des vigiles, les voies et espaces verts, notre temple, la salle de réunion.
- Chaque maison sera visitée…
- Les parcelles sont des propriétés privées, vous composerez avec les occupants. Il y a une centaine de demeures à
caractère privatif.
Le capitaine Gillois crut s'étouffer, devant la mine du
responsable de la Sécurité départementale.
- Mes hommes vont inspecter la casemate, le golf et bâtiments communs. Pendant ce temps, je fais établir un
mandat de perquisition comportant les numéros cadastraux.
Vous verrez, on finira bien par y arriver.
- À la bonne heure. Puis-je vous proposer un café ?
- Et bien, ce ne sera pas de refus. La nuit a été longue.
À
8 h 10, Françoise Gillois fut appelée sur son Smartphone personnel. Au terme de l'écoute, elle prit à part le
commissaire divisionnaire.
- Monsieur le Directeur, l'opération relevant maintenant
de vos seuls services, ma présence n'est plus fondée. Aussi,
vais-je rentrer à Levallois où l'on m'attend pour un rapport.
- Aucun problème, je prends la suite et vous tiendrai informée du suivi – S'empressa de répondre l'intéressé, ravi
d'avoir les coudées franches – Merci pour votre collaboration.
- De rien. Conformément aux instructions de Beauvau
Dès que vous aurez le chef terroriste, nous en prendrons
"livraison".
- Que devient l'agent de la CIA dans cette affaire ?
423
- Nos ordres de mission étant liés, il doit se retirer dans
l'heure. Son visa expire ce soir.
Ayant pris congé, l'officier des Services secrets français
sauta dans sa voiture pour gagner le cottage des Mac Dowell. En route, elle croisa le tractopelle du green keeper
vaquant tranquillement à son boulot comme si rien ne
s'était passé. À la veille d'un week-end, Françoise estima
que si tout marchait comme prévu, deux jours sur la Côte
seraient mérités. Elle appela un de ses copains, viticulteur à
Ramatuelle.
424
Chapitre 59
Vers
7 h 30, Mokhtar découvrit le moyen de sortir du
champ dans lequel il cahotait depuis un quart d'heure. Arrivée sur l'asphalte, la voiture descendit vers Toulon. Le caïd
rageait. Les documents de l'Américaine, s'ils venaient à circuler étaient explosifs. Tout ça, pour ce "con" de Rachid,
qui se surcroit en savait trop. Ce dernier retrouvait ses esprits, l'affreux bruit des pneus sur la carrosserie achevant
de le réveiller. La forte odeur de brûlé qui envahissait l'habitacle présageait une panne imminente. S'arrêtant dans la
descente menant à la Nationale, le conducteur ordonna au
passager de se mettre au volant pour retenir la voiture.
Ayant gardé les clefs du contact, il sortit de la carcasse et
s'éloigna de quelques mètres.
Tony Barabasse, responsable des scooters de La Glacerie, répondit malgré l'heure matutinale.
- Je t'écoute, Mok.
- Zyrva, chope une "meule" bolide et viens me chercher
sur la route de Sainte Anatolie. Tu situes ?
425
- Pas de problème.
- Arrache- toi, J'attends.
Mokhtar revint à la Golf dans laquelle attendait Rachid.
- Dégarave (1) au fond.
Mort de trouille le propriétaire de l'épave s'exécuta. Le
gangster remit le moteur en route et enclencha la marche
arrière dans un bruit de pignons privés d'huile. La voiture
recula de quelques mètres avant de rendre l'âme. Alors, le
caïd serrant le frein, sortit son pistolet et intima au propriétaire du véhicule de reprendre la place du conducteur.
- Tu ne vas pas ?
- Mourave (2) ! Fissa ou je t'en colle une dans la tronche !
Alors que le boutonneux changeait de siège, un coup de
crosse le renvoya dans les bras de Morphée. Le caïd plaça
une pierre sous un pneu, colla le corps amorphe au volant
et desserra le frein à main. Ceci fait, il claqua la portière et
secoua la voiture pour débloquer le caillou. Libérée la Golf
partit en direction du virage, plongea dans le vide et se mit
en travers avant d'effectuer des tonneaux. Les pins se renvoyèrent la carrosserie comme une boule de flipper. Une
portière fut arrachée par les branches. Arrivé au bas du coteau, l'engin démantibulé prit feu.
- Ciao "Bouffon" – Murmura Mokhtar – Mes respects à
Allah.
Descendant la route, il entendit le bruit d'un scooter.
Quelques minutes après, la pétrolette passait l'échangeur
des Courlis. Le passager collé au dos du pilote, ignorait que
Rachid n'avait pas transmis ses salutations au Tout Puissant. En effet, éjecté par la porte arrachée, "le conducteur"
pendouillait vivant à la ramure d'un arbre. On peut être une
crapule de petit calibre et avoir la baraka (3).
(1) Dégarave : Dégage ! (2) Moukave : Ta gueule ! (3) Baraka : Chance
426
La cuisine des Mac Dowell sentait les toasts grillés et le
café chaud. John avait troqué son treillis contre une chemise à carreaux sur un jean. Pas rasé, le visage marqué par
l'insomnie, il les accueillit avec bonhomie.
- Bonjour, les Sanatoliens. Je vous attendais et suppose
que vous êtes affamés.
Les arrivants n'avaient pas le cœur à rire. Leila, pâlichonne et en pyjama, se cramponnait au bras de Ted
comme à une bouée de sauvetage. Kate, décida de dédramatiser, malgré sa fatigue.
- Je fais un saut chez les O'Neil pour prévenir de notre
retour. Si vous voulez prendre des douches, John vous indiquera les salles d'eau.
Après ses ablutions Leila apparut dans sa tenue de
squaw. Elle avait repris des couleurs et tentait de faire
bonne figure. Kathy de retour, ils s'installèrent. L'ambiance
du breakfast engendra un début de décompression
- Voilà – déclara la maîtresse de maison – je propose une
pause concernant nos aventures. L'instant présent n'est consacré qu'au petit-déjeuner. Conseillant au cuisinier de surveiller ses toasts, avant qu'ils ne carbonisent.
John ceint d'un tablier de cuisine, se précipita sur le
grille-pain fumant. Leila restait le souci de Kate. Un détail
retint son attention. La décontraction de sa protégée n'était
pas le seul fait des anxiolytiques pris au retour. À l'évidence la présence de Ted expliquait ce comportement.
Ayant consulté sa montre, elle s'absenta 20 minutes. Une
formule pouvait être tentée, encore qu'aléatoire.
Le petit déjeuner terminé, John et l'agent de la CIA s'isolèrent. De son coté Kathy invita la jeune fille à venir dans
son bureau pour lui résumer les incidents nocturnes et le
mobile de son rapt. Ensuite, parce qu'il fallait appeler le lycée avant qu'on ne s'inquiète de sa disparition.
427
- Mais, Kate, je ne peux plus rentrer chez moi. Ils me
traqueront. Ce sont des hyènes…
- Je le sais. Pour leur échapper, j'ai une solution à te proposer. Si tu es ok, nous devrons aller très vite …
Sur la
terrasse, John fit le point avec l'agent de la CIA
quant à l'action menée et les suites à envisager.
- Votre plan a fonctionné. Le dude est séquestré dans
d'anciennes écuries. Maintenant il faut l'exfiltré, or nous
sommes cernés. Le blockhaus et les locaux du golf vont
être perquisitionnés.
- J'en informe James – dit-il, pianotant sur le I. Phone –
peut-être a-t-il une solution…
- J'avoue qu'en matière "d'infos" vous êtes remarquable.
Merci de m'avoir prévenu de l'arrivée du missile.
- Le message annonçant "l'hélico" émanait de Cramer.
- À cinq minutes près, Bill y passait. Par contre l'explosion a gommé une bonne partie des preuves. Quant au
solde du matériel, nous l'avons enfoui.
Mouloud El Brahim attendait dans un cagibi des communs du golf. Il était gardé par Bob Bouvier affecté au
poste de geôlier vu son grand âge. L'ancêtre portait un gilet
pare-balles et était pourvu du fusil de chasse des Jefferson,
dernière arme en circulation.
Quand la 507 de Françoise remonta l'allée, l'ex-général
et l'agent de la CIA cogitaient sur la façon d'escamoter leur
prisonnier. John accueillit le capitaine Gillois. Découvrant
ce géant aux airs de Bruce Willis, elle estima que s'ils
étaient tous du même acabit leur "victoire" relevait de la
logique. Même Delmonti paraissait un gamin à côté de
John. Ce fut donc sur un ton quasi maternel qu'elle s'adressa à son confrère.
428
- Pas trop fatigué, Teddy ? Je venais te dire que notre
mission à Pardaillac est close. Paris me demande de rentrer, il faut que tu quittes la Résidence avant 9 h 30. C'est le
patron local de la Sécurité Publique qui commande maintenant. Soit à l'heure.
- OK, Françoise je respecterai le timing. Bye.
Elle l'embrassa et après une poignée de main à Mac Dowell, s'éclipsa avec un beau sourire. Sa voiture disparaissant au bout de l'avenue, les deux hommes eurent la même
réflexion.
- Nice, the French-Captain.
429
Chapitre 60
Kate suggéra à Leila d'aller faire un somme. Cette dernière
ne se fit pas prier. Le médecin passa plusieurs coups de fil.
Vu les risques il était exclu que la lycéenne retourne en
classe. Son avenir était en train de se jouer. Elle contacta le
lycée avant l'appel. Par bonheur, l'assistante sociale était
dans son bureau. Ce fut une voix à l'accent chantant de
Provence, qui répondit. S'étant présentée, Kathy précisa
que Leila était en sécurité et se gardant de parler "d'enlèvement" expliqua que cette sortie fortuite avait été causée
par un différend familial.
- Je connais l'environnement social de cette jeune fille—
répondit l'interlocutrice – et vous remercie de me prévenir.
J'informe la direction pour éviter une procédure de disparition. La responsabilité du lycée est engagée…
- J'apprécie votre attention à l'égard de Leila.
- Vous savez, Madame, cette petite m'a souvent parlé de
vous et je suis contente que nous ayons ce contact. Dans
trois mois l'établissement ferme ses portes et notre "protégée" se retrouvera face à des problèmes qui m'échapperont.
430
- Pis encore. Depuis hier le contexte a dépassé les limites
du supportable. J'ai peut être une solution, mais il me faudrait un entretien avec vous-même et le proviseur .
- Bien sûr. Quelle date conviendrait ?
- Aujourd'hui.
- Dans la journée ! Je peux personnellement essayer de
trouver un créneau, mais ne suis pas sûr que le directeur…
- Nous sommes dans une position d'assistance à personne en danger. …
-Tant que Leila est dans l'enceinte du lycée, je ne vois
pas qu'un mariage forcé puisse être effectif.
- Madame Monestier, la situation est extra-familiale.
Pour être précise, Leila est la cible d'une bande de voyous.
- Comment ! La police doit être mise au courant.
- Cette solution est dépassée. Il s'agit de maffieux. Une
plainte se traduirait par des représailles sur la lycéenne ses
frères, sa famille. Ces gens agissent en toute impunité.
L'assistante sociale trouva l'inquiétude de sa correspondante excessive, mais la tenue des propos n'avait rien de
balivernes d'illuminée.
- Écoutez, je vais faire mon possible pour une réunion
dans la journée. Puis je vous poser une question ?
- Faites.
- Êtes vous le professeur Mac Dowell, célèbre pour ses
recherche sur la génétique ?
- Je ne me présente pas ainsi, mais vous l'avez peut-être
vu dans la presse. Effectivement, c'est moi. Pourquoi ?
- Pour inciter le proviseur à modifier son planning. Donnez-moi un numéro où je puisse vous joindre.
Après avoir raccroché, Kate souffla. On avançait. Elle
passa dans la salle d'eau, se donna un coup de brosse et put
constater combien cette nuit blanche l'avait marquée.
- Tu es chouette ma vieille – Soupira-t-elle – Vivement
431
une douche. Maintenant, au suivant de ces messieurs.
Descendue, elle fut étonnée de trouver le salon désert.
- Damn ! J'espère que mon agent secret n'est pas parti !
De la cuisine, des bruits de voix lui indiquèrent qu'il devait être encore là. En effet, les deux hommes mangeaient
des hot-dogs accompagnés d'une bouteille de Bordeaux.
- Je rêve ! Vous picolez à neuf heures moins vingt du
matin ! Enfin, Ted est là, tant mieux !
- Qu'est ce que j'ai fait ?
- Rien de mal. Par contre, j'ai à te demander un service.
Elle lui expliqua l'objet de sa démarche
- OK, le nécessaire sera fait...
Il consulta son portable qui bipait un message.
- Retour-immédiat.Itinéraire sur GPS-I.Phone piloté de Langley.James.(Washington-DC-April 03 nd 0902.38 US am -08.38 French am)
- Tu as une solution ? – s'enquit John
- Si on veut. James Cramer m'intime de rentrer.
- Ah ! Et le prisonnier ?
- S'ils n'en ont plus besoin, tant mieux pour vous. Les
Français enchantés de l'avoir, abandonneront peut-être les
perquisitions domiciliaires.
L'intérieur du blockhaus n'était que cendres, morceaux
calcinés d'armes, traces d'explosifs divers. Le tout, ponctué
de reliefs humains. Des semaines seraient nécessaires au
Service scientifique pour faire le tri. À 8 h 45, le chef d'escouade fit son rapport à Obadia.
- De Sous-Belenos à Zeus. Inspection casemate achevée.
Sécurisons zone dans l'attente PTS (1) . À vous.
- Bien reçu. Quittez les lieux. Objectif, visite des bâtiments du golf. Terminé.
(1) PTS : Police technique et scientifique.
432
Le brigadier major Valentin aimait le travail bien fait.
Dans un premier temps, ils mirent les scellés sur la porte en
ferraille, puis entourèrent le périmètre d'un ruban plastique
jaune et rouge. Ce ne fut qu'une demi-heure plus tard que la
troupe reprit les P4 Peugeot ayant permis d'atteindre la Tuc.
Tel le "Petit Poucet", c'est en suivant l'empreinte du Toyota
de Bill qu'elle se dirigea vers les hangars du matériel d'entretien des fairways.
Dans le garage, Bob Bouvier somnolait sur une chaise,
fusil entre les genoux, bercé par Radio Nostalgie. Son prisonnier ligoté dans un box, clos d'une lourde porte, ne risquait pas de s'enfuir. Plongé dans un demi sommeil issu de
sa nuit blanche, le geôlier perçut l'arrivée d'une voiture.
Discipliné, il se leva et débloqua la sûreté du Winchester
SX3. Un rayon de soleil traversa les lieux quand la porte
s'ouvrit. Le gardien voulut épauler, mais la silhouette ne lui
laissa aucune chance. Dans un claquement sec, 2 balles de
7,65 mm bien ajustées culbutèrent le vétéran du Pardaillac
Corps. S'effondrant, il entraîna la chaise qui interrompit le
transistor et l'une des dix complaintes quotidiennes de
Charles Aznavour. Le tireur ramassa les douilles, gagna la
geôle et fit glisser les verrous d'acier. Une injonction en
arabe, accompagnée d'un violent coup de pied, obligea El
Brahim à obéir.
- ‫ ﻱيﻡمﻙكﻥنﻙك ﻥنﺕتﻥن‬، ‫( ﺩدﺍاﺉئﻡمﺓة‬1)
Il avait entendu les détonations, mais bâillonné, avec un
sac de toile sur le visage, ne pût traduire sa stupeur. Au déclic du cran d'arrêt, le reclus comprit que "l'Organisation"
allait le saigner. Contre toute attente, la lame coupa l'entrave de ses pieds déchaussés et l'arrivant lui passa un
nœud en boucle autour du cou. Mouloud n'eut de nouveau
(1) ‫ ﻱيﻡمﻙكﻥنﻙك ﻥنﺕتﻥن‬، ‫ﺩدﺍاﺉئﻡمﺓة‬: Debout, tu pues.
433
comme alternative qu'obéir en aveugle à un collier étrangleur. La différence de température lui indiqua être passé à
l'extérieur. Un peu plus loin, son guide l'arrêta d'un mot.
- ‫( ﻝلﺍا ﺕتﺕتﺡحﺭرﻙك‬1)
Le prisonnier sentit sa progression bloquée à mi-cuisse.
Une traction de la corde courba son buste, alors qu'un balayage de jujitsu lui fauchait les jambes. Il plongea en avant
et atterrit cou tordu, à moitié étranglé, sur une moquette
rêche. Son cicérone desserra la laisse, puis remonta les
pieds qu'il relia aux menottes. Cette position fœtale, fit regretter au captif l'inconfortable paillasse de sa cellule. Le
souffle qui suivit, ressemblait à la fermeture d'un coffre de
voiture. Les bruits et tangages confirmèrent l'hypothèse.
Gigotant comme un asticot, le "passager" réussit à se caler
en biais. Bloqué, El Brahim s'astreignit au calme, régulant
son souffle pour éviter l'asphyxie.
Quelques
kilomètres en contrebas de Sainte Anatolie,
dans le mauvais virage précédant la route Nationale, un accident monopolisait les pompiers et le SAMU dépêchés de
Toulon. Le maire frustré par l'affaire de l'avion fantôme reprit espoir. Ce fait-divers tombait à point. Il s'installa en
haut de la courbe pour recevoir la presse. Les circonstances
du drame étaient étranges. L'auto avait brisé la vieille barrière de sécurité, sans trace de freinage. Cette étrangeté induisait trois hypothèses : malaise, suicide ou crime. Dans
tous les cas, il y aurait enquêtes et battage. Enfin de quoi
faire repartir l'activité locale. Dix mètres plus bas dans les
ramures d'un chêne-liège, Rachid, après un "arborisssage"
et une trouille à déféquer dans sa culotte, ne bougeait pas.
Une fois les sauveteurs au bas du ravin, il glissa contre
l'écorce spongieuse et atteignit le fossé. Rampant dans des
(1) ‫ﻝلﺍا ﺕتﺕتﺡحﺭرﻙك‬: Ne bouge plus.
434
rigoles asséchées, il trouva la bifurcation menant aux Courlis. Le peloton de secours s'évertuant à découvrir ses restes
dans l'épave calcinée, le fugitif ne fut pas inquiété.
À l'instar de Leila, six mois plus tôt mais en sens inverse, il
traversa les parkings et la passerelle. Ses contusions le faisant souffrir et craignant une lésion artérielle, le miraculé
glissa une main dans sa culotte et constata que le liquide
qui lui coulait le long des jambes n'était pas du sang.
Dans l'appartement, ses parents dormaient. L'arrivant enfourna ses oripeaux dans un sac-poubelle pour les faire disparaître. Un brin de toilette et du "Doliprane" le remirent
sur pied. Avec le numéro du moteur la police allait convoquer ses vieux. Mokhtar le croyant calciné, il fallait déguerpir sans être vu pour que cette version perdure.
Vidant ses poches, il trouva le portable de Leila utilisé
par Mokhtar et s'apprêtait à le joindre aux guenilles, mais
arrêta son geste. L'appareil étant allumé, il nota le dernier
numéro appelé avant de jeter l'accessoire. Ceci fait, le fugitif attrapa une valise pleines de billets et glissa ses papiers,
un Siemens et des cartes Telefonica dans une besace. Reprenant la passerelle, il balança le sac-poubelle dans une
benne d'hyper et rallia la gare SNCF. Arrivé à Saint Charles
en TER, ce fut un jeune homme métamorphosé qui prit le
train pour l'Espagne. Ce soir il dormirait sur la Costa Brava. Durant son périple en tortillard, il avait ourdi une vengeance qui entretiendrait le mythe de sa "crémation" et ferait d'une pierre deux coups.
435
Chapitre 61
L'assistante
sociale avait été persuasive, car elle appela
une heure plus tard pour prévenir d'un rendez-vous à 11 h
30. Cet intermède donnait à Kate le temps de peaufiner sa
requête. Ted Delmonti venait de partir, ayant promis de téléphoner à son arrivée. La majorité des éléments du plan
étaient réunis. Avant de monter à l'étage, elle entrouvrit la
porte de Leila. Celle-ci dormait à poings fermés, ses affaires bien pliées sur un fauteuil. Une cocotte en papier
était posée sur la table de nuit. Ce détail amusa Kathy qui,
connaissait l'existence du petit oiseau de l'internat. Arrivée
dans sa chambre, elle se déshabilla avec plaisir. Comme si
le fait de quitter ses vêtements effaçait les séquelles de
cette nuit cauchemardesque. Entrant, nue comme un ver
dans la salle d'eau, Kate vit que la douche à l'italienne (1)
était prise. Derrière le vitrage, John sifflotait allégrement.
Connaissant le tempérament de son mari, elle savait à quel
résultat s'attendre.
- Et après tout, pourquoi pas ?
(1) Douche à l'Italienne : Douche de plain-pied carrelée à pente douce, sans bac receveur.
436
Se glissant contre la faïence, la visiteuse se colla au dos
musclé de l'occupant pour profiter de l'eau et de la mousse.
S'étant retourné, il la souleva délicatement pour l'embrasser. Elle mit ses bras autour de son cou et restant sur la
pointe du pied gauche passa sa jambe droite autour de la
taille de John. Le savon glissait sur leurs peaux. Il lui fit
l'amour en douceur. Son plaisir assouvi, le couple resta un
instant enlacé.
- Ce sera notre second câlin dans une douche, en trente
ans de mariage – Murmura Kathy – Tu te souviens de la
dernière fois ?
John laissa planer un doute.
- Le temps imparti est de deux minutes. En cas d'oubli,
je te quitte.
- Bien sûr, que je m'en souviens. Tu devrais avoir honte.
Sauf à ce que tu m'estimes en passe de perdre la mémoire.
- J'attends. Il reste une minute.
- Saigon, mars 68, durant l'offensive du Tet. Tu as eu le
courage de me rejoindre. Malgré le ventilateur à pales, la
chambre était moite de chaleur et nous sommes allés sous
la douche. Comme aujourd'hui.
- Ne t'inquiète pas. Si tu avais oublié, je t'aurais fait soigner. En tout cas, ça m'a fait du bien. Merci amour !
Elle l'embrassa, enfila un peignoir et consulta l'heure.
- Il faut que je me dépêche. Mon rendez-vous est à onze
heures trente. Tu feras la dînette avec Leila.
Debout, face au miroir de la vasque, Kate se sécha les
cheveux avec un Babyliss soufflant, mit un peu de Terracota Guerlain et du rouge à lèvres. Ayant enfilé un chemisier et un tailleur tout simple, elle fit un tour devant la glace
du dressing, satisfaite.
- Ça devrait aller. Je pars. Mieux vaut anticiper la durée
des contrôles. Depuis que nous sommes en état de siège !
437
- They pisses me of (1) avec ces barrages, je vais finir par
leur rentrer dans le chou…
- Non, non ! Je n'ai rien dit. Surtout ne bouge pas d'ici.
Sur ces mots, elle disparut, avant que le GI ne reprenne
son uniforme et une batte de base ball.
Vers 9 h 10, la sortie nord de la résidence ressemblait, à
l'autoroute A13 un matin aux abords du tunnel de Saint
Cloud. Après la fouille des voitures, les sortants devaient
présenter leurs papiers et décliner le lieu de destination.
Comme les conducteurs maniaient mal la langue de Molière et que certains pandores roulaient le R, l'échange verbal ne fluidifiait pas la circulation. Mal rasé, énervé par une
vieille peau Anglaise, le brigadier Max Bertomieux eut une
poussée d'adrénaline. C'était bien sa chance. Dans la file,
un gyrophare dépassait le toit des voitures. Or, s'il y avait
quelqu'un à éviter, c'était l'officier de la DCRI apostrophé la
veille. Cette "garce" allait lui demander son matricule. Prétextant un examen de passeport, il fit patienter l'Anglaise
radoteuse et interpella un collègue.
- Hé ! Jojo. Tu peux me remplacer cinq minutes au contrôle, pour que j'aille pisser ?
L'autre eut un geste de dénégation, montrant du doigt le
liseré de sa casquette.
- Là, y a pas marqué "Dame Pipi". Un grand garçon
prend ses précautions avant la garde. C'est dans le manuel !
Ce trait d'humour déclencha l'hilarité de ses congénères,
au repos, en train de saucissonner. Excédée, la vieille se
mit à glapir, depuis sa fenêtre.
- My God. I can not wait. I've an appointment. (2)
L'interpellation déclencha des klaxons et le gyrophare
(1) They pisses me of ! : Ils commencent à me faire chier.
(2) My God. I can not wait. I have an appointment : Mon Dieu je ne peux pas attendre. J'ai un
rendez-vous.
438
émit même des éclairs bleutés. Mort de trouille, à l'idée
d'un blâme avant les promotions, le sous-fifre revint au
pointage et expédia la "mémé".
- C'est bon, circulez.
Les véhicules suivants furent bâclés. À l'arrivée de
l'automobile fatidique, le gardien de la paix était au garde à
vous. La 507 s'arrêta, glace du conducteur baissée.
- Police nationale, agent Bertomieux Max. Mes respects
capitaine.
- Repos. Nous nous connaissons ?
- Et bien oui, enfin non – Balbutia le pandore réalisant sa
bévue – J'étais avec le commissaire divisionnaire Obadia…
- Ah bon. Je voulais vous demander quelque chose.
Frappé de plein fouet, le préposé de commissariat vit
s'envoler à jamais ses " trois sardines" (1) de sous brigadier.
- À vos ordres. Numéro matri…
- Il y a un moustique collé au milieu de mon pare-brise.
Vous pourriez le retirer ?
En sueur, Max sortit un mouchoir et suggéra à sa supérieure d'actionner le lave-glace dont il prit une giclée dans
l'œil, puis frictionna l'insecte à s'en briser les phalanges.
- Merci, de votre amabilité.
- Mais de rien, capitaine – Répondit, en saluant, l'assermenté devenu borgne – Faites bonne route.
La 507 démarra, laissant Bertomieux en état de catalepsie, prêt à secouer son "tire-jus" en signe d'adieu.
- Putain ! Elle ne m'a pas reconnu – Murmura-t-il – Le
"bol". J'espère que Maryvonne ne me fait pas cocu.
Une voix se fit entendre dans son dos.
- Hé Max ! Tu veux toujours pisser ? Finalement je peux
te remplacer, mais pour la dernière fois.
- Va te faire voir ! C'est trop tard.
(1) Trois sardines : En jargon militaire les sardines sont les galons en forme de V
439
Au rez-de-chaussée de la maison des Mac Dowell, Leila
émergeant, tenta de remonter le temps. Sur la table de nuit
une cocotte en papier la regardait fixement.
- Qu'est ce que tu fais là, toi ?
Entre les plis, on apercevait des traces d'écriture. L'ayant
prise, la jeune fille développa le gallinacé.
Leila,
Dors bien. Je dois rentrer et espère avoir l'occasion de te revoir.
Kiss.
Ted.
Ce petit mot déposé pendant son sommeil, la toucha beaucoup. Elle en fut troublée, au point de serrer la cocotte sur
son cœur. Puis la poule aplatie trouva place entre les pages
du passeport. Se tournant dans le lit, elle revint sur sa conversation avec Kate. Puis, fatiguée de cogiter, se rendormit.
À l'étage supérieur, John Mac Dowell avait pris une décision. Il était stupide de laisser Bob Bouvier, le geôlier, se
faire poisser par les flics. La logique dictait de laisser le
captif seul. Ensuite, ils seraient tous passés à la "question"
pour expliquer l'arrivée du mujâhid dans le box, mais au
moins, le vétéran ne serait pas inquiété. Prenant sa voiture,
il fila sur les lieux. À l'intérieur du club-house, les aspirateurs de préposés au ménage turbinaient et des odeurs de
cuisines s'échappaient d'un extracteur, une belle journée en
perspective. Pourtant à l'ouest, bourdonnait un bruit inquiétant. Les 4x4 de la Sécurité Publique étaient sur le sentier
de la guerre. Au son des diesels poussifs, John estima qu'ils
remontaient la pente du fairway n°10, pour atteindre le "tee
de départ" face aux remises. Il se précipita dans le bâtiment. Malgré l'obscurité, on distinguait la chaise renversée
et une masse au sol. Le cagibi était ouvert. Une froide
odeur de poudre régnait encore. Il se précipita.
- Bob !
440
Attrapant le corps gisant, il constata deux magnifiques
trous circulaires au niveau du plexus. Un coup d'œil rapide
dans la geôle le laissa dubitatif.
- Qui a pu faire un truc pareil ? – Soliloqua-t-il, tout en
pensant connaître la réponse – Quels types !
Il releva le siège, jeta le transistor dans un fut d'huile,
prit le fusil et ferma la cellule. Ayant couché Bob à l'arrière
de sa voiture, John démarra douceur pour ne pas soulever
de poussière. Afin de ne pas inquiéter Leila, l'ex-général
grimpa l'escalier portant Bouvier sur ses épaules. Après
l'avoir allongé sur un lit, il prodigua quelques baffes "réanimatrices" au blessé, qui ouvrit un œil égaré.
- Shit ! Que s'est-il passé ? J'ai vachement mal au thorax.
Arrête les claques, je suis réveillé.
Il tenta de s'asseoir, mais retomba sur l'oreiller.
-Tu as de la chance que le Kevlar (1) existe et que le tir ait
été centré. Sinon, tu ne serais plus de ce monde old chap.
John l'aida à se dévêtir. Deux hématomes ponctuaient le
buste efflanqué et il souffrait en inspirant.
- Une paire de pralines dans un gilet pare-balle. C'est
l'équivalent de deux directs du gauche. Repose-toi un peu.
Je vais te filer un sédatif.
- Ça va déjà mieux.
- J'en parlerai à Kate. Peut-être voudra-t-elle une radiographie pour s'assurer que tu n'as pas de côtes cassées.
- Et le prisonnier ?
- A priori, il s'est fait la belle.
- C'est de ma faute. Je n'ai pas "défouraillé" à temps.
- Ne t'inquiète pas, ça arrange plutôt nos affaires. On va
rendre son fusil à Bill, pour qu'il le planque. C'est tout ce
qui reste de sa panoplie.
(1) Kevlar : fibre synthétique à haute résistance utilisée, entre autres, dans les gilets pareballes.
441
Chapitre 62
Ce fut par un soleil radieux que l'escouade du chef Valentin atteignit les bâtiments du golf. On entendait en fond le
bruit d'engins agricoles, conjugué au vrombissement d'un
ULM de passage. Les garages, quant à eux baignaient dans
le silence. L'implosion du blockhaus poussa le "sous-off" à
la prudence. Ses véhicules stoppèrent à 100 mètres des bâtiments. Les hommes furent déployés en tenaille pour que
personne ne s'échappe. Trois éclaireurs équipés de mitraillettes, casques à visières, boucliers blindés, gilets pareballes et grenades aveuglantes, s'approchèrent d'un portail
entrouvert. D'un puissant coup de pied les hommes poussèrent le battant, prêts à faire feu.
- Police. Que personne ne bouge !
En l'absence de réaction, ils effectuèrent un tour des
lieux et firent leur rapport.
- De Puma à Belenos. RAS.
- Bien reçu, nous arrivons. Ne touchez à rien.
Le brigadier major inspecta les locaux. Ce siège esseulé
au centre du garage interpellait ses dons d'Hercule Poirot.
442
Ouvrant la porte du cagibi, son organe "voméronasale" de
limier manqua d'éclater, tant les odeurs sudatoires et de
pieds étaient fortes. Quelqu'un avait séjourné dans ce réduit. La paillasse laissa échapper une feuille de papier. Joël
Valentin, que ses subalternes surnommaient "Rantanplan",
se jeta sur le "tract kémaliste" issu des poches de Mouloud
et appela Jean Louis Obadia.
- De Sous-Belenos à Zeus. Bâtiments annexes du golf,
investis. Traces prouvant passage du fugitif, ainsi qu'un
tract écrit en bougnou… Je veux dire en caractères Moyen
Orientaux. Terminé.
Comme l'avait imaginé Kathy, le passage du contrôle de
l'entrée nord prit une demi-heure. Présentant ses papiers,
elle vit que des cops démontaient la voiture de Ted. La
BMW, garée sur le bord de la route, avait la malle et les
portières ouvertes, le siège arrière déposé à l'extérieur.
Stoïque, Delmonti assis sur le spoiler d'une fourgonnette,
regardait un ULM traversant les cieux. Il fit un petit geste
fataliste à sa compatriote. Une fois le hayon de la Polo rabattu, l'agent rendit son passeport à Kate. Celle-ci n'ayant
pas suivi toutes les péripéties de la nuit, démarra étonnée.
- Que cherchait-il de si précieux?
Elle oublia la frénésie policière pour répéter les propos
qu'il faudrait tenir. Traversant Sainte Anatolie, son attention fut attirée par un groupe de "pépés", dont les gesticulations semblaient concerner un événement plus bas, vers la
route du village. En effet, à mi-chemin en aval un panneau
indiquait une difficulté. Dans la dernière courbe des véhicules de gendarmerie, du SAMU ainsi qu'un camion de
pompiers étaient stationnés sur le bas-côté. D'un geste péremptoire un motard lui fit signe de passer. Elle obtempéra,
pensant qu'il s'agissait d'un feu de foret.
443
Au contrôle de Pardaillac, le commissaire divisionnaire
Obadia n'ayant rien trouvé à charge contre l'agent de la
CIA se résigna à le lâcher. Sa voiture remise en état, Ted
prit donc la route pour attraper un vol Marignane-Roissy. La
Nationale atteinte, l'agent secret brancha son IPhone, activa
le localisateur et sélectionna "Itinéraires". Les informaticiens de Langley avaient en effet "pris la main" (1). Sur le
plan une épingle rouge situait sa destination. Un cercle
mobile clignotant indiquait la position de la BMW. Curieusement le tracé à suivre ne menait pas à Marignane. À Solliès-Pont, il s'engagea sur l'A57, en direction du nord. Un
message vocal arriva de la Centrale.
- Hurry up, you're late ! (2)
- Je voudrais vous y voir. Les cops m'ont fouillé pendant
trois quarts d'heure…
Il conserva une vitesse moyenne de 150 kmh, malgré la
circulation. Arrivé à l'échangeur de Cannet des Maures, son
itinéraire le propulsa vers Nice. Respectant les indications
il s'engagea sur une bretelle menant à l'aire de VidaubanSud, et prit l'allée précédant les pompes. C'était un cul-desac arboré, destiné au repos. En cette saison, l'endroit était
sauvage. La voiture se gara en fond d'impasse contre les
fourrés. Un sifflement fit savoir à Ted qu'on l'attendait. Pénétrant la broussaille, il constata que le grillage avait été
découpé. Une sente conduisait en lisière d'un bosquet dominant un chemin. Il n'était pas au bout de ses surprises…
À Toulon, Kathy Mac Dowell trouva un stationnement à
200 mètres du lycée. Elle gagna l'accueil et sonna avec insistance. Une voix acerbe daigna répondre.
- C'est pourquoi ?
(1) Prendre la main : Indique qu'en connaissance des codes un tiers utilise votre ordinateur à
distance. (2) Hurry up, you're late ! : Dépêche-toi, tu es en retard !
444
L'arrivante expliqua par qui elle était attendue. Le portillon
s'ouvrit et l'appariteur tint à l'accompagner. Chemin faisant
elle constata la qualité du campus, regrettant que Leila ne
puisse y rester. Au terme d'un bref footing, ils arrivèrent au
provisorat, dont le concierge lui fit les honneurs
- Voilà, asseyez-vous là. Je vais prévenir mes supérieurs
de votre arrivée.
Kate sentit combien l'employé était heureux d'avoir à
œuvrer directement au "saint des saints". On eut dit un
vieux poisson passant de son bocal dans la grande bleue.
Quelques instants plus tard, installée dans le bureau directorial, le professeur Mac Dowell exposait la teneur de sa
démarche à un responsable d'établissement et une assistante
sociale aux yeux ronds d'ahurissement. Le proviseur, en
bon mathématicien, classifia les phases de l'action.
- Je vous remercie, Professeur Mac Dowell de nous avoir
éclairé sur ces points. La Glacerie est connue comme un
lieu de non-droit. Mais j'avoue que les actes de grand banditisme dont vous faites état, m'étaient inconnus.
- Nous, nous en doutions – renchérit madame Monestier
– sans y croire vraiment. Il faut avoir touché du doigt…
- Cependant de tels faits et leur traitement ne relèvent
pas des compétences de notre établissement.
- C'est-à-dire ? – S'inquiéta Kathy.
- Le plus sage consiste à suivre les procédures de l'Education Nationale, faisant abstraction de vos révélations. Savoir, une demande de départ antidatée de dizaine, avalisée
par un parent et assortie du solde de frais. Le lycée délivrera un certificat de radiation et les bulletins trimestriels.
- Ce sera fait Monsieur le Proviseur – S'empressa de
confirmer l'assistante sociale.
- Pour ma gouverne le lycée Rochambeau a confirmé
son inscription ?
445
- Oui, j'ai reçu le document par e.mail, ce matin même.
- Merci de joindre la copie aux pièces requises. J'ai été
très heureux d'avoir fait votre connaissance, Professeur.
Kathy Mac Dowell et madame Monestier se levèrent et
prirent congé. C'était l'heure de la sortie et les deux femmes
se trouvèrent noyées dans le flot des élèves. Malgré le
brouhaha, elles déterminèrent la conduite à tenir.
- Je vois mal comment Leila va arracher l'accord de ses
parents, s'ils comptent la marier – Commenta Kate.
- Vous savez, certains mensonges sont parfois salutaires.
Je convoquerai madame Bentaya lundi à 16 h pour l'informer d'un "School Partnership". C'est le meilleur moyen de
faire passer la "pilule" du départ. Leila décidera de la suite.
- Génial. L'élève vous remettra sa demande de radiation
et un chèque lorsqu'elle viendra avec sa maman. Espérant
que celle-ci accepte de se déplacer. Croisons les doigts !
À Marseille, le correspondant de la CIA au consulat général des États-Unis, reçut de Langley une étrange mission.
L'objet était un achat chez "Saint Maclou". La règle étant
d'obéir sans poser de question, il s'exécuta.
En rentrant, Kate Mac Dowell put constater que son présumé incendie forestier était une voiture calcinée. Pardaillac devenait un enfer. Pour la première fois, elle envisagea
retourner dans le Maryland (1). Après tout, ils étaient venus
en France pour l'attrait des colloques scientifiques européens et John n'avait accepté quitter les States que pour lui
faire plaisir. Enfin, la nouveau-née de ses petits enfants
étant une fille, il était peut-être temps qu'elle assume son
rôle de grand-mère. Ce point l'inquiétait un peu, mais
c'était un nouveau challenge.
À la maison, Leila avait fait les fonds de placards pour
mitonner un tajine avec un sachet de couscous, des filets de
446
cabillauds surgelés, des poivrons, de l'huile d'olive et du
cumin. Il était 12 h 30 et CNN transmettait les discours du
Palais des Rohan à Strasbourg.
John, levé, se demanda à l'odeur exotique quelle surprise
se cachait sous le couvercle en terre-cuite du faitout.
- Ça sent bon ton plat, tu me donneras la recette.
- Merci. Oui bien sûr.
- Maintenant, que vous êtes reposés, je propose que nous
fassions le point. Pour Leila, nous arrivons à l'heure de
grandes décisions – attaqua Kate, un peu lasse.
- Tu te donnes tant de mal pour moi, Kate, sans avoir
dormi de la nuit. Comment te remercier ?
- J'avoue être sur les rotules. Mais, ça ira. Le plan de ce
matin est OK. Je suis tombé sur un proviseur intelligent.
Ma sœur t'a fait admettre à Rochambeau pour passer ton
bac et obtenir un High School Diploma.
- Tu as réussi tout ça en si peu de temps ?
- Je crois que tu ne connais pas encore très bien Kathy –
Soupira John, levant les yeux au ciel – On finit par s'y
faire.
- Oui, mais ça va être dur ma "cocotte". Tu vas te retrouver d'un jour à l'autre dans un autre monde, vivre à l'américaine. Éloignée de ta famille ?
- Tu sais, ça va faire un bout de temps.
- Oui, mais elle était à proximité. Ce ne sera pas pareil.
- De toute façon, ils envisageaient me marier et m'expédier en Algérie. Le rêve ! Par contre, annoncer ce départ à
ma mère ne va pas être évident.
- Même majeure, il faut une signature parentale pour ta
radiation du lycée. L'assistante sociale t'attend avec ta maman à seize heures lundi. Elle dira que tu es sélectionnée
dans un "échange interscolaire". Ce sera une demi-vérité.
- Je serai pensionnaire à Rochambeau ?
447
- Pour ton logis, une jeune franco-allemande cherche une
co-locataire à Bethesda près du lycée.
- Mais tout ça va coûter une fortune.
- Tu me rembourseras plus tard. Pense à décommander
Saint Tropez. Vu les individus qui te cherchent, inutile de
sortir. Nous sommes bien gardés en ce moment.
- Et ce n'est pas fini – ajouta John – le "mec" que les
cops cherchent, a disparu.
- Ah ! – Murmura sa femme – On ne sait pas où il est ?
- A priori, quelqu'un en a pris livraison.
- Qui, d'après toi ?
- Vu la façon, je pencherais pour des Delta Force (1).
- Et Ted, là-dedans ?
- Il a fait son boulot. Logistique. Renseignements. C'est
un jeune efficace dans son job. Un vrai "pro".
Leila était bouche bée.
- Comme je te l'ai dit, ils ont passé la nuit à jouer aux
cow-boys et aux indiens.
- Je reprendrai bien un peu ton "machin" – demanda
John – les poursuites à cheval, ça creuse.
- Hugh, Grand Chef, toi me passer ta jatte.
- Tiens, à propos de carrioles en feu, les pompiers ont
remonté du ravin une bagnole cramée – souligna Kathy –
On aurait dit une Golf, mais vu l'état, difficile de l'affirmer.
(1) Delta Force : First Special Forces Operational Detachment-Delta . Unité de choc des
forces spéciales
448
Chapitre 63
Le
patron de la Sécurité publique ne décolérait pas. Les
patrouilles ratissaient le terrain sans résultat. L'unique "terroriste" vivant avait été déplacé sous leur nez. Il ne s'était
quand même pas volatilisé. Le fonctionnaire eut une intuition, quelque chose effleurait sa mémoire. N'arrivant pas à
trouver, il organisa un briefing.
Ayant regroupé son staff près de la C5, le boss attaqua.
- Messieurs. Avez-vous noté quelque chose de particulier en début de matinée ?
On eut dit un jeu de Jean Pierre Foucault, tant les participants avaient à cœur de trouver la réponse. Les neurones
chauffaient sous les képis, chacun voulant marquer le point
gagnant. À défaut de réaction, le commissaire les interrogea un par un.
- Brigadier Major Bonnard ?
- Oui, Monsieur le Divisionnaire, j'ai remarqué le mauvais français des contrôlés.
- Ça, nous le savons…Bonnard !
Une main se leva, dont le détenteur était sûr de lui.
449
- Non, pas tous. Moi, j'ai contrôlé une Polo, dont la conductrice parlait fort bien notre langue.
- Et alors ?
- Heu ! Alors rien. Ah, si ! La gonz… enfin, cette dame,
connaissait le type de la CIA. Il lui a fait un signe. C'était
vers 10 h, au moment du passage de l'ULM.
- Putain ! "Volatilisé". Voilà ce que je cherchais…
Le directeur de la DDSP se précipita sur son téléphone et
appela l'aéro-club. Le contrôleur confirma, qu'un instructeur avait décollé à 9 h 55 avec le "pendulaire" de l'École.
Sa destination était l'hélisurface de Bornes.
- Il était seul à bord ?
- Oui – L'interlocuteur se mit à rire – Enfin, si l'on veut.
- Expliquez-vous !
- Veuillez m'excuser. Le Pioneer 200 est plus confortable, mais le tapis roulé, ne rentrait pas dans l'habitacle.
- Il faut quel délai pour atteindre Bornes avec ce truc ?
- Environ trente cinq minutes, contre le vent.
- C'est bon – Ordonna-t-il, à son chauffeur – On y va !
De sa voiture, lancée à pleine vitesse, Jean Louis Obadia
appela la Police maritime pour éviter que le type soit exfiltré par la mer. Il était 10 h 45. Compte tenu du vent et du
roulage les suspects pouvaient encore être appréhendés.
Huit cent kilomètres au Nord
le 3 avril 2009, il y avait
autant "d'hirondelles" pédestres et motorisées à Strasbourg,
que de volatiles du même nom, sous les avants-toits de la
vieille ville. À 11 heures, le couple présidentiel français arriva Place du Château. Quinze minutes après, les 16 pneumatiques d'Air Force One laissaient leurs empreintes sur le
tarmac d'Entzheim. La cour du Palais des Rohan fut l'objet
des effusions d'usage. Après la photo de famille, le président américain prit son homologue en aparté pour l'entrete450
nir de Pardaillac. Le président Français s'y était préparé.
Durant le trajet, le ministre de l'Intérieur lui avait précisé
l'anéantissement des terroristes et l'absence de mort parmi
les résidents. La question était tombée.
- Vous avez eu le "Meneur", à 6 h 20, comme prévu ?
- Et bien ! Pas tout a fait. Le GIPN a rencontré une farouche résistance à l'arme lourde de la part des Mujahidin,
ce qui a permis au chef de s'éclipser.
- Bravo pour le timing.
- Monsieur le Président, il ne peut s'échapper. Un escadron de CRS cerne et ratisse le domaine.
Excédé, le chef d'Etat avait raccroché. N'ayant pour solution que rester évasif, il rassura son invité. Les ressortissants américains ne déploraient pas de victime. La police
avait anéanti les terroristes et s'apprêtait à coffrer leur chef.
Ce bilan contenta Barack Obama, dont le large sourire relevait plus de l'hilarité que du satisfecit. Ils décidèrent ne
pas évoquer leur différend sur la Turquie et gagnèrent le salon destiné aux entretiens officiels. L'ambiance était détendue. Le chef d'État américain souligna "que les réseaux terroristes représentait une menace plus grave pour l'Europe
que pour les États-Unis, en raison de la proximité de ses
bases arrière…" Ce point laissa pensif les habitants de
Château Pardaillac.
Au
même moment, le commissaire Obadia roulait à
toute vitesse vers Bornes. La Citroën était escortée de motards et d'un monospace Renault. Il fallait bloquer les
fuyards sur l'hélisurface. Quand le numéro de la PAF s'afficha sur son écran, son sang ne fit qu'un tour.
- Obadia, j'écoute.
- Monsieur le Divisionnaire, nous avons intercepté votre
engin volant.
451
- Avec le chargement, j'espère ?
- Tout. À l'entrée des hangars.
- Gardez ça au chaud, j'arrive !
- À vos ordres. Le pilote s'est débattu, il a fallu lui mettre
les "poussettes"(1).
- Vous avez bien fait. Il est surement blanc comme neige
– ricana le commissaire – Alors, c'est quoi le "tapis" ?
- A priori, un Marocain.
- Curieux, on m'avait dit Irakien ou Syrien.
- Vous savez les couleurs et moi…Patientez, je vais demander aux douaniers qui en voient passer tous les jours.
Obadia était en pleine tachycardie. Ça sentait la promotion. Il faillit appeler le ministère, pendant l'étude ethnologique, mais son interlocuteur reprit l'appel.
- Autant pour moi, Monsieur le Commissaire, il n'est pas
Marocain.
- C'est bien ce que je pensais…
- Les douaniers l'estiment Chinois.
- Chinois !
- Oui, une copie d'usine. Ils ont trouvé l'étiquette "Made
in China" dans la couture. Vous êtes toujours en ligne ?
Au bout du fil, la voix était blanche.
- Alors, c'est un vrai tapis. Et le pilote ?
- Aussi. Il a sa licence. Ses certificats sont en règle.
- Qu'elle est sa version des faits ?
- Un monsieur a demandé à l'aéroclub de Sainte Anatolie
s'il faisait du fret pour expédier un tapis. Comme c'était urgent l'homme a proposé 1.500 euros. Pour rendre service le
le moniteur s'est dévoué.
- Et bien voyons! Le Saint Vincent de Paul de l'ULM !
Coffrez-le pour transport illégal de marchandise.
Demandant à l'escorte de faire demi-tour, il s'astreignit à
(1) Poussettes: Menottes.
452
ne pas stresser. Depuis quatorze heures, on lui faisait avaler
des couleuvres. Cette histoire de tapis puait la diversion, À
coups sûr, El Brahim était en cours d'exfiltration. Il appela
Château Pardaillac.
- Lescure? Obadia à l'appareil. Intensifiez les fouilles,
que rien ne sorte. Le "mec" est encore dans la nasse. Resserrez les mailles.
- Et l'ULM ?
- C'était un leurre. Je m'en suis aperçu à temps. Envoyez
des patrouilles dans tous les recoins, l'aéroport…
- J'en viens. RAS. Juste le dépôt du plan de vol d'un Dakota de collection. Vous verriez l'avion, "une merveille"...
- Bordel de merde ! Interdisez le décollage ! Mettez des
blindés sur la piste. Ce coup-ci, on va les baiser !
Il intima au chauffeur de faire demi-tour et mettre la
gomme vers Sainte Anatolie. Dans un hurlement de sirènes, le cortège fou repassa donc en sens inverse, médusant les experts et badauds qui entouraient la carcasse noircie du véhicule de Rachid.
453
Chapitre 64
Un second sifflement indiqua à Ted de se diriger vers la
droite. Il tomba nez à nez avec l'arrière d'un vieux FJ40
Toyota 76. L'engin, dont la matité de peinture traduisait
l'âge, était camouflé dans la broussaille. Seul l'avant dépassait à l'air libre. Pour grimper ce talus et enfouir l'engin, le
conducteur avait dû faire une marche arrière acrobatique.
Celui-ci de dos, était assis sur le capot fumant une cigarette. Il interpella l'arrivant.
- Hi ! Ted ! Had a good trip?
Au son de la voix, reconnaissable malgré l'accent américain, Ted crut rêver. Ayant fait le tour du Toy, il se rendit à
l'évidence. Le mec aux yeux cachés par des Ray-Ban, sous
un Bonnie Hat GI , vêtu d'une chemise kaki et d'un pantalon de treillis, n'était autre que Françoise Gillois. Depuis
son perchoir, elle observait rigolarde le jeunot de la CIA.
- Contente de te voir Teddy. Je suppose que ton retard
est dû à la sortie de Pardaillac.
- Tu parles ! Ils m'ont bloqué trois quarts d'heure. Mais
j'aimerais comprendre…
454
- On doit faire vite. Je t'expliquerai après. Suis-moi.
Sautant, elle l'entraîna à l'arrière du tout-terrain et ouvrit
la lourde porte. Mouloud El Brahim, toujours plié en deux,
dormait comme un bien heureux.
- Il est clamsé ?
- Tu me prends pour qui, "bleubite". Je lui ai fait une injection de somnifère pour le voyage.
La tête du captif était passablement amochée à cause du
plancher métallique.
- Bon. Allez on l'embarque !
Ils traînèrent le corps jusqu'au coffre de la BMW.
- Je te conseille d'entrouvrir la trappe à skis pour qu'il
puisse respirer – Suggéra la jeune femme – Voilà un antidote pour le réveiller à Darby Camp.
- Parce que je pars en Italie ?
- Possible. Tu n'as qu'à suivre les indications de Langley.
Il la raccompagna en discutant.
- Dois-je comprendre que tu es de la maison ? Les infos
sur le terrain venaient de toi ? Le petit doigt de Cramer !
- James m'appelle comme ça ? Marrant. Comme on a fait
équipe je te dois un "chouïa" de vérité. Après tu oublies.
- OK. Parole.
- En titre, je suis Françoise capitaine de la DCRI. Mon
vrai prénom est Gayil, agent du MOSSAD, infiltrée dans les
Services secrets français depuis dix ans. Un bail. La CIA et
le MOSSAD (1) cousinent un peu sur certaines opérations.
- Pourquoi ne pas avoir gardé le "mec" pour vous.
- À Tel Aviv on le connaît. C'est une "salope" des anciens services irakiens. Juste bon à envoyer des endoctrinés
se faire zigouiller ou gérer la drogue de jihadistes. Nous
n'avons rien à en tirer, alors qu'il vous sera utile au vu des
commanditaires du "clash" de cette nuit.
- Voilà mon Ted – Termina-t-elle, sur un gros bisou.
455
La jeune femme fit un rétablissement et se retrouva sur
le siège de sa "Jeep" nippone. Avant qu'elle ne démarre,
Delmonti eut une question.
- Comment as-tu chopé Mouloud ?
- J'ai balancé deux "pruneaux" au centre du gilet pareballes du geôlier. Puis j'ai sorti notre ami dans mon coffre.
- Super ! Où est ta bagnole ?
- Chez un copain viticulteur. Continuer ce transfert avec
une 507 des Services, faisait un peu brouillon.
Le six cylindres du Toyota se mettant à ronfler, elle
ajouta par la fenêtre, avec son beau sourire.
- Et puis, c'est un peu mon plaisir de conduire ça. J'avais
le même à Tsahal (2) pendant mes classes. Ça change des
4x4 "bobo" juste bons à remonter les Champs Elysées.
Le vieux "Toy" descendit l'escarpement, prit le fossé sur
trois roues, avec une gîte proche des 45 degrés, et disparut
dans la poussière du chemin.
- Bye Gayil ! Sacrée fille ! – Murmura Ted – Shalom.
Le jeune agent rejoignit sa voiture. Sur son I.phone le
nouveau trajet était déjà affiché. Il restait 125 kilomètres
jusqu'à la frontière et 320 de plus pour Pise-Darby. Il plaça
une liasse d'euros dans son porte-carte, à l'attention d'éventuels carabiniéri en cas d'excès de vitesse. Au fond de ses
poches, traînaient des cachets "psycho stimulants". Il en
avala deux, pour lutter contre le sommeil et passa à la
pompe faire le plein d'essence.
À Marseille, à Cap Pinède, on n'avait pas vu pareille effervescence, depuis quelque temps. Un fait attirait les badauds autour du "Renault Minute". Il ne s'agissait pas d'un
braquage ou banal règlement de compte, mais d'une curieuse affaire déclenchée par une dame obnubilée par l'ap(1) Mossad : Service de renseignements Israélien
(2) Tsahal : Armée Israélienne.
456
plication du devoir civique.
La femme de l'imam avait œuvré toute la nuit et rangé
les morceaux dans des sacs-poubelles. Au matin, l'équarrisseuse demanda à son époux de disséminer les emballages le
long du littoral jusqu'à l'étang de Berre. Pratique, celui-ci
décida d'utiliser le Kangoo pour remplir sa mission. Il restituerait ensuite la voiture à Europcar, après un lavage au
"rouleaux". Dès matines, ses paquets furent alignés derrière
la Renault. La garde au sol du 4x4 étant élevée, le chargement ne fut pas aisé et les colis trop lourds accrochèrent au
passage du seuil. Son travail terminé, il fulmina contre l'utilisateur, maintenant dans le coffre, d'avoir maculé de boue
les sièges de l'habitacle et prit la route. Au bout de cent
mètres le pilote à chéchia dut s'arrêter, l'engin étant incontrôlable. Il en fit le tour et constata horrifié que les jantes
avant étaient presque cubiques.
- Je n'arriverai jamais à la côte dans ces conditions –
soupira le "saint homme" – et le loueur n'acceptera pas un
retour pareil. Les roues doivent être remplacée.
Prenant l'avenue de Lyon pour approcher la sortie 4 de
l'A55, Saïd Machika aperçut un miraculeux sigle Renault
au bout de Cap Pinède. Heureusement, car deux pneus venaient de rendre l'âme. Le service "Dépannage Minute"
s'inquiéta du problème. Une fois l'auto sur le pont de levage, les spécialistes constatèrent que les demi-arbres en
avaient pris un coup et qu'il faudrait les changer, mais le
conducteur demanda que le minimum soit fait, savoir les
roues et les pneumatiques. Des mécaniciens démontèrent,
les jantes en tôle, sidérés de leur état. L'imam, un peu gêné,
s'éloigna de l'atelier, au soleil de cette belle journée. Des
clients en attente s'intéressèrent aux roues carrées.
- Hé peuchère ! Pour plier des jantes commacs, il a dû se
faire le Paris-Dakar, le monsieur en djellaba...
457
- Ou sa fatma, fait des créneaux, avé la " Burka" !
Cette plaisanterie anodine sans être de bon goût, fut entendue par une demoiselle Rivière qui prenait sa Twingo.
Célibataire, Madeleine aurait pu être dame patronnesse ou
sœur sans voile, mais ce n'était pas le cas. Ancienne institutrice, sa foi se voulait républicaine. À ce titre, elle respectait les lois et entendait que les autres en fassent autant.
Membre d'associations, elle militait avec une ferveur de pasionaria. La remarque afférente au port du voile, mit en
ébullition ses neurones de militante. C'était une atteinte
discriminatoire contraire aux libertés cultuelles et vestimentaires. Forte des articles de la loi de 1881, dont elle
connaissait tous les alinéas, la justicière se précipita vers
une voiture de police municipale qui patrouillait avenue
Cap La Pinède.
- Messieurs des forces de l'ordre – Hurla l'anti ségrégationnisme – Je viens porter à votre connaissance un fait
odieux !
Les préposés, pensant à quelques vols à l'arraché, jaillirent de leur Partner blanche frappée du sigle phocéen.
- Police municipale de Marseille – Déclina le sousbrigadier, doigt à la casquette – Bonjour Madame. De quoi
retourne-t-il ?
- Monsieur l'agent, j'ai été témoin d'un acte immonde de
racisme, proscrit dans notre pays, et vous prie d'intervenir.
- Il y a des victimes ?
- Certes oui ! Un homme âgé, choqué par l'insulte.
Les "municipaux" se regardèrent. Ils savaient verbaliser,
séparer des belligérants, embarquer des ivrognes, mais
n'avaient jamais eu à traiter d'injures, raciales, religieuses
ou homophobes. Tout était calme, sauf la dame.
- Et cela se passe où ? – Demanda le gradé, dubitatif –
Nous ne voyons rien de particulier.
458
- Dans le garage. L'offensé est le monsieur vêtu du costume traditionnel de son pays, qui se tient à l'écart des
agresseurs verbaux.
En l'absence de danger apparent et l'interpellatrice brandissant ses carte du MRAP (1) de la LICRA (2) et les coordonnées de la HALDE (3), ils se déplacèrent. Dans l'atelier des
mécaniciens s'activaient à la révision de véhicules. Le sousbrigadier salua l'homme à la djellaba qui se mit à verdir.
- Police municipale. Bonjour Monsieur. Vous avez été
injurié ?
- Moi, pas du tout. Par qui ?
- Par cette personne – Hurla Madeleine Rivière désignant le blagueur – La victime craint les pires représailles !
Le fauteur de troubles parut aussi étonné que l'imam.
- Hé, Fatche de quon (4). On a rien que plaisanté, rapport
à la forme des jantes – Rétorqua-t'il, en montrant les roues
carrées – Mon ami pensait au Paris-Dakar, moi que la dame
de monsieur s'était pris les trottoirs du Panier (5).
- Oui, oui ! À cause de quoi ? – S'enquit l'accusatrice
armée de ses cartes d'adhérente.
Le policier, trouvant que cette dernière en faisait un peu
trop, remit les pendules à l'heure.
- Madame, la police c'est nous. Si vous portez plainte
pour des gens qui ne se veulent rien, allez trouver le procureur de la République.
Afin de se donner une contenance et laisser la furie se
calmer, les agents passèrent sous le pont de levage.
- Tu veux un mouchoir, Krakovsky ? – Demanda le
sous-brigadier à son jeune équipier.
- Non, pourquoi ?
(1) MRAP: Mouvement contre le racisme et l'amitié entre les peuples. (2) LICRA: Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme. (3) HALDE : Haute Autorité de Lutte contre
les Discriminations et pour l'Égalité. (4) Fatche de quon : Démonstration d'étonnement (5) Le
Panier: Vieux quartier phocéen
459
- Ton saignement de nez.
- Merde ! – Jura le flic, main sur le visage – Qu'és aco ?
Il pompa le sang avec un Kleenex, se pinçant les narines.
- C'est curieux –nasilla-t'il– on dirait que ça pisse de ma
casquette.
- Boudie, lâche ton tarin, c'est la bagnole qui a une hémorragie ! On dirait que ça vient du plancher arrière.
De grosses gouttes s'écrasaient sur le carrelage de l'atelier. Dans le local régnait un silence de cathédrale entre
deux messes. Les mécanos abandonnèrent le montage et la
justicière préféra s'éclipser.
- On n'est pas en période de fêtes – souligna un mécanicien musulman – l'Aïd el-Kebir a lieu début novembre.
- Exact – Reprit le policier – Fais descendre le pont,
Krakovsky. Moi je vais voir le monsieur.
De loin, l'intéressé comprenant que quelque chose n'allait pas, tenta de filer, mais en vain, le gros flic marchant
vers lui l'air décidé.
- Dites, Monsieur, vous transportez quoi ?
- Rien de spécial, mon capitaine.
- Sous-brigadier suffira. Ce ne serait pas du mouton ? Le
transport de viande est règlementé.
- Ah ! Vous avez raison, Monsieur la police. C'est cette
dame parlant d'injures, qui m'a fait oublier. Juste, la panne
du congélateur, avec une viande qui a mauvaise odeur…
- Et alors?
- Je vais la porter pour brûler à l'icinérator de Rognac.
Mais il fallait changer les pneus qui étaient fatigués.
- C'est le moins que l'on puisse dire. Bon, présentez-moi
l'attestation de rendez-vous à la Solamat-Metex. On n'y va
pas comme ça, sinon ce serait le crématorium de PACA.
- Ah ! Non, je n'ai pas le papier. Je croyais…
- Ce n'est pas bien grave. On va arranger ça. Vous savez,
460
je pense que la dame était un peu excitée. Enfin, ce sont des
choses qui arrivent. Suivez-moi.
Ils se dirigèrent vers l'atelier et le chef héla son assistant.
- J'ai la raison Krakovsky. Le Monsieur m'a expliqué.
Il n'eut pour réponse qu'un gargouillis. L'apprenti pandore vomissait, son soûl, au milieu de l'atelier.
- Hè ! Bleusaille, tu ne supportes pas le mouton pourri ?
On voit que tu n'as pas encore fait dans les noyés du port.
- Rigole – glurps – Sous-bite. Tu as déjà vu une brebis
avec des orteils – glurps.
Au visage du flic, le faux imam comprenant que le bluff
était fini, plongea la main dans sa gandoura. Il était temps,
le sous-brigadier avait sorti pistolet et menottes.
- Ne bougez plus. Ôtez les mains de vos poches.
Saïd s'exécuta, extrayant un portable dont il activa une
touche. L'agent lui en interdisant l'usage, l'appareil retourna
à sa place, mais activé. Le sous-brigadier communiqua l'affaire à la Police Nationale, tandis que le stagiaire continuait
à vider son appareil digestif.
Dans l'appartement du troisième arrondissement, l'appel se
traduisit par la sonnerie "sirène d'alerte" d'un mobile posé
dans l'entrée. La douairière du harem se leva d'un bond et
coupa la communication.
- Ce halouf a trouvé le moyen de se faire ramasser par
les polices – Marmonna-t'elle, courant vers le séjour – Sa
race, juste bon à niquer…
Elle ouvrit le coffre, en sortit les fonds et trainant un sac
de billets cria ses instructions à la seconde épouse. Vingt
minutes plus tard, les petits, heureusement non scolarisés,
étaient prêts. Les liasses furent glissées dans les dessous
des fatmas drapées dans des voiles. Radidja vérifia ne pas
avoir oublié leurs papiers algériens à patronymes de jeunes
filles et les billets Open du Ferry Marseille-Bejaïa. Une
461
fois les valises sorties, la femme calfeutra les fenêtres, sectionna le tuyau de gaz, robinet grand ouvert, puis ferma la
porte en cassant une clef dans chaque verrou. Au premier
coup de sonnette l'immeuble serait décoiffé, ainsi que les
visiteurs. Le cortège gagna un Chrysler-Voyager garé dans
une ruelle. La jeune épouse, tête couverte d'un simple foulard, se mit au volant du Space-wagon. Une heure après
l'automobile enregistrée, gagnait sa place sur le parking
bondé de la gare maritime. L'attente serait longue, mais
elles avaient prévu de la nourriture et de l'eau. Radidja reprit son somme où elle l'avait quitté, un sourire aux lèvres.
Mariée d'office avec Saïd qu'elle détestait. Séquestrée depuis 30 ans dans un appartement aux volets mi-clos, elle se
prit à rêver de l'air pur du djebel, des discussions entre
femmes préparant le couscous et la chorba. Le rire des gamins jouant avec les chèvres. La liberté.
462
Chapitre 65
Alors qu'elle allait faire ses courses, Zora Hadjeb reçut un
coup de fil. L'appel émanait de l'Hôtel de police. Ne comprenant pas les propos, elle interrompit son correspondant.
- Attendez, juste la seconde, Monsieur l'inspecteur, je
cherche mon mari… Non, Rachid c'est l'enfant…
Le père de famille apprit être convoqué rue Raymond
Poincaré à la PJ, aux fins d'une enquête de routine.
- C'est pour mon fils ? – Demanda le pauvre homme, inquiet –Il n'est pas arrivé de malheur ?
- Nous en discuterons de vive voix. Le plus tôt sera le
mieux. Venez à Toulon avec votre "dame", sans oublier
vos papiers, livret de famille, carte de séjour etc…
- Le temps de prendre un bus et nous arrivons.
- Très bien, à tout à l'heure.
Sur les lieux du sinistre, les flics avaient passé au crible
l'épave et les abords du "crash ". On mit ce qui ressemblait à des fragments d'êtres humains dans des sachets en
plastique. Toutefois les spécialistes de la PTS étant pris par
le blockhaus de Pardaillac, ce furent des agents de ville qui
463
collectèrent les indices. Inexpérimentés, ils ramassèrent
n'importe quoi. Au vu des trouvailles, le vieil inspecteur
chargé du dossier, estima vain d'envoyer au labo, du poil de
sanglier, une mâchoire de lièvre, de la fiente animale. Aussi, reprenant les méthodes d'antan, il s'intéressa au numéro
d'identification de la voiture et personnalité du propriétaire.
Le véhicule appartenait à un certain Hadjeb Rachid résidant
Bloc-7 aux Courlis. Ayant consulté les "pages blanches", il
trouva un nom identique à l'adresse indiquée. Le prénom
de l'abonné était différent, mais comme ce pouvait être la
même famille, un simple coup de fil suffit à l'éclairer.
À 11 h 15, les géniteurs de Rachid se présentaient au commissariat central de Toulon et demandèrent la personne qui
les avait appelé. Au bout d'une heure, un homme bedonnant, en chemise et bretelles, vint les chercher.
- Inspecteur Albertini Marcel. Suivez-moi.
Ils empruntèrent des couloirs, dans lesquels les voix se
mêlaient aux bruits de claviers. Par des entrebâillements,
Zora vit des personnes avec des menottes reliées à un anneau mural et se demanda quelles bêtises Rachid avait
faites. L'inspecteur devait être en fin de carrière, car le papier décollé et les meubles métalliques de son bureau dataient de Mathusalem.
- Asseyez-vous – Ordonna le maître des lieux, prenant
place sur sa chaise en Skaï – Je ne vais pas tourner autour
du pot et vous demande de rester calme. Nous sommes au
stade des hypothèses.
Les convoqués étaient muets et verdâtres. Tout en parlant, l'inspecteur sortit une sorte de boîte à chaussures.
- Vous êtes bien les parents de monsieur Hadjeb Rachid,
de sexe masculin, né à Toulon le 6 juillet 1985 et domicilié
Bloc-7 La Glacerie, commune des Courlis ?
- Oui, Monsieur le Commissaire – Répondirent – deux
464
voix mal assurées.
- Bien. Donnez-moi vos papiers et livret de famille.
Il sortit faire des photocopies et de retour, entra dans le
vif du sujet.
- Quand avez-vous vu votre fils pour la dernière fois ?
La délicatesse du propos fit trembler les malheureux sur
leurs chaises bancales. Ils réfléchirent et Zora se souvint
l'avoir aperçu cinq jours plus tôt.
- Savez-vous, où il a passé la nuit du deux avril ?
Devant le mutisme des interrogés, l'inspecteur Albertini
pigeant que la vie familiale du dénommé Rachid se limitait
à l'occupation de sa piaule, décida d'aller au but.
- La voiture de votre fils, une Volkswagen de type Golf,
a été retrouvée vendredi trois avril, carbonisée, dans un ravin bordant la route du village de Sainte Anatolie.
Cette nouvelle assénée avec doigté, le policier continua.
- Les enquêteurs n'ont pas retrouvé de corps. Le véhicule
ayant brûlé, un tas de cendres aurait fait l'affaire. Mais là,
rien ! Ça vous donne une idée du brasier…
Madame Hadjeb tourna de l'œil. L'inspecteur alla chercher un verre d'eau. Faire son boulot avec tact, induit de
rester humain. La fatma s'étant remise, on reprit.
- Pour faciliter l'enquête, je vais vous présenter des éléments qui permettront peut-être d'avancer.
Il étala sur son bureau, les sachets contenus dans la boîte
en carton. Le pauvre couple, sonné par les événements, fit
le tour des débris sans certitude. Ainsi, affirmèrent-ils reconnaître les cheveux de leur fils dans une touffe de poils
caprine et une énorme molaire qui aurait fait le bonheur
d'un dentiste équin. L'inspecteur Albertini voyant son enquête tourner à l'eau de boudin, s'apprêtait à mettre fin au
Cluedo (1), lorsque Zora se mit à pousser des hurlements.
(1) Cluedo : Jeu de société consistant à trouver l'assassin au moyen d'objets indiciaires.
465
- Ahiiiiiii ! Ahiiiiii !
- Que se passe-t-il ?
- La midaille, la midaille. Là !
Au milieu des indices, une pochette contenait un objet doré, représentant les Croissant et Étoile de l'Islam accolés.
- C'est la médaille reçue de sa tante Basimha au jour de
sa circoncision. Je le jure !
Le père fut formel quant à la pièce ouvragée. Marcel Albertini aimait les affaires rondement menées. Cet objet,
ceignant le cou de la victime, prouvait qu'Hadjeb Rachid
avait bel et bien péri dans les flammes. L'inspecteur fit des
condoléances et rédigea un procès-verbal, ignorant que le
bijou servait d'ornement au rétroviseur de l'automobile.
À une heure de l'après-midi, La Glacerie était au courant de l'affreux trépas de Rachid. Il n'était pas connu de
tous, mais comme c'était un jeune de la zone, chacun prit
part au deuil. La nouvelle fut rapportée aux Bentaya par
Bachir et Camel. Leur père qui regardait le journal sur Canal-Algérie, s'en ému. L'écran plat format 116/84 qui occupait la cloison du séjour, avait été acquis avec partie des
5.000 euros versés en acompte par le défunt. Depuis son
fauteuil, Mustapha héla sa femme qui s'empressa d'arriver.
- Tu as dit à Leila, pour les fiançailles avec le jeune ?
- Non, je voulais lui faire la surprise aux prochaines vacances. Quelle horreur !
- Alors, il ne s'est rien passé. On en trouvera un autre.
- Et les arrhes ?
- De quoi tu parles ? Du liquide et nous n'avons pas fait
de papiers. Inch'Allah.
Aïcha quitta la pièce un peu troublée. Elle trouvait l'argument à la limite de l'honnêteté et feu Rachid un bon parti. Cependant, soulagée de savoir qu'il n'y aurait rien à dé466
caisser, la moukère se fit une raison. Toute à ses pensées, le
timbre du téléphone la fit sursauter. C'était Leila qui lui
demandait de venir au lycée pour les papiers d'un voyage
interscolaire. À 16 h madame Monestier reçut l'élève et sa
mère. Sur un plan légal, ce que faisait la fonctionnaire tenait du saut à l'élastique. Cependant, agissant en âme et
conscience, elle servit une "salade niçoise" aux termes de
laquelle Leila bénéficiait d'un School Partnership aux USA.
Aïcha apposa un ersatz de signature au bas de documents
qu'elle ne pouvait lire.
John Mac Dowell devait prendre Leila au lycée 18 h 30, car
il était exclu que cette dernière en sorte seule, aussi fit-elle
des adieux à sa mère dans le hall.
- Ne t'inquiète pas pour moi, maman. Partir en stage à
l'étranger est une chance inespérée. Je te téléphonerai.
- Alors, tu ne viendras pas aux vacances de Pâques.
Devant le chagrin de sa mère, Leila eut des remords de
l'avoir "grugée". Elle savait ne pas avoir le choix, mais son
subconscient la poussait à avouer. Ce fut Aïcha qui trancha le dilemme.
- De toute façon, la surprise n'aurait pas eu lieu…
- Quelle surprise ?
- Tu sais, Balek l'oncle Ahmed. On devait te présenter à
ton nouveau fiancé. Celui-là était jeune et riche, ma fille.
Le bonheur à tes pieds.
- Vous m'avez encore vendue ?
- Non, non ! – S'empressa de mentir Aïcha qui ne voulait
pas aborder l'affaire de l'acompte – C'était un projet. Mais,
par malheur, ton amoureux est mort avant le contrat.
- C'est incroyable ! J'ai encore échappé à un piège.
- Non. On respecte la coutume. Celui-là, était fait pour
toi. Ce pauvre Rachid Hadjeb, l'ami de tes frères…
Leila fut sidérée. Les vacances de Pâques comportaient
467
encore une manœuvre. Ce fut la goutte qui conforta sa
fuite. Elle embrassa Aïcha, fit demi-tour et courut à l'intérieur du campus, les larmes aux yeux. Vers 17 h, le proviseur détenteur des documents et du chèque soldant les
frais, signa le certificat et souhaita bonne chance à l'élève.
À Pardaillac, tout était prêt. Sur instruction de Langley,
l'ambassade avait délivré un visa au bénéfice de Miss Bentaya. Aussi, Leila trouva sur le lit de la chambre d'amis, son
passeport, un billet d'Air France à destination de Dulles
Airport, le mail confirmant son inscription au lycée et 500
dollars pour ses premières dépenses. Elle courut au salon
pour embrasser Kate, mais celle-ci était au lit.
- Tu la verras toute à l'heure – Murmura John – Elle n'a
pas dormi de la nuit et n'en pouvait plus.
Pensant que cet ensemble d'événements devait perturber
la jeune fille, il proposa un tour au golf pour prendre l'air.
La résidence avait retrouvé son calme. Langley avait prévenu la DCRI ne plus chercher El Brahim. Ce dernier, ayant
réussi à fuir Château Pardaillac, s'était fait "gauler" à PiseGalileo par la police italienne et remis à la CIA. La place
Beauvau avala cet "anaconda" diplomatique et prévint la
Sécurité Publique locale d'arrêter les investigations.
Après avoir quitté sa fille, Aïcha, tête baissée, les yeux
humides, s'était rendu à l'arrêt de bus. La fatma ne se doutait pas que le gosse déambulant à sa suite, avait pour mission de la filer. Elle ne s'aperçut pas non plus être prise en
photo, quand une femme blonde arriva dans l'abribus.
- Bonjour, Madame – avait commencé Kathy Mac Dowell – vous souvenez vous de moi ?
- Qu'est-ce que tu me veux ? Ça n'a pas suffi le tribunal.
Quand que je te vois, c'est le malheur. Tu as pris ma fille,
468
alors Balek !
- Ne vous méprenez pas sur mes intentions.
- Jamais, j'écoute…
- On va faire vite. Leila était en danger à cause d'une
bande de La Glacerie…
- Qu'est ce tu tchatches ? Je sais pour les voyous dans le
bus, qui lui cherchaient des misères.
- Ça, c'est ce qu'elle a dit pour ne pas vous inquiéter. En
vérité ce sont des gangsters qui la traquent.
- Ma fille, jamais elle fréquente les drogueurs de la Cité.
- C'est vrai. Mais, ils la recherchent, car elle sait des
choses. Pourquoi pensez-vous qu'elle soit venue se réfugier
chez moi ? Pourquoi s'est-elle cloitrée à l'internat ?
Aïcha fut un peu ébranlée par ces propos de bon sens.
- J'sais pas trop. Maintenant, elle part un peu à l'étranger avec l'école. Arroua ! Ce sera mieux pour l'avenir.
- Je veux vous laisser de quoi lutter contre ces bandits. –
avait repris Kate, lui remettant une enveloppe kraft affranchie et libellée à l'attention du procureur.
- De ça, qu'est ce que je fais? Même pas, je sais lire.
- Dedans, il y a l'adresse d'un notaire. Il détient des documents prouvant un crime commis par Mohktar et autres.
S'ils veulent du mal à votre famille, mettez ce pli à la poste
pour les faire arrêter et emprisonner.
Au seul énoncé du prénom, la fatma était devenue pâle.
- Toi, tu connais ce caïd ? Si cette racaille poursuit Leila,
alors, je préfère qu'elle reste aux Amériques.
Le bus arrivant, Aïcha avait pris Kathy dans ses bras,
pleurant à chaudes larmes.
Depuis
l'affaire du Washmatic, le gangster avait placé
des indicateurs. Dans le Bloc-3, près de Dumas, aux abords
du mail de Sainte Anatolie et face à l'immeuble de Rachid.
469
Dès lundi matin, il sut que les parents Hadjeb avaient annoncé au quartier la mort accidentelle de leur fils, ce qui le
rassura. L'après-midi, la mère Bentaya s'était rendue au lycée. À son retour, elle avait parlé avec une blonde sur un
banc d'abribus. Le préposé à la filature ayant pris des photos, Mokhtar reconnut l'Américaine. On la voyait remettre
une enveloppe marron à la fatma.
- Putain, elle m'bat les couilles la ricaine. C'est quoi c'tembrouille ?
Ce problème resterait à régler. Parallèlement, les nouvelles tombèrent en cascade. Mardi, la presse rapporta l'explosion d'un immeuble du III em arrondissement de Marseille. On dénombrait le décès de deux policiers et d'un
imam salafiste propriétaire des lieux. C'était la cerise sur le
gâteau. Après Mouloud El Brahim et Rachid, c'était maintenant Saïd Machika. Ce ménage donnait toute l'attitude au
caïd pour reprendre la main.
Le soir même la "vigie" du village le fixa sur Leila. Après
une filature jusqu'à Marignane l'observateur avait constaté
que la gonzesse prenait le vol de 13 heures pour Roissy.
- Tu penses qu'elle partait pour Paris ?
- Non. Je me suis approché. Sur sa valise, y avait marqué– Il ânonna– Dulles International Airport…
Le Caïd appela son copain, pour qu'il trouve ce patelin
sur Google. C'était un terminal aérien de Washington. Bon
débarras !
Quant à l'histoire des tracés ADN, si l'Américaine avait remis l'enveloppe à la daronne Bentaya, c'est qu'elle comptait
rentrer aux USA. Éliminer la vieille serait une formalité.
Se laissant aller, Mokhtar s'imagina patron de la drogue
en PACA. Sortant de chez lui, pour prendre un verre au
"Bijou-Bar", il jeta une pièce dans la sébile du mendiant de
l'angle. Après tout, la journée n'avait pas été si mauvaise.
470
Chapitre 66
Le Boeing 747 d'Air France, assurant le vol Roissy- Dulles
International Airport, se posa à 7 h 05 pm (1), comme prévu.
Avec le décalage horaire, parti de France l'après midi il atteignit Washington en début de soirée. Observant les conseils de Kate, Leila avait dormi, aidé par un somnifère et
des anxiolytiques. Dans l'immense aérogare, au toit en
forme de vagues, la voyageuse descendit jusqu'à l'International Information Service. Lou-Ann l'attendait, brandissant
une ardoise. C'était une grande blonde aux yeux bleus et
joues roses. Une fois sa valise récupérée, elles gagnèrent le
parking. La voiture de sa nouvelle amie était une Beetle
VW jaune citron, capote noire repliée.
- C'est à toi ? – Demanda l'arrivante, ébahie – Tu as déjà
une tire perso ?
- Bof ! Je m'en sers en week-end pour retrouver mes parents à l'autre bout du comté. Le lycée est proche de notre
studio, on s'y rend à pied.
Il leur fallut 30 minutes, pour gagner Bethesda au nord
(1) 7 h 05 PM : Sept heures cinq Post-Méridien (19 h 05).
471
de la capitale. Regardant par la fenêtre, Leila s'étonna de
l'absence de buildings, image d'Épinal des villes américaines.
- Où sont les "gratte-ciel " ?
- J'espère que tu ne seras pas déçue. Il y en a peu ici.
Une loi ancienne interdit les constructions trop hautes. Les
bâtiments sont blancs et beaux, et la verdure omniprésente.
- Ça me fait plutôt plaisir.
Elles arrivèrent dans un quartier aux trottoirs complantés d'arbres à fleurs roses.
- Nous sommes arrivées.
La voiture s'engagea dans un chemin dallé. Le logement
dépendait d'une villa, aux entrées et parkings indépendants.
L'appartement se composait d'un séjour-cuisine, une
chambre à deux lits, des douches et sanitaires. L'ensemble
meublé simplement, permettait une cohabitation spacieuse.
- En fait – souligna Lou-Ann – l'occupation était prévue
pour deux, mais vu la pénurie locative à Rochambeau, j'ai
sauté sur l'opportunité. Demain tu verras comme l'ensemble
est clair. C'est un quartier calme ou seuls les petits oiseaux
font office de réveil.
- Pourquoi étudies-tu en french international school ?
- Mon père est Allemand, ma mère française.
- Je suis en S1 et toi ?
- En ES. Mais nos horaires sont les mêmes de 8 h 25 am
à 5 h 25 pm. Par contre, tu seras seule du 10 au 26 avril
pour les vacances de printemps.
Après une nuit réparatrice, Leila se présenta à la direction du lycée. Le campus était ponctué de bâtiments d'un
seul étage en briques rouges, éclairés de baies vitrées. Les
Les alentours ressemblaient à un jardin public. Du programme scolaire français, seuls différaient la manière de le
dispenser et l'approche des sujets. Au terme de la première
472
semaine de vacances, Leila avait fait le tour des monuments les plus connus. La population urbaine était conforme aux reportages TV. Tout était disproportionné. Les
gens côtoyés dans les hypers de Bethesda, se divisaient en
deux catégories. On était body-builder ou porteur d'une incroyable surcharge pondérale. L'obésité était aussi surprenante que le reste de l'environnement. En guise de petites
voitures, les femmes utilisaient des breaks Volvo ou Mercedes pour chercher les enfants à l'école.
Au sein du lotissement, la convivialité était de rigueur. De
nombreux voisins lui rendirent visites, s'inquiétant de ce
qu'elle ne manque de rien. Après onze jours in situ, Leila
commençait à se sentir américaine.
Le samedi 18 avril, après son crawl matinal dans une piscine amie, elle prit sa douche et enfila un teeshirt sur des
jeans délavés. Décontractée, un jus d'orange posé sur la
table, la lycéenne attaquait les annales de "math" 2009,
quand le timbre d'entrée tintinnabula. Elle traversa la pièce
pieds nus et ouvrit. Découvrant le visiteur, Leila devint
rouge comme une enfant prise en faute et resta un instant
sans voix avant de se jeter à son cou.
- Ted ! Oh Ted ! Quelle joie. C'est Noël…
Remise de sa stupéfaction, la jeune fille fit les honneurs
de l'appartement, rangeant au passage un soutien gorge et
quelques affaires.
- Tu excuseras le désordre, mais j'étais loin d'attendre de
telle visite !
- Désolé de n'avoir pas prévenu, mais Kate m'a donné
l'adresse sans nom de ta colocataire. Je ne te dérange pas ?
- Tu parles. Comme surprise, c'est génial.
- Voilà, j'ai pensé que ça t'amuserait de voir du pays.
Nous pourrions aller pêcher la truite jusqu'à dimanche ou
lundi soir. Mes parents m'ont laissé une cabane de trappeur
473
à Gibson au bord d'un lac. La tenue de squaw que tu portais
l'autre jour correspond au style de la maison.
- Tu t'en souviens ?
- Difficile d'oublier.
Une heure plus tard, après avoir parcouru les 90 kilomètres menant à Chesapeak Bay la Mustang GT de Ted prit
une route forestière se terminant en cul-de-sac.
- Notre voyage s'arrête ici. Nous laissons les affaires et
continuons à pied jusqu'à la maison. Ils suivirent une sente
pentue, au cœur d'un bois d'érables rouge. Au sommet de la
butte, Ted laissa passer Leila. Devant elle, en contrebas,
s'étalait un petit lac aux flots émeraude dans lesquels se reflétait la ramure des arbres. C'était magnifique et sauvage.
Un vol de pluviers siffleurs s'éparpilla au ras des eaux. Le
silence fut rompu par un petit reniflement. La spectatrice
pleurait d'émotion tant le spectacle paraissait irréel.
- C'est…C'est trop beau. Je n'arrive pas à trouver les
mots correspondants à ce que je ressens…
- Ne les cherche pas. Seule compte la sensation.
Un peu plus loin une maison en rondins et couverte de
lauzes, regardait le lac. Au bout d'un ponton était amarré un
bateau blanc.
- Voilà ma demeure. Mon grand-père l'a construite sur
une parcelle léguée en 1947 par un milliardaire de Gibson
Island, content de ses services. Quand mes parents sont
rentrés en Sicile, ils m'ont laissé ces dix hectares et le droit
de pêche bénéficiant aux riverains.
Riant, elle lui prit la main, l'entraînant jusqu'à la cabane. Un Quade Yamaha attendait dans une remise. Ils refirent le chemin en sens inverse, de trous en bosses, pour récupérer leurs bagages. Une fois les volets ouverts, Leila
découvrit l'intérieur d'un gîte de trappeur avec sa cheminée,
son fourneau à bois, les grilles de cuisson suspendues dans
474
l'âtre et meubles chevillés. Le logement était composé
d'une pièce principale et deux chambres, dont une équipée
de lits superposés. Lors de l'affectation des piaules, Leila
hérita de la plus grande, meublée d'un lit double et d'une
commode. Ted déclara avoir toujours utilisé l'autre et ne
pas vouloir changer ses habitudes. Cet argument amusa la
jeune femme, qui le taquina.
- Tu as gardé ton ours en peluche, sous l'oreiller ?
- Et bien, imagine-toi être proche de la vérité.
Passant la main sous le polochon, il sortit un Snoopy
aplati, porteur d'une culotte tenue par des bretelles à gros
boutons.
- Dans ce cas, je serais mal venue de refuser la chambre
princière. J'accepte.
Vidant son sac sur la couverture indienne, elle aperçut
Ted suivant l'estacade, moteur hors-bord à l'épaule qui rejoignait la barque. Quand il revint, tout était prêt pour aller
pêcher. Se prenant au jeu, Leila avait passé le chiffon à
poussière sur les meubles.
- Pour le bateau, je m'habille comment ?
- Prends une des salopette de ma sœur, dans la penderie,
elle devrait t'aller.
- Tu as une sœur ?
- Oui, plus âgée que moi et très jolie. Elle a trois enfants,
habite en Floride et ne vient plus ici. C'est très loin et un
peu rustique à son goût. À chacun son truc.
À 5 h 15 pm, l'étrave en bois fendait l'eau, bercée par le
ronronnement du Evinrude. Ted connaissait les coins poissonneux aussi, barre calée, ce fut sans vérifier le cap qu'il
enseigna à sa passagère l'art de la mouche artificielle. Ils
étaient à des années lumières de La Glacerie, le CIA et les
terroristes. Seuls importaient le lancé, ne rien dire, écouter
475
le silence. Le soir, ils firent une flambée dans la cheminée
pour cuire en papillote de filets de truites steelhead (1), au
fenouil. Pour le dessert, Ted avait amené un authentique
Key lime pie (2) . Après le dîner, ils s'installèrent sur les
marches du perron, dominant l'eau gris métallisé, rayée en
diagonale par le halo vert de la lune. De temps à autre, un
poisson insomniaque faisait un saut pour attraper une bestiole, traçant un éclair d'argent dans la pénombre. Leila, posant sa tête sur l'épaule de Ted, murmura.
- C'est Ok, pour lundi. On reste.
- Ça me fait plaisir. Je craignais que tu trouves mon gite
un peu trop sauvage.
- Non, j'adore et suis bien avec toi.
- Demain, on pourrait se lever de bonne heure et faire un
tour en Quade. Il y a des coins remplis d'écureuils gris. Au
début du printemps, ils n'auront pas perdu leur pelage. Tu
pourras cueillir des zinnias rouges pour fleurir le salon. On
va se coucher pour être d'attaque à l'aube ?
Se levant, elle lui passa les bras autour du cou comme
pour s'aider, puis joignant ses deux mains, lui donna ses
lèvres pour un baiser avant de filer vers sa chambre.
- Merci pour tout, Teddy. Fais de beaux rêves.
- Toi aussi. Le premier qui se lève, réveille l'autre.
Une fois dans son grand lit, Leila attrapa un polochon
comme une bouée de sauvetage et sourit de bonheur. Ce
dont elle se croyait à jamais incapable, arrivait naturellement. Il ne s'agissait pas d'une expérience ou d'un test. Elle
était amoureuse.
Leur dimanche fut à l'image de la veille. À 6 h 30 du matin,
un bol de café et des pancakes l'attendaient sur la table du
séjour. Au travers des hautes ramures, les rayons du soleil
faisaient leur apparition. Vêtue de sa salopette d'emprunt
(1) Steelhead : Truite arc en ciel (2) Key lime pie : Gâteau au citron vert.
476
elle enfourcha l'arrière du Yamaha. L'étonnant éclairage
des premières lueurs du jour transformait les clairières en
cathédrales. À midi, ils embarquèrent pour une île sauvage,
avant de reprendre la partie de pêche. Sur l'eau, ils restèrent
silencieux, attentifs aux tensions des fils. Leila prit son
premier poisson. C'était une perchaude, de 25 centimètres,
identifiable aux barres noires en V, rayant sa robe dorée.
Au retour, elle enfila sa tenue de squaw et égaya la pièce
des bouquets cueillis le matin. Ted prit un zinia et le mit
dans les cheveux de Leila. Comme la veille, ils admirèrent
l'éclairage lunaire l'un contre l'autre pour se tenir chaud.
C'était leur dernière soirée. Seul l'avenir déciderait d'un
come-back. Ils s'embrassèrent au moment de se dire "bonsoir", puis gagnèrent leurs chambres. Un quart d'heure plus
tard, Ted toqua à la porte.
- Entre – Répondit Leila.
Une petite lampe à pétrole était allumée. Dans la clarté
furtive, on n'apercevait, émergeant du drap que les cheveux
acajou et beaux yeux verts de l'occupante. Depuis le pas de
la porte, le visiteur en sous-vêtement et tee-shirt d'Université, posa la question qui l'amenait.
- Excuse-moi. Tu n'aurais pas vu Snoopy ?
Un éclat de rire, venu de la couette, accueillit son propos.
- Regarde bien.
Le petit chien en peluche était posé sur un des oreillers.
- Il est là et attend ta visite depuis tout à l'heure.
Ted s'approcha pour récupérer son compagnon, mais, au
moment de l'attraper, une fine main saisit son poignet.
- Moi aussi, je l'aime bien. La solution serait peut-être de
dormir tous les trois ensemble. On t'a gardé une place.
- As you want – Dit-il, prenant la place du jouet.
Leila était toute nue sous les draps. Elle enlaça l'arrivant.
- Mon Teddy !
477
Chapitre 67
En
Virginie, près de Willamsburg, Mouloud El Brahim
passait des heures difficiles à Camp Peary, communément
appelé "la Ferme"(1). Déshabillé et sanglé sur une table
d'opérations, le corps ponctué d'électrodes et de perfusions,
il subissait son énième "debriefing". Le captif estimait
avoir tout balancé, mais les gens de la CIA étaient des
"Saint Thomas". La fiabilité des aveux, devait être garantie,
par de multiples recoupements. La bonne vieille inquisition
était moins insidieuse, puisqu'un seul "mot" satisfaisant les
tortionnaires mettait fin aux tortures ainsi d'ailleurs qu'à la
vie du supplicié. Finalement, les courbes, spectrogrammes
et calculs de probabilités, rendirent leur verdict. Les dires
du prisonnier corroboraient l'analyse de James Cramer. El
Brahim avait agi via "l'Organisation" à l'instigation d'États
du Golfe.
On mit l'individu à l'isolement dans la prison de Quantico,
vêtu d'une belle combinaison orange, les pieds reliés par
des chaînes. Le bâtiment "A" du CIA rédigea un rapport,
dont le président prit connaissance en rentrant de sa virée
(1) La Ferme : Camp d'Entraînement du CIA
478
euro-turco-irakienne. La Maison Blanche convoqua pour le
20 avril les ambassadeurs des régions incriminées. Ceux-ci
visiblement étonnés, contestèrent l'implication de leurs
pays à tous complots.
- Soit – Répondit le locataire du Bureau Ovale – Vous ne
verrez donc pas d'inconvénient, à ce que nos agents rendent
visite au Cheik Jahdi Al Kaled, dans le douar d'Ad-Dahna.
- Pour quelle raison ? – S'indignèrent les plénipotentiaires, dont la parole paraissait mise en doute.
Quelques photos datées, atterrirent sur la table basse située au centre des canapés bleus.
- Certes, nous reconnaissons là certains conseillers des
E.A.U (1) , mais cela n'a aucune incidence sur leur honorabilité et nos relations.
- Nous n'en doutons pas. Mais ces vues ont été prises en
janvier 2009 à Turaif, alors qu'ils rentraient d'une visite à
Mamhoud Jahdi Al Kaled.
- Ce qui est leur droit le plus absolu.
- Exact. Je souhaiterais donc avoir une explication sur la
teneur des travaux, résumée par ceci.
On déposa sur le plateau, un cliché grand format et horodaté, du paper-board annoté par le consultant du désert.
Les diplomates, ignorant l'objet des graffitis, supputèrent
ces derniers à l'origine d'un problème.
- Nous allons solliciter de nos gouvernements l'ouverture d'enquêtes – Répondirent les ambassadeurs gênés.
- Inutile d'enquêter. Je veux seulement une explication
de la part du Cheik Jahdi Al Kaled.
- Nous souhaiterions en référer…
La voix du chef d'État au large sourire, se fit cassante.
- Vous avez quarante cinq minutes. À défaut d'un accord, j'estimerai nos conclusions fondées.
(1) E.A.U : Émirats Arabes Unis.
479
Les plénipotentiaires revinrent dans le délai imparti.
- Nos dirigeants vous saluent et le Royaume Saoudien
accorde à vos agents l'accès à la province d'Al Hudud Ash
Shamaliyah.
Cette autorisation fut transmise à Langley avec ordre
d'envoyer un "négociateur" sous 24 heures. James Cramer
décida que son jeune bras droit irait voir le politologue des
sables. Il le contacta pour lui annoncer un départ pour
Riyad par le vol de 08 h 30 am du lendemain. Un dossier
serait déposé à son domicile dans la soirée.
L'Iphone sonna alors qu'ils amarraient l'embarcation au
ponton. Au terme son entretien, Ted annonça à Leila qu'il
partait en mission pour trois jours.
La jeune femme, qui avait vu Spy Game (1) s'inquiéta.
- Ce n'est pas dangereux, au moins ?
- Non. Juste une discussion avec un vieux monsieur cultivé, mais retors.
- Tu seras là, le week-end prochain ?
- Théoriquement. Pour ce soir, on reste ensemble à Washington. Je te déposerai à Bethesda demain matin, en partant. C'est sur le chemin de l'aéroport,
- Super. Tu es un amour.
Elle oublia son inquiétude et ce fut une Mustang, bercée
de Soul, qui prit la route en fin de journée le 20 avril.
De
retour à leurs ambassades, les diplomates adressèrent des rapports au sommet de leurs hiérarchies. Les chefs
des États concernés entendirent les photographiés. Ceux-ci,
pour la plupart diplômés d'études politiques, admirent leur
implication, affirmant être couverts par les méandres du
montage. On les payait pour ourdir des "coups tordus" et
(1) Spy Game : "Jeux d'Espion" Film 2002 avec Robert Redford et Brad Pitt .
480
contrôler le monde en sous main. Toutefois, leur liberté
d'action avait un prix et la moindre bavure impliquant un
État du Golfe, valait les pires sanctions. Ce fut le cas pour
certains d'entre eux, même d'origine princière. La chose
clarifiée, il fallait parer au plus pressé. Les pays impliqués
demandèrent l'aide du Royaume Saoudien. Celui-ci disposant d'une police secrète intérieure expéditive, on chargea
le Mabahith (1). d'étouffer l'affaire. Partant du principe que
par un vol régulier la CIA débarquerait sous 21 heures, le
Service Saoudien mit à profit une occasion inespérée pour
solutionner la chose au plus vite .
Le colonel Abdallah Al Aseeir jeune retraité de la RSAF (2),
restait opérationnel pour les missions secrètes du ministère
de l'Intérieur. À ce titre, il était fort bien payé et vivait dans
un appartement de 600 mètres carrés au centre de la capitale. Le 21 avril à 20 h 05, le voyant de sa ligne "urgent
mission" clignota. L'entretien fut bref. Le colonel embrassa
ses trois enfants et sa très belle épouse.
- Sois prudent – murmura la jeune femme – et reviens
nous vite.
- Ne t'inquiète pas Sowsan. Allah veille sur nous.
Il prit l'ascenseur pour gagner les garages. Un Range
Rover l'attendait, plein d'essence fait. L'officier avait 120
km à parcourir. Après Riyad, le 4x4 s'enfonça vers le nord
en direction d'Al Majma'ah. Avec son pass des Forces spéciales, Abdallah pouvait rouler à 190 Km/h, sans être verbalisé. Dix kilomètres avant la ville de Sudair au fort de
briques, il emprunta une piste filant vers l'Est. Le conducteur connaissait le parcours, cependant un GPS lui rappelait
les rochers ou poches de sable mou. Au loin, on distinguait,
sur fond de ciel bleu nuit, la masse d'un plateau calcaire
planté dans l'immensité désertique. Quatre kilomètres avant
(1) Al-Mabahith al Amma : Police secrète de l'agence du ministère de l'Intérieur d'Arabie
Saoudite. (2) RSAF : Royal Saudi Air Force (Armée de l'air saoudienne).
481
cette montagne le Range traversa une sorte de mechta. Ralentissant, le conducteur sortit ses papiers. Au centre du village une herse aux pointes acérées barrait la route. Deux
soldats contrôlèrent le véhicule, replièrent le croisillon et
annoncèrent l'arrivée au QG.
Le colonel parcourut une zone bordée d'étranges lacs artificiels, puis emprunta un tunnel percé dans la falaise. Les
pneumatiques trouvèrent une voie asphaltée aux bords soulignés de jaune fluorescent. En bout de labyrinthe, des panneaux lumineux ordonnaient de ralentir et couper les
phares. Une rangée de néons prit le relais pour que des caméras inspectent le véhicule. Une porte d'acier à glissement
latéral, s'ouvrit en silence. Caverne d'Ali-Baba des temps
modernes, le cœur du souterrain comportait un parking sur
lequel était garée une douzaine de 4x4. De hautes parois en
béton blanc, aux étages accessibles par des ascenseurs vitrés, entouraient l'aire. L'arrivant gagna un accès, plaça son
index sur un lecteur d'empreintes et glissa son badge dans
une serrure électronique. À l'intérieur, il suivit un couloir
bordé d'open spaces vitrés où travaillaient de jeunes
hommes en djellabas blanches. Le colonel atteignit le "vestiaire pilotes". Ayant enfilé sa combinaison, son pantalon
anti-G et des bottines de vol, il gagna la salle de briefings,
casque à visière et masque à oxygène sous le bras. Un général rondouillard, moustachu, l'air peu avenant, l'attendait
- Masâa l-khair (1), Abdallah. Tu es en forme ?
- Comme un jeune.
- C'est bien. Ta mission de ce soir est minutée.
- Ok, je t'écoute.
- Décollage-vingt deux heures. Ascension quarante mille
pieds – Il lui indiqua le cap – Vingt deux heures quinze,
descente à dix mille. Tu leste un Black Shaheen (2) - reprise
(1) Masâa l-khair : Bonsoir. (2) Black Shaheen : Missile Scalp-Eg, dont la cible est programmée au sol. Largué, il se dirige de façon autonome sur l'objectif.
482
d'altitude et retour au bercail. All clear ?
Avant de glisser son itinéraire dans la poche translucide
de sa jambière, le pilote jeta un œil sur le tracé et s'étonna
du timing entourant l'action. La réponse fut nette.
- Pour des questions de météo. Une tempête de mesoechelle (1), du type " Haboob", se déplace du nord au sud.
Elle atteindra le point J aux environs de vingt trois heures.
Le travail doit être fait en corrélation avec son passage.
L'officier ne demanda pas le but de l'opération, car cela
lui était interdit. D'ailleurs, dans ce type de job, les témoins
font rarement de vieux os. Ayant salué son supérieur, il rejoignit la piste de la base souterraine. C'était un immense
tunnel, dont le sol ressemblait à celui d'un pont de porteavion. Sur une centaine de mètres un couloir montait en
pente douce. La partie médiane du sol était saignée en longueur d'un gros rail d'acier. À droite en bas un Mirage
2000-9 gris foncé, sans immatriculation, attendait son pilote. Le train avant de l'avion était pris dans un sabot de
catapulte à vapeur. Une fois l'aviateur installé, le personnel
se réfugia dans des cages isophoniques. Les néons s'éteignirent. Au bout de la piste des portes s'ouvrirent sur un
ciel étoilé. Sanglé à son siége, Abdallah attendit que les
loupiotes extérieures s'allument pour lever le pouce. Alors
des flammes, de la fumée et un bruit d'enfer emplirent le
tunnel. En 75 mètres, la pression vapeur du piston situé
sous la dalle, donna à l'avion une vitesse de 250 Km/h.
Cette poussée, conjuguée à celle du réacteur sur un bouclier
arrière, propulsa le Mirage hors de la montagne. Les balises
du tarmac externe s'éteignirent et un enrouleur le recouvrit
d'une résille couleur sable. Trois minutes plus tard, 40.000
pieds au-dessus de la terre, le colonel Al Aseeiri suivait son
cap à la vitesse de Mach 2,1.
(1) Tempête de meso-echelle : Rafales descendantes générées par un orage, soulevant un
énorme mur de sable
483
Compte tenu des bulletins météo, les habitants de Kaf à
Turaif fermèrent les volets et portes de granges. Un puissant "Haboob", descendait du nord sur un front d'environ
100 Km et passerait sur la région en début de nuit. Dans les
douars, on mit le cheptel sous la tente, calfeutrant les interstices. Le camp du"cheik politologue" était équipé contre
ce type de phénomène, l'entoilage double et des sacs brisevent le protégeant au Nord. Les bédouins connaissaient
bien ce phénomène, encore que rarissime en cette saison.
Mais la tempête du 10 mars 2009 paralysant Riyad et Koweit-City, avait fait école. Le 21 avril on se mit à l'abri.
À 22 h 20 précises, l'avion se mit en piqué pour plafonner à 10.000 pieds. Le pilote engagea la procédure de largage du Black Shaheen qui descendit à l'altitude programmée. Le missile se jouant du relief grâce aux calculateurs
altimétriques fit quatre minutes de rase-mottes. Ensuite il
grimpa pour surplomber l'objectif et abandonnant sa pointe
conique offrit la cible à une caméra infrarouge. Dès lors, le
projectile formaté piqua droit sur les réservoirs d'essence
des groupes électrogènes de Mahmoud Jahdi Al Kaled.
L'explosion balaya plusieurs hectares. Effectuant son demitour en altitude, l'aviateur vit une immense lueur orangée se
découper sur la barre blanchâtre du "Haboob" déboulant du
nord. À 22 h 53, un vent furieux recouvrit de sable et éparpilla les cendres de ce qui fut un douar. Au sud, 750 kilomètres plus loin, le Mirage 2000-9 se posait déjà sur sa
piste secrète dégagée le temps de l'atterrissage, et regagnait
son antre, halé par un tracteur Comet.
À son arrivée au Riyadh King International Airport, Ted
apprit qu'il n'aurait pas de correspondance avant le lende484
main. Une violente tempête avait rendu impraticable Turaif
Airport. Il se fit à l'idée d'une journée dans la capitale
saoudienne et prévint Cramer de ce contretemps.
- Je suis au courant. Les satellites de passage sur zone,
ont été privés d'images une partie de la nuit. Avec les réunions du matin, je n'ai pas encore vu les dernières prises.
- Bien. Je reste à Riyad, dans l'attente d'un avion pour le
nord, dès qu'ils auront dégagé les pistes.
- Bon courage. Oh ! Attends une seconde. David Parker
me fait signe depuis son poste. Je reviens.
Delmonti eut, en fond, l'écho d'une conversation animée,
ponctuée d'interjections.
- Ça alors ! Damned ! Fais des réglages. Là, reviens à
gauche… Shit !
Quand James reprit le combiné, sa voix avait changé.
- Tu peux rentrer à Washington par le premier avion.
Malgré un ciel maintenant dégagé, le douar du Cheik Al
Kaled n'apparaît plus sur les écrans.
- Quoi ? Ils ont déménagé ?
- Tu parles. Il n'y a plus rien. Uniquement du sable et
quelques traces noires sur des kilomètres.
- Je peux quand même aller voir. Pour m'assurer…
- Non Ted. On s'est fait "baiser". Nos "amis" ont tout détruit. Mes petites porteuses d'eau, les yaouleds, le troupeau
! Passés à la casserole ! Pulvérisés !
Delmonti perçut du chagrin dans le ton. Il réalisa qu'à les
voir l'espace d'une petite heure quotidienne, James Cramer
s'était attaché aux personnages de son écran.
- Rentre. Inutile de passer pour des "cons". On leur renverra la monnaie en temps voulu. Quand Ben Laden se sera
fait gaulé ils comprendront qu'Uncle Sam (1) n'a pas la mémoire courte et de la suite dans les idées.
(1) Uncle Sam : Personnage symbolique des USA.
485
Chapitre 68
Durant
la seconde quinzaine d'avril 2009, l'hôtel quatre
étoiles "Gran Corona" de Benidorm, sur la Costa Brava,
était loin d'être complet. Aussi, le réceptionnaire se félicita
de n'avoir pas refusé la clientèle du gamin marocain et sa
"mousmé". En temps ordinaire, l'établissement n'acceptait
pas les jeunes, a fortiori d'origine sarrasine. L'accueil avait
donc été un peu froid, mais les choses s'étaient arrangées.
Maintenant, on donnait du "Señor", voire du "Don" à ce
nouveau client.
Rachid Hadjeb avait passé la frontière franco-espagnole,
par le train. Après dix jours barcelonais dans un hôtel de la
gare Sants, il s'était rendu au Corte Ingles (1) pour s'habiller
et acquérir une mallette destinée à recevoir les 500.000 €
de liquidités de sa besace. Un coiffeur modifia son look et
ce fut un homme new-look, le cheveu calamistré, qui se
présenta dans un magasin de luxueuses voitures d'occasion
du Paseo Garcia. Le visiteur arrêta son choix sur une Audi TT 2008 décapotable. Son vendeur obtint la carte grise
(1) Corte Ingles : Grand Magasin Espagnol.
486
sous 48 heures et consentit un rabais vu le paiement en espèces. Au soir du 12 avril, le roadster blanc filait sur l'autoroute pour Gibraltar. Il faisait beau. Au volant, Rachid,
coutumier nocturne de ce trajet, découvrait enfin le paysage. Parti de Barcelone vers 17 h 15, il fit une pause café à
Tortosa. Au moment de repartir, une voix à l'accent nordique l'interpella.
- You, descendre sur Malaga ?
Relevant la tête, l'intéressé n'en crut pas ses yeux. Une
Suédoise ou similaire, mince, blonde, le chemisier, entrouvert, noué à la taille sur un mini-short en jean, était appuyée à sa portière. Étonné, le don Juan boutonneux s'assura qu'elle était seule avant de répondre.
- Heu ! Oui. Tu fais du stop ?
- Yes. Je vouloir.
- Pas de malaise. Monte. Ce soir, je couche à Benidorm.
- Oh yes ! Ok, pour moi.
La fille, une Danoise jolie et délurée, parlait un français
approximatif. Cette situation convint au pilote, assuré de
pouvoir raconter des bobards sans se faire piéger. Aussi
Kristen qui était une aventurière, fut-elle ravie d'être tombée sur un parent de la "famille royale marocaine". Voyant
que cette filiation princière ne laissait pas sa passagère indifférente, Rachid sortit le grand jeu. Arrivé vers 8 h 00 à
Benidorm, il se fia aux pignons des hôtels et arrêta son
choix sur les quatre astres bleus du "Gran Corona".
- Tu fais quoi ce soir ? – Demanda le play-boy, l'air dégagé – Moi, j'ai réservé là.
- Moi, être seule. No importance. I dormir on the beach.
- Attends, je peux t'arranger le coup. Si tu veux crécher
dans ma suite. On fera la route ensemble, demain.
- Ok Super Rachid ! Demain ou après. Moi, pas connaître la ville.
487
Il gara son bolide devant le hall, demanda à la fille de
l'attendre, prit sa mallette et gagna l'accueil.
- ¿ Señor ?
- J'parle que le français.
- Aucun problème, Monsieur – Répondit le concierge –
Que désirez vous ?
- Une chambre pour deux personnes, avec vue sur mer.
Le préposé fit mine de consulter son registre, sachant
avoir de quoi loger un autobus de Japonais et tenta le tout
pour le tout.
- Il me reste "la Suite Royale" au dernier étage, à 250 €
par personne la nuit. Si cela vous convient.
- C'est bon.
- Vous avez une carte de crédit – s'enquit le concierge
interloqué – ou des traveller's ?
- Non, cash et d'avance, ça simplifie le business. Nous
resterons deux nuits. Sauf, à ce que Madame – le terme lui
parût d'une grande élégance – désire partir plus tôt.
Une liasse de 1.000 €, extraite de la sacoche, atterrit sur
le comptoir. Le réceptionniste compta d'une main experte.
- Vous voulez mes papiers ?
- Inutile Señor. Où sont vos bagages ? Nous avons un
garage surveillé. D'autre part, il y a un coffre-fort dans
l'appartement.
Quand Rachid revint à sa voiture, il était accompagné
d'un groom et du voiturier de l'hôtel.
- C'est bon. Ils avaient conservé l'appartement de mon
cousin "Hassan VI", au cas où. Ce sera moins bad trip pour
toi que pieuter dehors, quoi !
La Danoise n'en croyait pas ses oreilles. Tomber sur le
bon numéro lui arrivait rarement, la couverture de ses frais
relevant surtout des lits Campanile de représentants de
commerce. L'appartement "Royal" était gigantesque. Ra488
chid en eut le tournis. Enfin qu'importe, après un dîner aux
chandelles et une soirée en boîte de nuit, la danoise se laissa allégrement sauter par le néo-Prince Rachid Premier. Ce
dernier, ravi du coup, confirma à la réception qu'il resterait
la nuit suivante. La Cendrillon scandinave fut enchantée de
bénéficier 48 heures durant, d'une salle de bains à jacuzzi,
d'un salon avec écran géant et de champagne avant d'aller
au lit. Rachid, prit l'obséquiosité du personnel pour de la
considération et les halètements intéressés de Kristen comme résultant de ses talents copulatoires. En fait, sa jeunesse
en cité, ses travaux et son allégeance à Mokhtar, ne lui
avait jamais permis d'utiliser sa "tune". Il décida user pleinement de sa compagne, dans le spa, sur la terrasse et dans
tous les sens, avant de la lâcher à Malaga. Dans trois jours,
le taff débuterait à Casablanca où son intention était de
s'immiscer au milieu des affaires. À cet égard le plan préparé durant le voyage, devait être mis en œuvre afin d'éviter toutes interférences avec d'éventuelles relations de
Mokhtar. Profitant des ablutions matinales de sa conquête,
Rachid sortit. Le néo-aristo-businessman prit son portable
Siemens espagnol chargé d'une mobicarte Téléfonica datant
de l'époque "Go fast". À 10 h, le Paseo Maritimo était vide.
S'asseyant sous un palmier, il sortit le numéro noté avant de
partir et jeta un œil sur son pense-bête. Son propos devait
être explicite et bref. Il pianota sur le clavier. Sept cent cinquante kilomètres au nord, le timbre du Smartphone de Kathy Mac Dowell la prévint d'un appel.
À
Madrid, le 14 avril 2009, au centre des écoutes téléphoniques, José Antonio Hernandez y Barras était de garde
matinale. Agent du CNI (1) depuis quinze ans, il avait débuté
à l'époque des piquages filaires. L'informatique et les GSM
(1) CNI : Central Nacional de Inteligencia (RG Espagnols).
489
avaient modifié sa tâche. On travaillait maintenant sur des
ordinateurs gorgés de numéros. En cas de communication,
l'écran clignotait, indiquant l'indicatif d'appel, l'origine du
fichier, ses classifications et dates d'utilisation. L'enregistrement verbal était doublé d'un repérage GPS. Alors qu'il
buvait une canette, les diodes lui indiquèrent qu'une écoute
contenait des anomalies paramétrales. Il s'agissait d'une
classification "Go-Fast", donc théoriquement nocturne et
par brève, or nous étions en milieu de matinée et la conversation avait une durée anormale. José Antonio ouvrit le fichier. La saisie initiale, qui datait de 2007, était "classée
rouge" en relation avec l'explosion d'une voiture sur l'autopista A 7. Posant sa canette de San Miguel, il compulsa
l'ensemble des données. Le spectrogramme continuant
d'onduler, l'agent vérifia que la recherche GPS avait pris le
relais et prévint son chef de service. L'enregistrement révéla une conversation en français, dont la traduction "scotcha" les auditeurs. L'appel émanait de Benidorm sur la
Costa Brava.
Kate
attrapa son "portable" et décrocha. N'entendant
qu'un souffle, sur fond marin, elle prit les devants.
- Allo, bonjour…
La voix, au bout du fil, avait un accent banlieusard prononcé qui glaça le sang de l'Américaine.
- Prends un "Bic", du papier et pas de question.
- Mais, comment vous appelez-vous ?
- Ferme là ! Je suis le Vengeor – Rachid avait trouvé
cette appellation appropriée – Celui qui venge le crime,
quoi... Voilà. Le raclo que tu as vu au pressing de Sainte
Anatolie, s'appelle Mokhtar Hadjmani. C'est un caïd de la
drogue qui crèche dans Toulon. Un de ses numéros de
phone est le 06 52 08 08 01. Tu notes ?
490
- Oui, mais n'allez pas trop vite.
- Il a assassiné "plein de morts"... En septembre 2007,
un passeur de chira sur l'autoroute A7 près d'Alicante... Le
2 mars 2009, deux jeunes dans une petite crique à falaises,
au nord du Cap La Nao. Les corps ont été balancés à la
mer... Le 3 avril 2009, il a fait cramé un mec trop stylé
dans sa "tire" au fond d'un ravin près de Toulon.
- Et que dois-je faire de cela, Monsieur le Vengeor ?
L'interlocuteur, n'ayant pas envisagé une question aussi
saugrenue, fut pris de cours.
- Heu ! Jacter le tuyau aux dulars (1), pour qu'ils chopent
ce chacal et le mettent au frigo, quoi !
- Bon. À défaut de comprendre pourquoi vous ne le
faites pas vous-même, je vais y réfléchir. C'est tout ?
- Fais-le, la poufe ricaine, tu joues avec ta vie ou quoi ?
À court d'arguments, le nouveau Monsieur Propre raccrocha, laissant sa correspondante perplexe. Elle entretint
John de ce curieux coup de fil.
- Kate, je crois que nous avons eu assez d'emmerdements. Chez les cops ce seront des interrogatoires et nous
allons être mêlés à des affaires qui ne nous concernent pas.
- Je pense que tu as raison.
- C'est une certitude. Voilà trois mois que nous passons
entre les balles. Maintenant que ta protégée est en lieu sûr,
mieux vaut ne pas tout remettre en question.
- À propos, ça te dirait de rentrer aux States ?
Il y eut un silence. Comme si John avait mal entendu.
- Tu viens de me demander si…?
- Oui, j'en ai fini des congrès, de la recherche.
- Impossible. Il ne manquait plus que ça. Tu es devenue
alcoolique. Gin, Bourbon, Vodka ?
- Arrête de déconner Love. J'ai envie d'être grand-mère.
(1) Dulars : Lardus (Policiers)
491
Au train où ça va, je n'aurai pas vu grandir ma petite-fille.
On pourrait vendre la maison et s'offrir une grande baraque
sur un golf, près de la mer, aux States. Les enfants nous caseront leurs gamins trois mois par an.
- Comme argument il y a mieux – Souligna John – Mais
après tout, pourquoi pas.
Kathy prit la page du bloc sur laquelle étaient inscrites
les révélations du Vengeor et l'ayant déchirée, dispersa les
bouts de papier dans une poubelle.
- J'irai chez le notaire. De ton côté, joins Tom pour savoir s'il prend sa retraite dans le Maryland.
Rachid ayant éteint son portable, espéra que la ricaine
de Pardaillac serait fiable, car elle était la clef du plan.
Dans la suite, Kristen sortait, nue, du jacuzzi. Rachid eut
envie de la "niquer", mais ce coup de fil l'avait perturbé.
Cherchant une cigarette pour se décontracter, il trouva son
paquet vide. Le prince posa le Siemens sur une commode et
pesta contre sa négligence.
- Merlich ! J'ai plus de "clope". La merde, quoi ! Attends-moi. Je vais chercher des Peter's, dans le hall.
- Ça, est mauvais pour ton santé Rach…
- T'inquiète BG, quand je reviendrai, c'est toi qui vas
fumer la pipe et ce ne sera pas du tabac…
La Danoise, n'ayant pas compris la fine allusion, crut
approprié de s'extasier.
- OK, super, Rachid !
En attendant elle voulut appeler une copine à Malaga.
"L'aristocrate marocain" avait laissé un vieux portable sur
un meuble. Le play-boy ayant un Blackberry, c'était probablement un mobile de secours. Elle l'alluma et tenta le pin's
basique de quatre zéros. Les icônes apparaissant à l'écran,
lui donnèrent toute liberté de faire le numéro.
492
- Hello Jessica, Kris at phone. How're you. I'll arrive Malaga
to morrow.
- Why, haven't you find a "sucker" ?
- Instead. A Moroccan Prince. I'm since yesterday in the
Royal Suite Benidorm's Gran Corona Hotel. Marble ba
throom, Champagne...
- And the Don Juan ?
- Horrible, but I close my eyes.
- What time you'll arrive?
- In morning, by Audi TT convertible.
- Wonderful. See you tomorrow Princess (1)
La porte s'ouvrant, Kristen, toujours en tenue d'Eve remit hâtivement l'appareil à sa place et pour faire diversion
se jeta sur l'arrivant. Sans le savoir, ce réflexe la sauva.
Bousculé, Rachid n'eut pas loisir de lui faire fumer son Cigarillo personnel sans nicotine. Elle le chevaucha sans désemparer de façon à avoir la paix pour la journée. Des
heures de plage, un dîner suivi d'une nuit en boîte, amoindrirait la libido du "Prince Sarrasin ".
Au CNI de Madrid c'était l'effervescence la conversation était édifiante, car elle élucidait l'explosion d'une voiture sur l'AP7 en 2007 et la pêche récente aux Baléares d'un
corps saucissonné au crâne contenant des balles de 9 mm.
Malheureusement Bénidorm comptait le plus grand nombre
de gratte-ciel par habitant au monde, ce qui rendait difficile
la localisation d'un appelant.
Alors que l'on cherchait le moyen d'utiliser les éléments
(*) -Salut Jessica, Kris au téléphone. Ça va. J'arriverai demain à Marbella.
- Pourquoi tu n'as pas trouvé de "Pigeon"
- Au contraire. Un prince Marocain. Je suis, depuis hier, dans la suite Royale du Gran
Corona à Benidorm. Salle de bains en marbre, spa, terrasse, Champagne.
- Et le Don Juan ?
- Affreux. Mais je ferme les yeux
-Vous arriverez à quelle heure
- Dans la matinée en Audi TT cabriolet
- Magnifique. À demain Princesse.
493
récoltés, l'affaire remonta jusqu'à Elena Sánchez Blanco (1)
qui ventila les tâches entre L'UDYCO (2) sur le terrain et le
CNI à Madrid pour recouper les informations.
Les spécialistes madrilènes analysaient d'ailleurs la conversation de 10 h, quand José Antonio Hernandez y Barras,
préposé aux écoutes, arriva une clef USB à la main.
- ¡ Hombres ! Incredible ! La ligne vient d'être réactivée.
La discussion est en anglais avec une adresse " Suite
Royale, Hôtel Gran Corona "...
Alertés, les hommes du Greco (3) de Benidorm sautèrent
dans leurs Seat, alors qu'inconscient du cataclysme Rachid
besognait furieusement son auto-stoppeuse.
Pour conforter la crédibilité des propos du coup de fil
les Gardes Civil de Xabia visitèrent les criques du secteur.
Le Cabo Ramon Perez et Carlos Escoba un guardia civil de
Primera, héritèrent d'une cala d'accès difficile. Ils eurent
des frayeurs dans le raidillon, les freins de l'antique Patrol
ayant fait leur temps. Arrivés aux galets, les enquêteurs
agirent vite, soucieux de remonter ce qu'ils avaient eu tant
de mal à descendre. Aussi le chef ordonna.
- Vale Carlos. Vámonos, aquí no hay nada. (4)
- Sí Jefe, llego. (5)
Dans sa précipitation le subordonné s'étala.
- ¡ Aie, mierda !
- ¿Qué estás haciendo ? 6)
- Me resbalé. Espero que mi pierna no está rota. (7)
-¡ No es el momento ! Si tenemos que empujar el coche (8)
Le caporal rejoignit son "sous-fifre", qui bougeait frénétiquement la jambe.
1) Elena Sánchez Blanco : N°2 des Services Secrets Espagnols. (2) UDYCO : Brigade centrale des stupéfiants et du crime organisé. (3) – GRECO : Groupe d'intervention anti criminalité (25 homme Benidorm). (4) C'est bon Carlos. On y va, il n'y a rien ici. (5) Oui Chef, J'arrive. (6) Que fais-tu ? (7) - J'ai glissé, j'espère ne pas avoir une jambe cassée. (8) - Ce n'est
pas le moment ! S'il faut pousser la voiture
494
- Con una pierna rota, no se puede mover ¡ De pie ! (1)
Tentant de se lever avec l'aide du gradé, il poussa un cri.
- ¡ Oh hijos de puta ! (2)
Se croyant insulté, le supérieur ibérique, faillit dégainer.
Mais le blessé continuait à regarder fixement le sol. Baissant le regard, le cabo Perez n'en crût pas ses pupilles. Une
douille de 9 mm, dépassait d'une semelle de ses rangers.
- ¡Madre de Dios !
Devant une telle éventualité de promotion, il lâcha le
blessé qui hurla de douleur. Toutefois, ne voulant pas être
en reste, "l'unijambiste" chercha en rampant. Vingt minutes
plus tard, ils avaient réuni quatre étuis cuivrés de Beretta,
photographié des taches de sang, piqueté le secteur. Ces
preuves confirmant les propos du Vengeor, L'UDYCO
transmit une note aux "Stups français".
Rachid, les attributs en feu, prit l'ascenseur avec Kristen. Arrivé au rez-de-chaussée, le couple ne remarqua pas
l'air fuyant du personnel. Ayant remis leurs badges au concierge, absorbé par ses registres, ils traversèrent le hall. À
l'extérieur, le comité d'accueil fut expéditif. Quatre malabars, en blousons de cuir et brassards rouges, soulevèrent le
"Prince" et sa dulcinée. Ces derniers se retrouvèrent sur une
banquette de voiture, sans avoir esquissé un geste. Dans un
bruit de pneus crissant et le tempo d'une sirène, on leur
passa des menottes. Affolée, la fille se mit à hurler en danois.
- Hjælp, release mig (1)
S'adressant à elle, en anglais, un type la calma.
- Be not afraid, we are the Spanish police. Just a small
control.
(1) - Avec une jambe cassée, on ne peut pas bouger. Debout ! (2) ¡ Oh ! Les fils de pute ! (3)
Hjælp, release mig : Au secours, lâchez-moi. (4) Be not afraid, we are the Spanish police. Just
a small control : Ne craignez rien, nous sommes la police espagnole. Juste un petit contrôle.
495
Rachid essayait de comprendre ce qui avait pu déclencher,
cette situation sans réaliser s'être auto-piégé.
Dans les locaux Carrer Apolo XI, les captifs furent isolés. L'auto-stoppeuse n'ayant rien à voir dans cette affaire,
recouvra sa liberté au bout de 3 heures. Un garde civil,
genre "Sergent Garcia" (1) la ramena à l'hôtel pour récupérer
ses vêtements. Rachid, quant à lui, atterrit dans une cellule,
ignorant être parti pour des mois de taule, la police espagnole étant bien décidée à le garder au chaud jusqu'à l'épilogue de l'enquête.
Les yeux rougis, la Danoise retrouva l'hôtel Gran Corona.
Le concierge lui remit son badge avec dédain, oubliant que
la piaule avait été payée au prix fort pour deux jours. Dans
la "suite" Kristen enfourna ses affaires dans un sac. Le
garde musardant sur la terrasse, l'aventurière fit les poches
de Rachid et y trouva une clef bizarre au sigle de l'hôtel.
Ayant trouvé sa destination, elle ouvrit le coffre intégré à la
boiserie et en sortit une mallette. Le carabinier qui n'avait
d'yeux que pour l'arrière train de la Chica ne s'inquiéta pas
de la disparité des bagages. Envoûté, il proposa même à la
pin-up de l'emmener au péage de l'autoroute, ce qu'elle accepta avec joie. Kristen eut bien quelques scrupules à propos de la sacoche, mais se fit une raison. Un Prince n'était
pas à une Ralf-Lauren près, alors que, vendu à la sauvette,
le contenu suffirait peut-être à compléter l'achat d'un billet
low cost pour Ténérife. À cet égard, la globe-trotter ignorait sa bonne fortune.
(1) Sergent Garcia : Personnage du film Zoro.
496
Chapitre 69
Jonas,
dit "le Belge", était satisfait du taff que lui avait
confié le plus grand caïd de La Glacerie. Ce gamin bruxellois qui logeait au second étage du Bloc-3 de la cité, menait
une vie très particulière. Son père, Marteen Dewit, "maîtrechien", arrondissait leur ordinaire dans l'élevage clandestin
de molosses. En conséquence, le logis de 60 mètres carrés
était un chenil puant, dégradé par les Rottweilers et Pitbulls. Chaque race avait sa chambre, la salle de bains servait de "bloc d'insémination" et le bidet d'abreuvoir. Dans
la cuisine, des écuelles étaient alignées pour que la clientèle
déjeune par fournées tribales. Les éleveurs, quant à eux, vivaient dans un séjour meublé d'une table, deux lits, trois
chaises et une TV. Ils avaient aussi un coin douche-wc interdite à l'espèce canine. Antérieurement, Marteens travaillait dans une galerie de Bruxelles. Ayant fait les caisses des
magasins qu'il était censé protéger, "l'indélicat" passa en
France avec son fils. Les fugitifs échouèrent à La Glacerie
où un propriétaire bidon leur loua un appartement abandonné. Pour eux cette cité était idéale. Les forces de l'ordre
497
l'évitaient et personne n'irait se plaindre de l'élevage illicite.
L'ex-vigile travaillait aussi pour une société de gardiennage
peu regardante. Non scolarisé Jonas commercialisait les
fauves. Son intégration dans le quartier n'avait pas été évidente, mais sa situation illégale et ses capacités de bagarreur lui valaient le "Respect". Ce fut début mai qu'il eut la
surprise d'être contacté par Mokhtar. Celui-ci voulait clore
l'affaire du document et le nomma chouf (1) pour filer la
moukère. Le Belge résidant dans le même Bloc que cette
dernière était bien placé pour ce faire. Dès lors, dame Bentaya eut un body guard. Celui-ci rendait compte des tribulations de la fatma, avec pour ordre de sonner l'alarme si
elle venait à trimballer une enveloppe marron.
Des agent immobilier réalisèrent les bien des Mac Dowell, Jefferson et Daisy Bellamy. Pour leurs parts, Sam
Rosenblum et Sean O'Neil et nombreux autres restaient.
Quant à Mike Jordan il adorait la qualité du tarmac et son
garage à Dakota. Kathy Mac Dowell organisa un cocktail.
Un temps méditerranéen permit une garden party. Après
les toasts, la maîtresse de maison annonça sa décision de
rentrer au Maryland et les raisons la motivant, puis elle
passa le micro au doyen Rosenblum. Ce dernier embrassa
l'oratrice, sous les applaudissements des invités et entama
un laïus expliquant comment ils s'étaient fourvoyés, ainsi
que la Westing-Tramp Cie, en créant un "Fort Knox" dont
l'image communautariste avait ouvert la porte à tous les ragots. Il suggéra de s'investir dans la vie de Sainte-Anatolie
et d'ouvrir Château Pardaillac et son golf, comme pléthore
de résidences européennes.
Au fil des jours, les choses évoluèrent, le gardiennage fut
porté a minima. Des acheteurs étrangers et mêmes Français
(1) Chouf : Guetteur (Salaire environ 100 € jour)
498
s'installèrent. Les résidents fréquentèrent la Supérette. Le
boulodrome du mail devint cosmopolite, on buvait son Ricard à la terrasse du "Sherlock". Le maire se prit à rêver de
députation. Des drapeaux Français, Européen, Américain,
Russe et même Chinois, entourèrent la place. Salvador Dali
s'était fourvoyé de 252 kilomètres à l'Ouest. Le centre du
monde n'était plus la gare de Perpignan, mais le kiosque à
musique de Saint Anatolie.
Le résultat de l'enquête espagnole concernant Mokhtar,
fut transféré de Paris aux Services de la BRI et des "stups"
du Var. Au service des cartes grises on ne trouva qu'une
Mordjane Hadjmani, propriétaire d'une Porsche Caïman.
Le prénom ne correspondait pas, mais des erreurs se glissaient souvent dans l'orthographe de noms étrangers. Deux
inspecteurs se rendirent rue Pomme de Pin dans un quartier
populaire. Ce fut une octogénaire en tenue kabyle qui ouvrit sa porte vermoulue. Elle était veuve, vivant dans une
petite pièce. Sur un meuble trônait la photo jaunie d'un caporal-chef moustachu en uniforme de biffin. Bonjour, Madame. Police nationale, nous venons vous
voir au sujet d'une voiture au nom de monsieur Hadjmani.
- C'est quoi cette semoule ? Y a plus d'homme ici. Le
seul, mort pour la France, me rapporte 350 € de retraite.
Elle présenta sa carte d'identité de veuve sur laquelle
était porté le prénom féminin relevé à la Préfecture.
- Vous n'avez pas de fils ?
- Arroua, jamais le ciel m'a donné d'enfant.
Malgré l'incongruité de la question, un flic demanda.
-Vous n'avez pas de Porsche à votre nom ?
- C'est quoi la "porche", la femme du Halouf ?
Les policiers hilares, prirent congé, mais elle les retint.
- Attends, Monsieur le chef de la police.
499
La fatma sortit une boîte à gateaux. Celle-ci était pleine
de lettres amendes et retraits de points, dépassant largement
la douzaine fatidique.
- J'ai pas le permis de conduire, ni la voiture.
- Et vous ne l'avez jamais signalé ?
- Même l'huissier est venu avec le serrurier et les policiers pour prendre ma table et la commode !
- Et qu'est-ce qui s'est passé ?
- Rien ! Ils ont dit que j'aurais pu faire de la broderie
avec tous ces points perdus.
Toutes les pistes étaient semblables. Mokhtar Hadjmani
résidait sûrement à Toulon, mais n'avait pas de casier, ni
numéro d'assuré social. Son logement devait être au nom
d'une société ou d'un tiers. Il ne restait pour le poisser que
l'indicatif donné par ce Rachid Hadjeb ressuscité, car un
procès verbal officialisait sa mort par crémation le 3 avril
2009 ! On nageait dans le délire !
En France, les écoutes téléphoniques nécessitent une ordonnance de justice. Comme il fallait faire très vite, Jean
Claude Obadia, patron de la Sécurité Publique, obtint l'accord exceptionnel du CNCIS (1). Le "revenant" avait déclaré
au téléphone à Kathy Mac Dowell.
- C'est un caïd de la drogue, qui crèche dans Toulon…
Ceci laissait supposer que le suspect vivait centre ville.
Un "pro" du renseignement électronique fut dépêché de Paris pour effectuer une localisation au IMSI-Catcher (2). Le
technicien pointa ses "shunts" entre la ville et les relais périphériques, puis la BRI patienta, se gardant d'appeler pour
ne pas éveiller de soupçon.
(1) CNCIS : Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité. (2) IMSI-catcher
: Matériel de"shuntage", indécelable, qui, intercalé entre les relais de téléphones mobiles et le
numéro concerné, permet d'écouter et localiser
500
Chapitre 70
Étrangère aux dangers la concernant, Aïcha vaquait à ses
occupations. Un avis du ministère de la Santé concernant
une mammographie dormant dans son courrier, elle se décida à prendre rendez-vous dans un centre d'imageries. Le
24 avril 2009, porteuse des précédents clichés, la patiente
partit de bonne heure pour la gare routière. À Toulon, elle
emprunterait la rue Chalucet, le Jardin Alexandre Premier
et l'avenue Foch, face au palais de Justice. Son avance était
conséquente, mais elle détestait être en retard et adorait flâner dans l'espace botanique. Ce milieu exotique, la rendait
nostalgique du jardin d'Essai de Bellecourt à Alger.
Dans l'autocar, deux sièges derrière, Jonas le Belge fixait
l'enveloppe dépassant du cabas. En effet, lorsqu'à 8 h 15 les
chiens se mirent à aboyer, le Chouf étonné par l'heure,
s'était précipité au judas de la porte.
- La vieille se casse, une fois – Murmura le jeune
Bruxellois – Je dois faire volle pétrol (1) !
(1) Faire volle pétrol : Faire vite, se dépêcher. (Expression Belge)
501
Enfilant un blouson à capuche et un pantalon Adidas, il
partit Sagem en poche et courut jusqu'à l'arrêt de bus. Madame Bentaya attendait sur un banc tagué. Reprenant son
souffle, "l'informateur" se baissa pour lacer ses running.
Son sang ne fit qu'un tour à la vue d'un pli beige émergeant
du panier de la fatma. Il composa aussitôt le 06 52 08 08 01.
L'accueil fut aimable.
- Qu'est-ce que tu me gonfles à c't heure ?
- Excuse, une fois. C'est rapport à la lettre marron.
- Zyva tu m'vénères, le Belge. Éclaircis !
- La vieille vient de sortir avec une grande enveloppe.
Tu m'as dit…
- Putain ! Où elle est ?
- Dans son panier.
- Mais non, "connard", la femme ?
- Elle attend l'autocar pour Toulon. Le voilà qui arrive.
- Le trajet, y en a pour combien de temps ?
- Au moins trente minutes.
- Rappelle quand vous descendrez. Ne la lâche pas ou je
te casse la tête !
Mokhtar aurait pu lui demander de piquer le couffin, cependant si la mère Bentaya amenait l'enveloppe au tribunal,
c'était en connaissance du contenu. Il n'avait donc pour solution que l'éliminer avant qu'elle ne jacasse.
Le lieutenant Fahd Fassi, technicien à la DCRI, eut un
choc quand les écrans de son IMSI-catcher s'excitèrent. Le
numéro mémorisé était en activité. Mokhtar Hadjmani se
trouvait bien en centre ville. Le téléphone du caïd, shunté
par le capteur intermédiaire livrait la conversation en direct. L'échange traitait d'une magouille et l'imminence d'un
futur appel. Profitant du délai, le dispositif se déplaça autour de Puget-Théâtre. En zone urbaine, la localisation par
502
faux relais étant d'environ 300 mètres, il fallait jouer serré.
Aïcha et son cicérone anonyme descendirent à la station
boulevard de Tessé. Jonas s'empressa d'appeler son patron.
- Où es-tu ?
- À la gare routière, une fois. Nous traversons le boulevard, vers la rue Mirabeau.
- Ne raccroche pas. Je veux savoir si elle continue Chalucet ou prend le Jardin Alexandre Premier.
- Potferdek (1) ! C'est une limace et je n'ai plus de batterie.
- T'aurais pu y penser plus tôt, bouffon ! Donne-moi le
nom de la prochaine rue. Après, on verra.
Cet intermède permit aux spécialistes de la DCRI d'affiner le repérage. Dans leur fourgonnette, près de l'Opéra, ils
entouraient le lieutenant Fassi, yeux rivés à l'écran, écouteurs aux oreilles. Quand le marqueur clignota sur un immeuble rue Pastoureau à 400 mètres, les flics lâchèrent des
cris d'amateurs de foot. L'affaire n'était pas close pour autant. Il fallait maintenant appréhender un individu dangereux au faciès inconnu, dans une bâtisse de vingt appartements. La police prépara un bouclage sectoriel.
Comme tous les matins, le mendiant à la sébile plastifiée
s'installa à l'angle des rues Pastoureau et Bertholet. Une
centaine de mètres avant son sitting, il avait sorti des
cannes anglaises et adopté une claudication prononcée.
Après avoir disposé sa couverture, le lépreux effectua un
nœud avec ses jambes pour en dévoiler les escarres et mit
des centimes "d'appel" dans la soucoupe. Les habitudes riveraines n'avaient pas de secret pour lui, l'ouverture des volets, les miettes de petit-déjeuner et fumeurs matinaux aux
balcons. Cet ensemble de détails, qui font la vie de quartier.
Or, ce 24 avril 2009, sentant une ambiance anormale, il
chercha ce qui "clochait", depuis sa capuche de burnous.
(1) Potferdek : Nom d'un chien (Expression Belge Bruxelles)
503
Cinq minutes après les anomalies étaient répertoriées. Des
inconnus, jeunes et costauds, étaient disséminés, appuyés
au mur du Centre de formation, devant la vitrine féminines
des Galeries Lafayette, sur les marches du Crédit Foncier.
Rue Hyppolite Duprat, des individus entraient et sortaient
d'un Peugeot J7 blanc. De toute évidence, c'était une décente de flics. D'ailleurs, l'un d'eux, s'approchant, lui présenta une carte tricolore.
- Bonjour, Monsieur. Police Nationale. Vous savez que
la mendicité est interdite en ville par arrêté municipal.
Le vieux avait beaucoup de mal à s'exprimer.
- Arroua ! Pitié pour manger. Jamais on m'a dit partir.
- Ah bon ! Tu dois connaître les gens du quartier. Dans
l'immeuble là – Il désigna le bâtiment faisant face – Un certain Mokhtar, ça t'interpelle ?
Le mendiant pensif comme s'il recherchait au plus profond de sa mémoire, finit par marmonner difficilement.
- J'y connais pas personne là…
L'inspecteur s'éloigna, arpentant le trottoir des Galeries
comme une péripatéticienne. L'immeuble n'avait pas de
concierge et aucun Hadjmani sur les boîtes. À l'intérieur du
J7 le suspense monta, quand la communication reprit.
- Ça y est, elle quitte Chalucet et entre dans le Parc…
- Comment elle est nipée ?
- Un foulard gris, une espèce de tunique bleu-vert, une
robe mauve, des tongs…
- Bon ça va. Impossible de la louper. Rentre et regarde la
télé au lit avec tes clebs. Tu n'as rien vu. Compris ?
- Oui…
Mokhtar raccrocha et mit son Samsung dans sa poche.
Le Palais de Justice étant à l'extrémité du jardin public, la
mère de Leila s'y rendait donc bien. Maintenant c'était sa
vie contre la sienne. Il glissa le Beretta 92 à silencieux dans
504
la taille de son jean. Le site et le moment, étaient propices.
La luxuriance du jardin et l'absence de public à cette heure
faciliteraient les choses. Pour parcourir les 700 mètres
amenant à la sortie sud, le truand décida de prendre un
scooter. La rampe donnant rue Bertholet, il n'aurait plus
qu'à emprunter le boulevard Leclerc jusqu'au tribunal et
remonter l'allée face à sa proie. Dans l'ascenseur Mokhtar
ignorait que sa poussée d'adrénaline était identique à celle
de types qui montait l'escalier en silence. Le commissaire
venait en effet de donner le feu vert.
- Isolez la zone. L'individu va sortir pour se rendre Jardin Alexandre. Il faut le chopper dans l'immeuble, pour
éviter des dommages collatéraux.
L'inspecteur qui avait parlé au mendiant, demanda à un
gardien de la paix de le faire déguerpir.
- Police Nationale. Il faut partir, Monsieur. Le quartier
est évacué – Intima l'agent à casquette.
La présence d'un uniforme décida le miséreux. Pendant
ce déménagement, le jeune flic en civil reçut un appel.
- À vos ordres, Monsieur le Commissaire. Je m'y rends.
Puis, s'adressant au "poulet" surveillant le mendigot.
- Je viens d'être affecté à Toulon. Savez vous où se
trouve le Parc Alexandre Premier ?
- Oui, mon lieutenant – Il pointa un doigt – Au fond,
vous prenez à gauche. Ensuite, tout droit sur 500 mètres.
Revenus à leur action initiale, ils constatèrent que le
mendiant était parti sans demander son reste.
- Ça, c'est le prestige de l'uniforme ! Dans la panique, il
a même perdu un caoutchouc de béquilles.
Ils rigolèrent et l'embout termina, dans le caniveau.
Consultant sa montre, Aïcha s'aperçut avoir une heure
d'avance sur son rendez-vous.
505
- Je suis folle – Murmura-t-elle – Il n'est que 10 h 12.
Enfin. Je vais faire tout le tour à l'ombre des arbres.
Elle attaqua sa promenade plein ouest et s'arrêta sur un
banc de bosquet. Ensuite, ce fut le kiosque à musique, les
poissons du petit bassin, le haut du canal central. Pour tout
voir, la promeneuse s'enfonça dans les parties arborées.
La sortie du sous-sol débouchant sur une rue latérale,
Mokhtar circula ingénument à l'extérieur du périmètre policier destiné à le coincer. Arrivé boulevard Leclerc, il glissa
son scooter entre deux voitures et prit la grille sud. Remontant l'allée, le caïd arriva au canal central. Convaincu de
tomber sur sa cible, l'absence de fatma le laissa perplexe.
L'éventualité que cette dernière ait déjà atteint le Tribunal
lui donna des sueurs froides. Il rappela Jonas au téléphone.
- Tu es sûr qu'elle est entrée dans le jardin à dix heures
dix ? Je suis arrivé en bas du parc vers quinze et Macache !
- Plus que certain, une fois. Quand j'ai appelé, la vieille
franchissait la grille nord. Vu sa vitesse de déplacement,
elle n'a pas fait pareille distance en cinq minutes.
- Et pour la tenue, c'est certain ?
- Potferdek ! Je ne suis point daltonien, s'il vous plait, et
des couleurs pareilles, ça ne s'invente pas dans le Nord.
- Bon. Je vais voir dans les allées. Il fallait continuer à la
filer. Si elle a disparu, je te fais niquer à sec.
- Allez, pourquoi tu dis ça menan, une fois – Hurla le
Belge outré – C'est bien tézig, qui m'a dit de stopper !
- Ta race. On en reparlera !
Le caïd coupa, furieux et angoissé.
L'opération
lancée, l'électronicien du Renseignement
rangeait son IMSI-catcher quand le spectrogramme repartit
en ondulations, il rebrancha hâtivement les fiches USB et
trois minutes après, calait son talkie sur la fréquence des
506
hommes de terrain.
- De lieutenant Fassi à toutes unités, le suspect est Jardin
Alexandre Premier. Il a dû sortir par le parking. Terminé.
Dans l'immeuble, les opérationnels dégringolèrent quatre
à quatre, furieux de n'avoir pas songé aux sous-sols et devoir maintenant rejoindre leurs voitures disséminées.
Au même moment, une traque feutrée se déroulait dans
les micocouliers et troènes du Japon. Moktar remontait par
l'allée de droite, gardant un œil sur les rives du canal. Il arriva ainsi à la grille Chalucet, d'où avait démarré la femme.
Le jardin commençait à se peupler, on entendait le rire des
enfants dans l'aire de jeux, des étudiants bouquinaient au
soleil, quelques personnes âgées faisaient leur promenade.
La panique gagna le caïd. Pressant le pas, il fit un écart
pour dépasser un vieux en djellaba. En évitant le "pépé",
son regard dévié, aperçut à gauche une silhouette longeant
une allée de buis. Le ton de la tunique, se fondant au feuillage, était celle décrite par le Belge. Le gangster baissa l'allure pour arriver au bon moment à la croisée des chemins.
Au loin, une sirène de police brisait la quiétude ambiante.
Mokhtar releva le chien du Beretta, dont une balle était engagée. Agir avec moins de monde eut été préférable, mais
il n'avait plus le choix. La proximité de la grille favoriserait
sa fuite à scooter.
Pour bloquer chaque issue, les agents des Stups se dispersèrent. La voiture des inspecteurs Grimaud et Taïeb s'arrêta
en double file, face au Palais de Justice. Les policiers prenant l'entrée sud, laissèrent passer une fatma, qui les remercia, puis policiers prirent à gauche. Leur mission était de
contrôler les suspects, quitte à activer le numéro fatidique.
Le scénario ne fut pas du tout celui envisagé. Une armada
de femmes d'enfants et de poussettes se précipita vers eux
alors qu'ils remontaient l'allée. Surpris, incapables d'endi507
guer cette masse hurlante, ils dégainèrent. L'explication de
la débandade se trouvait face à eux. Leur boulot les avait
amenés à bien des situations, mais celle-là était inédite.
Aïcha
s'était décidé à gagner le cabinet de radiologie.
Détestant ce type d'examen où on vous écrasait la poitrine,
ce fut à petits pas qu'elle gagna la sortie. Arrivée à l'extrémité de l'allée aux buis, elle passa devant le buste d'un
homme célèbre. À droite des enfants s'amusaient dans un
square. Mokhtar sut que c'était le moment. Tel un félin, pistolet sous le bras gauche le tueur s'apprêtait à loger une
balle dans la nuque de sa proie, quand un choc dorsale dévia son geste. Vacillant, il fit face à la sculpture de marbre
et resta hébété. Quelqu'un d'invisible taguait l'œuvre ! Une
giclée de Ketchup transformait le visage d'albâtre en sorte
de tomate. Baissant les yeux, le gangster vit horrifié que 30
centimètres d'un tube biseauté sortaient de son estomac. Un
flot de sang sous pression s'en échappait comme le pétrole
d'un pipeline. "L'empalé" eut un vertige. La mère Bentaya,
continuait son chemin. Mokhtar vision brouillée, tenta de la
suivre. Chancelant, précédé de son hémoglobine giclant par
saccades, il passa contre l'aire de jeu et sema la panique.
Le type leur faisant face ayant un calibre à bout de bras,
les inspecteurs Taïeb et Grimaud de la brigade des stupéfiants, défouraillèrent à l'unisson. Les détonations résonnèrent dans tout le Jardin Alexandre Premier.
Pendant que son collègue vérifiait le porte-cartes du mort,
le chef d'équipe répondit à leur patron.
- Vous l'avez ?
- Oui, mais refroidi.
- Merde ! Légitime défense
- Affirmatif, il a encore un Beretta 92 SBC en main.
- C'est déjà ça.
508
- De toute façon, le mec était foutu. Il venait de se faire
empaler au moyen d'une béquille.
- Une béquille ? Arrêtez vos conneries !
- Sérieux. Hadjmani a été transpercé avec une canne anglaise taillée en biseau comme une aiguille hypodermique
et percée d'orifices ovales pour drainer l'hémorragie. Du
travail d'artiste ! Le légiste vous le confirmera.
- Et l'auteur de ce chef-d'œuvre ?
- Vu le délai, il est toujours dans le parc. Les sorties sont
bouclées et j'ai prévenu les patrouilles.
- Il faut le choper, je vais avoir des comptes à rendre à
Obadia… On m'appelle de la grille nord. Terminé.
Le commissaire prit la ligne en attente.
- J'écoute.
- Escouade 9, brigadier Tancellini. Nous avons le suspect. Il tentait de s'échapper par Chalucet.
- Qui est-ce ?
- Indéfinissable, Monsieur le Commissaire. Il s'est débattu. On a dû s'y prendre à quatre pour le maîtriser. Ses vêtements se sont déchirés. Dessous c'est pas beau à voir.
- On a des preuves de sa culpabilité.
- Affirmatif. Un jardinier du parc et des jeunes l'ayant vu
planter son arme, l'ont poursuivi jusqu'à la grille.
- Vous l'avez questionné ?
- Il psalmodie un seul mot en arabe, les bras au ciel. Un
collègue m'a traduit "Vengeance" !
- Un règlement de compte. À part ça rien de particulier.
- Non. Enfin oui. Mais ça paraît absurde, alors…
- Accouchez, nom d'un chien !
- Il a des poussins bleus et la marque Pampers, imprimés
sur la tête.
509
Epilogue
Dans sa nouvelle mouture, Pardaillac vivait des jours paisibles. L'occupation cosmopolite et l'accès du golf aux nonrésidents modifièrent l'apparence confinée du domaine.
Cependant intra-muros la convivialité initiale avait fait
place à un individualisme certain. Chacun chez soit. La
demeure des Jefferson fut achetée par une société dont
l'avocat signa l'acte. Personne, y compris le notaire réglé
par une banque monégasque, ne vit l'acquéreur. Youri Vladimir Ghliebnikov ancien apparatchik, aux affaires capitalistes aussi opaques que tentaculaires, trouva la maison à
son goût, y apportant de subtiles touches personnelles. Le
mustang et la jument furent plaqués à l'or fin et les lices du
jardin remplacées par d'épaisses haies d'épineux. La grille
céda sa place à une porte pleine en acier. Le maître des
lieux venait parfois d'un coup de Learjet pour des réunions
Ces jours-là, des BMW X6 et Porsche Panamera aux vitres
teintées pénétraient dans la demeure. En fait Le Businessplan 2011/13 du groupe Ghliebnikov France était la mainmise sur tous les réseaux illicites de Marseille à Menton.
510
De
son côté, l'Organisation" remplaça son équipe. La
gestion de Saïd Machika fut reprise par une officine spécialisée dans le blanchiment. Chérif Zaraoui, responsable
de Languedoc-Roussillon se vit confier le secteur PACA,
triplant ainsi son champ d'action. Très brutal, il mit au pas
les drogueurs de La Glacerie. Quelques passages à tabac et
disparitions donnèrent le ton. Les enfants, pour leur part,
reçurent une formation quasi militaire. Grace à cette fusion,
le réseau "djez" devint dès 2010 le principal trafiquant du
Sud de la France. Ce monopole risquant d'éveiller des convoitises, Chérif s'équipa d'un arsenal de gros calibres et
prépara ses troupes.
Parcourant les sous-sols de La Glacerie pour y installer son
siège provençale le nouveau caïd fut surpris par l'astucieux
agencement des locaux du Bloc-5.
- Trop génius c'te new planque – Soliloqua-t-il – On va
pouvoir y carrer les guns et installer un QG. Quoi !
Il ignorait que filmé ici même en 2008, au cours d'un
viol en réunion, des photos intimes de sa personne et son
code ADN, patientaient dans une étude notariale…
511