Littératures d`outre-tombe, André Brincourt Luigi Pirandello

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Littératures d`outre-tombe, André Brincourt Luigi Pirandello
Littératures d'outre-tombe, André Brincourt
Luigi Pirandello
1867-1936
« La terreur d'être quelqu'un »
Sicilien, insulaire, prisonnier noir étourdi de soleil, c'est à Schopenhauer que
Pirandello devait d'avoir vu la vie en sens inverse – à partir de la mort. « Nous avons fini de
mourir, et c'est cela que nous avons appelé la vie. » Il joue pile, et gagne – alors que tout le
monde parie face. Mais nous aurions tort de n'y voir qu'un bon tour d'illusionniste.
Il serait, d'autre part, quelque peu léger de rejeter Pirandello, au nom de « l'humorisme
», du côté du « théâtre des fantoches » avec quelques comparses comme Chiarelli ou
Antonelli. Ses deux essais intitulés L'Humour et Art et Science nous renvoient à une théorie
qui, bien entendu, ne prend son sens qu'au second degré : une théorie de la « réflexion » –
l'image de la réalité convoitée devenant pour l'artiste « extérieure », comme dans un miroir.
C'est bien ce que Pirandello appellera « le sentiment du contraire », la perception de l'image
inversée (l'invraisemblance jouant de son pouvoir « masqué »).
Peut-être a-t-il voulu provoquer une sorte de rire à l'envers ?
« Surmonter par le rire le tragique à l'intérieur du tragique même », écrit-il.
Ne nous abusons donc pas sur ce que pourrait signifier une phrase comme celle de
Benjamin Crémieux : « C'est par l'humorisme que le théâtre italien s'est évadé du vérisme et
du drame bourgeois. »
Humoriste ? Il se trouve que, dans la mesure où les mots gardent un sens, Pirandello
risque d'être deux fois victime d'une telle qualification.
En fait, il n'existe pas de dramaturge plus pessimiste, plus sombre. Rien de moins comique
que la comédie de la comédie.
Chacune de ses pièces exprime un aspect de l'atroce « fatalité intérieure » de la
condition humaine, bien différente, à cet égard, de cette autre fatalité – toute grecque – qui
nous tombait du ciel sur la tête.
L'influence considérable du pirandellisme sur le théâtre contemporain ne se partage
pas moins en deux courants qu'il serait fâcheux de confondre : l'un qui s'imprègne de « ce
tragique de la conscience » révélé par l'ensemble de l'oeuvre, l'autre qui utilise les
mécanismes scéniques et les jeux de miroir où se prolonge, et par là même se justifie, en effet,
l'idée du « théâtre de fantoches ». D'un côté, les hommes, de l'autre, les marionnettes. Nous
voudrions n'être pas dupes des « raisons » du plus habile des tireurs de ficelles.
Prodigieux Pirandello ! Excluons-le, gommons-le du tableau et nous cessons de rendre
imaginable l'Anouilh de La Répétition ou du Voyageur, le Salacrou des Fiancés du Havre, le
Giraudoux de Siegfried, le Genet des Bonnes, le Sartre de Huis clos pour ne pas citer le plus
tragique des petits rigolos : Eugène Ionesco. Et certes, le théâtre lui restant de surcroît
redevable de miroitants « jeux » de l'esprit, nous serions bien injustes d'oublier le Guitry de
Quand jouons-nous la comédie ? ou le Marcel Achard de Voulez-vous jouer avec moâ ? Mais,
baste ! La moitié des pièces contemporaines passeront par la brèche ouverte entre la vie et la
comédie, le soir, où, sortis de l'ombre, six personnages se sont avancés vers la rampe de feu
en quête d'un auteur. « Le lieu commun » de la fiction-réalité allait devenir pour tant d'autres
un abîme – ou une trappe. A nous de mesurer la qualité du vertige.
Puisque les malentendus sont de règle, Pirandello s'en trouvera fort bien. Sa vraie
chance fut de pouvoir proposer ce « genre » de spectacles au moment où le public, encore
assourdi par la guerre, se prêtait à tous les carnavals, à toutes les fêtes. La démobilisation des
esprits allait permettre l'aventure, et la métaphysique de l'absurde se présentait comme un
assez séduisant programme de voyage. De ce point de vue, Kafka n'est pas loin.
Mais revenons sur scène – cette scène qui se découvre au centre d'un monde illusoire comme
le champ de vérités possibles.
Comprenons bien ce « sentiment du contraire » : il s'agit d'un règlement de comptes –
à la sicilienne – avec sa propre existence : l'Art pour Pirandello va devenir un instrument de
vengeance. Tous les moyens seront bons pour prouver, démontrer que la vie ne résiste pas au
procès que l'art lui intente. Pirandello dénonce la mascarade et fait sauter les masques, un à
un, jusqu'à ce que nous comprenions que chaque visage n'est lui-même qu'un masque derrière
lequel il n'y a rien.
Ne nous arrêtons ni au jeu, ni au cynisme, ni au persiflage. Pas d'« attitude » chez
Pirandello. Allons donc voir un peu plus loin que le paradoxe. Son oeuvre est inséparable de
sa biographie ; elle en est sinon la récompense, du moins le salaire qu'il en a obtenu – peutêtre
par miséricorde. L'enfer, la folie, la dissimulation, le simulacre font partie du même décor,
planté de part et d'autre de la rampe.
Sa vie privée s'identifie très vite au revers. Revers de fortune, revers du succès, revers
de l'amour. Adrienne, sa femme, murée vivante le jour où s'ouvre « le tombeau de ses
manuscrits » ! Le renversement des êtres et des choses annonce le bal : la vie est une pirouette
de clown.
Dès lors, Luigi Pirandello va puiser dans son expérience propre cette redoutable
lucidité, et le jeu des masques commence : nous ne sommes que nos reflets dans les yeux des
autres ; notre vraie prison n'est que notre fausse personne ; la faiblesse et sans doute la lâcheté
sociale consistent à se laisser posséder par un rôle, une mission ; notre rêve secret, inavoué,
pourrait être d'arracher « le masque nu », d'être enfin délivrés de ce quelqu'un ; la vie ellemême n'est qu'une eau fuyante ou ce vent glacé qui mord et griffe la peau ; mais la chance, le
privilège, le triomphe farceur, la vengeance de l'homme pourraient être de bloquer le temps,
de le saisir, de l'immobiliser dans une forme.
La fiction nous venge de l'illusion : Dieu n'a plus de prise ; indestructible, elle devient
la réalité.
Pirandello avait certes quelques prédispositions pour fuir son propre personnage. Son
premier succès, ne l'a-t-il pas dû à Feu Mathias Pascal, celui qui saisit la merveilleuse
occasion de se faire passer pour mort, le « bonheur » de perdre son identité. Et il ne serait pas
très sérieux de reléguer au seul plan de l'anecdote l'histoire du petit Luigi échangeant à dix ans
son beau costume marin contre les guenilles d'un camarade de rencontre, car c'est aussi le
même qui, au-delà de la mort dont il appréhendait les ruses, veut encore échapper à la Roue
des incarnations et demande qu'on le réduise en cendres. « Que le silence enveloppe ma
mort…» Nous retrouvons le réflexe du personnage qui refuse le masque imposé, fût-il celui
de la gloire (sa terreur d'être quelqu'un « pétrifié, fixé, cloué, fusillé par l'objectif d'un
photographe »).
La seule fuite souhaitable est aussi l'accomplissement du seul acte de liberté dont
l'homme soit capable : créer une forme, créer la vie hors de la vie, nier la vie pour nier la
mort.
© novembre 2010 Grasset

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