L`unique - Aufeminin.com

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La peau
L’unique
Stéphanie Hochet
Illustration Gabriella Barouch
()
H
erman était le seul à connaître la liste des collectionneurs,
du moins ceux de New York, les plus exigeants, et les plus
snobs. L’entreprise avait des clients dans le monde entier,
en particulier en Asie et un peu en Europe, même si le Vieux Continent ne
rapportait presque plus, son économie s’étant écroulée dix ans auparavant
– aucun pays à l’exception de la Suède ne semblait voir le bout du tunnel,
l’Amérique s’était détournée peu à peu de son ancien allié, les économistes
américains lui prédisait le même sort que l’Afrique. Le jeune manager avait
vu sa fortune doubler en trois ans, le résultat de son flair, de son imagination
surtout. Avant qu’il ne prenne les commandes de la boîte, personne n’aurait
auguré le renouveau de la lecture. Après la fermeture de toutes les librairies
dans la décennie 2010, l’économie du numérique s’était bien développée
mais les chiffres avaient soudain baissé trente ans plus tard. « Les trente
joyeuses », c’est ainsi qu’on avait nommé la période dans le milieu éditorial.
Et puis les gens s’étaient détournés de la lecture. Trop difficile, trop
inutile, trop has been, trop chère. Plus personne n’écrivait de fiction. Pas
assez rentable. Il demeura un petit cercle de lecteurs, mais il s’agissait de
gens particuliers. On aurait pu les décrire comme des amateurs d’art, ou
des clients de luxe. Mais le terme le plus exact était de les voir comme des
« collectionneurs ».
La grande réussite d’Herman s’expliquait par son intuition. Il avait
compris que ces nouveaux lecteurs n’étaient pas uniquement des êtres
cérébraux, mais aussi (surtout) des êtres « tactiles ». Il suffisait de connaître
les collectionneurs – et Herman les connaissait bien – pour comprendre que
leur quête était sensuelle et intellectuelle. Ils n’avaient rien à voir avec les
lecteurs des siècles passés pour qui le livre était cette chose inerte et sage,
posée sur des étagères. Herman, qui pouvait parfois se montrer modeste,
disait qu’il avait simplement su s’adapter à l’époque. Mais aussi à ses clients.
Pour faire fructifier une affaire, ce n’est pas le nombre d’acheteurs qui
compte mais le porte-monnaie de ceux-ci. Le meilleur exemple est celui de
l’industrie du luxe. Peu de clients, beaucoup de bénéfices. Et Herman se voyait
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comme un homme d’affaires d’une entreprise de standing. Il bossait dans le
chic, disait-il. Et pour combler ces clients-là, il avait fallu les faire rêver.
Une idée germe dans la tête d’un génie. Si ce génie est trop isolé, il
demeurera inconnu. Pour advenir, il faut un réseau. Des gens prêts à agir
pour vous, une toile de connexions. Et Herman, qui à une époque avait été
un dandy très en vue dans la Grande Pomme, avait ce réseau. Il savait plaire,
convaincre, et il avait le goût du mystère. Sa grande idée avait fait sa fortune.
Il avait compris avant tout le monde que le livre, papier ou numérique, était
mort. Mais il restait malgré tout des lecteurs ou plutôt des collectionneurs
dont le goût pour la fiction pouvait prendre une forme particulière. « La
peau », s’était-il écrié un jour. Notre époque est celle de la peau. Comme
beaucoup de jeunes hommes très sensibles à la mode, il avait aimé les tatouages
et les piercings et s’était intéressé au Body Art. Adolescent à Greenwich, il
avait assisté à un spectacle de danse où les artistes en venaient à se battre avec
des piques de torero et se perçaient réellement la peau du ventre. Il était
rentré chez lui très impressionné, et dans la nuit, il avait repensé à ce qu’il
avait vu, il en était très excité. L’art est cette chose physique, avait-il pensé.
Les collectionneurs venaient d’horizons différents mais ils avaient une
passion commune qui suffisait à créer entre eux cette petite communauté
très rentable pour Herman. C’était des hommes et des femmes, des Blancs
ou des « hommes-femmes de couleur » qui attendaient de la lecture plus
que la lecture. Il fallait que l’écriture se lise et se touche. Herman mit à leur
disposition un nouveau support. Il inventa la « mise en peau des plus beaux
textes de fiction ».
Au tout début, il fallut s’assurer avec son avocat qu’une telle
entreprise serait légale. Le droit américain avait évolué, Dieu merci. La
commercialisation des Corps fictifs comme on les appela alors devint tout
ce qu’il y a de plus légal. Légal et hors de prix. Tellement hors de prix qu’on
avait l’impression que l’entreprise avait un fonctionnement souterrain,
comme le trafic de drogues.
Pour fêter la création de l’entreprise et les premiers Corps fictifs,
Herman avait eu l’idée d’organiser une Nuit fictive au Guggenheim. La
présentation avait été flamboyante, les invités triés sur le volet, les festivités
avaient duré jusqu’à l’aube. Herman avait fait appel à une femme très cultivée
pour décider des textes qui seraient mis en peau. Veronica Libeskind était
une intellectuelle polyglotte qui avait un temps travaillé dans les plus grandes
galeries d’art de Chelsea. Avant ça, elle avait touché à tout : avait fondé une
ligne de haute couture qui avait fait parler d’elle, avait été le mécène d’un
jeune artiste-poète du Road Painting (un avatar plus ambitieux du Street Art)
et était devenue la maîtresse de tous ceux et celles qui gagnent des fortunes
en créant. Veronica avait un CV aussi long que ses jambes, ce qui n’était pas
peu dire. Herman avait un temps été attiré par elle, mais il tenait à ne jamais
mélanger sexe et business. Veronica avait été emballée par l’idée des Corps
fictifs. Elle avait tout de suite pensé qu’il fallait mettre en avant la littérature
russe pour la soirée d’ouverture. « Pasternak et Tsvetaïeva ! », s’était-elle
exclamée quand il avait fallu choisir les auteurs. Herman ne connaissait ces
écrivains que de nom et encore il n’était pas sûr. (Pasternak n’était-il pas le
type qui avait eu le Nobel de chimie au siècle passé ?) Fallait-il commencer
avec des références aussi pointues ? « Nos clients feront semblant de les
avoir déjà lus car ils sont snobs » dit finement Veronica. Herman sourit
et donna son accord. La question délicate était celle du support. Quelles
personnes accepteraient de livrer toutes les parcelles de leur peau pour une
expérience artistique qui allait faire d’elles les Corps fictifs ? Encore une
fois, la remarque de Veronica le frappa par son cynisme. « Ils se presseront
au portillon, ce sera à toi de décider de la sélection. Plus l’engagement est
élevé, plus les volontaires affluent. Il faudra être hypersélectif. » Et elle avait
raison. Herman était sidéré du nombre de gens prêts à sacrifier leur peau
pour devenir des objets de collection. Il multiplia les exigences mais son
listing demeura trop long. À cette époque, les collectionneurs n’étaient
qu’une poignée d’esthètes tous admirateurs de Wilde. Instinctivement,
Herman les faisait lanterner pour le texte de Dorian Gray qui ne serait mis
en peau que quelques années plus tard. Les premiers Corps fictifs furent
donc patiemment étudiés : on les regarda nus sous toutes les coutures, on
examina leurs réactions dermiques au contact de l’encre (une encre de
Chine d’une grande rareté qu’on introduisait sous l’épiderme et qui devait y
rester trois-quatre ans après quoi on pouvait marquer la peau avec un autre
manuscrit), on estima la douceur de la peau, et on jugea l’ensemble car les
Corps devaient être beaux.
Herman et Veronica s’entendaient bien et étaient complémentaires.
Naturellement, ils ne seraient pas allés vers les mêmes partenaires sexuels,
alors s’ils étaient d’accord pour choisir tel ou tel Corps fictif cela signifiait que
leur choix allait ravir les collectionneurs. On choisit une belle femme rousse
de 30 ans pour accueillir les œuvres de Tsvetaïeva et un éphèbe de 20 ans
pour servir de support au Docteur Jivago. Herman et Veronica pensaient à ce
moment qu’il fallait que les Corps soient très allongés. Ils craignaient qu’on
ne puisse insérer une œuvre dans son intégralité. Corps fictif 1 et Corps fictif 2
mesuraient respectivement 1 mètre 75 et 1 mètre 90. Les deux entrepreneurs
découvrirent par la suite que la peau humaine est élastique et bien plus étendue
qu’on imaginait. Un mètre sept exactement. Une mesure qui pouvait s’étirer
si on pinçait et tendait l’épiderme. L’écriture du texte pouvait prendre toutes
sortes de forme : latine, gothique, en idéogrammes, etc. Les caractères étaient
généralement assez petits et servaient de prétexte à un rapprochement du
collectionneur vers son Corps fictif. Avec les poèmes, les caractères pouvaient
être d’une taille plus importante. Mais ce n’était pas une règle.
Après les Russes, on créa les Corps fictifs pour les œuvres de la
littérature japonaise, américaine et française. Du moins proposa-t-on aux
collectionneurs un échantillon des plus beaux textes de chacune d’entre
elles. Une liste d’attente vit le jour. La plupart des collectionneurs devaient
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patienter huit mois avant d’être « livrés ». Les plus exigeants d’entre eux,
« les plus pervers » disait Veronica, vivaient à Tokyo ou à Dubaï. Ce fut pour
leur complaire – et plus qu’accessoirement pour des raisons financières –
qu’on lança le Corps fictif du Tatouage de Tanizaki et celui des Mille et une nuits.
La recherche des spécimens qui allaient accueillir ces œuvres fut longue et
périlleuse. Il fallait connaître les goûts japonais et arabes. Veronica trouva
cette difficulté exaltante. Elle passa en revue ceux qui se destinaient à devenir
les futurs Corps, ses critères s’étaient complexifiés. Elle songea un temps
à des mannequins de revues de mode. Mais ces jeunes gens au physique
calibré sur les goûts de l’époque et de la société américaine ne pouvaient pas
convenir. Elle joua de son réseau. Elle avait en tête une femme à la nuque
incroyablement longue, et une autre aux courbes appétissantes. (L’une
d’elles avait été son amante.) Elle fit sa demande. Les deux acceptèrent.
Les collectionneurs payèrent, furent livrés, et quelques semaines plus tard,
manifestèrent leur reconnaissance. L’entreprise engrangea de nouveaux
bénéfices et fut cotée à Wall Street. La gestion d’Herman était saine, les
locaux de l’entreprise furent déplacés au sud de Manhattan. Derrière
l’immense baie vitrée, Herman et Veronica pouvaient admirer l’océan.
Qui étaient ces Corps fictifs ? Des gens souvent jeunes mais pas toujours
qui, pour toutes sortes de raisons personnelles, acceptaient de devenir des
objets. Autre point commun : aucun n’avait de tatouage, ils devaient arriver
la peau vierge comme une feuille blanche. La phase d’écriture du texte
appelée « mise en peau » durait en moyenne un mois et était pratiquée par des
artistes calligraphes qui devaient garder l’anonymat. Cette phase, délicate,
avait lieu dans un atelier de peintre situé au dernier étage d’un gratte-ciel
du quartier branché du Meatpacking District, place des anciens abattoirs. À
l’exception des calligraphes et des Corps fictifs, Veronica et Herman étaient
les seuls à pouvoir entrer dans cet atelier. Il s’agissait de protéger un secret de
fabrication, de tenir à l’écart les curieux et la concurrence. Les Corps fictifs
étaient ensuite livrés aux collectionneurs qui les gardaient jusqu’à deux ans.
Puis il fallait rendre les Corps qui tôt ou tard perdraient leur texte (l’encre
était éphémère). Tous les cas de figure existèrent : des histoires d’amour entre
Corps et collectionneurs, des antipathies. Certains Corps ne supportèrent
pas de devenir au sens propre des objets. Lus, palpés selon le bon plaisir de
l’acquéreur. Veronica et Herman préféraient ne pas se souvenir de ce qui
était arrivé au Corps fictif de Lolita livré à un vieux professeur d’université.
Business is business. Certains Corps se retrouvèrent envahis par l’esprit
du texte : celui qui portait l’œuvre de Crimes et châtiments devint alcoolique et
épileptique. Le Corps fictif des Vagues de Virginia Woolf s’était suicidé en
sautant dans la rivière Hudson. Ces incidents agacèrent Veronica. Herman
eut l’idée d’inscrire dans le contrat une clause de risques.
La vraie difficulté pour les associés se situait ailleurs. L’un des plus grands
textes du xxie siècle ne trouvait pas son Corps fictif. Il s’agissait d’une œuvre
raffinée et dangereuse qui avait suscité la colère des autorités religieuses et
dont l’auteur avait subi le même sort que Salman Rushdie. Le manuscrit
réunissait la prose et le vers, l’écriture et la calligraphie, la douceur et la
provocation. L’auteur, iranien, avait pris le pseudonyme de Dacht-é Kavir
qui désigne le Grand Désert salé d’Iran. Son identité faisait débat. Certains
prétendaient que ce « il » était en fait un « elle ». On parlait de travesti(e).
Ceux qui se proposèrent comme Corps fictif de L’unique (tel était le titre de
l’œuvre) n’étaient pas assez beaux.
Quand des volontaires à la hauteur se présentèrent enfin, la lecture de
l’œuvre les fit changer d’avis. L’unique effrayait. Sa séduction ne donnait à
personne le courage de devenir ce texte.
Veronica s’arrachait les cheveux. La mise en peau de ce manuscrit devint
son obsession – il était rare qu’on lui résiste – alors qu’Herman se demandait
s’il ne valait pas mieux laisser tomber. « Je n’ai jamais autant désiré la mise
en peau d’un texte ! » s’emportait Veronica. Depuis cette affaire, elle avait
doublé sa consommation de cigarettes. Herman trouvait que Veronica
prenait cette histoire trop à cœur, une partie de lui se demandait si c’était
bon pour le commerce. Pour autant, il savait ce qu’il devait à Veronica, elle
était un peu l’âme de l’entreprise. Il se rallia à sa cause.
Ils sortirent. Se rendirent dans les fêtes les plus sélectes de la ville, dans
des penthouses avec vue sur le cœur de Manhattan. Ils virent des créatures
sublimes dans des tenues courtes, juchées sur des talons aiguilles ; certaines
d’entre elles étaient des hommes. Des filles au charme inquiétant et des
garçons avec des yeux de chat. Herman et Veronica s’interdirent de boire :
ils étaient là pour le business. Herman trouvait Veronica de plus en plus
belle. L’obsession de L’unique lui donnait un air profond, romantique. Elle
s’approchait des gens et leur touchait la peau de l’avant-bras. Elle ne pensait
qu’à ça. La mise en peau de L’unique. Ils rentraient à l’aube, croisaient les
premiers joggeurs dans Central Park. Ils avaient tous deux un goût de
déception dans la bouche.
Les jours suivants, Veronica ne se présenta pas au bureau. Herman
l’appela. Elle lui expliqua qu’elle était alitée et que tout ça la rendait malade.
Elle rappela quatre jours plus tard. Sa voix était transformée. Elle avait la
solution. Elle demanda à Herman de contacter le meilleur calligraphe de
l’entreprise et de fixer un rendez-vous pour le lendemain. Herman lui
obéit sur le champ. « J’ai trouvé le Corps fictif du livre de Dacht-é Kavir »,
conclut Veronica.
Herman et le calligraphe l’attendaient. Elle vint seule. Elle sourit à leur
air interloqué, posa sa cigarette dans un cendrier et, sans les quitter des yeux,
se déshabilla. « Voici le Corps fictif de L’unique », dit-elle quand elle fut nue.
Merci à Stéphanie Hochet d’avoir écrit pour muze cette nouvelle inédite.
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La peau
Stéphanie Hochet
« Marquée à jamais »
Dans la nouvelle qui précéde, écrite pour muze, Stéphanie Hochet
revient à un thème qu’elle a exploré dans son magistral roman
Sang d’encre : le lien du tatoué et du dessin.
© Thierry Rateau
départ, j’ai été fascinée par son histoire.
Il existe depuis des
siècles. Chez les
Grecs et les Romains, c’était un signe d’appartenance : les esclaves étaient tatoués.
Aujourd’hui, il est encore une marque
d’appropriation : par le tatouage, on essaie
de posséder l’esprit de ce qu’on se tatoue,
la ruse du serpent, la force du tigre… Mais il
est, hélas, souvent aussi l’expression d’une
mode. Il est beaucoup moins transgressif
qu’il ne fut. On ne peut plus comparer la
signification du petit dauphin bleu au bas
du dos d’une fille et celle du signe qui faisait se reconnaître entre eux les marins ou
les anciens bagnards…
tent sur la table d’intervention. Mais je
n’ai jamais sauté le pas...
muze : Comme un livre qui reste après la mort
muze : Cela faisait-il longtemps que vous pensiez de l’auteur ?
à écrire sur ce thème ?
S. H. : Exactement. Un tatouage est éternel.
S. H. : Oui, mais comme une envie très forte C’est une œuvre. C’est tout ça que dit le taplus que comme un dessein affirmé. C’est
en y travaillant que j’ai découvert tout ce
qu’il y avait derrière. J’étais curieuse, fascinée même, avec une grande envie de
côtoyer ce monde
muze : La question de ce que ce que vous
allez laisser derrière vous vous préoccupe-t-elle
beaucoup ?
S. H. : Elle est très angoissante, tellement
que j’ai cessé d’y penser vraiment. La
vraie question, elle, est plus actuelle :
« Suis-je en train de passer à côté de ma
vie ou non ? »
muze : Le regrettez-vous ?
S. H. : Cela aurait sans doute des consé- muze : Pensez-vous de façon aussi réfléchie
quences allant au-delà d’un dessin sur en écrivant ?
mon corps. Transformer ainsi mon appa- S. H. : Non. C’est maintenant que je réflérence aurait modifié mon état mental.
Tout cela est très lié. Chez moi, l’esprit et
la chair vont de pair. Il n’y a pas de séparation, je m’en rends compte quand je suis
malade. Un tatouage est là pour toujours,
et c’est ce qui m’a fait peur. La peau en
est marquée à jamais. C’est une sorte de
défloration : quand c’est fait, on ne revient
plus en arrière. C’est pour la vie.
touage : que laissons-nous derrière nous ?
Qu’est-ce qu’un bilan ? qu’est-ce qu’un
héritage ? Écrire n’a de sens que si ce qu’on
écrit devient universel. Et le tatouage est
universel.
pas. On ne peut commencer à écrire
comme si on savait tout.
muze : Y a-t-il beaucoup de liens entre
Sang d’encre et la nouvelle inédite qui précède ?
S. H. : Je me suis aperçue que j’avais utilisé
dans l’un et l’autre la même expression de
« mise en peau ».
Propos recueillis par Hubert Prolongeau
muze : Le tatouage
muze : Vous-même, êtes-vous tatouée ?
est-il un thème
S. H. : Non, justement. Du coup, je me suis
qui vous habite
beaucoup renseignée. J’ai rencontré de
depuis longtemps ?
nombreux tatoueurs et tatoués, de façon
Stéphanie Hochet : Au à être capable de raconter ce qu’ils ressen-
muze : Vous vous êtes beaucoup documentée,
et vous avez une écriture très précise…
S. H. : J’aime découvrir ce que je ne connais
chis. Mais, quand j’écris, tout cela s’incarne. C’est du roman, de la fiction. L’idée
vient en second lieu.
muze : Dans Sang d’encre, votre personnage
de tatoueur reste assez énigmatique…
S. H. : C’est exprès. Je ne voulais pas en
faire quelqu’un de très clair. On ne sait
jusqu’où il est capable d’aller. C’est lui
qui a le pouvoir. Il marque les gens, au
sens propre et au sens figuré. Dessiner
quelque chose d’ineffaçable sur la peau
de quelqu’un, c’est entrer dans sa vie.
C’est en fait extrêmement intime : vous
aurez un souvenir à vie de la personne
qui vous a tatoué(e). Même les passions
amoureuses les plus fortes ne laissent
pas forcément des souvenirs aussi marquants.
muze : Et pour parler du même thème, le tatouage.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’y revenir ?
S. H. : L’envie de mêler la profession d’écrivain et la peau… Il y a pour moi un lien évident entre le support et l’écrit.
muze : Avez-vous pensé en écrivant à Ray
Bradbury ? Aux hommes livres de Fahrenheit 451,
qui apprennent par cœur les grands romans pour
les sauver de la destruction, ou à L’homme illustré ?
S. H. : Pas consciemment, non. Mais j’ai lu
Ray Bradbury, surtout adolescente (et les
lectures adolescentes sont les plus marquantes), et cela m’a sûrement inconsciemment inspirée. De la même façon,
des gens ont vu des liens entre Sang
d’encre et Le horla de Maupassant qui
n’ont jamais été conscients, mais qui
existent sûrement.
muze : Si vous deviez vous faire tatouer un texte
sur le corps, lequel choisiriez-vous ?
S. H. : Si j’étais hypernarcissique, je pren-
drais un des miens (rires). Mais j’aurais
trop peur que cela agisse ensuite sur moi,
et que je vive quelque chose en rapport
avec le texte…
Tatouages littéraires
La nouvelle de Stéphanie Hochet n’est pas une pure fiction.
Certaines personnes se font inscrire des textes sur le corps. Sans
dessin, sans rajouts, rien que les mots. Beaucoup se contentent
d’une phrase ou d’une maxime, « Simplify your life », « Carpe
diem » ou « Enjoy rock and roll ». D’autres adoptent un texte plus
long, les plus intrépides ont même osé, sur tout un bras, se faire
tatouer un texte en calligramme. Il n’est pas interdit de personnaliser : ainsi une jeune fille a-t-elle rapproché deux phrases d’un de
ses romans préférés, Howl’s moving castle, de Diana Wynne Jones.
Elle explique sur son site qu’elle a fait cela parce que les deux
phrases choisies « marquent un moment-clé où l’héroïne trouve le
courage de lutter pour son bonheur ».
Certains artistes ont étendu cette pratique à des projets plus
globaux. Pour Skin Project, l’artiste et écrivaine Shelley Jackson
a écrit un texte de 2 095 mots qu’elle a tatoué dans une seule et
même police de caractères sur 2 095 porteurs, à raison d’un mot
chacun. Le texte n’a jamais été publié ailleurs que sur ces corps,
et déjà certains « porteurs » sont morts, rendant impossible sa
reconstitution. La poétesse canadienne Chantal Bergeron a, elle,
proposé à 189 personnes de se voir tatouer un des 189 vers du
poème « La marche à l’amour » de Gaston Miron.
Outre le choix du texte, la place sur le corps est révélatrice du
rapport au monde et de l’envie de s’intégrer au dialogue. Le
texte est situé soit à un endroit où le tatoué peut le lire, soit
à un endroit qui lui est invisible à moins de se mettre devant
un miroir : sur son dos, son cou. Certains sont même piqués à
l’envers pour n’être lisibles que dans une glace…
© Courtesy Shelley Jackson
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