Les élites musulmanes du Caucase : intégration, discriminations et
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Les élites musulmanes du Caucase : intégration, discriminations et
Les élites musulmanes du Caucase : intégration, discriminations et action politique (début du xxe s.) L’Empire russe, comme l’a mis en exergue l’historien Andreas Kappeler, a un fondement dynastique et non national. Les sujets (poddanye) de l’Empire sont organisés selon une hiérarchie complexe d’ordres sociaux (soslovie). Si le principe dynastique n’a jamais été complètement abandonné, il a été supplanté par le nationalisme russe et des conceptions coloniales devenus prépondérants à la fin du xix e siècle. La conquête du Caucase a fait de ses autochtones des sujets de l’Empire dont l’intégration est plus ou moins poussée suivant leur catégorie sociale et leur appartenance confessionnelle. Les situations locales sont si différentes selon les régions du Caucase en fonction du moment et des modalités de leur conquête ou annexion, de leur peuplement, de leur mode d’administration qu’il peut paraître abusif de parler du Caucase dans son ensemble. Il est classique d’étudier séparément le Caucase du Nord et le Sud-Caucase, dénommé « Transcaucasie » dans l’organisation impériale. Cependant, il est intéressant d’envisager l’intégration des élites musulmanes, les discriminations qu’elles subissent et dont elles tentent d’obtenir la suppression lorsqu’elles s’engagent dans la vie politique et sociale au début du xxe siècle pour trois raisons principales : - Dans l’Empire, l’administration du Caucase est confiée à des autorités responsables de la totalité du territoire (comme la vice-royauté du Caucase, avec son siège à Tiflis, qui a dirigé l’armée et l’administration civile de 1844 à 1881 et a été restaurée en 1905 et le comité du Caucase, actif à Saint-Pétersbourg de 1845 à 1882) ; - Diverses initiatives politiques sont menées par les musulmans du Caucase qui se perçoivent comme une entité politique (participation à la campagne de pétitions de février-août 1905, par ex., premier congrès régional des musulmans du Caucase, en avril 1917) - L’existence de régions qui, lors de réorganisations administratives, ne sont entièrement rattachées ni au Caucase du Nord ni à la Transcaucasie (cas du Daguestan de 1860 à 1917. L’intégration des élites musulmanes. Pour faciliter l’intégration des populations musulmanes des différentes régions du Caucase, des mesures sont prises ou des institutions crées pour rallier ou former des élites issues des sociétés musulmanes et obtenir leur concours au sein de différentes unités armées ou des diverses branches de l’administration civile. Citons quelques unes de celles qui ont eu un effet important sur plusieurs générations successives car elles ont perduré. - le recrutement parmi les élites musulmanes locales d’hommes pour le service dans des formations armées prestigieuses comme le demi-escadron des montagnards caucasiens de l’escorte (konvoj) de l’empereur institué en 1828 et dissous en1881. Au sein de ce demi-escadron ont été constitués un détachement de Lezgin en 1836 puis un détachement de « Musulmans » (c'est-à-dire d’Azerbaïdjanais, selon la terminologie actuelle), en 1839. Les officiers, sousofficiers et écuyers de ce demi-escadron devaient être recrutés chez les princes, khans, beks, uzden (en Kabardie) … des différents peuples. Le séjour de quatre ans à Saint-Pétersbourg et dans le reste de l’Empire lors des déplacements de l’empereur ou même à l’étranger lors de certains campagnes devaient faire découvrir la civilisation européenne et les mœurs russes. Des cours de langue russe étaient dispensés, en plus de la formation militaire. De retour au Caucase après leur service, officiers, sous-officiers et écuyers étaient censés influencer les groupes dont ils étaient issus, et propager une image favorable du pouvoir impérial. Au moment de leur départ, les sous-officiers étaient promus au grade de cornette (kornet) de cavalerie, puis, à partir de 1869 d’enseigne de la milice (praporščik milicii). 754 hommes ont ainsi été promus officiers pendant les 53 ans d’existence de ce demi-escadron. Un grand nombre d’entre eux orientaient leurs propres fils vers le service armé ou les envoyaient dans des institutions d’enseignement militaire. D’autres formations de cavalerie de musulmans de Transcaucasie, de Daghestanais et de montagnards du Caucase ont servi l’Empire jusqu’ à sa chute et ont participé de diverses manières à l’intégration de leurs coreligionnaires. - Dans le domaine civil, le développement d’un réseau scolaire, des différentes branches de l’administration, des voies de communication et de l’économie ont largement contribué à l’intégration des musulmans, et en particulier de leurs élites. L’administration, fort complexe, a connu de très nombreuses réorganisations, des phases de centralisation et des phases de régionalisme et d’adaptation aux données locales. Il est cependant intéressant de signaler quelques mesures destinées à l’intégration des élites locales, adoptées et mises en œuvre par le vice-roi Mihail Semenovič Voroncov (1844-1853) Elles prévoient de . - recruter des autochtones du Caucase du Nord et de Transcaucasie, financer leur formation dans les institutions d’enseignement supérieur et spécialisé et les recruter comme fonctionnaires au service de l’Etat après les avoir formés (règlement du 11 juin 1849). A leur retour au Caucase, ces pupilles (vospitanniki) devaient servir un minimum de six ans dans la fonction publique. - doter d’un statut juridique les catégories privilégiées des « bek, melik et agalar » dont les droits fonciers héréditaires sont reconnus par un oukase de Nicolas Ier du 6 décembre 1846. La mise en œuvre de cette décision impériale se fait rapidement en ce qui concerne la propriété des domaines fonciers et le statut des paysans qui travaillent dessus. La question des droits personnels des membres de ces catégories (soslovie) a été beaucoup plus délicate. Elle a été confiée après 1863, à des « commissions de beks » créées à Tiflis, Erevan, Šusa et Bakou qui ont réexaminé cas par cas qui pouvait appartenir ou pas à ces catégories et ont travaillé jusqu’en 1882 (pour celle de Bakou). Elles ont reconnu pour toute la Transcaucasie le droit de 2871 familles à appartenir à l’ « ordre musulman supérieur » (vysšee musul’manskoe soslovie), 3 avec le rang de khan, 1015 avec celui de « bek à titre héréditaire » et 466 avec celui de « bek à titre personnel ». Les droits héréditaires ne devenaient effectifs qu’après l’entrée au service de l’Etat des ayants droit. L’appréciation exacte de ce statut donne lieu à des interprétations différentes. Il est cependant indéniable que l’appartenance à l’une de ces catégories musulmanes supérieures n’équivalait pas à l’entrée des princes et nobles géorgiens dans la noblesse russe. Quelles que soient les mesures incitatives adoptées par le pouvoir russe, la décision de poursuivre des études en dehors de son milieu traditionnel et/ou d’entrer au service civil ou militaire de l’Etat russe reste une décision individuelle. Celui qui le faisait le premier dans son environnement familial et social devait surmonter toutes sortes de préjugés et d’obstacles. Et bien des individus d’exception l’ont fait avant l’adoption de ces mesures. Parmi de nombreux parcours singuliers, il semble pertinent d’évoquer à titre d’exemple les cas de : - Šora Bekmurzin Nogmov (entre 1794 et 1801- 1844), né dans un aoul près de Piatigorsk, qui, après reçu une formation en arabe, persan et turc, renonce à sa dignité de mollah de son village et commence à remplir diverses fonctions auprès d’officiers russes. Par la suite, il devient écuyer du demi- escadron de la garde de l’Empereur où il sert de 1830 à 1835. Au terme de sa carrière militaire, il a atteint le grade de capitaine en second. Nogmov est entré dans l’histoire comme l’auteur de la première grammaire kabarde et le premier historien du peuple adyghé. - Mirza Fath Ali khan Akhunzade (1812-1878) qui tout en ayant acquis une formation classique en arabe, persan et turc, désire entrer au service de l’administration impériale et apprend dans ce but le russe dans un établissement de sa ville natale, Nukha. Il entre en 1834 comme interprète de langues orientales dans la chancellerie du commandant en chef en Géorgie et poursuit sa carrière dans cette spécialité. Il s’est acquis la réputation de « Molière azerbaïdjanais » grâce aux comédies qu’il écrivit et qui ont d’abord étén jouées en traduction russe au théâtre de Tiflis. Les discriminations. Sujets de l’Empire, membres de différents groupes sociaux (soslovie), les musulmans du Caucase sont l’objet de discriminations que l’ont peut classer en trois grandes catégories : - Celles qui touchent l’ensemble des musulmans de l’Empire russe, certes tolérés et dotés d’institutions reconnues par l’Etat (et pour une bonne partie d’entre eux organisées par lui) mais ne jouissant pas des mêmes droits que les orthodoxes ou les autres chrétiens (par ex. interdiction du prosélytisme musulman et de la conversion de l’orthodoxie à l’islam, qui n’est admise qu’à partir de 1905 et dans certaines conditions..). - Celles qui touchent l’ensemble du Caucase dans lequel : Les réformes d’inspiration libérale du règne d’Alexandre II (1855-1881) sont soit adoptées avec un décalage de plusieurs années par rapport à la Russie centrale, soit vidées d’une bonne partie de leur contenu, soit pas du tout appliquées. Notamment, dans le domaine de la gestion des affaires locales, le contrôle des différentes institutions par l’administration et la police est maintenu et les zemvstva (assemblées territoriales élues) n’y sont introduits. La politique de russification et l’affirmation du nationalisme russe à partir de 1881 marquent un tournant important dans l’histoire du Caucase dans la mesure où les autochtones chrétiens, Géorgiens et Arméniens et les autres populations chrétiennes que le pouvoir russe a installées dans la région (colons allemands, arméniens, grecs) cessent d’être traités en alliés privilégiés et sont eux-aussi l’objet d’une politique autoritaire imposant l’usage de la langue russe dans l’enseignement et réservant certaines terres à l’installation exclusive de colons ethniquement russes . - Celles qui touchent spécifiquement les musulmans du Caucase. L’histoire de la domination russe au Caucase est également celle des victoires remportées sur l’Empire Ottoman et l’Iran qui perdent la souveraineté ou l’influence qu’ils avaient sur les territoires intégrés à l’Empire russe. Or, les musulmans du Caucase continuent souvent d’entretenir des liens avec ces puissances, du fait de leur communauté religieuse et des relations qu’ils entretiennent avec les représentants de leurs propres peuples qui ont choisi ou ont été contraints de s’exiler (mouvement des muhadjirs, muhadžirstvo). L’exode le plus massif de musulmans du Caucase a eu lieu après la soumission en 1864 des Tcherkesses du Nord-Ouest. Ce contexte géopolitique sous-tend une certaine défiance à l’égard des musulmans du Caucase souvent suspectés d’un manque de loyauté à l’égard du pouvoir russe. Une discrimination était particulièrement impopulaire : celle qui impose des quotas au sein des conseils des villes (gorodskie dumy). Ces quotas limitent le nombre des « non-chrétiens » (nehristiane) qui ne peuvent occuper plus d’un tiers des postes de conseillers (règlement de 1870), d’un cinquième (règlement de 1892) puis de la moitié (règlement de 1900), même s’ils sont majoritaires dans la ville. Cette mesure jouait principalement en faveur des Russes dans les villes du Caucase du Nord et en faveur des Arméniens dans le Sud du Caucase. . - l’exemption du service militaire obligatoire pour les musulmans de Transcaucasie et des oblast’ du Terek et du Kuban’, décrétée 28 mai 1886, et le paiement en contrepartie d’un impôt supplémentaire, alors que la loi de conscription de 1874 s’applique aux autres populations du Caucase. - de nombreuses discriminations ne relevaient pas de la loi, mais de la pratique administrative et des comportements abusifs d’agents locaux du pouvoir civil ou militaire. L’action politique et sociale Ces discriminations créent chez les musulmans du Caucase, ceux qui se sont intégrés dans la société russe, et parfois depuis plusieurs générations, le sentiment d’être considérés comme des parias, des « Asiates », une « race inférieure soumise ». Ahmet Calykov (1882-1928), juriste et publiciste ossète, menchevik à cette époque, dénonce dans un article, publié en 1909 à Saint- Pétersbourg, les agissements des cadres de l’administration et de la police à l’égard des autochtones rendent difficile et freinent l’adoption de la citoyenneté russe (russkaja graždanstvennost’) et l’acculturation des nationalités caucasiennes. La lutte contre les discriminations, contre les inégalités liées à l’appartenance confessionnelle musulmane, laquelle recoupe l’appartenance à tout un ensemble de nationalités non-russes, est au cœur de l’action politique que mènent les élites musulmanes au début du XXe siècle. Cette action prend diverses formes : publications d’articles dans la presse, principalement de Transcaucasie et des capitales russes, requêtes adressées soit à l’administration locale ou régionale, soit aux ministres du gouvernement central. Elle se développe après la révolution de 1905 grâce à la création de partis politiques, d’associations de bienfaisance ou de lutte pour le développement culturel, à la création d’organes de presse dans les langues nationales et à l’activité parlementaire des députés à la douma d’Etat. Les musulmans du Caucase participent à la campagne officielle de pétitions organisée par Nicolas II du 18 février au 6 août 1905. Une délégation de représentants des villes et gouvernement de Bakou, d’Elisavetpol’ (Gandža), de la ville de Nahičevan et du gouvernement de Erevan, de la ville de Vladikavkaz et de l’oblast’ du Terek et de la ville de Temir-Han-Šura et de l’oblast’ du Dagestan présente au Conseil des ministres la « pétition des musulmans du Caucase » le 12 avril 1905. Cette pétition demande la suppression de toutes les restrictions à leur encontre et l’égalité des droits politiques, civiques et religieux avec les Russes. Les revendications exprimées dans cette pétition vont inspirer les interventions des députés musulmans du Caucase aux doumas d’État et les programmes de l’Union des musulmans. L’un des sujets de préoccupation des élites musulmanes engagées dans l’action sociale et politique est le problème de la terre et l’arrêt de la colonisation qui dépossède la paysannerie de ses terres ancestrales. Ali Merdan Toptchibachi, le principal rédacteur de la pétition des musulmans du Caucase, demande l’abrogation de la loi de 1900 qui a transformé les terres privées ou communautaires des montagnards en domaines de l’Etat. Le problème est particulièrement sensible au Caucase du Nord et au Dagestan. Ahmet Calikov dénonce l’attribution des meilleures terres aux cosaques, leurs avantages sociaux-économiques et particulièrement le règlement de 1888 qui confie l’administration des oblast’ du Terek et du Kuban’ à cette seule « caste » et en exclue les représentants des peuples montagnards et ceux des autres colons russes. Après le renversement de la monarchie en février 1917: - est créé le Comité provisoire des organisations sociales musulmanes de Bakou (27 mars 1917) et organisé le premier congrès régional caucasien des Musulmans (15-20 avril) réunissant à Bakou des représentants de tout le Caucase.) - la première assemblée de l’Union des peuples du Caucase du Nord et du Daghestan se tient à Vladikavkaz du 1er au 10 mai 1917 et divers organes d’auto-administration locale sont formés en mai-juin : Comité exécutif de l’oblast’ du Terek, comité exécutif des districts de Groznyj et de Vedeno, comité ingouche… Tant le congrès musulman de Bakou que l’assemblée de Vladikavkaz rassemble chacun au moins 300 délégués dont la très grande majorité appartiennent aux élites intégrées dans la société russe au sein de laquelle ils occupent des fonctions d’avocats assermentés, de médecins, de journalistes, d’enseignants, de membres du « clergé musulman », d’agronomes, d’ingénieurs et même d’officiers (surtout au Caucase du Nord). Il n’est pas question ici d’esquisser un tableau des différentes tendances politiques représentées mais de dégager quelques traits communs à elles-toutes : - Ces délégués pensent les transformations à venir de la Russie à l’échelle de tout le pays dont ils voient l’avenir en une République fédérative. - Ils élaborent leur projet pour l’espace impérial russe, sont souvent actifs dans les deux capitales russes et également au Caucase, en Crimée ou en Ukraine et jouent un rôle notable dans les organisations communes à tous les musulmans de Russie. -Une partie de membres de ces élites a parfait sa formation soit en Europe occidentale soit dans l’Empire ottoman et/ou l’Iran, et a participé à la vie politique et culturelle de l’Iran et de l’Empire ottoman. Elle a mis à profit ces séjours à l’étranger pour faire connaître ses points de vue et revendications politiques. Parmi les pionniers en ce domaine : Ahmed Ağaoğlu (Agaev) qui a publié plusieurs articles à Paris, au début des années 1890, sur les menaces pesant sur la civilisation musulmane et sur le chiisme et le Daghestanais kumyk Djalal-el Din Korkmasov, éditeur de Stanbulskie Novosti à Istanbul en 19091910.. Dans le même esprit, on peut signaler également la traduction française du Compte-rendu des assemblées des peuples de Ciscaucasie et leurs travaux législatifs, éditée à Istanbul dès 1918 par le Comité des émigrés politiques de la Ciscaucasie en Turquie). Cependant, dès les premières assemblées de 1917, apparaissent des tensions et des positions divergentes et notamment l’opposition véhémente d’une partie du clergé musulman aux projets de transformations de la société. Elle s’exprime, en particulier à propos de l’émancipation des femmes, lors du premier congrès de Bakou. Par ailleurs, très vite les membres des intelligentsias tchétchène et ingouche au sein des comités qu’ils ont formés sont en concurrence avec les mollahs et milieux cléricaux et ils semblent poursuivre des objectifs très éloignés des aspirations de la base. Ces tensions et divergences, la complexité des rapports interethniques, le contexte politique russe, la situation internationale créée par les opérations militaires turques et par la fin de la Première Guerre mondiale, la guerre civile et les interventions étrangères vont faire éclater l’éphémère République de Transcaucasie en ses composantes arménienne, azerbaïdjanaise et arménienne et anéantir les aspirations à l’union des montagnards du Caucase. Une partie des élites musulmanes émigrent en Occident ou en Turquie après l’instauration du pouvoir bolchevik. Ceux qui ont intégrés les nouvelles instituions soviétiques et y ont exercé des responsabilités, quand ils étaient encore en vie à la fin des années 1930, furent victimes des purges staliniennes. L’histoire de ces élites musulmanes est l’objet d’un intérêt nouveau dont témoignent de nombreux ouvrages, revues et sites sur Internet du Caucase postsoviétique, de Russie et d’ailleurs (notamment ceux des diasporas caucasiennes). Elle demeure l’enjeu de conflits mémoriels, de déformations nationalistes antagonistes, de tendances à la seule victimisation ou, à l’inverse, à l’apologie de tel ou tel régime. Une histoire transnationale de la région reste un champ à construire, même si certains travaux historiques peuvent lui servir de fondements.