Lire la suite

Transcription

Lire la suite
Christoph Ribbat
Faim et proximité : Jacob Holdt
Une fois qu’on a planté la seringue, il n’y a plus moyen de la retirer. Cette phrase est bien trouvée, mais elle n’a
pas vraiment sa place ici car elle n’est pas de Jacob Holdt. C’est une phrase extraite de Tulsa (1971), un album de
photos sur les junkies de son contemporain Larry Clark. Elle peut néanmoins servir d’exergue à l’œuvre photographique de Jacob Holdt qui montre l’Amérique de Nixon et de l’héroïne avec une intensité rarement égalée.
Une fois qu’on a planté la seringue, il n’y a plus moyen de la retirer, mais ce qui permet d’assimiler le recueil légendaire de Holdt, American pictures, à l’expérience de la drogue, ce sont plutôt ses photos les plus sobres, ses représentations de la pauvreté absolue.
Il y a d’abord la puissance organique de ces clichés. On y réagit par la sensation d’un nœud obscur et coriace
dans l’estomac. Un nœud qui croît, qui s’entortille et qui continue de croître. On peut être tenté, face à certaines
de ces photos, d’adopter une attitude presque agressive du genre « Oublions toute la photographie postmoderne
et ses théories » ou « La vérité est dans ces photos ». On peut même acquérir la conviction que la vision démodée de Holdt nous apprend toutes sortes de choses pour le début du XXIe siècle et nous pourvoit d’une éthique
de l’observation, nous appelant pour ainsi dire à arrêter enfin d’employer notre intelligence exsangue à démonter
l’authenticité et à tourner notre regard, notre juste regard sur le corps maltraité de l’homme, sur les victimes de
notre mode de vie, sur les enfants de Chicago qui dans les années 1970 mouraient encore des morsures de rats
(des enfants mourant de morsures de rats !!!), sur la dignité infiniment attristante de l’homme, qui continue à
vivre dans la faim, la solitude et la déchéance. Face à la dignité humaine, nous n’avons pas d’autre choix que : a)
la célébrer, b) en finir avec la méfiance que nous inspire le réalisme qui ne fait rien d’autre (que de glorifier cette
même dignité humaine), c) arrêter de mettre bêtement en cause l’humanisme libéral (car qu’avons-nous d’autre
à offrir : les magnifiques valeurs des talibans ?) et d) faire preuve à l’égard d’autrui d’une véritable, d’une authentique compassion. Jacob Holdt serait un saint dans cette procession des justes, avançant en tête avec son modeste appareil photo cabossé, doté de ce que nos ancêtres appelaient un «œil incorruptible » (également connu sous
le nom de « concerned photography » ou comme le simple désir de montrer le monde tel qu’il est au lieu de
l’emballer sous ces épaisses couches de protection que sont les questions, les questionnements et les remises en
177
question des questionnements). A la suite de Jacob Holdt viendrait alors (pourquoi pas, ce jour pourrait venir)
une nouvelle génération d’intellectuels qui ne considéreraient pas la pauvreté comme une construction discursive, mais qui laisseraient ces photos leur faire du mal, vraiment mal, et qui ensuite bougeraient, s’activeraient
pour améliorer le monde maintenant.
Mais lentement, lentement. C’est l’histoire du fils d’un pasteur danois, jeune et avec le goût de l’aventure. Il traverse les Etats-Unis alors qu’il part pour des vacances prolongées en Amérique latine. Le hasard l’a retenu là-bas.
Il a été aspiré par la contre-culture, par les mouvements anti-guerre et par l’Amérique noire. C’est alors qu’ont
commencé les cinq années les plus importantes de sa vie. Holdt a vécu chez les pauvres et chez les riches, chez
les Blancs et chez les Noirs. Il a couché avec les pauvres, les riches, les Blancs et les Noirs. Il a discuté, posé des
questions, s’est drogué, s’est fait entretenir et a écrit de longues lettres à la maison. Comme ses parents ne
croyaient pas à ses descriptions de la société américaine, ils lui ont envoyé le modeste appareil photo avec lequel
il a réalisé ses American pictures. Son livre est paru alors que Holdt était rentré au Danemark depuis longtemps. Il
a dû l’assembler en toute hâte parce qu’un éditeur danois avait perçu le potentiel de son histoire juste avant la
Foire du livre de Francfort. American pictures est à la fois un récit de voyage, de l’agit-prop, un essai politique, un
album de photos et un roman d’aventures – produit avec très peu de moyen. Les photos en couleur de Holdt
sont généralement imprimées en noir et blanc. Elles sont insérées dans des masses et des masses de texte.
Quand ces photographies figurent toutes seules, délivrées des mots et dans les couleurs étranges de leur époque
– comme c’est le cas ici – on découvre en Holdt un photographe béni des dieux. Il compose des scènes, des gestes et des visages d’une main de maître. Il transforme le low tech en high art, comme un enfant prodige qui jouerait du flamenco sur une guitare en plastique.
Le paradoxe, c’est que tout ça lui est complètement égal. Cela fait presque trente ans qu’il parcourt infatigablement le monde, donne des conférences et montre ses photos. Elles ne sont jamais l’étalage de son oeil fantastique, mais seulement du matériel pédagogique contre le racisme et l’injustice.
Comme on a beaucoup de mal à s’imaginer une telle vie, on décrit parfois Holdt comme un dogmatique obsédé
par son projet. Fausse impression. Holdt a dès le départ envisagé les limites de son travail. « L’idée du livre ne m’a
jamais particulièrement emballé », avoue-t-il même dans la préface ! Il part du principe que ce livre ne peut pas
aider les gens qui lui tiennent à cœur, et même instaure une distance avec les gens avec lesquels il veut parler. Les
textes de Holdt sont traversés de tels doutes. Il prend ainsi conscience que le sujet de la pauvreté ne se laisse pas
178
vraiment saisir par la photographie. « Il est généralement difficile d’approcher de très près […] ces enfants affa-
més parce qu’ils ont incroyablement peur des étrangers », note-t-il dans un chapitre sur l’Alabama et du Mississippi. Et d’ajouter : « C’est difficile de photographier la faim, car seule une toute petite minorité des gens affamés
sont vraiment très maigres. » American pictures montre ainsi le cliché d’une petite fille qui regarde l’intérieur d’un
réfrigérateur immonde, des portraits d’enfants en pleurs, l’instantané d’un chien décharné. La faim des hommes
reste invisible. A ce moment-là, le texte est beaucoup plus efficace que n’importe quelle photo. Par exemple, la
restitution par Holdt d’une conversation avec une jeune femme qu’il accompagne dans une glaisière où elle va
chercher de la nourriture pour elle et pour son fils : « Tu manges toujours de la terre ? » demande-t-il. Elle :
« De temps en temps. » Il demande encore : « Est-ce que c’est bon ? – Délicieux. » Puis elle demande à Holdt
d’un air étonné : « T’en as jamais mangé ? »
Holdt ne cesse d’étaler consciemment son étrangeté et les lacunes de sa compréhension. Il considère New
York City comme « une ville qui n’autorise personne à être humain. » D’après lui, les New-Yorkais libéraux, riches et blancs sont aussi choqués que lui des choses qu’il a vues. Mais, écrit Holdt, leur « peur monstrueuse des
nègres et de leur façon d’être » les empêche d’approcher le seuil que lui a franchi. Il voit les Blancs libéraux
comme des « troupes tampon du capitalisme » qui absorbent toute critique à l’intérieur du système. Et luimême, écrit-il dans un esprit d’autocritique, est tout aussi hypocrite que ces « snobinarts » parce qu’il dilue sa
propre critique et transforme ses reportages en un « bavardage condescendant ».
Au cours de ses voyages aux Etats-Unis, Jacob Holdt s’est fait attaquer cinq ou six fois. Il s’est fait menacer par
la police et harceler par le Ku Klux Klan. Il semble qu’il considère pourtant son séjour à New York comme le
moment fort de son expédition. Aucun acte de violence, aucune hostilité ne le déprime davantage que la certitude que le public établi et blasé de ses reportages s’intègrera dans le courant culturel dominant. Ses photos choquantes partent en fumée. La ville reprend sa vie comme avant.
Obsession est un mot affreux, addiction aussi. Mais c’est quelque chose de semblable qui porte Holdt, quelque
chose qui n’a rien à voir avec l’ironie, la distance et le double sens, et qui fait de lui un étranger dans le monde
sarcastique de l’art. Une fois qu’on a planté la seringue, il n’y a plus moyen de la retirer : il a ce désir insatiable de
contact et de proximité. Durant ses cinq années américaines, il a recherché ce contact sur les matelas, dans les
sacs de couchage, parmi les journaliers agricoles et dans les quartiers misérables des villes. Il continue aujourd’hui à le chercher et à le trouver en tant que « rapporteur », quand il voyage avec ses photos pour enlever aux jeunes leur peur de l’étranger. Parce qu’il est toujours en train de se battre, après toutes ces années, pour les protagonistes de ses photos.
Ses photos aussi, d’ailleurs, auraient besoin d’un protecteur. Car dans le milieu actuel de la critique d’art, une
histoire comme celle de Jacob Holdt est un cas assez difficile. Si on résume la situation, il y a cet Européen du
179
Nord, blanc, de sexe masculin, libre, indépendant, qui jouit des privilèges de la classe moyenne. Par pure insolence, par excitation morale il prend un millier de photos de la vie et des souffrances de l’Amérique noire. C’est
problématique à différents égards, parce que tout observateur blanc de non Blancs, aussi généreux, insolent et
hippie soit-il, ne peut appliquer que le regard du pouvoir. Le titre de « Noir d’honneur » n’existe pas – d’autres
l’avaient déjà envisagé. Et Holdt n’a-t-il pas tendance même à exotiser le corps noir ? N’en fait-il pas un objet
fétiche ? Toute cette nudité n’est-elle pas que du primitivisme ? Est-ce que l’humiliation par l’appareil photo ne
revient pas à l’humiliation par la pauvreté ?
Ajoutons ceci en guise de réponse à toutes ces questions : au début des années 1980, au moment où American
pictures connaît son plus grand lectorat, se développe aux Etats-Unis le concept de « underclass ». Pour le sociologue américain Herbert Gans, il s’agit d’une nouvelle stigmatisation de la pauvreté et d’un instrument effroyablement efficace dans cette « guerre contre les pauvres » que la société américaine, selon lui, mène depuis plusieurs décennies. En qualifiant les nécessiteux de « underclass » (au lieu de parler de « pauvres gens »), dit-il, on
peut enfin justifier le fait qu’ils ne sont pas normaux et qu’ils ne sont pas des « nôtres ». Comment Holdt s’y
prend-il pour que ses travaux ne contribuent pas à cette catégorisation ? Serait-il possible que les photos ne partent pas en croisade contre la pauvreté, mais contre les pauvres ? Après tout, on les regarde comme à travers les vitres d’un laboratoire de recherche, justement parce qu’ils sont tantôt nus, tantôt blessés, parce qu’ils semblent ne
pas avoir de sphère intime comme nous.
Et puis il y a toutes ces saletés, dit le snob – imaginaire. D’une part, Holdt revendique pour son projet
l’authenticité, l’honnêteté, l’incorruptibilité. D’autre part, n’importe quel profane peut voir qu’il monte sans
arrêt des scènes, qu’il utilise des lumières dramatiques, qu’il esquisse des situations ayant un impact allégorique.
Il faut être radical dans son projet, dit le snobinart. En photographie, il faut que tout soit mensonge ou rien
du tout. Se faire l’ambassadeur de la vérité tout en travaillant à ses effets mélodramatiques a quelque chose de
frelaté.
Holdt échoue donc désespérément à tous les tests de la critique d’art. Mais cela ne veut-il pas juste dire que ces
catégories n’ont pas leur place ici ? L’esthétique ? Holdt ne s’y intéresse pas. Le concept ? La stratégie ? Il n’en a
pas besoin. Il veut des images qui soient des outils, aussi dures et robustes que des treuils. Sa façon d’aimer est
plus grande que toutes les réflexions académiques.
Et pourtant, il ne cesse de se démonter lui-même en éléments d’autocritique, de frustration et de désespoir.
« La seule chose qui m’importe pendant mes voyages », écrit-il dans une lettre, « c’est d’être avec ces êtres seuls
et perdus. Mon hobby photographique n’est rien d’autre, en somme, qu’une exploitation de leurs souffrances et
180
il ne contribuera jamais à les atténuer. »
C’est à un Danois que nous devons l’étude la plus approfondie réalisée à ce jour sur le travail de Jacob Holdt. Ole
Bech Petersen, de l’université d’Odense, voit en lui l’un de ces Danois partis aux Etats-Unis pour les découvrir,
les décrire et éventuellement les changer. Dans cette série figure aussi, bien sûr, l’autre célèbre photographe danois de la pauvreté américaine : Jacob Riis, d’abord un pauvre immigré, puis découvreur et chroniqueur des bas
quartier new-yorkais à la fin du XIXe siècle. (Les deux Jacob sont originaires de la même région du Jutland, mais
Holdt ne savait rien de son prédécesseur avant de découvrir un de ses albums en 1975, dans une librairie de San
Francisco, et de le voler). Riis avait consacré toute sa vie à New York. Aujourd’hui, un parc lui est dédié à Rockaway, dans le Queens. Le combat de Holdt, même s’il est pareillement passionné, n’est pas attaché à un lieu
unique. Selon Petersen, on devrait qualifier sa méthode de « voyage fataliste. »
C’est un concept intéressant dans la mesure où Holdt n’est pas un « mâle alpha » qui part en exploration, mais
un homme qui se livre sans cesse et sans scrupules, à la fois politiquement, émotionnellement et sexuellement.
Holdt s’approche si près des gens qu’il commence à se disloquer lui-même. Cela le rend vulnérable. Mais c’est la
seule façon pour lui de sonder la vulnérabilité des autres. Un jour, il visite Wounded Knee , une réserve d’Indiens
en révolte, partage pendant une nuit le matelas d’un chef sioux et échange de longs baisers humides avec lui,
tombe amoureux le lendemain d’une jeune fille « aux sabots rouges », une Indienne Tipoix, et, quelques jours
plus tard, invite dans son sac de couchage une femme enceinte jusqu’au cou dont le mari vient d’être exécuté par
la police, jusqu’à ce que le chef sioux vienne troubler cet intermède. A côté de l’existence de Holdt, la plus excitante des vies de bohême fait figure de long fleuve tranquille. De temps à autre, la vie apporte des anecdotes plus
ou moins héroïques (Holdt travaille brièvement comme videur dans un bar de New York d’où il refoule Bob
Dylan par inadvertance et se fait lui-même renvoyer ; en 1992, la rumeur selon laquelle il serait un agent du KGB
fait la une de la presse danoise). Mais dans ses projets photographiques à long terme il ne s’agit jamais de Holdt luimême ; seulement de son total dévouement, de l’intimité de l’image et de son ouverture absolue à l’étranger.
Les Etats-Unis, écrit Ole Bech Petersen, sont pour Holdt une sorte de fantasme d’évasion. Il a décrit un jour
ses compatriotes danois comme « un peuple d’une nature mauvaise, dégénérée, conformiste, contaminée et inhumaine », qui se sent à l’aise dans le « royaume de la mort ». Holdt n’est pas l’apôtre de l’antiaméricanisme tel
que le début du XXIe siècle voudrait bien le cataloguer. Il aimait et aime toujours les Etats-Unis, qu’il considère
comme sa seconde patrie, il aime l’hospitalité américaine, leur tolérance à l’égard de l’excentricité et leur optimisme. La fin de ses voyages américains a été marquée par des dépressions liées à la fois à son mariage catastrophique avec une Américaine, à l’assassinat d’un ami, mais bien sûr, avant tout, à l’injustice sociale et à la misère.
Ses impressions américaines étaient davantage qu’un simple matériau. Elles ont changé sa vie. Mais Holdt s’est
senti complètement incompris lorsque son livre a été lu au Danemark comme une simple critique du racisme
181
américain et non comme un projet universel sur le racisme, y compris le racisme danois. Dans les éditions ultérieures, il a toujours insisté sur la nécessité d’appliquer les leçons de son travail au contexte européen. Et pourtant, c’est peut-être, dit encore Ole Bech Petersen, la fascination manifeste de Holdt pour l’Amérique qui fait
obstacle à cette intention. Ses photos sont trop fortes, trop puissantes pour que leur public puisse les rattacher
spontanément à sa vie européenne. L’Amérique de Holdt est beaucoup trop sombre et beaucoup trop claire.
C’est ce qui la rend inoubliable.
En outre, le regard sans pitié, à la fois fou et naïf, que Holdt porte sur les Etats-Unis est loin d’être aussi marginal
ou « typique du Vieux Monde » que les lecteurs européens le supposent volontiers. Dans la photographie américaine du début des années 1970, tout tournait autour du courage, de la morale et de la rébellion. En 1970 est
paru East 100th Street, l’album de photos de Bruce Davidson sur une rue de East Harlem, alors l’un des plus pauvres quartiers urbains de l’Amérique. Chacune des photos de Davidson témoigne de son amour sauvage et naïf
pour ce quartier misérable. Tulsa, de Larry Clark, est paru l’année d’après : c’est un reportage photographique
issu du cœur de l’Amérique et de sa culture de la drogue, qui choqua d’autant plus que le photographe n’était pas
un observateur extérieur mais vivait lui-même dans l’excès et l’autodestruction. Le suicide de Diane Arbus en
1971 et la rétrospective consacrée un an plus tard à son œuvre par le Museum of Modern Art ont définitivement
posé la méditation sur l’étrangeté comme une caractéristique de la photographie. Danny Lyon a présenté à son
tour Conversations with the Dead, une série de photos prises dans une prison du sud des Etats-Unis, qui combine
portraits et études du quotidien des détenus avec le long texte autobiographique d’un violeur incarcéré. Cet
ouvrage est caractéristique de son époque : soit le délinquant raconte lui-même son histoire, soit le photographe
devient un délinquant.
Dans les années 70 d’autres écritures photographiques se sont aussi développées dans la sobriété et la distance.
Robert Adams et Lewis Baltz ont créé une nouvelle image laconique de l’Ouest américain, William Eggleston
a donné une impulsion souriante à la photographie en couleur, et les impressions de Bill Owens dans Suburbia
sont tout aussi dociles. Mais même ces études de la banalité quotidienne semblent approcher la folie d’assez près
lorsque le caractère rectiligne des paysages de banlieue génère paranoïa et dépression. Et le grand maître du
photojournalisme dominant s’est tourné le vers le côté obscur de nos sociétés. W. Eugene Smith, né la dernière
année de la Première Guerre mondiale, a quitté les Etats-Unis en 1971 pour le Japon. Il n’y recherchait ni illumination ni paix intérieure, mais commençait son projet le plus dur : une étude sur les malformations et les maladies des habitants de Minamata. Les corps des personnes photographiées étaient intoxiqués, leurs visages défi-
182
gurés par le mercure avec lequel un groupe chimique avait détruit leur environnement. Smith cherchait des
ombres dramatiques pour ses photos, faisant à peine sortir ses personnages du noir, il montrait le vivant comme
une illusion. Le livre de Smith racontait l’histoire d’une ville intoxiquée – ainsi l’annonçait la couverture de l’album Minamata en 1975. Mais pour les photographes documentaristes de l’ère Nixon, ce n’était pas seulement
cette ville japonaise qui était intoxiquée, mais le présent en tant que tel, le monde capitaliste, les Etats-Unis pendant le dernier tiers du XXe siècle.
Les photographes de ces années-là voyagèrent dans un monde lugubre mais non moins inspirant. A la même
époque que Jacob Holdt, une jeune femme de vingt-cinq ans, ancienne assistante monteuse de cinéma, parcourait aussi les Etats-Unis mais sur d’autres routes, avec une autre mission. Future photographe de l’agence Magnum, Susan Meiselas accompagna une troupe de stripteaseuses dans leur tournée des foires. Elle aussi misait sur
l’immersion, sur la proximité, profitant du fait qu’elle avait le même âge que la plupart des danseuses qu’elle
photographiait. Comme Holdt, Meiselas a consacré plusieurs années de sa vie à ce projet. Elle a écouté. Elle a
participé. Les enregistrements des interviews qu’elle a effectués durent 150 heures. Son livre Carnival strippers, a
constitué comme American pictures un moment clé de l’histoire de l’album photographique et, comme les albums
de Holdt, une étude du grotesque, de la nudité, de l’obscurité. Comme lui, Meiselas se méfiait aussi du médium
qu’est le livre, parce qu’elle estimait que les lecteurs peuvent trop facilement prendre de la distance. Mais à la différence du moraliste danois dont la vie ne connaît qu’un seul projet, Meiselas pensait en journaliste. Elle a plongé dans le monde du striptease et a refait surface. Son histoire a commencé, s’est terminée et a fait place à autre
chose. American pictures, en revanche, a été commencé il y a presque quarante ans et est toujours in progress. Son
auteur poursuit toujours le même combat.
Cependant, Jacob Holdt fait partie intégrante de ce moment de l’histoire de la photographie. Le début des années soixante-dix a ouvert des possibilités : on pouvait encore franchir les frontières ethniques et sociales avec
une naïveté quasi juvénile, grandir soi-même dans ce processus et présenter au monde son ignorance et son
étroitesse d’esprit. Cela enthousiasmait les photographes car cela donnait sens à leurs voyages d’exploration et
rendait leur présence, leur observation plus intensives. La relation entre photographe et photographié était certes difficile parfois, parce que les reporters pouvaient quitter leur sujet (stripteaseuses, bas quartiers, prison) à
tout moment et retourner dans leur propre réalité, alors que leurs héros, eux, devaient continuer à supporter
la pauvreté, la violence et l’humiliation parce qu’il se trouvait par hasard que leur vie durait plus longtemps que
le projet photographique en question. Holdt a tout de suite perçu ce problème et a provisoirement abandonné la
photographie. Mais il semble que les promesses de l’Amérique étaient trop belles.
Lorsque American pictures est paru au Danemark en 1977, on l’a rattaché sans hésiter au genre classique du réalisme passionné. Mais en même temps il arrivait presque un peu tard. L’ère de l’ironie avait commencé en 1977 :
183
Cindy Sherman avait déjà réalisé son premier Untitled Film Still. Pourquoi les photographes auraient-il dû continuer à entreprendre de vrais voyages dans des mondes réels et durs ? La photographie se faisait désormais en studio. Elle se faisait dans la tête. Sherman a fait aboutir ce que les photographes des années 70 avaient esquissé en
voyageant et en brisant les tabous : l’identité était changeante, tous les rôles interchangeables, aucun cauchemar
n’était trop étranger. Elle a emmené cette mixture d’idées dans son laboratoire et s’est mise à la distiller. Elle a
fait s’évaporer la réalité (celle bien réelle des stripteaseuses, journaliers, racistes et des enfants qui souffraient).
Sherman a inventé la photographie postmoderne et elle est devenue l’icône de la pensée chic qui circulait
à l’Université et dans les musées. Son œuvre est le symptôme d’une vision du monde qui préfère les gestes
apparemment subversifs à l’action politique, comme le fait remarquer Terry Eagleton dans After Theory. Le corps
n’intéressait pas quand il était affamé ou blessé. Selon son humeur, on l’interprétait comme un fantasme, une
construction sexuelle ou un cyborg, comme étant exotique ou érotique, hip ou hybride. Comme l’écrit Susan
Sontag dans Devant la douleur des autres, cette culture engendrait une ébauche de pensée effroyablement provinciale, à savoir que la réalité de la souffrance ne serait rien d’autre qu’une simple construction médiatique.
Peut-être faut-il effectivement se représenter Jacob Holdt comme le contre-pied de cette époque. Jacob est
Jacob, en 1970, en 1978 et en 2007, dans quelque rue, sur quelque matelas qu’il se trouve. Il est Jacob et jamais un
autre, il n’a jamais réinventé son moi noueux. L’ère postmoderne est arrivée, elle est repartie et lui est toujours
là. Il croit au bien. Il fixe le mal. Une fois qu’on a planté la seringue, il n’y a plus moyen de la retirer.
Bibliographie
Eagleton, Terry. After Theory. Londres, Allen Lane, 2003.
Gans, Herbert J. The War Against the Poor: The Underclass and Antipoverty Policy. New York, BasicBooks, 1995.
Holdt, Jacob. American pictures. American Pictures Foundation, 1985/ Bilder aus Amerika. Francfort, Fischer, 1978.
Petersen, Ole Bech. “The Fatalistic Hobo: Jacob Holdt, Touring, and the Other Americans.” American Studies International 38:1 (2000), pp. 4-25.
Roth, Andrew et al. The Book of 101 Books: Seminal Photographic Books of the Twentieth Century. New York, PPP Editions, 2001.
Sontag, Susan. Devant la douleur des autres. Paris, Christian Bourgois, 2003.
184
Traduction: 3i Traductions, Barbara Fontaine