Le principe de compétence universelle en France

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Le principe de compétence universelle en France
Rapport de Justice Internationale
Sylvain BURON
Le principe de la compétence universelle en France
Ce rapport se propose d’étudier un principe placé au cœur des interrogations récentes
sur la valeur et l’effectivité du droit international pénal, à savoir la compétence universelle des
Etats, dans le cas de la France, chantre des droits de l’homme depuis l’adoption de la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le 26 Août 1789.
Introduction
Pendant longtemps, la lutte pénale contre l’impunité de certains crimes graves
était l’apanage des Etats, sujets primaires du droit international. Ainsi chacun de ces
Etats-Nations – entités (« Léviathan » chez Hobbes) caractérisées par « l’exercice du
monopole de la coercition légitime » (Max Weber) sur un territoire et une population
donnés qui traduit in fine leur souveraineté (« puissance absolue et perpétuelle d’une
République » pour Jean Bodin), c’est-à-dire leur autorité suprême sur ces territoire et
population – adoptait-il au travers de son système pénal national les législations qu’il
jugeait nécessaires pour parvenir au meilleur degré de justice. A la découverte des
atrocités commises durant la Seconde Guerre Mondiale s’est développé un droit
international pénal, dirigé contre l’impunité de tels crimes, qui tend aujourd’hui à
s’affirmer et à s’étendre aux crimes les plus dégradants en matière de droits de
l’homme. Certes, le droit international pénal est encore jeune mais il gagne en
importance, notamment grâce à l’adoption du Statut de Rome en 1998 et à la création
consécutive de la Cour Pénale Internationale (entrée en vigueur en 2002). Cette
marche vers une internationalisation du droit pénal ne se fait pas au détriment des
Etats qui restent les sujets prééminents sur la scène internationale en vertu de leur
souveraineté ; le droit international pénal doit plutôt être appréhendé comme
complémentaire et subsidiaire au combat mené par les juridictions nationales contre
l’impunité de certains crimes graves. De fait, la priorité demeure aux actions
nationales, le droit international n’intervenant qu’en cas de lacune de ces dernières.
C’est dans ce cadre qu’a été mis en exergue le principe de compétence universelle. Ce
principe s’avère en effet très utile voire nécessaire pour empêcher l’impunité de crimes
graves après que l’accusé se soit enfui pour échapper à la justice de son pays pour se
cacher dans un autre Etat ou lorsque ces crimes sont perpétués dans des régions
particulièrement instables où les habitants ne bénéficieraient pas de protection légale
adéquate. Parce qu’il considère ces habitants comme des citoyens du monde, ce
principe attribue à tout Etat qui se déclare compétent l’aptitude de juger de certains
crimes graves; il confère plus exactement à un Etat « la compétence de poursuivre les
auteurs de [ces] crimes, quel que soit le lieu où le crime a été commis, et sans égard à
la nationalité des auteurs ou des victimes » (définition du Centre de Droit International
de l’Université Libre de Belgique). La compétence universelle garantit par ailleurs la
neutralité de la procédure puisqu’elle soustrait la responsabilité de la procédure aux
pouvoirs exécutifs de facto soumis aux aléas des pressions idéologiques.
L’obligation faite par le droit international de lutter contre ces crimes (au nom de
normes de jus cogens id est « normes impératives acceptées et reconnues par la
communauté internationale des Etats dans son ensemble » dans la convention de
Vienne de 1969) - qui sont conformément à la jurisprudence de la Cour Internationale
de Justice (CIJ) les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de
génocide – soulève néanmoins deux séries de questions, aussi bien de fond que de
forme. En effet, comment un tel principe peut-il s’accorder avec le principe de
souveraineté étatique qui fonde le droit international (système inter-étatique et
volontariste) et en particulier ses corollaires territoriaux et nationaux en matière de
compétence pénale ? Le développement du champ de la compétence universelle vise-til à s’y substituer ? N’est-il pas plutôt de nature à s’y heurter ?
Quelle portée ce principe a-t-il réellement sachant qu’il n’est pas d’application
directe ? N’y a-t-il pas un risque d’inflation dans cette absence de précision sur les
formes que doit revêtir la compétence universelle ? A l’inverse, le manque
d’harmonisation en la matière ne constituerait-il pas plutôt un obstacle à l’application
d’un tel principe ?
Arrivés à ce point, il s’avère intéressant d’étudier la reconnaissance et
l’effectivité de la compétence universelle ou l’universalité de la
répression (permettant idéalement de juger l’auteur d’une infraction
là où il est arrêté quelque soit sa nationalité ou celle de sa victime et
quelque soit le lieu ou la nature de l’infraction) dans le cas
particulier de la Vème République Française, particulièrement
attachée à la fois à l’idée de la souveraineté nationale et à la
défense des droits de l’homme1. Ainsi, quel arbitrage est fait du
principe de la compétence universelle en France ?
On verra que la République Française tient par rapport au principe
de compétence universelle une position ambiguë, par bien des
aspects emblématique du double-jeu des grandes puissances sur la
scène juridique internationale. En France, ce principe tend à être
cantonné à une compétence d’exception, ainsi admet-on une
reconnaissance étendue de la compétence universelle qui lui permet
d'exister du point de vue formel (1) tout en s’efforçant de limiter ce
principe à une application minimum du point de vue matériel, ce qui
lui permet de continuer d'exercer sa pleine souveraineté (2).
1) Une reconnaissance formelle incontestable de la
compétence universelle en France
La France a admis très tôt le principe de la compétence universelle,
renforçant d’abord son dispositif traditionnel de compétence pénale (A) et
élargissant ensuite le champ de la compétence universelle (B).
A) La place de la compétence universelle en France : un principe
complémentaire au service de la coopération répressive
internationale
Dans la construction de l’entité étatique française, l’attribut permettant à la
France de rendre la justice a été perçu, comme pour chaque Etat on l’a vu, comme une
caractéristique de sa souveraineté. La souveraineté de la France n’a valu que par la
reconnaissance de ses pairs, c’est donc pour réguler les rapports entre la France et les
autres Etats que des critères de compétence ont été instaurés : il s’agit de la
territorialité et de la nationalité. Le principe de compétence territoriale signifie que la
France possède une compétence absolue et exclusive pour juger les crimes commis sur
le territoire de la République. Quant à celui de la nationalité, il s’agit d’un critère
alternatif qui signifie que la France peut également, du fait du lien d’allégeance qui
existe entre ses nationaux et elle-même, exercer ses compétences à l’égard de ses
1
« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la
souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789… »
Préambule de la Constitution du 4 Octobre 1958
ressortissants, présents ou non sur son territoire (compétence personnelle active pour
connaître des crimes commis par ses nationaux, « à condition qu’ils soient punis par la
législation du pays où ils ont été commis »2 ; compétence personnelle passive pour
connaître des crimes commis à l’encontre de ses nationaux). A cela, la République
française ajoute le principe de compétence réelle pour les crimes qui « portent atteinte
aux intérêts fondamentaux de la Nation »3.
Pour faire face à un monde où les frontières ont de plus en plus tendance à s’estomper,
la compétence universelle a très tôt été reconnue par la législation française afin de
contourner les critères classiques de rattachement et de participer à la coopération
répressive internationale en permettant la poursuite d’un criminel par le seul fait de sa
présence sur le territoire de la République française. A l'origine, la notion de
compétence universelle était cantonnée à la piraterie en haute mer 4 puis au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale la compétence universelle résulte exclusivement de
conventions internationales telles que les Conventions de Genève du 12 août 1949 sur
les crimes de guerre (ce premier pas en faveur de la compétence universelle concerne
uniquement une catégorie de crime, à savoir l’homicide intentionnel, la torture, le
traitement inhumain, les expériences biologiques, la destruction et l’appropriation de
biens non justifiées, la déportation, la prise d’otage, la détention illégale). Par la suite,
il est mentionné que les Etats signataires de ces conventions, dont la France, ont
l’obligation soit d’extrader les auteurs des infractions soit de les juger, conformément
à l’adage aut dedere aut judicare (par exemple, la Convention de 1970 sur la
répression de la capture illicite d’aéronef ou a fortiori la Convention contre la torture
de 1984).
B) Les fondements de la compétence universelle en France
La France a ratifié ces conventions visant à la répression internationale de
certains crimes graves puis incorporé en conséquence le principe de la compétence
universelle dans son code de procédure pénale (transposition), notamment dans les
articles 689 et 689-1 à 689-75. Les infractions internationales visées par cette
compétence universelle ne concernent malgré tout que les suivantes : actes de torture
(article 689-2), actes de terrorisme (article 689-3), utilisation illicite de matière
nucléaire (article 689-4), actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime et
des plates formes fixes (article 689-5), actes illicites contre la sécurité de l'aviation
civile (article 689-6 et 7). L'article 689-1 subordonne en outre cette compétence à la
présence sur le sol français de l'auteur présumé de l'infraction susmentionnée (la
conception étroite de la compétence universelle a été retenue par la jurisprudence
française, contrairement à la Belgique offrant dans sa loi de 1993 une conception in
abstentia de la personne recherchée ou accusée). A ce titre, la France aurait disposé
valablement d'un chef de compétence si le Général Pinochet était venu se faire soigner
2
Article 113.6 du Nouveau Code Pénal Français de 1994
Article 113.10 du Nouveau Code Pénal Français de 1994
4
Affaire du Lotus, CPIJ, arrêt du 7 septembre 1927, "[D]ans le cas de ce qui est connu sous le nom de piraterie
du Droit des Gens, il a été concédé une compétence universelle, en vertu de laquelle toute personne inculpée
d'avoir commis ce délit peut être jugée et punie par tout pays sous la juridiction duquel elle vient de se trouver
[...]. Bien qu'il y ait des législations qui en prévoient la répression, elle est une infraction de droit des gens; et
étant donné que le théâtre des opérations du pirate est la haute mer où le droit ou le devoir d'assurer l'ordre public
n'appartient à aucun pays, il est traité comme l'individu hors-la-loi, comme l'ennemi du genre humain- hostis
humanis generis- que tout pays, dans l'intérêt de tous peut saisir ou punir"
5
Loi N° 92-1136 du 16 décembre 1992, entrée en vigueur le 1er mars 1994
3
en France plutôt qu’en Grande-Bretagne (Affaire Augusto Pinochet de 1998 à 2001).
Ainsi, le droit pénal français prévoit de façon limitative les infractions pour lesquelles
la compétence universelle peut s’exercer
2) Les difficultés d’application de la compétence universelle
en France
Si « la Belgique a donné l’exemple et montré ce qu’il est possible de
faire [à travers l’adoption d’une] loi de compétence universelle applicable à tous les
crimes internationaux, sans condition territoriale et sans limitation temporelle »6 , la
France s’est quant à elle limitée à appliquer a minima la compétence
universelle (A). De fait, la mise en œuvre de la compétence
universelle se heurte à des obstacles de taille en France (B).
A) Quelques éléments historiques
Le premier procès français fondé sur la compétence universelle
date seulement du 4 juin 1999, lorsque la Ligue des Droits de l'Homme (LDH) et
la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme (FIDH) ont engagé une
procédure pour l'ouverture d'une information judiciaire à l'encontre de l'officier
mauritanien, Ely Ould Dha, auprès du Procureur de la République du tribunal de
grande instance de Montpellier sur le fondement de la compétence universelle en
application de la Convention de 1984 contre la torture ratifiée par la France, pour des
actes commis par le prévenu entre 1990 et 1991. Arrêté et écroué le 2 juillet, le
capitaine mauritanien a été mis en liberté sous contrôle judiciaire à la demande de ses
avocats le 28 septembre 1999. Le 5 Avril 2000, il est parvenu à s’enfuir vers la
Mauritanie "avec la complicité de la France", selon la FIDH. Le 1er juillet 2005, à
l’issue d’une procédure de 6 ans, Ely Ould Dah a finalement été jugé et condamné par
la Cour d’assise de Nîmes.
L'Affaire Kabila (novembre 1998) et l'abandon immédiate des poursuites initialement
engagées par la FIDH sur la personne de Laurent Désiré Kabila (président de la
République Démocratique du Congo alors en séjour à Paris et accusé d'actes de torture
sur le fondement de la convention de 1984) au motif du respect du principe d'immunité
et de courtoisie d'un chef d'Etat en service, avait déjà démontré la difficulté
d'application de la compétence universelle en France même en se conformant au
dispositif pénal en vigueur.
La FIDH se heurte aujourd'hui à des obstacles similaires dans les actions judiciaires
engagées contre le général congolais Norbert Dabira et le chef de police JeanFrançois Ndengue au sujet de ce
qu’on appelle « les disparus du Beach » (dont les
faits remontent à Mai 1999).
Dans l’hypothèse où l’auteur d’un crime se trouve sur le territoire français, l’ouverture
de poursuites s’est intensifiée en France comme dans d’autres pays d’Europe
occidentale (notamment la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suisse). Par
exemple, des plaintes pour complicité de génocide ont pu être déposées dans ces pays
6
Patrick Baudoin, président d’honneur de la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme). A noter
que la Belgique est depuis revenue sur une telle loi en 2003 à la suite de pressions politiques internationales.
ces dernières années par des Rwandais dans le cadre de la répression des responsables
du génocide Hutu/Tutsi de 1994 et d’autres violations graves du droit international
humanitaire ; en France, contrairement en Belgique ou en Suisse, l’exercice de la
compétence universelle fut pourtant quasi-nul, les juridictions françaises se refusant de
statuer et attendant systématiquement le renvoi des accusés vers le Tribunal
International pour le Rwanda (TPIR), créé pour l’occasion et qui garde un droit de
préemption sur ces affaires jusqu'au 30 décembre 2008.
B) Les obstacles à l’application de la compétence universelle en
France
Ces exemples témoigent de la difficulté d’application du
principe de compétence universelle par les juridictions françaises :
elle s’explique par des raisons d’ordre général et national.
D’une part, la difficulté de poursuivre et juger des faits qui se sont déroulés sur sol
étranger et ont été commis par des ressortissants d’Etats tiers est commune à tous les
pays. Une base légale spécifique pour la compétence universelle, une définition
suffisamment précise et claire du crime combattu et de ses éléments constitutifs ainsi
que des moyens nationaux harmonisés de mise en œuvre du principe sont un préalable
à une bonne application de la compétence universelle. Amnesty International a pu
publier en 1999 quatorze principes pour l’exercice effectif de la compétence
universelle qu’il s’agirait d’adopter puis d’appliquer par une loi dans tous les Etats, le
but étant de « réduire et d'éliminer les refuges des responsables des crimes les plus
graves, quel que soit l’endroit où ils ont été commis »7.
D’autre part, le manque d’effectivité de ce principe en France tient à des raisons plus
nationales, qu’elles soient politiques ou idéologiques. La France se caractérise la
plupart du temps par une absence de volonté politique à ce sujet, elle a ainsi signé le
statut de la CPI sur les crimes de guerre sans l’appliquer dans le droit français et
l’article 124 du même statut, également parafé par la France, a prévu la suspension de
la compétence de la CPI sur les crimes de guerre pendant sept ans (jusqu'en 2009) afin
de préserver certains intérêts, protéger des ressortissants nationaux (on pense par
exemple aux problèmes que cela poserait pour ceux liés à l’« opération de maintien de
l’ordre en Algérie ») maintenir de bonnes relations diplomatiques avec certains
régimes (la République Démocratique du Congo en 1998), ménager certaines
puissances politiques (telles que les Etats-Unis).
Par ailleurs on trouve la conviction partagée par de nombreux intellectuels français
(Alain Finkielkraut, Régis Debray) que « toute compétence, comme toute humanité,
est particulière ; la compétence universelle implique l’oubli de la finitude mais si les
hommes sont tentés d’oublier la finitude, la finitude, elle, ne les oublie pas. »8. Audelà, ces paroles font écho à une tradition républicaine française qui serait assez en
désaccord avec l’idée d’une compétence universelle portée par une philosophie
progressiste et épurée de lutte contre toute atteinte aux droits de l’homme dans le
monde, celle-ci faisant fi de toute identité et construction nationale, c'est pourquoi la
République Française se dresserait contre elle en lui opposant le respect des identités
nationales et le droit de non-ingérence. Sans doute cette idéologie républicaine
montre-t-elle ses limites en autorisant l'impunité de certains crimes, d'où l'action
entreprise par des associations telles que la FIDH, mais Finkielkraut montre ainsi en
7
8
http://www.amnesty.fr/index.php/amnesty/agir/campagnes/justice_impunite/competence_universelle
Interview accordée à l’Arche du 12/12/2005
quoi l’Espagne, aujourd’hui championne de la compétence universelle, aurait pu être
empêchée de sortir du franquisme par l’amnistie, au nom de cette même compétence
universelle visant à poursuivre certains criminels de guerre plus que d'autres, d'ailleurs
bien souvent diabolisés (récemment, S. Milosevic ou S. Hussein)9.
Conclusion
Le recours de plus en plus fréquent au principe de compétence universelle en France
ne doit pas faire oublier que cette compétence y est uniquement considérée comme
subsidiaire, c’est de fait une compétence d’exception dont l’opérativité reste
circonscrite à les pressions politiques exercées sur l'Etat français.
La France fait ainsi partie des Etats qui limitent actuellement le rayonnement de ce
principe et au-delà du droit pénal international car comme le soutient B. Broomhall,
« sans un système complet de lois au niveau national et sans que ce type de système
soit adopté par un nombre suffisant d’Etats, on ne peut espérer que la compétence
universelle serve de pilier au système judiciaire international »
9
Idem