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Histoire, mémoire et réconciliation
Que s’est-il passé
en Belgique
en aout 1914 ?
le dossier
LAREVUENOUVELLE - AOUT 2014
la revue applique la réforme de l’orthographe
Les Belges ne le savent que très peu : au cours des premières semaines de la guerre,
l’armée allemande a tué davantage de civils que de soldats belges. Du 5 aout au
21 octobre 1914, en Belgique et dans le nord de la France, ce sont plus de 6 500 noncombattants qui ont été massacrés. Pourquoi est-il crucial de revenir sur cet épisode
tragique ? Pourquoi a-t-il été en grande partie oublié, voire refoulé ? En quoi est-il
tellement important aujourd’hui pour les Belges et les Européens ? Le croisement
du cinéma et de l’histoire peut nous aider à répondre à ces questions.
BENOÎT LECHAT
D’abord, il y a la Meuse, sombre et forte au creux de sa vallée, comme immobile dans son perpétuel mouvement. Et puis, il y a des mains qui frôlent des
noms sur une plaque en bronze. Des lignées entières, de grands-pères, de pères
et de petits-fi ls, assassinés les 23, 24 et 25 aout 1914. Et puis, plus loin, leurs
descendants racontent ce que leurs parents leur ont eux-mêmes raconté, le plus
souvent avant la Seconde Guerre mondiale. Dans la demi-pénombre d’une cuisine ou d’un salon, tout d’un coup, leurs voix tremblent quand ils évoquent un
évènement survenu il y a cent ans. L’une raconte comment un adolescent de
seize ans — un oncle — a été abattu en pleine rue devant sa mère et ses sœurs.
L’autre parle de sa mère, alors âgée de treize ans, qui est cachée dans une cave
de l’abbaye de Leffe pendant que l’on fusille des dizaines d’hommes juste à
côté… Elle s’enfuit pour prendre des nouvelles des grands-parents qui habitent
tout près. Elle les découvre tous deux décapités dans leur jardin. La grandmère est morte au moment où elle s’apprêtait à couvrir le corps de son mari.
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L’ÉCHO D’UNE VIOLENCE INOUÏE
le dossierHISTOIRE, MÉMOIRE ET RÉCONCILIATION. QUE S’EST-IL PASSÉ EN BELGIQUE EN AOUT 1914 ?
Avec ses deux fi lms sur Trois journées d’aout 1914 (Les murs de Dinant et Les
villages contre l’oubli)1, André Dartevelle entre dans le vécu de la violence inouïe
qu’ont subie des milliers de civils belges aux premiers jours de la Grande Guerre.
De manière fascinante, il y parvient en ne fi lmant que le présent, en montrant
les lieux des massacres tels qu’ils subsistent aujourd’hui et, surtout, en écoutant
les descendants des survivants. Le reporter-cinéaste esquisse très succinctement
la grande histoire en quelques lignes. Les mobiles des massacres — la soi-disant
présence de francs-tireurs — ne sont pas analysés en profondeur. Ils ne sont que
suggérés pour permettre à la voix des victimes de se faire entendre à travers les
récits individuels de leurs descendants. Ceux-ci donnent aux faits leur épaisseur
humaine et ouvrent la voie à une réflexion absolument contemporaine.
Dartevelle convoque peu de documents d’époques. Une unique photo a
été prise à Dinant, non loin du fleuve, juste après les massacres. Un peu floue,
on y voit des dizaines de cadavres prostrés, collés les uns contre les autres, parmi lesquels se devinent le visage d’une femme et celui d’enfant. Plus tard, on
reçoit le choc des images de soldats posant fièrement sur les décombres, comme
fascinés par leur propre puissance de destruction.
LE TEMPS ABOLI DES VICTIMES
Dans les villages du sud du Luxembourg, le traumatisme est encore tout
autant palpable. Des historiens locaux entretiennent soigneusement une mémoire qui ne se livre que difficilement. Tant de survivants sont restés murés
dans l’effroi de ce qu’ils avaient vécu, comme ce village dont presque tous les
hommes ont été massacrés après avoir été sommés d’enterrer les corps des
milliers de victimes des combats entre Français et Allemands. Leurs femmes
et leurs enfants attendent en vain leur retour. Au lendemain de la guerre, les
« veuves noires » sont à la fois respectées et craintes. Elles doivent prendre en
charge tous les travaux assurés par les hommes, tout en affichant silencieusement la couleur de la désolation. Presque partout, les descendants témoignent
de la transmission du traumatisme, de la persistance d’une souffrance muette.
La terreur compresse le temps : quatre générations, c’est quatre jours, dit
la professeure Valérie Rosoux. Un jour alors qu’elle travaille dans des archives
relatives aux évènements, elle comprend soudain que, si elle est passionnée
par les enjeux mémoriels, c’est sans doute parce que son arrière-grand-père
figure parmi les victimes des massacres de Dinant. Du coup, ses cauchemars,
où se mêlaient des images de blessures et de décomposition, disparaissent.
Le traumatisme des atrocités se transmet à travers les générations, souvent à
l’insu de ceux qui en héritent. Dès lors, comment apprendre à vivre avec lui,
sinon en donnant une dimension collective à une souffrance enfermée dans
le cercle familial ?
1 André Dartevelle, Trois journées d’aout 1914, produit par l’asbl Dérives, 2014. Voir http://bit.ly/1riXsN1.
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Le « dépassement » du traumatisme peut-il se réaliser par un travail
proprement politique de réconciliation ? En 2001, le ministre allemand de la
Défense, Rudolf Scharping, est venu à Dinant demander solennellement pardon au nom de son pays. Le drapeau allemand flotte désormais sur le pont qui
traverse la Meuse, à côté d’autres drapeaux européens. Dans les villages du sud
du Luxembourg, les habitants ont, eux aussi, obtenu un geste symbolique de la
République fédérale. En 2013, dans un discours prononcé au palais provincial
d’Arlon, l’ambassadeur d’Allemagne, Eckart Cuntz, a su trouver les mots pour
exprimer sa demande de pardon. Les descendants des victimes du sud de la
province ont salué son courage et cru en sa sincérité. Mais si certains ont accepté sa demande de pardon, il leur est encore difficile d’envisager la présence
d’une délégation allemande aux cérémonies annuelles qui ont lieu dans leurs
villages. Ma grand-mère ne l’aurait pas accepté, affi rme ainsi une descendante.
À Dinant, une vieille dame avoue qu’elle a du mal à voir le drapeau allemand
au milieu de la ville. Par contre, une autre s’est d’emblée sentie soulagée. « On
ne construit rien sur la haine », dit-elle. Pour certains, la loyauté avec les ancêtres passe par le refus du pardon. Pour d’autres, elle l’impose, comme avec
soulagement. Mais le vrai pardon n’est sans doute possible qu’entre contemporains des faits. Entre héritiers, l’exercice aura toujours une part d’artificialité.
Quel pardon peut-on demander à quelqu’un qui n’est en rien responsable ? En
2014, quelle exigence morale et politique peut s’imposer, sinon une reconnaissance rigoureuse des faits et des responsabilités ? Toutes ces questions posées
avec clarté et pédagogie dans les fi lms d’André Dartevelle renvoient immanquablement à un travail plus large sur les causes, les responsabilités et les
conséquences de ce qui s’est passé en aout 1914.
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LOYAUTÉ POUR LES VICTIMES, PARDON ET RÉCONCILIATION
LA PLUS GRANDE AUTOMYSTIFICATION DU XX e SIÈCLE
En 2001, les historiens irlandais John Horne et Alan Kramer ont publié
un livre qui donne des clés pour comprendre les massacres d’aout 1914 et surtout pour voir que leur signification historique dépasse de très loin le début de
la Grande Guerre. Ils reviennent sur la thèse des francs-tireurs, défendue par
l’État allemand jusqu’en 1945 pour justifier les fusillades. Les armées impériales auraient été prises sous le feu de civils. Horne et Kramer déconstruisent
méthodiquement cette thèse. Pour eux, il s’agit d’ un « cas d’autosuggestion
collective sur une échelle massive ». « Un million d’hommes ont été emportés
par une illusion qui fait prendre le fantasme du franc-tireur pour la réalité. Les
atrocités allemandes sont le résultat symptomatique du pouvoir mobilisateur
de l’imagination. »
Cette autosuggestion résulte notamment de l’expérience de la guerre franco-allemande de 1870. De nombreux officiers qui y ont participé ont gardé le
souvenir de la lutte armée menée par certains civils français. Dans la culture
de leur caste, la participation de civils à la guerre a quelque chose de répugnant. Dès avant l’invasion, l’armée et la presse allemandes préparent le mythe
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du franc-tireur et ne cessent de le renforcer une fois que les forces impériales
ont mis le pied sur le territoire belge, en dépeignant des civils belges retors et
sadiques avec les blessés allemands.
le dossierHISTOIRE, MÉMOIRE ET RÉCONCILIATION. QUE S’EST-IL PASSÉ EN BELGIQUE EN AOUT 1914 ?
Le mythe offre une raison commode pour expliquer que les délais irréalistes imposés par le plan Schlieffen ne sont pas respectés. À lire Horne et
Kramer, on ne peut qu’être fasciné par l’amateurisme meurtrier d’une armée
qui est alors censée être la plus puissante d’Europe : manque d’anticipation
stratégique de la réaction pourtant prévisible des Belges à l’ultimatum, sous-estimation de la capacité de défense de l’armée belge, particulièrement sur Liège,
« tirs amis » (les soldats allemands s’entretuent accidentellement et accusent
des civils belges), surconsommation d’alcool, mouvements de paniques lors de
contrattaques belges, incapacité à identifier la provenance des tirs, etc. Mais
tout n’est pas seulement le fruit de l’impréparation, de la panique ou de la
bêtise : il y a une dimension systématique dans les massacres, une fois qu’ils
sont décidés et que des ordres sont donnés pour les mettre en œuvre. Il y a
aussi l’emprise d’une idéologie d’inspiration darwinienne qui justifie la brutalité à l’égard de civils, considérés comme des humains de second rang. « Les
croyances idéologiques et nationales qui produisent les deux confl its mondiaux
en Europe, et qui en font des guerres “totales” au niveau des imaginaires collectifs des sociétés concernées, engendrent des catégories d’antagonismes à partir desquels les mythes d’atrocités sont façonnés. Dans ce processus, l’hystérie
collective, la rumeur et l’imagination mythique ne sont pas le contraire de la
rationalité organisationnelle de l’armée ou de l’État, elles ne sont pas non plus
simplement la matière première de propagandistes calculateurs qui manipulent
les passions des masses. Elles sont constitutives du processus bureaucratique et
partie intégrante de la propagande. » Comme le disent encore Horne et Kramer,
« la capacité d’atrocités est profondément inscrite dans la société moderne ».
La partie la plus fascinante de leur recherche est sans doute constituée par
la déconstruction à la fois historique et psychologique de la manière dont les
atrocités allemandes font l’objet d’un travail symbolique parmi les populations
civiles et les armées alliées. Ils décrivent ainsi la genèse des récits de mains
coupées, surtout des enfants, qui donnent lieu à une iconographie de la terreur
et de la haine qui sert remarquablement la mobilisation des opinions publiques
anglaise et américaine. Ces traductions symboliques et leurs récupérations à
des fi ns de propagande desservent évidemment la reconnaissance de ce qu’ont
réellement enduré les civils. Elles sont, à leur tour, exagérées par les autorités
allemandes qui tentent difficilement de convaincre l’opinion publique internationale, à la fois de la véracité de la thèse des francs-tireurs et de la retenue de
leurs soldats.
Car au-delà de la mobilisation de l’opinion publique internationale, c’est
aussi l’honneur de l’armée allemande qui est en jeu. Celui-ci devient un aspect
crucial des négociations pour le traité de Versailles. Les représentants allemands n’hésitent pas à y exercer un chantage au coup d’État militaire ou à la
reprise de la guerre si les Alliés mettent à exécution leur volonté de poursuivre
les auteurs et les responsables des massacres de civils. D’emblée, ils se mettent
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Les articles 227 à 231 du Traité, qui prévoient la poursuite des responsables de la guerre (à commencer par l’empereur Guillaume II) et des crimes
à l’égard des civils, ne seront pour ainsi dire pas appliqués. En 1921, quelques
responsables subissent des simulacres de procès organisés à Leipzig, ce qui renforce le sentiment antiallemand dans les opinions publiques belge et française,
tandis que des procès en contumace ont lieu en Belgique et en France. Non
seulement les autorités allemandes maintiennent la thèse des francs-tireurs et
sont, sur ce point, soutenues par de larges pans de leur société (aussi bien de la
part des milieux universitaires que politiques, notamment dans le chef d’une
bonne partie du SPD ), mais progressivement les opinions publiques des anciens
pays alliés sont dominées par le souci d’éviter à tout prix un retour de la guerre.
Le « tournant pacifi ste » de la fi n des années 1920 alimente une tendance à
ne plus revenir sur le sujet. Les pacifi stes tendent progressivement à minimiser
l’ampleur des « atrocités ». « Par une ironie de l’histoire, les “révisionnistes”
du ministère des Affaires étrangères allemand et les nationalistes allemands
considèrent les “atrocités allemandes” et “la culpabilité de la guerre” de la
même façon que les pacifi stes et les libéraux de gauche dans les anciens pays
alliés. Ils s’accordent pour considérer que les “atrocités allemandes” sont essentiellement une invention alliée et les deux camps en appellent à une révision
des clauses de responsabilité du traité de paix 2. » La crainte de la répétition de
l’horreur de la guerre industrielle et de ses millions de morts occulte le sort des
victimes civiles d’aout 1914.
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dans une attitude de soumission à l’égard de la caste militaire, ce qui augure
très mal de l’avenir de la République de Weimar.
En Belgique, pourtant, dans les localités concernées, des gens continuent
à se mobiliser pour rendre hommage à leurs « martyrs ». La construction de
monuments à Louvain et à Dinant inquiète cependant les tenants de la politique neutraliste. Il ne faut pas prendre le risque de heurter les nouvelles autorités allemandes par des références à la « fureur teutonique ». Le régime nazi
a d’ailleurs bien retenu la leçon stratégique d’aout 1914. Tandis que l’exode des
civils belges n’est compréhensible que parce que la mémoire d’aout 1914 est encore solidement ancrée dans la population, l’envahisseur nazi se garde bien de
rééditer les massacres de civils de la Première Guerre. En revanche, les forces
d’occupation reçoivent instruction de rechercher dans les archives belges tout
document ou trace qui pourraient servir à redorer le blason de l’armée allemande de 1914 et à accréditer la thèse des francs-tireurs. Jusqu’en aout 1944,
l’administration allemande fait ramener aux archives militaires de Potsdam
des dossiers qui concernent des officiers poursuivis en contumace.
UN CONSENSUS DIFFICILE
Il faut attendre l’après-guerre pour que les responsables politiques de la
République fédérale d’Allemagne admettent l’inanité de la thèse des francstireurs. Mais les historiens allemands prennent du temps à ne plus mettre sur
2 Ibid., p. 541.
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le même pied la psychose des francs-tireurs et les exagérations de la propagande alliée sur les « atrocités ». Dans les années 1950, une commission mixte
d’historiens allemands et belges parvient à ce que Horne et Kramer appellent
un « consensus sur la base du plus petit commun dénominateur — celui de la
condamnation d’une illusion basée sur la panique qui alimente une réaction
indisciplinée exagérée ». Mais les ordres donnés par les officiers et la chaine
des responsabilités ne sont guère étudiés par les historiens allemands.
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Même le travail de Fritz Fischer qui établit une continuité entre la responsabilité allemande dans le déclenchement de la Grande Guerre et l’émergence
du national-socialisme n’aborde pas la question de la conduite des militaires
allemands à l’égard des civils « qu’il juge encore trop sujette à diviser l’opinion en Allemagne fédérale3 ». Il est vrai que, jusque dans les années 1970,
certains manuels d’histoire allemands décrivent les exécutions de civils belges
« comme de la propagande de guerre belge » et que la grande encyclopédie
allemande Brockhaus évoque encore dans son édition de 1996 la présence de
francs-tireurs en France et en Belgique en 1914. Les gestes posés par les représentants politiques allemands en Belgique apparaissent, dès lors, d’autant plus
remarquables qu’ils le sont dans une société qui reste d’abord marquée par la
nécessité de prendre ses distances à l’égard du national-socialisme et qui, du
coup, semble tentée par ce qui peut paraitre comme une forme de mansuétude
par rapport aux actes posés par l’armée allemande en 1914 4.
UN TRAVAIL HISTORIQUE ET POLITIQUE À POURSUIVRE
La longue histoire de la reconnaissance de ce qui s’est exactement passé
en aout 1914 n’est donc pas encore tout à fait achevée. Elle implique non seulement un dialogue constant entre historiens et politiques, qu’ils soient belges,
allemands et européens, notamment pour comprendre la portée exacte des
nationalismes dans l’Europe de 1914 et de 2014. Cette longue histoire mobilise
aussi des questions fondamentales comme celle de la nécessité d’une justice
internationale contre les crimes de guerre. Car, au contraire de ce qui ne s’est
pas passé à la suite de Versailles, où les responsables d’actes criminels à l’égard
des civils n’ont pas été réellement poursuivis, on pourrait faire l’hypothèse
que ce sont les procès de Nuremberg et les condamnations des criminels nazis
qui, à partir de 1945, ont rendu possible la réconciliation entre Européens.
Toute forme d’indulgence rétrospective envers les responsables des massacres
d’aout 1914 serait, dès lors, une menace directe contre cette réconciliation et le
projet européen qui la prolonge.
■
3 Ibid., p. 599.
4 Dans le cadre du présent article, il n’a pas été possible d’examiner la manière quelque peu systématique dont les « atrocités » sont traitées dans le cadre des grandes publications allemandes publiées à
l’occasion du centenaire. Ce sera l’objet d’un prochain article de La Revue nouvelle.
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