Focus Made in the world

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Focus Made in the world
FOCUS
MUTATIONS DE L’ÉCONOMIE
"Made in the world" : rien ne
sera plus comme avant
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SEPTEMBRE 2016
C’est une mutation ! C’est une reconfiguration !... Que dire ? C’est une révolution qui attend le "Made in
the World", autrement dit la manière dont les biens et services sont aujourd’hui réalisés dans des chaînes
de production internationales. Technologies numériques et montée en puissance du consommateur se
conjuguent et contribuent à reconfigurer ces chaînes mondiales. De quelle façon ? Et comment les
entreprises transforment-elles en conséquence leurs business models ? Ces questions sont au cœur de
la redistribution de la puissance économique dans le monde.
Corinne Vadcar
Analyste senior
@VadcarCorinne
10'
Temps
de lecture
Parmi les différents scénarios envisagés
pour les chaînes de fabrication mondiales (stabilisation, déplacement,
contraction…), celui de la reconfiguration semble le plus recevable. Le schéma
actuel semble, en effet, avoir atteint la
maturité pour plusieurs raisons.
Les avantages liés à la fragmentation
mondiale de ces chaînes ont été largement exploités. Les conditions de production dans le monde ont changé : les
coûts salariaux ont augmenté en Chine
tandis que la robotisation redonne de la
compétitivité à l’industrie occidentale.
Les stratégies de "cost killing" (toujours
réduire les coûts en faisant fabriquer à
l’autre bout du monde) ont montré leurs
limites : risques de retard, de qualité et
d’image.
Les entreprises ont compris qu’elles
pouvaient gagner de la valeur en s’intéressant non pas seulement au produit
mais à son cycle de vie à travers l’écoconception et le recyclage.
Qu'est-ce que le made in the world ?
Le "Made in the World" ou chaîne de valeur mondiale désigne l’"ensemble des activités productives réalisées par les entreprises en différents lieux géographiques au
niveau mondial pour amener un produit ou un service du stade de la conception au
stade de la production et de la livraison au consommateur final" (Gary Gereffi, 2011).
Dans ces chaînes, des entreprises produisent des intrants pour d’autres entreprises
ou intègrent des intrants dans des biens et services intermédiaires ou finaux destinés
aux marchés mondiaux.
Deux facteurs introduisent une rupture
encore plus forte dans la reconfiguration
des chaînes de valeurs mondiales.
Les technologies numériques
Les entreprises les acquièrent pour différents objectifs. Bosch ou Axon’ Câble
investissent, en France, respectivement
dans l’Internet des objets industriels et
l’impression 3D cherchent par exemple
à renforcer leur productivité.
Les technologies permettent également
d’être compétitif et attractif en accroissant la connectivité des produits avec
de meilleurs services digitaux et de meilleures applications de gestion et d’analyse de données – analytics - (François
Seguineau, Président de Toshiba
Lighting)1.
Dans d’autres cas, il peut s’agir d’un
moyen pour émerger sur un nouveau
maillon de la chaîne. Un logisticien
comme UPS se diversifie par exemple
dans la production avec les technologies de fabrication additive.
Certaines entreprises comptent enfin
sur les nouvelles technologies pour
créer un modèle économique plus
proche des clients, comme Volvo qui
s’est doté d’une plateforme big data
dans ce but.
Le client, un rôle central
Jusqu’à présent, dans de nombreux secteurs, les chaînes étaient pilotées par les
acheteurs (buyer-driven chains), c’est-àdire les donneurs d’ordre : les retailers
dans la mode-habillement, les distributeurs spécialisés dans l’électronique, les
distributeurs généralistes dans
l’agro-alimentaire.
Avec les technologies numériques et les
réseaux sociaux, les clients/consommateurs sont, désormais, au cœur de la
chaîne de valeur ; ils en prennent le pouvoir (consumer-driven-chains). En
1 Audition dans le cadre de l’étude de Corinne
Vadcar (2016), Mutation des chaînes de valeur
mondiales : quelles stratégies des entreprises,
CCI Paris Ile-de-France, Coll. Prospective &
Entreprise, n° 29.
conséquence, les professionnels cherchent à mieux
prendre en compte leur
demande :
Ce r t a i n s
g ra n d s
groupes s’installent
donc dans la Silicon
L’enseigne de mode
Valley tandis que
japonaise a intégré dans
d’autres rachètent
des vêtements d’hiver la
technologie Heattech qui
en B2C, les entreprises
des start-up numépermet de conserver de la
offrent une multiplicité
riques ou des applicachaleur, évacuer l’humidité,
de canaux (e-commerce
tions logicielles pour
les odeurs, etc.
et canaux physiques) et
conserver la maîtrise
d’interfaces-utilisateurs
de la chaîne.
autour des clients particuliers ;
Un vêtement peut désormais disposer
de nouvelles fonctionnalités ou intégrer
en B2B, les logisticiens et métiers de
des capteurs ou senseurs ; sa concepla supply chain s’organisent en
tion et sa production doivent alors assoréseaux à la demande ("demand
cier des entreprises du numérique et
networks") autour des clients
non plus seulement un fournisseur de
industriels.
textiles/vêtements et une enseigne de
mode.
Sous l’effet combiné de ces deux facteurs, les chaînes mondiales connaissent
Voie de sortie des filières
quatre évolutions majeures.
À mesure que les entreprises entrent
DES CHAINES DE PRODUCTION
dans des chaînes transfilières, les rapDAVANTAGE TRANSFILIERES
ports de force peuvent se modifier au
profit des acteurs numériques désireux
Avec les technologies numériques, les
de capter la valeur. Tout l’enjeu pour
filières et les écosystèmes traditionnels
elles est alors de redessiner la filière,
éclatent.
défaire les silos et se repositionner
comme pilotes par de nouveaux leviers,
De nouveaux entrants
notamment :
Uniqlo
La connectivité des biens et des services mais aussi celle des équipements
et des processus industriels sont croissantes : elles ouvrent la porte à de nouveaux acteurs sur les chaînes de
fabrication.
"Made in the world" : rien ne sera plus comme avant
TECHNOLOGIES NUMERIQUES
ET CONSOMMATEUR-ACTEUR
AU CŒUR DE LA RUPTURE
la voie collaborative : les entreprises
nouent des partenariats de productivité qui visent, entre plusieurs
acteurs, à réduire les coûts, développer l'innovation et générer un avantage concurrentiel. On est ici dans
l’économie des réseaux avec l’idée
qu’un ensemble de partenaires,
quels qu’ils soient, représente un
capital pour l’entreprise et enrichit
la chaîne.
Un véhicule automobile sera demain
autonome, électrique ou connecté
(contenus high tech ou services gérés à
distance) ; il ne peut plus être conçu et
fabriqué sur la base de la seule cooQu'est-ce qu'un partenariat
pération entre constructeurs et équipementiers ; il intègre là-aussi des
de productivité ?
acteurs du numérique.
BMW, Audi, Ford
Les constructeurs automobiles allemands ont ainsi
acquis Nokia Here,
spécialisé dans les solutions
de cartographie et
de navigation embarquées.
Le constructeur japonais
Toyota intègre la solution
Livio de Ford pour maîtriser
la voiture connectée.
"Un partenariat de productivité consiste à
associer de manière renforcée un client et
son fournisseur afin qu'ils puissent progresser ensemble. Dans cette configuration, les
protagonistes dépassent conjointement la
notion de contrat où apparaissent normalement des droits et des obligations, pour un
dessein beaucoup plus ambitieux. Les deux
objectifs poursuivis sont essentiellement la
réduction des coûts mais surtout le partage
des gains obtenus dans la relation selon
des règles prédéfinies" (Damien Forterre
et Catherine Lafarge, Gérer les risques des
achats à l'international, 2013, Dunod).
2
Sur la voiture partagée, Toyota investit ainsi dans Uber afin de lancer une option de
location-vente aux États-Unis basée sur le partage de ses véhicules (leasing) avec
les chauffeurs Uber. De même, le constructeur Volvo s’est allié avec Microsoft pour
lancer un système de commande vocale portatif. Enfin, les constructeurs français,
Groupe PSA et Renault, nouent des partenariats avec Bolloré pour investir le champ
de la voiture électrique. Pour renforcer la connectivité des véhicules, les constructeurs se rapprochent d’acteurs comme Ericsson ou Celebrus.
Les alliances ou interrelations transfilières : des entreprises s’orientent
vers des écosystèmes plus ouverts,
impliquant des acteurs d’autres
filières.
Groupe PSA
Il met en place une plateforme dite
E-CMP avec son actionnaire chinois
Dongfeng avec un partage des métiers et des tâches : le logiciel et la
batterie pour PSA ; la traction, le moteur et le réducteur pour Dongfeng.
Les logiques plate-formistes : des
entreprises entrent dans des
logiques partenariales souvent circonscrites à quelques maillons de la
chaîne d’activités (distribution) ou
à des métiers/tâches.
Le modèle linéaire des chaînes de valeur
"disparaît au profit d’un modèle en
réseau, complètement connecté : un
industriel à la fois connecté avec ses
clients et ses fournisseurs, bénéficie
dans certains cas des commentaires de
ses clients sur les produits, ce qui l’aide
à les développer, influe sur sa R&D et sur
sa planification"3.
La notion de réseau de valeur ("value
web")4 qui recouvre et connecte des
écosystèmes entiers de fournisseurs,
clients et collaborateurs, se substitue
ainsi à la notion de chaîne de valeur.
Chaîne de valeur
en forme de boucle
DES BOUCLES DE VALEUR AU
LIEU DE CHAINES LINEAIRES
Un laboratoire de R&D peut se connecter à un client final et savoir comment
son produit est perçu puis en amender
la conception. Un fournisseur de biens
peut voir quasi-directement l’impact de
la demande finale sur ses propres commandes. Le big data et l’analytics vont
jouer un rôle prédominant dans cette
évolution.
2 Cette notion de boucle de valeur a été mise en
avant par Henri Verdier in : "Comment Amazon
et Apple transforment la chaîne de valeur en
boucle de valeur", Blog Henri Verdier, 9 avril
2010. Elle a été reprise, en 2015, par Bassem
Asseh (le logiciel y étant l’élément central) et
Nicolas Colin in : "Les cinq étapes du déni", La
Tribune, 13 avril 2015 (avec la formalisation de
la chaîne en fonction des rapports de force entre
anciens et nouveaux acteurs).
DES CHAÎNES DE PLUS EN PLUS
IMMATÉRIELLES
Pour l’heure, la chaîne repose encore sur
des flux largement physiques, comme
l’illustre la taille des porte-conteneurs
qui transportent ces biens. La montée
en puissance des flux de services va
rendre les chaînes hybrides (association
de biens et services) ou immatérielles
(services exclusivement).
Cela s’explique notamment par la révolution numérique qui génère un contenu
croissant des biens en services (servicification) et l’extension de l’offre de produits des entreprises avec des
services.
Les chaînes de valeur de services pourraient constituer le prochain épisode de
la globalisation5. Il est toutefois difficile
de mesurer le phénomène : avec les
technologies numériques, certaines
pratiques deviennent obsolètes,
d’autres deviennent pertinentes.
L’interconnexion entre les acteurs2
Les technologies numériques permettent au consommateur d’interagir
sur une grande partie des maillons de
la chaîne d’activités : l’interconnexion
entre les réseaux et l’interopérabilité
des logiciels permettent des mises en
contact directes entre entreprise/producteur et consommateur.
Des entreprises françaises, qui s’appuyaient jusqu’alors sur des réseaux
externes de distribution, transforment
aujourd’hui, leur stratégie pour se
rapprocher du client. La valeur sera
essentiellement créée dans la relation-client. Dès lors, l’innovation, quelle
qu’elle soit, n’a de sens qu’en s’appuyant sur les usages et attentes des
clients.
"Made in the world" : rien ne sera plus comme avant
Toyota, Volvo, etc.
Migration des entreprises
vers l’aval de la chaîne
Le client au cœur des boucles
Il en résulte que la relation-client est
désormais au centre des stratégies des
entreprises. C’est déjà le cas avec les
plateformes d’économie collaborative
(Airbnb) qui font reposer leurs modèles
d’affaires sur l’expérience-utilisateur.
Dans l’industrie culturelle, Amazon ou
Google ont placé cette même expérience au cœur de leurs interfaces :
Kindle, Ipad ou Androïd.
3 Stéphane Crosnier, Directeur Exécutif, Activité
Opérations, Accenture Strategy pour la France
in : Stratégies logistiques, hors-série Value Chain
Software, n° 7, mars 2016.
4Eamonn Kelly and Kelly Marchese, “Supply
chains and value webs” in: Business ecosystems
come of age, Deloitte University Press, April 15,
2015.
Gautier, InVivo, Armor-Lux, Guy
Degrenne ou Repetto ouvrent des
magasins en propre pour saisir la
valeur en aval de la chaîne1. Amazon se
positionne dans la logistique (acquisition de Colis Privé) et le transport
(création d’un réseau de fret aérien)
pour renforcer la relation-client dans
l’e–commerce. De même, le groupe
japonais Bridgestone vient de racheter
Speedy France, enseigne de pneumatiques, afin d’acquérir une culture du
service-client.
1Adrien Cahuzac, "Quand les industriels
ouvrent des magasins", L’Usine Nouvelle,
n° 3 445, 19 novembre 2015.
5 Intervention de Sébastien Miroudot, OFCE, Séminaire Analyse du tissu productif, 8 avril 2016.
3
Les modèles d’affaires ont, d’ores et
déjà davantage, basculé vers les services. Illustration de ce basculement,
Michelin s’est engagé (via la solution
Effifuel) dans la commercialisation
d’économies d’énergies par des formations, du suivi de comportements des
chauffeurs de poids lourds.
Le basculement vers les services est un
exercice d’autant plus aisé et rapide que
ce segment d’activité est moins dépendant d’actifs physiques6. Avec l’internationalisation des réseaux de production,
des groupes comme Apple ou Dyson
ont déjà quitté un mode de production
où l’entreprise fait de l’industrie en produisant un bien pour passer à un mode
où elle fait de l’industrie en ‘produisant’
du service à grande échelle7.
UNE NOUVELLE GÉOGRAPHIE
DES CHAÎNES
6Hugo Sedouramane, "Les objets connectés
ouvrent la voie à de nouveaux modèles économiques industriels", L’Opinion, 26 mai 2016.
7 Pour reprendre ici les propos de Lionel Fontagné,
(Professeur, Paris School of Economics) dans le
cadre de l’étude de Corinne Vadcar (2016).
Jusqu’à ce jour, les chaînes ont été
essentiellement verticales : elles associaient des donneurs d’ordre occidentaux et des fournisseurs de pays à plus
faible coût de main-d’œuvre
(low-cost).
Produire des biens et des services riches
en connaissances (knowledge basedgoods) signifie aussi solliciter des tâches
à niveau de qualification et de salaire
plus élevé. Pour cette raison, les entreprises s’orientent vers des pays où ils
peuvent trouver ces compétences, renforçant ce mouvement vers des chaînes
plus horizontales.
Dans l’aéronautique, ce schéma est déjà
largement vérifié pour la réalisation de
pièces détachées entrant dans la fabrication d’un avion Boeing ou Airbus.
La voiture électrique de Tesla (Model X,
2016) est illustrative de ces besoins de
composants venant de fournisseurs
occidentaux.
Demain, les chaînes pourraient être horizontales : elles associeront des entreprises des pays de l’OCDE. Intégrer des
contenus numériques, des biens/services à forte valeur ajoutée nécessite de
nouveaux fournisseurs ou partenaires.
Conclusion
Le "Made in the World", ce mode de production internationalisé qui a changé la géographie de la puissance économique,
sera fortement influencé par la numérisation.
Toutefois, on aurait tort de croire que ces quatre mutations placent durablement les pays occidentaux en position de force
grâce à leur expérience en matière de relation-client et de services. La Chine investit aussi dans les services, le software et
la relation-client. Les exemples d’entrée d’acteurs chinois ou taïwanais du hardware dans l’univers du software ne manquent
pas. Lenovo s’est ainsi rapproché de Google pour produire un smartphone avec un système cartographie en 3D.
Les technologies numériques appliquées à l’industrie et l’entrée des chaînes dans le monde des services peuvent contribuer
à rééquilibrer la structure du commerce international en faveur de l’Occident. Mais gare aux outsiders qui défient en un temps
record les concurrents déjà installés.
In fine, tout ceci annonce probablement une division internationale du travail moins segmentée et une redistribution des
cartes entre les puissances économiques mondiales.
"Made in world" : rien ne sera
plus comme avant
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Directeur de publication
et de la rédaction
Thierry Philipponnat
@InstitutFriedland
Auteur : Corinne Vadcar
Institut Friedland
Conception / Maquette
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Impression : Cicero
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"Made in the world" : rien ne sera plus comme avant
Ainsi, le cloud computing (informatique
en nuage) réduit l’intérêt de l’externalisation de certains services informatiques
dans des pays comme l’Inde. A contrario,
les centres de services partagés
(business global services) connaissent
aujourd’hui un développement considérable dans le monde.