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LA SEMAINE DE LA DOCTRINE L’ÉTUDE
CONSEIL CONSTITUTIONNEL
La décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012 rendue par le Conseil constitutionnel et relative à la loi de finances pour 2013 a suscité quelque émoi, causé principalement par la portée politiquement sensible de la censure partielle du taux marginal
d’imposition de 75 %, mesure très symbolique pour l’actuelle majorité. Le moment
est opportun de faire un point sur les questions récurrentes de la nature du Conseil
constitutionnel, et de la légitimité de son rôle et de ses membres dans une société
démocratique (État de droit et gouvernement des juges). Un bref rappel d’histoire
et de droit comparé permet d’y apporter des éléments de réponse. 2012 n’a-t-elle
connu qu’une énième mue du Conseil, ou alors un changement plus profond ?
220
La 5 mue du Conseil
è
constitutionnel ?
Point sur l’État de droit et le
gouvernement des juges
J
Christophe Tukov est magistrat, chargé de conférences de
méthode en institutions politiques au campus Sciences Po de
Menton
Étude rédigée par
CHRISTOPHE TUKOV
1 - Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel, a
déclaré le 7 janvier 2013 sur une chaîne d’information continue, suite à la décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 20121
relative à la loi de finances pour 2013, et notamment la censure
du taux marginal d’imposition de 75 % jugé « confiscatoire »,
que « le Conseil constitutionnel est une institution indépendante, qui n’a de leçon à recevoir de personne ».
Affirmation péremptoire qui n’a certes pas la valeur juridique
d’une décision du Conseil, mais qui, émanant de son Président, contribue à éclairer le chemin parcouru par cette institution depuis sa création.
Quatre années importantes jalonnent l’évolution du Conseil
constitutionnel : 1958, date de naissance concomitante à celle
1 Cons. const., déc. 29 déc. 2012, n° 2012-662 DC : JO 30 déc. 2012, p.
20966.
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LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 8 - 18 FÉVRIER 2013
de la Ve République ; 1971, date de la décision sur la liberté
d’association2; 1974, date de l’ouverture de sa saisine à soixante
députés ou sénateurs (réforme constitutionnelle du 29 octobre
1974) ; 2008 : création de la QPC (réforme constitutionnelle du
23 juillet 2008, entrée en vigueur le 1er mars 2010). 2012 doitelle être considérée comme une année marquante, au même
titre que les dates précédentes ? Certains commentaires de la
décision n° 2012-662 DC le laissent croire. « Les sages vontils trop loin3 » ? Vers un gouvernement des juges ? Le Conseil
est-il une juridiction politique ? Si la décision dont s’agit peut
revêtir certains aspects novateurs, en revanche, le contenu
des commentaires résonnent d’un air déjà connu, selon que
l’accent est mis sur les explications juridiques, souvent techniques, ou sur les implications politiques, toujours sensibles.
Et la majorité des auteurs s’en tiennent à l’analyse purement
juridique, froide et objective, de la décision pour en dégager les
subtilités techniques4.
Pourtant, l’institution juridictionnelle aujourd’hui quinquagénaire ne ressemble que très peu à ce qu’elle était à ses débuts.
Tel un être humain, le Conseil s’est développé, s’est redressé,
s’est affirmé, et semble maintenant en pleine force de l’âge,
fort de son expérience et de l’énergie conférée par sa fonction
2 Cons. const., déc. 16 juill. 1971, n° 71-44 DC :
JO 18 juill. 1971, p. 7114.
3 M. Collet, Le Monde.fr, 3 janv. 2013.
juridictionnelle, elle aussi en pleine expansion, voire émancipation, au sein de nos institutions.
2 - Cette tendance lourde du Conseil à se comporter comme
une cour implique une autre évolution dont le principe a été
acté, là encore, en 2012 : la modification de sa composition,
fixée par l’article 56 de la Constitution de 1958. Cette proposition du rapport Jospin (plus exactement de la Commission
de rénovation et de déontologie de la vie publique) rendu le 9
novembre 20125 consiste en la suppression de la présence « de
droit » des anciens présidents de la République en son sein, afin
d’atténuer l’accusation d’organe politique ainsi que la suspicion de conflit d’intérêts.
Ainsi, l’évolution de notre Conseil constitutionnel tend-elle
vers cet objectif ultime de devenir une Cour constitutionnelle ?
Considérerions-nous que la chrysalide se transformerait en
papillon dès l’instant où notre Conseil remplirait les critères
caractéristiques d’une cour ?
La question en elle-même semble curieusement sensible. Antoine Botton et Bertrand de Lamy estimaient que « si le Conseil
constitutionnel avait déjà une activité juridictionnelle avant la
QPC, celle-ci l’a, à l’évidence, considérablement accrue » et
4 Par ex. A. Mangiavillano, Inconstitutionnalité
de la "taxe à 75 % : chronique d’une inégalité :
D. 2013, chron. p. 19.
LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 8 - 18 FÉVRIER 2013
5 Pour un exemple d’analyse complète A. Levade, Révolution ou réformette ? Les 35 propositions de la Commission Jospin : JCP G 2012,
act. 1227.
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d’ajouter immédiatement « précisons qu’il ne s’agit pas ici de
se prononcer sur l’épineuse question de la nature du Conseil,
mais simplement de constater que celui-ci s’est donné pour
office de dire le droit constitutionnel »6. Oserions-nous avancer que nous n’attendions pas moins de cette juridiction, qui
assume cette fonction de « dire le droit constitutionnel », dans
toute sa plénitude, depuis plus de quarante ans ?
Simple changement de peau ou avancée significative dans un
processus de métamorphose qui touche à sa fin, comment situer la décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012 relative
à la loi de finances pour 2013 ?
Les éléments de réponse se trouvent dans l’histoire et le droit
comparé. Ils ne peuvent s’analyser à notre avis qu’à travers le
prisme de la crainte révérencieuse du gouvernement des juges,
qui serait un dangereux avatar de l’État de droit dont le Conseil
constitutionnel est l’un des symboles actifs.
1. Une analyse historique et
comparative du Conseil constitutionnel
3 - Comprendre ce qu’est le Conseil constitutionnel aujourd’hui, et ce qu’il tend à devenir, implique nécessairement
de retracer les grandes lignes de son évolution. Un éclairage
comparatif avec d’autres grandes juridictions constitutionnelles devrait permettre de définir les caractéristiques spécifiques du Conseil.
Mais, à titre préliminaire, rappelons les différentes classifications du contrôle de constitutionnalité et fonctions des juridictions constitutionnelles.
4 - Deux modèles sont classiquement distingués en matière
de justice constitutionnelle : le modèle américain et le modèle
européen. Le modèle américain impliquerait un contrôle de
constitutionnalité décentralisé ou diffus, concret, par voie
d’exception, a posteriori, produisant un effet inter partes. Le
modèle européen correspondrait à un contrôle de constitutionnalité centralisé ou concentré, abstrait, par voie d’action, a
priori, et produisant un effet erga omnes.
5 - Par ailleurs, Olivier Jouanjan7 a dégagé un idéaltype de justice constitutionnelle en dressant une liste se voulant exhaustive des compétences qu’une juridiction constitutionnelle doit
assumer : le respect de la séparation horizontale des pouvoirs,
le respect de la séparation verticale des pouvoirs, la protection
de l’ordre constitutionnel (incluant le pouvoir de destitution
du président de la République et de dissolution de partis politiques anti-démocratiques), le contrôle des processus de repré6 La QPC, révélateur des limites du droit constitutionnel, Lectures contrariées et contradictoires (1) : D. 2012, chron. p. 2030.
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sentation politique (les élections), le contrôle de la validité des
normes suprêmes (des modifications de la Constitution), et la
protection des droits fondamentaux. Ce dernier point a fait
l’objet d’une évolution autonome du Conseil constitutionnel
(A), avant que ce dernier ne voit se développer les conditions
de sa saisine (B).
A. - Une évolution autonome vers la
protection des droits fondamentaux
6 - En procédant à une rapide analyse combinée de ces modèles et idéaltype, il apparaît évident que le Conseil constitutionnel tel qu’il a été créé en 1958, à la lecture des articles 58
à 62 de la Constitution, ne pouvait être considéré comme une
juridiction constitutionnelle effective, bien que ses caractéristiques facilitaient sa classification dans le modèle « européen ». La protection de l’ordre constitutionnel et des droits
fondamentaux ne ressortaient pas de sa compétence expresse,
et le contrôle de la validité des normes suprêmes demeurait
encore très timide lorsqu’en 1962, il déclarait conforme à la
Constitution le recours au référendum de l’article 11 de la
Constitution par le Général de Gaulle pour modifier la Constitution en instaurant l’élection du président de la République
au suffrage universel direct8. Le raisonnement tenu à cette
occasion était très strict : « Considérant que la compétence
du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la
Constitution ainsi que par les dispositions de la loi organique
du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel prise pour
l’application du titre VII de celle-ci ; que le Conseil ne saurait donc être appelé à se prononcer sur d’autres cas que ceux
qui sont limitativement prévus par ces textes (…). Il résulte
de l’esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son
article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et
non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum, constituent l’expression directe de la souveraineté
nationale ». Si la solution ainsi dégagée s’expliquait aisément
quant au fond (le Conseil ne se prononce pas sur le contenu
d’une loi adoptée par le peuple et constituant l’expression directe de la souveraineté nationale), en revanche la possibilité
existait de déclarer le texte anticonstitutionnel pour un motif
de procédure tenant au choix erroné de l’article de la Constitution utilisé (Const., art. 11 et non art. 89). Ne le faisant pas,
il s’est attiré pour une longue période la réputation d’organe
soumis au pouvoir et notamment à son chef charismatique,
le Général de Gaulle.
7 C. Grewe, O. Jouanjan, E. Maulin, P. Wachsmann, La notion de « justice constitutionnelle » : Dalloz, coll. Thèmes et commentaires,
2005.
8 Cons. const., déc. 6 nov. 1962, n° 62-20 DC : JO
7 nov. 1962, p. 10778.
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« Toutes les questions ne sont pas réglées, (…) l’articulation entre contrôle
de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité des lois, ou encore les
incidences de la QPC sur notre droit constitutionnel. »
Pourtant, ces déceptions étaient partiellement injustifiées, dès
lors que l’objectif initial assigné au Conseil était principalement de veiller au respect par les pouvoirs législatif et exécutif
des domaines de la loi et du règlement délimités par les articles
34 et 37 de la Constitution. Déceptions partiellement justifiées,
mais attentes tout aussi légitimes quand la Cour suprême des
États-Unis avait conquis ses pouvoirs étendus depuis 1803, et
que, par exemple, la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe était
dotée, dès la loi fondamentale adoptée par la République fédérale d’Allemagne le 23 mai 1949, de larges compétences.
7 - Il aura fallu attendre 1971, et probablement la mort du Général de Gaulle, pour voir le Conseil constitutionnel9 opérer sa
première mue, et conquérir de manière autonome la faculté de
statuer sur la constitutionnalité d’un loi au regard des droits
fondamentaux : « Considérant qu’au nombre des principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le Préambule de la Constitution il y
a lieu de ranger le principe de la liberté d’association ; que ce
principe est à la base des dispositions générales de la loi du 1er
juillet 1901 relative au contrat d’association ; qu’en vertu de
ce principe les associations se constituent librement et peuvent
être rendues publiques sous la seule réserve du dépôt d’une déclaration préalable (…) ». À compter de cette date, le Conseil
a inséré dans le bloc de constitutionnalité les deux Préambules
des Constitutions de 1946 et 1958, ainsi que la Déclaration
DHC, et y a ajouté progressivement les principes et objectifs
à valeur constitutionnelle. Cette démarche est autonome et
ne trouve pas son fondement dans le texte de la Constitution
qui, pourtant, détermine strictement sa compétence, ainsi qu’il
l’avait rappelé dans sa décision du 6 novembre 1962.
8 - C’est une démarche assez similaire, quoi que beaucoup plus
ambitieuse et novatrice, qu’avaient suivie les juges de la Cour
suprême des États-Unis en 1803 en s’arrogeant le pouvoir
même de contrôler la constitutionnalité des lois (cf. infra), ou
bien, plus récemment, la Cour suprême israélienne qui a opéré
sa « révolution constitutionnelle » en 1995 dans un arrêt Bank
Mizrahi10 par lequel les juges de la Cour ont établi que les deux
lois fondamentales sur les droits de l’Homme, adoptées trois
ans auparavant, en 1992, revêtent un statut constitutionnel,
au dessus des lois, et limitent subséquemment le pouvoir de
la Knesset11.
9 - La situation est plus subtile en Grande-Bretagne, sans
Constitution matérielle mais en présence d’un ensemble de
textes déclaratifs de droits tels les Petition of Rights, Habeas
9 Cons. const., déc. 16 juill. 1971, n° 71-44 DC :
JO 18 juill. 1971, p. 7114.
10 HCJ 6821/93 United Mizrahi Bank vs Migdal
49(4) PD 21.
Corpus, Bill of Rights, Parliament Act, qui ne possèdent pas,
en tant que tels, valeur supra législative. Le corollaire de
cette situation est la « souveraineté du Parlement », à qui ces
textes fondamentaux ne sont pas opposables. Toutefois, depuis l’adoption par le Parlement du Human Rights Act, le 9
novembre 1998, la Convention EDH est devenue partie intégrante de l’ordre juridique britannique. Cette loi a ainsi consacré le droit de recours individuel devant les juridictions britanniques sur le fondement de violations de la Convention EDH,
lui donnant une portée effective en droit interne. La portée de
cette avancée doit cependant être relativisée, puisqu’il revient
au juge, dans un premier temps, aux termes de l’article 3, § 1,
d’interpréter la norme en litige « conformément » et « dans la
mesure du possible » au Human Rights Act, et si l’incompatibilité est irréductible, alors le juge peut procéder à une « déclaration d’incompatibilité » invitant le ministre concerné par le
domaine d’application du texte incriminé à initier une procédure de modification accélérée. Léger soubresaut constitutionnel, étant donné que le juge anglais, dont la toute récente Cour
suprême, ne peut écarter lui-même une loi qu’il considère
contraire au Human Righs Act, donc à la Convention EDH.
10 - Encore plus ambitieux est le processus initié par les juges
de la Cour Suprême indienne dans une série de quatre décisions étalées sur une période de 30 ans (Golaknath vs State
of Punjab (1967) ; Resavananda Bharati vs State of Kerala
(1973) ; Minerva Mills Ltd vs Union of India (1980) ; L Chandra Kumar vs Union of India (1997)) consacrant l’existence de
normes supra-constitutionnelles, dégagées par les juges euxmêmes et s’imposant d’abord au législateur dans le cadre de
l’adoption d’une loi, puis au pouvoir constituant dans le cadre
d’une révision de la Constitution.
11 - À l’opposé, la Chine possède une constitution dite « injusticiable », dont la Cour suprême populaire dit depuis longtemps qu’il est interdit aux juges chinois de la citer dans leurs
décisions. Une tentative d’évolution a été opérée en 2001 lors
de l’affaire Qi Yuling, dans le cadre de laquelle le juge Huang
Songyou, de la Cour populaire suprême, s’était appuyé expressément sur l’article 46 C de la Constitution chinoise (« Les
citoyens de la République populaire de Chine ont le droit et le
devoir de s’instruire. L’État donne aux enfants, adolescents et
jeunes gens une éducation sur les plans moral, intellectuel et
physique pour leur permettre un épanouissement total ») pour
rendre une décision ; mais en 2008, la Cour, revenant sur cette
jurisprudence isolée, a fait prévaloir l’orthodoxie juridique
chinoise et la révolution a avorté12.
11 S. Navot, La Cour suprême israélienne et le
contrôle de constitutionnalité des lois : Nouveaux Cah. Cons. const. 2012, n° 35.
LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 8 - 18 FÉVRIER 2013
12 S. Balme, note de synthèse, Les Institutions
Chinoises : une Introduction : CERIUM.
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La démarche autonome initiée en 1971 par le Conseil constitutionnel est donc loin d’être une spécificité française, alors
même que le contrôle de constitutionnalité, considéré comme
l’une des conditions d’une démocratie moderne, heurte notre
tradition légicentriste. Pour poursuivre sa mue, le Conseil a
aussi bénéficié de la volonté du législateur d’étendre son cadre
d’intervention.
C’est ainsi en 1974 que la célèbre formule « vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires »
est tombée en désuétude, même si demeurait, et demeure encore, la question de la composition politique, d’aucuns diraient
« partisane », du Conseil constitutionnel.
La juridicité de la Constitution française s’est encore affermie
avec l’introduction de la QPC ouverte aux justiciables.
B. - Un développement hétéronome des cas
de saisine
2° 2008 : L’ouverture de la saisine aux justiciables
12 - Ce développement s’est réalisé en deux temps, avec l’ouverture préalable de la saisine à l’opposition, puis au bénéfice
du justiciable.
1° 1974 : L’ouverture de la saisine du Conseil
constitutionnel à l’opposition
13 - La réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974 a permis à
60 députés ou 60 sénateurs de déférer au Conseil constitutionnel une loi votée par le Parlement, avant sa promulgation par le
président de la République.
Avant cette réforme, seuls le chef de l’État, le Premier ministre
et les présidents des assemblées détenaient cette prérogative.
Cette nouvelle disposition a naturellement renforcé le rôle du
Conseil constitutionnel, qui devient de la sorte juge de droit
commun de la conformité de la loi aux règles et principes à
valeur constitutionnelle. Elle offre de surcroît un instrument essentiel de contrôle et de sanction à l’opposition parlementaire.
Les décisions du Conseil, qui peut rejeter tout ou partie de la
loi déférée, n’étant susceptibles d’aucun recours, cette réforme
représente ipso facto une avancée dans la reconnaissance des
droits de l’opposition.
Cette extension de la saisine du Conseil à l’opposition confère à
cette dernière un véritable statut, réforme nécessaire pour mettre
en cohérence le système de contrôle de constitutionnalité, et plus
généralement le fonctionnement de notre système politique reposant sur la bipolarisation de la vie politique générée de fait par
les institutions de la Ve République, et notamment l’élection du
président de la République et des députés au suffrage universel
direct, avec scrutin majoritaire uninominal à deux tours.
La même logique a sous-tendu la réforme constitutionnelle du
23 juillet 2008, prévoyant notamment la possibilité reconnue
aux présidents des assemblées et à 60 députés ou 60 sénateurs
de saisir le Conseil constitutionnel pour vérifier, après trente
jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels de l’article 16 de la
Constitution, si les conditions de sa mise en oeuvre sont toujours réunies (Const., art. 16, dernier al.), dans un domaine
essentiellement politique.
14 - Après l’extension de son rôle politique avec la réforme de
1974, le Conseil constitutionnel a vu s’étendre son rôle juridique avec la réforme de 2008.
La QPC a fait l’objet d’une multitude d’études depuis son lancement, à juste titre d’ailleurs, tant l’impact de cette réforme
sur le fonctionnement et sur l’esprit même de nos institutions
est considérable. Le présent propos n’a pas pour objet de rappeler la mécanique processuelle de ce système, ni de livrer une
nouvelle réflexion de fond sur ce mécanisme juridictionnel,
mais simplement de le replacer dans son contexte.
Tout d’abord, la France n’a fait que se « calquer » sur d’autres
pays qui connaissent déjà peu ou prou le même système depuis
plusieurs années.
15 - Ainsi, l’article 162 de la Constitution espagnole énonce
que « Sont en droit d’introduire le recours individuel d’Amparo,
toute personne naturelle ou juridique invoquant un intérêt légitime, c’est-à-dire une violation des droits et libertés énumérés à
l’article 53, § 2 de la Constitution - droits de 1re génération -,
ainsi que le défenseur du peuple et le ministère public » ; l’article
163 édicte que « Lorsqu’un organe judiciaire considérera, au
cours d’un procès, qu’une norme ayant force de loi, s’appliquant
à la matière et dont dépend la validité de la sentence, pourrait
être contraire à la Constitution, il saisira le tribunal constitutionnel (…) ».
16 - En Allemagne, le Verfassungsbeschwerde prévu à l’article
93-4 a de la loi Fondamentale prévoit que « la Cour constitutionnelle statue sur les recours constitutionnels qui peuvent
être formés par quiconque estime avoir été lésé par la puissance
publique dans l’un de ses droits fondamentaux ou dans l’un des
droits garantis par les articles - droit de 1re génération - ».
17 - En Israël, toute personne qui évoque la violation de droits
protégés par une des lois fondamentales portant sur les droits
de l’homme peut s’adresser à la Cour suprême, en sa qualité
de Haute Cour de Justice, sous la forme d’un recours direct
s’analysant en une contestation de la constitutionnalité de cette
violation13.
13 S. Navot, op. cit. note (11).
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LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 8 - 18 FÉVRIER 2013
« L’élection des juges est un débat récurrent, mais limiter sa légitimité à
l’onction du suffrage est erroné. »
18 - Le système de la QPC en France, s’il a constitué un petit
séisme dans notre ordre institutionnel, n’est ainsi pas pour autant empreint d’une originalité ou d’une modernité notable au
regard des systèmes étrangers. Toutes les questions ne sont pas
réglées, par exemple, parmi tant d’autres, celle de l’articulation
entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité des lois14, ou encore les incidences de la QPC sur notre
droit constitutionnel15. Il n’en reste pas moins que notre ordre
juridique interne s’est « standardisé » pour répondre aux canons de la théorie classique de l’État de droit.
Or, il est constant que plus un État de droit est dynamique, plus
il est affermi, plus se profile la silhouette de son controversé
avatar, le « gouvernement des juges ».
2. De l’État de droit au gouvernement
des juges ?
19 - La Cour suprême des États-Unis, dans son arrêt Marbury vs
Madison de 1803, a, par une analyse stratégique des institutions
et de son propre rôle, établi la conception moderne du contrôle
de constitutionnalité des lois, sous l’impulsion du juge en chef
John Marshall dont nous rappelons l’opinion : « C’est donc
dans une très large mesure le domaine et le devoir du pouvoir
judiciaire de dire ce qu’est la loi (…). Dans l’hypothèse d’une
loi contraire à la Constitution, la Cour devra décider celle des
deux règles en conflit qui s’applique au cas particulier. C’est
là une tâche essentielle du pouvoir judiciaire. Si les tribunaux
doivent se référer à la Constitution, et si la Constitution est
supérieure à tout acte législatif ordinaire, c’est la Constitution
et non la Loi ordinaire qui doit régir le cas auquel toutes deux
sont applicables ».
La Cour suprême des États-Unis est le symbole de ce que ses
détracteurs nomment le « gouvernement des juges », c’est-àdire une immixtion du juge dans la conduite des affaires publiques dont sont investis les pouvoirs législatif et exécutif.
Ce « gouvernement des juges » revêt une dimension émotive
négative forte, comme « l’État de droit » possède une dimension émotive positive forte. L’espèce ayant donné lieu à l’arrêt Marbury vs Madison, porte d’ailleurs en elle les germes de
cette propension à s’immiscer dans le politique, puisque la
Cour a, dès ses débuts, fait l’objet d’une instrumentalisation
politique par les « fédéralistes » qui, anticipant leur défaite
aux élections de 1800, voulurent y placer quelques-uns de
14 V. par exemple R. Tinière, QPC et droit européen des droits de l’homme, Entre équivalence
et complémentarité : RFDA 2012, p. 621.
15 A. Botton et B. de Lamy, op. cit. note (6).
16 Marbury vs Madison, Wikipedia.
17 M. Guerrini, Les moyens périphériques aux
droits et libertés que la Constitution garantit :
RDP 2012, p. 1639.
leurs partisans pour y constituer un contre pouvoir institutionnel face aux républicains démocrates16.
20 - En France, le Conseil constitutionnel a bénéficié d’un
contexte de création et de développement plutôt apaisé, tout
en se voyant conférer à ses débuts des compétences très en deçà
des standards des autres juridictions constitutionnelles. Son
rôle s’est progressivement développé, alors que son office se
transformait (A). Corrélativement, se pose la question de plus
en plus récurrente de sa légitimité (B).
A. - Le rôle et l’office du Conseil
constitutionnel
21 - Le Conseil constitutionnel se rapproche des standards
d’une cour constitutionnelle classique, notamment avec la
création de la QPC. Mais il lui reste à développer certaines
compétences en matière juridique et politique pour achever sa
mue. Son office évolue, quant à l’interprétation des règles qui
lui sont soumises ou qu’il doit appliquer.
1° Le rôle du Conseil constitutionnel
22 - D’un point de vue juridique, au regard de sa principale
vocation de contrôle de constitutionnalité des lois, la panoplie semble complète entre le contrôle a priori et le contrôle
a posteriori, sous réserve des difficultés d’articulation entre
ces deux contrôles lorsque, par exemple, dans le cadre d’une
saisine a priori dite « blanche », c’est-à-dire sans moyen d’inconstitutionnalité expressément soulevé, le Conseil se refuse
à opérer un contrôle « au fond », ne souhaitant pas insulter
l’avenir en obérant les chances de succès d’une éventuelle QPC
ultérieure17.
En matière de droit conventionnel, le Conseil se donne un rôle
comparable à celui choisi par la Cour de Karlsruhe dans sa
décision Solange 1 18, bien que plus « euro-compatible », en ce
que celui-ci ne contrôle la constitutionnalité des lois de transposition des directives que si ces lois sont susceptibles d’aller
à l’encontre d’une « règle ou un principe inhérent à l’identité
constitutionnelle de la France », et sauf à ce que le constituant
y ait consenti19, heurtant ainsi la démarche prétorienne suivie
par la Cour de justice de l’Union européenne, sorte de juge
constitutionnel européen, par la tétralogie van Gend & Loos20,
Costa contre Enel21, Internationale Handelsgesellshaft22 et
18 BveFG, 29 mars 1974, p. 271.
19 Cons. const., déc. 10 juin 2004, n° 2004-496
DC : JO 22 juin 2004, p. 11182. - J.-M. Sauvé,
La dynamique de protection des droits fondamentaux : Dr. adm. 2012, p. 3, suppl. nov.,
avant-propos.
20 CJCE, 5 févr. 1963, aff. 26/62, van Gend &
Loos : JurisData n° 1963-100000.
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21 CJCE, 15 juill. 1964, aff. 6/64, Costa c/ Enel.
22 CJCE, 17 déc. 1970, aff. C-11/70, Internationale Handelsgesellschaft : JurisData n° 1970240004.
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Simmenthal23 consacrant l’effet direct et la primauté du droit
communautaire.
La similitude d’approche du Conseil constitutionnel24 et de
la Cour constitutionnelle de Karlsruhe25 quant au rôle que
ces juridictions entendent jouer face au droit de l’Union,
se retrouve dans les deux décisions concernant le pacte de
stabilité, le Conseil estimant notamment que l’introduction
des stipulations du pacte budgétaire dans des normes supra-législatives, prévue à l’article 3, § 2 du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, porterait atteinte
aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté
nationale.
23 - Sous l’angle politique, en revanche, il n’est pas encore
réellement en charge de la protection de l’ordre constitutionnel, comme peut l’être la Cour constitutionnelle de
Karlsruhe. En effet en Allemagne, l’article 18 de la loi fondamentale énonce que « quiconque abuse de la liberté d’expression des opinions, notamment de la liberté de la presse,
de l’enseignement, de réunion, d’association, de propriété ou
du droit d’asile pour combattre l’ordre constitutionnel libéral et démocratique est déchu de ses droits fondamentaux ?
La déchéance et son étendue sont prononcées par la Cour
constitutionnelle fédérale ». On retrouve là l’idée de démocratie militante, dont est par exemple totalement démuni le
« libre marché des idées » aux États-Unis. En revanche, aux
États-Unis, comme en Allemagne, ou au Brésil, le Cour ou
son Président sont investis du prononcé de la destitution, ou
de l’impeachment, du Président, ce qui n’est pas, et ne sera
pas encore le cas, de notre Conseil, au regard du projet de
réforme de la commission Jospin insistant, dans sa proposition n° 16, sur le caractère politique, et non juridictionnel, de
la procédure de destitution de l’article 68 de la Constitution,
situation similaire à l’Inde aux termes de l’article 61 de la
Constitution.
Ainsi, quant au rôle dévolu au Conseil, le risque de gouvernement des juges résiderait uniquement dans la portée
du contrôle de constitutionnalité des lois. Il est utile de
rappeler que le Conseil ne peut pas s’autosaisir, même si
sa saisine est obligatoire pour les lois constitutionnelles et
organiques. Absence d’auto saisine, et interdiction du déni
de justice, constituent deux principes incompatibles avec
un quelconque « gouvernement des juges » en France, et
plus largement, avec la reconnaissance d’un « pouvoir »
juridictionnel.
23 CJCE, 9 mars 1978, aff. 106/77, Administration des finances c/ SA Simmenthal : JurisData n° 1978-761525.
24 E. Oliva, La décision du Conseil constitutionnel du 9 août 2012 : RFDA 2012, p. 1043. - V.
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2° L’office du juge constitutionnel
24 - Sans devoir nous référer à la théorie du réalisme juridique,
élaborée par Adolf Merkl et Hans Kelsen, on peut citer la théorie normativiste de John Chipman Gray pour qui : « Après
tout, le législateur n’émet que des mots, et il revient aux tribunaux de dire ce qu’ils signifient (…). On a parfois dit que le
droit était composé de deux parties, le droit légiféré et le droit
produit par les juges, mais en vérité, tout le droit est fait par les
juges26 ». L’interprète en dernier ressort d’un texte est le véritable auteur de la norme. À la même époque, le sénateur américain Charles Evans Hugues estimait que « nous vivons sous
l’empire d’une constitution, mais la Constitution n’est que ce
que la Cour suprême dit qu’elle est », conception reprise en
France par Michel Troper27.
25 - Par ailleurs, pour Ronald Dworkin28, l’acte de juger résulte
de la conciliation de différents principes, plus que de l’application de textes « les principes sont des normes qui imposent
que quelque chose soit réalisée dans la plus grande mesure du
possible, eu égard aux possibilités juridiques et factuelles. Les
principes sont des mandats d’optimisation, caractérisés par le
fait qu’ils peuvent être satisfaits dans une mesure variable, et
par le fait que le degré de satisfaction approprié dépend non
seulement de ce qui est factuellement possible, mais aussi de ce
qui est juridiquement possible. L’ampleur de ce qui est juridiquement possible est déterminée par les principes et les règles
opposées ». Les principes fondamentaux reconnus par les lois
de la République, et les principes et objectifs à valeur constitutionnelle, progressivement dégagés par le Conseil, peuvent
aisément être raccrochés à cette dernière théorie.
26 - À mi chemin entre ces théories de type anglo-saxonne
et notre tradition légicentriste, le Conseil, dans sa décision
du 29 décembre 2012, prend encore soin de préciser dans
un considérant n° 50 « Considérant que le Conseil constitutionnel n’a pas un pouvoir général d’appréciation et de
décision de même nature que celui du Parlement ; qu’il ne
saurait rechercher si les objectifs que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors
que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé », ce qui n’a pas empêché
Martin Collet d’estimer que « Jamais auparavant le Conseil
ne s’était aventuré si loin dans la mise en cause du d’appréciation politique du Parlement » 29. Cette prudence métho-
Cons. const., déc. 9 août 2012, n° 2012-653
DC : JO 11 août 2011, p. 13283.
25 G. Tusseau, La décision de la Cour constitutionnelle allemande du 12 septembre 2012, 12
sept. 2012 : RFDA 2012, p. 1058.
26 The Nature and Sources of the Law, 1909.
27 M. Troper, Le gouvernement des juges, mode
d’emploi : PUF, 2007.
28 R. Dworkin, A matter of principles, 1985 ; V.
aussi Pouvoirs 1991, n° 59.
29 M. Collet, op. cit. note (3).
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« Le Conseil constitutionnel en a déjà les atours (Cour constitutionnelle),
reste à lui conférer la légitimité qui, dans une démocratie, ne se donne pas
aisément. »
dique ne peut l’exempter, au regard des implications de ses
décisions, de la question de sa légitimité.
de justice de l’Union européenne et de la Cour EDH. La décision du 29 décembre 2012, qui constitue le fil de notre propos,
apparaît ainsi rigoureusement motivée en droit.
B. - La légitimité du Conseil constitutionnel
2° La question de l’élection des juges constitutionnels
27 - Le Pouvoir en démocratie est lié à la responsabilité et à
la légitimité. « Là où il y a la responsabilité, il y a le pouvoir »
disait Siéyès, et dans nos démocraties modernes la question
de la responsabilité des juges, fussent-ils constitutionnels, est
récurrente, même si la déclaration de Jean-Louis Debré en
tout début de notre propos (« le Conseil constitutionnel n’a
de compte à rendre à personne »), y apporte une réponse aussi
sèche qu’exacte. Cette responsabilité, de quelque nature qu’elle
soit, étant inexistante actuellement, se pose d’autant plus la
question de la légitimité des juges constitutionnels. Dans une
démocratie, intuitivement, la légitimité provient de l’élection.
L’élection des juges est un débat tout aussi récurrent, mais limiter sa légitimité à l’onction du suffrage est erroné.
1° Les critères de la légitimité des juges constitutionnels
28 - Nous pouvons dégager trois séries de critères applicables
aux « juges » dans leur généralité. En premier lieu, l’indépendance et l’impartialité, qui sont à la fois des garanties et
des exigences consacrées en dernier lieu par l’article 6 de la
Convention EDH protégeant le droit à un tribunal indépendant et impartial. Mais ces éléments procèdent également de
la Déclaration DHC consacrant la séparation des pouvoirs. La
légitimité des juges s’inscrit donc dans l’indépendance dont ils
bénéficient vis-à-vis du pouvoir économique et politique, c’est
principalement sur cette indépendance que repose la confiance
des justiciables dans la justice. S’agissant du Conseil constitutionnel, le mode de désignation de ses membres est évidemment politique, et leur mandat est à échéance.
En second lieu, la compétence, et en ce qui concerne les juges
constitutionnels, une recherche approfondie ne permet pas de
mettre à jour une quelconque exigence textuelle de compétence technique, caractérisée par l’expérience ou des diplômes,
à l’égard des Sages nommés.
En troisième lieu, la motivation des décisions de justice, rempart contre l’arbitraire : le Conseil constitutionnel, à l’instar
de nos autres Cours suprêmes30 et même si des efforts doivent
encore être réalisés sur ce point, motive solidement ses décisions qui apparaissent ainsi comme construites par la volonté
humaine et justifiées par des arguments rationnels et surtout
juridiques, adoptant, comme d’ailleurs le souhaite le Conseil
d’État pour la juridiction administrative, une méthode de
rédaction se rapprochant des standards européens de la Cour
29 - En France, la question est posée notamment par Jacques
Krynen, tout d’abord par un ouvrage de 1999 publié sous sa direction et intitulé « L’élection des juges », puis par un ouvrage
récent, publié en 2012 sous le titre « L’emprise contemporaine
des juges ». La réflexion n’est pas spécifiquement menée vers
le juge constitutionnel mais le raisonnement s’y applique tout
autant : « la fondatrice et bienfaisante fiction d’une justice rendue “au nom du peuple français” a-t-elle encore un sens et un
avenir ? (...). L’actuelle et inexorable élévation de la justice aux
fonctions de mainteneur de l’État de droit est-elle si assurée ?
N’implique-t-elle pas de la doter sans attendre d’une forte et
incontestable légitimité ? En France, peut-être plus qu’ailleurs,
réformer le troisième pouvoir (« le plus terrible des pouvoirs »
Robespierre), suggère une refondation de la fonction de juger
selon l’exigence démocratique d’une justice incarnant la Cité ».
Dans son dernier ouvrage, il expose que « alors que toute la
production de normes, toute la vie juridique est devenue tributaire du pouvoir juridictionnel, le déficit de légitimité démocratique des juges est la grande faille de notre État de droit ».
Il est vrai que la composition actuelle du Conseil procédant du
mode de désignation de ses membres génère un déficit de légitimité objective. Pourtant, la composition « politisée » d’une
cour constitutionnelle n’a rien de spécifique à la France.
En Allemagne ou en Espagne, le mode de nomination est tout
aussi politique, avec cependant une exigence de compétence
technique envers ses membres et l’existence de tractations subtiles entre les principales formations politiques pour veiller à
un certain équilibre au sein des cours.
30 - Le Bundesverfassungsgericht, en application de l’article 94
de la loi fondamentale, se compose de juges fédéraux et d’autres
membres. Les membres de la Cour constitutionnelle sont élus
pour moitié par le Bundestag, pour moitié par le Bundesrat.
Par ailleurs, l’article 159 de la Constitution espagnole prévoit
que le tribunal constitucional « se compose de douze membres,
nommés pour 9 ans renouvelables par tiers, nommés par le Roi,
quatre sur la proposition du Congrès adoptée à la majorité des
3/5 de ses membres, quatre sur la proposition du Sénat selon les
mêmes modalités. Les membres du tribunal constitutionnel devront être nommés parmi les magistrats, procureurs, professeurs
d’université, fonctionnaires publics et des avocats ; ils devront
tous être juristes aux compétences reconnues et exerçant leur
profession depuis plus de quinze ans ».
30 P. Malaurie, Le style des Cours suprêmes françaises, une recherche constante de l’équilibre : JCP G 2012, doctr. 689, Étude.
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Les juges de la Cour suprême des États-Unis sont nommés
par le Président, mais le Sénat doit donner son consentement à leur désignation. Une autre source de légitimité
pour ses membres est leur nomination « à vie », sensée leur
conférer l’indépendance nécessaire à leur office.
31 - Avec l’exemple de ces cours, l’on peut constater que
la légitimité des juges constitutionnels repose sur des
fondements panachant indépendance, compétence, et
« élection ».
32 - Nos Sages ne relèvent actuellement et objectivement
d’aucun de ces trois critères, alors que leurs décisions emportent souvent des conséquences politiques indéniables
ou, à tout le moins, touchent à des domaines politiques
sensibles. Il est alors difficile de combler le déficit de légitimité objective par la légitimité subjective conférée par la
qualité des décisions rendues, comme c’est le cas pour la
censure partielle de la loi de finances pour 2013 qui, pour
ce qui concerne les motifs qui ont suscité l’émoi des commentateurs, est ainsi motivée :
« 14. Considérant, d’une part, qu’aux termes de l’article
6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle
protège, soit qu’elle punisse » ; que le principe d’égalité ne
s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente
des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité
pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un
et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit
en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ; qu’il
n’en résulte pas pour autant que le principe d’égalité oblige
à traiter différemment des personnes se trouvant dans des
situations différentes ;
15. Considérant qu’aux termes de l’article 13 de la Déclaration de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique,
et pour les dépenses d’administration, une contribution
commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » ; que
cette exigence ne serait pas respectée si l’impôt revêtait un
caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de
contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives ; qu’en vertu de l’article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le
respect des principes constitutionnels et compte tenu des
caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles
doivent être appréciées les facultés contributives ; qu’en
particulier, pour assurer le respect du principe d’égalité,
il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et
rationnels en fonction des buts qu’il se propose ; que cette
appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture
caractérisée de l’égalité devant les charges publiques (…) ;
19. Considérant que, d’autre part, le taux marginal maximal d’imposition pesant sur les rentes versées dans le cadre
des régimes de retraite à prestations définies est porté (…)
à 75,04 % pour les rentes perçues en 2012 et à 75,34 %
pour les rentes perçues à compter de 2013 ; que ce nouveau
niveau d’imposition fait peser sur les contribuables une
charge excessive au regard de leurs facultés contributives ;
qu’il est contraire au principe d’égalité devant les charges
publiques ».
Hormis l’emploi quelque peu rude, et certainement choisi, du terme « confiscatoire » (« qui présente toutes les
caractéristiques d’une confiscation » selon le dictionnaire
Larousse) le bruit suscité par la décision ne s’explique que
par le symbole politique que constituait le taux de 75 %
d’imposition pour la majorité actuelle. Elle ne recèle aucune autre surprise ni innovation, si ce n’est l’exigence de
placer le raisonnement au niveau du foyer fiscal et pour
l’ensemble des revenus, et résulte ainsi d’une évolution
linéaire de l’office du Conseil pour répondre aux questions
constitutionnelles à lui soumises, tel un alchimiste dworkinien soupesant et mélangeant les différents principes et
règles constitutionnels pour en extraire une décision. Il fallait bien, à un moment donné, fixer un taux au-delà duquel
l’égalité devant les charges publiques était rompue, c’est à
présent chose faite.
33 - C’est là, déjà, par définition, un « gouvernement des
juges », qui d’ailleurs ne fait toujours pas du Conseil, comme
des autres ordres de juridiction français, un « pouvoir », mais
dépouillé, peut-être, de sa dimension émotive négative.
Ce n’est toujours pas, non plus, une Cour constitutionnelle
ou suprême31 en l’absence notamment de compétence
reconnue en matière de protection de l’ordre constitutionnel, mais la réforme de sa composition y contribuera
comme le reconnaît son président Jean-Louis Debré (cf.
supra) : « l’annonce me paraît conforme et va dans le sens
de l’évolution du Conseil constitutionnel vers une Cour
constitutionnelle ».
Il en a déjà les atours (Cour constitutionnelle), reste à
lui conférer la légitimité qui, dans une démocratie, ne se
donne pas aisément.
31 Pour une étude complète sur cette tendance M. Guillaume, Avec la QPC, le Conseil constitutionnel est-il devenu une Cour suprême ? : JCP G
2012, doctr. 722, Étude.
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