Dialogue des cultures courtoises
Transcription
Dialogue des cultures courtoises
Dialogue des cultures courtoises Intézményi vagy projektlogó helye Nemzeti Fejlesztési Ügynökség www.ujszechenyiterv.gov.hu 06 40 638 638 A projektek az európai Unió támogatásával valósulnak meg. TÁMOP-4.2.2/B-10/1-2010-0030 „Önálló lépések a tudomány területén” Dialogue des cultures courtoises Sous la direction de Emese Egedi-Kovács Collège Eötvös József ELTE Budapest, 2012 Sous la direction de Emese Egedi-Kovács Relecture par Aurélia Peyrical Arnaud Prêtre (Préface) Responsable de l’édition : László Horváth, directeur du Collège Eötvös József ELTE Mise en page : László Vidumánszki Conception graphique : Melinda Egedi-Kovács © Les auteurs, 2012 © Emese Egedi-Kovács (éd.), 2012 © Collège Eötvös József ELTE, 2012 Édition réalisée grâce au concours OTKA NN 104456. Tous droits de traduction et de reproduction réservés. ISBN 978-963-89596-2-1 Les jeux de la fin’amor dans différentes traditions lyriques Sándor Kiss Université de Debrecen Résumé : L’auteur de l’article s’interroge sur les modalités du « rayonnement » de la poésie provençale. En effet, la comparaison entre les chansons des troubadours occitans et celles des pays où leur manière poétique a été « exportée » montre que cet emprunt se greffe sur une tradition locale, d’origine en partie folklorique. Ainsi, malgré la parenté des genres, du style et des topoi, la poésie de l’école sicilienne ou la cantiga d’amigo et la cantiga d’amor portugaises sont loin d’être de simples imitations du lyrisme courtois provençal. L’épanouissement de la parole lyrique dans les milieux courtois du Moyen Âge soulève, d’entrée de jeu, deux problèmes : d’une part, la formation rapide et la longue persistance d’une tradition de styles, de thèmes et de genres, et, d’autre part, l’extension de cette tradition d’une région à une autre, donc son acclimatation dans des cultures et dans des langues différentes. En ce qui concerne la première de ces questions, je me bornerai à rappeler quelques hypothèses qui restent certainement à développer : le besoin d’expression d’une société aristocratique où le système des relations humaines se complique et donne naissance à des coutumes et des rites nouveaux ; la spécialisation croissante de la fonction des « amuseurs » de cour, qui peuvent se transformer en musiciens et poètes professionnels ; l’autorité de certaines techniques de composition latine, d’origine scolaire ; le caractère essentiellement communautaire du phénomène littéraire au Moyen Âge, qu’il s’agisse de modes de « consommation » plus aristocratiques ou plus populaires. Pour ce dernier facteur, citons l’observation de Paul Zumthor : « L’un des traits […] les plus frappants de la poésie 162 Sándor Kiss médiévale est l’extrême stabilité, au cours du temps et dans les diverses parties du corpus, de techniques conditionnées, plus qu’à d’autres époques, par l’existence collective »1. La deuxième question se résume couramment sous l’étiquette de « rayonnement de la poésie provençale » – en effet, la poésie lyrique de l’école sicilienne, les chansons galégo-portugaises, voire le lyrisme en langue d’oïl sont souvent considérés, du moins dans leur début, comme les effets d’une transplantation ou d’une « imitation » (nous prenons maintenant ces termes dans leur sens le plus noble). C’est à ce rapport entre différentes traditions lyriques que je consacrerai ici quelques remarques. Dans une étude écrite sur la poésie galégo-portugaise, Giuseppe Tavani affirme que l’« exportation » de la poésie des troubadours provençaux dans d’autres contrées a conduit à un « affaiblissement » conceptuel et stylistique – conséquence naturelle, dit-il, de tout essai d’acclimatation d’une littérature dans un milieu socio-culturel différent2. Je voudrais nuancer cette thèse. Je ne pense pas uniquement à de grands créateurs de la poésie lyrique de la France septentrionale (les textes de Thibaut de Champagne ou du Châtelain de Coucy ne nous suggèrent pas l’idée d’un affaiblissement), mais aussi, d’une manière objective, aux différences très évidentes qui existent entre les résultats de l’« exportation » – de sorte qu’au lieu du « trapianto » de Tavani, je parlerai plus volontiers de greffe. La poésie des troubadours, quand elle est adoptée par une autre communauté linguistique, ne tombe pas dans le vide, mais se trouve précédée par une tradition locale. Bien sûr, quand je parle ici de tradition, je ne pense pas nécessairement à des antécédents folkloriques ni même au mode de transmission oral de certains types de textes. À la cour sicilienne de l’empereur Frédéric II – l’un des lieux mémorables où la poésie provençale a pris racine pour un moment, au xiiie siècle –, on distingue, dans la culture des hommes de lettres, un trait scolastico-juridique ; les poètes eux-mêmes exercent souvent la profession de juge ou de notaire. En guise de témoignage, citons un sonnet de Giacomo da Lentino (surnommé d’ailleurs « Le Notaire »), où un raisonnement déductif 1 2 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 75. En ce qui concerne les rapports entre la poésie des troubadours provençaux et divers antécédents possibles – notamment la poésie bilingue arabo-romane d’Espagne –, nous renvoyons à la présentation philologique et littéraire d’Alberto Vàrvaro, Letterature romanze del medioevo, Bologna, Il Mulino, 1985, p. 139-176. « ...conseguenza ineludibile e in effetti inelusa del trapianto dei modelli in un terreno socioculturale totalmente diverso da quello d’origine ». Giuseppe Tavani, La poesia lirica galegoportoghese, Heidelberg, Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, 1980, p. 61. Les jeux de la fin’amor dans différentes traditions lyriques 163 conduit à un désir de synthèse entre amour terrestre et amour céleste : le paradis de Dieu devra s’enrichir de la gloire de la Dame aux beaux mouvements et au beau visage, objet promis à une contemplation éternelle. C’est, pour ainsi dire, la seule solution pour l’amoureux, qui ne veut perdre ni le droit au salut (‘je ne voudrais pas commettre de péché même si je ne devais plus la voir’) ni la proximité de l’être qui console : Ma no lo dico a tale intendimento perch’io peccato ci volesse fare, se non veder lo suo bel portamento, lo bel viso e lo morbido sguardare, chè lo mi terria in gran consolamento, vegendo la mia donna in gloria stare3. D’autres poètes siciliens adoptent un point de vue nettement philosophique quand ils s’interrogent sur la nature de l’amour. Jacopo Mostacci construit autour de cette question tout un sonnet, qui fait partie cependant d’une « tenso », un débat poétique à la provençale. Ayant besoin d’exercice et de plaisir intellectuels, il formule son problème (« un dubio che me misi ad avire ») : est-il permis de parler d’une force appelée « amour », ayant un pouvoir absolu sur les cœurs (« Amor a podire / e gli corazi distrenge ad amare »), ou doit-on se contenter d’enregistrer le phénomène de l’amorositate, sans vouloir creuser davantage la qualitate de l’amour4 ? « Amore no parse, nè pare », l’amour, en tant que tel, ne s’est jamais rendu visible, dit Jacopo ; cependant son partenaire de tenso, Pier delle Vigne, dans son sonnet à lui5, répond : bien qu’invisible et incorporel6, l’amour n’en existe pas moins : sa vertu secrète est comparable à celle de l’aimant qui attire à lui le fer. Le troisième participant de la tenso, Giacomo da Lentino, psychologue, s’interroge sur la naissance du sentiment amoureux : les images qui existent pour les yeux naturalemente se transforment en source de désir pour le cœur qui les accueille7 – l’amour est donc une 3 4 5 6 7 Giacomo da Lentino, 21,9-14 (Bruno Panvini, Le rime della scuola siciliana I., Firenze, Olschki, 1962, p. 49). Tenzoni, 3a : Jacopo Mostacci (B. Panvini, op. cit., p. 646-647). Tenzoni, 3b : Pier delle Vigne (B. Panvini, op. cit., p. 647). « Però ch’Amore non se pò vedire / e non si tratta corporalemente. » Cœur qui est « accueillant de tout cela » : di zo e concipitore. Tenzoni, 3c : Giacomo da Lentino (B. Panvini, op. cit., p. 648). 164 Sándor Kiss puissance bien réelle (e questo amore regna fra la zente), un principe caché derrière les apparences8. La réflexion structurée qui préside à la construction des textes et les éléments abstraits du vocabulaire utilisé font pencher cette poésie vers un « intellectualisme » curieux ; toutefois, l’une des sources de ce penchant n’est autre que la poésie provençale elle-même, qui a élaboré une sorte de « théorie poétique » de l’amour, le mot amor lui-même signifiant dans cette poésie à la fois un concept, un phénomène et une personne vivante, selon un jeu très calculé des thématiques et des contextes. La « synthèse » des différentes représentations de l’amour – telle que nous la trouvons chez Bernard de Ventadour9, par exemple – est relayée, dans certains textes italiens, par une démarche « analytique ». Parmi les motifs que les poètes siciliens ont empruntés aux troubadours provençaux, avec une tendance à l’amplification et à l’explication circonstanciée, on peut citer celui de la « douce peine », ce paradoxe psychologique fondamental qui consiste à aimer sa douleur d’amour. « Je ne veux pas qu’on me plaigne de ma douleur », dit Jaufré Rudel10, et Guido delle Colonne commente, tout en demandant pitié à sa dame, de peur de squagliarsi (« se consumer ») d’amour : Ben este affanno dilittoso amare, e dolze pena ben si pò chiamare ; ma voi, madonna, de la mia travaglia, ca sì mi squaglia, – prenda voi merzide, che ben è dolze mal, se no m’auzide11. 8 9 10 11 Cf. également les commentaires de Danielle Boillet (éd.), Anthologie bilingue de la poésie italienne, Coll. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1994, p. 24. La complexité du concept d’amour ne peut être rendue, chez ce troubadour, que par les approximations d’une parole poétique toujours recommencée. La strophe suivante parle d’un amour qui est source de chant et en même temps force mobilisatrice de toutes les facultés de l’âme et du corps : « Non es meravelha s’eu chan / melhs de nul autre chantador, / que plus me tra·l cors vas amor / e melhs sui faihz a so coman. / Cor e cors e saber e sen / e fors’ e poder i ai mes. / Si·m tira vas amor lo fres / que vas autra part no·m’aten » (Bernard de Ventadour, 1,1-8 ; Je cite le texte dans l’édition suivante : Bernard de Ventadour, Chansons d’amour, Paris, Klincksieck, 1966). (Traduction de Moshé Lazar : « Ce n’est point merveille si je chante mieux que tout autre troubadour, car plus fortement le cœur m’attire vers l’amour et je suis bien mieux soumis à ses commandements. Cœur et corps, savoir et sens, force et pouvoir, j’y ai tout engagé. Et le frein me tire tellement vers l’amour que je ne prête attention à rien d’autre ».) « La dolors que ab joi sana, / don ja non vuelh qu’om m’en planha » (Jaufré Rudel, 2,27-8. Je cite le texte dans l’édition suivante : Jaufré Rudel, Chansons, Paris, Champion, 1924). Guido delle Colonne, 2,9-13 (B. Panvini, op. cit., p. 77). Les jeux de la fin’amor dans différentes traditions lyriques 165 Un autre motif emprunté et amplifié pourrait s’appeler le « souvenir de la dame assimilé à un portrait et fixé au cœur de l’amoureux ». Fouquet de Marseille a besoin de cette image intérieure salvatrice, pour ne pas perdre la raison dans sa quête de la « merci » de la dame : « ins el cor port, dona, vostra faisso / que·m chastïa qu’ieu no vir ma razo »12. Sur ce thème, Giacomo da Lentino brode des variations tout le long d’un poème13 : « dentra lo core meo / porto la tua figura » (strophe 1) ; le portrait est ressemblant et ne peut être vu de l’extérieur : « In cor par ch’eo vi porti / pinta come parete, / e non pare di fore » (strophe 2) ; ce portrait ressemblant et intériorisé peut être contemplé en l’absence de la personne réelle et aide à survivre par l’imagination (‘on se croit sauvé par la croyance de voir ce qu’on ne voit pas en réalité’) : Avendo gran disio, dipinsi una figura, bella, a voi simigliante ; e quando voi non vio guardo in quella pintura, e par ch’eo v’agia avante ; sì com’om che si crede salvare per sua fede ancor non via davante. (strophe 3) La disposition changeante des lexèmes essentiels (tels figura, les dérivés du verbe pingere) dans les strophes successives et le maintien de la tension entre l’imaginaire et le réel (tension symbolisée par le terme « désir », disio) témoignent d’une grande maîtrise artistique, qui sert ici à élaborer un topos sous la forme d’une série de renvois mutuels entre sémantèmes fondamentaux ; c’est le signe d’une attitude poétique différente par rapport aux modèles provençaux, qui semblent chercher une plus grande concision14. 12 13 14 Cité d’après Erhard Lommatzsch, Leben und Lieder der provenzalischen Troubadours I, Berlin, Akademie-Verlag, 1957, p. 34. Giacomo da Lentino, 2 (B. Panvini, op. cit., p. 7-10). Parmi ces modèles, rappelons une strophe de Bernart de Ventadour, où ce topos de la « mémoire amoureuse » s’exprime par quelques antithèses bien calculées (‘corps’ ~ ‘esprit’, ‘éloignement’ ~ ‘proximité’) et par la mise en relief de la tension psychologique (cossirer, ‘préoccupation’) qui garantit la pérennité du souvenir : « Cil que cuidon qu’eu sia sai, / no sabon ges com l’esperitz / es de leis privatz et aizitz, / si tot lo cors s’en es lonhans. / Sapchatz, lo melher messatgers / c’ai de leis, es mos cossirers, / que·m recorda sos belhs semblans » (10,22-28). (Traduction de Moshé Lazar : « Ceux qui croient que je suis ici ne savent guère à quel point mon esprit est auprès 166 Sándor Kiss Que les contacts entre poètes siciliens et poètes provençaux soient entièrement livresques, comme on a pu l’affirmer15, ou qu’ils impliquent des rencontres et des échanges plus matériels, il est certain que le résultat de ces contacts n’est nullement uniforme. La réception sicilienne des troubadours offre parfois des traits thématiques et rythmiques qui pourraient remonter à une poésie locale de type plus populaire. La complainte d’une jeune fille, bouleversée par le départ en croisade de son amoureux – texte de Rinaldo d’Aquino – fait apparaître, au cours de la succession des strophes, un jeu de répétitions et un rythme bien serré, qui semblent avoir quelque chose de commun avec le chant et la danse folkloriques. Citons la fin de la première strophe et le début de la seconde : Vassene lo più gente in terra d’oltramare ed io, lassa dolente, como degio fare ? Vassene in altra contrata e no lo mi manda a diri ed io rimagno ingannata : tanti sono li sospiri […]16 Ce poème nous conduit vers un type de réception du lyrisme provençal qui est assez différent du phénomène sicilien, en partie par sa thématique, mais surtout par sa tonalité. La poésie galégo-portugaise des xiiie-xive siècles – dont la langue est la langue dominante de la poésie lyrique pour toute la 15 16 d’elle, proche et intime, bien que mon corps s’en trouve éloigné. Sachez-le : le meilleur messager que j’ai d’elle, c’est ma mémoire, qui m’évoque sa gracieuse présence ».) Concernant l’influence que le troubadour provençal Fouquet de Marseille a pu exercer sur le poète sicilien Giacomo da Lentino, cf. Furio Brugnolo, « La scuola poetica siciliana », In : Enrico Malato (ed.) : Storia della letteratura italiana I : Dalle origini a Dante, Roma, 1995, p. 302-305. Pour la tendance des poètes provençaux vers une certaine abstraction, cf. Sándor Kiss, « Mémoire culturelle et coexistence des traditions : le cas de la poésie lyrique médiévale », In : Genres as Repositories of Cultural Memory = Proceedings of the xvth Congress of the International Comparative Literature Association, vol. V, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 2000, p. 197-204. Brugnolo, op. cit., p. 302. Rinaldo d’Aquino, 5,5-12 (B. Panvini, op. cit., p. 106). Ajoutons la strophe 4, structurée par la répétition du mot-clé croce et les contradictions qu’il évoque pour la pauvre infortunée (lassa tapina) : « La croce salva la gente / e me face disviare, / la croce mi fa dolente / e non mi val Dio pregare. / Oi croce pellegrina, / perchè m’ài sì distrutta ? / Oimè, lassa tapina, / chi ardo e ’ncendo tutta ! » (5,25-32 ; B. Panvini, op. cit., p. 107). Les jeux de la fin’amor dans différentes traditions lyriques 167 péninsule Ibérique17 – présente, dans le domaine des genres, une dichotomie fondamentale bien connue18. Le genre appelé cantiga d’amor obéit, en principe, au modèle « aristocratisant »19 du lyrisme provençal : la forme extérieure de la chanson y est plus complexe, et le langage plus soutenu. Le terme midons, dénomination provençale de la dame dominatrice à qui s’adresse le « fin amant », y est traduit par senhor, substantif naturellement masculin, à l’origine, en portugais également. En revanche, la cantiga d’amigo semble être plus proche du folklore et, du même coup, de certains antécédents locaux. Le poète qui la chante se travestit en femme et formule des plaintes bien féminines : l’absence de l’ami, éventuellement sa trahison. On a pu rapprocher ce genre de la « chanson de toile »20, production autochtone de la poésie d’oïl. Cantiga d’amor et cantiga d’amigo ont subi l’influence de la lyrique provençale, mais pas dans une mesure égale. L’héritage des troubadours est assumé avant tout par la cantiga d’amor, qui garde l’essentiel de la « topique » courtoise, et avant tout le thème du sentiment amoureux, aspirant à la joie, mais capable aussi de bouleverser toutes les données de la conscience. Le motif de la détresse amoureuse se cristallise ici autour du terme coita, nom du malheur sentimental sans consolation ; et l’on retrouve dans cette poésie un autre motif fondamental du « grand chant courtois » provençal – un élément métalinguistique qui parle du poème même – : l’amour incite au chant, qui est une réaction intellectuelle consciente du poète tourmenté par le désir. Pai Gomez Charinho voudrait faire pour sa dame « bien volontiers » une chanson digne d’un troubadour (« Que mui de grad’ eu querria fazer / ũa tal cantiga por mia senhor / qual a devia fazer trobador »21), et il Cf. Mercedes Brea, « Galego : Evolución lingüística externa », In : Günter Holtus – Michael Metzeltin – Christian Schmitt (éds) : Lexikon der Romanistischen Linguistik, VI, 2, Tübingen, Niemeyer, 1994, p. 84-85. 18 Pour l’ensemble de la question, cf. l’« Introduction » de l’anthologie récente de Pierre Bec, Chants d’amour des femmes de Galice, Paris, Atlantica, 2010, p. 9-41. Concernant l’arrièreplan historique des relations littéraires entre le Portugal et le Midi de la France au Moyen Âge, cf. ibid. p. 12-13. 19 Nous empruntons ce terme à Pierre Bec, qui a établi, dans sa présentation du lyrisme français et provençal, un inventaire des genres pour le « registre aristocratisant » et un autre pour le « registre popularisant ». Cf. notamment La lyrique française au Moyen Âge I : Études, Paris, Picard, 1977, p. 33-34. 20 G. Tavani, op. cit., p. 14. Concernant le genre « popularisant » de la chanson de toile, le problème de sa relative ancienneté et son rapport avec la poésie courtoise proprement dite, cf. P. Bec, Lyrique française, op. cit., p. 107-119. 21 G. Tavani, op. cit., p. 69-70. 17 168 Sándor Kiss transpose dans son chant sonore le silence auquel il est réduit par la détresse et les pleurs (« e meu coraçon / ja non sab’al fazer se non cuidar / en mia senhor, e se quero cantar, / choro, ca ela me membra enton »22). Pourtant, malgré cette parenté de motifs – ou, si l’on veut, malgré ce rapport d’imitation entre poètes provençaux et portugais –, la cantiga d’amor portugaise offre à la fois une forme externe plus légère et une structure plus transparente, qui ne compromettent cependant pas la gravité du message. Dans un bref poème à refrain, Vasco Rodriguez réussit à placer tous les topos fondamentaux des chansons de troubadours : le désir, la peine d’amour et le trouble intérieur (peur de mourir, peur de perdre la raison) s’imbriquent diversement dans les trois strophes et récrivent sans cesse, en une série de variations à la fois ludiques et graves, l’algèbre du sentiment amoureux. Le refrain, lui, recommence chaque fois à parler de la beauté de la dame, destinataire d’un service à la fois nécessaire et sans récompense : Coitado vivo d’amor e da mort’ ei gran pavor, desejando mia senhor, a que eu muito servi : a mia senhor, que eu vi mui mui fremosa en si. Amor me ten en poder ; e pavor ei de morrer, porque non posso veer a que eu muito servi : a mia senhor, que eu vi mui mui fremosa en si. Amor en poder me ten e faz-mi perder o sen, porque non poss’ aver ben da que eu muito servi : a mia senhor, que eu vi mui mui fremosa en si23. 22 23 « …et mon cœur ne sait plus rien faire d’autre que penser à ma dame, et quand je veux chanter, je pleure, parce qu’alors, je me souviens d’elle. » Joseph Huber, Altportugiesisches Elementarbuch, Heidelberg, Winter, 1933, p. 313. Les jeux de la fin’amor dans différentes traditions lyriques 169 La cantiga d’amigo accentue cette tendance à la construction « variationnelle », comme on dirait en parlant de la musique. En effet, ce qui frappe dans les œuvres maîtresses du genre, c’est la savante musicalité du poème d’amour, avec un jeu de répétitions et une sorte de circularité, qui ne font pas penser uniquement aux penchants ludiques exprimés dans certains textes provençaux 24, mais également à la survie d’une tradition locale. En tant que genre littéraire constitué, faisant partie de la production d’auteurs le plus souvent identifiables, cette « chanson d’ami » (quoiqu’elle appartienne au registre « popularisant »25) n’est certainement pas un genre folklorique ; elle s’enracine cependant dans une tradition ancestrale, sur laquelle s’est greffée une manière poétique plus raffinée. La synthèse des deux types de formulation se lit clairement chez Dom Dinis26, dans la cantiga suivante, qui respecte parfaitement l’un des ensembles de règles cristallisés pour le genre : Non chegou, madr’, o meu amigo e oj’est o prazo saydo : ay, madre, moyro d’amor ! Non chegou, madr’, o meu amado, e oj’est o prazo passado : ay, madre, moyro d’amor ! E oj’est o prazo saydo ; por que mentiu o desmentido ? ay, madre, moyro d’amor ! E oj’est o prazo passado : por que mentiu o perjurado ? ay, madre, moyro d’amor ! Citons comme exemple les jeux lexico-phonétiques des rimes – et également de l’enchaînement entre strophes successives – chez Bernart de Ventadour, dans la chanson (no 39) qui commence par « Bel m’es can eu vei la brolha / reverdir per mei lo brolh / e·lh ram son cubert de folha / e·l rossinhols sotz lo folh », avec reprise du vers final de la strophe au début de la strophe suivante (« cela qu’eu dezir e volh » → « Eu la volh », etc.). 25 Cf. P. Bec, Chants d’amour, op. cit., p. 40. 26 Ce roi, qui régnait sur le Portugal au tournant des xiie-xiiie siècles, a acclimaté dans sa cour la poésie provençale. Texte, commentaire et traduction chez P. Bec, Chants d’amour, op. cit., p. 110. 24 170 Sándor Kiss Por que mentiu o desmentido, pesa-mi, poys per si é falido : ay, madre, moyro d’amor ! Por que mentiu o perjurado, pesa-mi, poys mentiu de grado : ay, madre, moyro d’amor ! Le principe de la variation est simple au fond, mais appliqué à la longue, il finit par créer une ambiance de monotonie, adaptée à la psychologie de l’attente. Les remplacements synonymiques (« celui qui n’est pas arrivé » : « amigo / amado » ; « le délai passé » : « o prazo saydo / o prazo passado » ; « le menteur » : « o desmentido / o perjurado » ; « il a menti de bon gré » : « per si é falido / mentiu de grado ») et les répétitions de vers décalées par rapport aux arrangements précédents symbolisent l’inachevé, le prolongement d’une incertitude sans fin. Sedia-m’eu na ermida de San Simión…, unique chanson conservée de son auteur, Meendinho27, présente une thématique et une structure semblables, et reste célèbre pour les mêmes raisons. Néanmoins, la mer – qui entoure l’ermitage, le lieu de l’attente – est ici un élément polyvalent du décor, qui se charge de graves valeurs symboliques, puisqu’il connote la solitude, le danger et l’érotisme. L’incertitude ne peut conduire qu’à la mort : « Non ei i barqueiro nen sei remar : / morrerei eu, fremosa, no alto mar. / Eu atendend’o meu amigu ! E verrá ? »28 Le caractère répétitif et en quelque sorte circulaire de la cantiga d’amigo nous rappelle nécessairement un genre lyrique qui semble être lié, d’une façon ou d’une autre, à la circularité de certaines danses : c’est le rondeau29, genre d’origine proprement française, pour lequel on peut également supposer de lointaines racines folkloriques30. Pareillement à ce que nous avons vu pour la chanson portugaise, ce type de poésie – comportant des répétitions obligatoires – a été soumis à une élaboration consciente, qui en a plus ou moins respecté la forme extérieure traditionnelle, tout en le mettant en contact avec « J’étais dans l’ermitage de Saint-Simon … ». P. Bec, Chants d’amour, op. cit., p. 146. Traduction de Pierre Bec : « Je n’ai pas de batelier ni ne sais ramer, et je mourrai, belle, dans la haute mer en attendant mon ami ! Viendra-t-il ? » 29 Appelé aussi « rondet » ou « rondel ». Pour les différentes acceptions de ces termes, cf. P. Bec, Lyrique française, op. cit., p. 223. 30 P. Bec, Lyrique française, op. cit., p. 225. 27 28 Les jeux de la fin’amor dans différentes traditions lyriques 171 la topique du lyrisme d’origine provençale. Le corpus des rondeaux conservés présente ainsi une grande variété ; plaçons ici côte à côte deux textes anonymes, dont le second – utilisant pourtant les mêmes latitudes offertes par la strophe – condense davantage de lieux communs « courtois » : En bone amor ai mon cuer mis, tant com je viverai. – En bone amor ai. – Anvoixiez serai et jolis : an bone amour ai mon cuer mis31. Dame cui je ne puis vëoir, toz suix vostre sans desevoir ; servi vos ai a mon pooir. Dame cui je ne puis vëoir a jointe[s] mains merci vos proi ke pitiet vos praigne de moi. Dame cui je ne puis vëoir, toz suis vostre sans desevoir32. En parlant de l’influence de la poésie en langue d’oc sur celle en langue d’oïl, nous ne devons certainement pas oublier le « tuf » archaïque qui préexiste, dans le Nord de la France – comme en Sicile et au Portugal –, à la poésie courtoise, d’inspiration provençale et aristocratique. La recherche des traces d’une poésie « pré-courtoise »33 promet des perspectives passionnantes, malgré les lacunes de la documentation textuelle et la relative insuffisance de notre connaissance du folklore médiéval. Les jeux de la fin’amor sont divers dans les diverses contrées ; mais d’autres jeux qui 31 32 33 Van Den Boogaard, no 121 (p. 68). Van Den Boogaard, no 135 (p. 72). Cadre matériel et thématique peuvent être élargis, avec la présence bien perceptible de la phraséologie courtoise : « En vostre douce semblance, / dame, ou toute biautés maint, / mes cuers loyaument remaint. / C’est li tresors de plaisance / ou pris en ont esté maint, / en vostre douce samblance, / dame, ou toute biautez maint. / Pour quoi je preing esperance / que vostre biautez amaint / pitié, tant que vos cuers m’aint. / En vostre douce samblance, / dame, ou toute biautés maint, / mes cuers loyaument remaint » (anonyme). Ibid., no 63 (p. 48). G. Tavani, op. cit., p. 18. 172 Sándor Kiss les ont précédés n’étaient certainement pas moins variés – ni moins féconds, puisqu’ils ont contribué à la naissance d’une nouvelle parole poétique, qui élève l’amour vers l’abstraction, mais conserve tout ce qu’il y a en lui de consolant et de poignant. Sources : Jaufré Rudel, Chansons, Paris, Champion, 1924. Bernard de Ventadour, Chansons d’amour, Paris, Klincksieck, 1966. Panvini Bruno, Le rime della scuola siciliana I., Firenze, Olschki, 1962. Huber Joseph, Altportugiesisches Elementarbuch, Heidelberg, Winter, 1933. Bec Pierre, Chants d’amour des femmes de Galice, Paris, Atlantica, 2010. Rondeaux et refrains. Du xiie siècle au début du xive, Paris, Klincksieck, 1969. Table des Matières Préface........................................................................................................................ 11 Éva Bánki : Les métaphores de l’étranger dans la culture courtoise – d’après un poème d’Alphonse le Sage............................................ 13 Sonia Maura Barillari : Pour une autre interprétation du lai de Yonec..... 19 Valérie Cangemi : De la fée Morgane à la Femme de Bath de Chaucer : la laideur érotisée.................................................................................. 45 Alain Corbellari : Générations médiévales. Petit essai d’application d’un concept réputé moderne à la littérature du Moyen Âge....... 57 Emese Egedi-Kovács : Discours réflexifs dans Frayre de Joy e Sor de Plaser................................................................ 73 Christine Ferlampin-Acher : Perceforest et le dialogue des cultures courtoises : cosmopolitisme, culture française et influence germanique...................................................................... 85 Emma Goodwin : Arme à double tranchant : le dialogue courtois dans La Chastelaine de Vergy........................................................... 103 Krisztina Horváth : La matière de Bretagne en Hongrie : les lieux changeants du conte d’Argirus..........................................117 Aurélie Houdebert : Les ailes du désir : variations romanesques sur le thème de la chevauchée aérienne.......................................... 129 Júlia Képes : La plus grande des trobairitz, la Comtessa Beatriz de Dia (v. 1140–1212) et sa poésie................................................................. 149 Sándor Kiss : Les jeux de la fin’amor dans différentes traditions lyriques............................................................................... 161 Klára Korompay : L’anthroponymie de la Hongrie médiévale et le Roman de Tristan........................................................................ 173 Imre Gábor Majorossy : « Vala-m Deus e santa María ! ». Remarques sur l’opposition entre la foi et les croyances dans le Roman de Jaufré.................................................................... 193 Tivadar Palágyi : Albert « empereur des Romains », le « basileus » Mehmet et Mathias « fils du Chôniatès » : ethnonymes et anthroponymes entre archaïsme et néologisme chez les historiens byzantins du xve siècle.............................................. 211 Alessandro Pozza : Oiseaux – prophètes / Hommes – oiseaux. Migrations entre préhistoire, folklore celtique et littérature courtoise......... 221 István Puskás : Corti reali e corti immaginarie del poema cavalleresco Angelica innamorata di Vincenzo Brusantino.............................. 237 Géza Rajnavölgyi : Un rapprochement entre les cours de France et de Hongrie au xiie siècle vu par André le Chapelain........................ 253 Mariann Slíz : Tristan and Ehelleus Names derived from literature in Angevin Hungary ......................................................................... 261 Pauline Souleau : Renouer avec un passé chevaleresque ? Le dialogue franco-anglais dans les Chroniques de Jean Froissart................. 271 Imre Szabics : Interférences de motifs dans le Roman de Jaufré et les romans arthuriens de Chrétien de Troyes................................ 289 Imprimé en Hongrie par Komáromi Nyomda és Kiadó Kft. Directrice : Kovács Jánosné Légende de l’illustration : Bibliothèque de l’Arsenal, 3480, Roman de Lancelot du Lac (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55001676w/f136.item).