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perspectives
c hinoi se s
Les réseaux économiques dans le
secteur de la mode vestimentaire
à Shanghai entre la fin du XIXe
siècle et les années 1930
C AR LE S BR AS Ó- BROGGI
RÉSUMÉ : L’industrie de la mode à Shanghai s’est développée entre les dernières décennies du XIXe siècle et les années 1930, et a joué
un rôle important dans l’industrialisation du pays. Cet article tente de définir la relation entre la production et la consommation dans
l’industrie textile de Shanghai. Une des caractéristiques de la mode est sa capacité à innover en créant de nouvelles tendances distinctes
tout en absorbant différentes influences et la mode shanghaïenne au début du XXe siècle était un mélange original de styles chinois et
étrangers. La mode a également la spécificité d’être distincte tout en pouvant être reproduite. C’est pourquoi la mode shanghaïenne ne
s’est répandue que lorsque l’industrie textile locale fut en mesure de fabriquer à une grande échelle des produits qui étaient non seulement innovants mais aussi adaptés aux goûts des consommateurs locaux. Pour démontrer cette relation, cet article illustre de manière
concrète les liens entre négociants, industriels et détaillants. L’industrie du textile a bénéficié d’un réseau complexe qui liait les importateurs, les filatures, les boutiques de détail et la publicité de masse. Cette contribution analyse comment ce réseau économique s’est
développé au tournant du XXe siècle.
MOTS-CLÉS : Chine, Shanghai, mode, industrie textile, industrie du vêtement, réseaux chinois, industrialisation.
Introduction (1)
C
omment définir le phénomène moderne de la « mode » ? On estime
généralement qu’il est apparu à la fin du XVIIIe siècle et que la mode
se distingue des styles vestimentaires précédents par la rapidité avec
laquelle elle se transforme et évolue (2). Les progrès liés à l’apparition de la
filature industrielle et du métier à tisser mécanique pendant la Révolution
industrielle ont bouleversé les processus de production et le prix des vêtements d’une manière sans précédent dans l’histoire. Les systèmes d’approvisionnement en produits textiles furent eux aussi profondément
transformés, d’abord par l’apparition des usines, puis par l’importance grandissante du commerce international (3). En même temps, les modes de
consommation connurent eux aussi une mutation profonde et permanente (4). Cet article a pour objectif d’identifier les réseaux qui ont permis la
reproduction et la consommation de masse de vêtements en Chine entre
la fin du XIXe siècle et la période républicaine (5).
Selon le sociologue classique allemand Georg Simmel, la mode repose sur
deux concepts apparemment contradictoires – l’imitation et la délimitation (6). D’une part, la mode apparaît lorsqu’une innovation se distingue de
toute autre tendance passée ou actuelle – l’individu ou le groupe social qui
invente un nouveau style cherche à se distinguer et à être unique. D’autre
part, une mode ne réussit que quand elle est imitée par les autres et gagne
No 2015/3 • perspectives chinoises
en popularité, moment auquel elle cesse d’être une distinction pour devenir
courante et populaire. Les méthodes modernes de production de masse, la
publicité et la consommation facilitent la propagation d’idées originales et
uniques sur le marché de masse (7). Il existe ainsi dans la mode un équilibre
entre délimitation et imitation, entre exclusivité et production à la chaîne,
1. L’écriture de cet article a été possible grâce à une bourse postdoctorale de la Fondation Chiang
Ching-kuo, programme européen 2012-2014. Je souhaite ici exprimer ma plus grande gratitude
pour la générosité de cette organisation sans laquelle ce projet n’aurait pas vu le jour. Je souhaite
aussi remercier le Professeur Gilles Guiheux pour avoir organisé un symposium sur les industries
textiles et vestimentaires à Shanghai et pour avoir coordonné ce numéro spécial.
2. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Paris, Armand Colin, 1979,
p. 233-250 ; Georg Simmel, Philosophie der Mode (Philosophie de la mode), Berlin, Pan-Verlag,
1905 (édition espagnole : Sobre la aventura. Ensayos de estética, Barcelone, Edicions 62, 2002,
p. 41-86). Voir aussi Kenneth Pomeranz, The Great Divergence. China, Europe and the Making of
Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 152-153.
3. Robert C. Allen, The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, Cambridge
University Press, 2009, p. 182-212.
4. Sur la révolution de la consommation, voir Jan de Vries, The Industrious Revolution. Consumer
Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present, Cambridge, Cambridge University
Press, 2008, p. 4-7.
5. Antonia Finnane, Changing Clothes in China: Fashion, History, Nation, New York, Columbia University Press, 2008, p. 101.
6. Georg Simmel, Philosophie der Mode (édition espagnole), op. cit., p. 49-55.
7. Ce phénomène fut aussi appelé « émulation pécuniaire » par Thorstein Veblen, The Theory of the
Leisure Class, « Dress as an Expression of the Pecuniary Culture » (chapitre 7), New York, Macmillan, 1899.
article évalué anonymement 7
Do ssi er
et entre innovation et copie. Bien que la plupart des travaux académiques
sur la mode se soient concentrés sur les atouts intangibles de la mode,
comme la question de la représentation et du symbolisme, cet article se
penche sur les aspects de la production et du commerce à Shanghai au
tournant du XXe siècle (8).
Les commerçants britanniques, américains et européens qui arrivèrent en
Chine dans la seconde moitié du XIXe siècle cherchaient à vendre les produits
en coton fabriqués à grande échelle dans les usines du Lancashire ou d’autres régions industrielles. Ainsi, dès 1890, les importations en Chine de textiles en coton bon marché (fil et toile) venus des pays industrialisés
dépassaient pour la première fois celles d’opium (9).
Faisant montre d’un grand optimisme, les marchands étrangers étaient
convaincus que la Chine allait devenir une grande consommatrice de textiles
importés et une source inépuisable de richesses pour leur profession. Mais
le « mythe du marché chinois » allait leur réserver quelques surprises,
puisque les ventes n’atteignirent jamais les volumes attendus (10). Dans un
premier temps, les marchands chinois achetèrent du fil de coton pour le
tisser sur place, et du tissu gris et blanc pour le faire teindre dans des ateliers
urbains (11), le tissu étranger devant en effet être adapté aux goûts chinois
pour se vendre. Plus tard, les tisseurs et couturiers chinois utilisèrent des
produits étrangers intermédiaires – fil mercerisé, métiers à tisser sophistiqués et teintures chimiques – pour créer de nouveaux vêtements qui alliaient le style chinois aux styles occidentaux et japonais. Mais ces
nouveautés ne devinrent répandues que dans les années 1920, quand l’industrie chinoise fut en mesure de recréer et reproduire ces articles à une
grande échelle.
Cet article défend donc l’hypothèse selon laquelle la mode shanghaïenne
est apparue quand l’industrie moderne a permis la reproduction de nouveautés qui adaptaient les produits industriels de masse pour le marché chinois. Ce n’est qu’à ce moment-là que ces nouveautés – marqueurs des
nouvelles classes urbaines et modernes en Chine – devinrent véritablement
populaires. L’article montre par ailleurs qu’une relation étroite liait les commerçants chinois de tissus importés, les entrepreneurs industriels des années
1920 et les tailleurs qui inventaient les nouveaux styles vestimentaires, une
relation qui n'avait pas encore été étudiée, bien que la circularité entre production et consommation soit fondamentale dans la théorie de la mode (12).
L’auteur a découvert l’existence de ces liens en explorant les archives de la
première association des commerçants de tissus étrangers à Shanghai, les
documents du premier groupe industriel de finition textile, ainsi que plusieurs publications dédiées au textile et à la mode (13). Cet article se penche
sur un sujet qui n’avait pas suscité un grand intérêt chez les chercheurs
jusque-là, à savoir les rapports entre les différentes strates de l’économie
du textile à Shanghai, notamment les grandes filatures de coton, les ateliers
de petite et moyenne taille, et les détaillants. Négociants en coton, propriétaires de filatures, détaillants, couturiers et directeurs de grands magasins
entretenaient tous des liens étroits, créant ainsi un réseau complexe qui fut
déterminant dans l’essor de la mode shanghaïenne au début du XXe siècle.
Les débuts : Zhenhuatang et les
commerçants de tissus étrangers
Lorsque, en 1842, Sir Henry Pottinger signa le traité de Nankin en tant
qu’envoyé de la Grande-Bretagne et mit ainsi fin à la première guerre de
l’opium, l’industrie du coton du Lancashire espérait réaliser des profits colossaux, proportionnels à la taille de la population chinoise (14). Même si les
8
chiffres montrèrent rapidement que cette vision était exagérément optimiste, les compagnies de commerce continuèrent à considérer la Chine
comme l’un des marchés les plus prometteurs au monde. Les compagnies
étrangères qui s’implantèrent en Chine vendaient de l’opium et du tissu
dans les ports ouverts, essentiellement à Shanghai. Les grandes firmes cotonnières britanniques vendaient leur stock à leurs employés chinois (compradores), ou aux enchères à proximité des ports (15). Les cotonnades étaient
ainsi achetées par des marchands chinois avant d’être distribuées et vendues
aux consommateurs finaux. Ces compradores établirent les premiers commerces de gros et de détail spécialisés dans les « tissus étrangers » (yangbu
洋布) au centre de la concession internationale, près du Bund, où les cargaisons étaient déchargées des bateaux (16).
Dès le début, ces magasins vendaient toutes sortes de produits et étaient
tenus par des marchands du Guangdong arrivés avec les colons britanniques,
d’où leur nom de « magasins cantonais » (Guang huodian 广货店 ). En
même temps, d’autres boutiques commencèrent à vendre des produits chinois de luxe inspirés de la tradition impériale de Pékin, ce qui leur valut le
nom de « magasins pékinois » (Jing huodian 京货店) (17). Très vite, les marchands du Ningbo, communauté traditionnellement très active dans le
commerce maritime, et les marchands locaux de Shanghai et du Jiangsu
prirent part à ce commerce, créant ainsi un mélange d’origines et d’influences culturelles qui convergeaient à Shanghai (18). Les premiers magasins
spécialisés dans la vente de tissus étrangers apparurent dans les années
1850 à la porte orientale de la vieille ville, où le commerce de coton avait
traditionnellement lieu, et sur la rue de Nankin nouvellement construite. La
rue de Nankin était aussi le centre de la présence étrangère, là où les produits exotiques occidentaux étaient étalés à côté des produits traditionnels
chinois qui étaient tout aussi exotiques aux yeux des colons occidentaux.
8. Voir, par exemple, Antonia Finnane, Changing Clothes in China: Fashion, History, Nation, op. cit.,
et Sean Metzger, Chinese Looks: Fashion, Performance, Race, Bloomington, University of Indiana
Press, 2014.
9. Albert Feuerwerker, The Chinese Economy, 1870-1949, Michigan, Ann Arbor Center for Chinese
Studies, 1995, p. 61.
10. Yan Zhongping, Zhongguo mianfangzhi shigao (Ébauche d’une histoire de la filature et du tissage
du coton en Chine), Pékin, Kexue chubanshe, 1963, p. 59-67. Voir aussi Ralph M. Odell, Cotton
Goods in China, Washington, Bureau of Foreign and Domestic Commerce, Special Agents Series
n° 107, Government Printing Office, 1916 ; et enfin James J. Lorence, Organized Business and the
Myth of the China Market: The American Asiatic Association, 1898-1937, Philadelphie, Transactions
of the American Philosophical Society, vol. 71, n° 4, 1981.
11. F. S. A. Bourne, Report of the Commission of the Blackburn Chamber of Commerce 1896-97, Blackburn, The North-East Lancashire Press Company, Section Bourne, 1898, p. 288.
12. Voir Marco Pedroni, « Introduction », in Marco Pedroni, (éd.), From Production to Consumption:
The Cultural History of Fashion, Oxford, Inter-disciplinary Press, p. XVI ; voir une discussion sur
les rapports entre les forces de production et la mode in Sean Metzger, Chinese Looks: Fashion,
Performance, Race, op. cit., p. 13-14.
13. Les documents cités ici sont disponibles aux Archives municipales de Shanghai (ci-après AMS), et
concernent essentiellement les archives de Zhenhuatang (Shanghaishi mianbu shangye tongye
gonghui, Association des commerçants de tissus en coton de Shanghai), code S231, et les archives
de la société Dafeng, (Shanghai fangzhi xitong gechang quanzong huiji, Fonds compilés de toutes
les entreprises du réseau textile de Shanghai), code Q199-3.
14. British Parliamentary Papers, « Correspondence Relative to the Earl of Elgin’s Special Missions to
China and Japan, 1857-1859 », Londres, Harrison and Sons, 1859, p. 244-245.
15. Ralph M. Odell, Cotton Goods in China, op. cit., p. 116-118 ; voir aussi H. D. Fong (Fang Xiangting),
Cotton Industry and Trade in China, Tianjin, Chihli Press, Inc., 1932, p. 261-266 ; Shinza Sugiyama,
« Textile Marketing in East Asia, 1860-1914 », in S. D. Chapman (éd.), The Textile Industries, London, I. B. Tauris, 1997, p. 318 ; et enfin Wang Chuifang, Yangshangshi Shanghai, 1843-1956 (Histoire
des machands étrangers à Shanghai, 1843-1956), Shanghai, Shanghai shehui kexue chubanshe,
2007, p. 28-47.
16. Shanghaishi mianbu shangye (Le commerce du tissu en coton dans la ville de Shanghai), Pékin,
Zhonghua shuju, Zhongguo zibenzhuyi gongshangye shiliao congkan, 1979, p. 8-14.
17. Ibid., p. 6-8.
18. Sur le rôle des marchands de Ningbo à Shanghai, voir Li Jian, Shanghai de Ningboren (Les Chinois
originaires de Ningbo à Shanghai), Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 2000.
perspectives chinoises • No 2015/3
Carles Brasó-Broggi – Les réseaux économiques dans le secteur de la mode vestimentaire à Shanghai
Ce fut donc dans le dédale cosmopolite de rues connu sous le nom d’« échiquier » (qipanjie 棋 盘 街 ) qui séparait la concession internationale, la
concession française et la ville chinoise, qu’est née la mode shanghaïenne.
L’un de ces magasins, Dafeng 大丰,fut créé en 1853 par Weng Nianfeng
翁年丰 , un marchand de Ningbo. D’abord un magasin de gros spécialisé
dans les tissus d’importation britannique, Dafeng était géré par un marchand de Huzhou, Xu Chunrong 许春荣 (1839-1910) (19). Xu avait travaillé
comme compradore pour une société étrangère qui importait des textiles
d’Angleterre (Reiss, Bradley & Co.), et pratiquait également des activités de
banque locale traditionnelle (qianzhuang 钱 庄 ), un secteur également
contrôlé par des marchands de Ningbo (20). En 1889, Xu intégra une banque
allemande moderne, la Deutsch-Asiatische Bank, mais continua de travailler
dans le négoce de tissus étrangers par le biais de Dafeng (21). Il était en effet
fréquent que les compradores travaillent et investissent dans plusieurs sociétés, chinoises et étrangères, et dans différents secteurs tels que le textile
et la banque. Sous la gestion de Xu Chunrong, Dafeng devint un grand distributeur (zihao 字号) de tissus et l’un des plus grands revendeurs de tissus
étrangers en Chine. Ses profits pouvaient atteindre 40 000 taëls par an (22).
Xu devint ainsi un membre imminent de la classe émergente des compradores et fut le premier à adopter un style de vie occidental en Chine, notamment en portant des costumes occidentaux (23). En 1905, à l’âge de 66
ans, Xu quitta Dafeng et fut remplacé par Shao Qintao 邵琴涛 , un autre
compradore et l’un des premiers membres de la Chambre de commerce de
Shanghai (24).
Entre 1854 et 1855, de nouveaux magasins de tissus étrangers ouvrirent
et se répandirent sur les deux rives de la crique de Suzhou et dans la concession américaine à proximité de ce qui est aujourd’hui la rue du Sichuan. Ces
magasins vendaient toutes sortes de produits occidentaux importés tels
que des lainages, tissus imprimés, chemises, mouchoirs, parapluies, cravates
et cols (25). Ces nouvelles boutiques – comme, par exemple, Hengxing 恒兴,
Zengtai 增泰 et Xietai 协泰 – avaient une structure semblable à Dafeng : la
prédominance de marchands de Ningbo, un capital moyen inférieur à 5 000
taëls accumulé par des membres de la haute société chinoise, des banquiers
traditionnels et des compradores. Pendant ce temps, dans la vieille ville, les
associations traditionnelles de métiers de Shanghai comme l’Association
des commerçants de tissus traditionnels en coton (tubu gongsuo 土布公所)
et l’Association des commerçants de coton brut (mianhua gongsuo 棉花公
所) continuaient de s’occuper du commerce intérieur du coton brut et des
tissus fabriqués de manière traditionnelle (26). Ces associations professionnelles jouaient un rôle central dans la vie politique de Shanghai parce
qu’elles constituaient la face publique des divers secteurs professionnels et
économiques de la ville (27).
Les vendeurs de tissus étrangers établirent une nouvelle association pour
représenter leurs sociétés à Shanghai et pour réglementer le commerce des
tissus étrangers sous le nom de l’Association Zhenhuatang des commerçants
de tissus étrangers (Zhenhuatang yangbu gongsuo 振华堂洋布公所) (28). Elle
fut fondée en 1858 suite au regroupement d’une douzaine de magasins de
tissus étrangers et avait une structure semblable aux guildes traditionnelles
qui existaient à Shanghai depuis la dynastie Ming. Toutes comprenaient un
temple, un siège, une cour et adhéraient à une charte composée de neuf
règles écrites. Les fonctions principales de Zhenhuatang incluaient la négociation des prix, la mise en place de normes de qualité pour le tissu, l’imposition de marges fixes et la collection de l’impôt pour le gouvernement (ainsi
que les négociations sur les taxes de transit, ou lijin) (29). L’association remplissait aussi la fonction de régulateur du marché et avait une structure
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quasi-démocratique caractérisée par un conseil d’administration composé
de volontaires élus parmi ses membres. Zhenhuatang était soumise à un
ensemble de règles qui définissaient clairement l’autorité et les pouvoirs
dévolus à ce conseil élu pour un mandat de deux ans. Le conseil organisait
également des rituels traditionnels pendant les festivals de même que des
funérailles et autres activités au sein de la communauté (30).
Xu Chunrong, qui était membre du conseil d’administration de Zhenhuatang, engagea une réforme importante de l’association en 1885 et fit
construire un nouveau bâtiment dans une petite allée adjacente à la rue
de Nankin (31). Zhenhuatang fut réformée de nouveau en 1912 pour se
conformer aux nouvelles lois de la République de Chine, notamment en
créant une nouvelle école. Xu fut alors élu membre honoraire du conseil
d’administration. En 1914, le Conseil municipal de Shanghai décida d’élargir les rues et d’acquérir des bâtiments dans le centre de la ville. L’association profita de la hausse des prix de l’immobilier dans le centre de la
concession internationale pour vendre une partie de son patrimoine. Un
autre membre du conseil, Li Baibao 李柏葆, utilisa l’argent de cette vente
pour faire construire un nouveau siège (32). L’appréciation de l’immobilier
dans le centre de la concession internationale et l’augmentation du prix
du tissu de coton pendant la Première Guerre mondiale furent deux facteurs qui incitèrent les commerçants de tissus à investir dans l’industrie
textile à Shanghai dans les années qui suivirent.
Bien qu’ayant hérité de la tradition des anciennes guildes marchandes,
Zhenhuatang était une institution moderne qui était étroitement liée à l’ouverture de Shanghai comme port de traité. Elle était, selon le North China
Herald, l’association la plus influente, du moins pour ce qui concernait ses
rapports avec les étrangers, les banquiers et les associations de producteurs
de soie (33). Zhenhuatang participait aux activités semi-coloniales et cosmo19. Pour une brève biographie de Xu Chunrong, voir Shanghai dacidian (Le grand dictionnaire de
Shanghai), Shanghai, Shanghai cishu chubanshe, vol. 3, 2007, p. 1688.
20. Shanghai qianzhuang shiliao (Documents historiques des banques traditionnelles de Shanghai),
Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1961, p. 74-77.
21. Zhang Xiuli, « 19 shiji Shanghai waishang qiyezhong de dongshi » (Les membres des conseils
d’administration des sociétés étrangères dans le Shanghai du XIXe siècle), Shilin, n° 4, 2004, p. 7.
Voir aussi Shanghai dacidian, op. cit., p. 1688.
22. Shanghaishi mianbu shangye, op. cit., p. 25 et p. 36.
23. Ma Xueqiang et Zhang Xiuli, Churuyu zhongxi zhijian. Jindai Shanghai maiban shehui shenghuo,
(Entre Est et Ouest : vie et société chez les compradores modernes de Shanghai) Shanghai,
Shanghai cishu chubanshe, 2009, p. 278-289.
24. Shanghaishi mianbu shangye, op. cit., p. 33-34. Sur le développement de la chambre de commerce
de Shanghai, voir également Zhongping Chen, Modern China’s Network Revolution: Chambers of
Commerce and Sociopolitical Change in the Early Twentieth Century, Stanford, Stanford University
Press, 2011.
25. Li Jian, Shanghai de Ningboren, op. cit., p. 120.
26. Xu Xinwu, Jiangnan tubushi (L’histoire du tissu de Jiangnan), Shanghai, Shanghai shehui chubanshe,
1992, p. 252. Voir aussi Linda Cooke Johnson, Shanghai: From Market Town to Treaty Port, 10741858, « Cotton: The Development of Shanghai County » (chapitre 2), Stanford, Stanford University
Press, 1995, p. 43-59 ; et Hanchao Lu, « Arrested Development: Cotton and Cotton Markets in
Shanghai, 1350-1843 », Modern China, vol. 18, n° 4, 1992, p. 491.
27. Xiaoqun Xu, Chinese Professionals and the Republican State: The Rise of Professional Associations
in Shanghai, 1912-1937, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 12-13.
28. Archives de Zhenhuatang, « Shanghaishi mianbu shangye tongye gonghui, xiujian zhenhuatang
yangbu gongsuo bing chuang shiwusuoji beituoben » (Pierre commémorative pour la construction
de l’Association Zhenhuatang des commerçants de tissus étrangers), 1918, AMS, S231-1-2, p. 1.
29. Archives de Zhenhuatang, « Zhenhuatang yangbu gongsuo guize » (Règlements de l’Association
Zhenhuatang des commerçants de tissus étrangers), AMS, Q116-1-21-4, p. 4-5 ; voir aussi
Shanghaishi mianbu shangye, op. cit., p. 11 ; et Ralph M. Odell, Cotton Goods in China, op. cit.,
p. 119-120.
30. Ibid., p. 3.
31. Archives de Zhenhuatang, « Shanghaishi mianbu shangye », op. cit., AMS, S231-1-2, p. 1.
32. Ibid., p. 1
33. Voir North China Herald, « The native guilds of Shanghai », 24 novembre 1893, p. 823.
9
Do ssi er
polites de la concession internationale comme le Jubilé d’argent de 1893,
organisé par le Conseil municipal de Shanghai (34). Shao Qintao, un membre
de Zhenhuatang, représenta les intérêts de son association au conseil d’administration de la Chambre de commerce de Shanghai lors de l’une de ses
toutes premières réunions en 1905 (35). À partir de cette année, et jusqu’à la
fin des années 1920, au moins deux membres de Zhenhuatang furent présents à chaque réunion annuelle de la chambre (36). Les réseaux commerciaux
de Zhenhuatang ne se limitaient toutefois pas à Shanghai puisqu’ils s’étendaient jusqu’aux ports de Kobé et Yokohama au Japon, où étaient établis
des marchands de Ningbo et où les textiles étaient réexportés de
Shanghai (37). En somme, bien que sa structure fût similaire à celle d’une
guilde chinoise traditionnelle, Zhenhuatang était une des premières émanations de Shanghai comme ville cosmopolite dans la mesure où elle alliait
de nombreux éléments culturels différents.
En 1918, une stèle fut érigée en l’honneur de Zhenhuatang. Sur cette
pierre figuraient quelques explications sur la manière dont l’association
avait été fondée dans la concession britannique et sur les différentes réformes qu’elle avait engagées au fil des années (38). Ce fut l’une des premières associations civiles à voir le jour dans la concession britannique de
Shanghai (39). Zhenhuatang survécut sans changement jusqu’à la généralisation des boycotts contre les produits étrangers et la mise en place du
gouvernement de Nankin. Elle entretenait des liens étroits avec les compagnies étrangères et les blocus commerciaux affectaient le commerce des
tissus étrangers (40). Pour contourner ces boycotts et pouvoir s’inscrire au
registre des associations nationales dans le cadre des nouvelles lois fixées
par le gouvernement de Nankin, son directeur Yu Baosan 余葆三 suggéra
de renommer l’association « Association Zhenhuatang des commerçants
de tissus en coton » et de l’inscrire au registre de l’Association des métiers
du coton de Shanghai (Shanghaishi mianbu tongye gonghui 上海市棉布同
业公会) qui regroupait toutes sortes de magasins spécialisés dans la vente
de tissus en coton (41).
À cette période, le marché avait déjà sensiblement changé : les produits
importés, autrefois dominants, avait peu à peu été remplacés par des articles
de mode fabriqués à Shanghai. Une étude de 1934 montre que Shanghai
comptait alors 573 magasins de tissus en coton qui vendaient toutes sortes
d’articles traditionnels, modernes, étrangers (pour la plupart fabriqués aux
États-Unis, en Grande-Bretagne et au Japon), et chinois (42). La moitié d’entre
eux appartenait à des particuliers ; l’autre moitié était des partenariats, le
plus souvent familiaux, qui employaient en moyenne quatre salariés (un
seul magasin de ce type était enregistré comme société d’actions). De
même, 296 ou 50 % de ces magasins étaient des détaillants et 237 (40 %)
des grossistes, les autres combinant les deux activités. La plupart étaient
basés dans les concessions étrangères. Les négociants en tissus étrangers
furent parmi les premiers marchands chinois à participer activement à la
vie commerciale et civile de Shanghai en tant que « ville moderne » et jouèrent un rôle crucial dans la création de la chambre de commerce. Pour reprendre les mots du spécialiste du textile américain Ralph M. Odell, qui se
rendit à Shanghai au début du XXe siècle, « les commerçants en produits de
coton étaient parmi les mieux organisés au monde » (43).
L’essor de l’industrie de la mode à Shanghai
Dès le début, les membres de Zhenhuatang vendaient des tissus en gros
sous forme de balles, sans valeur ajoutée. Il fallut attendre plusieurs décennies avant que ces marchands passent du commerce à la fabrication
10
puisqu’il leur fallut d’abord acquérir le savoir-faire nécessaire à la manufacture. En 1912, l’industrie textile était encore très sous-développée en Chine.
Le secteur du coton n’avait pas encore atteint un million de broches alors
que l’Inde britannique et le Japon en comptaient déjà 2,3 millions et 6,1
millions respectivement (44). Dans toute la Chine, on ne dénombrait que 32
filatures – 24 chinoises et huit étrangères –, la plupart implantées à
Shanghai. Les chiffres étaient encore plus faibles pour le secteur du tissage
puisque la Chine ne comptait que 5 000 métiers à tisser industriels destinés
au tissage du coton (sans compter les ateliers), ce qui était très insuffisant
pour faire face à la demande (45). Les 70 filatures de soies situées dans le
Guangdong et dans le delta du Yangtsé produisaient du fil de soie destiné
essentiellement à l’exportation (46). À l’époque, la production de laine, de lin,
de teintures, de chaussures, de sous-vêtements, de chemises, de cuir et de
fibres artificielles était quasi-inexistante à l’exception de quelques petits
ateliers, et la plupart des Chinois produisaient eux-mêmes leurs vêtements
selon des méthodes traditionnelles (47).
Il fallut d’abord importer la technologie : broches industrielles ; métiers à
tisser automatiques ; machines à coudre (la célèbre machine Singer qui arriva en Chine dans les années 1860) ; teintures chimiques, aiguilles ; machinerie de teinture, etc. (48) Au début, le tissu blanc étranger était teint dans
des ateliers traditionnels à l’aide de teintures chimiques. Mais à partir des
34. Voir Bryna Goodman, « Improvisations on a Semicolonial Theme, or, How to Read a Celebration
of Transnational Urban Community », The Journal of Asian Studies, vol. 59, n° 4, 2000, p. 900904.
35. Voir la liste des membres du conseil d’administration de la chambre de commerce de Shanghai
in Shanghai zongshanghui lishi tulu (Catalogue de l’histoire de la chambre de commerce de
Shanghai), Shanghai, Shanghai guji chubanshe, 2011, p. 24. Pour un compte rendu plus détaillé,
voir Shanghai zongshanghui zuzhi shiliao huibian (Compilation de documents historiques sur la
chambre de commerce de Shanghai), Shanghai, Shanghai guji chubanshe, vol. 1, 2004, p. 16.
36. Shanghai zongshanghui zuzhi shiliao huibian, op. cit.
37. Kazuko Furuta « Kobe Seen as a Part of the Shanghai Trading Network: the Role of Chinese Merchants in the Re-Export of Cotton Manufactures to Japan », in Kaoru Sugihara (éd.), Japan, China,
and the Growth of the Asian International Economy, 1850-1949, Oxford, Oxford University Press,
2005, p. 39-40.
38. Archives de Zhenhuatang , « Shanghaishi mianbu shangye », op. cit., SMA, S231-1-2, p. 1.
39. Li Xia, « 1918 nian Shanghaishi mianbushangye tongye yijian zhenhuatang yangbu gongsuo bingchuang shiwusuo ji beita » (Un monument dédié à la réorganisation du siège central de l’Association Zhenhuatang des commerçants de tissus étrangers, membre de l’Association des
commerçants de tissus en coton de Shanghai en 1918), disponible sur www.archives.sh.cn/dajc/
201212/t20121205_37436.html (consulté le 10 mai 2015), site internet des archives de la municipalité de Shanghai, 2012.
40. Archives de Zhenhuatang, « Shanghaishi mianbu shangye tongye gonghui, zhenhuatang yangbu
gongsuo dongshihui he zhenhuatang mianbu gongsuo zhixing weiyuanhui yiji zaici shiqi neige
cihui huiyuan dahui deng huiyi jilu » (Compte rendu de Zhenhuatang et de son changement en
« Association Zhenhuatang des commerçants de tissus en coton »), 1927-1929, AMS 231-1-27,
p. 31-33.
41. Ibid., p. 90-92 ; Voir aussi les archives de Zhenhuatang, « Shanghaishi mianbu shangye tongye
gonghui, zhenhuatang mianbu gongsuo ji Shanghai mianbuye tongye gonghui huiyuan dahui he
zhijian changwei huiyi jilu » (Délibérations des réunions conjointes du comité et de l’assemblée
générale de l’Association Zhenhuatang des commerçants de tissus en coton et de l’Association
des métiers du tissu en coton de Shanghai), 1930-1933, AMS, S231-1-28, p. 36-37. Sur les nouvelles lois introduites par le gouvernement de Nankin sur les associations professionnelles, voir
Xiaoqun Xu, Chinese Professionals and the Republican State: The Rise of Professional Associations
in Shanghai, 1912-1937, op. cit., p. 94-103.
42. Mianbuye (Le commerce du tissu en coton), Shanghai, Shanghaishi shanghui shangwu kebian,
1934, p. 23.
43. Ralph M. Odell, Cotton Goods in China, op. cit., p. 119.
44. Freda Utley, Lancashire in the Far East, London, George Allen & Unwin, 1931, p. 23.
45. Yan Zhongping, Zhongguo mianfangzhi shigao, op. cit., p. 177-188.
46. Sur l’industrie de la soie, voir Robert Y. Eng, « Chinese Entrepreneurs, the Government, and the
Foreign Sector: The Canton and Shanghai Silk-reeling Enterprises », Modern Asian Studies, vol. 18,
n° 3, 1984, p. 353-370, particulièrement p. 356.
47. Xu Xinwu et Byung-kun Min, « The Struggle of the Handicraft Cotton Industry Against Machine
Textiles in China », Modern China, vol. 14, n° 1, 1988, p. 31-49.
48. Antonia Finnane, Changing Clothes in China: Fashion, History, Nation, op. cit., p. 116-119.
perspectives chinoises • No 2015/3
Carles Brasó-Broggi – Les réseaux économiques dans le secteur de la mode vestimentaire à Shanghai
années 1890, les marchands de Ningbo qui avaient travaillé dans le port de
Yokohama importèrent du Japon les premiers métiers à tisser en fer et en
bois pour que les petits ateliers puissent fabriquer des tissus plus larges avec
des fils très fins importés (49). Les importations de ces technologies se sont
accrues sensiblement peu après la Première Guerre mondiale, permettant
ainsi l’essor de l’industrie de la mode à Shanghai (50).
Pendant ce temps, les ateliers de tissage de petite et moyenne taille prospéraient, bénéficiant de l’expansion du réseau électrique et d’autres services
dans la ville. Les métiers à tisser importés du Japon étaient utiles pour tisser
des tissus plus larges qui pouvaient ensuite être imprimés en utilisant des
fils teints ou mercerisés. En 1912, des dizaines d’ateliers dotés de ces nouvelles technologies produisaient de nouveaux types de tissus appelés « tissus améliorés » (gailiang tubu 改良土布). C’était notamment le cas du tissu
de Ningbo (yongbu 甬布 ), nommé ainsi en référence à la région d’origine
des propriétaires de ces ateliers (51). Les vêtements fabriqués avec ces tissus
étaient de différents styles – chinois, japonais, américain et européen – et
nécessitaient l’utilisation de produits intermédiaires (fils fins, machinerie,
etc.) importés de différents pays. Mais dans la mesure où les produits les
plus prisés étaient fabriqués à partir de fils très fins qui devaient être importés de l’étranger, le tisseur devait attendre environ six mois pour être
livré (52).
Bien que la plupart des études se soient penchées sur les grandes filatures
de coton et de soie qui existaient en Chine à cette époque, il faut noter que,
dans les années 1930, environ 60 % de l’industrie shanghaïenne était encore
composée d’ateliers de moins de 30 ouvriers (53). Les ateliers chinois ont joué
un rôle déterminant dans le développement de l’industrie du textile, qui devint peu à peu en mesure de fabriquer toutes sortes d’articles. Les grandes
filatures produisaient essentiellement des fils grossiers, et très peu d’entre
elles pratiquaient aussi le tissage et la teinture. En fait, plusieurs des premières filatures intégrées apparues dans les années 1920 et 1930 étaient
d’anciens ateliers. Parce que ces ateliers ont commencé très tôt à travailler
avec des fils et des tissus très fins, ils furent en mesure de collaborer étroitement avec les marchands et les industriels.
Dafeng 达丰 était l’un de ces ateliers, mais il ne faut pas le confondre avec
le magasin de tissus étrangers situé rue de Nankin qui a la même romanisation mais s’écrit avec des caractères différents (大丰). Cette homophonie
n’était probablement pas une coïncidence puisque ces nouveaux ateliers
industriels s’inspiraient souvent des noms des pionniers du commerce qu’ils
souhaitaient copier. Ainsi, beaucoup de noms étaient inspirés des premières
entreprises de tissus, comme Dafengheng 大丰恒 , Renfeng 仁丰 , Meifeng
美丰, etc. Dafeng fut fondé par le marchand de Ningbo Wang Qiyu 王启宇
(1883-1965), et comptait comme partenaires quatre membres de Zhenhuatang : Yu Baosan, Li Baibao, Zhou Xingbo 周幸伯 , et le banquier traditionnel Xu Chengxun 徐 承 勋 , également originaire de Ningbo (54). Les
membres de Zhenhuatang et les banquiers traditionnels levèrent les capitaux nécessaires pour transformer l’atelier en un grand groupe industriel intégré.
Quand Dafeng ouvrit ses portes dans la concession internationale en
1912, ce n’était qu’un atelier de moins de 30 ouvriers. L’atelier teignait et
mercerisait des fils fins importés en utilisant deux cuves de teinture importées du Japon (55). La mercerisation (siguang 丝光) est un procédé chimique
qui donne un aspect lustré au fil de coton pour le faire ressembler à de la
soie. Les produits fabriqués par Dafeng étaient ensuite vendus aux tailleurs
de Shanghai et à d’autres ateliers de tissage (surtout aux ateliers de confection de bas) (56). Peu après, Dafeng commença à teindre les tissus lui-même
No 2015/3 • perspectives chinoises
et, en 1916, devint la première entreprise en Chine à utiliser des teintures
chimiques pour produire des tissus kaki, alors très prisés pour moderniser
les vêtements d’hommes en s’inspirant des uniformes militaires occidentaux
et japonais (57).
Pendant la Première Guerre mondiale, les importations de tissus étaient
au point mort, ce qui provoqua une forte hausse des prix du textile et s’avéra
très lucratif pour les ateliers et commerçants chinois qui avaient stocké ou
étaient en mesure de produire des fils et des tissus fins. Cette baisse des importations, couplée à une explosion de la demande, créa de fortes incitations
à l’investissement dans l’industrie textile. Certains membres de Zhenhuatang décidèrent donc d’investir dans une entreprise industrielle. Ils décidèrent d’abord de construire côte à côte deux nouvelles filatures : la Filature
Zhentai (Zhentai fangzhi chang 振泰纺织厂) et la Filature Dafeng de tissage
et de teinture (Dafeng ranzhichang 达丰染织厂). Ces deux filatures furent
inaugurées ensemble en novembre 1922 (58).
La première réunion des actionnaires de Dafeng prit place au siège de
Zhenhuatang, situé dans les petites allées près de la rue de Nankin (59). Les
relations entre Dafeng, Zhentai et Zhenhuatang étaient très étroites. L’Association Zhenhuatang, plus ancienne, offrit à Dafeng une certaine protection institutionnelle pendant ses premières années d’existence. Yu Baosan
fut le premier directeur du conseil d’administration de Dafeng et son plus
gros investisseur. Li Baibao, quant à lui, devint directeur du conseil d’administration de Zhentai tout en restant à la tête de Zhenhuatang (60). Tout au
long des années 1920, Li Baibao et Yu Baosan continuèrent à occuper des
postes de direction non seulement à Zhenhuatang mais aussi à Dafeng et
à Zhentai.
En 1927, Dafeng était l’une des premières entreprises à utiliser une machine à imprimer moderne importée de Grande-Bretagne (61). À l’époque,
Dafeng était à la pointe de la technologie et générait une production importante. Les tissus teints et imprimés en soie ou en coton, de même que
49. Xu Xinwu, Jiangnan tubushi, op. cit., p. 407-409.
50. H. D. Fong, Cotton Industry and Trade in China, op. cit., p. 83-85.
51. Xu Xinwu, Jiangnan tubushi, op. cit., p. 435. Voir aussi Huang Hanmin et Xu Xinwu, Shanghai jindai
gongyehua (L’industrialisation moderne de Shanghai), Shanghai, Shanghai shehui kexue chubanshe, p. 110.
52. Archives de Dafeng, « Dafeng ranzhi gufen youxian gongsi, gudong dingqi, linshi huiyi jilu »
(Comptes rendus des réunions des actionnaires de la société Dafeng de tissage et de teinture,
sessions régulières et extraordinaires), 1921-1937, AMS, Q199-3-8, p. 2.
53. D. K. Lieu (Liu Dajun), The Growth and Industrialization of Shanghai, Shanghai, China Institute of
Economic and Statistical Research, 1936, p. 97.
54. Archives de Dafeng, « Dafeng ranzhi gufen youxian gongsi, dongshihui jilu » (Compte rendu du
conseil d’administration de la société Dafeng de tissage et de teinture), 1921-1927, AMS, Q1993-7, juin 1921, p. 1. Le même nom apparaît dans le « Compte rendu de Zhenhuatang », op. cit.,
AMS, S231-1-27, p. 90.
55. Archives de Dafeng, « Dafeng ranzhi gufen youxian gongsi, gudong dingqi, linshi huiyi jilu »
(Compte rendu de la réunion des actionnaires de la société Dafeng de tissage et de teinture, sessions régulières et extraordinaires), juin 1921, AMS Q199-3-8, p. 1-7.
56. Ibid., p. 1-2.
57. Selon Wang Fuyuan, le cinquième fils de Wang Qiyu. Voir Wang Fuyuan, « Zhongguo jiqi yinran
zhi shouchuangzhe, gushiyejia Wang Qiyu chuanlüe » (Brève biographie de Wang Qiyu, pionnier
de la teinture industrielle en Chine), in Zhoushan wenshiliao (Documents historiques de
Zhoushan), Hangzhou, Zhejiang renmin chubanshe, 1981, p. 116.
58. North China Herald, 11 novembre 1922, p. 376 ; voir aussi Shenbao, 4 novembre 1922, in Sun
Jiagen, Shenbao Ningbobang qiye shiliao (Documents historiques du groupe marchand de Ningbo
à Shenbao), Ningbo, Ningbo chubanshe, 2012, p. 137.
59. Archives de Dafeng, « Dafeng ranzhi gufen youxian gongsi, gudong dingqi, linshi huiyi jilu », op. cit.,
mars 1923, AMS Q199-3-8, p. 10-13. Les réunions d’actionnaires de la société se sont tenues à
Zhenhuatang jusqu’en 1933.
60. Yan Zhongping, Zhongguo mianfangzhi shigao, op. cit., p. 357.
61. Archives de Dafeng, « Dafeng ranzhi gufen youxian gongsi, dongshihui jilu », op. cit., avril 1926,
AMS Q199-3-7, p. 138.
11
Do ssi er
les fils mercerisés, devinrent à la mode avec l’essor de la qipao 旗袍, un type
de robe apparu vers 1926 (62). Bien que les plus belles qipao fussent faites
de soie, des versions moins coûteuses confectionnées en coton ou dans un
mélange de coton et de soie étaient aussi produites pour la consommation
de masse. Le publiciste américain Carl Crow, qui connaissait bien Shanghai,
a offert une des meilleures descriptions de la mode des qipao. Il précise
qu’au début les tailleurs de Shanghai achetèrent des calicots (tissus en
coton imprimés) de Manchester pour fabriquer ce nouveau type de robes,
ainsi que des satins japonais comme substitut de la soie (63). Toutefois, après
les boycotts nationalistes contre l’importation de produits anglais et japonais, les producteurs chinois finirent par dominer ce marché.
En 1929, Gu Zipan 顾子槃 intégra Dafeng et fut élu superviseur lors de la
réunion des actionnaires de Dafeng (64). Gu avait travaillé à l’ancien Dafeng,
le magasin spécialisé dans la vente de tissus étrangers dirigé par Xu Chunrong, le compradore à l’origine de la fondation de Zhenhuatang (65). La même
année, Gu devint également le président du conseil d’administration de
Zhenhuatang, comme Xu Chunrong 50 ans plus tôt (66). Gu Zipan avait travaillé comme compradore pour l’entreprise britannique Reiss, Bradley & Co.,
la même société qui avait lancé Xu Chunrong, et il était le frère cadet de
l’épouse de Shao Qintao, le successeur de Xu Chunrong au magasin de tissus
étrangers Dafeng (67). Cette relation illustre bien la relation intime entre commerçants et industriels.
En 1934, Shanghai comptait plus de 1 000 filatures et ateliers de textile
– 250 grandes filatures de coton et de soie (celles qui ont jusque-là attiré
l’attention des chercheurs) et des centaines de petites usines et petits ateliers spécialisés le plus souvent dans la finition (tissage [sans filage], teinture,
imprimerie, tricot). Cette petite industrie était encore plus présente dans
l’industrie vestimentaire, notamment dans la fabrication des bas, chapeaux,
parapluies, sous-vêtements, mouchoirs, serviettes et autres vêtements et
accessoires (68). La coexistence d’unités de production de différentes tailles
permettait au marché d’innover continuellement et de s’adapter aux goûts
des consommateurs, non seulement grâce aux relations étroites qui liaient
producteurs et consommateurs, mais aussi parce qu’un réseau complexe
connectait les petits ateliers aux grandes filatures.
De la production de masse à la vente au
détail de masse
Dans les années 1920, même les usines verticalement intégrées ne vendaient pas directement aux consommateurs finaux mais passaient par des
distributeurs, des détaillants ou des tailleurs. Les premiers tailleurs capables
de confectionner des vêtements de style occidental apparurent juste à côté
du siège de Zhenhuatang. En fait, certains de ces tailleurs étaient d’anciens
vendeurs de tissus qui avaient peu à peu appris l’art de couper et de coudre
le tissu. À la fin du XIXe siècle, un groupe de tailleurs de Fenghua, un district de
Ningbo, établirent de nouvelles boutiques sur la rue de Nankin (69). Ils taillaient
des vêtements occidentaux en utilisant des tissus fournis par les importateurs
de Zhenhuatang. La plupart s’installèrent dans les premières années du XXe
siècle, comme par exemple Wangxingchang 王兴昌 et Yuchangxiang 裕昌
祥 (70). À l’instar de leurs prédécesseurs à Zhenhuatang, la plupart étaient originaires de la région de Ningbo, voire de la même ville, et certains partageaient
le même patronyme. En 1910, Wang Caiyun 王才运 (1879-1931), qui avait
fait ses études au Japon, ouvrit un magasin appelé Rongchangxiang 荣昌祥
sur la rue de Nankin (71). On y vendait au détail toutes sortes de vêtements et
accessoires occidentaux pour hommes. Comme les vendeurs de tissus étran12
gers, les tailleurs spécialisés dans les vêtements occidentaux créèrent eux aussi
leurs propres associations professionnelles (72).
La révolution républicaine menée par Sun Yat-sen transforma radicalement
la mode en multipliant les mélanges de styles occidentaux et orientaux
(zhongxi hebi 中西合璧). Comme les Chinois surnommaient les Occidentaux
« les barbares aux cheveux rouges », les tailleurs qui fabriquaient des vêtements de style occidental étaient appelées les « tailleurs rouges » (hongbang caifeng 红帮裁缝) (73). En réalité, une des nombreuses théories sur les
origines de la célèbre veste de Sun Yat-sen fait remonter son origine à Rongchangxiang. En 1916, le dirigeant révolutionnaire qui connaissait la réputation des tailleurs de Ningbo pour avoir séjourné à Yokohama en 1905, aurait
en effet demandé à Wang Caiyun de créer une veste qui ressemblât à la fois
à un costume et à l’uniforme militaire britannique. Le costume s’inspirait
des uniformes européens qui avaient été copiés par les tailleurs japonais,
mais le col rond le rendait à la fois original et spécifiquement chinois (74).
Les nouveautés telles que la qipao et la veste de Sun Yat-sen résultaient
donc de ce particulier mélange d’influences et d’une certaine capacité
d’adaptation aux goûts chinois.
Après la révolution de 1911, les tailleurs professionnels étaient très demandés. Selon les archives du conseil municipal de Shanghai, en 1921 le
prix des uniformes avait augmenté de 20 % à cause de la pénurie de tailleurs
dans toute la ville (75). Le conseil avait en effet des difficultés à trouver des
62. La qipao a fait l’objet d’innombrables recherches. Voir Antonia Finnane, « What Should a Chinese
Woman Dress? », Modern China, vol. 22, n° 2, 1996, p. 99-131 ; et Antonia Finnane, Changing
Clothes in China: Fashion, History, Nation, op. cit., « Qipao China » (chapitre 6). Voir aussi Hazel
Clark, « The Cheung Sam: Issues of Fashion and Cultural Identity », in Valerie Steel et John S. Major
(éds.), China Chic: East Meets West, New Haven, Yale University Press, 1999, p. 154-165. Pour des
travaux plus récents en chinois, voir Yuan Ze et Hu Yue, Bainian yishang: 20 shiji Zhongguo
fuzhuang liubian (Un siècle de costumes : le développement et les transformations dans les costumes chinois du XXe siècle), Pékin, Sanlian shudian, 2010, p. 154-168 ; Xu Hualong, Shanghai
fuzhuang wenhuashi (Histoire de la culture vestimentaire à Shanghai), Shanghai, Donghua
chubanshe zhongxin, 2010, p. 168-176. Sur la réception de la qipao aux États-Unis, voir Sean
Metzger, Chinese Looks: Fashion, Performance, Race, op. cit., « The Qipao » (2e partie).
63. Carl Crow, 400 Million Customers. The Experiences, Some Happy, Some Sad, of an American in
China and What They Taught Him, Norwalk, East Bridge, 1937 (rééd. 2003), p. 22 ; Sur les satins
de coton japonais, voir Takeshi Abe, « The Chinese Market for Japanese Cotton Textile Goods,
1914-1930 », in Kaoru Sugihara (éd.), Japan, China, and the Growth of the Asian International
Economy, 1850-1949, op. cit., p. 88-89.
64. Archives de Dafeng, « Dafeng ranzhi gufen youxian gongsi, gudong dingqi, linshi huiyi jilu », op. cit.,
mars 1929, AMS Q199-3-8, p. 66.
65. Gu Zipan avait travaillé pour Dafeng, le distributeur de tissus, en 1916, selon Shanghai zongshanghui zuzhi shiliao huibian, op. cit., p. 169.
66. Archives de Zhenhuatang, « Shanghaishi mianbu shangye tongye gonghui, xiujian zhenhuatang
yangbu gongsuo bing chuang shiwusuoji beituoben », op. cit., AMS, S231-1-2, p. 1.
67. Shanghaishi mianbu shangye, op. cit., p. 34.
68. D. K. Lieu, The growth and industrialization of Shanghai, op. cit., p. 189-199.
69. Antonia Finnane, Changing Clothes in China: Fashion, History, Nation, op. cit., p. 111-120.
70. Chen Wanfeng, Zhongguo hongbang caifeng fazhanshi (L’histoire et le développement des tailleurs
rouges chinois), Shanghaijuan, Shanghai, Huadong daxue chubanshe, 2007, p. 42-44. Une liste de
ces tailleurs et d’autres documents peuvent être consultés au Musée du textile de Ningbo.
71. Wang Jiazhen, « Shanghai xifuye bizu Wang Caiyun » (Le pionnier du vêtement occidental : Wang
Caiyun), in Lu Pingyi (éd.), Chuangye Shanghaitan: Ningboren zai Shanghai (Construire Shanghai
Tan : les Chinois originaires de Ningbo à Shanghai), Shanghai, Shanghai kexue jishu wenxian chubanshe, 2003, p. 208-216.
72. Ces associations étaient : Sanruitang gongsuo (Association Sanruitang), Shanghaishi shizhuang
shangye tongye gonghui (Association des métiers de la mode de Shanghai) et Shanghaishi chengyi
shangye tongye gonghui (Association des magasins de tissus de Shanghai) ; voir Chen Wanfeng,
Zhongguo hongbang caifeng fazhanshi (L’histoire et le développement des tailleurs rouges chinois),
op. cit., p. 79-82, p. 224-229.
73. Voir Chen Wanfeng, ibid.
74. Antonia Finnane, Changing Clothes in China: Fashion, History, Nation, op. cit., p. 182 ; Voir aussi
Wang Jiazhen, « Shanghai xifuye bizu Wang Caiyun » (Le pionnier du vêtement occidental : Wang
Caiyun), op. cit., p. 211.
75. « Shanghai gonggong zujie gongbuju zongbanchu guanyu wanguo shangtuan zhifu caifeng de feiyong, 1921-30 » (Conseil municipal de Shanghai, à propos du coût des tailleurs), AMS, U1-3-1159.
perspectives chinoises • No 2015/3
Carles Brasó-Broggi – Les réseaux économiques dans le secteur de la mode vestimentaire à Shanghai
tailleurs capables de confectionner des uniformes officiels, les tailleurs ayant
tendance à établir leur nouvelle affaire et à partir (76). Les tailleurs et les magasins de détail apposaient généralement le caractère ji au nom du magasin
et étaient le plus souvent de petits établissements (77). En 1933, Shanghai
comptait environ 2 000 boutiques de tailleurs et environ 40 000 tailleurs
professionnels inscrits sur le registre des organisations professionnelles (78).
Les petits commerces de détail et les grandes filatures entretenaient des
relations très étroites et faisaient partie des mêmes réseaux. Les investisseurs dans la Filature Dafeng de tissage et de teinture, Yu Baosan et Li Baibao, possédaient aussi des entreprises de textile qui vendaient des tissus et
fils de coton sous les noms de Chenxingji 陈星记 et Libaiji 李柏记 (79). Comparés aux grands distributeurs (appelés hao 号), ces entreprises étaient pour
la plupart familiales et de petite taille. Dans les années 1920 et 1930, les
boutiques de tissus et les tailleurs développèrent une relation étroite avec
les producteurs industriels parce que les consommateurs voulaient acheter
des produits fabriqués en Chine. Les relations entre les petites boutiques et
la grande industrie devinrent particulièrement étroites dans le domaine de
la teinture et de la finition. En 1928, la liste des actionnaires de Dafeng révèle que, en dehors les membres de Zhenhuatang, 160 petits détaillants
(ayant le caractère ji apposé à leur nom) possédaient 4 758 actions de la
société (sur un total de 10 000), soit presque la moitié de son capital (80).
Les tailleurs et détaillants informaient les producteurs des nouvelles tendances sur le marché. Lors de la réunion des actionnaires de Zhenhuatang
en 1929, la prise de conscience des tendances du marché était évidente :
ils avaient remarqué le succès de la qipao et la popularité des teintures indanthrène (yindan shilin 阴丹士林 ) pour les vêtements féminins (81). Il fut
précisé que ces formules de teinture chimique à base d’aniline avaient
l’avantage « de ne jamais se décolorer, qu’il fasse beau ou mauvais temps »
(rishai yulin yongbu tuishai 日晒雨淋永不退色), mais ce slogan était la propriété de la grande société allemande de produits chimiques I.G. Farben qui
possédait le brevet pour ces teintures et n’autorisait pas d’autres marques
à utiliser ce slogan (82).
Après une bataille juridique, I.G. Farden se vit accorder un droit exclusif
sur le label Indranthène (ou I.G.), y compris la teinture bleue qui imitait
l’indigo, une des plus populaires. Dans les publicités, ses produits étaient
présentés avec un simple dessin représentant le soleil et la pluie (un des
labels les plus reconnaissables en Chine à l’époque) (83). Quel que fût la
société de teinture qui finissait le produit, ce dernier devait porter le
label de « tissu indranthène de I.G. Farben », et la société de textile ne
pouvait fabriquer colorant ni imprimer, promouvoir ou utiliser le nom
indranthène pour aucun autre produit (84). Certaines teintureries, comme
Dafeng, achetaient des teintures auprès d’autres sociétés européennes
et créaient leurs propres marques (comme la célèbre marque « Le Paon »
Kongque 孔雀 de Dafeng), et toutes les publicités présentaient Dafeng
comme un pionnier et la seule marque chinoise sur le marché (85). En
1937, une étude menée par le bureau de l’État civil du gouvernement
de Nankin répertoriait 6 487 marques industrielles en Chine. Un tiers
d’entre elles relevait de l’industrie textile et vestimentaire, ce qui donne
une idée de l’importance de ce secteur dans l’économie chinoise à
l’époque (86). Des publicités pour ces marques paraissaient dans les journaux et dans des publications spécialisées destinées aux professionnels
et aux étudiants.
Finalement, la communication entre production et consommation culmina avec la création par les entreprises textiles de grands magasins tout
le long de la rue de Nankin (87). Ces grands détaillants s’installèrent juste à
No 2015/3 • perspectives chinoises
côté des « tailleurs rouges » de la rue de Nankin, ce qui permit à la mode
shanghaïenne de se « démocratiser » encore davantage. La rue toute entière en fut complètement métamorphosée, notamment par la présence
de néons et de lieux de divertissements tels que le Grand magasin Wing
On (Yong’an 永安), fondé en 1918 par les frères Guo originaires de la province du Guangdong (88). La société possédait des filatures de textile ainsi
qu’un rayon tailleur dans ses grands magasins. Toutefois, elle ne possédait
pas à ses débuts de département de finition mais était cliente de la Filature
Dafeng de tissage et de teinture. En 1927, plus de 10 000 pièces de tissus
furent teintes, blanchies et imprimées par Dafeng pour le compte des
grands magasins Wing On (89). Les usines de finition comme Dafeng fabriquaient aussi des produits pour d’autres firmes moyennant une commission. En 1928, cette prestation pouvait coûter entre un taël pour blanchir
40 yards de tissu pour chemiserie à 2,1 taël pour le même service mais coloré en bleu indranthène (90). Toutefois, dans les années 1930 Wing On ouvrit
son département de teinture et publia même son propre magazine de
mode, le mensuel populaire Wing On (Yong’an yuekan 永安月刊) (91). Wing
On fut donc le premier magasin à intégrer tous les secteurs de l’industrie
de la mode.
76. « Shanghai gonggong zujie gongbuju zongbanchu guanyu hanbili gongxue he nüxiao caifeng shi,
1922-26 » (Conseil municipal de Shanghai, à propos des tailleurs de plusieurs écoles pour filles
dans la ville), 1921, AMS, U1-3-2184.
77. Mianbuye, op. cit., p. 40-86 ; Voir aussi Antonia Finnane, « Tailors in 1950s Beijing: Private Enterprise, Career Trajectories, and Historical Turning Points in the Early PRC », Frontiers of History in
China, vol. 6, n° 1, 2011, p. 131.
78. Cité in Chen Wanfeng, Zhongguo hongbang caifeng fazhanshi, Shanghaijuan (L’histoire et le
développement des tailleurs rouges chinois), op. cit., p. 8.
79. Shanghai zongshanghui zuzhi shiliao huibian, op. cit., p. 118 et 357.
80. Archives de Dafeng, « Shanghai dafeng ranzhi gufen youxian gongsi zhangcheng, gudong mingce,
qingce biaoshi ji shenqing zhuce zhizhao de baogao, 1920-1928 » (Recueil de documents relatifs
aux inscriptions et aux autorisations de la Société Danfeng de tissage et de teinture), AMS Q19920-89, p. 14-56.
81. Archives de Dafeng, « Dafeng ranzhi gufen youxian gongsi, gudong dingqi, linshi huiyi jilu », op. cit.,
mars 1929, AMS Q199-3-8, p. 63-64.
82. Gongshang banyuekan (Revue bimensuelle de l’industrie et du commerce), vol. 1, n° 12, 1929,
p. 47-51.
83. Wang Fuyuan, « Zhongguo jiqi yinran zhi shouchuangzhe, gu shiyejia wang qiyu chuanlüe »,
op. cit., p. 116.
84. Voir Zhang Zhenhou, « Ranliao hangyehua dangnian » (L’année où le secteur de la teinture s’est
transformé), Shanghai, Shanghai wenshi ziliao cungao, vol. 7, 2001 [1965], p. 70-81.
85. Voir le rapport de la chambre de commerce de Shanghai in Gongshang shiliao (Documents historiques sur l’industrie et le commerce), Shanghai, Shanghai Zongshanghui bian, 1935, p. 191 ;
Voir aussi Ranzhifang zhoukan, vol. 3, n° 1, 1937, p. 1853. Voir également une explication récente
sur le conflit entre Dafeng et I. G. Farben donnée par la petite fille de Wang Qiyu, Eleanor Wong,
« A History of the Wong Family Textile Business », Hong Kong, Harmony Day Services, Ltd., 2014,
consultable sur le site internet de « The Industrial History of Hong Kong Group », http://industrialhistoryhk.org (consulté le 19 juin 2015). Je souhaite remercier Hugh Farmer et Carey Vail pour
m’avoir aimablement envoyé ce manuscrit. Pour une étude récente sur les publicités de Dafeng,
voir Zuo Xuchu, Bainian Shanghai minzu gongye pinpai (Un siècle de marques nationales industrielles à Shanghai), Shanghai, Shanghai wenhua chubanshe, 2012, p. 42-45.
86. Ibid.
87. Wellington K. K. Chan, « Selling Goods and Promoting a New Commercial Culture: the Four Premier Department Stores on Nanjing Road, 1917-1937 », in Sherman Cochran (éd.), Inventing
Nanjing Road. Commercial Culture in Shanghai, 1900-1945, Ithaca, Cornell East Asia Series, 1999,
p. 19-60.
88. Wellington K. K. Chan, « Selling Goods and Promoting a New Commercial Culture: The Four Premier Department Stores on Nanjing Road, 1917-1937 », art. cit., p. 19-36 ; voir aussi Antonia
Finnane, Changing Clothes in China: Fashion, History, Nation, op. cit., p. 108-109.
89. Archives de Dafeng, « List of the dealers piece goods sent us to be dyed » (original en anglais),
1924, in Maoli Yanghang you guan dianji deng baojia jishu ziliao (Documents et rapports techniques sur Dafeng et la société étrangère Maoli), 1925-1947, AMS, Q199-3-213, p. 94-95.
90. Selon une enquête de terrain réalisée par Arno S. Pearse, The Cotton Industry of Japan and China
being the Report of the Journey to Japan and China, Manchester, Manchester International Cotton
Federation, 1929, p. 181. Le nom anglais de Dafeng était China Dyeing Works, Ltd.
91. Yong’an yuekan, n° 1, 1937, consultable aux AMS, Q225-2-68.
13
Do ssi er
Conclusion
L’objectif de cet article était de jeter un nouvel éclairage sur la relation
entre production et consommation dans l’étude de la mode shanghaïenne
au début du XXe siècle. Les tenues flamboyantes portées par les vedettes de
cinéma lors de soirées mondaines ou dans les salles de jazz restent l’emblème de Shanghai à cette période. Shanghai fut ainsi surnommée le « Paris
de l’Orient » et cet élan de mode, de modernité et de transgression était
abondamment relayé dans les médias chinois et internationaux (presse, cinéma, musique, littérature). Aujourd’hui, le visiteur peut encore voir l’architecture moderniste qui témoigne de cette période légendaire. Toutefois,
l’essor de l’industrie de la mode à Shanghai fut l’aboutissement d’un réseau
complexe d’entreprises et d’entrepreneurs qui demeurent relativement mal
connus aujourd’hui.
Dès le milieu du XIXe siècle, les marchands de tissus étrangers de Shanghai furent à l’origine de nouveaux styles distincts qui mélangeaient différentes traditions et expérimentaient des méthodes de production
modernes tout en préservant certaines formes d’organisation traditionnelles comme les ateliers de petite et moyenne taille et les associations
régionales. Ces commerçants se tournèrent vers l’entrepreneuriat pendant
la Première Guerre mondiale et créèrent des usines textiles intégrées capables de fabriquer de nouveaux produits à grande échelle. Il s’agissait
d’un réseau cosmopolite, mais aussi local, au sein duquel la communauté
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des marchands du Ningbo joua un rôle dominant. Cet article a identifié
ces réseaux et mis en lumière leur rôle dans l’essor de l’industrie et de la
consommation dans les années 1920 et 1930. Les liens étroits qui existaient entre producteurs, négociants et détaillants ont permis à Shanghai
d’innover constamment et d’adapter les nouvelles technologies aux goûts
des consommateurs locaux.
Ces liens étroits entre producteurs, détaillants et consommateurs témoignent de l’industrialisation tardive de Shanghai et des problèmes qui en résultèrent, comme par exemple les longs délais qui séparaient l’importation
de produits étrangers et la consolidation d’un système intérieur de production de masse. En effet, ce n’est qu’en 1920 qu’un réseau complexe de commerçants, producteurs et détaillants a commencé à créer des usines
intégrées capables d’adapter leur capacité de production aux nouvelles demandes des consommateurs urbains. Ces délais peuvent être imputés aux
difficultés liées aux transferts de technologies, notamment dans les dernières étapes du processus de production (teinture et imprimerie) qui se
sont développées plus tard que le filage et le tissage.
z Traduit par Raphaël Jacquet.
z Carles Brasó-Broggi est maître de conférences à Universitat Oberta
de Catalunya (UOC), Espagne.
Avinguda Tibidabo, n° 45-49, Barcelone 08035, Espagne
([email protected]).
perspectives chinoises • No 2015/3

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