Texte intégral du volume en ligne - Société française des études
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Texte intégral du volume en ligne - Société française des études
Jap Plur 9 reprisDef.indd 1 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 2 19/12/13 22:12 Japon pluriel 9 Histoires d’amour : quelques modalités de relation à l’autre au Japon Actes du neuvième colloque de la Société française des études japonaises Paris, Inalco 16-18 décembre 2010 Sous la direction de Makiko Andro-Ueda et Jean-Michel Butel, avec l’aide éditoriale du conseil de la SFEJ Jap Plur 9 reprisDef2.indd 3 17/01/14 17:05 chez le même éditeur Japon pluriel (1995) Japon pluriel 2 (1998) Japon pluriel 3 (1999) Japon pluriel 4 (2001) Japon pluriel 5 (2004) Japon pluriel 6 (2006) Japon pluriel 7 (2007) Japon pluriel 8 (2011) Ouvrage publié avec le concours de la Fondation du Japon, de la Fondation pour l’étude de la langue et de la civilisation japonaises agissant sous l’égide de la Fondation de France, de l’Institut national des langues et civilisations orientales, du Centre d’études japonaises, de l’université Paris-Diderot – Paris 7, du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale. © Editions Philippe Picquier, 2013 Mas de Vert BP 20150 13631 Arles cedex En couverture : Yamanote © Claude Estèbe, 2010 Mise en page : Isabelle Marin (Les Netscripteurs) Conception graphique : Picquier & Protière ISBN : 978-2-8097-0968-1 Jap Plur 9 reprisDef.indd 4 19/12/13 22:12 REMERCIEMENTS Au nom de la Société française des études japonaises, Makiko Andro-Ueda et Jean-Michel Butel tiennent à remercier pour leur soutien financier et logistique : – la Fondation du Japon, – la Fondation pour l’étude de la langue et de la civilisation japonaises agissant sous l’égide de la Fondation de France, – l’Institut national des langues et civilisations orientales, – le Centre d’études japonaises, – l’université Paris-Diderot – Paris 7, – le Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale (UMR 8155), – la Maison de la culture du Japon à Paris. Notre gratitude va également au comité organisateur de la journée inaugurale : – Akiko Nakajima (univ. Paris-Diderot – Paris 7), – Isabelle Konuma (Inalco), – Sumie Terada (Inalco), – Michel Vieillard-Baron (Inalco), ainsi qu’aux membres du comité scientifique du colloque : – Anton Antonov (Inalco) – Langue et communication, – Jean-Pierre Berthon (CNRS) – Religion, – Britta Boutry-Stadelmann (univ. de Genève) – Pensée et philosophie, – Claire Brisset (univ. Paris-Diderot – Paris 7) – Arts, – Guibourg Delamotte (Inalco) – Economie et politique, – Estelle Figon (ENS) – Littérature, – Matthias Hayek (univ. Paris-Diderot – Paris 7) – Religion, – Higashi Tomoko (univ. Grenoble 3) – Langue et communication, – Sophie Houdart (CNRS) – Sociologie, anthropologie, Jap Plur 9 reprisDef.indd 5 19/12/13 22:12 – Isabelle Konuma (Inalco) – Sociologie, anthropologie, – Sébastien Lechevalier (EHESS) – Economie et politique, – Michael Lucken (Inalco) – Arts, – Arnaud Nanta (CNRS) – Histoire, – Laurent Nespoulous (Inalco) – Histoire, – Takako Saitô (univ. du Havre) – Pensée et philosophie, – Rémi Scoccimarro (univ. de Toulouse) – Géographie, – Sumie Terada (Inalco) – Littérature. L’implication d’un si grand nombre d’universitaires et la diversité des affiliations scientifiques confirment la vitalité des études japonaises en France. Elles attestent également de la qualité des articles proposés. La première journée du colloque fut accueillie par la Maison de la culture du Japon à Paris. Nous tenons à remercier toute son équipe pour sa disponibilité et son professionnalisme. Les professeurs Mita Munesuke et Saeki Junko ont généreusement accepté, malgré des conditions climatiques qui ont rendu leur voyage difficile, de nous faire partager leurs lumières sur l’évolution du discours amoureux au Japon. Nous leur exprimons notre admiration et notre reconnaissance. Ce fut un honneur que de pouvoir compter sur leur présence. Les interventions firent l’objet d’une interprétation simultanée. Rien n’est plus difficile sans doute que de traduire la prose des universitaires : avec mesdames Itô-Bergerot, Monden et Murakami, épaulées par monsieur Bourgeot, nous étions en confiance. Leur intelligence des deux langues et leur énergie nous a enthousiasmés. Les journées suivantes se sont tenues à l’Inalco. C’est avec une immense gratitude que nous pensons au travail consenti par le centre Clichy, qui nous a ouvert ses portes avec beaucoup de dévouement, sous la direction efficace de Marie-Paule Bellanger, ainsi qu’à tous les étudiants mobilisés pour l’accueil et la bonne organisation du colloque. Que soit enfin chaleureusement remerciée Marine Pénicaud, secrétaire efficace, vigilante et largement bénévole de la SFEJ, dont nous avons, plus souvent qu’à notre tour, si souvent abusé de la patience. Jap Plur 9 reprisDef.indd 6 19/12/13 22:12 SOMMAIRE « Histoires d’amour : quelques modalités de relation à l’autre au Japon. » Présentation du neuvième colloque de la Société française des études japonaises par Makiko Andro-Ueda et Jean-Michel Butel ........................ 13 DE L’AMOUR COMME LIEN Ningen : l’humain comme entrelien par Augustin Berque ................................................................ 21 Nouer des liens et séparer les espaces : la notion de kekkai par Philippe Bonnin ................................................................. 29 Amour et interdépendance – Une lecture de Nishida Kitarô par Laurentiu Andrei ................................................................ 39 EXPRESSIONS DE L’AMOUR EN JAPONAIS CONTEMPORAIN La modalité pragmatique dans l’interaction verbale entre amoureux par Higashi Tomoko ................................................................. 51 Analyse de lettres d’amour en ligne par Iwauchi Kayoko ................................................................. 63 Déclaration d’amour en kansai-ben et expressions de modalité par Ôshima Hiroko ................................................................... 73 Jap Plur 9 reprisDef.indd 7 19/12/13 22:12 LE JAPON ET SES VOISINS : AMOUR ET CONTROVERSES La politique et l’amour de son semblable – A propos du concept de « yûai » chez Hatoyama Yukio par Adrien Carbonnet ............................................................... 85 Chassé-croisé d’amour et de haine dans le cinéma – Le cas de Taiwan et de son plus ancien colonisateur par Corrado Neri ...................................................................... 97 La relocalisation de la base aérienne de Futenma à Okinawa et l’alliance sécuritaire américano-japonaise par Kawato Yuko ...................................................................... 105 LE FÉMINISME ET L’AMOUR Devenir écrivain / devenir femme / devenir soi : l’écriture et l’amour dans les textes littéraires de Seitô par Ôta Tomomi ....................................................................... 117 Débat sur le mariage d’amour et l’émancipation de la femme au sein de la revue Seitô : autour d’Une maison de poupée d’Ibsen par Christine Lévy .................................................................... 127 Femmes écrivains des années 1910 : amour, féminisme et indépendance par Claire Dodane .................................................................... 137 LITTÉRATURE : DE BAKIN À ÔOKA SHÔHEI Minomoto no Tametomo aux Ryûkyû : une lecture historique du Yumiharizuki de Bakin par Nicolas Mollard ................................................................. 147 Le thème de la transgression et la place du lecteur dans Honba (Chevaux échappés) de Mishima Yukio par Thomas Garcin ................................................................... 157 Aperçu de la critique publiée au Japon sur La Dame de Musashino – Une visée syncrétique de l’amour dans la création romanesque d’Ôoka Shôhei par Julie Brock.......................................................................... 167 Jap Plur 9 reprisDef.indd 8 19/12/13 22:12 LE JAPON DES MAGAZINES : EXOTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE L’identité de la femme japonaise à travers la mode dans la presse française au début des xxe et xxie siècles par Koma Kyoko ...................................................................... 177 La quadra (« arafô ») à la recherche du bonheur par Takahashi Nozomi .............................................................. 187 Manga, voyage et exotisme : la pop culture japonaise entre regard occidental et symbole national par Clothilde Sabre .................................................................. 197 NOUVELLES DYNAMIQUES URBAINES DANS LES GRANDES MÉTROPOLES JAPONAISES Compacité urbaine et durabilité à Tôkyô. Le rôle de cohésion des grands projets urbains et de l’évènementiel à travers le projet de candidature aux Jeux olympiques de Tôkyô 2016 par Raphaël Languillon ............................................................ 209 Shurinkingu nippon. Un regard globalisé sur le déclin urbain au Japon par Sophie Buhnik .................................................................... 219 Ecoute distraite et information sonore automatisée dans le réseau de JR East par Pierre Manea ...................................................................... 229 Rencontres entre inconnus et jeu de proximité : espace public urbain comme écologie hybride par Inada Yoriko, Christian Licoppe ........................................ 239 PRATIQUES ARTISTIQUES DANS LE JAPON CONTEMPORAIN Le Media Art. Voir le monde à travers des pixels par Sophie Houdart .................................................................. 251 Un artiste contemporain à Saint-Thélo ! Esquisse d’un portrait de Kawamata Tadashi par Alice Doublier .................................................................... 261 Le butô à l’épreuve de la danse contemporaine par Cécile Iwahara ................................................................... 271 Jap Plur 9 reprisDef.indd 9 19/12/13 22:12 DISCOURS DE SOI ET DISCOURS DE L’AUTRE : IDENTITÉS ARTISTIQUES DANS LE JAPON MODERNE La critique de la peinture de lettré par Fenellosa en 1882 : orientalisme latent ou stratégie assumée ? par Arthur Mitteau .................................................................... 283 Discours de soi et discours de l’autre dans la polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie par Laïli Dor ............................................................................. 293 Le Mingei, bien de consommation : une nouvelle approche de la question de « tradition » par Damien Kunik .................................................................... 303 LE JAPON ET LA CORÉE DANS L’HISTOIRE La description des dirigeants japonais de la fin du xvie siècle dans les récits d’un captif coréen : le Kanyangnok de Kang Hangi par Guillaume Carré ................................................................. 313 L’implantation des colons agricoles en Corée entre 1905 et 1919 : l’histoire d’un échec par Alexandre Roy ................................................................... 323 Les Coréens « japonophiles » : traîtres à la nation ? par Samuel Guex ...................................................................... 333 HISTORICISER L’HISTOIRE Le Japon et la Grande Guerre en Europe (1914-1919). La perception d’un intellectuel japonais, Mizuno Hironori par Frédéric Danesin ................................................................ 343 Les relations franco-japonaises avant la Seconde Guerre mondiale vues à travers les Sociétés franco-japonaises par Ichikawa Yoshinori ............................................................ 353 La question de l’histoire immédiate dans le Japon des années 1950. Autour de L’Histoire de Shôwa et d’Uehara Senroku par Tristan Brunet .................................................................... 363 Jap Plur 9 reprisDef.indd 10 19/12/13 22:12 HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE DES RELIGIONS Le choix de la conversion dans les villages de descendants de chrétiens : le cas d’Imamura dans la province de Chikugo (1867-1879) par Martin Nogueira Ramos ..................................................... 375 Le « monastère trappiste » et les Japonais par Yamanashi Atsushi ............................................................. 385 Marketing d’enfers : Le renouvellement des représentations d’Enma-ô et la gestion contemporaine de ses temples par Mary Picone ....................................................................... 393 LINGUISTIQUE, COMMUNICATION MULTIMODALE, ET ENSEIGNEMENT DU JAPONAIS Contribution de la linguistique de corpus à l’enseignement du japonais, exemple avec l’enseignement du vocabulaire par Raoul Blin .......................................................................... 405 Apprentissage des expressions prosodiques et gestuelles de politesse par des francophones par Shochi T., Kamiyama T., A. Rilliard, V. Aubergé .............. 417 Emplois modaux de mono da sur les blogs et les forums en ligne par Jean Bazantay .................................................................... 427 Etude contrastive français-japonais : comportements syntaxiques des interrogatifs et indéfinis par Yayoi Nakamura-Delloye ................................................... 437 FIGURES DE L’ADOLESCENCE DANS LE JAPON D’AUJOURD’HUI « L’adolescent (japonais) par lui-même » : une nouvelle figure de la littérature japonaise contemporaine ? par Fujiwara Dan ...................................................................... 451 La double scolarité des enfants et des adolescents : double peine ou pratique propitiatoire ? par Bérénice Leman ................................................................. 459 Jap Plur 9 reprisDef.indd 11 19/12/13 22:12 CRISES ET RÉFORMES AU JAPON La réforme sociale japonaise des années 1920 et 1930 face à l’Organisation internationale du travail : une question nationale, des enjeux internationaux par Bernard Thomann .............................................................. 469 L’égalité des sexes dans une perspective démographique : cause ou réponse à la crise de la fécondité ? par Isabelle Konuma ................................................................ 479 La réforme de la procédure pénale et la réintroduction du jury par Eric Seizelet ....................................................................... 489 La réforme de la loi fondamentale de l’éducation de 2006 : quelle réponse à la « crise » du système éducatif japonais ? par Christian Galan .................................................................. 499 L’alternance vécue comme crise par Guibourg Delamotte ........................................................... 509 Regards sur l’amour Commentaires sur le premier amour, de la faute à la norme par François Macé .................................................................... 520 Le discours sur les billets d’amour au Japon – au temps de l’écriture au pinceau par Pascal Griolet ..................................................................... 547 A la frontière entre « amour » et « sensualité » Résonances entre Higuchi Ichiyô et Marguerite Duras par Saeki Junko ........................................................................ 579 Le sujet et l’autre dans le haiku, ou l’amour dans la poésie moderne japonaise par Andro-Ueda Makiko .......................................................... 597 Histoire de l’amour dans le Japon moderne par Mita Munesuke .................................................................. 617 Jap Plur 9 reprisDef.indd 12 19/12/13 22:12 « HISTOIRES D’AMOUR : QUELQUES MODALITÉS DE RELATION À L’AUTRE AU JAPON. » PRÉSENTATION DU NEUVIÈME COLLOQUE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DES ÉTUDES JAPONAISES Voici donc – enfin ! –, la neuvième livraison de la série des Actes des colloques de la Société française des études japonaises. Depuis 1995, et le premier numéro, ce sont déjà plus de 4 400 pages qui ont été rassemblées par la SFEJ pour présenter en français les recherches récentes et en cours portant sur le Japon. Miroir de la vitalité et de la qualité des études japonaises en France, Japon Pluriel se constitue peu à peu, au rythme de colloques biennaux, comme une immense encyclopédie rassemblant, de façon condensée, un savoir éclectique mais toujours précis sur le Japon. Le huitième colloque ayant été organisé, de main de maître, à Lille, c’était cette fois au tour des universités parisiennes d’inviter la japonologie francophone. Nous avons voulu, profitant du calendrier, que le colloque de la SFEJ soit également l’occasion d’animer une dernière fois les locaux dispersés de l’Inalco avant le regroupement de notre institut rue des Grands-Moulins. C’est ainsi que les participants eurent le plaisir de découvrir le centre Clichy, plus habitué à vibrer au son du russe ou de l’hébreu, sous les bourrasques de neige d’un décembre peu clément. Nous voulons redire ici toute notre gratitude à l’équipe de gestion de ce site, ainsi qu’à toute l’équipe du Centre de ressources pédagogiques, audiovisuel, informatique et multimédia (Cerpaim) de l’Inalco pour son assistance technique sans faille. Accueillir la diversité des recherches sans pour autant fragmenter le savoir sur le Japon au point qu’il en devienne informe… Rassembler des chercheurs francophones de tous horizons sans que le colloque ne se résume à une simple succession de présentations… Le défi auquel nos rencontres régulières sont confrontées est constant. Une première solution, pratiquée depuis quelques années déjà, est de favoriser les panels thématiques : qu’au moins on discute à trois ! Le huitième colloque avait souhaité aller plus loin en proposant un thème, celui de la modernité japonaise, autour duquel se sont structurées les très nombreuses communications. Nous avons été convaincus par cette tentative. Que le bureau Jap Plur 9 reprisDef.indd 13 19/12/13 22:12 14 Makiko Andro-Ueda et Jean-Michel Butel de la Société française des études japonaises pose régulièrement aux chercheurs français une question qui puisse les fédérer nous semblait en effet de l’ordre de ce que l’on pouvait attendre d’une société savante. Nous avons choisi de faire parler d’amour. Après la modernité et l’anti-modernité de la fin du xixe siècle, le sujet peut certes paraître léger. Il correspond d’abord, il est vrai, à une préoccupation qui réunit les deux organisateurs. Il est également la conséquence d’un pari. Que ce qu’on disait de l’amour, au Japon, était finalement si lacunaire qu’il pouvait être enrichi par l’apport des différentes disciplines dont les membres de la SFEJ sont des spécialistes. Que des perspectives originales seraient ouvertes quand des chercheurs ne relevant pas des domaines qui parlent habituellement de l’amour – disons : littérature, poésie, et de façon moindre, histoire des mentalités – s’empareraient du sujet. Plus que de l’amour d’ailleurs, dont le vocable même risquait de limiter la pensée à certaines formes particulières, c’est aux modalités de la relation à l’autre que nous proposions de réfléchir. On aime souvent à rappeler, lorsque l’on travaille sur l’amour, cette remarque de Roland Barthes, dans la préface de son célèbre Fragments d’un discours amoureux, qui déplorait, en 1977, que si les discussions les plus communes débordaient de considérations sur l’amour, le discours savant ou scientifique sur l’amour était, lui, d’une extraordinaire solitude (Barthes 1995 : 459). Le constat semblait toujours valable quand Boltanski (1990 : 10) introduisait « L’amour et la justice comme compétence ». On peut se demander ce qui a pu motiver cette impression chez Barthes : il y avait, bien avant lui, des ouvrages qui prenaient l’amour comme objet de connaissance (on évoque invariablement, pour un passé proche, le livre de Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, paru en 1939). Ce qui est certain, en tout cas, c’est qu’une telle affirmation n’est plus tenable tant l’amour, le sentiment amoureux, la biologie ou la physiologie des passions, la relation amoureuse, sa reconnaissance sociale, le couple, le mariage… sont devenus des objets d’études pour les sciences sociales. On pourrait sans doute distinguer deux pôles dans les « discours scientifiques » suscités par l’amour. Le premier serait de type « universaliste ». L’idée serait ici que l’homme « a toujours aimé aussi bien », pour paraphraser Claude Lévi-Strauss, et ce sous toutes les latitudes. Nos amours suivraient des rythmes biologiques, que l’éthologie animale pourrait aider à comprendre (on pense en particulier aux travaux d’Helen Fischer, Fischer 1992 par exemple). Le second serait « culturaliste » : l’amour est une invention occidentale, et pas seulement occidentale mais de l’Occident moderne, voire contemporain (pour un questionnement salutaire sur les termes de cette affirmation, on lira Jack Goody, par exemple Goody 1999). Pour ce type de discours, qu’importe la généalogie qu’on lui trouve, l’amour est forcément nouveau (et autant que possible propriété récente léguée par ses ancêtres les plus proches à celui qui tient cette affirmation). Il n’est Jap Plur 9 reprisDef.indd 14 19/12/13 22:12 Histoires d’amour : quelques modalités de relation à l’autre15 pas anodin que le discours scientifique rejoigne d’une façon admirable le discours amoureux, et les sentiments des amants : l’amour vécu est toujours le premier. Quoi qu’il en soit de cette position, l’amour que nous connaissons aujourd’hui serait donc une invention récente, dont nous serions les auteurs. Son élaboration irait de pair avec l’élaboration de l’individu comme sujet possédant un libre arbitre, l’établissement de la démocratie (faite d’individus-citoyens pouvant élire leurs chefs), la consécration de l’économie de marché (ayant pour cible l’individu-consommateur). Avec, somme toute, la modernité. On y revient donc. Si tels sont les termes habituels du débat dans nos contrées, comment considérer l’amour ailleurs ? Serait-ce la même chose, avec des variantes ? (position universaliste). Ou constate-t-on, là-bas aussi, la production d’un amour d’une nouveauté radicale, avec l’occidentalisation et la modernisation donc ? La première réponse que semble nous donner le Japon est bien celle-là : l’amour est occidental, et moderne, il constitue une nouveauté dérangeante pour le Japon depuis le dernier tiers du xixe siècle. Il est bon dans un premier temps de rappeler cette conviction très forte de bien des discours savants sur l’amour proférés au Japon. Dans le même temps, le débat sur la question au Japon est souvent faussé du fait des mots dont on use pour en parler en japonais. Pour le dire vite : quand, pour parler d’amour, et juger de sa réalité au Japon, on emploie un néologisme construit pour traduire le terme occidental d’amour (c’est le cas de ren’ai, et en grande partie de ai également ; Butel 2007, 2011), comment pourrait-on arriver à la conclusion que l’amour n’est pas une invention occidentale ? Il nous semblait important donc, avant de décider de l’universalité de l’amour, et du caractère culturellement et historiquement déterminé de la forme que nous lui connaissons ici, de passer outre les questions de vocabulaire pour nous intéresser à quelques formes concrètes constatables au Japon. De recueillir tout d’abord des « histoires », que nous pourrions nous permettre de qualifier d’amoureuses, en première approximation. Dans cette optique, il nous a paru fécond de considérer la relation à l’autre sans préjuger d’office de sa nature amoureuse. D’où le titre de ce colloque : « Histoires (au pluriel) d’amour : quelques modalités de la relation à l’autre au Japon ». Le colloque comprenait deux jours de panels disciplinaires introduits par une première journée transversale qui a d’emblée montré l’ampleur de la problématique. Ces communications ont été regroupées en fin de volume dans la section « Regards sur l’amour ». Augustin Berque, à qui la SFEJ voulait rendre hommage à l’heure de son départ à la retraite, a bien voulu distiller la quintessence de sa vision de « l’humain comme entrelien » lors de la conférence exceptionnelle qui a clôturé la seconde journée. Son texte ouvre le présent volume. Le programme complet et les résumés – y compris ceux des exposés qui n’ont pas été repris dans le présent volume – sont consultables sur le site du colloque : https://sites.google.com/site/2010sfej/. Jap Plur 9 reprisDef.indd 15 19/12/13 22:12 16 Makiko Andro-Ueda et Jean-Michel Butel Pour différentes raisons, qui toutes incombent aux organisateurs, la publication des actes a subi un très grand retard. Nous ne pouvons que présenter nos sincères excuses, notamment aux jeunes chercheurs qui attendent depuis des années la parution de leurs articles. Nous tenons également à remercier le conseil de la SFEJ pour son aide précieuse dans la mise au point du manuscrit. On trouvera ici 53 textes distribués en 16 chapitres, soit quelque six cents pages. Certains abordent frontalement le sujet proposé. Nous les avons rassemblés en début et en fin d’ouvrage. D’autres évoquent une recherche en cours, présentent les résultats d’un travail en équipe, ou sont l’effet d’une rencontre inattendue permise par la SFEJ. On constatera, comme depuis plusieurs années, que si la logique disciplinaire est respectée – en particulier pour les domaines les mieux établis peut-être : linguistique, histoire… – il se constitue également des logiques thématiques qui n’hésitent pas à faire dialoguer des disciplines complémentaires. Ce fut en particulier le cas de la table ronde organisée par Guibourg Delamotte autour des notions de « crise » et de « réforme », dont on appréciera l’actualité. Les trois journées se sont conclues sur une seconde table ronde, animée par Sébastien Lechevalier, « Capitalismes et néolibéralisme – leçons de la trajectoire japonaise ». Si les interventions de Sébastien Lechevalier, Arnaud Nanta, Laurent Nespoulous et Adrienne Sala n’ont finalement pas donné naissance à un texte, la conférence du professeur Arthur Stockwin, point d’orgue du débat, a trouvé place dans le numéro 17 de la revue Cipango (consultable en ligne : http://cipango.revues.org/1130). Toutes les interventions n’ont ainsi pas donné lieu à un article, pour des raisons diverses qui ne tiennent évidemment pas toutes à la qualité des propos. On pourra se référer aux résumés des exposés pour en juger (https://sites.google.com/site/2010sfej/ programme/programmepanels). Tous les textes sont en tout cas le résultat d’une discussion entre les éditeurs et les auteurs. Que ces derniers soient remerciés pour leur patience. A l’heure où nous concluons ce texte, nous apprenons le décès de Jean-Jacques Tschudin, dont chacun appréciait la gentillesse et l’intelligence. Cet ouvrage lui est dédié. Makiko Andro-Ueda, Jean-Michel Butel Centre d’études japonaises – inalco Jap Plur 9 reprisDef.indd 16 19/12/13 22:12 Histoires d’amour : quelques modalités de relation à l’autre17 BIBLIOGRAPHIE Barthes , Roland. Fragments d’un discours amoureux. In Œuvres complètes, t. V, Paris, Seuil, 1995. Boltanski , Luc. L’amour et la justice comme compétence. Paris, Métailié, 1990. Butel, Jean-Michel. « Petite histoire de la traduction de l’amour en langue japonaise : Ai ». In Catherine Mayaux (éd.), France-Japon : regards croisés – Echanges littéraires et mutations culturelles. Littératures de langue française vol. 7, Bern, Peter Lang, 2007, p.107-119. Butel, Jean-Michel. « Forger un amour moderne : petite histoire du mot ren.ai ». In Christian Galan et Emmanuel Lozerand (dir.), La Famille japonaise moderne (1868-1926) – Discours et débats. Arles, Philippe Picquier, 2011, p. 335-346. de Rougemont, Denis. L’amour et l’Occident. (1939) Paris, 10/18, 2001. Fischer, Helen. Histoire naturelle de l’amour. Paris, Pluriel, 1992. Goody, Jack. « De la communauté à l’individu ? Une historiographie de la famille occidentale ». In L’Orient en Occident, trad. de l’anglais, Seuil, 1999. Jap Plur 9 reprisDef.indd 17 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 18 19/12/13 22:12 DE L’AMOUR COMME LIEN Jap Plur 9 reprisDef.indd 19 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 20 19/12/13 22:12 AUGUSTIN BERQUE EHESS NINGEN : L’HUMAIN COMME ENTRELIEN Le terme japonais ningen (« être humain ») vient du chinois renjian, qui n’a pas le même sens. Selon le Grand dictionnaire Ricci de la langue chinoise, renjian signifie : « 1. En ce monde, ici-bas. 2. Société humaine. 3. Gens du peuple ; la roture ». Le dictionnaire de chinois contemporain Xiandai hanyu cidian donne pour sa part les deux dernières acceptions ci-dessus, mais pas la première. Cependant, celle-ci est à peu près recouverte par la définition donnée pour la troisième : « Dans l’ancienne société, l’enfer vécu en ce monde par le peuple travailleur 1 ». On peut ici clairement lire une influence du bouddhisme. C’est du reste effectivement dans le vocabulaire du bouddhisme que le mot est entré en japonais. Le dictionnaire de japonais ancien Iwanami kogo jiten le mentionne en premier lieu comme un terme synonyme de ningenkai, le « monde des humains », qui est l’un des dix étagements 2 reconnus par le bouddhisme entre les mondes de l’errance et ceux qui mènent à la bouddhéité. Dérivant de ce premier sens, l’Iwanami kogo jiten en donne deux autres : « ce monde » (kono yo), « (dans) le monde » (yo no naka), « les gens » (seken) ; et enfin « habitant du monde humain » (ningenkai ni sumu mono), i.e. l’être humain lui-même, hito. Ajoutons que pour distinguer ce dernier sens, aujourd’hui de loin le plus courant, de ceux qui l’ont précédé, les caractères lus ningen peuvent aussi dans ces cas-là – mais rarement aujourd’hui – être lus jinkan. C’est cette lecture jinkan qui est préconisée à l’aide de furigana par Watsuji Tetsurô dans un passage de Fûdo (Le milieu humain) à propos du désert (Watsuji 1979 : 55), où il cite le proverbe « Dans le monde (jinkan), il y a partout 1 2 Jap Plur 9 reprisDef.indd 21 Jiu shehui shi laodong renmin de renjian diyu. Jikkai. 19/12/13 22:12 22 Augustin Berque des montagnes bleutées 3 », lequel est glosé par le dictionnaire Kôjien – du reste à l’entrée ningen, car ce dictionnaire n’a pas d’entrée pour la lecture jinkan 4 – comme signifiant « il n’y a pas que le pays natal pour se faire enterrer, l’activité humaine peut se déployer n’importe où ». Il s’agit d’un ku du moine Gesshô (18131858), qui lui-même transpose une expression proverbiale, « On peut enterrer mes os dans la montagne bleutée 5 ». Ce ku est la lecture japonaise d’un vers chinois de Su Shi (plus connu en Occident comme Su Dongpo, 1039-1112), lequel mot à mot se lit « on peut ici même enterrer mes os dans la montagne bleutée 6 ». C’est là une image pour signifier que l’on doit être prêt à mourir n’importe où. Dans ledit vers, qing shan (verte colline, montagne bleutée, i.e. à la fois boisée et bleutée par la perspective atmosphérique, en japonais seizan ou aoyama), prend en effet métaphoriquement le sens de « tombe ». En Asie orientale, et particulièrement au Japon, c’est souvent sur une hauteur boisée que se trouvent les tombes. Or la couleur en question, qing (en japonais sei ou ao), est un bleu-vert connotant la force jaillissante de la vie dans sa primeur. Dans la cosmologie du fengshui, outre sa valeur paysagère, elle est associée au printemps, au dragon et à l’est ; et les tombes des ancêtres irriguent de leur qi (souffle cosmique, vital) l’habitation des descendants, en contrebas. Si Watsuji reprend le ku de Gesshô en l’occurrence, c’est pour illustrer cette force vitale qu’incarnent les montagnes dans son propre milieu, et qu’il entend opposer à l’impression de mort que lui ont donnée les montagnes d’Aden. Mentionnons en passant que dans la version anglaise (1960) de Fûdo, qui fut longtemps la seule 7, le passage en question est l’occasion d’un contresens surréaliste. En effet, Geoffrey Bownas le traduit en gardant en tête le sens du proverbe que nous venons de voir, qu’il rend en parlant d’un « brave man », alors que cette citation n’est pour Watsuji qu’une transition rhétorique qui lui permet d’introduire son véritable propos ; à savoir l’idée que son être est à ce point lié aux montagnes bleutées de son pays natal, le Japon, que la vue de celles d’Aden le révulse jusqu’au tréfonds de sa structure ontologique (Watsuji 1979 : 55-56) : « Dans le monde, il y a partout des montagnes bleutées », voilà une expression qui exprime par métaphore une certaine sagesse, 3 Jinkan itaru tokoro seizan ari. 4Dans l’édition utilisée (2e éd., 1970). 5 Seizan hone wo uzumu beshi. 6 Shi chu qing shan ke mai gu. 7La traduction française n’aura paru qu’en 2011. Jap Plur 9 reprisDef.indd 22 19/12/13 22:12 Ningen : l’humain comme entrelien23 indiquant une manière d’exister librement dans le vaste champ de la vie ; ce n’est pas une opinion qui relève d’un certain milieu. Il faut néanmoins, pour qu’une telle expression soit possible, qu’il y ait, de manière propre à un certain milieu 8, partout des montagnes bleutées, et que ces montagnes bleutées propres audit milieu contiennent un sens déjà vécu intérieurement. A savoir que les montagnes bleutées puissent représenter le pays natal, et que dans un certain sens les gens puissent y trouver l’apaisement. C’est ainsi également en ce sens propre à un milieu que « le fait d’y avoir partout des montagnes bleutées » est un mode existentiel de l’humain. Mettons qu’un jour cet humain bleu-montain 9, après avoir traversé l’océan Indien, soit arrivé dans la ville d’Aden, à l’extrémité sud de l’Arabie. Ce qui se dresse devant lui, ce sont des montagnes rocheuses d’un noir rougeâtre, sauvages, pointues, concrétisant l’expression chinoise classique tokkotsu 10. Il n’y a là pas une goutte de ce que l’humain bleu-montain peut attendre de « la montagne 11 » : pas de vie, d’animation, de douceur, de pureté, de fraîcheur, de grandeur, de familiarité, etc. ; rien d’autre qu’une impression étrange, horrible, sombre. Dans un milieu où il y a partout des montagnes bleutées, si rocheuse que soit une montagne, jamais elle ne donnera une impression aussi sinistre. Ici, l’humain bleu-montain découvre clairement l’autre. Pas seulement une montagne physiquement rocheuse : un entrelien humain non-bleu-montain 12. Et par conséquent, un rapport non-bleu-montain de l’homme au monde. Cet exemple illustre la conception que Watsuji se faisait du terme ningen, dont on peut dire qu’il est au centre de sa philosophie. En effet, il a conçu son œuvre majeure, Ethique (Rinrigaku), en tant qu’« étude du ningen 13 ». Cette expression était le titre de son premier ouvrage sur l’éthique, et elle est reprise dans le prologue de Rinrigaku. En ce sens, comme nous allons le voir, ningen veut dire beaucoup plus que simplement « l’être humain, l’humain » ; sa véritable signification serait plus proche de ce que je propose de rendre par le néologisme « l’entrelien humain ». En outre, l’ouvrage le plus connu de Watsuji, Fûdo, montre que cet entrelien va au-delà même des relations sociales, ou interindividuelles, pour s’étendre aux choses et aux lieux qui font un milieu 8 Fûdotekini. 9 Seizanteki ningen. Il s’agit, bien entendu, de Watsuji lui-même. La traduction de seizanteki ningen par « brave man » est totalement hors de propos. 10 Tuwu dans la lecture chinoise. Ce qui se définit comme dressé haut dans le ciel, avec une forme bizarre. 11 Yama. 12 Hi seizanteki ningen. 13 Ningen no gaku toshite no rinrigaku. Jap Plur 9 reprisDef.indd 23 19/12/13 22:12 24 Augustin Berque humain (fûdo) ; c’est ce que nous venons de voir avec l’exemple des montagnes d’Aden et de ces étranges expressions, « humain bleumontain » et « entrelien humain non bleu-montain ». Ici, la structure ontologique de l’être humain apparaît clairement indissociable de son milieu géographique. Le milieu fait partie de cette structure. C’est cette inhérence du milieu à la structure ontologique de l’humain que Watsuji a rendue par le concept de fûdosei, qu’il définit à la première ligne de Fûdo comme « le moment structurel de l’existence humaine 14 ». Toutefois, comme il le précise également dans les premières lignes de cet ouvrage, on ne doit pas confondre fûdo (le milieu) avec kankyô (l’environnement). Ce dernier est un objet de science (nous dirions aujourd’hui l’objet de l’écologie), alors que le milieu est une relation vécue par des sujets humains. Ainsi, l’étude des milieux est polarisée par la subjectité humaine 15, et en l’affaire, la relation aux choses est nécessairement médiatisée par la relation entre les personnes. C’est cette relation intersubjective entre les personnes que Watsuji lit dans le second caractère de ningen. Lorsqu’il est isolé, ce sinogramme peut, entre autres, se lire aussi aida ; et c’est bien la lecture dans laquelle l’entend Watsuji, tout en tirant parti de sa position dans le mot ningen, qui est structurellement celle de déterminé par rapport au déterminant que serait le premier sinogramme. Celui-ci de son côté, lorsqu’il est isolé, se lit hito, mot qui signifie aussi « l’homme, l’être humain ». Cependant, Watsuji en fait un usage spécifique, qu’il distingue catégoriquement de ningen. Pour lui, hito, c’est l’homme individuel, l’humain en tant qu’individu, tandis que ningen signifierait en somme « ce qu’il y a entre les hito ». C’est ce couplage entre hito et aida que je propose de rendre par « l’entrelien humain ». Bien entendu, Watsuji emploie aussi ningen dans son sens ordinaire d’« être humain ». On ne peut douter cependant que l’entrelien humain soit bien l’objet de son propos, tant dans son éthique que dans sa mésologie (i.e. dans son étude des milieux humains 16), quand on voit l’importance qu’il y donne corrélativement au terme aidagara. Aidagara signifie ordinairement les relations ou les termes dans lesquels on se trouve avec telle(s) ou telle(s) personne(s). C’est étymologiquement le lien de parenté qu’il y a entre les 14 Ningen sonzai no kôzô keiki. « Moment » (keiki) est ici à entendre au sens que la philosophie allemande a dérivé de la mécanique, à savoir le couplage dynamique de deux forces en une troisième (qui est ici l’existence humaine, les deux premières étant l’individu et son milieu). 15 Ningen no shutaisei. 16 Fûdoron ou fûdogaku. Jap Plur 9 reprisDef.indd 24 19/12/13 22:12 Ningen : l’humain comme entrelien25 membres d’un groupe générique tel que famille, tribu, nation, auquel on appartient par naissance 17. Cet aidagara est un concept central de l’éthique de Watsuji. En tant que concept, le terme est difficile à traduire, mais l’usage que celui-ci en fait permet de le rendre à peu près par « corps social » au sens de Leroi-Gourhan ; c’est-à-dire cette part collective de l’être humain qui dépasse le corps individuel (le « corps animal » chez Leroi-Gourhan) pour comprendre les systèmes techniques et symboliques dont l’espèce humaine, dans le cours de son émergence, s’est dotée en sus du corps animal individuel (Leroi-Gourhan 1964). Cette traduction me paraît d’autant plus appropriée que gara peut désigner le corps, par exemple dans l’expression gara ga ôkii, « avoir un grand gara » (i.e. être de haute stature). Ainsi, dans l’optique où Watsuji considère le ningen, l’aidagara serait littéralement le « corps (gara) intermédiaire (aida) » qui soude les humains entre eux. C’est ce qui est au milieu des gens, et qui les fait tenir ensemble pour former une société. En outre, comme on l’a vu, ce corps intermédiaire n’est pas seulement constitué des liens entre les personnes, mais également des liens entre les personnes et les choses. C’est cela que Watsuji entend par la définition qu’il donne de fûdosei, « le moment structurel de l’existence humaine » ; et c’est la raison pour laquelle j’ai traduit ce terme de fûdosei en faisant appel à la racine latine du français « milieu », med-, pour former le néologisme médiance, francisation du latin medietas qui veut dire « moitié ». On commence à voir ici que le propos de Watsuji n’a rien d’une spéculation nippologique ; c’est une réflexion de portée universelle sur la structure ontologique de l’être humain. La médiance, en somme, c’est le couplage dynamique (le moment), dans l’humain, de deux « moitiés » : un corps animal (le hito individuel) et un corps social (l’aidagara collectif). Typé géographiquement, ce corps social n’est autre que le milieu propre à notre espèce ; raison pour laquelle je l’appelle plutôt corps médial, car il n’est pas seulement technique et symbolique, mais éco-technosymbolique (Berque 2009). La thèse de Leroi-Gourhan postule en outre une réaction du corps social sur le corps animal d’où il est issu. C’est cet effet en retour qui serait à l’origine de l’hominisation (l’évolution de certaines lignées de primates vers ce qui, voici une douzaine de milliers d’années à peine 18, a fini par se réduire à l’unique espèce 17Certes, on peut changer de nationalité, mais rappelons que natio, comme du reste natura, vient de gnascor (naître). 18C’est-à-dire depuis l’extinction d’Homo floresiensis, probablement à la suite d’une éruption volcanique. Jap Plur 9 reprisDef.indd 25 19/12/13 22:12 26 Augustin Berque Homo sapiens sapiens). Conceptuellement, cette interaction est en accord avec la définition watsujienne de la médiance, bien que l’on soit ici à l’échelle ontologique de l’histoire naturelle (l’évolution), non celle de l’histoire des cultures humaines comme chez Watsuji. Le sujet et son milieu sont corrélés dans un moment structurel ; ce qui transforme l’un et l’autre, en quelque sorte par co-suscitation. Cette corrélation a été montrée dans le domaine – et avec les méthodes – des sciences de la nature par les travaux pionniers de Jacob von Uexküll, l’un des pères de l’éthologie. Dans un ouvrage paru en 1934 – soit, curieusement, presque en même temps que Fûdo – celui-ci a montré que chaque espèce animale élabore le milieu (Umwelt) qui lui est propre, et que celui-ci ne doit pas être confondu avec le donné environnemental objectif (Umgebung), qui est le même pour toutes les espèces (Uexküll 1965). Ainsi, l’être de l’animal est structurellement couplé à son milieu, et réciproquement 19. Or non seulement la définition watsujienne de la médiance permet de conceptualiser de tels faits, tant au niveau ontologique de l’humain qu’à celui du vivant en général, mais, comme on l’a vu, Watsuji lui-même, dans les premières lignes de son ouvrage, établit entre environnement et milieu une distinction exactement homologue à celle qu’Uexküll établit entre Umgebung et Umwelt. Comme les deux auteurs ne se connaissaient pas, et travaillaient dans des domaines très différents, il en ressort un principe universel : le couplage structurel, né de la co-suscitation du sujet et de son milieu à toute échelle et à tout niveau onto logique (la personne, la société, l’espèce…), qu’exprime le concept watsujien de la médiance. Pour s’en tenir à l’entrelien humain (car Watsuji, quant à lui, ne songeait pas au vivant en général), c’est cette médiance qui fait de l’humain un « être vers la vie 20 », par opposition à l’« être vers la mort 21 » que Heidegger assigne au Dasein et auquel Watsuji, à juste raison 22, reprocha de n’être qu’une vision de l’être indivi19C’est ce principe qui permet de comprendre la concrescence où certaines espèces animales ou végétales (par exemple certaines plantes et leurs insectes pollinisateurs) évoluent en fonction réciproque. 20 Sei e no sonzai. 21 Sein zum Tode. Sur le thème de l’être vers la vie, un colloque eurojaponais s’est tenu en 2008 à Cerisy-la-Salle (Berque et alii 2008). 22Car il y a effectivement, dans Etre et temps, une incohérence radicale entre le fait que le Dasein soit entendu comme un « être au dehors de soi » (Ausser sich Sein), « ek-sistant » donc au-delà des limites de son corps animal individuel, et le fait qu’il soit entendu en même temps comme un « être vers la mort » (Sein zum Tode), absolument limité par la mort de son corps animal (et corrélativement par l’extinction de sa conscience individuelle, ce cogito que Heidegger pourfend par ailleurs). Comme l’écrit Watsuji dans le préambule de Jap Plur 9 reprisDef.indd 26 19/12/13 22:12 Ningen : l’humain comme entrelien27 duel (le hito). En effet, dans la réalité de l’existence humaine, la mort individuelle n’est que celle du corps animal ; le corps médial continue de vivre, tant par le symbole (un nom, une mémoire…) que par la technique (une œuvre, un monument, aujourd’hui une vidéo…), cela parfois pour des milliers d’années. Or si la mise au jour de la médiance est un fait récent, les sociétés humaines en ont eu le pressentiment depuis fort longtemps ; ce qu’elles ont exprimé, par la voie des symboles, dans le souci d’une vie au-delà de la mort. Nous en avons la trace au moins depuis les sépultures de Skhül (- 100 000 ans) et de Qafzeh (-92 000 ans). D’autre part, on trouve déjà chez Platon l’ébauche d’une ontologie des milieux, avec, dans le Timée, le thème de la chôra. Celle-ci est indissociable de l’être relatif (la genesis) dont, paradoxalement, elle est à la fois l’empreinte et la matrice 23. Mutatis mutandis, on peut considérer que c’est là une préfiguration du rapport de co-suscitation qui vient d’être évoqué à propos du couplage entre le sujet vivant et son milieu. Au demeurant, il n’est a posteriori guère étonnant que ce soit un philosophe japonais qui, le premier, ait conceptualisé la médiance. En effet, la culture japonaise hérite de son histoire (notamment du bouddhisme) un accent mis sur l’interrelation qui la prédisposait à produire un tel concept ; tandis que s’y opposait le substantialisme de la tradition philosophique européenne, lequel a au contraire engendré l’individualisme moderne. Aussi bien, au xxe siècle, la pensée japonaise a-t-elle produit plusieurs concepts, autres que l’entrelien watsujien mais allant, comme lui, à l’encontre de l’individualisme occidental moderne ; telle, au premier chef, la « logique du lieu 24 » nishidienne. Pour se borner à l’entrelien humain, les idées de Watsuji ont, plus ou moins explicitement, inspiré au Japon de nombreux auteurs. Le psychiatre Kimura Bin, par exemple, a parlé en termes voisins de « ce qu’il y a entre les gens 25 ». Tous ces auteurs n’ont pas le souci d’universalité qui animait Watsuji, certains en venant à faire de l’entrelien une spécificité nippone 26. Ce que nous avons évoqué plus haut des travaux d’Uexküll et de Leroi-Gourhan permet d’écarter Fûdo, il s’agit bien là seulement de hito no sonzai (l’existence d’un individu), non de ningen sonzai (l’existence humaine) ; (Berque et alii 2008). 23 Sur ce thème, (Berque 2009 : premier chapitre). 24 Basho no ronri, ce qu’il vaudrait du reste mieux traduire par « logique du champ ». 25 Hito to hito to no aida (Kimura 1972). 26Tel Hamaguchi Eshun (2003), qui à la manière atavique des nihonjinron, a repris et accentué la même idée pour en faire un trait unique et immarcescible de la japonité. Jap Plur 9 reprisDef.indd 27 19/12/13 22:12 28 Augustin Berque de pareilles thèses : la médiance est bien une structure universelle de l’existence humaine. Il n’est pas moins vrai que chaque culture l’exprime à sa façon. Quant à lui, l’individualisme occidental moderne l’a forclose (locked out), alors même que notre corps médial, ne serait-ce que sous la forme de nos systèmes techniques, ne cesse de s’étendre et de se renforcer, ce qui fait que notre corps animal en dépend de plus en plus. Or il est temps que nous surmontions cette forclusion, car de jour en jour elle dérègle davantage notre vivre-ensemble, non moins que notre relation à la nature (Berque 2010 a et b). BIBLIOGRAPHIE Berque, Augustin et alii. Actes du colloque de Cerisy : Etre vers la vie. Ontologie, biologie, éthique de l’existence humaine. Ebisu – études japonaises, n o 40-41, Tôkyô, Maison franco-japonaise, 2008. Berque, Augustin. Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin, 2009 (2000). 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 28 19/12/13 22:12 PHILIPPE BONNIN CNRS NOUER DES LIENS ET SÉPARER LES ESPACES : LA NOTION DE KEKKAI Avant que ne se pose la question de traduire dans la langue japonaise les termes de l’architecture et de la spatialité occidentales, volontiers abstraits, le vocabulaire japonais désignait plus volontiers des dispositifs concrets, quitte à faire usage de la métaphore pour généraliser, comme dans nombre d’autres cultures. Or, parler de l’espace en général, parler des espaces particuliers et différents qu’une société invente, construit, distingue, met en relation, sépare et relie entre eux, c’est bien parler de toutes les nuances de l’existence que cette culture imagine et met en œuvre, de toutes les modalités de la relation à l’autre. Il se trouvait pourtant au moins une notion japonaise fort abstraite, fort ancienne aussi, et dont le propre semble bien d’avoir revendiqué l’autonomie par rapport à la réalité matérielle de l’architecture, tout en exprimant précisément un fait de spatialité : c’est celle de kekkai 1. Nous voudrions ici, après en avoir examiné rapidement la consistance et l’origine, analyser comment elle prend forme dans les dispositifs légers de structuration de l’espace, c’est-à-dire dans ces formes subtiles de l’architecture que le Japon a su développer. Nous 1Le présent texte constitue la version abrégée et préalable à une étude plus conséquente sur la notion de kekkai, encore à paraître. (Nous tenons ici à remercier Nishida Masatsugu et M.-E. Fauroux avec qui nous conduisons cette analyse). Le Meikyô kokugo jiten de Taishûkan (édition électronique Seiko) définit kekkai comme : 1) fixation d’un domaine concernant vêtement, nourriture, habitat, pour ne pas commettre d’erreur dans l’observance de la règle monastique ; précepte pour ne pas violer ces commandements. L’étendue fixée pour cela. 2) Interdiction d’entrer et de sortir de quelque chose qui dérange l’entraînement dans la voie du Bouddha ; le lieu interdit. Kekkai est composé de deux caractères : le premier est utilisé pour le verbe musubu (« lier, relier, nouer ») : le kekkai sépare, distingue, discerne, mais cependant relie les mondes de part et d’autre. D’où les expressions fréquemment employées autrefois : kekkai o musubu (« nouer le kekkai »), et kekkai suru (« faire kekkai »). Jap Plur 9 reprisDef.indd 29 19/12/13 22:12 30 Philippe Bonnin mènerons cet examen à travers les formes originelles, leur évolution, et les témoignages que nous en propose la littérature. UNE NOTION D’ORIGINE BOUDDHIQUE Le terme de kekkai s’origine donc dans le bouddhisme. Le Grand Dictionnaire de la langue japonaise (Nihon kokugo daijiten : NKD) en donne trois principales acceptions, la première étant celle du terme bouddhique : « limiter l’accès à une zone », afin que les bonzes puissent y développer leur ascèse sans troubles ni obstacles 2. En ce sens, le kekkai semble d’abord tourné vers les profanes, auxquels il demande de ne pas accéder à l’espace des moines, malgré l’aura attractive que leur sainteté peut dégager 3. Le kekkai n’est pas en cela, à proprement parler, de l’ordre des interdits destinés aux moines ; et certainement pas non plus une construction matérielle d’un mur d’enceinte, comme il en sera de la clôture des principaux monastères romans en France. L’archétype de cet interdit est le nyônin kekkai, le kekkai « féminin », qui prend la forme d’une borne gravée au nom du monastère et dressée au bord du chemin d’accès, enjoignant à la gent féminine de ne pas porter ses pas plus avant. Tel fut le cas fort longtemps – et jusqu’à l’ère Meiji – au monastère bouddhique du mont Kôya (Kôyasan), par exemple. Il semble qu’on ait distingué divers kekkai, d’une part la « zone limitée aux bonzes » ; d’autre part une sorte de « limite vestimentaire 4 », le shôekai ; et le shôjikikai, l’espace d’observance de restrictions relatives aux aliments 5. Il faut noter encore 2 On y lit : « le fait d’interdire tout ce qui trouble l’observance du culte bouddhique ; ensuite, le terrain et l’espace interdit d’accès », conforté d’une citation extraite du Shôbôgenzô (le Vrai miroir de la parfaite foi) : « Ceux qui habitent à l’intérieur du kekkai n’ont pas peur des dix maux » (à savoir : meurtre, vol, adultère, mensonge, vaines paroles, calomnie, duplicité, désir, colère, stupidité). 3Le Nihon kokugo daijiten rapporte une citation extraite de Zuihitsu oritaku shibanoki (Récits autour d’un feu de broussailles) » d’Arai Hakuseki (1657-1725), selon lequel « A cause du kekkai du mont Hiei voulu par Nikkô Jungo, les villageois de Yase ont perdu la possibilité de gagner leur vie, et ils ont porté plainte ». 4Territoire au sein duquel on peut quitter ses vêtements sans enfreindre la règle (voir la définition de kekkai dans le Daijisen). Arnold Van Gennep (1909) avait montré que les rites de franchissement du seuil et d’agrégation au nouveau groupe s’accompagnaient d’un changement de vêture, ce qui s’accomplit effectivement pour l’entrée dans les ordres. D’une certaine manière : l’habit fait le moine, et quitter l’habit c’est déchoir de cet état. 5Espace dans lequel on est autorisé à stocker de la nourriture, ce que la loi monastique interdit en principe (kekkai dans le Daijisen). Jap Plur 9 reprisDef.indd 30 19/12/13 22:12 Nouer des liens et séparer les espaces : la notion de kekkai31 une fois qu’ils sont tous trois dirigés plutôt vers l’extérieur (qui n’a pas d’habit strict, qui abuse des denrées…) pour protéger l’intérieur. Ces différenciations montrent aussi que, même au sein de l’univers religieux, la matière même de ce qui faisait l’objet d’une délimitation n’était pas un absolu, ou pas comprise comme telle, et nécessitait une déclinaison en autant d’articles que la pratique bouddhique peut comporter de privations et de restrictions. UNE DIFFUSION HORS DU BOUDDHISME On pourrait alors penser cette notion de kekkai comme très académique, érudite, et appartenant au passé moyenâgeux. Il n’en est rien, car non seulement la notion s’est perpétuée – en se modifiant –, mais elle s’est également diffusée dans le corps laïc de la société. Sur le premier point, un fait au moins vient contrecarrer ce renfermement académique : c’est une autre acception, beaucoup plus populaire, qu’a adoptée le terme de kekkai, par une sorte de réduction à l’état prosaïque. Kekkai a en effet été utilisé pour désigner un dispositif spatial et matériel que l’on trouvait dans les maisons du commerce. Il s’agit d’un comptoir, une grille de bois (chôba gôshi) derrière laquelle travaille le premier commis affecté à la tenue de la caisse et des comptes, formée d’un simple cadre de bois à barreaux, de 30 ou 40 centimètres de haut, entourant le pupitre sur deux ou trois côtés : elle marque un lieu crucial, celui où s’échange l’argent, où seuls le propriétaire ou son commis peuvent pénétrer. Sur le second point, celui d’une relégation dans un passé lointain, nous devons constater que c’est une circonstance très contemporaine qui nous a conduit à nous intéresser à cette notion, à partir de l’étude des seuils et de leur pratique que nous menions alors au Japon. Il y a quelques années, avec l’aide de son assistante Momoki Akiko, nous relevions les aménagements intérieurs du laboratoire du professeur Hidaka Toshitaka (1930-2009), alors professeur à la faculté des sciences de l’université de Kyôto : Au lieu que des pièces soient affectées à des bureaux séparés par des cloisons et distribuées par un couloir, comme on le fait couramment en Europe, toute l’équipe du laboratoire occupe une même grande pièce, plus ou moins subdivisée par des étagères et bibliothèques, voire d’autres mobiliers, à la manière japonaise qui ne se confond pas avec l’open-space ou le bureau paysagé. D’étroites allées permettent de se faufiler dans ce dédale hétéroclite, adoptant Jap Plur 9 reprisDef.indd 31 19/12/13 22:12 32 Philippe Bonnin le tracé des roji qui s’insinuent au sein des chô de la ville ancienne. Ici, ils utilisent beaucoup le mot de kekkai : un étudiant de l’équipe a une nette tendance à déborder de son espace individuel et à tout envahir de ses affaires personnelles. Les autres chercheurs ont dû disposer des meubles en barricade autour de son coin pour contenir ses débordements. [Notes personnelles de terrain, Kyôto, 1995] Le terme employé ne manqua pas de nous intriguer, non plus que l’organisation particulière de cet espace, pourtant bien commune au Japon, mais qui manifestait une volonté de ne pas clore ni séparer, tout en marquant néanmoins des territoires bien différenciés. Ici, ce n’est pas une autorité supérieure qui définit une règle, mais l’ensemble de la communauté qui se protège d’un élément perturbateur, qu’elle ne souhaite pas exclure ni repousser pour autant. Une sorte d’inversion topologique s’opère entre le centre (pur dans le monastère/polluant ici) et la périphérie (impure pour les moines/cherchant à se protéger ici). C’est précisément et volontairement le terme ancien de kekkai, plein de dignité, d’importance, et que connote nécessairement son atmosphère sacrée d’origine, de mystère religieux, qui a été choisi pour désigner les faits. Si cette notion de kekkai n’est donc pas absente du vocabulaire contemporain de la spatialité, tant savante que populaire, tant religieuse que laïque, que signifie-t-elle, autrefois comme aujourd’hui, à travers la diversité de ses occurrences 6 ? L’historien de l’architecture Itô Teiji (1922-2010) propose quelques premiers rudiments sur la naissance du kekkai, qu’il fait remonter à l’époque Asuka, au Hôryûji 7. Il constate aussi que l’idée de kekkai s’en perpétue encore aujourd’hui, mais que « l’explication par les mots en est difficile, et que sa connaissance intuitive est plus aisée », allant jusqu’à affirmer que « le bâtiment japonais est un assemblage d’espaces joints et cloisonnés par des kekkai 8 ». Itô Teiji n’était toutefois pas encore aussi affirmatif dans l’ouvrage Kekkai no bi (Beauté du kekkai), paru en 1966, qu’il a consacré entièrement, en pionnier, à cette notion si prégnante. On peut en retenir un certain nombre de propriétés, de caractéristiques et de figures exemplaires : « Le kekkai est ce qui délimite l’espace, mais ce n’est pas un mur » dit-il. Ou bien encore : 6Une thèse, celle de Tarumi Minoru (1990), sous la direction d’Umesao Tadao, témoigne, développe et métaphorise la notion de kekkai, comme exprimant précisément une idée très profondément entée dans la culture spatiale japonaise, et donc sous-jacente à une multitude d’occurrences réelles. 7 On pensera alors essentiellement à son péristyle (kairô). 8Dans ce sens, ce serait surtout l’idée d’une sanctuarisation, d’une protection de l’espace privé qui serait mobilisée. Jap Plur 9 reprisDef.indd 32 19/12/13 22:12 Nouer des liens et séparer les espaces : la notion de kekkai33 « Le kekkai est ce qui sépare les espaces, mais qui tout à la fois les relie, un intermédiaire, qui permet les échanges » (Itô 1966 : 117). DISPOSITIFS SÉPARATEURS DANS LA SPATIALITÉ JAPONAISE PRODUIRE LA DIMENSION SACRÉE DE L’ESPACE Au-delà des simples bornes du kekkai, qui en sont sans doute les premières manifestations, dans le domaine bouddhique, ses réalisations proprement architecturales sont un peu plus tardives. Dans de nombreux temples bouddhiques construits aux époques Kamakura et Muromachi, un écran de bois sépare sur toute la hauteur et la largeur ce que l’on pourrait appeler le chœur (naijin), où se trouve disposée la statue du Bouddha, d’une nef (gejin), où se tiennent et prient les fidèles. Généralement, au-dessous d’un linteau (nageshi) à hauteur d’homme, sont dressées des grilles droites (kôshi), tandis qu’en partie haute ce sont des grilles diagonales, comme au Senbon shakadô de Kyôto. Il s’agit bien de grilles de bois à claire-voie, aux barreaux épais : on ne peut les franchir, mais on peut voir au-delà. Les cierges allumés font scintiller l’or des châsses et des statues de Bouddha dans l’ombre, et le parfum de l’encens y diffuse très légèrement au travers. Parfois, c’est un simple sudare 9 qu’on utilise, lorsqu’on dégage les grilles en partie basse. Le dispositif crée la division du pavillon en deux parties, profane et sacrée, qu’une différence de hauteur du sol marquait seule, primitivement 10. C’est donc bien d’un dispositif séparateur matériel que nous traitons, et à ce titre il s’agit d’architecture ; mais il n’a pas la violence d’un mur. Il laisse s’établir une relation, il l’organise. C’est ainsi qu’il « fait kekkai ». On voit donc déjà que ces dispositifs séparateurs, au moins dans la spatialité japonaise, vont être d’une nature ambivalente sinon ambiguë. Ils vont avoir une réalité matérielle, qui limitera de manière contraignante les qualités d’un espace par rapport à un autre (l’accès, la lumière…), construisant aussi des ambiances différentes, et qui les partagera concrètement. Simultanément, ils ne désuniront pas complètement, laissant une partie des qualités 9 Sur ce dispositif, voir infra. 10Laquelle différence peut être marquée vers le haut (lorsque l’on monte sur le socle de pierre – nommé pierre de kekkai ou de kaidan – sur lequel sont édifiés les temples en général), ou vers le sol (l’emplacement de la statue du bouddha étant conservée au niveau du sol d’origine à l’intérieur de certains temples), pour différencier et marquer la place du sacré. Jap Plur 9 reprisDef.indd 33 19/12/13 22:12 34 Philippe Bonnin traverser la frontière (la vue, l’aperçu, le son des soutras ou celui d’une clochette, le parfum de l’encens… ou celui d’une amante). De ce fait, dissociés en partie seulement, ces espaces requièrent de l’entendement qu’il fasse toute son œuvre, qu’il comprenne et construise le mode de détachement qui est voulu. Les séparateurs divisent autant qu’ils relient, puisqu’ils présupposent les deux espaces adjacents. Sépareraient-ils d’ailleurs complètement qu’ils relieraient encore : par leur seule présence ils désignent un espace au-delà, une autre modalité de l’être, un autre moment du monde. Mais ils y ajoutent ce brin de finesse, de courtoisie, font place à l’acquiescement et au discernement plus qu’à la coercition brutale. LE Sudare ET SA FILIATION Le sudare est aussi un dispositif séparateur, caractéristique de l’architecture japonaise. Un dictionnaire commun proposerait de traduire le mot par « stores », mais ceux-ci n’ont pas la finesse des misu, les sudare de grande qualité. Plus encore, ils ne donnent pas lieu aux mêmes usages, il s’en faut de beaucoup. C’est par la poésie qu’on tient une preuve de son ancienneté. On sait qu’à l’époque de Nara le sudare était utilisé à l’intérieur de la maison : dans le Man.yôshû se trouvent plusieurs waka qui utilisent le terme : Tandis qu’attendant mon seigneur je me languis de mon logis agitant les stores [sudare] souffle le vent d’automne (i.e. me faisant croire à votre venue 11) Rideau de perles petit store [osu] baissé ne pouvant passer même si ne pouvons ensemble dormir ah venez pourtant Durant l’époque de Heian, l’usage du sudare a considérablement augmenté, avec le changement du style architectural. Dans le shinden-zukuri adopté à cette époque, la dimension des bâtiments croît et, couramment, les quatre côtés du palais sont ouverts. A la 11 Poème que composa la princesse Nukata (c. 630-690) pour l’amour du souverain d’Ômi. La traduction est de René Sieffert (Man.yôshû 1998 : Livre IV-VI : 13), qui précise (ibid. : 12, note n o 488) que l’image poétique du « vent d’automne qui agite les stores » est un stéréotype de la poésie chinoise de l’époque. Jap Plur 9 reprisDef.indd 34 19/12/13 22:12 Nouer des liens et séparer les espaces : la notion de kekkai35 place de l’antique itakarado 12 de l’époque de Nara, qu’on peut encore voir maintenant dans le pavillon principal des sanctuaires shintô, on commence à utiliser le shitomido : une porte en deux volets à claire-voie, haut et bas, dont le haut peut se relever en pivotant sur son linteau, et dont le bas peut être ôté 13. L’été, le shitomido offrait un grand confort : le vent léger s’y glissait librement, et l’on pouvait jouir d’une vue panoramique, la partie supérieure relevée. On y suspendait des sudare, donnant ainsi vue à travers eux sur le paysage extérieur mais aussi sur le mouvement des hommes à l’extérieur de la maison. De là provient l’expression sudare goshi (« à travers le sudare », de kosu, franchir). Murasaki Shikibu, dans le volume « Yûgao » du Genji monogatari, fait une description très vivante d’une femme qu’on aperçoit à travers un sudare : le prince Genji veut visiter sa nourrice, devenue nonne bouddhiste, et qui est malade. Il envoie son vassal chercher Koremitsu, fils de cette nourrice. Pendant son attente, le prince observe la maison voisine (Murasaki 1988 : 61). En partie haute de cette maison, les hajitomi étaient ouverts sur quatre ou cinq ken de large, et les sudare suspendus à ces hajitomi étaient blancs, donnant un air de fraîcheur. A travers ces sudare goshi les ombres claires de beaux visages de femmes transparaissaient. Le terme employé pour désigner ces ombres aperçues à travers les sudare est sukikage (« ombres en filigrane »), terme qui augmente l’effet poétique. Le sudare n’est plus ici un simple cache pour le regard, ni un rideau, encore moins un store, mais un dispositif qui renforce l’effet d’étrangeté : séparant deux espaces, tout en les reliant, il devient ce dispositif qui aiguise la sensibilité humaine. Dans l’Uji shûi monogatari, écrit durant la période de Kenpo (1213-1218), on peut lire : le ministre Sane Akira a fait visite pour la prière, il vient vous parler à travers le sudare. Et dans le Gosen wakashû, recueil de waka compilés pour l’empereur (951), on trouve ces mots, de Fujiwara no Kanesuke (Livre 11, chant d’amour 3, 48e poème) : avec la souffrance d’un cœur déchiré, comme les vagues de la mer, mais m’approchant du sudare, je puis écouter au travers votre voix très amoureuse. 12 Porte en planche à la chinoise, pivotante sur un axe vertical. 13 Par exemple au Rokuhara mitsuji de Kyôto. Jap Plur 9 reprisDef.indd 35 19/12/13 22:12 36 Philippe Bonnin Les femmes avaient beaucoup plus souvent que les hommes l’occasion d’épier à travers le sudare. C’est ce qui apparaît à l’examen des dessins de shinden (bâtiment principal des résidences) des rouleaux des époques Heian et Kamakura. On y voit dessinés des hommes en pied, mais toujours les femmes sont cachées derrière les misu. On n’aperçoit que l’extrémité d’un somptueux kimono, qui nous permet de deviner leur présence. A l’époque de Heian on suggérait ainsi, de manière très codée, l’identité des personnes cachées derrière le sudare, en jouant à « faire dépasser la soie ». Dans le vingtième chapitre de Makura no sôshi (Notes de chevet), on peut lire ceci : A l’intérieur, de l’autre côté du misu, kara ginu de cerisier (vêtement dont l’extérieur est blanc et l’intérieur violet), fuji (dessus violet et revers violet pâle) et yamabuki 14 (extérieur kuchibairo brun-roux ou brun pâle, intérieur jaune d’or) que les nyôbo portaient nonchalamment sur l’épaule, dépassent du kohajitomi (du petit shitomi à battants). C’est par discrétion que les femmes s’asseyaient derrière le misu, afin de ne pas apparaître directement aux hommes circulant à l’extérieur du shinden. Cependant, demeurant dans les pièces sombres, elles pouvaient voir clairement dehors. Le sudare possède cette propriété de dissymétrie, de masque à sens unique. Ainsi disposait-on un misu devant le siège de l’empereur pour le cacher, parce que la vue d’un visage aussi noble nécessite respect et distance. Réciproquement, à l’époque d’Edo, lors des pèlerinages des shôgun Tokugawa au Kaneiji à Ueno ou au Zôjôji à Shiba, on ordonnait de remonter et rouler les sudare des fenêtres des maisons tout le long du trajet, dans le but de prévenir une attaque inattendue d’ennemis qui se seraient cachés derrière. Toutes sortes de sudare bénéficient de cette même qualité d’une transparence orientée. A travers un sudare, il est difficile d’identifier la personne. Plus la pièce derrière le sudare est sombre, et plus la silhouette devient difficile à distinguer. De même, quand la personne qui regarde s’écarte du sudare, la silhouette devient de plus en plus floue. De multiples dispositifs de partition (kichô, noren, nawanoren, tsuitate, fusuma, shôji, etc.) suggèrent l’espace au-delà tout en le cachant à la vue. Ils sont désignés sous le terme générique de mono goshi (« séparateurs, écrans, cloisonnements ») dans le chapitre « Hahakigi » (Livre II : « L’arbre-balai ») du Genji monogatari. 14 Yamabuki : « spirée du Japon », fleur kerrie jaune d’or, proche des rosacées. Jap Plur 9 reprisDef.indd 36 19/12/13 22:12 Nouer des liens et séparer les espaces : la notion de kekkai37 Par ailleurs, si le fusuma contemporain est coulissant et se superpose, les fusuma anciens étaient fixes entre les poteaux, et on ne pouvait les mouvoir 15. Ils permettaient de cacher la vue, mais la voix pouvait traverser librement. Cette caractéristique des fusuma nous a valu le haiku : Au-delà d’un seul fusuma [peint par] Kôrin, la voix du grillon. Le shôji quant à lui, qui découpe l’espace en deux, nous fait ressentir l’espace au-delà, il le suggère. Souvent le soleil y jette sa lumière. L’ombre des branches d’un arbre s’y projette. Les ondes de l’eau s’y reflètent. Si un nuage cache le soleil, l’ombre disparaîtra. D’une manière très traditionnelle, et c’est bien l’esprit de qui veut faire kekkai. POUR CONCLURE Bien sûr, nous pourrions poursuivre cette herméneutique, examiner tous les dispositifs, leur histoire et leur matérialité, leurs dénominations, leur usage, leur symbolisation en termes de statut social, leur manière de construire subtilement des différences entre dedans et dehors, entre ici et là. C’est-à-dire de mettre en œuvre l’idée sous-jacente et subtile de kekkai – délimitation ou protection, objet, dispositif, rituel ou pensée abstraite – pour donner corps à l’habitation humaine en ce monde. Néanmoins, à l’image des dispositifs que nous venons de décrire et d’analyser, toujours est à l’œuvre une économie de moyens, une volonté de faire reposer la construction de l’espace plus sur un entendement partagé, un discernement des qualités attendues, que sur une matérialisation contraignante, certes efficace, mais aliénante. C’est-à-dire sur les qualités les plus élevées de l’homme et de sa culture, plus que sur les obligations imparables d’une nature auxquelles nous serons cependant toujours soumis et contraints d’obéir, que nous le voulions ou non. Mais nous pouvons le faire dans un affrontement brutal et têtu, ou bien dans un jeu délicat, courtois, subtil et jovial. A nous de choisir. 15 Par exemple au Kenjô no sôji dans le Seiryôden du palais impérial de Kyôto (Itô 1966 : 142). Jap Plur 9 reprisDef.indd 37 19/12/13 22:12 38 Philippe Bonnin BIBLIOGRAPHIE Itô, Teiji & Iwamiya, Takeji. Kekkai no bi (Esthétique du kekkai). Tankô shinsha, 1967. Man.yôshû (Recueil de dix mille feuilles). Trad. René Sieffert, Paris, POF/ Unesco, 5 vol. Murasaki, Shikibu. Le Dit du Genji. Trad. René Sieffert, POF, 1988. Tarumi, Minoru. Kekkai no kôzô : hitotsu no rekishi minzoku gakuteki ryôikiron (La structure du kekkai : une étude historique et anthropologique sur le lieu). Thèse sous la direction d’Umesao Tadao, Tôkyô, Meicho shuppan, 1990. Sei Shônagon. Makura no sôshi (Notes de chevet). Trad. André Beaujard, Gallimard/Unesco, 1966. Uji shûi monogatari (Contes d’Uji). Trad. René Sieffert, Paris, POF, 1986. Van Gennep, Arnold. Les rites de passage. [Emile Nourry, 1909], Paris, Picard, 1981. Jap Plur 9 reprisDef.indd 38 19/12/13 22:12 LAURENTIU ANDREI Université Blaise Pascal (PHIER), Clermont-Ferrand Université Ochanomizu, Tôkyô AMOUR ET INTERDÉPENDANCE UNE LECTURE DE NISHIDA KITARÔ 1 Lorsqu’on approche un texte de Nishida (1870-1945), on est frappé, entre autres, par sa manière, généralement brève et inattendue, de faire référence aux concepts et notions des philosophes occidentaux. Ainsi, lorsqu’on considère le thème de l’amour, qui est au fondement de sa réflexion sur la relation soi-autre, la façon d’en rendre compte ne pourrait manquer d’interpeller un lecteur averti. Cela parce que le philosophe tente de penser l’amour en son sens, à l’aide de l’agapê, notamment en faisant appel à la pensée d’Augustin d’Hippone (354-430), dans un contexte où intervient la notion de zettai mu no jikaku (« éveil à soi du néant absolu 2 »). Les philosophies auxquelles renvoient ces notions apparaissent à première vue comme irréductibles : d’une part une pensée chrétienne de la Création et de la Chute, d’autre part, une pensée du néant, influencée par le bouddhisme. Pourquoi, dès lors, effectuer un tel rapprochement au sujet de l’amour ? Notre hypothèse est que la tentative nishidéenne va à l’encontre de la thèse de l’incommensurabilité des pensées. En ce sens, sans ignorer les tensions qui sont en jeu, il s’agit pour elle, au contraire, de les assumer, précisément pour ouvrir le champ notionnel à un dialogue nouveau. L’amour sert, en quelque sorte, de cas paradigmatique à ce dialogue qu’il engage depuis l’horizon d’une pensée de l’interdépendance. Ainsi, prenant comme cas de figure la référence à Augustin 3, la lecture que nous faisons de 1L’auteur désire exprimer sa gratitude à Yorizumi Mitsuko et à Saito Takako pour leurs précieux conseils. Les recherches qui ont été menées pour la rédaction de cet article ont bénéficié du financement de la Japan Society for the Promotion of Science. Qu’elle en soit également remerciée. 2 Pour la traduction des textes et notions (Nishida 2003). 3 Nous suivons principalement (Marion 2008). Jap Plur 9 reprisDef.indd 39 19/12/13 22:12 40 Laurentiu Andrei Nishida est à comprendre au double sens du génitif, à savoir une lecture de sa lecture si particulière de l’amour chrétien. L’AMOUR COMME VOIR DIALECTIQUE Nishida thématise l’amour (ai), de prime abord, comme ce qui se distingue du simple désir (yokkyû) (NKZ 6 : 273). Puisque les choses ne peuvent être aimées stricto sensu, mais seulement désirées, l’objet de l’amour est nécessairement une personne (NKZ 6 : 272). Cette distinction selon l’objet, entre amour et désir, trouve son équivalent dans la distinction entre agapê et erôs, au sein d’un dialogue que Nishida ouvre avec le christianisme (NKZ 6 : 421 ; tr. Nishida 2003 : 140). Le véritable amour doit consister pour le je à se voir dans l’autre-absolu. Là le je doit vivre dans le tu en mourant à lui-même. Ce que j’appelle l’éveil à soi du néant absolu par lequel le je est le je en voyant au fond de soi l’autre absolu, c’est-à-dire en voyant le tu, doit avoir à sa racine la teneur de l’amour. Je crois que dans le christianisme, ce point se trouve dans l’agapê. L’agapê n’est pas adoration mais sacrifice. Il est amour de Dieu, pas amour de l’humain. Il consiste pour Dieu à s’abaisser vers l’humain, et non pour l’humain à s’élever vers Dieu. (…) L’agapê de l’humain est considéré comme une imitation de l’amour de Dieu. Par conséquent, le je est un véritable je grâce à l’amour de Dieu, ainsi que l’affirme Augustin : le je est un je grâce à l’amour de Dieu. Pour Nishida, l’individuel (kobutsu) se détermine en tant que tel à partir d’un milieu (kankyô), sans lequel il ne peut être ce qu’il est 4. Il est là où il détermine le milieu et est déterminé par lui. Au sein d’un même milieu, d’innombrables individuels inter agissent en s’auto-déterminant (jikogentei). C’est aussi le cas, par conséquent, des relations interpersonnelles, du je (watashi) et du tu (nanji), qui se déterminent réciproquement à partir d’un même milieu (NKZ 6 : 347). Or, ultimement, tout milieu peut se concevoir comme un zettai mu no basho (lieu du néant absolu), où prend place toute réalité 5. En ce lieu, tout s’établit par interaction, c’est4 « (…) l’individu (kojin) ne naît pas par lui-même. Il n’y aurait pas d’individu s’il était absolu. Pour que l’individu naisse, il doit y avoir un sol où il naît. Autrement dit, il doit y avoir un milieu qui est sien » (NKZ 6 : 347 ; tr. Nishida 2003 : 99). 5Le basho est à comprendre comme un lieu où toute chose s’établit en tant que telle dialectiquement, à savoir par une relation de détermination réciproque constante qui concerne à chaque fois le lieu lui-même et ce qui s’y trouve. Ainsi, Nishida distingue trois basho (Tremblay 2000 : 29-36) : celui de Jap Plur 9 reprisDef.indd 40 19/12/13 22:12 Amour et interdépendance – Une lecture de Nishida Kitarô41 à‑dire par mouvement dialectique (benshôhôteki undô). D’où, en sa dimension sociale, le lieu du néant absolu, par auto-détermination, nous englobe et nous nie à la fois (NKZ 6 : 241). Un même mouvement est ainsi à l’œuvre entre individu et milieu, entre instant et temps, ou entre je et tu. Pour autant qu’il se trouve au fondement même de l’éveil à soi du néant absolu, ce mouvement est amour. En outre, pour penser l’altérité dans sa radicalité, on ne saurait réduire l’amour à une simple satisfaction des désirs (NKZ 6 : 236). Cela aurait pour conséquence, en effet, que l’autre, en l’occurrence le tu, se tienne à l’extérieur du je, selon le mode d’une détermination objective (taishôteki gentei) ; ce qui réduirait, par là même, leur relation à une simple opposition. La relation entre soi et autrui (tanin) doit se fonder sur une unité négatrice (hiteiteki tôitsu) et non sur une simple unité objective (taishôteki tôitsu), sans quoi l’un des termes prendrait nécessairement le pas sur l’autre ou, tout au plus, les deux disparaîtraient dans l’unité même. L’unité négatrice, en revanche, permet au je et au tu de se combiner comme personnalités du point de vue de la continuité de la discontinuité (hi renzoku no renzoku), à savoir selon un mode qui respecte les deux termes en tant que tels 6. En cela réside l’essence même de la dialectique nishidéenne. Au demeurant, l’amour véritable consiste en un voir (mirukoto), qui est celui du je, au sein même de l’autre absolu (zettai no ta), à savoir le tu. C’est un voir, dès lors, qui ne vise pas l’autre à l’extérieur, de manière oppositionnelle 7 (NKZ 6 : 423). Corrélativement, ce voir ne vise pas l’autre en soi comme un soimême, car ce ne serait alors rien de plus qu’un simple soi élargi (dai naru jiko). Le voir en question ne peut s’accomplir qu’à travers une négation de soi, envisagée comme un mourir à soi pour vivre dans l’autre. Cela revient à dire que le je qui se nie et meurt à soi est un je qui voit l’autre absolu, c’est-à-dire le tu, au fond de soi-même, tout en se voyant dans l’autre absolu : ce en quoi consiste l’éveil à soi du néant absolu. Pour cette raison, le voir – autrement dit le contenu de l’éveil à soi du néant absolu, qui est originairement amour absolu – est le contenu par excellence de notre vie même (NKZ 6 : 245), vie qui peut être conçue à partir de la relation soi-autre fondée dans et par l’amour. l’être (yû no basho), celui du néant oppositionnel (tairitsuteki mu no basho) et celui du néant absolu (zettai mu no basho). 6 Si, au contraire, la relation soi-autre se fondait sur une détermination purement objective, c’est-à-dire seulement sur le mode de la pensée ou du désir (où sujet et objet sont en opposition), le processus dialectique n’aurait pas la dimension de l’amour, mais uniquement celle du désir (NKZ 6 : 274). 7Dimension de la lutte entre soi et autre. Jap Plur 9 reprisDef.indd 41 19/12/13 22:12 42 Laurentiu Andrei Nishida y décèle une ressemblance avec l’agapê chrétienne, qu’il comprend 8 comme amour spontané et désintéressé de Dieu pour l’homme. Plutôt que d’être un écho à la valeur de son objet, comme l’est l’erôs 9, l’agapê est un amour divin qui donne valeur à son objet. Il se porte sur l’homme non en vertu de sa valeur intrinsèque, mais uniquement parce que la nature divine est entièrement amour. L’objet auquel il donne sa valeur, en l’instituant en tant que tel, n’est donc rien en dehors de cet amour. En faisant référence 10 à Augustin, Nishida estime alors que le je est un je grâce à l’amour de Dieu. On se trouve donc ici en présence d’une inflexion de la pensée nishidéenne qui, d’une conception de l’amour comme ce qui est à la racine de l’éveil à soi du néant absolu, c’est-à-dire le lieu où le je et le tu se rencontrent dialectiquement, passe à une conception de l’amour comme étant de provenance divine. Quel est le sens de ce passage opéré par Nishida et de l’évocation d’Augustin ? LE POIDS DE L’AMOUR ET LE DON Rappelons, d’entrée de jeu, que, chez Augustin, l’amour (amor) est un mouvement qui, en tant que tel, tend à quelque chose. Plus précisément, aimer n’est rien d’autre que désirer une chose pour elle-même (83 Questions, 35). Non seulement désir (appetitus), l’amour est aussi poids (pondus) : « Mon poids, c’est mon amour ; où que je me porte, c’est lui qui m’y porte » (Conf. XIII, 9, tr. Marion 2008 : 355). Tout corps est porté naturellement vers son lieu propre par son poids 11. C’est une sorte de poussée (impetus) par laquelle la pierre tend vers le bas et le feu vers le haut en fonction de leurs poids respectifs. L’âme humaine, quant à elle, se porte librement où elle veut, mais toujours sous la poussée de l’amour. Or, toute âme désire la béatitude et cherche un lieu de quiétude (Lettre, 55) et, puisque ce désir ne peut se concevoir sans amour, c’est l’amour, avant tout, qu’il faut désirer. Néanmoins, tout amour n’est pas désirable. Il y a, en effet, un type d’amour avide qui tire l’homme vers une basse condition, où il est en proie à la crainte. Il s’agit de la cupidité (cupiditas), racine de tous les maux, qui est précisément le désir d’acquérir et de conserver des choses temporelles. Son objet se dérobe, par consé8 A la suite du théologien Anders Nygren (1890-1978), (NKZ 6 : 425). 9Entendu comme désir passionné pour son objet. 10Référence non précisée par Nishida. 11Le poids est à comprendre comme principe d’explication du mouvement local, tel qu’il est exposé dans la physique aristotélicienne. Jap Plur 9 reprisDef.indd 42 19/12/13 22:12 Amour et interdépendance – Une lecture de Nishida Kitarô43 quent, sans cesse et conduit à la déréliction. Au contraire, dans l’amour véritable, charité ou dilection, l’objet est quelque chose qui ne se dérobe jamais, que le temps n’affecte point, qui est éternel. Pour cette raison, le lieu recherché, en tant que lieu de repos, est nécessairement un lieu hors du temps, dans l’éternité de Dieu (83 Questions, 35). Mais comment atteindre l’éternel, après la Chute, moi qui ne suis qu’une créature éparpillée dans le temps (Conf. XI, 29), qui ignore même qui je suis et quel est mon soi (Conf. IX, 1) ? Autrement dit, le problème consiste en ceci que je ne sais pas, par moi-même, quel est mon lieu propre. Autant dire que je n’ai pas de lieu à moi, que je suis dans un non-lieu et que mon lieu propre, où je cherche le repos, je ne peux pas me le donner moimême. Et pourtant, créature déchue, c’est bien cette utopie que je dois affronter et habiter. C’est, d’ailleurs, depuis mon utopie que je fais face à mon aliénation 12. Aliéné, je le suis à plus forte raison lorsque je crois pouvoir chercher mon lieu propre depuis ce non-lieu. C’est pourquoi, tant que j’ignore ce qui est plus intime en moi que moi, je me fourvoie : « Tu étais plus intérieur que l’intime en moi, et plus élevé que le plus élevé en moi » (Conf. III, 6, tr. Marion 2008 : 383). Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que par moi-même, je ne suis rien et de nulle part, mais suis véritablement (et en mon lieu propre) seulement par/en un autre. Or, comprendre cela, c’est précisément comprendre le sens de la création comme donnée 13. Dieu donne lieu et être à la création et, a fortiori, puisque je suis moi-même créé, tout ce que je reçois, y compris moimême et mon lieu, avant même que je ne le puisse recevoir, m’est donné (M arion 2008 : 385). Ainsi, lorsque je me rapporte au créé, à autrui, comme à moi-même, c’est toujours en tant que donné par Dieu. Le soi ne trouve alors son lieu propre – qui il est et ce qu’il est – que là où il aime, en vue de Dieu, de dilection ou de charité, l’absolument autre (Dieu, son prochain comme soi-même) en tant que donné. Don de Dieu, cet amour est son poids qui le porte en son lieu propre, en Dieu, où il trouve son repos. En ce sens, « chacun est tel que son amour » (Com. du Ire épître de saint Jean, II, 14, tr. Marion 2008 : 383). C’est probablement ici qu’Augustin est 12 « La lumière était à l’intérieur, mais moi à l’extérieur » (Conf. VII, 7, tr. Marion 2008 : 382). 13 « Telle est toute la science et la grande : que l’homme sache qu’il n’est par lui-même rien ; et que tout ce qui est, est de Dieu et pour Dieu. “Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu ?” (1 Cor. IV, 7) » (Com. du psaume 70, I, 1, tr. Marion 2008 : 384). Jap Plur 9 reprisDef.indd 43 19/12/13 22:12 44 Laurentiu Andrei rejoint par Nishida, qui le comprend ainsi : « le je est un je grâce à l’amour de Dieu ». Il estime alors arriver à une même intuition. Mais par le biais de quelle lecture ? AMOUR ET INTERDÉPENDANCE Il appert que le thème du lieu est intrinsèque à la question de l’amour chez les deux philosophes, toutefois la nature et le sens de ce lieu diffèrent. Il nous semble que pour comprendre le sens du dialogue engagé par Nishida, il faut appréhender l’horizon depuis lequel se déploie sa philosophie. Bien que ce ne soit pas toujours de manière explicite, celui-ci a trait à la pensée bouddhiste, sans pour autant s’y réduire. Lorsqu’on considère notamment la « coproduction en inter dépendance » (pratîtyasamutpâda, jap. engi), doctrine bouddhiste fondamentale s’il en est, on voit qu’une notion clé de la philosophie nishidéenne comme celle de zettai mu no jikaku a pu subir son influence 14. En effet, la coproduction en interdépendance, sur la vision de laquelle repose l’éveil lui-même, soutient qu’il n’y a rien qui ne provient de rien, ni par soi, ni créé depuis l’extérieur. De même, rien n’est en soi indépendant et doté de nature propre. Tout advient à partir des conditions (en) et causes (in), en étroite relation de production réciproque avec autre chose (Muller 2007). Ainsi, en tant qu’elle repose sur une « causation éternelle », la véritable nature des choses est insubstantielle et momentanée, faite d’instants successifs (de la Vallée Poussin 1913 : 62). L’interdépendance, en laquelle réside leur ainsité (shinnyo), vide toute chose de nature propre et, s’identifie, par là même, à la vacuité (sûnyatâ, jap. mu). En somme, elle énonce que l’acte n’a pas d’agent, le fruit, pas de patient, et au niveau cosmique, que le monde est organisé sans Dieu (de la Vallée Poussin 1913 : 62-3). Cette pensée de l’interdépendance constitue en quelque sorte l’arrière-fond 15 de la conception nishidéenne de l’amour et, aussi éloignée qu’elle le soit, c’est également ce qui fournit au philosophe une grille de lecture de l’amour chrétien. Comment, dès lors, s’opère cette lecture ? 14De même, dans la conception du basho, outre les influences grecques (la chôra platonicienne et le topos aristotélicien), attestées par Nishida lui-même, n’y aurait-il pas un écho à la notion de « condition dharmique » (hôi) : une chose, ou chaque chose, qui se trouve en sa condition/place appropriée au sein du Dharma (entendu ici comme réalité), qui donne le sens de son ainsité (shinnyo) ? 15 Sur ce point (Nishida 2003). Jap Plur 9 reprisDef.indd 44 19/12/13 22:12 Amour et interdépendance – Une lecture de Nishida Kitarô45 On a vu que, chez Augustin, l’amour se distingue selon son objet. Mais, au fond, on est toujours en présence d’un amour univoque qui se décline en fonction de l’orientation de son poids (Marion 2008 : 365). En outre, don de Dieu éternel, le véritable amour vise un objet qui ne se dérobe jamais, non soumis au changement et à la dissolution. En ce sens, ce poids porte vers un lieu hors du temps. En ce qui concerne l’objet, l’amour se distingue, chez Nishida, selon le paradigme 16 de l’agapê et de l’erôs, orientations originairement opposées. Raison pour laquelle, « nous ne pourrions que nous diriger vers l’ouest en croyant aller vers l’est si nous tentions de voir Dieu au moyen de l’erôs » (NKZ 6 : 426 ; tr. Nishida 2003 : 143). Autrement dit, le désir seul ne permet pas de réaliser la dimension de l’éveil à soi du néant absolu. Cela, parce qu’il vise son objet uniquement de manière oppositionnelle, comme pure extériorité (NKZ 6 : 424). Pourtant, dans la mesure où Dieu est objet d’adoration, l’erôs est inclus dans l’agapê comme un de ses aspects et, fondé par elle, il ne s’en distingue pas absolument (NKZ 6 : 426). Par conséquent, Nishida ne suit la distinction que pour mieux la surmonter et, ce faisant, il se rapproche de la position augustinienne de l’amour univoque. Cependant, il s’en éloigne aussitôt par sa conception de l’éternité comme lieu depuis lequel on aime. La véritable éternité, en effet, ne transcende pas le temps (NKZ 6 : 236). Pour autant que l’amour absolu est un maintenant éternel (eien no ima), un espace qui englobe le temps et le fait s’établir (NKZ 6 : 236), elle a le sens du présent qui s’autodétermine et c’est précisément là que le soi existe (NKZ 6 : 244 ; tr. Nishida 2003 : 61). Nous touchons à Dieu en tant qu’unique à l’extrémité de la détermination de l’instant (shunkanteki gentei), par laquelle l’instant s’auto-détermine. (…) Là, nous finissons par nous situer en Dieu en tant qu’unique. Dieu n’est donc pas pensé hors du temps, mais dans le maintenant éternel, où prend place la relation entre je et tu, comme relation d’amour, qui s’étend à d’innombrables êtres. Dieu comme amour absolu est ainsi le lieu en et par lequel nous nous établissons (NKZ 6 : 238). Dans la mesure où il agit depuis notre propre fond, Dieu nous transcende depuis l’intérieur. Ainsi, le fait de voir la transcendance au fond de nous-mêmes (NKZ 6 : 425) n’est rien d’autre qu’aimer absolument, c’est-à-dire s’éveiller à soi depuis son propre fond. Créatures situées dans le monde historique (rekishiteki sekai), en tant que personnalités, c’est toujours 16Mis en avant par une partie de la tradition théologique (voir note 8). Jap Plur 9 reprisDef.indd 45 19/12/13 22:12 46 Laurentiu Andrei ainsi, depuis cette transcendance immanente 17, qu’on vise l’objet de notre amour. L’amour augustinien, en revanche, implique une sortie de soi, d’un ici (ubi), qui, après la Chute, est nulle part, vers un ailleurs (alliud) absolu. Néanmoins, l’extériorité en question est fondamentalement plus intime et, par conséquent, plus intérieure à soi que soi, car première. Il s’agit, en dernière instance, de sortir de soi, en tant qu’aliéné et déchu, pour retrouver, en une extériorité absolue, un lieu plus haut et plus intime. Or, cela n’est possible que parce que Dieu se donne, lui en premier, comme amour. Ainsi, le lieu de tout créé est fondé par un don premier, qui ne dépend de rien, mais dont tout dépend. L’amour est, en somme, ce qui permet la reconnaissance de soi, de l’autre, ainsi que de tout créé, comme donation. C’est seulement lorsqu’il est amour en vue de Dieu que, par son poids, il porte vers un ailleurs absolu, fondateur et premier, lieu où Dieu est éternellement en repos, tout en étant parfaitement actif (Conf. XIII, 37). Pensé comme voir, l’amour nishidéen est dimension de la négation absolue à la racine même du néant absolu, lieu par excellence du mouvement dialectique. En s’auto-déterminant, celui-ci se transforme sans cesse en fonction de ce qui est en lui (oite aru mono), par une négation réciproque (sôgo hitei). Or, cette réciprocité négatrice est entièrement absente chez Augustin, où l’accent est mis sur ce qui est premier, qui ne saurait être nié par autre chose que lui-même. A partir de l’évènement de la Chute, l’amour chrétien est un mouvement où la verticalité est dominante : il vise à regagner un lieu perdu. A travers une lentille façonnée par l’engi, il est lu, chez Nishida, selon la dimension horizontale de la négation réciproque, qui n’est autre que la racine même du néant absolu. De même, la position de Dieu n’est plus celle, asymétrique, de don premier, mais apparaît comme un lieu dont tout dépend et qui dépend de tout, un lieu de l’interdépendance. Au regard de ces considérations, on constate que se font face, tantôt de proche, tantôt de loin, une pensée du don premier et de la Chute et une pensée de l’interdépendance au sein du néant. A cette tentative de thématiser l’amour à l’aide de l’agapê et de la philosophie augustinienne, on pourrait alors reprocher de n’être qu’un simple éclectisme. De plus, déplacer des notions de leur contexte propre n’encourt-il pas le risque d’une dénaturation et d’une perte du sens d’origine ? 17Ce que Nishida thématisera ailleurs comme auto-identité absolument contradictoire (zettai mujunteki jiko dôitsu). Jap Plur 9 reprisDef.indd 46 19/12/13 22:12 Amour et interdépendance – Une lecture de Nishida Kitarô47 Il n’en est rien. Pour Nishida, on ne peut pas véritablement penser le même depuis le même, ni le même depuis la place de l’autre, mais toujours en tension, par négation et interdépendance. C’est le sens même de sa thématisation de l’amour et de l’altérité. La tâche de la philosophie serait donc de s’engager, à chaque fois, dans un passage à la limite, qui donne aux questions une résonance toujours nouvelle et permet ainsi de les repenser depuis un horizon autre. Quoi de plus naturel, dès lors, que d’assumer l’effort de penser l’amour en son sens et la relation soi-autre, au sein d’un dialogue trans-culturel, comme une tentative de réponse dressée à l’encontre des tenants de l’incommensurabilité des pensées ? BIBLIOGRAPHIE Augustin. Opera omnia – editio latina. www.augustinus.it. de la Vallée Poussin, Louis. La théorie des douze causes. Londres, Gand, 1913. M arion, Jean-Luc. Au lieu de soi, l’approche de saint Augustin. Paris, PUF, 2008. Muller , Charles A. Digital Dictionary of Buddhism, 2007. http:// buddhism-dict.net/ddb. Nishida, Kitarô. Nishida Kitarô zenshû (NKZ). Tôkyô, Iwanami shoten, 24 + 6 vol. Nishida , Kitarô. L’éveil à soi. Trad. introduction et notes Jacynthe Tremblay, Paris, CNRS éditions, 2003. T remblay, Jacynthe. Nishida Kitarô : Le jeu de l’individuel et de l’universel. Paris, CNRS éditions, 2000. Jap Plur 9 reprisDef.indd 47 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 48 19/12/13 22:12 EXPRESSIONS DE L’AMOUR EN JAPONAIS CONTEMPORAIN Jap Plur 9 reprisDef.indd 49 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 50 19/12/13 22:12 HIGASHI TOMOKO Université de Grenoble – LIDILEM LA MODALITÉ PRAGMATIQUE DANS L’INTERACTION VERBALE ENTRE AMOUREUX INTRODUCTION Cet article a pour objectif de mettre en évidence le fonctionnement de la séquence d’interaction verbale entre deux personnes ayant un sentiment amoureux l’une pour l’autre. Nous nous intéressons en particulier au processus de négociation au moment et après la déclaration explicite ou implicite du sentiment d’amour car ce type d’interaction nécessite la figuration et l’ajustement du contexte par des réalisations langagières. Pour cette analyse, nous avons eu recours à une vingtaine de séquences courtes extraites de séries télévisées et de films récents. Après avoir enregistré et transcrit les séquences sélectionnées, nous les avons étudiées du point de vue interactionniste, une approche qui consiste à étudier l’influence réciproque des participants en interaction et la co-construction du cadre partagé auquel ils participent. Bien que la dimension para- et non-verbale de l’interaction soit non négligeable pour la construction du cadre, nous focaliserons notre analyse sur la réalisation langagière et son enchaînement. Nous présenterons ici les deux aspects de la communication en question : le processus de négociation relatif au cadre et la modalité pragmatique de l’expression du sentiment d’amour. CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTS CLÉS DE NOTRE TRAVAIL Afin de rendre compte de la complexité de la négociation amoureuse, nous allons recourir au concept de « cadre », défini comme le mécanisme d’interprétation sur le type d’activités en Jap Plur 9 reprisDef.indd 51 19/12/13 22:12 52 Higashi Tomoko cours ou les rapports interpersonnels des participants identifiés (Goffman 1991). L’interaction peut se dérouler dans plusieurs cadres imbriqués ou stratifiés : par exemple un « cadre primaire » (G offman 1991 : 30), format conventionnel identifiable par tous, peut servir comme une référence dans un autre cadre créé en temps réel. Etant donné que la négociation amoureuse repose sur l’image de soi projetée et perçue par autrui, les notions telles que l’identité, la catégorisation et la position (footing) sont également privilégiées (Goffman 1987 : 133 ; Zimmerman 2008 : 87). Nous examinerons également les marqueurs d’affect pragmatiques (Ochs & Schieffelin 1989 : 14-16) relatifs à l’intensité, l’orientation de l’affect ou l’indice marquant le début et la fin d’un événement dans l’interaction verbale. Enfin, notre analyse s’appuie sur la fonction indexicale du langage dans le sens où l’acte langagier ne désigne pas seulement la référence, mais il dégage un indice par lequel le contexte de l’interaction est construit de manière émergente. Nous aborderons ces aspects en terme de modalité pragmatique, définie par S. Ide comme « un élément reliant entre le contenu propositionnel et le contexte » (Ide 2006 : 31), à savoir la manière dont le locuteur a choisi de s’exprimer afin de montrer ses sentiments, par exemple, en tenant compte de la situation de l’énonciation (ibid. : 31). Nous traitons les ressources langagières au niveau de micro-actes, syntaxiques ou lexicaux, pris en séquence. LA NÉGOCIATION AMOUREUSE COMME CO-CONSTRUCTION DU CADRE MODIFICATION DU CADRE RELATIONNEL : DONNER UN SENS PARTICULIER À L’ACTE EFFECTUÉ Lorsque deux personnes éprouvent un sentiment d’amour réciproque sans qu’il soit déclaré ni vérifié, la situation d’inter action reste ambiguë en termes d’identification du cadre car la nature de leur relation oscille entre une relation ordinaire amicale et une relation particulière d’amoureux. Un acte social considéré comme spécialement effectué pour son partenaire, comme l’acte d’offrir ou d’aider, est un indice favorisant la construction du cadre amoureux. Nous allons regarder le premier extrait 1 : 1Légendes de transcription : → : repris dans l’explication ; 〔 : chevauchement ; / : interruption ; = : enchaînement sans pause ; xx : haute voix ; (xx sec.) : temps de silence ; HH : rire. Jap Plur 9 reprisDef.indd 52 19/12/13 22:12 La modalité pragmatique dans l’interaction verbale entre amoureux 53 Extrait 1 : Hiroto (garçon) et Nao (fille) sont amoureux mais leur sentiment n’est pas encore dévoilé. Ils se trouvent dans une fête d’été (natsu-matsuri) avec d’autres amis. Hiroto est allé attraper une figurine à la pêche à la ligne sur la demande de Nao. Il revient. 1→ Hiroto Are, minna wa ? « Où sont les autres ? » 2 Nao Mi ni itta. « Ils sont partis pour voir quelque chose. » 3 Hiroto Hai, kore. « Tiens ! » 4 Nao Arigato. « Merci ! » 5→ Hiroto Dô itashimashite. « Pas de quoi. » ((il baisse la tête formellement)) 6 Nao ((silence )) Arigato 7→ Hiroto Gaki kayo sonna mon hoshigatte sa. « Tu es gamine ou quoi ?! De vouloir un truc pareil. » 8→ Nao Chigauyo anata ga totte kureta no dakara hoshii n dayo « C’est pas ça. C’est parce que c’est toi qui l’as attrapé pour moi que je le veux. » 9→ Hiroto Ore mo anta dakara totte kita n dakedo. « Moi aussi, c’est parce que c’est toi que je suis allé le prendre. » (Tatta hitotsu no koi, épisode 2) En 1, afin de relancer l’interaction avec Nao, Hiroto demande d’abord où sont les autres, ce qui affiche sa préoccupation en tant que membre du groupe, en créant un cadre ordinaire d’amitié. Lorsqu’il donne l’objet qu’il a attrapé pour Nao, cette dernière manifeste naturellement de la joie (3). Or la réaction de Hiroto est le refus du cadre axé sur le sentiment particulier que Nao a créé car il répond formellement « pas de quoi » en baissant la tête (5). Il s’agit de la reproduction du cadre primaire d’un acte social formel par lequel Hiroto cherche à dissimuler le sens particulier de son acte. Hiroto effectue l’acte de minimisation de l’événement avec une attitude de désintérêt, exprimé par « sonna mon (un truc pareil) » (7). Il cherche à se positionner plus près de Nao sur le plan relationnel à travers ce genre d’énoncé direct. Le cadre primaire est l’activité de reproche, mais replacé dans un tel contexte, un cadre de taquinerie affectif est créé. En 8, au lieu de reconnaître ce cadre, Nao réplique comme si l’acte 7 était une vraie question et elle répond « Chigauyo (ce n’est pas vrai) ». En Jap Plur 9 reprisDef.indd 53 19/12/13 22:12 54 Higashi Tomoko déplaçant le focus de l’objet à l’acte effectué, elle tente de donner du sens à son acte : « Je t’ai demandé d’attraper l’objet parce que c’était toi » (8). Hiroto enchaîne alors : « Moi aussi, je l’ai fait parce que c’est toi qui l’as demandé » (9). Cet échange symétrique, qualifié d’activité méta-communicative, consiste à donner un sens à leur acte réciproquement orienté vers le partenaire (anata ga / ore mo anta dakara). A ce stade, le sentiment n’est pas exprimé ouvertement et rien ne dit qu’ils sont amoureux, le cadre reste potentiellement modifiable, cependant un cadre « particulier, reconnu mutuellement » est établi. Ce type d’enchaînement est récurrent dans notre corpus. Lorsque le participant cherche à dissimuler son sentiment amoureux pour une raison ou une autre, il recourt à : – un cadre primaire, et il reproduit les actes sociaux impliquant des relations distantes ou professionnelles, avec des formules telles que « dô itashimashite » (« Je vous en prie »), « otsukaresama desu » (salutation entre les collègues), etc. – une activité méta-communicative, et il donne un sens à ses actes tout en soulignant que l’acte n’est pas spécialement effectué pour son partenaire : pour offrir un objet, il recourt par exemple à des expressions telles que « C’est pour te remercier », « C’est un souvenir que j’ai acheté pour tout le monde », etc. SÉQUENCE DE LA DÉCLARATION D’AMOUR (1) : LE DÉTACHEMENT Le détachement est un mode d’engagement dans une interaction de façon superficielle ou avec désinvolture (Goffman 1974 : 101). Lorsqu’un participant dissimule son sentiment et ne souhaite pas partager le cadre proposé par son interlocuteur, notamment le cadre fondé sur la relation amoureuse, il peut user du détachement. Extrait 2 : Nao téléphone à Hiroto. Ils sont attirés mutuellement, mais Hiroto se montre équivoque car il a découvert que Nao appartient à un milieu très aisé alors que lui vient d’un milieu modeste. 1→ Nao Aitai aitai n dakedo. « J’ai envie de te voir. » 2→ Hiroto Sore tte e dôiu imi daro. Tsukiau toka tsukiawanai toka sonna kanji ? Gomen ore nanka gokai o saseru yô na koto attara nanka warukatta〔nanka « Je ne comprends pas ce que ça veut dire. C’est quelque chose comme on sort ou on ne sort pas ensemble, c’est ça ? Pardon ! Si j’ai provoqué un malentendu je m’excuse C’est/ » Jap Plur 9 reprisDef.indd 54 19/12/13 22:12 La modalité pragmatique dans l’interaction verbale entre amoureux 55 3→ Nao gokai shita yo. Socchi mo kocchi no koto ga suki nano ka to omotta yo. « 〔Je me suis trompée. J’ai pensé que toi aussi tu m’aimais. » 4→ Hiroto Aikawarazu sutorêto dane. (Tu es toujours directe.) (Tatta hitotsu no koi, épisode 3) La fille dévoile son sentiment à travers l’énoncé (1) « Aitai aitai n dakedo », ce qui est un acte orienté vers la reconnaissance d’une relation particulière. Or en 2, au lieu de répondre à ce qu’elle vient de dire, Hiroto identifie l’acte de la fille comme le résultat d’un malentendu, voire une erreur de catégorisation (Zimmerman 2008 : 87) et s’excuse par la suite pour clôturer l’échange. Nous pouvons qualifier ce comportement de détachement, avec un air d’indifférence. Tous les énoncés de Hiroto sont métacommunicatifs, ils portent sur la façon d’interpréter et de parler de la jeune fille, et non sur le sujet du discours. En 3, Nao semble opter pour la stratégie de distanciation elle aussi : elle parle de son malentendu sans manifester d’émotion particulière. L’usage de socchi et kocchi, au lieu de anata et atashi indique aussi ce choix. SÉQUENCE DE LA DÉCLARATION D’AMOUR (2) : L’EMBARRAS Dans notre corpus, la déclaration d’amour déclenche fréquemment une réaction accompagnée de rires visant à ne pas prendre au sérieux cette déclaration. La stratégie de manifester de l’incompréhension avec le refus de s’engager dans le thème proposé est récurrente dans les scènes de déclaration, et est réalisée avec des formes langagières telles que : « Nani itteruno ? » (« Qu’est-ce que tu racontes ? ») ; « Bakajanai ? » (« Ça va pas la tête ? ») ; « Hen nano. » (« Tu es bizarre ») ; « Konogoro okashî wayo » (« Tu es bizarre en ce moment »). On peut qualifier ces actes comme relevant de l’embarras, dans les termes de Goffman, déclenché par un conflit d’identité, voire l’oscillation du moi, permettant finalement de préserver les deux identités (Goffman 1974 : 98-99). Jap Plur 9 reprisDef.indd 55 19/12/13 22:12 56 Higashi Tomoko Extrait 3 : Shin.ichi (jeune enseignant stagiaire de 23 ans) et Satomi (enseignante de 33 ans) sont attirés réciproquement, mais Satomi refuse de l’admettre. 1 Shin.ichi Ano hitotsu kiite iidesuka ? « Euh, je peux vous demander quelque chose ? » 2 Satomi 3 Shin.ichi Akiyama sensei wa boku no koto hontô ni nantomo omottenaindesuka ? « Vous n’éprouvez vraiment rien pour moi ? » 4→ Satomi Na nani ? « Quoi ? » Eeh nantomo omotteiru wake naideshô « Hein ? Pourquoi faudrait-il que j’éprouve quelque chose pour toi, non ? » Hito to shitemo mijuku, kyôshi to shitemo hanninmae, atashi wa akumade shidô gakari to shite anata no mendô o miteagete iru no. « Tu es immature en tant que personne, imparfait en tant qu’enseignant… Moi, si je m’occupe de toi c’est comme tuteur. » Anata daijôbu ? Konogoro okashii wayo. « Ça va pas ? Tu es bizarre en ce moment. » (…) 5 Shin.ichi Ikura boku datte anna fû ni dakishimeraretara kanchigai shimasu. « N’importe qui pourrait se tromper, Même moi, après avoir été serré dans les bras comme l’autre jour, je me serais mépris. » 6 Satomi 7 Shin.ichi Kawaisô. « Pitié ? » 8 Satomi 9→ Shin.ichi Boku wa kawaisô nanka ja arimasen. « Je n’ai pas besoin de compassion. » Katte ni kanchigai shinai deyo. Are wa tada anata ga kawaisô ni natta no. « Ne te méprends pas ! L’autre jour j’avais simplement pitié de toi. » Sô anata ni dôjô shita dake yo. « C’est ça, simplement j’ai compati. » (« Ohitorisama », épisode 8) Jap Plur 9 reprisDef.indd 56 19/12/13 22:12 La modalité pragmatique dans l’interaction verbale entre amoureux 57 Dans cet extrait, Shin.ichi, ayant déjà déclaré son sentiment auparavant, pose une question directe pour savoir si Satomi a un sentiment envers lui, ce qui est déstabilisant pour cette dernière, qui répond avec une certaine agressivité en minimisant ses sentiments envers Shin.ichi. Il s’agit d’une situation d’embarras où elle reprend la forme langagière utilisée par Shin.ichi : « Nan tomo omotteiru wake naideshô » (4) n’est pas une construction appropriée du point de vue syntaxique. Ici, Satomi ne s’exprime pas avec son propre langage, elle réutilise une partie de l’expression utilisée par Shin.ichi, et y réplique spontanément comme si elle rejetait cette expression sans l’assimiler. On peut observer le même phénomène lorsque Satomi dit « Are wa tada anata ga kawaisô ni nattano » (6). Le terme kawaisô choque tellement Shin.ichi que celui-ci le répète, puis il conteste (« Boku wa kawaisoo nanka ja arimasen » ; 9), dans une phrase qui n’est elle-même pas appropriée. Nous expliquons cette construction linguistique par le fait que les participants recourent à la modalité emphatique de réfutation en utilisant « -wake naideshô » et « - nanka ja arimasen », à la place de la forme de réfutation non emphatique, en enchaînant la reprise de l’expression de l’interlocuteur : Nantomo omotte inaiwayo. iru wake naideshô (4). Bokuwa kawaisô to omowareru riyû wa arimasen. nanka ja arimasen (9). Dans cette séquence émotive, on constate également un déséquilibre sur la manière de s’engager dans la communication, entre Satomi qui s’engage avec une certaine agressivité pour dissimuler son sentiment, et Shin.ichi qui s’engage avec sincérité. Ils ne partagent pas le même cadre car ici Satomi sait que Shin.ichi ne sait pas qu’elle dissimule son sentiment. SÉQUENCES DE LA DÉCLARATION D’AMOUR (3) : L’AUTO-AJUSTEMENT DU CADRE Les participants peuvent ajuster le cadre de l’interaction, par différentes ressources verbales et non-verbales. Dans notre corpus, le changement du registre langagier ou celui de la tonalité langagière sont les moyens les plus utilisés pour montrer le changement du cadre. Jap Plur 9 reprisDef.indd 57 19/12/13 22:12 58 Higashi Tomoko Extrait 4 : Rensuke (le garçon) et Maemi Ninomiya (la fille) sont des collègues d’université. Rensuke a monté une entreprise et Maemi a travaillé pour cette société. Maintenant Rensuke est licencié de sa propre société. Rensuke allait sortir de la pièce, lorsque Maemi commence à lui parler. 1 Rensuke Anosa Ninomiya/ (4 sec.) « Dis, Ninomiya/ » 2 Maemi /Furimukanaide furimukanaide sonomama de kiite. (5 sec.) Anosa (8 sec.) « Ne te retourne pas ! Ecoute-moi et ne te retourne pas ! Tu sais… » ((silence)) 3 Rensuke Nanda yo (8 sec.) Hayaku ie yo « Qu’est-ce qu’il y a ? Dis-le vite » 4 Maemi Suki dayo Rensuke. Suki Datta nda. Zutto. Demo zenzen kizuite moraenakatta kedo HH doko made donkan nandayotte. Mâ kidukaretemo komacchattandakedo kono kanji ga nanka kokochi ii tteiuka hora attakâi ofuro ni tsukatteiru mitaina sa. Rensuke tte sa nandaka atashi no mae zutto hashitteta yone. Sono senaka miten no suggoku suki datta. Dakara korekara mo (5 sec.) hashiri tsuzukete ne. Sondake sondake dôshitemo iitakattanda. Hai owari. Hayaku ikina. Rensuke. Hayaku ikinayo. « Je t’aime, Rensuke. Je t’aime depuis toujours. Tu n’as jamais remarqué. Je me disais que tu étais vraiment bouché… Enfin, si tu l’avais remarqué, ça m’aurait gêné. Mais cette sensation était agréable comme quand on est dans un bain chaud. Tu courais toujours devant moi et j’aimais bien regarder ton dos. Alors…continue à courir ! C’est tout, je voulais absolument te dire juste ça. Voilà c’est fini. Vas-y, Rensuke ! Allez, vas-y vite ! » → → (« Tsuki no koibito », épisode 8) Rensuke et Maemi sont des amis d’université, ce qui explique le registre employé, très familier, et même qualifié de langage masculin. Maemi a décidé de dévoiler son sentiment à Rensuke, mais la partie « sentimentale » et le reste sont bien délimités par plusieurs indices verbaux et non-verbaux. D’abord il y a le changement sur la tonalité de la prise de parole : avant « hai owari » (4), le ton est plus doux et évoque une rêverie. Le style langagier reste identique mais on constate qu’elle utilise une seule fois le langage dit « féminin » : vers la fin de son discours « dakara itsumade mo hashiri tsuzukete ne », ce qui permet de l’identifier comme Jap Plur 9 reprisDef.indd 58 19/12/13 22:12 La modalité pragmatique dans l’interaction verbale entre amoureux 59 une fille amoureuse. Ici l’énoncé méta-discursif « hai owari » est prononcé avec vigueur pour marquer la clôture de la partie amoureuse. Le fait que Maemi clôture explicitement la séquence sentimentale à l’aide d’un énoncé méta-discursif montre que, pour elle, l’acte de déclaration nécessite un effort considérable, et qu’elle souhaite se repositionner dans les relations amicales dès que sa déclaration est terminée. Après cette intervention, Rensuke part sans dire un mot. Le fait qu’il n’ait pas réagi comme les exemples précédents (détachement ou embarras) indexicalise qu’il y a quelque chose qui se passe en lui qu’il ne peut pas ne pas prendre au sérieux : le silence est un indice de l’acceptation du cadre proposé. MODALITÉ PRAGMATIQUE ET SENTIMENT Dans l’interaction de la négociation amoureuse, la dimension émotionnelle ou affective l’emporte sur d’autres aspects informationnels. Dans cette dernière partie, nous observons le choix de la forme linguistique mise en œuvre par les participants dans l’acte d’exprimer leur sentiment. Comme nous l’avons constaté avec nos extraits, le sentiment est exprimé le plus souvent par la description de l’acte en lui attribuant un sens. Cependant, la formule avec l’adjectif « suki » (« je t’aime ») n’est pas inexistante et est employée pour déclarer le sentiment. Il est à remarquer que lorsque le locuteur décrit son sentiment d’amour, la formule « suki » a tendance à être exprimée avec modalisation, c’est-à-dire accompagnée d’une formule d’incertitude, par exemple. Extrait 5 : Boku Akiyama sensei no koto suki ni nacchatta kamo shirenai n desu. « Il est possible que je sois tombé amoureux de vous. » (« Ohitorisama », épisode 7). Extrait 6 : Denwa zutto mattete itsuka kakattekuru darô tte dokidoki shinagara fuan ni narinagara matteiru uchi ni dondon suki ni nacchattan da yone Hiroto kun no koto. « J’ai attendu longtemps, je le disais que tu allais sans doute m’appeler et mon cœur battait, et je n’étais pas sûr que ça arriverait, et plus j’attendais plus je suis tombée amoureuse de toi. » (« Tatta hitotsu no koi », épisode 3). Jap Plur 9 reprisDef.indd 59 19/12/13 22:12 60 Higashi Tomoko En revanche, lorsque le partenaire ne reconnaît pas ou fait semblant de ne pas reconnaître les messages d’amour implicitement transmis, l’énoncé avec « suki » est souvent exprimé sans modalisation, ce qui semble manifester l’impatience. Un tel acte a plus que la simple fonction de décrire l’état sentimental du locuteur, mais bien plutôt celle d’en appeler au cœur du partenaire, acte plus difficile à réaliser en raison de la menace présentée pour la face du locuteur (voir extrait 4). Cela entraîne souvent une réaction émotionnelle et directe du partenaire car face à un tel acte chargé d’émotion, il est tenu de réagir également avec émotion, sans modifier le cadre de l’interaction. Extrait 7 : Taiga était amoureux de Shiori, mais celle-ci refusait son sentiment car elle aimait son mari décédé. Elle commence pourtant à avoir des sentiments pour Taiga. 1 Shiori Watashi wa dare ni demo nanka yasashiku nai. Sukidemo nai hito no tame ni yuzu cha tsukuttari shinai. Sukidemo nai hito to kisu shitari shinai. Sukidemo nai hito no tame ni konna ni nayandari naitari shinai. Ittsumo ittsumo atama dekkachi nan dakara. Nande sô iu koto wakara nai noyo ? (silence) Ha mô ii « Je ne suis pas gentille avec n’importe qui, je ne fais pas du thé yuzu pour les gens que je n’aime pas. Je n’embrasse pas quelqu’un que je n’aime pas. Je ne m’angoisse pas et je ne pleure pas comme ça à cause de quelqu’un que je n’aime pas. Tu as la grosse tête mais tu ne vois jamais la réalité. Pourquoi tu ne comprends pas. Ah ça suffit ! » 2 Taiga Chotto matte. Iya sono etto iya ano « Attends ! Eh bien, non, euh… » 3→ Shiori Suki. Atashi Taiga san no koto ga suki (Je t’aime. Je t’aime, Taiga.) (…) 4→ Jap Plur 9 reprisDef.indd 60 Taiga Yabê. Iya ore chotto ima ureshi sugite dôshite iika wakaranai yo « Mon Dieu ! Je suis trop heureux, je ne sais pas quoi faire. » 19/12/13 22:12 La modalité pragmatique dans l’interaction verbale entre amoureux 61 CONCLUSION L’interaction verbale des amoureux se caractérise par la présence de deux cadres – ordinaire et amoureux –, dont la transition n’est effectuée qu’à travers la négociation. Les activités langagières des participants consistent à décrire les actes et à leur donner un sens : il peut s’agir de son propre acte, mais aussi de l’acte du partenaire. Ces activités ont une fonction indexicale pour construire le cadre. Le sentiment est en général exprimé comme description ou narration, plus que comme un acte spontané et direct. Cependant une déclaration sans modalisation est également possible, et déclenche alors la connivence émotionnelle du couple. BIBLIOGRAPHIE Etudes Goffman, Erving. Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit, 1974. Goffman, Erving. Façon de parler. Paris, Editions de Minuit, 1987. Goffman, Erving. Les cadres de l’expérience. Paris, Editions de Minuit, 1991. I de, Sachiko. Wakimae no goyôron [Pragmatique de la conformité aux attentes sociales]. Tôkyô, Taishûkan, 2006. Ochs, Elinor. Schieffelin, Banbi. « Language has a heart ». Text9, Mouton de Gruytar, 1989, p. 7-25. Zimmerman, Don H. « Identity, Context and Interaction ». In Identites in Talk, Charles Antaki & Sue Widdicombe (dir.). Londres, Sage, 2008, p. 87-106. Corpus (séries télévisées des exemples cités) Natsu no koi wa nijiiro ni kagayaku [l’amour d’été s’irise]. Fuji TV, 2010. Ohitori sama [Vous êtes seule]. TBS, 2009. Tatta hitotsu no koi [Unique amour]. Nihon TV, 2006. Tsuki no koibito [L’amoureux de la lune]. Fuji TV, 2010. Jap Plur 9 reprisDef.indd 61 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 62 19/12/13 22:12 IWAUCHI KAYOKO CICC, Université de Cergy-Pontoise ANALYSE DE LETTRES D’AMOUR EN LIGNE Introduction Le présent article propose une analyse de lettres d’amour déposées sur Internet. Son but est d’identifier les caractéristiques de la modalité stratégique dans les expressions d’amour écrites en ligne sur le plan sémantique, morphologique et du choix des caractères. A notre connaissance, cette thématique a été peu étudiée jusqu’à présent. Nous définissons ici la modalité comme l’ensemble des faits linguistiques traduisant l’attitude ou la stratégie du locuteur par rapport à ce qu’il écrit. Nos données sont composées de quatrevingt-quatre lettres d’amour envoyées entre 2000 et 2010 au forum Internet « Love Letter », à la rubrique Wasurerarenai kotoba 1 (« Paroles inoubliables »). Notre analyse porte sur les phrases exprimant l’amour et l’affection afin de dégager la spécificité de la lettre d’amour en ligne par les variétés linguistiques et l’organisation textuelle qui révèlent la stratégie du locuteur. Nous considérons comme « lettre d’amour » tous les textes que les expéditeurs eux-mêmes considèrent ainsi. De ce fait, tous les messages de nos données envoyés au forum Internet « Love letter » sont tenus pour tels. MESSAGES NON-LUS Nous avons relevé des messages attestant que les expéditeurs sont conscients que leur texte ne sera pas lu par leur destinataire. De nombreuses lettres, d’ailleurs, ne mentionnent pas le nom du destinataire. Voici quelques exemples : 1http://kotoba.heart-warm.net/cgi/kotoba/kotoba.cgi?&type=letter& cate=love&kai. Jap Plur 9 reprisDef.indd 63 19/12/13 22:12 64 Iwauchi Kayoko Ex. 1 : kitto anata wa kono tegami wa yomanai darô kedo. (32) 2 « Tu ne liras certainement pas cette lettre mais… » Ex. 2 : dasanai tegami wo kaku no. (10) « J’écris une lettre que je ne posterai pas. » POURQUOI RÉDIGER UNE DÉCLARATION ? Huit expéditeurs avouent qu’ils (elles) ne peuvent pas faire leur déclaration oralement et que, par conséquent, ils (elles) recourent à la déclaration écrite. Ex. 3 : demo suki no hitokoto ga dôshitemo ienakatta. (81) « Mais je ne pouvais vraiment pas dire : je t’aime. » Ex. 4 : nando mo kuchi ni shiyô to shite yameta kotoba ga arunda. (25) « Il y a un mot que je ne pouvais jamais prononcer ; pourtant j’ai essayé de le dire plusieurs fois. » MODALITÉ SUR LE PLAN SÉMANTIQUE VARIATION SÉMANTIQUE Nous avons dégagé trois catégories sémantiques de prédicat : suki, qualificatif, et ses variantes (82 cas au total) ; aisuru, verbe, et ses dérivés (16 cas au total) ; omoi, nom, et ses variantes (10 cas au total). Ex. 5 : omae ga sukida. (111) « Je t’aime. » Ex. 6 : aishiteimashita. (56) « Je t’ai aimé. » Ex. 7 : anata ni kono omoi ga tsutawarimasu yôni. (60) « J’espère que mon amour t’arrivera. » 2Le numéro entre parenthèses correspond au numéro du message sur le site. Jap Plur 9 reprisDef.indd 64 19/12/13 22:12 Analyse de lettres d’amour en ligne 65 Nous analyserons la modalité induite par le choix de certaines expressions, particulièrement aisuru. PARTICULARITÉ D’Aisuru Ex. 8 : aisuru okusan ga iru. (83) « Vous avez votre épouse bien aimée. » Ex. 9 : okusan ga urayamashikatta, anata ni aisarete, puropo-zu sarete, izure anata no kodomo wo umeru. (56) « J’ai envié ton épouse, qui est aimée par toi, à qui tu as demandé la main, et qui pourra avoir ton enfant un jour. » Ex. 10 : hikaku shiyô mo nai hodo ni aishitemashita. (56) « Je t’ai aimé beaucoup plus que ton épouse ne t’aime. » Ex. 11 : eien ni watashi wa anata wo aishi tsuzukemasu. anata ga okusan wo aishite itemo. (49) « Je continuerai à t’aimer éternellement, bien que tu aimes ton épouse. » Ex. 12 : eien ni isshoni iyô. Isshô tonari ni iru kazoku ni natte ai wo komete. (25) « Restons éternellement ensemble. Tu resteras toujours à côté de moi, on formera une famille, avec mon amour. » Sur le plan sémantique, nos exemples d’aisuru sont liés au mariage, ils concernent des couples conventionnels en société. En témoignent les locutions avec shôgai (toute la vie), isshô (toute la vie), kazoku (famille), kodomo (enfant) dans le message. Le recours à l’expression aisuru indique par conséquent que l’expéditeur cherche un amour ayant une valeur légitime, donc une relation sérieuse. AJOUT D’UN MOT L’expéditeur utilise certains mots en tant que « show up words 3 », comme un bruitage qui accentue l’effet dans un film. 3 Selon Sadanobu (2008 : 53), par le recours aux « show up words » produisant un effet dans son discours, le locuteur cherche à jouer le héros, comme dans un conte. Jap Plur 9 reprisDef.indd 65 19/12/13 22:12 66 Iwauchi Kayoko Par exemple, l’expéditeur cherche un effet de dramatisation par l’utilisation de mots signifiant « éternité d’amour » ou « puissance d’amour », comme nous allons le voir dans les exemples ci-dessous. « éternité d’amour » – zutto : « pour toujours », 5 cas ; – imamo et ses dérivés : « (après la séparation) même maintenant », 8 cas ; – isshô : « jusqu’à la mort », 2 cas ; – eien ni : « éternellement », 1 cas. Ex. 13 : isshô zutto isshoni ite kudasai. (71) « Reste avec moi pour la vie s’il te plaît. » « puissance d’amour » – hontô ni : « vraiment », 6 cas ; – konnanimo : « jusqu’à ce point-là », 2 cas ; – honki de : « sérieusement », 1 cas. Ex. 14 : hontô ni hontô ni kokoro kara sukideshita. (56) « Je t’aimais de tout mon cœur. » EVOLUTION SÉMANTIQUE EN COURS DE MESSAGE Nous avons remarqué également des exemples dans lesquels l’expéditeur fait évoluer ses expressions en cours de message : Ex. 15 : suki ni natta. (66) « Je suis tombée amoureuse de toi. » Ex. 16 : dare yori mo dai suki desu. « Je t’aime plus que les autres ne t’aiment. » Ex. 17 : sekai de ichiban aishiteimasu. « Je t’aime le plus au monde. » Le message 66 montre l’évolution de suki < daisuki (suki et ajout de beaucoup) < aishiteimasu (expression plus passionnée que suki 4). 4 Nous considérons que aisuru est plus affectueux que suki, dans la mesure où aisuru signifie aimer quelqu’un à un point tel que l’on ne peut pas vivre sans lui ou elle, alors que l’origine de suki signifie simplement plaire (Nihongo dai jiten). Jap Plur 9 reprisDef.indd 66 19/12/13 22:12 Analyse de lettres d’amour en ligne 67 Ex. 18 : Ishino no koto ga sukideshita. (77) « Je t’aimais, Ishino. » Ex. 19 : hontô ni hontô ni …suki dattanda yo. « Vraiment, vraiment… Je t’aimais. » Ex. 20 : saigo ni « Pour finir » Ex. 21 : uchi ni totte anata wa, zuttoni dai sukina hito da yo ! « Pour moi, toi, tu es quelqu’un que j’aimerais éternellement. » Dans le cas de la répétition du même terme comme suki de 18 à 21, l’expéditeur rajoute hontô ni hontô ni « vraiment vraiment » afin d’augmenter l’expression de son sentiment. Les deux cas indiquent que l’expéditeur fait évoluer ses choix lexicaux en allant des termes les moins passionnés aux plus affectueux. Nous pensons que cela est dû au fait que l’expéditeur est de plus en plus envahi par l’émotion au fur et à mesure de la rédaction. AJOUT DE Koto À L’OBJET D’AFFECTION Les deux catégories, un désignatif seul et un désignatif accompagné par koto, sont observées comme désignation de l’objet d’affection. Ex. 22 : omae ga sukida. (111) « Je t’aime. » Ex. 23 : anata no koto suki de iru no ga tsuraku natta. (69) « Mon amour pour toi me pèse de plus en plus. » Le recours à koto, comme dans 23, est relevé soit dans des phrases avec des formules verbales telles que suki ni natta, suki de iru ou suki ni naru 5, soit pour évoquer un amour au passé, comme avec suki deshita. Par le recours à koto, l’expéditeur prend de la distance avec son amour, il joue le rôle d’observateur de son propre amour. Par contre, cette insertion de koto n’apparaît pas dans une phrase avec aisuru. Cela montre que suki est plus flexible pour exprimer l’attitude de l’expéditeur. 5 Par l’utilisation de ces formules verbales, l’expéditeur se focalise sur le processus de l’amour plutôt que sur l’amour lui-même. Jap Plur 9 reprisDef.indd 67 19/12/13 22:12 68 Iwauchi Kayoko MODALITÉ SUR LE PLAN MORPHOLOGIQUE CAS DE Aisuru Du point de vue morphologique, lorsque nous observons l’expression dans un prédicat, les groupes avec suki sont beaucoup plus variés que ceux avec aisuru. Nous avons relevé l’usage de la forme polie pour ce dernier groupe, avec absence d’une particule finale. Ex. 24 : aishiteimasu. (58) « Je t’aime. » CAS DE Suki On note que suki et ses dérivés recourent aux deux formes, à savoir neutre et polie, et qu’ils peuvent être accompagnés par une ou deux particule(s) finale(s). Nous avons relevé plus de formes neutres (25 cas) que de formes polies (10 cas), et constaté que 22 phrases en forme neutre sur 25 sont accompagnées de la particule finale yo. Nous avons également relevé les particules finales ne et no (un cas chacun). Ex. 25 : ima mo sukidesu. (96) « Je t’aime maintenant aussi. » Ex. 26 : ima demo sukida yo. (109) « Je t’aime même maintenant. » Ex. 27 : suki na no. (53) « Je t’aime. » Dans un mail, « on écrit comme on parle » (Matsuda 2008 : 44). Nos analyses morphologiques attestent que suki est considéré plutôt comme relevant de la langue parlée et aisuru de la langue écrite. Suki paraît alors plus facile à manipuler. MODALITÉ SUR LE PLAN DU CHOIX DES CARACTÈRES La langue japonaise dispose de trois variétés de caractères, les hiragana, les katakana et les kanji. En règle générale, les katakana sont utilisés soit pour les mots d’origine étrangère tels que Jap Plur 9 reprisDef.indd 68 19/12/13 22:12 Analyse de lettres d’amour en ligne 69 café (kôhî) ou radio (rajio), soit pour attribuer une nuance spécifique à un mot japonais. Par exemple [shôbai] en kanji donne l’image d’un commerce conventionnel, mais l’auteur utilise {shôbai} en katakana afin d’ajouter une nuance dont le sens précis dépend du contexte. Les kanji, eux, montrent davantage le sérieux de l’auteur. On a ainsi pu constater, lors d’une enquête menée auprès de femmes au foyer et d’étudiants (Satake 2008 : 254), la tendance à convertir le plus grand nombre de caractères possibles en kanji lorsqu’est utilisé un logiciel de traitement de texte. VARIATION DU CHOIX DES CARACTÈRES Les 16 aisuru sont tous écrits en kanji. Ce choix de caractère confirme nos analyses sémantiques concluant au fait que aisuru est employé pour exprimer une attitude d’amour sérieux et conventionnel. Cependant, nous avons également relevé des exemples d’expressions japonaises transcrites avec différents jeux de caractères. Ainsi, pour suki, nous avons 73 transcriptions en kanji, 8 en katakana et 1 en hiragana. Le choix des caractères relève clairement d’une stratégie de l’auteur, comme nous allons le voir. EVOLUTION DU CHOIX DES CARACTÈRES POUR Suki Nous avons évoqué plus haut l’hypothèse que suki soit plus facile à manipuler. Ceci est corroboré par le choix des caractères utilisés pour le transcrire. Nous avons observé suki en kanji et en katakana, par exemple. Or, dans ce cas, l’expéditeur commence par des kanji et évolue vers les katakana, mais jamais l’inverse. Analysons maintenant la stratégie de cette évolution. Le message suivant commence par suki en kanji et est suivi par 7 phrases portant suki en katakana 6. Ex. 28 : Soredemo boku wa kimi ga [suki] de (30) « Pourtant, je t’aime. » Ex. 29 : se no takai no ga {suki}. « J’aime ta grande taille / J’aime que tu sois grand » Ex. 30 : shanpû no kaori ga {suki}. « J’aime l’odeur de ton shampoing. » 6 Pour plus de commodité, je noterai les mots en kanji entre crochets [ ], les mots en hiragana entre parenthèses ( ) et les mots en katakana entre accolades { }. Jap Plur 9 reprisDef.indd 69 19/12/13 22:12 70 Iwauchi Kayoko Ex. 31 : yaseta no ga {suki}. « J’aime que tu sois mince. » Ex. 32 : nagai ude ga {suki}. « J’aime tes longs bras. » Ex. 33 : kawairashii kuchibiru ga {suki}. « J’aime tes lèvres mignonnes. » Ex. 34 : ôkina te ga {suki}. « J’aime tes grandes mains. » Ex. 35 : tsuyogari bakari itteiru kimi ga {suki}. « Je t’aime avec ton air bravache. » Dans l’exemple ci-dessus, la déclaration d’amour est faite en kanji (ex. 28), mais le descriptif par lequel l’auteur explique plus en détail son sentiment est en katakana (ex. 29 à 35). En même temps, cette énumération de descriptifs en katakana imprime un certain rythme à ce texte. Par conséquent, le recours aux katakana rend le texte plus vivant et plus léger. Notons aussi que la fin de la phrase sans prédicat verbal desu résonne comme un poème. L’exemple suivant montre l’évolution du choix des caractères d’écriture au sein d’une même phrase : Ex. 36 : [suki],[suki], ano ko yori {suki}. (90) « Je t’aime, je t’aime, je t’aime plus qu’elle ne t’aime. » Ici, la déclaration d’amour est rédigée également en kanji, mais le troisième suki, dans le justificatif de l’amour, est, lui, écrit en katakana, afin d’exprimer qu’elle l’aime à sa façon, une façon unique, comme personne ne peut le faire. La stratégie commune à ces deux exemples réside dans le fait que l’on rédige d’abord la déclaration d’amour en kanji et qu’ensuite, le descriptif concernant cet amour est écrit en katakana. Dans les exemples ci-dessus, les katakana servent à produire un effet particulier, l’explication ou la justification en l’occurrence. Ce résultat rejoint la théorie des « show up words » que nous avons évoquée plus haut. Jap Plur 9 reprisDef.indd 70 19/12/13 22:12 Analyse de lettres d’amour en ligne 71 EN GUISE DE CONCLUSION A travers nos analyses, il nous semble que, dans les lettres d’amour envoyées sur Internet, l’expéditeur fabrique un conte dans lequel il joue le rôle du héros, soit comblé de bonheur, soit souffrant d’un amour sans retour. Par conséquent, le plus important paraît être d’écrire pour son auto-satisfaction. Ayant écrit un conte, l’expéditeur souhaite avoir le plus de lecteurs possible, donc il le publie en ligne. En partageant ses sentiments, il cherche à obtenir une grande audience. En réalité, le but de la lettre n’est pas la déclaration d’amour proprement dite. BIBLIOGRAPHIE Matsuda, Misa. « Kêtai, uêbu no hyôgen sutairu [Le style d’expression des SMS et du net] ». Gengo [Linguistique], n o 37-1, 2008, p. 40-45. Maynard, Senko. Koisuru futari no kanjô kotoba [Les dialogues d’amoureux]. Tôkyô, Kuroshio Shuppan, 2001. Maynard, Senko. Jyôi no gengogaku [Linguistique du langage émotionnel]. Tôkyô, Kuroshio Shuppan, 2000. Sadanobu, Toshiyuki. « Komyunikêshon, Bunpô to kyarakutâ no kakawari [Communication-grammaire et personnage] ». Gengo [Linguistique], n o 37-1, 2008, p. 52-59. Satake , Hideo. « Hyôki kôdô to kanji [Choix d’écriture et kanji] ». Nihongogaku têma betsu fairu [Etude sur le japonais par thématique]. Tôkyô, Meiji shoin, 2008, vol. 5. Nihongo dai jiten [Dictionnaire de japonais], Tôkyô, Kôdansha, 1995. Jap Plur 9 reprisDef.indd 71 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 72 19/12/13 22:12 ÔSHIMA HIROKO, Université Paris-Diderot – Paris 7 DÉCLARATION D’AMOUR EN KANSAI-BEN ET EXPRESSIONS DE MODALITÉ INTRODUCTION Cette étude analyse les expressions de modalité en kansai-ben dans des variantes de déclaration d’amour. Le terme de « modalité », utilisé comme terme opposé à « proposition », qui est le contenu objectif de l’énoncé, désigne ici la manifestation linguistique de l’attitude du locuteur à l’égard de son énoncé, de son interlocuteur ou de son acte de parole. Il est connu qu’en japonais, les expressions de modalité apparaissent dans la plupart des cas à la fin ou en tête des énoncés. Les énoncés 1 à 5 ci-dessous, construits avec l’adjectif suki, signifiant « préférence, prédilection, favori, amour », peuvent être utilisés comme déclaration d’amour. Bien que les amoureux du Kansai puissent se déclarer leurs sentiments en utilisant des expressions beaucoup plus variées, dans cette étude, nous allons nous focaliser sur les éléments apparaissant à la fin de ces énoncés, soit ya, de, nen, n(o)ya et wa, et essayer de démontrer que chaque variante est étroitement liée à la façon dont le locuteur souhaite exprimer et transmettre son sentiment d’amour : 1. Suki ya. 2. Suki ya de. 3. Suki ya nen. 4. Suki nan ya 1. 5. Suki ya wa. Nous trouvons de nombreuses recherches antérieures sur la modalité dans la langue japonaise standard. Cependant, il y a peu d’études linguistiques qui utilisent des corpus dialectaux. Nous 1Lorsque l’élément no ya est ajouté à un adjectif en na, il devient nan ya. Jap Plur 9 reprisDef.indd 73 19/12/13 22:12 74 Ôshima Hiroko voudrions utiliser les acquis de nos recherches sur la modalité du japonais standard pour analyser celle du kansai-ben dans une perspective d’étude contrastive. De ce point de vue, la présente étude pourrait apporter une modeste contribution aux recherches sur la modalité dans la langue japonaise. Les corpus que nous utilisons pour cette étude sont composés de conversations en kansai-ben extraites de romans d’amour et de mangas écrits par des écrivains originaires du Kansai 2. Suki YA 6. Sensei suki ya. « Mademoiselle, je vous aime. » (C1 3) L’exemple 6 apparaît dans une situation où un lycéen déclare son amour à son jeune professeur. Ya en kansai-ben correspond à l’auxiliaire d’assertion da dans la langue standard. Suki ya est fréquemment utilisé en tant que première déclaration d’amour. Suki YA DE Le locuteur souligne son propos avec la particule de qui est parfois prononcé dê avec un allongement de voyelle. Cet élément correspond aux particules zo ou yo dans la langue standard. L’exemple 7 est énoncé dans un bruit de discothèque pour avertir son interlocuteur que son téléphone sonne. On imagine que le locuteur crie presque : 7. Keitai natten dê. « Ton téléphone sonne ! » (C1) Avec l’exemple 8, le locuteur nie le propos de son interlocuteur : 8. Chigau sono hantai ya de. « Mais non. C’est le contraire. » (C1) Nous comprenons que cette particule apparaît dans des situations qui nécessitent l’insistance du locuteur. Suki ya de est donc une déclaration d’amour prononcée avec insistance. L’exemple suivant apparaît dans une situation de réconciliation après une dispute où le locuteur essaie de réaffirmer son amour vis-à-vis de sa partenaire : 9. Ore honma ni suki ya de. « Moi, je t’aime vraiment. » (C1) 2Il est inévitable qu’une diversité linguistique existe même au sein de la région du Kinki. Par conséquent, le dialecte du Kansai n’est pas vraiment une entité pure. Cependant, ici, nous n’entrons pas dans le détail des diversités internes. Nous voudrions simplement préciser que les exemples utilisés ici sont ceux acceptés sans difficulté par les personnes originaires du Kansai. 3 « C1 » correspond au premier corpus. Jap Plur 9 reprisDef.indd 74 19/12/13 22:12 Déclaration d’amour en kansai-ben et expressions de modalité75 Il arrive souvent qu’un adverbe d’intensification tels honma ni et meccha renforce une telle déclaration. NEN ET NOYA Passons maintenant à Suki ya nen et Suki nan ya. Etymologiquement parlant, nen vient de noya, qui correspond au noda de la langue standard. Le changement phonétique évolue ensuite vers neya pour devenir nen. Le résultat est que nen et noya coexistent dans le kansai-ben actuel, alors qu’on n’utilise que noda dans la langue standard. Quand il y a deux expressions, il est nécessaire que quelque chose les différencie, sinon elles n’auraient pas de raison de coexister. Nous allons essayer de trouver ces différences. Pour commencer, regardons d’abord les usages de noda dans la langue standard. Selon les dictionnaires ou les manuels de grammaire de la langue japonaise, noda ou sa forme contractée nda sont qualifiés de « modalité explicative ». C’est-à-dire qu’avec cet élément le locuteur essaie d’expliquer quelque chose. Cependant cette qualification est très vague et les situations d’apparition de noda sont en fait très variées. Regardons le tableau de synthèse proposé par NODA (2002a : 232.). L’explication, qui recourt à deux critères pour différencier les usages de noda, semble assez claire. Le premier critère indique si le locuteur réagit sur son interlocuteur ou non. Si oui, on a les cas (1A) ou (1B). Si non, le locuteur fait une explication pour luimême et il s’agit donc d’une prise de conscience par le locuteur, cas (2A) ou (2B). Le deuxième critère indique si ce que le locuteur essaie d’expliquer est connecté au contexte anaphorique linguistique ou situationnel, ou non. Si oui, on a les cas (1A) ou (2A), sinon, les cas (1B) ou (2B). Tableau 1 : les usages de noda dans la langue standard ; d’après NODA 2002a : 232. Le locuteur essaie de faire comprendre quelque chose à son interlocuteur (1) Le locuteur met en relation son propos avec le contexte anaphorique ou la situation d’énonciation (A) Le locuteur ne met pas en relation son propos avec le contexte anaphorique ou la situation d’énonciation (B) Jap Plur 9 reprisDef.indd 75 Le locuteur comprend lui-même (2) Usage typique de la modalité explicative (2A) (1A) (1B) (2B) 19/12/13 22:12 76 Ôshima Hiroko Bien entendu, ces quatre cas forment un continuum et il y a des exemples qui ne peuvent pas se classer facilement dans une case. Mais pour comprendre les différences existant entre nen et noya en kansai-ben, il nous semble que notamment le premier critère différenciant (1) et (2) peut nous être utile. Nous allons regarder les quatre cas avec des exemples de la langue standard et du dialecte du Kansai. Selon NODA (2002a), dans le cas (1A) nous avons les usages typiques de la modalité explicative, car le locuteur donne une explication à son interlocuteur sur quelque chose qui est dit dans un contexte linguistique ou sur quelque chose se trouvant dans un contexte situationnel. Par exemple, une autre personne est chez le locuteur. Elle sait qu’il n’y a pas de chat chez le locuteur. Mais on entend miauler un chat. Les exemples 10, 11 et 12 donnent l’explication du locuteur : 10. Tomodachi no neko nan da. (standard) 11. Tomodachi no neko nan ya. (kansai-ben) 12. Tomodachi no neko ya nen. (kansai-ben) « C’est le chat d’un ami ! » Dans le cas (1B), le locuteur explique quelque chose à l’autre mais il n’y a pas vraiment de connexion entre ce qu’il dit et un contexte anaphorique linguistique ou situationnel. Il s’agit d’un énoncé de type confession : 13. Jitsu wa onegai ga aru n da. (standard) 14. Jitsu wa onegai ga aru n ya. (kansai-ben) 15. Jitsu wa onegai ga aru nen. (kansai-ben) « En fait, j’ai un service à te demander. » Comme les exemples le montrent, dans les deux cas précédents, nous pouvons utiliser noya et nen sans qu’il y ait vraiment de différence. Par contre, nen est difficilement employable dans les cas (2A) et (2B). Dans le (2A), le locuteur comprend quelque chose grâce à un contexte linguistique ou situationnel. Il s’agit d’un énoncé monologique prononcé ou non prononcé. En écoutant chanter un camarade de classe, le locuteur énonce : 16. Hê koitsu uta jôzu nan da. (standard) 17. Hê koitsu uta jôzu nan ya. (kansai-ben) « Dis donc, il chante bien. » Nen ne peut pas être employé dans ce contexte précis 4. 4 Koitsu uta jôzu ya nen peut être employé sans problème pour expliquer à son interlocuteur que cette personne chante bien. Il ne s’agit pas d’une prise de Jap Plur 9 reprisDef.indd 76 19/12/13 22:12 Déclaration d’amour en kansai-ben et expressions de modalité77 Dans le cas (2B), le locuteur se souvient de quelque chose qui était oublié, mais cette prise de conscience n’est pas clairement connectée à un contexte linguistique anaphorique ou situationnel : 18. A sô da. Kyô wa okâsan ga kuru n da. (standard) 19. A sô ya. Kyô wa okâchan ga kuru n ya. (kansai-ben) « Ah, c’est aujourd’hui que Maman vient. » Nen ne peut pas être employé dans ce contexte précis 5. En résumé, nous comprenons que noya peut être utilisé sans difficulté dans les énoncés qui se replient sur le locuteur, comme une prise de conscience, et qu’au contraire nen apparaît uniquement dans les énoncés orientés vers l’autre. Il semble qu’avec noya, la fonction de la modalité explicative est dominante, alors que nen assume la fonction interpersonnelle. Cette différence de noya et nen se manifeste également dans les énoncés de type réaction tels Sô nan ya et Sô ya nen où sô est un élément anaphorique qui reprend ce qui vient d’être dit par l’autre : 20-a. (Nakazawa) Ûn, itte nai. Kyûshû ni mo itta koto nai nâ, yô kangae tara. (C2) « Non, je n’y suis jamais allé. Quand j’y pense, je ne suis jamais allé à Kyûshû non plus. » 20-b. (Maki) Sô nan ya. Sonde sono Toyono kun tte iu hito wa dô shita n ? « Ah bon. Qu’est-ce qui lui est arrivé alors à Toyono ? » 21-a. (Nakazawa) Nani, Nishiyama abareteru n ? (C2) « Quoi, Nishiyama a provoqué une rixe ? » 21-b. (Masamichi) Sô ya nen, nanka, shitsuren shiteta mitai de. « Oui, c’est ça. Il me semble qu’il a eu une déception amoureuse. » Dans l’exemple 20, Maki accepte simplement ce que Nakazawa dit et change tout de suite après de sujet pour commencer à parler d’une autre personne, tandis que dans l’exemple 21, Masamichi montre une adhésion à ce que Nakazawa dit et développe son explication sur le même sujet. Nous comprenons qu’avec Sô nan ya le locuteur se replie tandis qu’avec Sô ya nen le locuteur agit sur l’autre. Pour renforcer cette hypothèse, nous présentons une expression très connue à Ôsaka et l’explication d’O noe (2004) sur cette dernière : conscience mais d’un énoncé donnant une information à l’autre. 5 Kyô wa okâchan ga kuru nen peut être employé sans problème pour expliquer à son interlocuteur que la mère du locuteur vient aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une prise de conscience mais d’un énoncé donnant une information à l’autre. Jap Plur 9 reprisDef.indd 77 19/12/13 22:12 78 Ôshima Hiroko 22. Nen ga taran wa nen ga taran. « Le manque de nen dans sa façon de parler revient à un manque d’attention envers son interlocuteur. » Les marchands d’Ôsaka, en utilisant ce jeu de mots, avaient l’habitude d’enseigner à leurs apprentis à répondre aux clients en employant nen. C’est-à-dire que, dans une situation qui les oblige à répondre aux clients « il n’y en a plus », si l’apprenti dit Oma hen tout court, c’est trop sec et coupe le lien avec l’autre. Par contre, même dans cette situation embarrassante, s’il répond Oma hen nen, cela donne l’impression que l’apprenti ouvre son cœur à son client en expliquant la situation. Il en résulte que le ton s’adoucit. On comprend que l’usage de nen établit un pont avec les clients et que cet élément sert à avoir une bonne relation avec l’autre. Par ailleurs, K asai et al. (2000 : 26) qualifie nen comme une expression qui sert à réduire la distance des relations inter personnelles. Suki ya nen et Suki nan ya fonctionnent tous les deux comme une déclaration d’amour. Le premier s’oriente fortement vers l’interlocuteur : en l’employant, le locuteur ouvre son cœur et confie son amour à l’autre. Le deuxième sert au locuteur pour expliquer son état d’âme. Imaginons deux séquences (23 et 24) où les énoncés avec nen et nan ya sont inversés. 23. Suki ya nen. Ninen mae kara suki yatta n ya. 24. Suki nan ya. Ninen mae kara suki yatten 6. « Je t’aime. Cela fait deux ans que je suis amoureux de toi. » Dans le premier cas, le locuteur confie d’abord son amour, puis explique plus calmement quand a commencé son sentiment. Dans le deuxième, le locuteur commence par une explication de son sentiment puis passe à une confession sur le fait qu’il était amoureux de l’autre depuis deux ans. Les deux sont possibles. La seule différence, c’est que dans l’exemple 24, on a l’impression que le locuteur se trouve dans une situation qui nécessite d’expliquer son état d’âme, alors qu’on ne voit pas une telle contrainte avec l’exemple 23. Suki YA WA Concernant la particule wa, nous trouvons souvent dans les dictionnaires, manuels ou écrits linguistiques, des explications qui semblent incorrectes sur les deux points suivants : 6 Jap Plur 9 reprisDef.indd 78 Yatten correspond à yatta nen. 19/12/13 22:12 Déclaration d’amour en kansai-ben et expressions de modalité79 1) Wa est souvent présenté comme un élément du langage féminin dans le japonais standard (par exemple Noda 2002b : 264). 2) Dans les écrits linguistiques qui admettent l’existence de wa utilisé par les hommes, les particules wa utilisées en japonais standard sont souvent décrites comme différant par l’intonation : montante chez les femmes, descendante chez les hommes. Sans aucun doute, les combinaisons de particules wa yo, wa ne, et wa yo ne appartiennent uniquement au langage féminin même si elles sont en voie de disparition dans les conversations quotidiennes. Mais l’apparition de wa seul n’est pas si simple à expliquer. Il est vrai qu’un énoncé au style poli du genre de 25 est normalement interprété comme la parole d’une femme dans le japonais standard. Il est prononcé avec une intonation montante. Par contre, les exemples 26 et 27 sont prononcés avec une intonation descendante et peuvent être utilisés par les hommes aussi bien que par les femmes : 25. Tsukare-mashita wa. « Je suis fatigué(e). » ↑ 26. Aa, tsukareta wa. « Ah, je suis fatigué(e). » ↓ 27. Aa, omoi wa. « Ah, c’est lourd. » ↓ Par conséquent, la différenciation du sexe du locuteur par l’intonation ne nous semble pas très pertinente. Il paraît nécessaire de regarder la nature des énoncés. Les 26 et 27 ne sont pas des énoncés adressés à l’autre mais une sorte d’exclamation, tandis que l’énoncé 25 au style poli est forcément adressé à l’autre et est difficilement prononcé avec une intonation descendante dans le japonais standard. Si on passe au kansai-ben, on trouve wa en quantité importante employée par les hommes et les femmes avec une intonation descendante, et même l’exemple 25 peut être prononcé avec une intonation descendante. En dehors des cas d’énoncés monologiques qu’on vient de voir, nous nous rendons compte que dans les deux situations suivantes on trouve régulièrement l’apparition de wa. Premièrement, lorsque le locuteur quitte les lieux en laissant son interlocuteur (s’en aller, partir, s’absenter…) : 28. Sorosoro kaeru wa. « Je ne vais pas tarder à partir. » (C1) 29. Ore chotto toire iku wa. « Je vais aux toilettes. » (C1) Le deuxième cas est une situation où le locuteur refuse la proposition de son interlocuteur : 30. Iya, iiwa. « Non, merci. » (C1) 31. Warui, muriyawa. « Désolé. Je ne peux pas. » (C1) 32. Kyô wa yametoku wa. « Je passe pour aujourd’hui. » (C1) Jap Plur 9 reprisDef.indd 79 19/12/13 22:12 80 Ôshima Hiroko Il semble que wa en kansai-ben apparaisse dans des situations délicates où le locuteur annonce sa décision de façon unilatérale et ne demande pas le consentement de l’autre. Cependant, l’ajout de wa sert à adoucir le ton de transmission de ce type d’énoncé. En résumé, wa apparaît dans des énoncés centrés sur le locuteur dans lesquelles le locuteur se soucie d’adoucir le ton de son énoncé. Nous avons vu plus haut des cas d’exclamation. Comme les exclamations sont des énoncés centrés sur le locuteur, il est normal que wa y apparaisse souvent. Si on revient à la déclaration d’amour, wa, qui est parfois prononcé wâ avec un allongement de voyelle, est en fait utilisé dans une exclamation d’admiration. Donc si l’objet d’admiration est un objet, un endroit, un fait ou une tierce personne, cela marche bien, comme dans les exemples suivants : 33. Yappari Kyôbashi nara Azushi wa saikô ya wâ. « Pas de doute, si c’est à Kyôbashi, c’est le restaurant Azushi le meilleur ! » 34. Akiko san ga suki ya wa. « J’aime Akiko ! » Par contre, pour une déclaration d’amour devant la personne concernée, l’énoncé de ce type est possible mais un peu bizarre : ? 35. Anta ga suki ya wa. Il nous semble que cela est dû au fait que, dans cet exemple, tout en parlant de son amour, le locuteur traite l’autre comme un objet d’admiration mais pas comme l’interlocuteur présent auquel cet énoncé est adressé. EN GUISE DE CONCLUSION Dans cette étude, nous avons analysé cinq énoncés de déclaration d’amour en kansai-ben composés de l’adjectif suki, dans le but de dégager les différences des expressions de modalité, soit ya, de, nen, n(o)ya et wa, qui apparaissent à la fin de ces énoncés et qui sont la manifestation linguistique de l’attitude du locuteur à l’égard de son énoncé, de son interlocuteur ou de son acte de parole. Nous avons démontré que les variantes traitées étaient étroitement liées à la façon dont le locuteur souhaite transmettre son sentiment d’amour. Suki ya est une déclaration d’amour ordinaire. Dans Suki ya de, le sentiment est intensifié. Suki ya nen a une nuance de confession d’un secret. Suki nan ya est une explication du sentiment exprimé. Suki ya wa est une exclamation d’admiration. Jap Plur 9 reprisDef.indd 80 19/12/13 22:12 Déclaration d’amour en kansai-ben et expressions de modalité81 BIBLIOGRAPHIE Etudes K asai, Seiji. Onoe, Keisuke. Wakaichi Kôji. « Ôsaka no kotoba to Ôsaka no bunka [La langue d’Ôsaka et la culture d’Ôsaka] ». Gengo [Langage], 2000, vol. 29, n o 1, p. 14-38. Noda, Harumi. « 7 : Setsumei no modality [La modalité explicative] ». In Shin nihongo bunpô sensho 4 Modality [Nouvelle anthologie de la grammaire japonaise, 4 : Modalité]. Miyazaki Kazuhito, Adachi Tarô, Noda Harumi, Takashina Shino (dir.). Tôkyô, Kuroshio Shuppan, 2002a, p. 230-260. Noda, Harumi. « 8 : Shûjoshi no kinô [Fonctions des particules finales] ». In Shin nihongo bunpô sensho 4 Modality [Nouvelle anthologie de la grammaire japonaise, 4 : Modalité]. Miyazaki Kazuhito, Adachi Tarô, Noda Harumi, Takashina Shino (dir.). Tôkyô, Kuroshio Shuppan, 2002b, p. 261-288. Onoe, Keisuke. Ôsaka kotoba gaku [Etude de la langue d’Ôsaka]. Tôkyô, Kôdansha Bunko, 2004. Corpus (1) Mie. Sensei wa ore no mono [La professeur est à moi]. Tôkyô, Futaba sha, 2006. (2) Shibasaki, Tomoka. Kyô no dekigoto [Evénements d’aujourd’hui]. Tôkyô, Kawade shobô shinsho, 2004. (3) Nakahara, Aya. Lovely complex n o 1 – n o 17. Tôkyô, Shûei sha, 2002-2007. Jap Plur 9 reprisDef.indd 81 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 82 19/12/13 22:12 LE JAPON ET SES VOISINS : AMOUR ET CONTROVERSES Jap Plur 9 reprisDef.indd 83 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 84 19/12/13 22:12 ADRIEN CARBONNET CEJ-INALCO LA POLITIQUE ET L’AMOUR DE SON SEMBLABLE A PROPOS DU CONCEPT DE « YÛAI » CHEZ HATOYAMA YUKIO Les élections générales de 2009 au Japon ont consacré le Parti démocrate (Minshutô) comme première force politique du pays après une victoire sans équivoque – 308 sièges des 480 que compte la Chambre des Représentants –, reléguant dans l’opposition le Parti libéral-démocrate (Jimintô) qui avait dominé, de manière quasi continue, la scène politique depuis 1955. Le signe le plus frappant, pour nous, de cette victoire ne fut pas un discours ou la carte des nouvelles circonscriptions conquises par le Parti démocrate, mais une photographie prise non loin de la Diète, dans un des deux bâtiments réservés aux membres de la Chambre basse, là où chaque parlementaire dispose de quelques mètres carrés qu’il partage avec ses assistants, là où, à l’abri de la lumière, se décident en partie les choses publiques au Japon. L’image 1 montre un couloir impraticable, obstrué par un pêle-mêle de documents jonchant le sol. En arrière-plan, on devine deux hommes s’affairant à trier des milliers de pages déversées dans la précipitation pour laisser la place aux nouveaux arrivants. Les anciens locataires des lieux n’avaient probablement pas imaginé un seul instant qu’ils seraient un jour délogés avec une telle violence. Ce n’est pourtant pas la violence mais un tout autre thème qui fut au centre de la campagne du Parti démocrate : la fraternité (yûai). Le présent travail propose de revenir sur cette notion à travers deux axes de réflexion : premièrement, sa genèse et sa place au sein de la campagne électorale de 2009 ; puis, la tentative de traduire cet idéal de fraternité dans la politique étrangère du Japon à travers le projet de Communauté de l’Asie de l’Est (Higashi ajia kyôdôtai). 1Il s’agit d’une photographie de Tokitsu Tsuyoshi publiée dans l’hebdomadaire Aera du 14 septembre 2009 à la page 69. Jap Plur 9 reprisDef.indd 85 19/12/13 22:12 86 Adrien Carbonnet PARLER D’AMOUR ET GAGNER LES ÉLECTIONS Prendre soin de la vie de chacun. Une société dans laquelle le bonheur des autres est ressenti comme son propre bonheur. C’est à cette société fraternelle (yûai shakai) que j’aspire. A la lecture de ces mots qui ouvrent le programme électoral (manifesuto) du Parti démocrate (souligné par nous), ce n’est pas tant la succession de formules éculées (l’importance de la vie de chacun, l’équilibre entre mon bonheur et celui des autres, etc.) qui frappe le citoyen japonais ou l’observateur étranger, mais plutôt le terme « yûai » que ni l’un ni l’autre n’est habitué à rencontrer, a fortiori employé dans un tel contexte. De son origine à son apparition dans le programme électoral, la vertu de la fraternité, scandée tout au long de la campagne, tranche avec la plupart des slogans politiques dont les traits de construction sont souvent si grossiers qu’ils laissent entrevoir l’équipe de communicants qui se cache derrière. LA GENÈSE D’UN CONCEPT La naissance « japonaise » de ce concept remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En mai 1946, Hatoyama Ichirô, futur grand-père de Yukio, fut contraint par les forces d’occupation de quitter la scène politique. C’est durant son exil à Karuizawa qu’il fit la lecture d’un essai de Richard Nikolaus Coudenhove-Kalergi 2 (1894-1972), Totaler Staat, Totaler Mensch (1937) via sa traduction anglaise The Totalitarian State against Man (1938). Dans cet ouvrage, l’apôtre du fédéralisme européen en appelle à une « Révolution de la fraternité » qui doit régir à l’avenir les rapports humains (Coudenhove-Kalergi 1938 : 217-218) : Faillite du bolchevisme, progrès de la technique, disparition de la lutte des classes : il y a là les éléments d’une révolution nouvelle : la révolution de la fraternité, qui suivra dans l’histoire la révolution française libertaire, et la révolution russe de l’égalité. Le but de cette révolution ? La coopération libre, tolérante, et humaine, le socialisme, mais sur la base de l’individualisme ; le perfectionnement de l’idéal individuel, par le respect et l’individualité étrangère. L’histoire n’a connu jusqu’ici que deux révolutions de la fraternité : celle du bouddhisme, et celle du christianisme. Et 2 Fils d’un diplomate austro-hongrois et d’une Japonaise, celui-ci publie en 1923 un ouvrage, Pan-Europa, dans lequel il affirme que « ni l’Ouest ni l’Est ne veulent sauver l’Europe : la Russie veut la conquérir, l’Amérique veut l’acheter » et qu’en conséquence l’Europe ne pourra trouver son salut que dans l’union. Pour une étude plus approfondie de la pensée et de l’œuvre de Coudenhove-Kalergi (du Réau 2008 : 81-84). Jap Plur 9 reprisDef.indd 86 19/12/13 22:12 La politique et l’amour de son semblable87 ces deux religions, en effet, prennent leurs racines dans l’individualisme, et mènent l’homme au socialisme. Tous les hommes y sont frères : nés pour s’aider à porter le fardeau de l’existence. De cette fraternité, le monde actuel a perdu jusqu’à l’idée. Pour l’instant, il se recommande plutôt des soi-disant lois fondamentales qu’a formulées Darwin : de la lutte pour la vie, et du droit du plus fort. Le matérialisme bolchevique en est là : et près de lui le national-socialisme, avec son admiration aveugle de la race. L’un et l’autre oublient que la lutte pour la vie n’est qu’une perspective de la vie naturelle ; qu’il existe une seconde loi fondamentale : la loi de la tolérance mutuelle et de l’entraide : la symbiose : la loi de la fraternité. Il est temps de rappeler aux dirigeants de ce monde ce principe trop oublié. Dénonciation engagée (et souvent lucide) des totalitarismes de son temps (1938 : 113-115), l’ouvrage n’a pas pour autant fait date dans l’histoire de la philosophie politique, et doit pour beaucoup sa postérité à la famille Hatoyama. Ichirô fut tout particulièrement séduit par cet appel à la « fraternité » qui conclut l’ouvrage. Commençant la traduction japonaise, il choisit, pour rendre le terme de « fraternity », le mot « yûai » composé de deux idéogrammes : yû, le compagnon / l’ami et ai, l’amour. Il faut préciser ici que yûai n’est pas, comme on pourrait le penser, une création de l’ère Meiji et encore moins un néologisme forgé par Hatoyama. On le trouve déjà en Chine dans le Livre des Sui (viie siècle), et au Japon dans le recueil Chikkyo seiji (Abris de bambous pour des occupations salubres) du moine Kôshi Ehô (? – 1470 ?) au xv e siècle. Il est incontestable toutefois que cette traduction lui donnait une nouvelle dimension. La version japonaise de l’ouvrage de Coudenhove-Kalergi vit le jour en 1953 sous le titre Jiyû to jinsei (La Liberté et la Vie), et fut suivie, l’année suivante, par la création de l’Association des jeunes gens pour la fraternité 3. Ichirô rejoignit l’intellectuel européen dans la Franc-Maçonnerie en 1951 (ITOH 2003 : 133), et s’efforça de défendre la « fraternité » – valeur cardinale maçonnique – jusqu’à la fin de sa vie. Le parcours de Yukio montre qu’il ne s’est pas contenté de reprendre à son compte, pour agrémenter sa campagne électorale, l’héritage « fraternel » de son grand-père. Au contraire, le yûai semble avoir été le leitmotiv de son engagement politique. Peu avant la création du Parti démocrate en 1996 – parti dont il était en passe d’assurer, avec Kan Naoto, la direction – il n’hésita pas à prôner la « Révolution de la fraternité libérale » (Riberaru yûai kakumei ; numéro de juin de la revue progressiste Ronza), et 3 Yûai seinen dôshi-kai, qui existe toujours sous le nom d’« Association japonaise des jeunes pour la fraternité » (Nihon yûai seinen kyôkai). Jap Plur 9 reprisDef.indd 87 19/12/13 22:12 88 Adrien Carbonnet à inscrire dans le Manifeste du Parti démocrate (Minshutô rittô sengen) de septembre 1996 : « C’est l’esprit de la “fraternité’’ que nous voulons désormais placer au fondement de la société ». A la lecture de ses textes de campagne, on comprend que la fraternité est appelée à jouer le rôle d’un juste milieu entre le libéralisme et l’égalitarisme. Hatoyama s’appuie là encore sur Coudenhove-Kalergi, qu’il cite : « Sans fraternité, la liberté conduit au désordre de l’anarchie et l’égalité à la tyrannie 4 ». La fraternité constitue la seule voie possible pour surmonter les dérives de la liberté (qui conduit au marché tout-puissant) et de l’égalité (qui conduit au communisme). En 1996, l’hypothèse communiste n’ayant toutefois pas la même acuité qu’en 1938, Hatoyama parla d’une dérive de l’égalité conduisant à la négation de l’individualité de chacun : La liberté est propice à tomber dans l’anarchie de la raison du plus fort, et l’égalité risque de sombrer dans un mauvais égalitarisme rabotant les particularités de chacun. C’est la fraternité qui est à même de surmonter les excès engendrés par la liberté et l’égalité. Quant aux errements du libéralisme, la crise financière qui déstabilisait les économies mondiales au moment de la campagne électorale de 2009 ne pouvait tomber mieux ; elle donnait une parfaite illustration de ce que la fraternité se devait de corriger. Dans l’article de Voice, Hatoyama ne manqua d’ailleurs pas de dénoncer les dérives financières, attribuant au passage aux Etats-Unis un rôle moteur dans la crise. L’IMPACT SUR LA VICTOIRE Il est malaisé d’évaluer dans quelle mesure un slogan a pu contribuer à la victoire de celui qui le scandait. C’était un pari risqué que d’invoquer ce concept de fraternité, car en rappelant son origine et donc son affiliation à une longue lignée d’hommes politiques 5, Hatoyama Yukio risquait de ne pas apparaître comme celui qu’il aspirait à être : l’homme du changement. D’autant plus que sa volonté affichée de rééquilibrer la relation nippo-américaine n’était pas sans 4 « Ma philosophie politique » (« Watakushi no seiji tetsugaku »), publié dans le mensuel conservateur Voice (numéro de septembre 2009). Daté du 10 août, il s’agissait du dernier numéro paru avant les élections générales du 31. Nous n’avons pas pu retrouver la phrase dans la version française L’Homme et l’Etat totalitaire traduite de l’allemand par Marcel Beaufils, mais il est possible qu’elle soit tirée d’un autre ouvrage de Coudenhove-Kalergi. 5Rappelons que l’arrière grand-père de Hatoyama était président de la Chambre basse, le grand-père Premier ministre, le père ministre des Affaires étrangères, le frère membre de la Chambre basse (affilié PLD). Jap Plur 9 reprisDef.indd 88 19/12/13 22:12 La politique et l’amour de son semblable89 rappeler ce qu’avait tenté de faire en son temps Ichirô 6. Le second risque était lié au fait que ce vocable ne bénéficiait pas d’un grand écho au Japon. A cet égard, l’échange entre le candidat Hayoyama et un journaliste lors d’un débat organisé par le Japan Press Club le 15 mai 2009 est révélateur (Nihon kisha kurabu 2009 : 16) : Kurashige : Je n’arrive vraiment pas saisir ce que vous entendez par « yûai ». Vous parlez de « diplomatie yûai », de « finances publiques yûai », mais […] c’est un mot qui a presque disparu du vocabulaire. Hatoyama : Le fait que c’est un mot disparu du vocabulaire ne constitue-t-il pas justement le plus gros problème du Japon ? J’en suis, pour ma part, persuadé. Quelques mois plus tard, Hatoyama s’efforça d’expliquer au lecteur-électeur ce qu’il entendait par yûai en en proposant une définition fonctionnelle à défaut d’une réflexion sur son essence 7 : Qu’est-ce que j’entends par « fraternité » ? Une boussole pour nous indiquer les orientations politiques à suivre, un critère de jugement pour décider des stratégies à adopter. Je crois que c’est aussi l’esprit qui doit sous-tendre l’« ère de l’indépendance et de la symbiose » (jiritsu to kyôsei no jidai) à laquelle nous aspirons. Ni cette définition – somme toute vague et libre d’interprétation – ni l’habilité rhétorique dont fit preuve Hatoyama lors du débat au Japan Press Club ne purent masquer les carences du mot « yûai » dépourvu de puissance évocatrice pour bon nombre de ses concitoyens. Comment expliquer ce déficit symbolique de la fraternité ? Peut-être parce qu’avant qu’elle ne se revendique comme universelle et laïque la fraternité était intimement liée à la religion chrétienne 8. Hatoyama Ichirô, à la différence de la grande 6En août 1955, le ministre des Affaires étrangères de Hatoyama Ichirô, Shigemitsu Mamoru, rencontra à Washington John Foster Dulles pour lui proposer une révision du Traité de sécurité nippo-américain. Le Secrétaire d’Etat lui opposa sèchement une fin de non-recevoir. 7 « Ma philosophie politique », op. cit. Notons que Hatoyama avait, dans le numéro de juin 1996 de Ronza, proposé une réflexion sur l’essence du yûai : « L’essence de l’esprit du yûai réside dans l’estime et le respect de soi » (Yûai seishin no honshitsu wa jiko no songen to sonjû ni aru). 8Comme le résume d’ailleurs Jules Michelet, non sans lyrisme, dans son Histoire de la Révolution française : « Ce sentiment [la fraternité], né avec l’homme, avec le monde, commun à toute société, n’en a pas moins été étendu, approfondi par le Christianisme. A son tour, la Révolution [française], fille du Christianisme, l’a enseignée pour le monde, pour toute race, toute religion qu’éclaire le soleil », in Histoire de la Révolution française, tome premier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952 [1847], p. 25. Jap Plur 9 reprisDef.indd 89 19/12/13 22:12 90 Adrien Carbonnet majorité des Japonais, était chrétien ; on peut aisément imaginer que cette notion de fraternité ait eu un écho tout particulier pour lui lorsqu’il fit la lecture de Coudenhove-Kalergi, d’autant plus que ce dernier attribue, lui aussi, au christianisme la paternité de la fraternité et confère à celui-ci une place éminente dans la « Révolution de la fraternité » à laquelle il aspire (1938 : 221) : Cette révolution de la fraternité sera le fait de toutes les classes, indifféremment ; de toutes les philosophies, pourvu qu’elles se recommandent de l’idéalisme. Au premier rang marchera le christianisme, dont l’idéal social a formulé le premier, en Europe, l’idée de fraternité, et qui ne restera fidèle à lui-même que dans la mesure où il se dressera contre l’idolâtrie étatiste. Peut-être aussi parce qu’au-delà de cet idéalisme bienveillant, ce fut certainement des propositions plus concrètes, susceptibles de répondre directement aux attentes et difficultés de la nation, qui ont fédéré les électeurs autour de la candidature démocrate. Hatoyama Yukio avait affiché son désir de replacer l’homme au centre de la politique – approche d’ailleurs cohérente avec les idées de Coudenhove-Kalergi 9 – en traquant les dépenses de l’Etat jugées inutiles pour réallouer au peuple l’argent ainsi épargné (sous la forme, par exemple, d’une allocation parentale, une des propositions phares du Parti démocrate 10), et en sortant le Japon d’un régime qui aurait été jusqu’alors assujetti à une bureaucratie toute-puissante 11. FRATERNITÉ ET RELATIONS INTERNATIONALES Alors que pour les affaires intérieures de la cité, la fraternité pourrait – aux côtés de la vérité ou du courage – être érigée en vertu à chérir, il en va différemment pour ce qui est de la conduite des relations avec l’extérieur. Les efforts pour l’institution d’un multilatéralisme et la codification progressive du droit international n’ont pas modifié l’essence du système international caractérisé par un état d’anarchie au sens premier du terme, c’est-à-dire 9Dans l’article de Voice, Hatoyama fit, à cet égard, explicitement référence à une des phrases ouvrant L’Homme et l’Etat totalitaire : « L’homme est un but : il n’est pas un moyen. L’Etat est un moyen : il n’est pas un but. L’Etat n’a de valeur que dans la mesure où il est au service de l’homme. » 10D’où le slogan de la campagne de 2009 konkurîto kara hito e « [transférer l’argent] du béton à l’homme ». 11Une des premières mesures de Hatoyama fut de supprimer en septembre 2009 la réunion des directeurs généraux d’administration dont la fonction principale était de préparer les dossiers devant être approuvés le lendemain en Conseil du Cabinet (naikaku kaigi). Jap Plur 9 reprisDef.indd 90 19/12/13 22:12 La politique et l’amour de son semblable91 une situation « sans chef ». Prenant acte de l’échec de la sécurité collective et de la politique d’apaisement incapable d’endiguer le projet nazi, l’école réaliste a mis en avant la dimension intrinsèquement conflictuelle des relations internationales. Son chef de file, Hans Morgenthau (1904-1980), considère ainsi que la politique étrangère des Etats est déterminée par la recherche de l’intérêt national exprimé en termes de puissance (Morgenthau 1948 : 3-12). Intérêt, puissance, conflit, en somme rien ne pouvant rappeler la fraternité. LA COMMUNAUTÉ DE L’ASIE ORIENTALE : ÉTERNELLE ARLÉSIENNE ? A la tribune des Nations unies, lors de la 64e session de l’Assemblée générale le 24 septembre 2009, Hatoyama affirma vouloir se tourner vers l’Asie à travers un projet de communauté asiatique. Si cette idée n’est pas nouvelle au Japon 12, ce qui surprend dans le cas de la Communauté de l’Asie de l’Est prônée par Hatoyama Yukio, c’est la quasi-absence de précisions sur sa nature (intergouvernementale ou supranationale ? S’il fallait suivre fidèlement le programme de Coudenhove-Kalergi, cette communauté ne pourrait être que fédérale 13) et sur sa vocation (exclusivement économique ? la mise en place d’une monnaie commune a été évoquée ; politique ? culturelle ?). Sur ces deux points, le gouvernement japonais resta étonnamment silencieux et un retour au programme électoral du Parti démocrate n’est d’aucun secours pour percevoir les contours de l’organisation. Quant aux membres envisagés, le ministre des Affaires étrangères Okada Katsuya donna le 9 octobre 2009 une liste de pays 14 qui excluait les Etats-Unis du dispositif, ce qui n’était pas pour apaiser les turbulences que traversait l’alliance historique, notamment au sujet de la relocalisation de la base américaine de Futenma 15. L’idée d’une communauté asiatique se confronte à plusieurs obstacles. Le premier est le spectre de la sphère de coprospérité de 12 Sans remonter à l’idée d’une « Fédération du Grand Orient » (Daitô gappô ron) de Tarui Tôkichi (Babicz 2002 : 154-165) à la fin du xixe siècle, on peut dégager un certain nombre de projets élaborés après 1945, de la « sphère Asie-Pacifique » (Ajia taiheiyô ken kôsô) de Miki Takeo à la « Communauté de l’Asie de l’Est » (Higashi ajia komyuniti kôsô) de Koizumi Jun’ichirô qui, quoique différents dans leur approche, ont pour point commun de ne pas avoir vu le jour dans leur forme initiale. 13 Sur le plan politique, la fraternité s’exprime par le fédéralisme » (Coudenhove-Kalergi 1938 : 222). 14 Japon, Chine, Corée du Sud, pays de l’ASEAN, Inde, Australie et Nouvelle-Zélande. 15 Voir l’article de Kawato Yuko, dans cet ouvrage. Jap Plur 9 reprisDef.indd 91 19/12/13 22:12 92 Adrien Carbonnet la Grande Asie orientale qui, symbole de la domination coloniale, se superpose inexorablement à toute idée de communauté dont le Japon serait à l’origine. La persistance de conflits territoriaux – dont l’actualité récente montre qu’ils sont encore générateurs de tensions importantes – constitue un second obstacle, à moins qu’il ne soit décidé de mettre à profit le cadre de la communauté pour régler ces mêmes conflits 16. La troisième limite, peut-être encore plus fondamentale, est l’absence d’un intérêt commun suffisamment fort pour justifier la mise en place d’une telle structure. Enfin, il s’agit de savoir si les peuples inclus dans le projet sont désireux de fraterniser entre eux. Evolution du sentiment de sympathie des Japonais pour l’étranger (source : Bureau du Cabinet, 2010 ; ordonnée : % des personnes sondées) Pour ce qui est des Japonais, une « Enquête d’opinion concernant la diplomatie » conduite chaque année par le Bureau du Cabinet (Naikakufu) apporte quelques éléments de réponse 17. Le graphique montre l’évolution sur dix années (1999-2009) de la sympathie (shinkinkan / shitashimi) éprouvée par les Japonais vis-à-vis de la Chine, de la Corée du Sud et des pays de l’Asie 16 A en croire l’article « Ma philosophie politique », c’est cette seconde possibilité que Hatoyama semblait envisager. 17 Gaikô ni kansuru yoron chosa, dont l’objectif est de « saisir la compréhension qu’ont les Japonais de la diplomatie et d’en tenir compte lors de l’élaboration des politiques futures ». Voir le site du Bureau du Cabinet : http://www8. cao.go.jp/survey/index-gai.html (consulté le 15/01/2013). Jap Plur 9 reprisDef.indd 92 19/12/13 22:12 La politique et l’amour de son semblable93 du Sud-Est (à titre de comparaison nous avons ajouté les résultats concernant les Etats-Unis et les pays du Proche et Moyen-Orient). Concernant la Corée du Sud, les Japonais affirmant « éprouver de la sympathie » ou « éprouver plutôt de la sympathie » représentaient 48,3 % des sondés en 1999 contre 63,1 % en 2009. Cette augmentation constante (près de 15 points sur dix ans) trouve en partie ses fondements dans l’organisation conjointe de la coupe du monde de football en 2002 et dans la « vague coréenne » (kanryû), expression désignant l’engouement pour la culture et la langue coréennes au début des années 2000 au Japon. Vis-à-vis de la Chine, c’est la tendance inverse qui est observée. Alors qu’ils étaient 49,6 % à éprouver de la sympathie envers la Chine en 1999, ils ne sont plus que 31,8 % en 2008. Cette baisse continue et relativement forte (près de 18 points) s’inscrit dans un contexte particulièrement tendu entre les deux pays (manifestations antijaponaises, question des îles Senkaku / Diàoyútái). Pour les pays de l’Asie du Sud-Est, l’analyse est plus délicate à cause du regroupement d’entités très différentes (Singapour et la Birmanie par exemple) en une seule catégorie « pays d’Asie du Sud-Est », et parce que les données manquent pour les années 2008 et 2009. On constate toutefois que cet ensemble régional n’a jamais réussi à gagner la sympathie de la majorité des Japonais. Par comparaison avec celle pour les Etats-Unis (78,9 % en 2009), la sympathie des Japonais à l’égard des pays d’Asie reste donc relativement faible, instable et disparate, autant de points d’interrogation quant à la possibilité d’une communauté au sein de laquelle les peuples serviraient de ciment. LA FRATERNITÉ CONTRE LES VALEURS Cette diplomatie de la fraternité – sous couvert d’idéalisme – aurait pu se révéler bien plus « réaliste » que celle menée par les gouvernements précédents. Hatoyama ne manqua pas de critiquer ouvertement la « diplomatie des valeurs » (kachikan gaikô) prônée dès 2006 sous le mandat d’Abe Shinzô 18, qui visait à approfondir les relations avec les Etats mués par des valeurs considérées comme universelles (démocratie, droits fondamentaux, etc.) tout en se montrant moins coopératif avec ceux que ne les partagaient pas (Nihon kisha kurabu 2009 : 16-17) : Lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères, le Premier ministre Asô évoqua la « diplomatie des valeurs ». Personnellement, 18Le 17 mai 2007 fut fondée l’Association des parlementaires pour la promotion de la diplomatie des valeurs (Kachikan gaikô o suishin suru tame no giin no kai) qui rassemblait principalement des parlementaires d’obédience conservatrice du PLD sous la présidence de Furuya Keiji. Jap Plur 9 reprisDef.indd 93 19/12/13 22:12 94 Adrien Carbonnet je déteste cette diplomatie des valeurs. Rien de plus naturel que de resserrer les liens, approfondir les relations diplomatiques avec des pays qui partagent nos valeurs. Mais la diplomatie, c’est établir des relations au sein desquelles des pays aux valeurs différentes peuvent vivre ensemble tout en étant indépendants. Certes, mais entre tolérer l’intolérable et succomber à la critique systématique l’équilibre n’est pas toujours évident à trouver. Un exemple illustre cette difficulté : l’exécution par le régime chinois en avril 2010 de quatre nationaux japonais accusés de trafic de drogue. A la suite de ces exécutions – les premières depuis la normalisation des relations entre les deux pays en 1972 –, le Premier ministre Hatoyama déclara 19 : Chaque pays a son propre système judiciaire et je m’abstiendrai de tout commentaire qui pourrait apparaître comme une ingérence dans les affaires internes [d’un autre Etat]. Sans avoir eu réellement le temps de faire ses preuves, le Cabinet Hatoyama fut jugé par certains acteurs et observateurs de la vie politique comme trop complaisant à l’égard de Pékin. On revit fleurir dans la presse conservatrice 20 et sur Internet les expressions de « flatteries envers la Chine » (bichû) et de « diplomatie de la prosternation » (dogeza gaikô). C’est peut-être ici que le concept de fraternité atteint ses limites, qu’il ne peut davantage être déformé pour habiller, ou masquer, la réalité. Car sans parrainer les remontrances excessives d’une partie de la presse et de l’opposition, on peut toutefois penser, sans trop s’avancer, que face à un régime autoritaire, Coudenhove-Kalergi, défenseur infatigable de la dignité humaine, n’aurait pas cautionné une approche trop fraternelle. En juin 2010, le Premier ministre Hatoyama a entraîné dans sa chute tout espoir – à court terme du moins – de revoir cette notion de yûai jouer un rôle sur la scène politique japonaise. Quoiqu’appartenant au même parti, les successeurs de Hatoyama, Kan Naoto et Noda Yoshihiko, se sont d’ailleurs bien gardés de faire référence à un slogan intimement lié à un personnage désormais trop impopulaire et qui avait failli. 19Déclaration de Hatoyama Yukio le 6 avril 2009 devant les journalistes au Bureau du Premier ministre. 20 Voir, par exemple, le numéro d’avril 2010 de la revue Voice avec un dossier spécial comportant un débat intitulé « Les crises provoquées par la diplomatie des “flatteries envers la Chine” du Parti démocrate » (minshutô “bichû” gaikô ga maneku kiki). Jap Plur 9 reprisDef.indd 94 19/12/13 22:12 La politique et l’amour de son semblable95 BIBLIOGRAPHIE Babicz, Lionel. Le Japon face à la Corée à l’époque Meiji. Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, 271 p. Coudenhove-Kalergi Richard Nikolaus. L’Homme et l’Etat totalitaire. Paris, Plon, 1938, 233 p. du Réau Elisabeth. L’Idée d’Europe au xxe siècle – Des mythes aux réalités. Bruxelles, Complexes, (2e éd.), 2008, 375 p. Hatoyama Ichirô & Kaoru. Nikki [Journal], Chûô Kôron shinsha, t.1 : 1999 ; t.2 : 2005, 780 + 933 p. Itoh Mayumi. The Hatoyama Dynasty: Japanese Political Leadership Through the Generations. Basingstoke, Hampshire, Palgrave Macmillan, 2003, 312 p. Kitaoka Shinichi. Jimintô. Seikeitô no sanjûhachinen [Le Parti libéraldémocrate. Trente-huit années du parti au pouvoir]. Tôkyô, Chûô kôron shinsha, coll. « Chûô bunko », 2008, 394 p. Morgenthau Hans. Politics among Nations. The Struggle for Power and Peace. New York, Alfred A. Knopf, (2e éd.), 1948, 489 p. Nihon Kisha Kurabu (Japan Press Club). Minshutô daihyô kôho tôronkai [Débat des candidats à l’investiture du Parti démocrate]. Tôkyô, Nihon Kisha Kurabu, 2009, 18 p. Jap Plur 9 reprisDef.indd 95 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 96 19/12/13 22:12 CORRADO NERI Université Jean Moulin – Lyon 3 CHASSÉ-CROISÉ D’AMOUR ET DE HAINE DANS LE CINÉMA – LE CAS DE TAÏWAN ET DE SON PLUS ANCIEN COLONISATEUR Les rapports entre Taïwan et le Japon peuvent être analysés via le regard ambigu, contradictoire et pluri-signifiant du cinéma. Le cinéma (qui naît la même année que l’annexion de Taïwan au Japon, en 1895) balbutie, tâtonne, hésite, mais se révèle très vite une puissante arme de propagande et d’endoctrinement. En même temps, les films sont de formidables fenêtres ouvertes sur le monde : pour les Taïwanais, ils représentent l’opportunité de découvrir à la fois le monde occidental et le monde japonais, deux cultures qui sont en train de refaçonner l’île, son identité, sa politique, sa vie quotidienne. Les Japonais produisent à Taïwan plusieurs documentaires, tournent des ciné-journaux et, à partir des années 1920, des films de fiction commencent à paraître. Dans certains documentaires de la fin des années 1930 1, on peut déjà percevoir un regard sensuel, sexualisé, qui raconte les mutations vestimentaires, la diffusion des cultures « modernes » et urbaines à Taipei : les qipao côtoient les kimono, la musique des gramophones de la Columbia records 2 enseigne de nouveaux pas de danse, de nouvelles façons d’apprendre le couple et la famille. Le rapport amoureux est également central dans la représentation de matrice nationaliste des nouveaux rapports coloniaux. Le sujet impérial/colonial est souvent représenté comme féminin, faible, nécessitante la protection et le guide du sage colonisateur japonais. 1La récupération du passé colonial comme partie intégrante de l’identité nationale passe également par le renouveau d’intérêt pour le cinéma de l’époque. Un témoignage est le DVD des documentaires restaurés par le musée d’histoire de Taïwan en 2008 : Colonial Japanese Documentaries on Taiwan. 2 Voir le documentaire Viva Tonal (Tiaowu shidai, Chien Wei-su et Kuo Chen-ti, 2004), qui a été accueilli par un important succès public. Le film relate la diffusion des gramophones à l’époque coloniale via le regard passionné d’un collectionneur de vinyles. Jap Plur 9 reprisDef.indd 97 19/12/13 22:12 98 Corrado Neri La Cloche de Sayon (Sayon no kane, Shimizu Hiroshi, 1943) est peut-être le film le plus représentatif de l’effort de militarisation et de nipponisation. Il serait, selon la propagande, inspiré par une histoire vraie. Sayon, jeune fille aborigène, est particulièrement attachée à un officier éduqué au Japon. Lui part à la guerre contre la Chine. Sayon le soutient, elle l’accompagne sous la pluie battante, mais, après avoir crié un dernier « Banzaï ! », Sayon tombe et se noie dans une rivière. Le gouvernement impérial fait ériger une cloche dans le village natal de la jeune fille pour honorer l’esprit et la dévotion de la martyre. La représentation idéale de la pax nipponica est évidente : tout le monde – y compris les paysans et les « aborigènes » – parle un japonais sans faute. Les grands symboles de l’impérialisme culturel sont tous déclinés : le Japon est viril et guerrier (c’est là où l’on apprend à se battre), la colonie est féminine et nécessiteuse de protection. Sayon est interprétée par Yamaguchi Yoshiko (alias Li Xianglan, alias Ri Koran). Star de la production Manchu, Yamaguchi est d’origine japonaise, mais elle se fait passer pour chinoise pendant la guerre afin de représenter le sujet colonial idéal 3. Refoulée pendant la domination nationaliste qui suit 1945, la représentation de l’époque coloniale refait surface dans le cinéma taïwanais contemporain. Le « modèle Japon » est de plus en plus important dans la représentation filmique de Taïwan, à la fois comme objet de désir, comme matrice narrative et exutoire. Si pour Taïwan le Japon semble représenter un aimant particulièrement puissant de par son passé colonial, la diffusion panasiatique du soft power japonais de l’industrie de la culture populaire ne peut que booster la tendance des cinéastes à chercher dans l’archipel idées, corps, fragments de discours et positions d’amour. Plusieurs œuvres déclinent des thèmes qui montrent diverses modalités de relation à l’autre, où l’autre – le Japon – déclenche les passions et enseigne souvent de nouvelles façons d’aimer, de se rapporter à la sexualité et à l’amour. Par exemple, La Cloche de Sayon citée ci-dessus a été « remakée » dans une séquence onirique de Island Etude, d’En Chen, en 2006. Island Etude, long métrage de fiction portant sur un jeune garçon qui visite l’île en vélo, nous donne l’opportunité d’évaluer la présence et la résistance d’un paradigme amoureux entre les deux pays. Paradoxalement, on pourrait même indiquer que le Japon 3 Yamaguchi ne cesse de passionner les chercheurs, les biographes, les romanciers et le public. Hormis les nombreux essais, on songe ici au drama Ri Koran (2007), qui reconstruit l’aventureuse existence de l’actrice ; au roman China Lover de Ian Buruma (2008), qui parcourt l’histoire moderne du Japon à travers les témoignages de trois personnages qui ont côtoyé la star. Jap Plur 9 reprisDef.indd 98 19/12/13 22:12 Chassé-croisé d’amour et de haine dans le cinéma99 – comme corps social, mythe de (post)modernité panasiatique – reste (ou se réimpose) comme objet de désir et de nostalgie. Le projet le plus explicite à ce sujet est le bien nommé About Love (Guanyu ai, 2005) : film à épisodes dirigé par Shimoyama Ten, Yee Chi-yen et Zhang Yibai, About Love raconte diverses histoires où de jeunes Japonais et Taïwanais (et Chinois, dans le segment dirigé par Zhang), nonobstant les barrières linguistiques et culturelles, tissent de touchantes histoires d’amour panasiatiques. Plus récemment, il est remarquable que dans deux films tout récents (Miao Miao, dir. Cheng Hsiao-tse, 2008 ; Somewhere I Have Never Travelled, dir. Fu Tian-yu, 2009) le personnage japonais représente le déclencheur de la prise de conscience de l’homosexualité du protagoniste (entre filles dans le premier, entre garçons dans le second). L’altérité, c’est bien connu, éveille le désir. L’étranger, celui qui est de passage, suggère des parcours possibles qui n’ont pas été découverts avant la rencontre. Si l’on adopte une lecture politique, on pourrait également voir dans ces textes la réévaluation d’un rapport colonial qui, en dépit des prévarications subies par les Taïwanais, a façonné une forme de conscience individuelle et de rapport à l’autre inédite et, qui plus est, qui s’éloigne de la Chine continentale, dont on sait qu’elle a toujours tenté et essaie encore de faire de Taïwan une partie de son Empire. On pourrait également évoquer l’omniprésence de la culture populaire japonaise à Taïwan : manga, anime, J-pop et cosplay sont appropriés par la jeunesse taïwanaise comme formes d’expression personnelle, quoique fortement assagies par rapport à la source ; les grands noms de l’art-pop japonais, tels que Murakami Takeshi, sont discutés et imités dans le milieu. Dans le cas des deux films susmentionnés, la traduction et le partage en ligne de manga yaoi sont, pour la jeunesse taïwanaise, une façon de revendiquer une légitimité à vivre (plus) librement sa propre sexualité. Le modèleautre est par conséquent vécu et utilisé comme levier imaginaire pour forcer une ouverture et une acceptation qui se révèlent souvent bien difficiles dans le contexte fortement confucéen et traditionaliste de la réalité familiale et sociale. Bien évidemment, il y a une part de fantasme dans l’attribution à l’Autre de possibilités qui sont percluses dans le contexte quotidien. Dans le cinéma, l’Autre – et plus spécifiquement, le rapport amoureux avec l’autre – est également source immédiate de drame, ou encore mieux, de mélodrame : Madame Butterfly, la danseuse de Mori Ôgai… l’autre part, quitte, abandonne. Dans Somewhere I Have Never Travelled, le photographe japonais, comme Clint Eastwood (toutes proportions gardées) dans Madison County, enseigne la passion, réveille les sens avec son Jap Plur 9 reprisDef.indd 99 19/12/13 22:12 100 Corrado Neri esprit d’aventure et son regard ouvert (Eyes Wide… Open) sur le monde, apprend le plaisir et la nécessité de partir, et part. Il a laissé un esprit rêveur et, peut-être, curieux de ce qu’il se passe audelà des étroites frontières du bourg natal. Dans Miao Miao également, la jeune Japonaise part, laissant son amie taïwanaise à l’aéroport ; elle va enfin crier le nom de l’aimée. Mélodrame, bien sûr, et rappel de l’importance d’exprimer ses émotions et désirs les plus profonds avant qu’il ne soit trop tard. Tous ces départs nous renvoient à la plus éclatante représentation du désir nippophile, toujours par le biais d’une représentation amoureuse. Cape n o 7 (Haijiao qi hao, Wei Te-sheng, 2008), le plus important succès public du cinéma taïwanais de tous les temps, montre en fait une double histoire d’amour, en forme de chiasme. D’un côté, on évoque le départ tragique d’un officier japonais qui laisse son amoureuse taïwanaise en 1945 ; de l’autre, dans le présent, un jeune homme, le Taïwanais Aga, est attiré par une fille japonaise, Tomoko, à laquelle il dira, à la fin du film et après plusieurs escarmouches amoureuses, « ne pars pas ; ou sinon, je viens avec toi ». Si on fait abstraction de la bluette sentimentale, on peut aisément lire une parabole politique qui indique une surdétermination des sentiments, comme si ces individus étaient obligés de réactiver les rapports colonisé/colonisateur, et de le faire avec passion. L’amour (avec, certes, plusieurs connotations parentales/incestueuses) est inévitablement réactivé par les Taïwanais. La recherche d’une figure paternelle qui puisse valider des instances identitaires passe par la déclination amoureuse, qui s’incarne dans un rapport panasiatique où Taïwan visualise l’ancien colonisateur comme amant, modèle, passion. On évoquait l’importance du modèle japonais dans la construction narrative du cinéma taïwanais contemporain : Cape n o 7 est aussi un grand film à la japonaise. Plusieurs poncifs de la cinématographie nipponne y sont déclinés, notamment la bande de nerd qui doit monter un groupe de rock et qui, en apprenant la discipline, l’effort, la valeur du sacrifice pour l’esprit du groupe, réussit contre toute attente à monter un spectacle passionnant. On a vu cette histoire d’innombrable fois sur les écrans japonais, qu’il s’agisse de swing girls, de punks ou de groupes de danseurs… Une des dernières images du film raconte la déclaration d’amour : Aga, chanteur du groupe, est sur scène, un écran gigantesque derrière lui ; l’image de Tomoko est projetée sur l’écran. Les deux amoureux sont représentés unis dans le même cadre grâce à ce multi cadrage rhétorique (hautement démonstratif : la foule acclame l’amour déclaré). Cette image nous dit indirectement l’importance des médias dans les relations amoureuses ; les comportements sont Jap Plur 9 reprisDef.indd 100 19/12/13 22:12 Chassé-croisé d’amour et de haine dans le cinéma101 façonnés par les modèles véhiculés par la télévision, les vidéos, les dessins animés et les manga. A Taïwan la norme kawaii domine la sensibilité des jeunes générations, ce qui se reflète dans la légèreté naïve des dialogues, dans ce paradigme qui dessine l’amour comme une bulle au dehors du temps et de l’espace, et où la sexualité est rendue inoffensive par le biais du jeu. Si la plupart des films taïwanais contemporains sont influencés par la nécessité de plaire à un public avide d’anime et qui rêve à une adolescence infinie, on trouve également une version plus adulte de l’objet esthétique « Japon ». Il existe un filon de films qui utilisent le corps japonais comme élément érotique : Dans Invitation Only (Jueming paidui, Kevin Ko, 2009) et La Saveur de la pastèque (Tianbian yi duo yun, Tsai Ming-liang, 2005), par exemple, les actrices japonaises d’Adult Video (Ozawa Maria dans le premier, Yozakura Sumomo dans le deuxième) sont appelées pour dévoiler ce que les actrices taïwanaises ne peuvent/veulent pas montrer. La Saveur de la pastèque est un porno-musical qui joue avec les codes du cinéma de l’absurde pour dénoncer la mécanisation du désir dans la société contemporaine, la soif inassouvie d’amour et de sentiments qui se soulage provisoirement avec la consommation capitaliste de représentation érotique. Invitation Only, pour sa part, est le premier essai taïwanais dans le domaine du slasher – film d’horreur où un tueur massacre une à une ses victimes, généralement de jeunes gens. Comme la trilogie Scream (Wes Craven, 1996-2000) nous l’enseigne, la première fille qui brise le tabou de la chasteté devient automatiquement la première victime du sadique assassin (avec une mise à mort, bien entendu, sanglante à souhait). Respectueux des règles du genre, la première victime de Invitation Only, à savoir Ozawa Maria, est la première (et la seule) fille à montrer ses grâces. Dans Invitation Only et dans La Saveur de la pastèque, les corps nus des actrices sont exclusivement japonais. D’un côté, cela relève tout simplement de l’intérêt taïwanais (et plus généralement de l’Asie Orientale) pour la très développée industrie porno nipponne, particulièrement vivace et qui, même si elle doit jongler avec d’archaïques codes de censure, peut se permettre de dépasser des barrières de représentabilités infranchissables dans d’autres pays asiatiques. On pourrait également voir, dans l’usage qui devient systématique du corps japonais érotisé dans des films taïwanais, une sorte de revanche macho qui utilise le corps féminin de l’ancien colonisateur dans une « étreinte » libératoire. On pourrait également, et à titre complémentaire, y lire la reconnaissance d’une sexualité plus libre par rapport au modèle social écrasant imposé par la société taïwanaise ; ou – en termes freudiens – le d éplacement vers Jap Plur 9 reprisDef.indd 101 19/12/13 22:12 102 Corrado Neri un corps/sujet autre des représentations de pulsions bien évidemment présentes dans le corps de la société taïwanaise, mais stratégiquement cachées/refoulées. Le Japon (l’actrice japonaise) serait par conséquent le corps fétiche qui légitime une passion érotique autrement (hypocritement) refoulée. La pornographie est acceptée si performée à l’extérieur de limites symboliques ; représentation qui ne compromet pas l’innocence et la pureté (imaginaires, bien entendu) du corps national. Il s’agit en tous cas d’une présence « fantomatique », d’une substitution symbolique d’éléments refoulés de la (représentation de la) sexualité – déplacée vers le corps disponible et visible des actrices japonaises. On pourrait proposer une lecture méta-cinématographique, où la présence d’une actrice japonaise est allégorie d’un appel à l’auctoritas de la tradition représentationnelle nipponne. Dans le choix de déplacer et condenser les pulsions érotiques vers une comédienne japonaise, on trouve une stratégie de légitimation de la part de l’industrie cinématographique taïwanaise, en crise depuis une quinzaine d’années. Le personnage de la Japonaise ne serait donc pas seulement moyen de briser certains tabous sexuels, mais également une tactique pour convoquer une figure de référence paternelle. Un des plus intéressants phénomènes cinématographiques de ces dernières années est la réinvention du genre « Horror ». Originaire du Japon, une nouvelle vague de films thématiquement et esthétiquement très novateurs a déferlé sur l’Asie (Corée, Thaïlande, Philippines), pour arriver au reste du monde via les remakes hollywoodiens. L’industrie du cinéma taïwanais est à la recherche de nouvelles voies de développement, et une possibilité est la production de films de genre, jadis très pratiquée, aujourd’hui presque oubliée. Avec la présence d’Ozawa Maria, le premier slasher taïwanais fait appel à une figure paternelle et exemplaire, à savoir la puissante industrie d’entertainment nipponne, et plus spécifiquement la très rentable « nouvelle vague » du J-Horror. Ici, cet appel est incarné par l’actrice japonaise, qui rentre dans le corps du cinéma taïwanais en lui insufflant un nouveau départ. Le personnage d’Ozawa Maria est sacrifié au début du film, mais sa présence fantomatique reste dans le cinéma taïwanais contemporain – sacrifice allégorique qui demande une bénédiction dans la future production des films de genre mainstream. Cet amour est-il à sens unique ? Café Lumière (Kafei shiguang), l’hommage de Hou Hsiao-hsien à Ozu Yasujirô, amorce une réponse. Appelé à faire un film à Tôkyô pour célébrer le centenaire de la naissance d’Ozu en 2003, le maître du cinéma taïwanais tisse une histoire où une jeune fille japonaise est enceinte Jap Plur 9 reprisDef.indd 102 19/12/13 22:12 Chassé-croisé d’amour et de haine dans le cinéma103 de son amoureux taïwanais (qu’on ne verra jamais) ; le corps du bébé signale la présence cachée de Formose dans les aspects le plus quotidiens de la vie contemporaine japonaise – à la fois manque, culpabilité, et besoin de récupérer l’ancienne passion. La jeune protagoniste fait des recherches sur le compositeur taïwanais Jiang Wen-ye, actif à Tôkyô dans les années 1930, et qui a représenté le Japon aux JO de Berlin en 1936. On pourrait gloser sur l’hypothèse de Hou qui invite à réfléchir sur la possibilité d’une influence souterraine de la culture taïwanaise sur le Japon. En fait, en liant ces deux symboles de persistance et d’alliance intime entre les deux pays (le bébé du père taïwanais ; l’artiste taïwanais qui travaille à Tôkyô), on pourrait nuancer l’idée de passages culturels. Les relations entre les deux pays apparaissent moins monodirectionnelles que l’on est souvent porté à le croire : en fait, on a tendance à décrire l’emprise de la culture japonaise sur Taïwan, mais on passe peut être à côté de l’envers. La figure du musicien installe le doute d’un dialogue entre les deux pays, de la possibilité d’une forme de permanence des cultures de pays anciennement colonisés par le Japon actuel. S’agit-il pourtant d’une histoire d’amour ? En quelque sorte : la fille veut l’enfant, mais ne semble pas intéressée d’en récupérer le père. Par contre, elle est accompagnée par un discret personnage japonais, incarné par Asano Tadanobu. Grâce au montage elliptique et à la symétrie des corps qui tissent de complexes chorégraphies au fil de longs plans-séquences, Hou semble suggérer que les deux formeront à la fin un couple heureux. Souterrain, implicite, silencieux, mais néanmoins happy end, assez rare dans sa filmographie. Encore une fois, il s’agit de la mise en scène d’un Japon fantasmé comme lieu lié à l’histoire, à la possibilité de mémoire, où – au contraire d’une Taïwan désespérée et sombre – les jeunes peuvent reconstruire une histoire d’amour tendre et passionnelle. C’est bien dans le déplacement, dans la confrontation avec l’autre, ou peut-être seulement dans l’ailleurs que l’enfant taïwanais pourra connaître un couple de parents qui s’aiment. Dans Millenium Mambo, Hou avait déjà filmé la ville de Taipei comme labyrinthe d’incommunicabilités (clubs, drogue, appartements sombres, violence) et le voyage au Japon comme parenthèse sentimentale, sensible, heureuse, où on communique avec soi-même et avec l’histoire (la petite ville où les personnages voyagent est tapissée d’anciens posters de cinéma, qui semblent garder le secret de l’amour). Tous ces films montrent, chacun avec ses spécificités esthétiques et thématiques, la nécessité de la part des cinéastes taïwanais d’utiliser le Japon pour y retrouver un modèle de vie amoureuse déterminé par la politique et la construction Jap Plur 9 reprisDef.indd 103 19/12/13 22:12 104 Corrado Neri idéologique d’une identité nationale. Le couple proposé est un couple panasiatique, surdéterminé, inévitable, nécessaire ; l’autre paraît de plus en plus indispensable pour envisager un rapport amoureux. Et cet Autre est, dans la grande majorité des cas, non pas occidental ou chinois, mais spécifiquement japonais. L’Histoire a-t-elle marqué à jamais les sentiments taïwanais ? Il paraîtrait que la longue parenthèse coloniale ait déterminé les sentiments amoureux des Taïwanais qui sont (peut être « indépendamment de leur subjectivité »), attirés par le groupe/le corps/ l’identité japonaise. Jap Plur 9 reprisDef.indd 104 19/12/13 22:12 KAWATO YUKO Université de Washington, Seattle LA RELOCALISATION DE LA BASE AÉRIENNE DE FUTENMA À OKINAWA ET L’ALLIANCE SÉCURITAIRE AMÉRICANO-JAPONAISE Le Japon et les Etats-Unis ont célébré le cinquantième anniversaire du traité de sécurité en 2010. Pour cette occasion, les deux Etats avaient envisagé de publier une déclaration commune sur la sécurité signée par les deux chefs d’Etat réaffirmant leur engagement à l’alliance. Cependant, la victoire électorale du Parti démocrate du Japon (PDJ) mené par Hatoyama Yukio en août 2009, et les événements qui suivirent, liés à la délocalisation de la base aérienne de Futenma à Okinawa, ont mis ce plan en suspens. Le programme électoral du PDJ a soulevé des questions sur le positionnement du parti vis-à-vis de l’alliance. Le PDJ avait en effet promis de construire une alliance « équitable » avec les Etats-Unis, en établissant une stratégie de politique étrangère « indépendante ». Ce que seraient une telle alliance et une telle stratégie de politique étrangère n’était cependant pas clair. Hatoyama a déclaré qu’il souhaitait s’atteler au rapprochement entre le Japon et la Chine, et ceci a également ennuyé les EtatsUnis. Plus important encore, la promesse pré-électorale faite par Hatoyama de déplacer la base aérienne de Futenma « du Japon si possible, mais d’Okinawa au moins » allait contre l’accord bilatéral précédent qui prévoyait certes la délocalisation de la base de Futenma, mais à Henoko, au nord d’Okinawa. Les efforts de Hatoyama pour tenir cette promesse ont généré des tensions entre les alliés et ont retardé les pourparlers sur la déclaration commune. En mai 2010, Hatoyama a renoncé à trouver un site de remplacement et a annoncé que la base de Futenma serait bien transférée à Henoko finalement. Dans cet article, j’expliquerai pourquoi le plan de délocalisation s’est reporté sur Henoko. Je pense que cet événement a révélé deux problèmes importants de l’alliance et j’évoquerai quelques possibilités pour les résoudre. Jap Plur 9 reprisDef.indd 105 19/12/13 22:12 106 Kawato Yuko Carte 1 : Les bases militaires américaines à Okinawa (Gouvernement d’Okinawa – http://www.pref.okinawa.jp/site/chijiko/kichitai/25185.html) LE RETOUR À HENOKO Je considère que le plan de délocalisation s’est finalement reporté sur Henoko parce que les Etats-Unis n’avaient aucune motivation politique ou militaire pour changer de position sur ce transfert. Cela devient clair quand on compare ce cas avec d’autres dans le passé, pour lesquels les Etats-Unis ont été forcés de changer leur politique relative aux bases en réponse aux protestations à Okinawa. Par exemple, à la fin des années 1960, les Etats-Unis ont décidé de rendre le contrôle administratif d’Okinawa au Japon et d’accepter des contraintes sur l’utilisation des bases, parce que les manifestations à Okinawa et l’opinion publique au Japon Jap Plur 9 reprisDef.indd 106 19/12/13 22:12 La relocalisation de la base aérienne de Futenma à Okinawa107 menaçaient de saper l’efficacité militaire américaine à Okinawa et au Japon si les Etats-Unis continuaient à s’opposer à la restitution d’Okinawa. A Okinawa, les grèves des ouvriers sur les bases ont particulièrement inquiété les chefs des forces américaines (Miller & Adcock 1975 : 27 ; Tanji 2006 : 84). De plus, malgré des différences dans la vision de la stratégie à adopter, tous les partis politiques à Okinawa étaient en faveur de la restitution. Il y eut au Japon, dès le début des années 1960, un soutien public fort pour la restitution. L’argument nationaliste pour le retour d’Okinawa dans le giron national, affirmant qu’Okinawa était une partie du territoire japonais perdue lors de la Seconde Guerre mondiale que le Japon devait désormais récupérer, était très populaire. Des officiels américains se sont inquiétés de ce que ce sentiment nationaliste puisse se concentrer sur les Etats-Unis et contre le traité de sécurité si les Etats-Unis continuaient à administrer Okinawa. Ils se sont de plus rendus compte que la restitution renforcerait le gouvernement conservateur du Premier ministre Satô Eisaku, qui soutenait la politique sécuritaire américaine (dont le maintien de bases américaines à Okinawa après la restitution et la guerre au Viêt Nam). Refuser cette restitution aurait renforcé les partis d’opposition gauchistes, qui soutenaient la restitution et étaient eux opposés à la politique américaine (Sarantakes 2000 : 129-167). Les Etats-Unis avaient donc des motivations politiques et militaires fortes pour restituer Okinawa au Japon, même si cela les forçait à accepter des contraintes dans l’utilisation de leurs bases militaires. De même, en 1996, les Etats-Unis ont consenti à fermer plusieurs bases (dont Futenma) en échange d’installations de remplacement, à modifier des formations et des procédures opérationnelles, et à améliorer une partie de l’Accord de Statut des Forces. Ces changements se sont produits en réponse à de grandes manifestations à Okinawa et aux sondages nationaux qui montraient que le public japonais s’était retourné brusquement contre les bienfaits apportés par les forces américaines au Japon. Le viol d’une fillette de 12 ans par trois militaires américains en septembre 1995 a déclenché des protestations massives à Okinawa. Ces protestations ont influencé l’opinion publique dans le reste du Japon. Selon un sondage mené par le Yomiuri Shinbun et Gallup Inc. entre octobre et novembre 1995, le nombre de Japonais jugeant positive la relation bilatérale américano-japonaise est tombé à à peine plus de 20 %, chiffre le plus bas depuis la création de ce sondage en 1978. Bien que 60 % des répondants aient affirmé que le traité de sécurité était « avantageux », ce chiffre était de 14 points plus bas qu’en 1988 et de 5 points plus bas qu’en Jap Plur 9 reprisDef.indd 107 19/12/13 22:12 108 Kawato Yuko 1994 (Funabashi 1999 : 70). Pendant ce temps, des décideurs américains et japonais étaient engagés dans des efforts pour redéfinir et renforcer leur alliance sécuritaire dans cette période au sortir de la Guerre froide (Vogel & Giarra 2002). Les décideurs se sont donc inquiétés du déclin du soutien public pour l’alliance au moment même où ils essayaient de la renforcer. Cette vulnérabilité a déclenché les changements de la politique de bases que l’on a connus. L’ÉCHEC À TROUVER UN SITE DE REMPLACEMENT Après que Hatoyama a proposé de délocaliser la base de Futenma hors d’Okinawa, on s’attendait à ce qu’il propose des sites de remplacement valables et des avantages suffisants pour que les Etats-Unis les acceptent. Or ce fut pour Hatoyama un échec. Hatoyama ne put trouver de site de remplacement pour trois raisons principalement. D’abord, il a échoué à communiquer sur le contexte global qui justifiait cette recherche de sites de remplacement. Autrement dit, il n’a pas su expliquer en termes d’intérêts japonais ce qu’il percevait comme des défis régionaux et globaux, ni quels rôles l’alliance devait jouer pour relever ces défis et quelles forces et fonctions américaines devaient être positionnées, et où, pour satisfaire leurs exigences opérationnelles. En se basant sur ce type d’informations et sur son objectif de délocaliser la base de Futenma hors d’Okinawa, il aurait dû proposer des sites mieux pourvus et adaptés, ou au moins des équivalents à Henoko. Cependant, Hatoyama et son administration ont échoué à expliquer pourquoi les fonctions et les forces qu’ils voulaient déménager de Futenma auraient dû rester au Japon et plus précisément dans les communautés spécifiques qu’ils envisageaient pour le transfert. L’explication de Hatoyama affirmant qu’il cherchait des sites de remplacement pour réduire le fardeau pesant sur Okinawa n’était pas suffisante. Les communautés locales qui sont apparues dans les médias comme candidates possibles ont justement demandé pourquoi c’était à elles d’endosser le fardeau de la sécurité japonaise, et elles ont organisé des manifestations de protestation. Deuxièmement, les communautés locales savaient, en observant Okinawa et d’autres hôtes de bases militaires dans d’autres départements japonais, que divers problèmes liés aux bases persistaient malgré les réclamations répétées des communautés hôtes. Les gouverneurs des départements hébergeant les bases américaines avaient demandé la révision de certains articles de l’Accord Jap Plur 9 reprisDef.indd 108 19/12/13 22:12 La relocalisation de la base aérienne de Futenma à Okinawa109 de Statut des Forces, mais les deux Etats ont seulement concédé quelques améliorations administratives que les gouverneurs ont jugées insuffisantes 1. Les opérations et les exercices militaires, comme des exercices de décollage et d’atterrissage de nuit et des vols à basse altitude au-dessus des zones civiles voisines, ont continué malgré les déclarations d’opposition des collectivités locales. Ainsi les autorités locales semblaient impuissantes, et le gouvernement national tout autant, ou en tout cas peu disposé à améliorer les divers problèmes liés aux bases. Conscientes de ces difficultés, les communautés désignées comme candidates se sont opposées au transfert potentiel. L’échec de Hatoyama à améliorer les problèmes liés aux bases avant de commencer à travailler sur la question de la délocalisation ne lui a pas facilité la tâche pour gagner le support des communautés. Troisièmement, l’échec de Hatoyama à obtenir le soutien des ministères des Affaires étrangères et de la Défense a probablement compliqué la recherche de sites de remplacement. Les ministères avaient mené des négociations avec les Etats-Unis et Okinawa de 1995 à 2006 pour obtenir l’accord de délocalisation de la base de Futenma à Henoko. Ils avaient depuis travaillé sur l’application de cet accord. Hatoyama a déclaré qu’il délocaliserait Futenma hors d’Okinawa sans avoir consulté les ministères. Il y a donc eu une résistance considérable de la part de l’administration à l’initiative de Hatoyama pour trouver des sites de remplacement 2. De plus, Hatoyama a abordé la question de la relocalisation juste après l’élection de 2009, lors de laquelle les politiciens du PDJ avaient promis de reprendre le leadership sur les bureaucrates 1Les révisions proposées par le département d’Okinawa incluent par exemple : la déclaration que les deux gouvernements considéreraient les préférences locales pour l’utilisation des bases et la manière de les restituer à Okinawa (révision de l’Article 2) ; l’application des lois japonaises lors des exercices militaires américains, la garantie d’accès aux bases pour les autorités locales, et l’ajout d’articles sur la protection de l’environnement (Article 3) ; l’interdiction de l’utilisation des ports et aéroports civils par l’armée américaine, sauf lors de situations d’urgence (Article 5) ; la taxation au même taux que pour les résidents d’Okinawa sur les véhicules à usage privé des militaires américains et des membres de leur famille (Article 13) ; la déclaration explicite que les Etats-Unis transféreront la garde de suspects de crime aux autorités japonaises avant la mise en accusation, quand les autorités japonaises en font la demande (Article 17) ; la garantie de compensations pour les dommages causés par les militaires américains et les membres de leur famille, par saisie de leurs salaires ou autres moyens (Article 18). Pour plus d’informations, voir le site du bureau pour les Affaires des bases militaires du département d’Okinawa : http://www3. pref.okinawa.jp/site/view/contview.jsp?cateid=14&id=1119&page=1. 2« Motto shidôryoku areba : Hatoyama zen shushô, futenma mondai de hansei no ben [Si j’avais plus de leadership : l’ex-Premier ministre Hatoyama parle de ses regrets sur la question de Futenma] », Asahi Shinbun, 12 juin 2010. Jap Plur 9 reprisDef.indd 109 19/12/13 22:12 110 Kawato Yuko dans la politique. Pour que des politiciens prennent le leadership dans la politique liée aux bases militaires, et particulièrement quand ils cherchent à renverser ce que les bureaucrates ont réalisé, ils doivent avoir une vision stratégique claire quant à l’alliance américano-japonaise, une bonne connaissance de l’histoire de la négociation bilatérale et la maîtrise des problèmes fortement techniques liés aux bases. Hatoyama et ses collègues ont manqué de ces conditions pour progresser sans la coopération des bureaucrates 3. Ils ont en définitive révélé leur manque d’expertise en considérant certains sites qui avaient été rejetés lors des négociations du Parti libéral démocrate avec les Etats-Unis et Okinawa. Or, les officiels américains avaient déclaré qu’ils ne considéreraient pas des propositions qui avaient été rejetées dans le passé, ni de nouvelles propositions ne jouissant pas d’un support local. Trouver des sites de remplacement fut donc extrêmement difficile sans leadership fort et sans support bureaucratique. MANIFESTATIONS NIMBY ET INDÉCISION DE L’OPINION NATIONALE Quelques cas dans le passé, tels les exemples des années 1960 et des années 1990 mentionnés précédemment, ont montré que les protestations à Okinawa même et l’opinion publique dans le reste du Japon ont su créer des stimulants politiques et militaires pour que les Etats-Unis changent leur politique de bases. Ce ne fut pas le cas cette fois. Les manifestations à Okinawa et dans les autres sites contre le transfert étaient, il faut le dire, avant tout des manifestations « NIMBY 4 ». En outre, l’opinion publique dans le reste du Japon était partagée sur le sujet de la délocalisation de la base de Futenma hors d’Okinawa. Si elle soutenait, de façon générale, un partage de fardeau plus équitable entre les départements, elle était également mue par les oppositions locales refusant le transfert vers leurs propres communautés. Les communautés désignées comme candidates pour les sites de remplacement ont exprimé leurs sentiments de NIMBY lors de manifestations et au travers de résolutions prises dans les assemblées locales. Cette focalisation sur le choix des sites de délocalisation a permis aux 3 Après sa démission, Hatoyama a avoué qu’il aurait dû plus utiliser l’expertise des bureaucrates ; « Nichibei dômei, Fukushima.shi himen nado : Hatoyama shushô kishakaiken no yôshi [L’alliance américano-japonaise, le renvoi de Fukushima et autres questions : Résumé de la conférence de presse du Premier ministre Hatoyama] », Asahi Shinbun, 28 mai 2010. 4 Not In My Back Yard (« Pas dans mon jardin »). Jap Plur 9 reprisDef.indd 110 19/12/13 22:12 La relocalisation de la base aérienne de Futenma à Okinawa111 Etats-Unis de maintenir leur position : considérant que ces manifestations concernant le positionnement des bases militaires américaines était un problème intérieur, ils affirmaient qu’il revenait au gouvernement japonais de le résoudre, puisque conformément au traité de sécurité le Japon a la responsabilité de fournir des bases aux Etats-Unis. Enfin, la critique du public et des médias s’est focalisée sur le manque de leadership de Hatoyama et les « dommages » qu’il aurait fait subir à l’alliance, et non sur la résistance américaine en faveur du maintien du plan de relocalisation à Henoko malgré l’opposition forte d’Okinawa. Ni les protestations à Okinawa ni l’opinion nationale n’ont créé de vulnérabilité pour les Etats-Unis. LES PROBLÈMES DE L’ALLIANCE Cet épisode a révélé deux problèmes majeurs de l’alliance américano-japonaise. D’abord, les protestations à Okinawa et sur les autres sites candidats, ainsi que la réunion des gouverneurs sur la délocalisation, le 27 mai, qui vit ceux-ci rejeter la requête de Hatoyama d’accepter certains des fardeaux d’Okinawa, ont montré qu’aucune communauté au Japon ne souhaite accueillir des bases américaines et leurs fonctions. La raison la plus importante à cela est qu’il y a de nombreux problèmes non résolus liés aux bases, que les Etats ont négligé de traiter. Les collectivités locales semblent impuissantes devant la réticence des deux Etats à négocier des changements. En outre, au cours des négociations bilatérales en 2010 sur le plan de délocalisation à Henoko, le gouvernement américain a reproché au gouvernement japonais d’avoir donné des informations incorrectes sur les trajectoires des vols aux résidents de Henoko, apparemment afin d’obtenir plus facilement leur consentement pour construire la base. Ceci suggère que les communautés locales ne sont pas traitées comme de vrais associés, et que leur contribution, pourtant importante, à la défense nationale et au maintien de l’alliance a été mal récompensée du fait de la négligence des deux Etats concernant le bienêtre local. Je ne soutiens pas que les gouvernements n’aient rien fait. Par exemple le gouvernement japonais paie pour l’installation de fenêtres qui isolent mieux maisons et écoles du bruit des avions militaires. De leur côté, les forces américaines respectent lors de leurs opérations leurs standards environnementaux. Il est vrai aussi que le gouvernement japonais distribue en compensation financière des sommes importantes aux communautés locales qui hébergent les bases. Pourtant, les communautés locales continuent Jap Plur 9 reprisDef.indd 111 19/12/13 22:12 112 Kawato Yuko à résister aux transferts de bases parce qu’elles voient que de nombreux problèmes restent non résolus. Si la défense du Japon dépend de l’alliance et si elle fonctionne seulement par la fourniture de bases aux forces américaines, les décideurs devraient être alarmés par le fait qu’aucune communauté ne souhaite accueillir de bases américaines. Les décideurs doivent offrir des mesures concrètes pour améliorer les problèmes liés aux bases. Ils pourraient d’abord considérer une amélioration des articles de l’Accord de Statut des Forces, en révisant ou en changeant les articles existants. Dans le passé, Tôkyô et Washington étaient réticents à réviser l’accord de peur de s’engager dans un long processus qui créerait de la tension dans l’alliance. Cependant, les deux Etats doivent améliorer l’accord pour gagner plus de soutiens locaux. Obtenir la confiance des communautés locales est important pour construire une alliance plus forte. Les communautés locales, pour leur part, préfèrent généralement la révision des articles de l’accord aux améliorations administratives des articles existants parce qu’elles croient qu’une révision représente un changement plus fondamental 5. Cependant, si les révisions sont vraiment difficiles, des changements administratifs aux contenus significatifs valent mieux qu’aucun changement du tout. De plus, proposer aux collectivités locales un rôle plus important dans les processus d’élaboration des politiques liées aux bases et dans leur application peut aider. La clé est de mieux équilibrer les exigences militaires et le bien-être des communautés locales. Le deuxième problème, d’un point de vue japonais, problème lié au premier, est que l’épisode a révélé à quel point les exigences opérationnelles pour « la force de dissuasion », « la défense du Japon », et « l’efficacité de l’alliance » étaient peu claires. Hatoyama a dit qu’il avait finalement décidé de délocaliser la base de Futenma à Henoko pour « maintenir l’effet de force de dissuasion de l’alliance », mais il ne l’a pas expliqué en termes d’exigences opérationnelles. Des informations détaillées sur le nombre et le genre des capacités militaires qui doivent être placées, les lieux nécessaires et les buts recherchés, auraient été utiles. Par exemple, si les fonctions de la base aérienne de Futenma devaient déménager à Saga (qui était un des candidats), quel genre de chan5 Par exemple, les deux Etats ont apporté une amélioration administrative sur la garde criminelle en 1995. Les Etats-Unis ont consenti à « donner une considération compatissante » aux demandes de transfert des suspects américains aux autorités japonaises avant la mise en accusation, dans le cas de « crimes atroces de meurtre ou de viol ». Des communautés locales soutiennent que cet accord pour « donner une considération compatissante » n’est pas une garantie de transfert de garde, et que l’accord doit inclure d’autres crimes. Jap Plur 9 reprisDef.indd 112 19/12/13 22:12 La relocalisation de la base aérienne de Futenma à Okinawa113 gements cela apporterait-il à la force de dissuasion, et qu’en est-il des autres indicateurs de l’efficacité militaire ? Les exigences opérationnelles détaillées et la mesure dans laquelle elles sont flexibles sont inconnues du public et de la plupart des experts de l’alliance, y compris des bureaucrates, des politiciens et des universitaires. En conséquence, la plupart des décisions de déploiement de capacités ainsi que la définition du contenu des formations militaires et des autres tâches exécutées sur les bases ont été laissées aux Etats-Unis. Le Japon a accepté les décisions américaines sans interférer. Si cela convient sans doute aux Etats-Unis, cela ne permet pas au gouvernement japonais de défendre ses intérêts nationaux et les intérêts des communautés locales de façon adéquate. Il est donc nécessaire, dans un premier temps, que plus d’officiels japonais et de chercheurs puissent étudier les exigences opérationnelles de la défense du Japon. Il faut considérer comment les forces américaines en coopération avec les forces d’autodéfense du Japon peuvent accomplir ces exigences opérationnelles. Les experts devraient aussi exposer ces informations au public. Les deux Etats pourront alors négocier la politique liée aux bases pour assurer la défense du Japon tout en protégeant le bien-être des communautés hôtes le mieux possible. C’est ainsi, je pense, que Tôkyô doit commencer à construire une alliance « équitable » et gagner la confiance des communautés locales. Les Etats-Unis devront quant à eux coopérer s’ils veulent garder une alliance forte avec des bases militaires au Japon pendant les cinquante années qui viennent et au-delà. BIBLIOGRAPHIE F unabashi , Yoichi. Alliance Adrift. New York, Council on Foreign Relations Press, 1999. Gabe, Masaaki. Okinawa henkan to wa nandattanoka [A propos de la restitution d’Okinawa]. Tôkyô, Nihon Hôsô Shuppan Kyôkai, 2000. M iller , Harold & A dcock , Thomas. Albert Watson II, High Commissioner of the Ryukyu Islands, August 1964-October 1966, Senior Officers Debriefing Program. Carlisle PA, Ryukyus Commander Papers, Box 1, United States Army Military History Institute, 1975. Okinawa Taimusu Sha. 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Seitô attire ainsi de nombreuses futures femmes écrivains qui y voient un lieu pour s’exprimer et publier librement (Iwata 2003 : 15-17). Nishizaki (Ikuta) Hanayo (1888-1970) écrit plus tard (Ikuta 1963 : 125) : Seule la littérature offrait une réponse aux femmes qui se posaient la question de savoir comment vivre (…). Elles n’avaient pas d’autres alternatives pour se frayer un chemin. Avant Seitô, la revue Joshi bundan (Le monde littéraire des femmes, 1905-1913) avait commencé à publier en 1907, sous la direction du poète Kawai Suimei, les œuvres de jeunes auteures ou de lectrices, et lancé de nombreuses jeunes auteures. Imai Kuniko (1890-1948) se souvient de cette période (I mai 1929 : 6-7) : A l’époque la revue Joshi bundan suscita l’enthousiasme d’un certain nombre de femmes pour la littérature ; le désir d’échapper au monde féminin d’autrefois, un monde ressenti comme pesant et ténébreux, pour vivre dans la lumière et mener une vie digne d’être 1Une version augmentée de cet article est parue dans Ebisu, n o 48, automne-hiver 2012, p. 101-118. Jap Plur 9 reprisDef.indd 117 19/12/13 22:12 118 Ôta Tomomi vécue… autrement dit, une vie valorisante pour le soi (jiko), ce souhait un peu puéril mais néanmoins sérieux que nous avons essayé de réaliser à travers la littérature était, à mon sens, au cœur des préoccupations des femmes japonaises modernes. Le passage suivant de Hiratsuka Raichô (1886-1971) explique l’enthousiasme des femmes de l’époque pour la littérature (Hiratsuka 1925 : 171) : Seuls les arts pouvaient offrir l’occasion aux femmes de la classe moyenne ou de milieux plus ou moins cultivés de donner libre cours à leur talent. Parmi les différents choix d’être musicienne, peintre, romancière, poétesse ou encore actrice, la voie littéraire, qui semblait la plus aisée, séduisit de nombreuses femmes vivant dans une grande ville ou une petite ville de province. Celles qui se réunissaient à l’époque autour des revues Joshi bundan ou Seitô étaient de jeunes femmes idéalistes, passionnées de littérature, qui tentaient de toucher, sentir et goûter la nature et la vie non seulement par l’esprit mais aussi par le cœur et avec toute leur personnalité (jiga). La littérature leur offre ainsi la possibilité de vivre « avec toute leur personnalité (jiga) » « une vie valorisante pour le soi (jiko) » à la fin de l’ère Meiji et pendant l’ère Taishô. En bref, pour elles, devenir écrivain c’est devenir soi. LE « SOI » (SELF, JIKO) À LA FIN DE L’ÈRE MEIJI ET PENDANT L’ÈRE TAISHÔ Ecrire et s’exprimer signifie donc, pour ces femmes, questionner sa propre raison d’être. Il faut souligner ici que l’écriture est considérée comme le meilleur moyen de développer le « soi ». Pendant l’ère Taishô, le concept d’ego est valorisé comme « partie intégrante de l’expérience moderne au même titre que la démocratie, l’humanisme libéral, et des concepts clés comme le culte de l’instruction (kyôyô shugi), le personnalisme (jinkaku shugi) et la formation de soi (shûyô) » (Suzuki M. 2010 : 7). La formation de soi (shûyô), concept devenu populaire à la fin de l’ère Meiji, et qui évolue vers le culte de l’instruction (kyôyô shugi) pendant l’ère Taishô, vise à l’accomplissement de la personnalité (jinkaku) à travers la culture (kyôyô) (Tsutsui 1992 : 153-162). D’ailleurs, comme le signale Suzuki Sadami (1995 : 4-9), les termes jiga et jiko, utilisés abondamment pendant l’ère Taishô, sont liés au vita- Jap Plur 9 reprisDef.indd 118 19/12/13 22:12 L’écriture et l’amour dans les textes littéraires de Seitô119 lisme (seimei shugi) de Taishô qui met en avant « la vie (seimei) » en tant que concept fondamental dans la vision du monde. Le développement de la personnalité et du soi est ainsi, tant pour les hommes que pour les femmes de l’époque, un élément essentiel pour la construction d’une personne moderne. Pour décrire les « les nouvelles femmes » (« Atarashii onna ») par exemple, Hiratsuka Raichô (1913a : 7) utilise effectivement les termes « soi » (jiko) et « formation » (shûyô) : Les « nouvelles femmes » désirent maintenant la force. Elles veulent avoir la force nécessaire à l’accomplissement de la vocation de leur soi (jiko), elles veulent la force pour apprendre de nouvelles choses, pour se cultiver (shûyô), pour grandir et pour surmonter leurs angoisses. AMOUR Néanmoins l’écriture n’est pas la seule voie pour la découverte et la construction de soi. Hiratsuka Raichô avance l’idée, notamment avec ses traductions de textes de la féministe suédoise Ellen Key, que l’amour (ai, ren.ai), spirituel et sexuel, est intrinsèque au développement personnel des femmes. Raichô explique ainsi que selon Key, dans l’amour, « les deux âmes partagent le plaisir sensuel et la sensualité leur procure un plaisir qui fait grandir l’âme » (Hiratsuka 1913c : 132), et que « pour que la vertu de l’amour parfait soit préservée, il faut que l’union des deux soit accomplie par la volonté des corps et des âmes (reiniku) » (Hiratsuka 1914 : 87). Elle note par ailleurs (1913b : 76) que, suivant la théorie de l’évolution, Key disserte sur l’amour en terme d’« amélioration » et de « développement » (Hiratsuka 1913b : 81) : L’amour est, comme je l’ai dit précédemment, devenu une grande force spirituelle dont le génie est comparable à n’importe quelle autre force créatrice pour la formation du caractère. (…) L’amour doit donner la vie, (…) de nouvelles valeurs. L’amour doit enrichir l’humanité à travers ceux qui s’aiment. En se souvenant de l’époque de la revue Seitô, Raichô écrit dans son autobiographie (Hiratsuka 1992 : 288) un passage qui montre bien le lien qu’elle établissait entre le soi et l’amour : Les femmes (josei), autrefois déniées, n’étaient considérées que comme des « femelles » (onna, en syllabaire hiragana) et Jap Plur 9 reprisDef.indd 119 19/12/13 22:12 120 Ôta Tomomi non comme des êtres humains. Mais les femmes, telles que nous les avons reconnues, se devaient d’être des êtres humains à part entière. Alors la recherche de notre ego (jiga) à commencer par tout ce qui concerne le soi (jiko) : l’exigence de soi, le développement de soi et la construction de soi, s’est ensuite progressivement élargie vers les autres en passant par l’amour (ren.ai) pour les amoureux, les maris et les enfants. L’amour est ainsi considéré comme une expression de soi, un dispositif qui permet aux femmes de se développer et d’atteindre leur vrai « soi » (Suzuki M. 2010 : 7-14). A travers l’amour, le devenir femme se liait au devenir soi. 2 Année Nombre d’ouvrages 1912 2 1915 1 La chasteté entre homme Iwano Hômei et femme 1920 1 Signification sociale de Yamada Waka l’amour 1921 4 Le début de l’amour et de Kurata Hyakuzô la conscience2 Quelques titres significatifs Auteurs Conception moderne de Kuriyagawa Hakuson l’amour 1922 4 L’amour usurpateur sans Arishima Takeo scrupule entre Ishihara Jun 1923 6 Amour partagé homme et femme 1924 10 Révolution de l’amour 1925 6 Yamamoto Senji Traité sur la valeur de Ishihara Jun l’amour Création de l’amour Takamure Itsue Monogamie ou amour libre Kurata Hyakuzô 1926 4 Amour, mariage, chasteté Mushanokôji Saneatsu Tableau 1 : Nombre annuel d’ouvrages dont le titre contient le mot « ren.ai » 2Recueil d’articles publiés entre 1912 et 1920. Jap Plur 9 reprisDef.indd 120 19/12/13 22:12 L’écriture et l’amour dans les textes littéraires de Seitô121 Les traductions d’Ellen Key par Raichô, proposées dans Seitô entre janvier 1913 et décembre 1914, semblent avoir influencé le concept de l’amour chez les membres et les lectrices de Seitô ainsi que chez les intellectuels masculins de l’ère Taishô. C’est par exemple le cas de textes (non fictionnels) sur l’amour, la sexualité et le mariage de Nishizaki (Ikuta) Hanayo, Ueno Yô, Okada Yuki, Yasuda (Harada) Satsuki et Yamada Waka publiés dans Seitô entre 1914 et 1915. Ce qui a surtout influencé les intellectuels masculins de l’ère Taishô, c’est l’idée de « l’unisson de l’âme et du corps (dans l’amour) » (reiniku itchi), et celle du mariage d’amour (ren.ai kekkon), comme c’est le cas chez Kuriyagawa Hakuson (1880-1923) dont le livre Kindai no ren.ai kan (Conception moderne de l’amour), paru en 1922, est devenu un best-seller 3 (K anno 2001 : 195). D’ailleurs, les publications de livres sur l’amour (ren.ai) se multiplient pendant l’ère Taishô (voir tableau 1, constitué à partir de la liste de Kanno (2001 : 23-25) qui recense les titres contenant le mot « ren.ai » et quelques autres livres importants sur ce même thème). Durant cette vogue des discours sur l’amour, les écrivains et les intellectuels, majoritairement masculins, se sont mis à réfléchir et disserter abondamment et de manière sérieuse. Notons aussi que parallèlement au débat intellectuel sur l’amour, les médias se sont passionnés pour des affaires d’amour (ren.ai jiken) et des doubles suicides (shinjû ou jôshi). Du point de vue statistique le nombre de suicides n’a pas particulièrement augmenté pendant l’ère Taishô 4, mais les médias leur ont consacré plus de pages qu’auparavant, et se sont tout particulièrement passionnés pour les doubles suicides de gens célèbres et d’aristocrates (le tableau 2 évoque quelques-unes des plus célèbres affaires d’amour de la fin de l’ère Meiji et de l’ère Taishô). Ces affaires répandaient davantage encore l’idée que l’amour romantique et passionnel passe avant tout dans la vie. 3Livre d’abord publié dans l’Asahi shinbun entre le 30 septembre et le 29 octobre 1921. 4Le nombre de suicides pour 100 000 personnes et par an à la fin de Meiji (entre 1905 et 1912) est compris entre 17 et 19. Il est de 20,9 en 1914, et de 20,5 en 1925 (Yuzawa 2010 : 31). Jap Plur 9 reprisDef.indd 121 19/12/13 22:12 122 Ôta Tomomi Année 1908 Affaire Shiobara (Baien) entre Hiratsuka Raichô et Morita Sôhei 1909 Affaire entre Kanno Suga, Kôtoku Shûsui et Arahata Kanson 1909 Affaire entre Shimamura Hôgetsu marié et Matsui Sumako 1912 Affaire d’adultère entre Kitahara Hakushû et une femme mariée 1915 Affaire entre Iwano Hômei et Iwano Kiyo 1916 Affaire Hikage-jaya entre Kamichika Ichiko et Ôsugi Sakae 1917 Double suicide de la Comtesse Yoshikawa Kamako et de son chauffeur 1917 Double suicide de Watanabe Hatsu, fille adoptive de l’Amiral Uryû et du jeune écrivain Sugii Yutaka 1919 Suicide de Matsui Sumako après la mort de Shimamura Hôgetsu 1921 Suicide de Hamada Eiko, fille du célèbre gynécologue Hamada 1921 Affaire de la poétesse Hara Asao et du physicien Ishihara Jun 1921 Double suicide du critique littéraire Nomura Waihan et d’Okamura Umeko 1921 Affaire Byakuren entre la poétesse Yanagihara Byakuren (cousine de l’empereur Taishô) et le journaliste Miyazaki Ryûsuke 1923 Double suicide d’Arishima Takeo et de la journaliste Hatano Akiko 1923 Relation quadrangulaire de Mushanokôji Saneatsu 1925 Double suicide de Kitasato Shuntarô, fils de Kitasato Shibasaburô, et de la geisha Yazaki Natsu Tableau 2 : Affaires d’amour célèbres de la fin de l’ère Meiji et de l’ère Taishô On observe ainsi une prolifération du discours sur l’amour pendant l’ère Taishô, tant dans les revues et les livres analysant l’amour et le mariage que dans les articles sensationnalistes rapportant affaires d’amour et doubles suicides. Dans ce climat intellectuel de l’ère Taishô, l’écriture et l’amour semblent être les deux éléments essentiels à la découverte et au développement de soi pour les auteures publiant dans Seitô. Nous proposons d’examiner Jap Plur 9 reprisDef.indd 122 19/12/13 22:12 L’écriture et l’amour dans les textes littéraires de Seitô123 concrètement ce lien entre écriture, amour et « soi » à travers les textes de Nishizaki Hanayo. NISHIZAKI HANAYO (1888-1970) Nishizaki (Ikuta) Hanayo, romancière et poètesse, est née en 1888 dans la préfecture de Tokushima. Après des études à l’école secondaire pour filles (kôtô jogakkô), elle commence à envoyer ses textes à la revue Joshi bundan. Elle monte à Tôkyô, en 1910, à l’âge de 22 ans, et y exerce divers métiers : institutrice, journaliste ou serveuse. C’est à partir de janvier 1913 qu’elle participe à la revue Seitô. Avec ses origines provinciales et modestes, Hanayo fait figure d’exception parmi les fondatrices de la revue Seitô, diplômées de l’université de jeunes filles Nihon joshi daigaku, ou des premières participantes, issues d’un milieu plutôt aisé. Dès janvier 1914, elle publie dans Seitô un texte, présenté comme des « réflexions personnelles » (kansô 5), intitulé « Ren.ai oyobi seikatsunan ni taishite [Face aux difficultés amoureuses et à celles de la vie quotidienne] ». Elle y décrit le complexe d’infériorité éprouvé à cause de son physique, ses difficultés quotidiennes et le travail pour lequel elle reçoit un salaire de misère. Comme le note Raichô (Hiratsuka 1992 : 205), « chaque lettre et chaque mot sont écrits avec son sang et sa chair ; ils mettent à nu une expérience de vie extrêmement profonde et originale. » Je me suis regardée et j’ai vu une femme qui suait du sang. J’ai vu sa figure couverte de boue. Cette personne si fragile a enduré bien des choses. C’est une femme qui a surmonté les difficultés avec habileté. Quelle vie pitoyable ! Quel dur combat ! Une fois seulement, cette lutte à mort a fait épanouir la fleur de sa vie. Cette femme suera à nouveau du sang pour faire fleurir la suivante. Son plaisir la fait avancer vers sa prochaine souffrance. Elle s’évadera du monde divin pour essayer de devenir démon (Nishizaki 1914a : 76). Si Hanayo parvient à mener ce « combat », c’est parce qu’elle continue d’écrire. Elle a déjà rempli 200 cahiers de ses réflexions 5Le genre kansô (réflexion personnelle) choisi par Hanayo à l’époque est un genre qui se situe dans la lignée de la prose de confession, et a été développé dans Joshi bundan qui publiait des œuvres de lectrices. Dans cette revue, les membres d’un jury presque exclusivement masculins encourageaient leurs lectrices à conserver leur amateurisme et à s’investir dans les écrits en prose (sanbun) et non dans le roman, genre « artistique » qui requiert des techniques spécifiques. Sur la marginalisation des femmes écrivains de la fin de l’ère Meiji par rapport au genre dominant du roman, voir Odaira (2008). Jap Plur 9 reprisDef.indd 123 19/12/13 22:12 124 Ôta Tomomi et veut aller jusqu’à 500 cahiers. Ces notes sont sa littérature, sa philosophie et sa vie (Nishizaki 1914a : 84). Elle y confesse aussi son besoin et son désir d’amour, son souhait de rencontrer un jour un homme avec qui elle pourra vivre (Nishizaki 1914a : 73 et 74). Alors que la plupart des femmes possèdent concrètement les hommes, je m’aperçois que je peux posséder celui que j’aime de manière abstraite. Tandis que l’amour de la plupart des femmes est physique, je sens que mon amour est métaphysique. Alors que la mort ravit ceux qui appartiennent à la terre des femmes, l’homme qui vit dans mon ciel baigne dans une lumière éternelle. Je suis consciente que je suis absolument femme. Je ne saurais vivre une vie sans amour. Pour moi, vivre c’est aimer un homme. Mais cet homme n’a aucune forme précise. (…) Je suis tout entière habitée par la féminité. Je ne ressens pas la nécessité de rejeter le besoin qu’a une épouse d’être aimée. Je pense que cette conscience intelligente m’est venue tout naturellement. Je sais que si je méprisais la passion, je mépriserais ma propre vie. Ce qui me préoccupe n’est pas le fait d’être amoureuse, mais plutôt quel homme serait susceptible de m’aimer. L’amour décrit dans ces deux passages est ambivalent. D’une part, elle semble ne désirer que l’amour « métaphysique » et n’avoir qu’une idée abstraite d’un homme ; d’autre part, elle ne nie pas pour autant sa passion, ni son besoin d’être aimée, autrement dit, l’amour « physique », bien qu’elle n’utilise pas l’expression explicitement ici 6. L’amour qu’elle cherche possède ainsi ces deux aspects ; son idéal de l’amour est à la fois spirituel et sexuel. Ce texte d’une quinzaine de pages est constitué de fragments de quelques paragraphes. L’omniprésence du mot « je » (watashi) et la répétition des verbes « penser » (omou, omotta, omotteiru) et « éprouver » (kanzuru, kanjita) frappent le lecteur. Le critique littéraire Akagi Kôhei (1914 (2006) : 144) écrit qu’elle a attrapé la « maladie de la surcharge de soi (jiko kajû byô) » qui se propageait dans les milieux littéraires à l’époque. Son écriture introspective d’une grande sincérité peut sembler parfois maladroite mais elle est poignante et touche profondément 6 Pendant le « débat autour de la question de chasteté » (teisô ronsô) dans Seitô et Hankyô (Retentissement) entre 1914 et 1915, elle affirme que la raison pour laquelle elle a décidé de perdre sa virginité n’était pas uniquement liée à la difficulté de la vie quotidienne, mais aussi à son désir sexuel (qu’elle décrit par le mot « hystérie ») venant de son corps mature de vingt-quatre ans ; (Hankyô, février 1915). Jap Plur 9 reprisDef.indd 124 19/12/13 22:12 L’écriture et l’amour dans les textes littéraires de Seitô125 son lecteur. Ainsi Ikuta Shungetsu (1892-1930), jeune écrivain et poète : celui-ci est si ému qu’il pense avoir trouvé l’âme sœur. Il entre alors en contact avec elle par l’intermédiaire de son maître, Kawai Suimei, et lui demande sa main alors qu’ils ne se sont encore jamais rencontrés. Sa lettre d’amour fait une vingtaine de pages (Nishizaki 1914c : 61-68) : J’ai aperçu la beauté de votre esprit. Et comme je suis convaincu que l’âme et le corps s’accordent, j’en déduis que vous êtes belle. (…) Vous agrémentez ma vie et essuyez la sueur de mon front. Et moi je ferai s’épanouir votre « moi » (ga), je vous rendrai plus femme que maintenant, et j’essuierai vos larmes. (…) Comment un être humain peut-il vivre sans aimer et sans être aimé ? Vous faites déjà partie de mon « ego » (jiga). Votre joie et votre souffrance sont comme miennes. Les raisonnements et émotions par lesquels passe Hanayo avant de prendre la décision de l’épouser sont décrits dans ses réflexions « Makoto o shitaite [Aimer la vérité] » (Seitô, mars 1914). Après quelques hésitations, elle décide de répondre favorablement à cette demande en mariage en « acceptant de vivre ce que l’univers (uchû) lui donnera de vivre » (Nishizaki 1914b : 37). J’éprouve le désir de vivre pleinement mon « moi » (jiko) en restant derrière une personne, en devenant la racine de la vie de cette personne, les yeux de cette personne, la fleur du cœur de cette personne, en aidant le travail de cette personne. Je me suis aperçue que le sentiment de devenir une vraie épouse s’installe progressivement et doucement dans mon cœur. (…) Je suis enfin devenue une personne (hito) (Nishizaki 1914b : 48). Hanayo accepte ainsi le mariage dans l’espoir de réaliser pleinement sa personnalité par l’expérience amoureuse. Son texte comme la lettre de Shungetsu sont très représentatifs du discours sur l’amour de l’époque : à travers l’amour, on (re)découvre et améliore son « soi ». Le besoin d’amour très fort et la croyance naïve en l’amour de Hanayo et Shungetsu s’accordaient avec la particularité de la conception optimiste de l’amour de l’ère Taishô. La franchise et l’ingénuité du discours sur l’amour de cette époque seront pourtant bientôt relayés par une désillusion dont certaines revues littéraires ou généralistes féminines, telles Nyonin geijutsu, Fujin kôron, ou Fujin sensen, se feront l’écho au début de l’ère Shôwa. Jap Plur 9 reprisDef.indd 125 19/12/13 22:12 126 Ôta Tomomi BIBLIOGRAPHIE (Sauf indication contraire, le lieu de publication d’ouvrages japonais est Tôkyô.) Akagi, Kôhei, 2006. « San gatsu no hyôron [Critique du mois de mars] ». Hototogisu [Coucou], avril 1914, repris dans Bungei jihyô taikei – Taishô hen [Bibliothèque complète de critique littéraire de l’ère Taishô], Yumani shobô,. H iratsuka, Raichô, 1913a. « Ren.ai to kekkon : Eren Kei cho [Amour et mariage : livre d’Ellen Key] ». Seitô [Les bas bleus], janvier 1913, annexe, p. 1-19. H iratsuka, Raichô, 1913b. « Seiteki dôtoku hatten no katei : Eren Kei [Evolution de la morale sexuelle : Ellen Key] ». Seitô, août 1913, p. 72-86. H iratsuka, Raichô, 1913c. « Ren.ai no shinka : Eren Kei [Evolution de l’amour : Ellen Key] ». Seitô, octobre 1913, p. 126-133. Hiratsuka, Raichô, 1914. « Ren.ai no jiyû : Eren Kei [Liberté de l’amour : Ellen Key] ». Seitô, juillet 1914, p. 80-91. H iratsuka, Raichô, 1983. « Naze josei sakka ga katsuyaku shinaika [Pourquoi les femmes écrivains ne s’engagent pas dans l’action] ». Lieu de la première publication inconnue, 1925. In Hiratsuka Raichô chosakushû [Œuvres choisies de Hiratsuka Raichô], Ôtsuki shoten, vol. 4, p. 171-173. H iratsuka, Raichô, 1992. Genshi josei wa taiyô de atta [A l’origine, la femme était le soleil]. Ôtsuki shoten, 1971-1973, (édition de poche Kokumin bunko, 1992). I kuta, Hanayo, 1963. « Seitô no omoide [Souvenirs des Bas bleus] ». Kokubungaku kaishaku to kanshô [Littérature japonaise : interprétations et appréciations], septembre 1963, p. 106-133. Imai, Kuniko, 1929. « Hanayo san to watashi [Hanayo et moi] ». In Ikuta Hanayo, Moyuru Atama [L’esprit brûlant], Nakanishi shobô, p. 6-8. Iwata, Nanatsu, 2003. Bungaku to shite no Seitô [Les bas bleus en tant que littérature]. Fuji shuppan. K anno, Satomi, 2001. Shôhi sareru ren.ai-ron – Taishô chishikijin to sei [Différentes visions de l’amour – les intellectuels de l’ère Taishô et la sexualité]. Seikyûsha. Nishizaki, Hanayo, 1914a. « Ren.ai oyobi seikatsunan ni taishite [Face aux difficultés en amour et dans la vie quotidienne] ». Seitô, janvier 1914, p. 70-84. Nishizaki, Hanayo, 1914b. « Makoto o shitaite [Aimer la vérité] ». Seitô, mars 1914, p. 25-49. Nishizaki, Hanayo, 1914c. « Etaru “inochi” [“La vie” que j’ai obtenue] ». 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 126 19/12/13 22:12 CHRISTINE LEVY Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, UMIFRE 19 – CNRS/MAE Maison franco-japonaise de Tôkyô DÉBAT SUR LE MARIAGE D’AMOUR ET L’ÉMANCIPATION DE LA FEMME AU SEIN DE LA REVUE SEITÔ : AUTOUR D’UNE MAISON DE POUPÉE D’IBSEN En novembre 1911, la pièce d’Henrik Ibsen Une maison de poupée fut présentée pour la première fois à Tôkyô. Dans ce pays où les femmes avaient été exclues de la scène théâtrale depuis 1629, cette représentation marqua un double événement : la naissance d’une part du théâtre moderne où, pour la première fois, entrait en scène une actrice professionnelle, Matsui Sumako (1886-1919), et d’autre part l’apparition du débat autour de la femme nouvelle (K ano 2001). Cette pièce marqua les esprits et demeurera une référence importante du mouvement féministe au Japon. A l’époque, elle émut en premier lieu les femmes qui aspiraient à la création littéraire. Le nom d’Ibsen n’était pas inconnu, Hiratsuka Raichô (1886-1971, infra : Raichô) avait déjà lu un article au sujet de la Maison de poupée en 1906, alors qu’elle était étudiante (H iratsuka 1992 II : 12) ; cette présentation répondait d’une certaine manière à une attente du public et c’est tout naturellement que la revue Seitô, qui venait de voir le jour en septembre 1911, décida de consacrer un numéro spécial à cette pièce. Raichô invita tous les membres de l’association Seitô-sha à soumettre des articles. Elle citait, parmi les références qui devaient alimenter la réflexion, un article qu’elle avait lu, étudiante, du professeur Kuwaki Genyoku (1874-1946), dans lequel celui-ci critiquait l’éducation tournée vers le principe de la « bonne épouse, mère avisée » (ryôsai kenbo) (Kuwaki 1993). Selon lui, ce principe avait pour conséquences de nier la personnalité de la jeune fille et de provoquer inévitablement des conflits semblables à ceux entre Helmer et Nora. Mais de telles critiques sur le caractère contraignant et négatif de l’enfermement des femmes dans le rôle familial d’épouse étaient bien minoritaires dans la société. Car si en 1899, pour faire face à l’influence des écoles des missionnaires, Jap Plur 9 reprisDef.indd 127 19/12/13 22:12 128 Christine Levy le gouvernement décida par décret la création de lycées pour filles, le ministre de l’Education, artisan de ce décret, déclarait que le rôle de ces institutions était justement de former des « bonnes épouses et mères avisées » pour le progrès de la société. Dans un tel contexte, plus nombreuses étaient les professeures de lycées pour filles qui mettaient en garde leurs élèves contre la lecture et le spectacle de cette pièce. Nous en avons un témoignage direct, entre autres dans le texte d’Otake Kôkichi (18931966) (Otake 1912). Pour beaucoup de jeunes filles qui avaient eu la chance d’accéder à l’enseignement supérieur, cette éducation pétrie de morale avait représenté une grande déception. La littérature devint alors leur seule vocation autorisée, et souvent pour cette raison leur point de départ pour exprimer leurs conflits intérieurs, leurs tourments et l’éveil de leur conscience. Née dans ce contexte, la revue Seitô attira l’attention et la sympathie d’un grand nombre de ces femmes. LE NUMÉRO SPÉCIAL DE Seitô CONSACRÉ À NORA Le numéro de la revue Seitô de janvier 1912 publie (p. 62-173) un supplément dédié à la pièce d’Ibsen, précisément à Nora (Furoku Nora). Celui-ci s’ouvre sur un extrait de l’esquisse notée par Ibsen en 1878 pour la pièce (Braunschweig 2009/2010) : … Une femme ne peut pas être elle-même dans la société contemporaine, c’est une société d’hommes avec des lois écrites par les hommes, dont les conseillers et les juges évaluent le compor tement féminin à partir d’un point de vue masculin. Suivaient cinq articles rédigés par des membres de l’association Seitô, Ueno Yô (1886-1928), Katô Midori (1888-1922), Ueda Kimi (1886-1971), toutes trois déjà mariées et mères de famille, Hiratsuka Raichô (1886-1971) et Yasumochi Yoshi (1885-1947), ces deux dernières alors encore célibataires. A ces textes s’ajoutaient des traductions, des photos, ainsi que les portraits des actrices, dont celui de Matsui Sumako en Nora. L’AMOUR : UNE CONDITION NOUVELLE DU MARIAGE Les différents textes, à l’exception de celui de Raichô, expriment leur sympathie pour Nora, voire une admiration, et tirent la conclusion du caractère indispensable ou même sacré de l’amour au sein du mariage, en décalage, notons-le, avec le message de Jap Plur 9 reprisDef.indd 128 19/12/13 22:12 Le premier débat public de Seitô : autour de Maison de poupée 129 la pièce qui a ouvert en Norvège une campagne pour la généralisation du régime de la séparation des biens, suivant les principes défendus par Stuart Mill (1806-1873) dans son manifeste sur la servitude des femmes The Subjection of Women (1869). Toute l’originalité de l’œuvre repose dans la fin qui, au lieu de s’achever comme une pièce victorienne où, après une dispute, les époux auraient retrouvé leur confortable existence bourgeoise, débouche sur la prise de conscience de Nora : le grand revirement se produit quand Nora reçoit son pardon, mais qu’elle rejette avec tristesse l’indulgence de son mari et que sonne pour Helmer stupéfait l’heure de vérité. Le trouble provoqué par cette fin fut immense partout à travers le monde. Le Japon ne fit pas exception, mais la discussion se focalise ici davantage, du moins en ce qui concerne les membres de Seitô, sur la question du mariage d’amour. UENO YÔKO : UNE PRISE DE CONSCIENCE EXEMPLAIRE Enseignante depuis 1908, Ueno Yôko était déjà connue dans son lycée pour avoir rédigé un article, en 1910, critiquant ouvertement le principe d’éducation des filles en vue d’en faire de « bonnes épouses et des mères avisées ». Son texte, divisé en trois parties, décrit la prise de conscience de Nora, puis examine les difficultés d’une révolution dans les rapports entre les femmes et les hommes, au Japon en particulier. Enfin en conclusion, elle propose des réformes concrètes. Comme les autres contributrices, elle interroge le sens que le mariage peut revêtir pour la femme. Elle insiste sur la nécessité d’acquérir une individualité authentique, indépendamment du rôle d’épouse et de mère, et pour cela elle insiste sur la prise de conscience par la femme de « son moi authentique ». Pour elle, le message essentiel à retenir de la pièce est la nécessité d’acquérir une personnalité autonome au sein du couple, plus encore que la question de l’indépendance matérielle de la femme dans le mariage. Jiga, jiko, le « moi », l’« ego », sont les mots clés qui font l’objet de discussions et de développements dans ces débats. Pour Ueno Yôko, le mariage doit être le lieu qui permet la réalisation de la personnalité de chacun des conjoints, grâce à ce qu’elle appelle « l’amour sacré ». Lorsqu’elle envisage l’avenir de Nora, elle souligne la nécessité de revenir au foyer une fois qu’elle aura construit sa personnalité. Si la femme doit devenir un individu moderne, pour Yôko, elle ne doit pas tomber dans l’individualisme qu’elle qualifie d’infantile (Horiba 1991 : 42) : « tout sacrifier au nom d’un but individuel relève d’une subjectivité infantile ». Même si elle Jap Plur 9 reprisDef.indd 129 19/12/13 22:12 130 Christine Levy critique le confinement de la femme au foyer qui entraîne chez cette dernière des tendances conservatrices, voire réactionnaires, contraires à l’émancipation féminine, le couple idéal reste pour elle celui où la femme se consacre à son mari et à sa carrière. Ueno Yôko préconise une émancipation en douceur, qui consiste à ce que la femme, par ses efforts, s’élève au-dessus de sa condition et que l’homme n’ait plus d’autre choix que de « s’incliner devant elle » (Horiba 1991 : 44). Elle insiste sur l’intérêt qu’a la femme au mariage d’amour, qui ne peut naître que grâce à son émancipation, c’est-à-dire l’affirmation de sa personnalité. Sans cela, la mésentente, la froideur et l’abattement envahissent le foyer. Or, si l’homme peut trouver refuge en s’investissant dans son travail, la femme, qui n’a pas cette alternative, voit sa vie broyée. Nora donne l’exemple de la dignité et du refus de ce destin, certes au prix d’un grand sacrifice, mais d’après elle, tel est le prix à payer (Horiba 1991 : 45) : Dans ce sens, on peut même parler de chant victorieux de la femme, même s’il ressemble à une tragédie. (…) Une si grande révolution – la grande révolution entre les sexes – n’est pas aisée à réussir. Certes le combat est difficile, mais la femme ne peut plus reculer. Malgré tout, Ueno Yôko croit à la perspective d’un foyer heureux où la valeur de chacun est reconnue. Elle a une interprétation optimiste de la pièce, bien loin de celles de Lu Xun (1923, 1981), d’Elfried Jelinek (1993), ou encore plus récemment du metteur en scène Ostermeier (Festival d’Avignon 2004). Dans sa conclusion, elle propose un programme concret : la participation à la vie politique, la révision de la loi sur l’adultère, la possibilité pour les femmes de rester célibataires avec les mêmes droits que les hommes. Elle n’hésite pas à affirmer la nécessité d’une révolution : « La question féminine de ce siècle sera la révolution menée par les femmes à l’égard des hommes » (Horiba 1991 : 46). Son texte se termine sur un appel vibrant à l’émancipation de la femme en Occident comme en Orient. LA PERSONNALITÉ EXTÉRIEURE ET LA VIE INTÉRIEURE Chez les trois auteurs qui suivent, Katô Midori, Ueda Kimi, Yasumochi Yoshi, comme pour les deux autres, l’idée d’une opposition entre la personnalité extérieure et la vie intérieure, et la nécessité pour la femme de devenir un être authentique sont réaf- Jap Plur 9 reprisDef.indd 130 19/12/13 22:12 Le premier débat public de Seitô : autour de Maison de poupée 131 firmées. C’est par la découverte puis le déploiement de son « moi authentique » que la femme peut accéder à sa personnalité authentique. Pour Midori, si le miracle tant attendu par Nora, à savoir la preuve d’amour de son mari, n’a pas eu lieu, en revanche, un autre miracle s’est produit : sa prise de conscience, son saut vers une dignité d’être authentique. Elle admire sa résolution de quitter le foyer. Midori exprime sans ambiguïté sa sympathie pour Nora, dont elle identifie la révolte à une expérience féminine universelle (Horiba 1991 : 54) : Dans notre pays, au Japon, il y a bien des Nora qui n’ont pas encore pris conscience, et parmi celles qui ont pris conscience, nombreuses sont celles qui partagent les tourments de Nora. Ueda Kimi, lorsqu’elle publie son article, a déjà été récompensée par un prix littéraire, en 1908, pour son roman Kuro botan 1 [Pivoine noire] au concours de nouvelles et romans organisé par un grand quotidien. Elle voit dans la pièce le drame contemporain auquel conduit le conflit intérieur qui traverse la femme moderne, et elle aussi souligne le caractère universel du combat des femmes (Horiba 1991 : 60) : Ce cri rempli de tristesse, c’est le cri de toutes les Scandinaves. Non, c’est la plainte des femmes du monde entier. Sa sympathie pour Nora est immense (Horiba 1991 : 61) : Nous qui nous éveillons, (…) nous qui sommes tourmentées en permanence par la vieille morale, par les anciennes coutumes, une fierté et une joie sans borne nous envahissent mystérieusement pour nous faire crier victoire quand Nora s’en va. Yasumochi Yoshi, qui avait joué un rôle essentiel en encourageant Raichô à créer l’association Seitô-sha, est encore célibataire, mais sa sensibilité rejoint celle de ses consœurs. Elle oppose le vrai mariage – basé sur l’amour réciproque et l’égalité – au mariage conventionnel. La jeune Kôkichi, qui connut alors des amours homosexuelles et par qui arriva le scandale après sa visite du quartier de Yoshiwara 2, incident qui sera indirectement à l’origine du numéro 1Roman publié du 22 avril au 30 juin 1908 dans l’Ôsaka Mainichi shinbun. 2 Quartier réservé (contrôlé avec fermeture des portes) de la prostitution depuis le début de l’époque Edo. Otake Kôkichi entraîna trois ou quatre de ses amies à visiter le quartier des plaisirs de Yoshiwara, ce que la presse relatera en grossissant les faits et en les caricaturant. Kôkichi tomba amoureuse d’une oiran, une courtisane de haut rang, à cette occasion. Jap Plur 9 reprisDef.indd 131 19/12/13 22:12 132 Christine Levy consacré à la femme nouvelle, évoque aussi le « vrai mariage » (Horiba 1991 : 81) : De mon côté j’ai pensé que l’enseignement essentiel de la Maison de poupée, c’était justement que si la femme ne s’éduque pas elle-même d’abord, si elle ne possède pas elle-même les mêmes capacités de réflexion et de jugement que l’homme, eh bien, il est impossible de réaliser un vrai mariage. LA RÉACTION DE HIRATSUKA RAICHÔ A côté de ces quatre articles, la réaction de Raichô est à la fois surprenante et quelque peu inattendue. Dans son autobiographie, elle explique qu’elle a été très déçue par le jeu des acteurs, que la scène finale ressemblait à une vulgaire scène de ménage, où elle avait assisté non au jaillissement de la conscience de soi, mais à un jeu hystérique (Hiratsuka 1992 II : 12-14). Dans la mesure où c’est Raichô qui avait lancé le projet d’un numéro spécial consacré à Nora, sa critique paraît d’autant plus paradoxale. En alter ego de Nora, Raichô se situe d’une certaine manière en rivalité avec cette dernière. La première phrase de son texte est révélatrice (Horiba 1991 : 62) : Chère Nora, une femme comme vous, qui du début à la fin, n’obéit qu’à son instinct, et reste aussi aveugle, nous pourrions l’imaginer comme un personnage de jeune fille de quatorze ou quinze ans, mais aux yeux des Japonaises, que vous soyez la mère de trois enfants, cela paraît incroyable. Mais, plus encore, sortant d’une affaire de double suicide raté avec le romancier Morita Sôhei (1881-1949), peut-être n’attend-elle plus rien de l’amour, contrairement à ses consœurs de la Seitôsha. Cette affaire, connue sous le nom de Shiobara jiken (1908), l’exposa aux attaques de la presse qui s’offusqua en particulier de ce qu’elle osa donner sa version des faits sans honte, au lieu de se fondre en excuses pour avoir éclaboussé la réputation de sa famille. Raichô, à la suite de cet opprobre général, se réfugia dans les Alpes japonaises, où elle adopta son nom de plume, Raichô, le « lagopède alpin ». Les passages de son célèbre manifeste A l’origine la femme était le soleil, où elle affirme son refus de la vie confinée et étriquée de la femme au foyer, de la destruction de ses capacités de concentration par l’éparpillement des tâches ménagères, traduisent aussi la colère qu’elle ressentait alors contre Morita, et plus généralement contre le destin de la jeune fille, éle- Jap Plur 9 reprisDef.indd 132 19/12/13 22:12 Le premier débat public de Seitô : autour de Maison de poupée 133 vée en vue du mariage. Raichô veut trouver sa propre valeur en elle-même, par sa créativité, en dehors du mariage. Les membres de Seitô, comme Kôkichi, Araki Ikuko (18901943), Ikuta Hanayo 3 (1888-1970), avaient lu Baien, le roman qu’avait tiré Morita de cette affaire, et étaient très attirées par Raichô, en qui elles avaient vu le modèle de l’héroïne Tomoko du roman. Morita lui-même comparait Raichô à Nora, en plus sûre d’elle. Mais Raichô avait vécu autrement cet épisode : blessée par l’absence de rencontre et de sincérité, elle était attristée et irritée par les tentatives de la part de Morita de plaquer des personnages de fiction sur les êtres réels. CONCLUSION Nous voyons à travers ces textes que la question de la valorisation personnelle de la femme au sein du couple grâce à l’établissement d’un nouveau modèle de mariage, le mariage d’amour, constitue l’essentiel de la préoccupation des auteures, à l’exception de Raichô. Cette conception commence à faire objet de consensus à l’époque en tant qu’idéal du mariage. Elle est reprise par exemple par la revue Shin shinfujin 4 (La nouvelle vraie femme), fondée par Nishikawa Fumiko 5 (1882-1960) en 1913, en réaction à la revue Seitô, en particulier à la suite du scandale de la visite du quartier de Yoshiwara. Dans le premier numéro de Shin shinfujin, la nouvelle vraie femme est définie comme celle qui refuse le mariage autre que le mariage d’amour, ainsi que le mariage avec un homme qui ne reconnaîtrait pas la personnalité (jinkaku) de la femme. A cette époque, la recherche de l’amour romantique (ren.ai) était une préoccupation commune aux hommes et aux femmes. Dans cette optique, l’identité de l’individu se scindait en deux, en une identité sociale (l’individu, kojin) et une identité intérieure définie par le sentiment de l’identité personnelle (la personne, jinkaku). A cette subjectivité personnelle concrète s’attachait une singularité absolue, une irréductible profondeur, qu’on peut désigner comme l’intériorité. Celle-ci générait le sentiment d’authenticité tant de fois proclamé dans les textes de Seitô. Ces sentiments d’intériorité et d’authenticité sont considérés comme des éléments indispensables à l’amour, fruit d’une rencontre intersubjective. Le vrai moi, c’est le moi personnel, intérieur. Les femmes de Seitô recherchaient dans 3Elle signe des œuvres du nom de plume Chôsokabe Kikuko depuis 1906. 4 Shin shin fujinsha, mai 1915. 5 Son ouvrage, Fujin kaihôron [Théorie sur la libération des femmes] eut un certain écho pendant l’ère Taishô. Jap Plur 9 reprisDef.indd 133 19/12/13 22:12 134 Christine Levy l’amour le fait d’être aimées pour elles-mêmes, et leur valorisation à travers cet amour qu’elle voulait désormais réciproque. Il est vrai que plus que l’autonomie matérielle de la femme au sein du couple, elles insistent, toujours à l’exception de Raichô, sur l’amour. Dans une perspective de valorisation de l’amour et d’affirmation de l’autonomie, la majorité d’entre elles comptent sur le processus d’individualisation de la femme à travers un amour réciproque pour remplacer un lien de dépendance jusque là purement social et économique par une dépendance plus affective, ce que les féministes commencèrent à critiquer comme une illusion, surtout depuis les années 1990, voyant dans le couple moderne et l’amour romantique le lieu de l’asservissement de la femme. Seule la position de Raichô diffère de cette version de l’amour romantique. Mais on ne peut non plus considérer qu’elle rejoint les analyses des périodes ultérieures du féminisme, car elle défend une conception de l’amour oblatif (Horiba 1991 : 63). L’amour d’une femme consiste à se donner à un homme et à tirer jouissance de cet amour. Toutefois, elle reste finalement proche d’une certaine manière de l’idée bouddhiste que l’expérience amoureuse ne peut guère être autre chose qu’une illusion. Elle critique ainsi durement le désir de l’amour réciproque (Horiba 1991 : 64) : Vous vouliez aussi être aimée par votre mari en récompense de votre amour pour lui. Je le regrette mais je le pense, vous avez fait preuve à mes yeux d’une mentalité de mendiante. Sur ce chapitre pourtant, Raichô évoluera, en particulier à la lecture d’Ellen Key. Mais nous constatons que sa conception de l’individu et de la personnalité intérieure découle moins de l’expérience amoureuse que de la concentration spirituelle et religieuse qu’elle a acquise au cours de ses séances quotidiennes de méditation zen lors de sa vie étudiante. Par un cheminement différent, elle partage avec les autres l’idée de la difficulté de réussir à la fois l’émancipation féminine et le mariage d’amour, ou la relation amoureuse. Raichô est peut-être la seule à refuser le mariage, mais la nécessité de reconnaître le droit au célibat est, en revanche, revendiquée chez toutes. Aucune n’oppose réussite sociale et réussite amoureuse, mais toutes considèrent l’incompréhension de la part de l’homme vis-à-vis des aspirations féminines comme l’obstacle majeur. Plutôt que de se résigner à vivre un mariage sans amour, elles affirment toutes préférer le célibat et la solitude, rejoignant en cela les tendances du mode de vie contemporain. Jap Plur 9 reprisDef.indd 134 19/12/13 22:12 Le premier débat public de Seitô : autour de Maison de poupée 135 Chacune des protagonistes de ces débats prendra part à des courants idéologiques et politiques divers dans les années qui suivront la Première Guerre mondiale, mais le féminisme de Seitô, en exposant publiquement les diverses préoccupations intimes et personnelles des femmes dans l’espace public, a posé la question de l’abolition de la frontière entre le privé et le public pour avancer dans l’émancipation féminine. Rejoignant ainsi la grande thématique du féminisme de la seconde vague des années 1960 et 1970, il a également anticipé implicitement les problématiques des années 1990 sur l’échec du couple amoureux. Ses textes nous interpellent directement encore aujourd’hui. BIBLIOGRAPHIE Bardsley, Jan. The Bluestockings of Japan: New Woman Essays and Fiction from Seito, 1911-16. Center for Japanese Studies, The University of Michigan, 2007. B r au nsch w eig , Stéphane. Rosmersholm / Une maison de poupée. Mise en scène S. Braunschweig, Théâtre national – La Colline, 2009/2010, p. 10. Hiratsuka, Raichô. Genshi, josei wa taiyô de atta [A l’origine la femme était le soleil]. Tôkyô, Ôtsuki shoten kokumin bunko, 4 vol., 1992 (première édition 1971-1973). H iratsuka, Raichô. In the Beginning, Woman was the Sun. Traduit et annoté par Craig Teruko, Columbia University Press, 2006. Horiba, Kiyoko. « Seitô », joseikaihô ronshû [« Seitô », textes sur l’émancipation de la femme]. Tôkyô, Iwanami shoten, 1991. 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Les pionnières révèlent un imaginaire étroitement lié au discours sur la modernité : leurs héroïnes étudient, font de la politique, partent à l’étranger, créent des usines ou luttent contre les discriminations. Elles sortent de la sphère familiale et s’y épanouissent. Dans les années 1890 en revanche, à l’heure où le Rescrit impérial sur l’éducation vient de rappeler l’importance de la piété filiale et où l’idéal des « bonnes épouses, mères avisées » (ryôsai kenbo) est valorisé, les romans féminins se concentrent sur le poids des coutumes familiales. Le plus grand nom de cette écriture du malheur est celui de Higuchi Ichiyô (1872-1896). Vers 1900, Yosano Akiko (1878-1942) s’impose en poésie en affirmant au contraire l’audace et le bonheur féminins. A partir des années 1910, Tamura Toshiko (1884-1945), aujourd’hui seulement connue des spécialistes de l’écriture féminine, occupe le devant de la scène en présentant des personnages féminins tourmentés par le constat de leur dépendance affective au sein de la relation amoureuse. Devenue l’un des sujets de société les plus traités dans la presse, la « question des femmes » (fujin mondai) fait naître alors une nouvelle lecture de la littérature féminine, désormais examinée au prisme du degré d’émancipation des personnages et de l’auteur. LE MARIAGE DANS LA NOUVELLE KANOJO NO SEIKATSU DE TAMURA TOSHIKO On ne peut manquer d’être frappé par la modernité du récit Kanojo no seikatsu (Sa vie, 1915) de Tamura Toshiko (1884-1945), Jap Plur 9 reprisDef.indd 137 19/12/13 22:12 138 Claire Dodane la femme écrivain la plus en vue des années 1910. Publiée en juillet 1915 dans la revue Chûô kôron, favorablement accueillie par la critique au moment de sa parution, puis longtemps oubliée, cette longue nouvelle a été redécouverte à la fin des années 1980 grâce à l’édition des œuvres complètes de la romancière 1. On y lit les différentes étapes par lesquelles passe Masako, une jeune femme écrivain qui appréhende, puis découvre et analyse la vie conjugale. Celle-ci a vingt et un ans lorsqu’elle épouse Nitta et il s’agit au départ de ce qu’il est convenu d’appeler un coup de foudre. La jeune femme exprime d’emblée ses craintes à l’égard du mariage : ce n’est pas tant le lien lui-même, que ses conséquences concrètes, qu’elle redoute. L’examen de la vie de femmes mariées dans son entourage, envahies par les tâches ménagères, ne la rassure guère. Ce que désire Masako, c’est vivre sa propre vie, même une fois mariée, et notamment pouvoir exercer un métier. Il lui semble d’ailleurs que l’union libre est préférable. C’est ainsi qu’elle dit à Nitta 2 : Je veux vivre libre, et je veux également laisser libre cours à mon amour. Je ne veux pas du tout de l’obligation du mariage, des devoirs de l’amour. Ne crois-tu pas que nous pourrions nous passer du mariage et vivre ensemble en laissant notre amour éternellement libre ? Face au refus de Masako de se marier, Nitta tente de la convaincre et de trouver les mots justes. Il lui explique qu’il souhaite pour eux deux une relation d’égalité et qu’il respecte tout à fait son indépendance. Il souhaite qu’ils vivent une union originale, en dehors des sentiers battus, l’un et l’autre étant mutuellement des compagnons de vie respectueux des aspirations profondes de l’autre (KS : 240) : Te permettre de vivre libre, c’est me permettre de vivre libre à moi aussi. Je ne désire pas t’épouser pour que tu sois ma femme de ménage. Mon idéal de mariage, c’est de t’avoir pour femme tout en te respectant pour ton esprit. C’est cela, un vrai mariage. Ces propos forcent l’admiration de Masako (KS : 241) : L’homme qu’elle aimait était un homme moderne (atarashii hito). Elle se sentait la plus heureuse des femmes à l’idée de vivre aux côtés d’un homme moderne à la compréhension nouvelle. Et ils se marièrent. Le lecteur suit ensuite l’évolution psychologique de Masako au cours des moments de crise et d’embellies du couple jusqu’à la naissance du premier enfant. Nitta et Masako s’organisent tout d’abord afin que la vie domestique soit compatible avec le travail de l’un et de l’autre (lui est philosophe et elle écrivain). Ils ont 1 2 Jap Plur 9 reprisDef.indd 138 Voir notre bibliographie. Kanojo no seikatsu (Tamura 1987 II), abrégé ci-dessous KS, p. 239. 19/12/13 22:12 Femmes écrivains des années 1910 : amour, féminisme et indépendance139 recours à une aide extérieure pour le ménage, le linge et la cuisine, mais bientôt Masako est dérangée par les questions incessantes de la domestique et préfère assumer seule cette charge. Après le travail intellectuel de la journée, cuisiner la délasse. Les premiers mois, son mari l’aide dans chacune de ces tâches, avant que le confort offert par sa jeune épouse ne vienne ramollir son envie de l’épauler. Il invoque alors ses devoirs et responsabilités sociales. Constamment préoccupée par les tâches qui désormais lui incombent, Masako peine à écrire et traverse une première période de doutes. Elle parvient cependant à s’adapter à la gymnastique de sa nouvelle vie, à se raisonner et à concilier l’ensemble de manière harmonieuse. La vie conjugale du jeune couple se poursuit agréablement, ponctuée d’échanges intellectuels et d’étreintes qui les comblent l’un et l’autre. Deux années s’écoulent ainsi, lumineuses, où retentissent parfois quelques disputes, mais où l’harmonie de leur relation n’est pas profondément remise en question. Nitta, le mari, souffre cependant des fréquentes visites d’amis hommes que Masako reçoit à la maison. Celle-ci les interrompt pour mettre un terme au mutisme et à la jalousie de son époux. Une phase plus sombre s’amorce alors, durant laquelle Masako doute de l’amour, de celui qu’elle conçoit comme de celui qu’elle reçoit. Elle cesse alors d’aider son mari et s’enferme dans son bureau pour s’appliquer à la création artistique. Elle découvre qu’elle ne cesse d’être assaillie par le souci des tâches ménagères, habitude qu’elle a prise durant ses deux années de mariage. En outre, elle ne parvient pas non plus à oublier la présence de Nitta, dans la même maison, et ces pensées gênent sa concentration. Ses travaux d’écriture n’avançant pas d’un pouce, elle devient soucieuse, hystérique même à certains moments, et jalouse son mari pour l’indépendance qu’il manifeste. Lorsqu’elle découvre un peu plus tard qu’elle est enceinte, Masako craint de perdre complètement sa liberté. Elle vit une grossesse difficile, durant laquelle elle ne parvient pas à écrire un traître mot et, à certains moments, se laisse envahir par le désespoir. Elle heurte même parfois consciemment son corps contre un objet pour détruire son fœtus. Un beau petit garçon naît quelques mois plus tard qui la plonge cependant dans la joie. L’amour maternel la submerge. Une nouvelle phase d’adaptation est bientôt nécessaire afin qu’élever l’enfant soit compatible avec l’exercice de son métier d’écrivain. Et c’est finalement en renonçant à la perfection qu’elle parvient à concilier ses deux, voire ses trois vies. Le texte dit (KS : 267) : N’était-ce pas là une force de vie extraordinaire ? Elle parvenait à découper, harmoniser, diviser, cloisonner et organiser sa triple vie. Jap Plur 9 reprisDef.indd 139 19/12/13 22:12 140 Claire Dodane Vu de l’extérieur, pareil quotidien pouvait sembler tragique. Elle prenait à sa charge le travail domestique tout en réussissant, mieux encore que par le passé, à écrire et publier de nombreux articles et romans. Le fatal destin des femmes… Elle y échappait en donnant l’impression de se débattre dans l’effort et l’opiniâtreté pour se libérer de ses chaînes. Une vie âpre et pitoyable… Mais elle ne la concevait pas du tout ainsi. Sa fierté de mère envers son enfant, ses droits d’épouse envers son mari, la fierté qu’elle ressentait pour elle-même dans l’exercice de son art… Elle évitait d’ailleurs de parler de fierté. Selon elle, il ne s’agissait pas de fierté, mais d’amour ; de l’amour pour son enfant, de l’amour pour son mari, de l’amour d’elle-même. Tout était amour. Sa vie était amour. Elle considérait que ce qui faisait la force de sa vie était la force de l’amour. L’héroïne de Sa vie, Masako, est l’une des « nouvelles femmes » (atarashii onna) « conscientes d’elles-mêmes » (jiga ni mezameshita) des années 1910-1915. Les termes d’« éveil » (jikaku), de « moi » (jiga, jiko), sont utilisés à plusieurs reprises dans le roman pour décrire son attitude et son cheminement ; ils sont à comprendre dans le contexte du développement de la « question des femmes » ( fujin mondai) comme sujet de société et à rapprocher de la revue Seitô (Les bas bleus) dont le mariage était l’un des thèmes de prédilection 3. Tamura Toshiko commence d’ailleurs véritablement sa carrière en 1911, année où Hiratsuka Raichô (1886-1971) la sollicite pour le premier numéro de sa revue, qui paraît en septembre. La romancière offre alors la nouvelle Ikichi (Le sang chaud), qui décrit de manière scandaleuse l’aventure amoureuse d’une jeune femme avec un homme qu’elle ne connaît guère, le temps d’une journée et d’une nuit. Au réveil, le dégoût se mêle à l’attachement. L’ambivalence des personnages féminins prévaut toujours dans l’écriture de Tamura Toshiko, de même que les disputes conjugales 4. Ce sont des femmes qui luttent contre leur compagnon, tiraillées qu’elles sont entre leur besoin irrépressible d’amour et leur envie de se réaliser indépendamment d’eux ; ce sont généralement aussi des femmes excessives, qui se laissent aller à des crises d’hystérie, à la dépense de manière compulsive, 3En janvier 1913, Hiratsuka Raichô présente la traduction de Ren.ai to kekkon [L’amour et le mariage] d’Ellen Key ; en avril elle évoque cette question sur un plan plus personnel dans l’article Yo no fujintachi e [Aux femmes de ce monde], disant refuser le mariage, relation de pouvoir (pour le mari) et de soumission (pour la femme) ; enfin en janvier 1914, elle annonce dans les pages de Seitô son union libre avec le peintre Okumura Hiroshi. 4C’est le cas dans ses plus célèbres récits, tels que Akirame [Résignations] (1911), Ikichi [Le sang chaud] (1911), Onna sakusha [Une femme écrivain] (1913), Miira no kuchibeni [Le rouge à lèvres de la momie] (1913) ou encore Eiga [La gloire] (1916). Jap Plur 9 reprisDef.indd 140 19/12/13 22:12 Femmes écrivains des années 1910 : amour, féminisme et indépendance141 ou à l’autodestruction. Elles semblent devoir d’abord lutter contre elles-mêmes pour gagner leur propre indépendance. Peut-être estce cette faiblesse de caractère qui fit écrire à Hiratsuka Raichô en 1914, à propos de Tamura Toshiko qui l’avait pourtant soutenue lors du lancement de la revue Seitô (Mawatari : 122) : Toshiko, à bien y réfléchir, n’est pas au fond une personne qui a une personnalité singulière. Elle n’est pas non plus une « nouvelle femme » qui s’efforce de mener une vie vraie en tant qu’être humain. Elle est bien plutôt l’une de ces femmes du Japon d’autrefois, adroites et perspicaces, qu’a fait naître la culture passée, décadente, matérialiste et plate des quartiers populaires de Tôkyô. Il est possible que Masako, l’héroïne éveillée de Sa vie, soit née l’année suivante en réaction à ces reproches. Elle est en effet décrite comme consciente des différents éléments qui régissent la vie de couple : le cycle des moments d’entente et de crise, le sens du mariage à redéfinir régulièrement, l’importance de la sexualité, la jalousie, la séduction, le dilemme de l’amour et du travail chez la femme active, la maternité et la paternité, la répartition sexuelle des tâches, ou encore les limites du don de soi. L’enjeu du maintien de l’identité personnelle dans la relation amoureuse et le caractère au moins double de la vie de la femme moderne en sont de toute évidence les messages principaux. LE REGARD DES « NOUVELLES FEMMES » SUR HIGUCHI ICHIYÔ Les années 1910, ainsi qu’on l’a dit plus haut, voient se développer essais et débats sur la « question des femmes » et de nouvelles définitions de leurs rôles. Elles génèrent aussi une nouvelle lecture de l’écriture féminine. Examinée au prisme du féminisme et du modèle des « nouvelles femmes », l’œuvre de Higuchi Ichiyô (1872-1896), qui est alors déjà à la fois considérée comme le plus grand écrivain femme de Meiji et l’un des grands « classiques » de cette période, se voit durement évaluée par d’autres auteurs femmes. Ichiyô a, durant les cinq dernières années de sa courte vie, offert la fulgurance de son talent à la description d’amours déçues et de mariages malheureux 5. Toutes 5Dans Jûsan’ya [La treizième nuit] (1895), une jeune femme vient faire part à ses parents de son intention de divorcer d’un homme riche qui lui rend la vie impossible ; sur les conseils de son père, elle se résout cependant à ne pas le quitter, de crainte de ne plus jamais revoir son enfant. Nigorie [Eaux troubles] (1895) montre l’existence ravagée d’une prostituée et la désagrégation parallèle d’une famille entière, tandis que Yuki no hi [Jour de neige] (1893) dépeint une jeune femme éperdument amoureuse de son professeur, mais qui se trouve trahie sitôt mariée. Jap Plur 9 reprisDef.indd 141 19/12/13 22:12 142 Claire Dodane les femmes de ses nouvelles souffrent pathétiquement d’une situation dont elles ne sont pas maîtresses, formulent leur douleur, mais toujours finissent par accepter leur destin. L’ambiguïté de cette œuvre provient du fait que le malheur féminin, quoique dénoncé et justifié par des pressions d’ordre social ou familial, s’y trouve, magistralement de surcroît, élevé au rang de motif esthétique. Dès lors la question de la complaisance de l’auteur est soulevée. Yosano Akiko (1878-1942), que l’on connaît depuis 1901 pour le ton passionné de sa poésie et qui collabore depuis peu comme essayiste à de nombreuses revues, reproche ainsi à la romancière d’avoir dressé des portraits féminins mensongers, car passifs et résignés 6 (Yosano 1981 XIV : 10-12) : Le succès de l’œuvre de Higuchi Ichiyô auprès des hommes est bien sûr dû à l’origine à son talent littéraire, mais je suis convaincue qu’il repose aussi sur les personnages féminins qu’elle a fabriqués. Les femmes ont de tout temps cultivé à l’excès leur apparence, et simulé. Je pense qu’elles ont aussi le plus souvent à la fois caché leur beauté et leurs faiblesses pour se conformer à l’attente qu’avaient les hommes à leur égard. La majorité des actes d’une femme relève de l’imitation, et non de sa vraie nature. Pour Hiratsuka Raichô, éditrice de la revue Seitô, le détonateur est la parution posthume du Journal intime de Higuchi Ichiyô, journal compris dans ses premières œuvres complètes, éditées en 1912 (soit seize ans après sa mort). Chef de file des « nouvelles femmes », Raichô consacre dans sa revue un article de vingt pages à la romancière sous le titre « Onna toshite no Higuchi Ichiyô-shi [Histoire de Higuchi Ichiyô en tant que femme] » (octobre 1912), reprenant pour commencer une phrase du Journal qui l’a particulièrement troublée : Assise à ma table, la tête dans les mains, il m’arrive de réfléchir au fait que je suis effectivement une femme et qu’il est à ce titre peu de mes pensées que je puisse réaliser. Et Raichô de poursuivre après avoir cité deux poèmes féministes de Yosano Akiko (Hiratsuka 1983 I : 152-153) : Quand il s’agit de citer les femmes écrivains de génie qu’a vu naître l’ère Meiji, deux noms fusent immédiatement et sans contredit possible : Higuchi Ichiyô d’abord, puis Yosano Akiko. Les temps ont bien évidemment changé, mais je suis frappée par le fait 6Extrait de l’essai Ubuya monogatari [Récit de la chambre d’accouchement], publié en mars 1909 dans le Tôkyô niroku shinbun. Jap Plur 9 reprisDef.indd 142 19/12/13 22:12 Femmes écrivains des années 1910 : amour, féminisme et indépendance143 que sous le même terme de femme (onna) puisse apparaître une telle différence de ton, de couleur et de sens. Je n’ai pas l’intention dans cet article de faire une étude compa rative de ces deux auteurs. Simplement, je ne veux pas oublier que nous, les femmes du nouveau Japon (shin nihon), comme Yosano Akiko et moi-même, nous devons nous souvenir que si nous avons pu crier haut et fort notre fierté d’être femme, c’est grâce aux larmes de résignation de celles qui ont, pendant de longs siècles d’oppression, seulement pu penser « je suis effectivement une femme », et que représente Higuchi Ichiyô. Il semble par ailleurs que l’œuvre de Higuchi Ichiyô soit aujourd’hui encore jugée très attachante par les hommes. En voici les raisons : d’une part, il s’agit d’une romancière féminine s’appliquant à décrire de manière vivante et fidèle la seule sensibilité féminine ; d’autre part, son œuvre déclenche la compassion des hommes qui, face au triste destin des femmes fragiles qu’elle décrit, éprouvent beaucoup de plaisir dans la prise de conscience de leur propre force. Il n’est pas étonnant qu’ainsi satisfaits dans leur recherche d’un idéal féminin (plutôt que d’utiliser le terme « idéal », on devrait parler de leurs exigences à la fois égoïstes et instinctives), ils soient charmés par l’œuvre d’Ichiyô. Hiratsuka Raichô concluait en reprenant une phrase maintes et maintes fois utilisée quelques années plus tôt par le critique Sôma Gyofû (1883-1950) à propos de la romancière 7 : « Elle (Higuchi Ichiyô) était effectivement une femme de l’ancien Japon ». CONCLUSION Une vingtaine d’années seulement séparent le succès de Higuchi Ichiyô (les années 1895) de celui, moins connu aujourd’hui, de Tamura Toshiko (les années 1915), l’une décrivant le triste destin de femmes contraintes par les coutumes, la seconde évoquant les doutes identitaires au sein de la vie affective. Ce premier constat sur la place grandissante accordée à l’individu est corroboré par les débats qui sont entrepris par les « nouvelles femmes » dans les années 1910 afin de déterminer lesquelles d’entre elles sont dignes d’être ainsi qualifiées. Ceux-ci sont à notre sens révélateurs de plusieurs phénomènes : tout d’abord, la 7 Sôma Gyofû, dans un essai intitulé « Higuchi ichiyô-ron [Essai sur Higuchi Ichiyô] » publié en 1910 dans la revue Waseda bungaku, marqua durablement la perception de Higuchi Ichiyô en répétant à de multiples reprises dans son texte, comme un refrain, mais sans connotation péjorative cependant, que la romancière était « la dernière femme du Japon ancien » (Sôma 1910). Jap Plur 9 reprisDef.indd 143 19/12/13 22:12 144 Claire Dodane définition des « nouvelles femmes » semble multiple et parfois contradictoire, mais elle marque toujours une volonté de rupture par rapport au principe des « bonnes épouses, mères avisées » et un besoin de changement ; une attention particulière est portée à travers ces examens à la personne, à l’individu, à la femme en l’occurrence, et à son degré d’éveil, davantage qu’à sa profession ou son écriture ; enfin ces discussions prouvent le dynamisme grandissant des femmes écrivains au sein de la critique, dynamisme lui-même révélateur du besoin que les unes et les autres éprouvaient alors de se situer et d’élaborer des repères au sein de l’histoire des femmes. BIBLIOGRAPHIE H iratsuka, Raichô, 1914. Tamura toshiko-sama [A propos de Tamura Toshiko]. Chûô kôron, Tamura toshiko-ron [numéro spécial Tamura Toshiko], août 1914. H iratsuka, Raichô, 1983. Hiratsuka raichô chôsaku-shû [Œuvres de Hiratsuka Raichô]. Tôkyô, Ôtsuki shoten, 8 vol. Hiratsuka, Raichô, 1987. Genshi, josei wa taiyô de atta – Hiratsuka raichô jiden [A l’origine, la femme était le soleil : autobiographie]. Tôkyô, Ôtsuki shoten, (1971), 2 vol. Mawatari, Kenzaburô (dir.), 1973. Joryû bungei kenkyû [Etudes sur la littérature féminine]. Tôkyô, Nansôsha, 1973. Sôma, Gyofû, 1910. Higuchi ichiyô-ron [Essai sur Higuchi Ichiyô]. Waseda bungaku, repris in Gendai Nihon bungaku taikei, vol. 5, Tôkyô, Chikuma shobô, 1972, p. 423-431. Tamura, Toshiko, 1987. Tamura toshiko sakuhin-shû [Recueil des œuvres de Tamura Toshiko]. Tôkyô, Orijin shuppansha sentâ, 3 vol. Yosano, Akiko, 1979-1981. Teihon yosano akiko zenshû [Œuvres c omplètes de Yosano Akiko (textes authentiques)]. Tôkyô, Kôdansha, 20 vol. Jap Plur 9 reprisDef.indd 144 19/12/13 22:12 LITTÉRATURE : DE BAKIN À ÔOKA SHÔHEI Jap Plur 9 reprisDef.indd 145 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 146 19/12/13 22:12 NICOLAS MOLLARD Université de Genève MINAMOTO NO TAMETOMO AUX RYÛKYÛ : UNE LECTURE HISTORIQUE DU YUMIHARIZUKI DE BAKIN Avec Chinzei Hachirô Tametomo gaiden, Chinsetsu Yumiharizuki [La fabuleuse histoire de l’arc de lune : la vie inédite de Hachirô Tametomo de l’Ouest pacifié, 1807-1811], Kyokutei Bakin prétend avoir écrit le meilleur ouvrage de référence sur les Ryûkyû 1. La fanfaronnade n’est pas sans fondement. Certes, il n’est pas le premier à s’inspirer de la matière du Hôgen monogatari [Dit de Hôgen] pour revisiter le personnage de Tametomo. Mais le succès de L’arc de lune est tel qu’après lui, nul ne semble pouvoir l’ignorer. A peine les deux premiers volumes étaient-ils sortis qu’ils furent portés sur la scène. L’œuvre complète sera plusieurs fois adaptée dans le format plus populaire du « livre relié » (gôkan). Rares sont les artistes, enfin, qui ne s’inspirent pas des illustrations originales de Hokusai, tel Utagawa Kuniyoshi dans cette superbe série de « Dix portraits héroïques en l’honneur de Tametomo » (Tametomo homare no jikketsu, 1848-1851). Passé le cap de la restauration de Meiji, sa popularité ne faiblit pas : L’arc de lune est réédité huit fois sur presse à caractères mobiles. Tametomo est alors rarement absent des manuels qui font l’éloge des grands héros nationaux et se retrouve dans des dizaines de séries de livres pour enfants. Tous portent la marque, plus ou moins visible, de la plume de Bakin et du trait de Hokusai. L’historien Yokoyama Manabu (1998 : 102) résume l’impact de l’œuvre d’une simple formule : Bakin popularisa la légende de Tametomo si largement que l’image de L’arc de lune s’imposait à l’esprit de quiconque songeait aux Ryûkyû. 1 Toen shôsetsu [Menus propos tenus par la Société du Jardin des lièvres], 1825, édité dans Nihon zuihitsu taisei [Collection d’essais du Japon], série 2, vol. 1, Yoshikawa Kôbunkan, 1973. Jap Plur 9 reprisDef.indd 147 19/12/13 22:12 148 Nicolas Mollard Selon la légende, Minamoto no Tametomo (1139-1170) aurait rejoint les Ryûkyû depuis Ôshima, île de l’archipel d’Izu, où il avait été exilé pour crime de lèse-majesté. Après avoir bataillé contre les indigènes, il aurait épousé la fille d’un seigneur local. De leur union serait né Shunten, le premier souverain « historique » du royaume. La légende se développa vers la fin du Moyen Âge à partir d’un épisode du Hôgen monogatari où Tametomo visite l’« île des ogres » (Onigashima). Sans doute par analogie avec la sauvagerie supposée de ses habitants, ce lieu fut assimilé à l’une des îles de l’archipel des Ryûkyû. En y donnant créance, l’historiographie officielle inaugurée par Shô Shôken en 1650 2 éleva ce guerrier étranger au rang de héros fondateur. Divinisé, il sera célébré à côté de son fils Shunten et du dernier roi Shô Tai dans le sanctuaire départemental (Okinawa jinja) construit en 1925. Pendant près de 300 ans, jusqu’à l’historiographie moderne de fait, ce récit fut tenu pour véridique. L’affaire, même esquissée de la sorte à gros traits, révèle immédiatement sa dimension idéologique et témoigne de la relation complexe et parfois ambiguë entretenue par le Japon avec sa périphérie. Comme le résume parfaitement Itô Yûshi (2008), la légende fut interprétée à partir de deux positions : certains y ont vu une manipulation des Japonais pour justifier le rattachement de l’archipel à l’empire ; d’autres, un discours autochtone visant à flatter le puissant voisin et à se doter d’une généalogie prestigieuse. Cependant, à regarder plus en détail l’évolution des discours sur Tametomo 3 (figure 1 ci-dessous), il apparaît que la première position ne s’imposa pas d’emblée. Les moines japonais qui rapportent la légende au xvie siècle se montrent sceptiques au sujet de sa véracité, ou du moins peinent-ils à concevoir une origine commune avec les habitants des Ryûkyû. La tendance se renverse avec Arai Hakuseki qui imagine dans le Japon antique une sphère culturelle homogène s’étendant d’Ezo jusqu’aux Ryûkyû. Mais l’interprétation de la légende dans un sens qui servira de justification aux prétentions japonaises sur l’archipel pourrait ne se situer qu’autour de 1800 (Watanabe, Ôta). Or, c’est précisément à cette époque que Bakin publie La fabuleuse histoire de l’arc de lune. Contrairement aux mentions dans les sources historiques, dont l’aridité et la concision ne laissent guère la place à l’envol de 2 Chûzan seikan [Miroir du Chûzan], nouvelle édition corrigée, Okinawa-ken kyôiku iinkai, 1983. 3 Antoni (1983-1986) en donne la seule synthèse accessible en langue occidentale ; en japonais, Itô (2008), Ôta (2001) et Watanabe (2001) proposent les analyses les plus stimulantes. Jap Plur 9 reprisDef.indd 148 19/12/13 22:12 Minamoto no Tametomo aux Ryûkyû 149 l’imagination, Bakin dédie à Tametomo une véritable épopée en 29 volumes, soit près de 1 000 pages avec notes et commentaires dans l’édition moderne de référence (Gotô 1958-1962). Le livre se compose de deux cycles : la première partie épouse les contours de l’Histoire telle qu’elle est racontée dans le Hôgen monogatari 4 ; la seconde s’appuie sur des monographies encyclopédiques relatant l’histoire, la géographie et les mœurs des Ryûkyû. Ill. 1 : Aperçu des ouvrages historiques majeurs sur la légende de Tametomo aux Ryûkyû. Bakin retrace ainsi la vie romancée de Tametomo. Chassé au Kyûshû pour apaiser son effronterie, il rallie les seigneurs locaux. Quand éclatent les troubles de l’ère Hôgen, il retourne à Kyôto soutenir aux côtés de son père le parti de l’empereur Sutoku. La défaite est cinglante : les rebelles sont exécutés ou bannis. Tametomo est exilé dans l’archipel d’Izu. De là, il reprend tant d’influence que l’empereur régnant envoie une armée pour le liquider. Selon le Hôgen, Tametomo se suicide lors de l’assaut final. Mais pour Bakin, c’est un compagnon qui prend sa place afin de couvrir sa fuite. Une nouvelle vie est insufflée au héros. 4 Nous renvoyons le lecteur à la traduction anglaise qui prend le texte de la vulgate (rufubon) comme référence (Wilson 2001), car la variante dite kotohirabon choisie par René Sieffert omet l’épisode de la traversée de Tametomo sur l’île des ogres. Jap Plur 9 reprisDef.indd 149 19/12/13 22:12 150 Nicolas Mollard Il s’enfuit au Kyûshû, planifie une attaque vengeresse sur la capitale, mais son navire fait naufrage et le voilà dérivant jusqu’aux Ryûkyû. Il trouve le pays sous le joug d’un tyran manipulé par un mage maléfique. Après une suite de combats épiques, il défait les scélérats et place son fils sur le trône. Sa soif de vengeance est désormais apaisée. Dans un acte d’ultime dévotion à l’empereur Sutoku, il retourne sur sa tombe s’ouvrir le ventre. Au fil de ces aventures rocambolesques émerge une image renouvelée de Tametomo, qui tranche avec la tradition du Hôgen. La lecture de la chronique médiévale laisse une impression assez ambiguë : certes, Tametomo y est dépeint comme un formidable héros, un parangon du courage et de la droiture, un guerrier extraordinaire qui d’un trait peut transpercer un cavalier et sa selle. Pourtant, quand on s’attarde sur les détails, il apparaît également comme un fauteur de troubles brutal et cruel : que ce soit dans le Kyûshû ou dans l’archipel d’Izu, la population le perçoit plutôt comme un tyran dont elle se passerait volontiers. Bakin, lui, verse dans l’hagiographie. Dans les limites offertes par le cadre historique, il met en scène un aventurier conquérant et civilisateur. Non seulement Tametomo fait honneur à sa réputation d’archer invincible, abattant des monstres, défaisant ses ennemis, multipliant les faits d’armes, mais où qu’il aille – au Kyûshû, à Izu, dans les Ryûkyû – il rallie la population locale à son charisme vertueux. Il tient tantôt du héros civilisateur, quand il apprend aux populations de l’archipel d’Izu à domestiquer bœufs et chevaux, tantôt du souverain éclairé, quand il vient rétablir l’ordre et la justice dans le royaume des Ryûkyû en proie à la tyrannie. Parfois encore, il pose en aventurier conquérant, qui rattache l’île de Hachijôjima au Japon ou impose sa descendance aux Ryûkyû. En bref, Bakin pétrit son héros de la même matière qui fera le fond du discours expansionniste moderne. Deux épisodes paraissent exemplaires de cette démarche. TAMETOMO À HACHIJÔJIMA (CHAP. 16-19) Lors d’un tour d’inspection de l’archipel d’Izu qu’il vient nouvellement de faire tomber sous sa coupe, Tametomo poursuit son exploration jusqu’à deux îles lointaines et semi-légendaires : Nyôgonoshima, l’« île des femmes », et Onigashima, l’« île des ogres 5 ». Il parvient à convaincre les femmes que la coutume qui 5 Bakin fusionne ici deux sources : la légende de Xu Fu qui, après avoir échoué à découvrir l’élixir d’immortalité, laissa les 500 garçons et 500 filles de son expédition sur deux îles en plein océan, et le topos archaïque de l’île aux Jap Plur 9 reprisDef.indd 150 19/12/13 22:12 Minamoto no Tametomo aux Ryûkyû 151 les tient éloignées des hommes de l’autre île relève de la supersti tion. Puis il soumet les ogres grâce à sa puissance martiale. Dès lors, plus rien ne s’oppose à la réunion des deux populations. Tametomo peut rentrer triomphant à Ôshima. A son arrivée sur l’île des femmes, Tametomo découvre avec étonnement que l’une d’elles parle sa langue. Le mystère trouve immédiatement une explication : la femme avait été instruite en rêve par la divinité protectrice de l’île, Giba Myôshin. Un détail retient alors l’attention du guerrier : le dieu est originaire des montagnes d’Ise. Il en déduit qu’il a affaire à une manifestation d’Amaterasu et qu’il se trouve donc en territoire japonais. Comment en effet la divinité primordiale japonaise aurait-elle pu sinon se manifester à de parfaits étrangers ? Après avoir mélangé les populations, Tametomo renomme les deux îles pour effacer toute trace de l’ancienne superstition. C’est à ce moment que Hachijôjima et Aogashima auraient reçu leur nom actuel. Bakin articule ainsi le temps mythique et le temps historique. Par l’action civilisatrice du langage, il fait entrer ces îles dans la sphère culturelle du Japon. Mais cette annexion « douce » cache un versant plus brutal. A peine a-t-il posé pied sur la seconde île que Tametomo déclame son nom et son lignage, puis prétend avoir reçu de la cour impériale la charge de régner sur ces territoires. « Pour le bien » de ses habitants, il leur somme de lui verser un tribut, mais son injonction rencontre un refus net, car les « ogres » ne se sont soumis à aucune puissance étrangère depuis l’arrivée de leurs ancêtres trente générations auparavant. Il faudra une impressionnante démonstration de force pour régler l’affaire. Tametomo brise un rocher d’une seule flèche. Les indigènes se soumettent. L’épisode révèle la logique agressive qui sous-tend sa « bienveillante » action civilisatrice. Mais il n’est qu’un prélude à l’intervention de Tametomo aux Ryûkyû. DISCOURS DE FUKUROKUJU (CHAP. 67) Le second épisode apparaît à la fin du roman. Tametomo vient de défaire les alliés du dernier roi corrompu de la première dynastie mythique des Ryûkyû. L’ordre est revenu dans le royaume et le peuple aspire à retrouver un gouvernement vertueux. Tametomo va prendre conseil auprès de son protecteur, l’ermite Fukurokuju, qui lui suggère de se retirer du monde au profit de son fils. Fukurokuju ogres tel qu’il apparaît notamment dans les contes de Momotarô ou de Yuriwaka Daijin (Gotô 1958-62, Antoni 1983-86). Jap Plur 9 reprisDef.indd 151 19/12/13 22:12 152 Nicolas Mollard se présente comme l’incarnation du premier dieu à l’origine des Ryûkyû et en retrace la généalogie mythique. Son discours traduit une série de distorsions opérées sur le mythe de fondation de l’archipel, qui en altèrent profondément la signification. Voyons lesquelles. Ill. 2 : Chronologie des Ryûkyû (à gauche) et généalogie dynastique selon l’historiographie officielle (à droite). Premièrement, le vieux sage reprend fidèlement la généalogie dynastique de l’historiographie des Ryûkyû (ill. 2). Elle suppose une première lignée de souverains légendaires, qui remonte à l’âge des dieux, la dynastie Tenson. Le dernier souverain, ayant perdu le mandat céleste, sera déposé par le fils de Tametomo, Shunten, qui devient le premier roi historique. Cette généalogie est évidemment déjà en soi une mystification, même pour la partie qui concerne les temps « historiques », puisque l’on sait que Shunten, s’il a existé (car son nom n’est attesté pour la première fois que sur une stèle datant de 1522), n’était probablement guère plus qu’un chef local. Jap Plur 9 reprisDef.indd 152 19/12/13 22:12 Minamoto no Tametomo aux Ryûkyû 153 Ill. 3 : Lignage des premiers empereurs mythiques du Japon et des Ryûkyû. Deuxièmement, il fait coïncider des éléments de la mythologie japonaise avec celle des Ryûkyû (ill. 3), développant une thèse évoquée par le littérateur hollandiste Morishima Chûryô dans Ryûkyû-banashi 6 [Récits sur les Ryûkyû, 1790]. La cosmogonie des Ryûkyû, selon les chroniques officielles, débute avec l’apparition d’un homme et d’une femme qui, suivant les versions, eurent trois ou cinq enfants. Dans la version à cinq, reprise ici, il s’agit de trois fils : le premier roi mythique Tenson, le puîné, ancêtre de la noblesse, et le dernier, ancêtre de la paysannerie ; et deux filles : l’aînée, ancêtre de la grande prêtresse, et la cadette, ancêtre des dames de cour. Ce récit est fondu avec un autre épisode légendaire, rapporté dans les anciennes chroniques japonaises (Kojiki et Nihonshoki) : le voyage de Hikohohodemi no mikoto (ou Hoori) au palais du dieu de la mer. De son union avec la fille de ce dernier (assimilée ici à la sœur de Tenson) naîtra le père de l’empereur Jinmu. Les deux premiers souverains mythiques du Japon et des Ryûkyû, Jinmu et Tenson, se retrouvent ainsi liés par le sang. Troisièmement, Fukurokuju souligne l’appartenance ancienne de l’archipel des Ryûkyû au Japon (ill. 4). Suivant de près les interprétations d’Arai Hakuseki, il note que, d’après les chroniques japonaises, les régions connues sous les noms de Tane, Yaku ou Kikai sont en contact avec le Japon depuis le début du viie siècle et sous sa domination entre le viiie et le début du ixe siècle. Le débat quant à l’ère géographique désignée par ces termes n’est 6 A la fin des années 1780, Morishima avait entamé une série d’études sur les pays étrangers. Ryûkyû-banashi devait former un diptyque avec un Chôsen-banashi [Récits sur la Corée] qui ne verra jamais le jour. Ce premier volet se veut une référence encyclopédique populaire sur les Ryûkyû, fondée sur l’historiographie savante (Ishigami 1994). Jap Plur 9 reprisDef.indd 153 19/12/13 22:12 154 Nicolas Mollard pas encore clos aujourd’hui (Harada 1996). Ce pourrait être les îles proches des côtes du Kyûshû, qui furent effectivement très tôt incluses dans la zone d’influence japonaise. Quoi qu’il en soit, le discours de l’ermite ne souffre aucune ambiguïté : Tane, Yaku ou Kikai ne peuvent désigner autre chose que l’archipel des Ryûkyû dans son entier, et celui-ci était sous domination japonaise. Ill. 4 : Géographie des Ryûkyû. Quatrièmement, fort de cette constatation, l’ermite prédit le rattachement futur de l’archipel à la métropole. Depuis le début du ixe siècle, les deux contrées se sont développées séparément, mais le jour viendra, annonce-t-il, où les Ryûkyû retourneront au Japon, car à moins d’être « indignes comme des bêtes sauvages », elles se rappelleront avoir bénéficié de la vertu protectrice de Hikohohodemi et de Tametomo. Origine mythologique commune, dépendance historique ancienne, dette envers son puissant voisin : rien ne manque à l’arsenal idéologique pour justifier rétrospectivement l’invasion de Satsuma en 1609 et l’annexion future par le Japon en 1879. Jap Plur 9 reprisDef.indd 154 19/12/13 22:12 Minamoto no Tametomo aux Ryûkyû 155 Bakin n’est pas isolé dans cette aventure. Il puise au savoir de ses prédécesseurs et contemporains 7. Que les habitants des Ryûkyû et du Japon fussent anciennement frères de sang était une opinion courante, à la fois dans l’archipel et dans la « métropole » depuis Hakuseki au moins. Ce qui se dessine nouvellement dans L’arc de lune en revanche, c’est l’influence du « tennôcentrisme ». D’après Harimoto Shin.ichi (2007), en insistant sur la filiation qui relie Shunten, à travers son père, à la lignée impériale japonaise (l’empereur Seiwa), Bakin privilégie la légitimité à gouverner par la lignée de sang et tranche avec la pensée confucéenne de l’« abrogation du mandat céleste » (kakumei) qui justifie les changements dynastiques par les armes. En outre, L’arc de lune efface toute trace de subversion chez un personnage qui, pourtant, était assimilé dans le Hôgen à la figure de Taira no Masakado, le coupable, par excellence, du crime de lèse-majesté. Jusqu’à quel point Bakin a-t-il conscience de la portée idéologique de son récit, au fond, peu importe. Le fait est que son roman rencontre les préoccupations de ses contemporains à un moment de transition clé de développement de la conscience nationale. Le récit étonne par sa remarquable extension géographique. La majeure partie de l’action se situe dans la périphérie du Japon : au Kyûshû, à Shikoku, et surtout dans les archipels d’Izu et des Ryûkyû. Or il est publié à une période où les Japonais considèrent leur place dans le monde avec un intérêt renouvelé et un sens accru de la menace étrangère. Tandis qu’Inô Tadataka cartographie avec une remarquable précision les contours de l’archipel japonais, la défense des côtes devient un enjeu politique majeur : les Russes accentuent la pression par le nord – Nicolaï Rezanov manque de nouer des relations commerciales en 1804, Vassili Golovnine débarque dans les Kouriles en 1807 – les Anglais s’emparent d’un navire hollandais à Nagasaki en 1808, au sud, les Occidentaux pensent pouvoir forcer l’ouverture du Japon en prenant pied à Okinawa… Les incidents diplomatiques se multiplient. Ezo au nord et les Ryûkyû au sud attirent l’attention pour leur potentiel défensif et se profilent comme les premiers remparts contre l’Occident. Bien que l’information sur ces sujets sensibles fût contrôlée autant que possible par les autorités, elles trouvaient un écho, si faible fût-il, dans les œuvres littéraires. A côté des missions 7Les fondements de la pensée politique de Bakin mériteraient davantage de développement. Son rapport à la pensée nativiste (kokugaku) notamment reste à démêler. On se bornera ici à souligner qu’il fut proche de penseurs comme Yashiro Hirokata ou Ishikawa Masamochi, et qu’il fréquentait un impérialiste excentrique comme Gamô Kunpei. Jap Plur 9 reprisDef.indd 155 19/12/13 22:12 156 Nicolas Mollard coréennes et hollandaises, les ambassades des Ryûkyû étaient le seul contact tangible avec l’étranger pour la population d’Edo. Il y en eut 17, entre 1644 et 1850, qui attisèrent à chaque fois la curiosité des populations. L’occasion était trop belle pour les éditeurs 8 : Tsutaya ne manqua pas son coup avec L’arc de lune. En faisant de Tametomo le père fondateur de la royauté, Shô Shôken avait créé un mythe politique. Il fallut toute l’ampleur romanesque de L’arc de lune pour voir naître un héros. Bakin imposa ainsi au xixe siècle sa vision d’un aventurier conquérant et civilisateur qui portait en lui les ferments d’une idéologie expansionniste. Sa légende a ceci de fascinant qu’elle vint répondre, quoique différemment, à l’attente collective des uns et des autres. BIBLIOGRAPHIE Antoni, Klaus. « Zur historischen Legitimation des japanischen Anspruchs auf die Rûkyû-Inseln : Tametomo oder die Dämonie der Fremde ». Oriens Extremus, 30. Jahrgang, 1983-1986, p. 85-120. Gotô, Tanji (éd.). Chinsetsu Yumiharizuki. Tôkyô, Iwanami shoten, 2 vol., 1958-1962. H arada, Nobuo (traduit en japonais moderne et présenté par). Nantôshi [Histoire des îles du sud]. Ginowan, Yôjusha, 1996. H arimoto, Shin.ichi. « Chinsetsu Yumiharizuki ron ». Nihon bungaku kenkyû, vol. 46, 2007, p. 55-66. Ishigami, Satoshi (éd.). Morishima Chûryô shû [Œuvres de Morishima Chûryô]. Tosho kankô-kai, 1994. Itô, Yûshi. « Ryûkyû/Okinawa-shi to Nihon-shi no setten. Minamoto no Tametomo toryû densetsu o meguru ronsô [Rencontre entre l’histoire des Ryûkyû/Okinawa et du Japon. Débats autour de la légende de Minamoto no Tametomo aux Ryûkyû] ». 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In Bungaku, vol. 9/3, 1998, p. 94-103. 8 Yokoyama (1998) relève près de cent titres, dont le pic de production apparaît à la suite de l’ambassade de 1832. Jap Plur 9 reprisDef.indd 156 19/12/13 22:12 THOMAS GARCIN IETT, Université Jean Moulin – Lyon 3 LE THÈME DE LA TRANSGRESSION ET LA PLACE DU LECTEUR DANS HONBA (CHEVAUX ÉCHAPPÉS) DE MISHIMA YUKIO Fréquents dans l’œuvre de Mishima, les effets de miroirs sont particulièrement nombreux dans la tétralogie Hôjô no umi (La mer de la fertilité, 1970) : personnages et situations, figures et motifs, sont pris dans un complexe réseau d’appariements. Le lecteur menace de se perdre dans un jeu de reflets (image du double, réversibilité, anamorphose) dont la profondeur de champ tient, dans l’ordre des personnages, à la diversité des relations entre le modèle et son double (imitation, inversion, caricature). Le second tome, Honba (Chevaux échappés, 1969), est à cet égard exemplaire : la présence d’un roman (Shinpûren shiwa [Chronique de la Ligue du Vent divin]) dans le roman place en effet l’ensemble du texte sous le signe spéculaire 1. Isao, le personnage principal, intéresse moins par sa psychologie qu’en raison du réseau complexe de relations modèle/copie dans lequel il est pris 2. Ce phénomène de « galerie des glaces », qui va dans le sens d’une construction rigoureuse de l’œuvre romanesque pleinement assumée par l’auteur 3, suscite des réactions contraires : certains lecteurs resteront fascinés par ces reflets dont ils chercheront à retrouver le sens quand d’autres s’estimeront prisonniers d’un faux labyrinthe dont la complexité repose avant tout sur des effets d’optique. Il serait 1L’intrigue de ce récit métadiégétique, pris en charge par un auteurnarrateur fictif, est inspirée d’un fait historique, une rébellion de samouraï à Kumamoto en octobre 1876 (Shinpûren, ou Jinpûren, no ran). 2Imité par ses disciples, Isao ne cesse de se chercher lui-même des modèles ou des inspirateurs (les protagonistes du récit métadiégétique Shinpûren shiwa, le lieutenant Hori, le prince Tôin, Ôshio Heihachirô, etc.). 3 Shôsetsuka no kyûka [Les vacances d’un romancier] (Mishima 1955 : 17) : « Une pièce parfaite doit être comme un microcosme. Le roman aussi […]. » Les métaphores machinistes et la conception du roman comme totalité rigoureusement structurée apparaissent dès 1946 (Kawabata/Mishima 2000 : 56). Jap Plur 9 reprisDef.indd 157 19/12/13 22:12 158 Thomas Garcin intéressant de chercher à articuler deux réceptions a priori inconciliables. Collant dans un premier temps à la logique sémantique du texte, nous explorerons l’une de ces relations spéculaires, en l’occurrence celle qui lie deux types de sacrilège, l’un commis par Isao, héros du roman, l’autre par Kurahara, politicien qui représente pour le premier l’incarnation du mal. Le texte dépose un certain nombre d’indices qui nous permettent d’élucider le sens de ce parallélisme. Mais en nous indiquant le chemin de ses propres fondations sémantiques ne nous enferme-t-il pas aussi dans sa propre logique ? Nous nous interrogerons dans un second temps sur la place et la liberté qui sont laissées au lecteur face au texte de Honba. LES DEUX SACRILÈGES : TRANSGRESSION SACRÉE ET PROFANATION Alors qu’il vient de se soumettre à un rite de purification shintô (misogi), le personnage d’Isao accomplit un premier sacrilège (tokushin) : il répand le sang d’un animal qu’il tue d’un coup de fusil (chapitre 23). A la fin du roman celui de Kurahara commet deux impairs qualifiés du même terme de tokushin : il se goinfre de bœuf quelques heures avant d’assister à une cérémonie shintô pendant laquelle il écrase de ses fesses, par distraction, le rameau sacré (tamagushi) que les officiants lui avaient remis (chapitre 38). Les bévues de Kurahara et le geste d’Isao représentent, en apparence, un degré d’impiété à peu près identique. Tel n’est pas le point de vue des jeunes fanatiques groupés autour d’Isao : alors que le sacrilège de leur leader ne suscitera pas la moindre critique, celui du politicien leur paraît intolérable 4. Ajoutons que Kurahara sera assassiné par Isao, qui invoque précisément la profanation du sanctuaire d’Ise au moment de plonger son poignard dans le ventre du politicien. C’est ainsi un héros sacrilège qui prétend réparer le sacrilège. L’écart descriptif entre les deux scènes de sacrilège attire d’abord l’attention. Dans le premier cas, le geste est anticipé : Isao s’imagine rentrer au camp de purification shintô de maître Kaido avec un « cadavre dégouttant le sang 5 ». Projection qui suggère que le sacrilège comporte pour le personnage une signification et une fonction. Le trajet qu’il effectue pour se rendre dans la montagne est présenté comme une forme d’ascension ritualisée, marquée par le franchissement d’un certain nombre de seuils (camp, 4Chap. 38, p. 794. 5Chap. 23, p. 640. Jap Plur 9 reprisDef.indd 158 19/12/13 22:12 Le thème de la transgression et la place du lecteur dans Honba159 pont, forêt, clairière 6). Isao traverse la ligne qui sépare, pour reprendre une terminologie empruntée à la géographie, l’écoumène de l’érème, autrement dit le monde des hommes de celui des dieux (Berque 1986 : 74). L’instant transgressif est vécu comme une expérience lourde de sens qui culmine dans une forme de duel avec une nature sacralisée d’où s’efface graduellement l’empreinte humaine (chap. 23, p. 640-641) : Isao n’aperçut pas un chat et, pour cette raison, se résolut à emprunter la sente. Dans les fourrés de bambous, le lierre et les fruits rouges des plantes grimpantes s’entremêlaient confusément. Aux bords des champs de mûriers, les racines de plants arrachés s’empilaient en nombre, mangés par la mousse, barrant le chemin. Un pinson, tout proche dans l’épaisseur de la forêt, fit retentir son chant. […] Isao écouta de toutes ses oreilles. Pas le moindre son venu froisser les feuilles mortes. Il fixa le sentier. Nulle trace de pas évoquant un gibier. Si quelque chose retenait ici son souffle, ce n’était ni de peur ni d’animosité, mais, songea-t-il, pour se moquer de ses intentions assassines. Isao eut le sentiment que tout – la forêt aux couleurs automnales, les fourrés de bambous, les cryptomères, enfin le silence qui les recouvrait – se riait de lui. […] Il n’y avait trace de vie nulle part. Il prit la pente de biais et déboucha tout à coup sur un bosquet plus clairsemé, éclairé par le soleil. C’est alors que, soudainement, un faisan prit son envol. Une chaîne symbolique qui renvoie explicitement au monde chtonien (le noir, le rouge, les racines, la mousse, l’automne, les feuilles mortes, les plantes grimpantes), la présence d’un seuil ultime (les mûriers arrachés) dont le franchissement provoque une réaction sonore (chant du pinson) place cette description sous le régime symbolique de la descente aux enfers. L’intensité avec laquelle la scène est vécue par le personnage et le thème du sacrifice animal nous orientent vers la notion de « transgression religieuse » évoquée par Georges Bataille (Bataille 1957 : 82) dont on peut supposer qu’elle exerça une forte influence sur Mishima 7. Pour le philosophe français, la transgression « n’est pas la négation de l’interdit […] elle le dépasse et le complète » (p. 71). Exceptionnelle, rejoignant le temps sacré de la fête, elle nous ramène à la continuité de l’être, à ce pouvoir dissolvant et exaltant de la mort qui efface l’individuation 8. L’instance ici en 6Chap. 23, p. 639-644. 7 Voir notamment l’essai Erochishizumu [L’Erotisme, 1960] ou le dernier entretien de Mishima avec Furubayashi Takashi (Mishima & Furubayashi 2002). 8C’est aussi à une méditation sur la mort que nous convie, dans Honba, le sacrifice du faisan (chap. 23, p. 641-643). Jap Plur 9 reprisDef.indd 159 19/12/13 22:12 160 Thomas Garcin jeu est celle du dionysiaque – sombre polarité du sacré qui ruine les catégories, inverse les hiérarchies, livre l’homme à toutes les dépenses et les violences possibles (transes, sacrifices, meurtres, orgies…). Bataille appelle « sacré impur » (p. 130-141) ce mode d’être incompatible (par opposition au « sacré pur ») avec le monde profane du travail et dans lequel nous introduit la transgression. Rituellement contrôlée, celle-ci ne constitue pas une fin en soi. Rappelant le pouvoir dévastateur de la violence, réitérant le sens de l’interdit, la transgression est instrumentalisée et sert in fine aussi bien le sacré pur que l’ordre profane (p. 73-120). Le texte suggère que, conformément à la doctrine bataillienne, le personnage utilise la transgression comme un instrument de régénération du sens. C’est en effet après avoir appris que l’institution qui lui insuffla son propre patriotisme (l’école fondée par son père) ne devait sa prospérité qu’aux pots-de-vin de Kurahara, que le jeune adolescent choisit de tuer le faisan 9. La violation rituelle de l’interdit est présentée comme un moyen de retrouver le chemin d’une transcendance qui menaçait de s’étioler. L’idée d’une double polarité du sacré est aussi exploitée : une sorte de courant alternatif balance constamment Isao du réseau nocturne (forêt dense, fourrés, mousse, racine, cadavre, sang) au réseau diurne (pelage éclatant du faisan 10, bosquet clairsemé, ciel, ensoleillement). Cette imbrication étroite des motifs d’ascension et de descente s’adapte à la mythologie politique du personnage qui considère que seule une élite héroïque (à laquelle il prétend) est capable d’assumer la solidarité du pôle lumineux et du pôle noir du sacré 11. La transgression implique une mise en scène et un code symbolique dont le héros devient le scripteur (Isao choisit lui-même la direction néfaste du sud-ouest 12). Le personnage de Kurahara, par contraste, ne semble pas même avoir conscience du sacrilège qu’il accomplit. Le narrateur résume l’article du tabloïd d’extrême droite qui s’offusqua de sa conduite lors d’une cérémonie au sanctuaire d’Ise, après que Kurahara eut, la veille, consommé de la viande de bœuf (chap. 38, p. 794-795) : Kurahara sembla soudainement sentir que son dos le grattait. Afin de se soulager il voulut d’abord libérer sa main droite et saisit la branche sacrée de sa main gauche. Comme il ne parvenait 9Chap. 23, p. 639. 10Chap. 23, p. 641. 11Chap. 17, p. 578-580. 12Chap. 23, p. 640. Jap Plur 9 reprisDef.indd 160 19/12/13 22:12 Le thème de la transgression et la place du lecteur dans Honba161 pas à atteindre l’endroit qui le démangeait, il inversa ensuite la manœuvre et reprit le rameau de la main droite. Il essuya un nouvel échec. La lecture du norito se poursuivait et ne paraissait pas près de s’arrêter. Kurahara hésita un moment puis, embarrassé par le rameau, se résolut à le laisser sur le pliant, enfin se passa les mains dans le dos et se gratta. C’est à cet instant que le norito s’acheva et qu’un desservant les invita à offrir les branches sacrées. Kurahara […] fit assaut de politesse avec le gouverneur pour lui céder la priorité. Ce fut finalement le gouverneur qui s’inclina et s’avança le premier. […] Kurahara qui était soulagé d’avoir fait passer le gouverneur devant lui, s’installa sur son pliant et écrasa de ses fesses la branche sacrée. L’hésitation et la maladresse caractérisent un personnage qui en devient comique. La scène évoque même assez précisément le cinéma burlesque : jeu mécanique et somnambulique des personnages (le protocole concurrentiel de la politesse), effets de répétition (à la multiplication des tentatives infructueuses, d’ordre circonstanciel, s’ajoute la référence à un passage antérieur où Kurahara écrasait déjà de ses fesses un étui à cigarettes 13), mouvement de crescendo (tentative de la main droite, de la main gauche, des deux mains) qui s’achève, au sens propre comme au figuré, sur une « chute » (Kurahara s’assied et écrase le rameau). Ridicule, Kurahara semble presque autant victime que coupable : le norito prend ainsi fin précisément au moment où il pose son rameau sur le pliant. C’est cependant cela même qui semblait disculper le personnage de Kurahara (son inconscience) qui l’accuse. En ignorant les interdits alimentaires, en négligeant le recueillement et l’attention qu’exige tout rituel, le comportement de Kurahara remet en cause la présence d’une frontière qui séparerait le sacré du profane, et partant l’existence même d’une polarité sacrée. Son geste est donc perçu comme une profanation (l’on entend par ce mot « le fait de rendre profane, de désacraliser »). Quiconque nie l’existence d’un espace et d’un temps sacrés qui imposent un comportement particulier, ouvre les vannes de l’impureté profane, expose le sacré à la contagion de la relativité. Dans cette perspective, les sacrilèges d’Isao et de Kurahara sont donc effectivement antithétiques : le premier met en scène une sorte de rituel de la transgression quand le second transgresse un rituel ; l’un sacralise, l’autre profane. 13Chap. 15, p. 562-563. Jap Plur 9 reprisDef.indd 161 19/12/13 22:12 162 Thomas Garcin COOPÉRATION INTERPRÉTATIVE ET LECTURE DU MANICHÉISME Le reflet inversé des deux sacrilèges posait une sorte d’énigme. Sa résolution permet d’éclairer d’autres passages du roman, au premier abord obscurs ou surprenants 14. Le texte offre ainsi un lisible jeu de piste. Mais c’est alors au moment même où le lecteur se flatte de participer à l’élaboration du sens que le texte le prive en réalité de son indépendance. Pris dans le cercle d’une cosmologie familière 15, jouet d’une fiction de liberté interprétative, le lecteur coopère à un sens qui est déjà là : il ne le construit pas. Il peut certes tenter de l’approfondir. Il notera, par exemple, que Mishima inflige de nombreuses distorsions à la théorie bataillienne. L’Erotisme procède en effet, au moins pour partie, d’une pensée sociologique. La transgression est une expérience collective et exceptionnelle qui permet de renouer le lien social. Inscrit dans un processus graduel, le sacrilège d’Isao initie en revanche une quête individuelle de la pureté (conçue, à mesure que l’on avance dans le roman, plutôt comme intention que comme état) : le sacrifice du faisan en annonce un autre (le meurtre de Kurahara) et impose ultimement un rite de purification rétroactif (le seppuku). Aucune place n’est accordée, dans cette perspective, à l’ordre profane : le trajet rituel qu’effectue Isao le mène simplement d’un pôle sacré (le rite lumineux du misogi) à son pôle contraire (le rite noir du sacrifice/sacrilège). Prenant à rebours la solidarité de l’ensemble sacré pur/ordre profane présente dans la théorie bataillienne, les gestes anti thétiques de Kurahara et d’Isao témoignent d’un strict clivage entre une conception profane inaccessible au sens du sacré (celle dont relève la conduite de Kurahara), et une conception religieuse qui refoule tous les modes d’expression de l’existence profane (Isao n’arrive pas à donner du sens au fait de rire et de manger, résiste à l’attirance de la femme, refuse au final tout ce qui n’est 14Chap. 17, p. 578-580 : les vues d’Isao, qu’il expose au prince Tôin, s’éclaircissent à la lumière de la théorie bataillienne de la transgression. Chap. 34, p. 744 : réaction d’Isao qui réclame la torture, ou si l’on veut, la noblesse de la transgression. Chap. 40, p. 812 : meurtre de Kurahara, logique « clivée » du meurtrier et de la victime. 15 Significativement un titre identique : « Le monde de Mishima Yukio » (Mishima Yukio no sekai) a été choisi par deux critiques de référence : Noguchi Takehiko (1968) et Muramatsu Takeshi (1996). C’est aussi le titre d’un ouvrage collectif, dirigé par Takahashi Bunji (1989). Ce n’est plus le roman mais l’œuvre, en son entier, indissociable de la vie du romancier, qui est ici considérée comme une totalité structurée et indépendante, régie par ses lois propres. Jap Plur 9 reprisDef.indd 162 19/12/13 22:12 Le thème de la transgression et la place du lecteur dans Honba163 pas empreint de solennité, de piété et d’héroïsme 16). Or ce clivage – et les deux extraits que nous avons cités l’illustrent partiellement – s’exprime dans le tissu même du texte où un récit dont le réalisme presque caricatural, marqué notamment par un certain nombre d’« effets de réel 17 » (Barthes 1984 : 179-187), alterne avec une narration quasiment épique mettant en scène, à l’instar du récit métadiégétique Shinpûren shiwa, des personnages exemplaires 18 et iconisés. A côté de Honda, Kurahara ou Iinuma, dont la description est marquée du sceau du vraisemblable (défauts, tics, manies, maladresses qui donnent du volume au portrait), Isao n’est jamais vraiment caractérisé sinon par un « portrait-rhétorique » ou « portrait-signe » (Barthes 1971 : 27-28) qui se contente de dire ou de répéter sa perfection. C’est paradoxalement ces changements de registre qui tendent à confirmer le statut générique du texte de Honba. L’écart entre deux modalités génériques antagonistes évoque les analyses de Susan R. Suleiman au sujet du roman à thèse, ce « genre divisé contre lui-même, fissuré entre “roman” et “thèse” ». Tandis que sa dimension réaliste impose « de rendre la complexité et la densité de la vie quotidienne », sa dimension idéologique implique une simplification et une schématisation qui « trouvent mieux leur place dans les genres allégoriques ou mythiques que dans les genres réalistes » (Suleiman 1983 : 33). Dans le cas de Honba, on peut considérer que la séparation entre « roman » et « thèse » redouble une division thématique entre les domaines du profane et du sacré qui parcourt tout le roman. Les personnages dont le comportement illustre une logique séculière sont clairement inscrits dans un registre réaliste (Iinuma père et mère, Honda, Makiko). Ceux qui sont sensibles aux exigences du sacré (et du sacrifice) appartiennent plutôt au registre allégorique du mythe ou de l’épopée (les protagonistes de Shinpûren shiwa et Isao). 16Chap. 10, p 513 ; chap. 29, p 692-694. 17 On trouvera dans les précisions sur le furoshiki des magistrats l’exemple le plus conforme au modèle théorique (chap. 1, p. 400). Mais c’est l’ensemble du premier chapitre qui est saturé de détails relativement superflus (prix du loyer, taille du jardin, litanie des toponymes qui scandent le trajet quotidien de Honda, etc.). L’aspect comptable de ces informations suggère qu’elles n’ont certes pas pour unique fonction d’authentifier le réel : elles en connotent aussi la médiocrité. 18Les protagonistes de Shinpûren shiwa partagent les quatre caractéristiques que Suleiman assigne au « héros antagonique » des récits exemplaires : 1) ils possèdent les bonnes valeurs ; 2) ils font partie d’un groupe avec lequel ils tendent à se confondre ; 3) ils se battent en tant que membres du groupe pour la réalisation de ces valeurs ; 4) ils ne changent pas. A peine individualisés (si ce n’est par leur nom) on peut considérer qu’ils sont en quelque sorte « inter changeables » (Suleiman 1983 : 131-132). Jap Plur 9 reprisDef.indd 163 19/12/13 22:12 164 Thomas Garcin CONCLUSION Derrière la relative complexité sémantique du texte de Honba se profile ainsi le schématisme du roman à thèse. Une fois disséquée, l’apparente similitude de l’acte commis par Isao et Kurahara nous renvoie en effet au squelette initial : si les personnages sont soumis à des modalités descriptives différentes, c’est simplement parce qu’ils occupent des positions antagonistes dans l’échelle des valeurs idéologiques qui fondent le roman. Il y a là un retour logique : les effets d’optique ne créent pas tant de la profondeur que des effets de profondeur susceptibles de tomber à plat, surtout lorsque les données initiales sont en vérité manichéennes. Cette remarque ne supprime évidemment pas l’intérêt et la complexité des mécanismes sémantiques que nous avons présentés plus haut. Mais nous repérons peut-être, à l’issue du détour que nous venons d’effectuer, une stratégie sémantique que l’auteur aurait mis en place pour relever un défi qu’il n’a pas pu ignorer et qui se pose à tout auteur de roman à thèse : comment préserver l’intérêt du lecteur face à un roman qui repose sur « une structure antagonique 19 » (Suleiman 1983 : 124-125), et donc sur une série d’oppositions stéréotypées 20 (bons/méchants, beau/laid, bien/mal, etc.) ? Il existe certes, dans Honba, des personnages intermédiaires (notamment Honda et Makiko) et des situations ambiguës qui complexifient la hiérarchie des valeurs. Mais la stratégie que nous avons voulu mettre à jour est autre. Elle relève plutôt d’une forme de compli cation par dédoublement : dans l’opposition entre les pôles thématiques du sacré et du profane, le pôle sacré est ainsi dédoublé en sacré impur/sacré pur. L’effet de labyrinthe provient précisément de démultiplications de la binarité, ce qui dessine des similitudes factices entre des espaces thématiques en vérité antagonistes (ici l’apparente analogie entre « transgression » et « profanation »). 19Dans la même veine, Balzac s’interrogeait déjà sur « le difficile problème qui consiste à rendre intéressant un personnage vertueux » (cité par Hamon 1997 : 189). 20La question paraît d’autant plus légitime que le récit métadiégétique Shinpûren shiwa illustre de façon presque caricaturale l’ennui que peuvent susciter les redondances d’un récit manichéen et allégorique. Est-ce qu’on ne pourrait pas considérer que le texte cherche, à travers ce type de structure enchâssée qui en concentre les aspects les plus contestables (et que l’on retrouve probablement dans d’autres romans à thèse), à conjurer ses propres limites ? A en juger par la réaction d’Hashimoto Osamu, qui fustige la platitude et la longueur de ce récit (Hashimoto 2002 : 52-53), Shinpûren shiwa tend effectivement à catalyser les réticences du lecteur. Jap Plur 9 reprisDef.indd 164 19/12/13 22:12 Le thème de la transgression et la place du lecteur dans Honba165 Le parallélisme entre les sacrilèges des personnages d’Isao et de Kurahara dans Honba oriente d’abord la lecture vers l’opposition entre une « transgression religieuse » qui réitère le sens de l’interdit (cas d’Isao) et une « profanation » involontaire qui ignore la valeur des lois auxquelles elle contrevient (cas de Kurahara). Cette lecture permet de mieux comprendre la logique qu’exemplifient les différents personnages. Elle ne fait toutefois jamais que reconstruire le déjà-construit du texte et enferme le lecteur dans un labyrinthe qu’il comprend mieux sans toutefois en sortir. En y regardant de près, il constatera cependant que cette complexité est pour partie apparente, qu’elle procède d’une simplification par clivage et peut toujours se ramener à une forme de binarité. Ces éléments tendent à placer Honba sous le régime générique du roman à thèse et c’est donc probablement dans le cadre de considérations plus vastes sur la place du lecteur dans les romans à thèse qu’il faudrait inscrire notre réflexion. Nous ne doutons pas qu’il existe, entre le refus pur et simple du contrat de lecture et l’étroite adhésion au texte (alternative extrême que tend à favoriser l’autorité du genre) un espace de liberté qui permettrait peut-être de détourner ou de subvertir les contraintes sémantiques que les textes fortement programmés imposent au lecteur. Aussi manichéen soit-il, Honba est un roman complexe qui se prête probablement à des lectures plus déroutantes que celles que l’auteur avait initialement prévues. BIBLIOGRAPHIE Barthes, Roland. Le bruissement de la langue. Paris, Seuil, [1968], 1984. Barthes, Roland. Sade, Fourier, Loyola. Paris, Seuil, 1971. Bataille, Georges. L’Erotisme. Paris, Les éditions de minuit, 1957. Berque, Augustin. Le sauvage et l’artifice, les Japonais devant la nature. Paris, Gallimard, 1986. Hamon, Philippe. Texte et Idéologie, Paris, Puf, [1984], 1997. H ashimoto, Osamu. “Mishima Yukio” to wa nani mono datta no ka [Qu’était-ce donc que Mishima Yukio ?]. Tôkyô, Shinchôsha, 2002. K awabata /M ishima. Correspondance. Traduit par Dominique Palmé, Paris, Albin Michel, 2000. Mishima, Yukio. Zenshû [Œuvres complètes]. Vol. 18. Tôkyô, Shinchôsha, [1969], 1973. M ishima, Yukio. Mishima Yukio Bungakuronshû [Anthologie des essais littéraires de Mishima Yukio]. Tôkyô, Kôdansha, 1970. Mishima, Yukio. « Les vacances d’un romancier » (extraits). [1955], traduit par Thomas Garcin, L’Argilète, n o 3, 2011 : 13-25. Mishima, Yukio, Furubayashi, Takashi. Mishima Yukio saigo no kotoba, [Les derniers mots de Mishima Yukio]. Shinchôsha, 2002. Jap Plur 9 reprisDef.indd 165 19/12/13 22:12 166 Thomas Garcin Muramatsu, Takeshi. Mishima Yukio no sekai [Le monde de Mishima Yukio]. Tôkyô, Shinchôsha, 1996. Noguchi, Takehiko. Mishima Yukio no sekai [Le monde de Mishima Yukio]. Tôkyô, Kôdansha, 1968. Suleiman, Susan Rubin. Le roman à thèse ou l’autorité fictive. Paris, Puf, 1983. Takahashi, Bunji. Mishima Yukio no sekai [Le monde de Mishima Yukio]. Tôkyô, Shintensha, 1989. Jap Plur 9 reprisDef.indd 166 19/12/13 22:12 JULIE BROCK Institut de Technologie de Kyôto (KIT) APERÇU DE LA CRITIQUE PUBLIÉE AU JAPON SUR LA DAME DE MUSASHINO UNE VISÉE SYNCRÉTIQUE DE L’AMOUR DANS LA CRÉATION ROMANESQUE D’ÔOKA SHÔHEI La Dame de Musashino parut en feuilleton dans la revue Gunzô de janvier à septembre 1950. Dans le numéro de septembre, la même revue publia une critique de Fukuda Tsuneari (Fukuda 1950), ainsi que, au mois de novembre, un débat réunissant Nakamura Mitsuo, Honda Shûgo et Mishima Yukio (Nakamura, Honda, Mishima 1950). Pour dégager les premières qualités reconnues à cette œuvre, nous exposerons d’abord les principaux points qui ressortent de cette discussion. Puis nous examinerons la critique la plus contemporaine pour montrer en quoi ce roman peut être considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature mondiale. ANALYSE PSYCHOLOGIQUE ET CRITIQUE SOCIALE Evoquant la parution en feuilleton, Mishima explique qu’il a lu les trois premières livraisons avec peine, et les deux dernières avec enthousiasme. Il explique cela par le fait qu’il n’a réellement compris les intentions d’Ôoka qu’à la fin du roman. Jusque-là, dit-il, il éprouvait une gêne due au fait que l’auteur adoptait le point de vue ordinaire du lectorat japonais de son époque. Rappelons que, dans le roman, la relation de séduction entre Akiyama et Tomiko se noue autour d’un sujet alors d’actualité : l’abrogation de la loi qui condamnait l’adultère comme un délit pénal 1. Sans le dire explicitement, c’est à cette répression de l’adultère, particulièrement féminin, que Mishima fait allusion lorsqu’il parle des « conventions » qui, pour satisfaire à la morale 1L’égalité entre les hommes et les femmes est reconnue dans l’article 14 de la Constitution japonaise de 1947, abrogeant la loi de 1880 qui faisait de l’adultère féminin (kantsûzai) un délit pénal. Jap Plur 9 reprisDef.indd 167 19/12/13 22:12 168 Julie Brock publique, condamnent les héroïnes de la littérature, soit à résister à la tentation de l’adultère, soit à assumer leur destin funèbre. Mishima souligne d’abord que ce roman appartient au genre de la littérature psychologique. Mais dans ce genre, précise-t-il, la littérature française classique n’admet ni les descriptions des paysages ni les considérations triviales. Faisant remarquer que le roman d’Ôoka, au contraire, est envahi par les descriptions de la nature, il l’attache par ce point à la littérature traditionnelle japonaise. Par ailleurs, soulignant que le motif du suicide de Michiko est une question d’argent, il le relie également à la catégorie du roman moderne. Gêné par ces deux éléments qui, selon lui, empêchent La Dame de Musashino de rivaliser avec une Princesse de Clèves, il pensa d’abord à classer cette œuvre dans le courant naturaliste : les héroïnes japonaises, dit-il, n’éprouvent pas les mêmes angoisses que leurs homologues chrétiennes dans la littérature européenne. Alors que celles-ci sont tourmentées par la tentation du mal et la crainte du Jugement dernier, celles-là succombent à des tentations naturelles et craignent surtout le jugement social. Selon Mishima, l’intention d’Ôoka est d’expérimenter dans la littérature japonaise les possibilités du roman psychologique. Mais, conscient du « handicap » que représentent les « conventions » dans la mentalité japonaise 2, il aurait introduit les descriptions de la nature et les considérations pécuniaires afin de complaire à ses lecteurs. C’est en lisant la fin du roman, explique Mishima, qu’il a perçu l’angle du romancier. Ayant compris que celui-ci feint d’épouser les résistances de ses lecteurs pour mieux défier le préjugé social, il put terminer sa lecture en parfaite sympathie avec l’auteur. LA POTENTIALITÉ DU DOUBLE ET LA CRITIQUE DU ROMAN-JE Comme nous l’avons mentionné plus haut, Fukuda Tsuneari inaugurait deux mois plus tôt la critique de La Dame de Musashino. Son article marqua la critique ultérieure, notamment sur le point que l’auteur, selon Fukuda, eût mieux fait de donner à son roman la forme d’un « roman-je » (Fukuda 1950 : 87). Or, Nakamura Mitsuo met en évidence le fait que les personnages d’Akiyama et de Tsutomu forment une paire à la manière antithétique de Don Quichotte et Sancho Panza. Pour lui, le dédoublement des personnages est un trait de caractère de l’œuvre, et c’est justement cette dualité qui fonde la possibilité d’une nouvelle 2Ces deux mots sont en katakana dans le texte. Jap Plur 9 reprisDef.indd 168 19/12/13 22:12 La Dame de Musashino – une visée syncrétique de l’amour169 forme de roman, sous-entendu : « capable de s’opposer à la tradition du roman-je ». Mais déplorant que le romancier n’ait pas eu la force d’atteindre à une synthèse, il déclare qu’en visant un objet double – à la fois une comédie et le contraire d’une comédie – cette intention paradoxale du romancier est la cause pour laquelle il finit par manquer la cible. En accord avec Nakamura, Honda déclare que la répartition des forces entre les personnages d’Akiyama et de Tsutomu représente une étape dans l’évolution d’Ôoka. Dire qu’il aurait mieux fait d’écrire un roman-je, dit-il, c’est ignorer la nécessité du romancier. L’ÉCLAIRAGE D’UN REGARD INNOCENT Le personnage de Tsutomu attire particulièrement l’attention des critiques. Nakamura fait observer qu’Ôoka s’oppose à Stendhal sur le point qu’il fournit très peu de renseignements sur ses personnages. C’est particulièrement vrai de Tsutomu, dont le lecteur ne connaît ni les origines, ni la vie hors du cercle familial, ni les fréquentations sociales. Pour Nakamura, Tsutomu n’est pour ainsi dire qu’une silhouette inconsistante, et pour Honda, il est un jeune homme sans but, n’ayant pas la vision d’un objectif vers lequel il pourrait se diriger. Tous deux s’entendent pour dire que, si La Dame de Musashino n’atteint pas à la perfection, c’est justement à cause de la gêne ressentie par le lecteur devant la passivité de ce personnage. Mais ils sont sensibles à la mélancolie de l’ancien soldat qui explore, à travers les paysages de Musashino, les souvenirs des paysages de la Birmanie où il a vécu la guerre, la déroute et la mort de ses compagnons. Il est curieux de noter que Tsutomu, à qui les critiques reprochent sa faiblesse en tant que personnage, est cependant celui qui leur paraît le plus sympathique. Dans cet enfant abandonné, Mishima voit un symbole de pureté. A ses yeux, la première condition d’Ôoka devait être de préserver, en marge de son roman, la lumière émanant de ce personnage. En mettant l’intériorité de Tsutomu à l’abri des souillures, c’est l’intériorité du roman qu’il éclaire d’un regard innocent. Aussi n’est-ce pas sur le personnage de Tsutomu que Mishima porte son attention, mais sur le fait que, dans la lutte qui l’oppose à Akiyama, Tsutomu cherche à faire triompher Akiyama. Quand on a fini la lecture, dit Mishima, on s’aperçoit qu’Akiyama est plus intelligent, qu’il a fait ce qu’il voulait faire, et retiré de ses actes plus de profit que Tsutomu. Et cela, affirme Mishima, est le choix d’Ôoka : cela montre l’état d’esprit dans lequel il écrivit ce roman. Jap Plur 9 reprisDef.indd 169 19/12/13 22:12 170 Julie Brock LE MOTIF THÉMATIQUE ET LA CRITIQUE DU STYLE Les critiques sont également unanimes sur le fait que ce roman, dominé par la passivité de Tsutomu, est empêché dans sa progression par le style d’écriture employé par l’auteur. Nakamura fait observer qu’on ne trouve pas, chez Ôoka, la cascade d’événements qui emporte les constructions de l’imagination, comme c’est le cas dans les tumultueuses intrigues stendhaliennes ; Mishima explique que les descriptions de la nature, d’ailleurs profondément ennuyeuses à son goût, servent à changer de plan, non seulement du point de vue géographique, mais aussi du point de vue du mécanisme des sentiments. Dans le ressort psychologique de l’œuvre, elles ont la force de l’événement qui, dans les romans de Stendhal, intervient comme un coup de théâtre, retournant la situation de manière inattendue et détruisant l’équilibre du héros. Cependant, les beautés de la nature, que goûtent, à l’instar de Honda, de nombreux lecteurs japonais ne sont pas toujours décrites avec naturel. Mishima donne l’exemple d’une scène, dans le chapitre intitulé « Sur le vol des papillons », où deux machaons traversent l’espace du jardin sous le regard de Tsutomu et Michiko qui sont assis sur la terrasse, tandis qu’Akiyama observe la scène depuis le fond du jardin. Nakamura s’exclame : ces papillons sont des accessoires de théâtre ! Et Mishima renchérit : ils sont piqués sur des épingles ! (Nakamura, Honda, M ishima 1950 : 165 ; Brock 2008 : 51-70). Là, poursuit-il, où un Radiguet déplacerait la scène de la vie quotidienne pour en faire un tableau vu du ciel, Ôoka fixe son objectif sur le sol de la vie ordinaire. Cependant, le caractère statique de la peinture et la didactique du discours qui veut expliquer ce qu’il voit, tout cela concourt, selon Mishima, au développement thématique de l’œuvre. En outre, remarquant l’ironie manifestée par Ôoka à l’égard des pseudo-stendhaliens dont il se moque en imitant le style, Mishima voit la réalisation parfaite des intentions du romancier. UN ANCRAGE DANS LA LITTÉRATURE DU XXe SIÈCLE A Nakamura qui indique la scène du suicide de Michiko comme un sommet de l’art romanesque, Mishima répond qu’il n’est pas d’accord avec lui. Pour lui, il n’existe aucune vérité psychologique dans cette scène où Tsutomu assiste au suicide de Michiko en pensant qu’elle est en train de prendre un médicament. N’importe qui, dit-il, se rendrait compte que Michiko n’est pas en train de prendre un remède pour l’estomac. En s’éloignant de la Jap Plur 9 reprisDef.indd 170 19/12/13 22:12 La Dame de Musashino – une visée syncrétique de l’amour171 simple humanité vivante, en foulant au pied l’intuition du lecteur, le romancier s’écarte également de son but. Car, dit Mishima, un roman psychologique ne fonctionne que si le lecteur peut accepter les vues du romancier comme une vérité que tous deux partagent. Dans cette scène, comme dans le vol des papillons, il voit un artifice qui nuit au fonctionnement romanesque dans la mesure où le lecteur est forcé de suivre par la pensée le romancier qui le guide, au lieu que les romans véritablement « romanesques » sont ceux qui l’invitent, au contraire, à laisser courir son imagination. Cette critique de Mishima s’étend jusqu’à la fin du roman. Ainsi, la mort de Michiko donne lieu à cette ligne qu’il cite (Ôoka 2002 : 234) : « C’est par le plus grand des hasards que sa tentative de suicide n’avait pas échoué. Sans hasard, pas de tragédie. Tel est le xxe siècle. » Le fait que le romancier prenne le temps de dire tranquillement pareille chose en pareil moment, c’est, dit Mishima, la preuve qu’il écrit ce roman, certes, du point de vue du romancier, mais aussi du point de vue du critique. Mettant en évidence cette dualité qui divise l’auteur lui-même, Mishima définit par ces mots, nous semble-t-il, la modernité du style d’Ôoka, et justement, son ancrage dans la littérature du xxe siècle. UNE ÉTHIQUE CONFUCIANISTE En 1951, Sakai Shinnosuke (Sakai 1951 : 17) utilise la même citation pour présenter Ôoka en tant que un chroniqueur du xx e siècle. Il ne lui échappe pas que le personnage de Michiko, conservateur et traditionaliste, incarne une femme d’avantguerre, et même, de l’Ancien Régime. Figure d’un temps révolu, c’est la raison pour laquelle, selon lui, Ôoka la fait mourir à la fin du roman. La mort de Michiko signifie que la société japonaise d’après-guerre ne laisse pas de place à l’héroïsme d’un autre temps. Symbole du statut féminin qui se brise, elle accomplit son destin dans un coup de théâtre qui marque la critique japonaise, et que Sakai interprète comme une rupture de l’ancienne tradition conjugale. Mais Sakai insiste sur le fait que Michiko n’éprouve aucun remords du fait qu’elle aime un homme autre que son mari. Elle se suicide parce qu’elle est abandonnée par lui, et non poussée par le désespoir d’un amour coupable. En cela, on voit que ce n’est pas à proprement parler le sens moral qui la détermine. L’éthique de la vertu, pour Michiko, n’est autre que l’attachement au statut d’épouse qui constitue sa raison de vivre. Ainsi, ce personnage Jap Plur 9 reprisDef.indd 171 19/12/13 22:12 172 Julie Brock dont l’existence représente une idée à laquelle s’opposent toutes les forces du romancier, est-il déjà, selon Sakai, profondément contaminé par la mentalité occidentale. Ce constat porte à ses yeux un éclairage décisif sur la citation : « Sans hasard, pas de tragédie. Tel est le xxe siècle ». UNE ASPIRATION SUBLIME Parmi les critiques contemporains, Hanazaki Ikuyo, généticienne et philologue, a montré que juste avant d’écrire La Dame de Musashino, Ôoka avait traduit De l’amour de Stendhal 3, ainsi que l’adaptation par Jean Cocteau de Tristan et Yseult pour le film de Jean Delannoy L’Eternel Retour 4. Hanazaki (Hanazaki 2011 : 260) : « (…), il est un livre qu’un stendhalien comme Ôoka, traducteur de De l’amour, ne pouvait ignorer : De Amore, ou le Traité de l’amour courtois, d’André le Chapelain, un homme de cour du xii e siècle 5 ». Un extrait de l’ouvrage d’André le Chapelain est en effet cité par Stendhal dans De l’amour. Examinant ainsi la piste des études préparatoires d’Ôoka, Hanazaki conclut que l’originalité de l’œuvre est une force que l’auteur découvre dans la conception de l’amour à son origine, c’est-à-dire dans la littérature médiévale européenne. Rappelant que l’adultère reste « inaccompli », Hanazaki montre par ailleurs que Tsutomu et Michiko symbolisent des amants légendaires. Pour elle, la tragédie de l’amour, qui se noue à partir de Tristan et Yseult, trouve un point de sortie dans le suicide de Michiko. Une forme d’amour inaccompli met fin à la tragédie qui laisse Tristan-Tsutomu seul au monde. Cette thèse nous paraît convaincante en particulier sur deux points. En premier lieu, l’excès de stylisation critiqué par Mishima pourrait s’expliquer par la nécessité du récit légendaire. En second lieu, la fonction du personnage de Michiko, qui se réduit dans les années 1950, comme nous l’avons vu, à la représentation d’une idée confucianiste, se déploie dans les perspectives de la tragédie japonaise. On pense aux scènes de suicide à deux, le shinjû, où les héroïnes, par le sacrifice qu’elles vouent à un amour plus fort que les contraintes sociales, accomplissent dans la mort une aspiration sublime. 3 Sous le titre Ren.ai-ron, éd. Sôgensha, 1948 et 1949. 4 Sous le titre Hiren [L’Amour triste], Sekai bungaku, avril 1948. 5 Andreas Capellanus (André le Chapelain) a écrit au xiie siècle un traité intitulé De Amore. On suppose qu’il faisait partie de la cour de Marie de Troyes. Jap Plur 9 reprisDef.indd 172 19/12/13 22:12 La Dame de Musashino – une visée syncrétique de l’amour173 CONCLUSION Les héroïnes de la tragédie classique se donnent la mort en même temps que leur amant. Dans l’espoir de renaître ensemble (Brock 2006 : 75), ceux-ci sont pour ainsi dire, comme Tristan et Yseult, des amants que la mort réunit dans une « autre vie ». Or Michiko, par son choix de mourir seule, s’oppose à l’idéal chrétien aussi bien qu’à l’idéal bouddhiste. Bravant le nihilisme de l’adultère aussi bien que la vertu confucianiste, son choix est libérateur de toutes les entraves des traditions européenne et japonaise. C’est peut-être sur ce point que le roman acquiert une valeur singulière dans le champ de la littérature mondiale. Visant d’un mouvement destructeur toutes les figures de l’amour héroïque, l’œuvre d’Ôoka peut être lue comme une recherche d’un amour susceptible de mettre fin à l’universelle tragédie entre les hommes et les femmes. Cet idéal, pourrait-on dire, s’accomplit dans la solitude qui est le prix de l’humanité nouvelle. Il reste à se demander si l’amour inaccompli est encore de l’amour. Faisant de Michiko un personnage de « sentimentalité égotiste 6 », Ôoka réfère implicitement à Stendhal. Le roman décrit la relation entre Michiko et Tsutomu comme une cristallisation de l’image qu’ils se réfléchissent mutuellement, chacun se reflétant dans le visage de l’autre 7. Ce nihilisme narcissique, que les critiques de l’époque appelaient « décadence », amène le suicide de Michiko aussi bien que la fuite de Tsutomu. L’« autre », dans sa chair et dans sa subjectivité, est absent. Cela explique peut-être pourquoi il n’existe au xxe siècle ni véritable vertu ni réelle tragédie. Absence de l’autre, égotisme, négation des valeurs d’avant-guerre, telle est la nouveauté des mœurs décrites dans ce roman. Aussi, n’est-ce pas l’image de l’humanité contemporaine, leur propre image dans un Japon devenu contemporain, que les lecteurs ont reconnu dans cette rupture avec les références traditionnelles ? 6 « Au bout du compte, elle avait une sentimentalité d’égotiste. Tsutomu pouvait bien retomber dans sa vie passée, c’était péché de jeunesse, rien de plus… Mais une erreur avec elle risquait de lui gâcher sa vie entière : c’est du moins ce qu’elle se répétait » (Ôoka 2002 : 138). 7 « Face à face sur la terrasse, tous deux croyaient voir dans le visage de l’autre un autre soi-même, différent par le sexe. Leur admiration mutuelle n’était pas loin de n’avoir d’autre objet que soi. » (Ôoka 2002 : 64). Jap Plur 9 reprisDef.indd 173 19/12/13 22:12 174 Julie Brock BIBLIOGRAPHIE Brock, Julie. « Ren.ai kan no ichi kôsatsu – Ware to nanji to ai [Réflexion sur l’amour – Toi et moi et l’amour] ». In Jinbun [Bulletin de l’Institut de technologie de Kyôto], n o 54, mars 2006, p. 73-78. Brock, Julie. « The Butterflies Metaphor – From Rhetorical Expression in Traditional Literature to the Use of Psychological Analysis in the Work of Ôoka Shôhei ». In Gakujutsu hôkokusho, Institut de technologie de Kyôto, avril 2008, p. 51-70. 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 174 19/12/13 22:12 LE JAPON DES MAGAZINES : EXOTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE Jap Plur 9 reprisDef.indd 175 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 176 19/12/13 22:12 KOMA KYOKO Université Mykolas Romeris, Vilnius L’IDENTITÉ DE LA FEMME JAPONAISE À TRAVERS LA MODE DANS LA PRESSE FRANÇAISE AU DÉBUT DES XXe ET XXIe SIÈCLES INTRODUCTION Ce travail se propose de réfléchir à la formation de l’image de la femme japonaise en considérant la mode japonaise telle qu’elle apparaît dans quelques journaux féminins français parus au début du xxe siècle et du xxie siècle. Le japonisme se met à faire fureur à l’occasion de la présentation d’objets d’art du Japon à l’Exposition universelle de Paris en 1868, intérêt renforcé par la parution en 1887 de Madame Chrysanthème de Pierre Loti, où le narrateur évoque en particulier la femme japonaise, qu’il décrit comme une mousmé 1. Ce roman contribue à composer une image, persistante à l’étranger, de la femme japonaise exotique, qui « ajouterait une soumission un peu mièvre aux désirs de l’homme » (Pons & Souyri 2002 : 69) 2, et ceci quand bien même les Japonaises ont bénéficié de l’ouverture progressive du pays et d’une diversification des styles de vie et des valeurs (Garrigue 2000 : 12). Mais comment l’image de la femme japonaise, vue comme « soumise et docile », ou « mousmé immature », et celle de la mode japonaise ont-elles été formées ou ont-elles été influencées par la description de Madame Chrysanthème dans la presse féminine française ? Pour tenter de répondre à cette question, nous 1 Pierre Loti y utilise le néologisme « mousmé » dans le sens de jeune fille, en expliquant (Loti 1990 : 90) : « C’est un des plus jolis mots de la langue nippone ; il semble qu’il y ait, dans ce mot, de la moue (de la petite moue gentille et drôle comme elles en font) et surtout de la frimousse (de la frimousse chiffonnée comme est la leur) ». « Mousmé » figure dans Le Petit Robert. 2Comme l’ont noté les auteurs (Pons & Souyri 2002 : 68), « L’image de la Japonaise est sans doute l’une de celles qui a le moins évolué au cours du siècle écoulé, depuis la “mousmé” décrite par le railleur Pierre Loti au xixe siècle ». Jap Plur 9 reprisDef.indd 177 19/12/13 22:12 178 Koma Kyoko nous sommes tout d’abord focalisé sur l’un des premiers journaux féminins français, Femina, paru entre 1901 et 1907, période où l’image du Japon passe de celle d’un pays exotique à celle d’un pays moderne sur le mode occidental, suite en particulier à la victoire du Japon dans la guerre russo-japonaise. L’analyse d’un tel journal, qui ne s’adresse pas forcément à ceux qui s’intéressent au Japon, nous permettra de comprendre de quelles natures sont les images de la femme dans l’opinion publique de l’époque. Pour vérifier la persistance de l’image de la femme japonaise créée au tournant du xxe siècle, nous aborderons également l’image de la femme japonaise du xxie siècle à travers le style contemporain kawaii (« mignon »), considéré comme une mode vestimentaire suivie par des jeunes Japonaises, qui est apparue en France avec la vogue de la culture populaire japonaise. JAPONISME PREMIÈRE VAGUE : LE STYLE MOUSMÉ DANS LES JOURNAUX DU DÉBUT DU XXe SIÈCLE Dix-sept articles portent sur la femme et la mode japonaises dans notre corpus. Ceux-ci peuvent être classés selon trois caractéristiques concernant la formation de l’image des femmes et de la mode japonaises. LA FEMME JAPONAISE COMME GEISHA ET MOUSMÉ Dans notre corpus, l’image de la geisha a été renforcée par le succès rencontré en France par l’actrice japonaise Sada Yacco. Formée comme geisha, membre de la troupe de théâtre Kawakami fondée par son mari, Kawakami Otojirô, celle-ci vient présenter les arts de la scène japonais en Europe au tournant du siècle. Leur spectacle est présenté à Paris en 1900 et connaît un grand écho 3. Un article de Judith Gautier sur Sada Yacco est ainsi publié dans Femina le 1er octobre 1901. Il insiste tout particulièrement sur sa qualité de geisha : Au moment des grands triomphes de Sada Yacco, au théâtre de l’Exposition, voici déjà un an, Paris, engoué de l’exquise artiste qui revient aujourd’hui, s’est enrichi d’un mot nouveau : la Ghesha. L’apparition de cette actrice a étoffé de façon concrète l’image de geisha introduite par Madame Chrysanthème. Dans cet article, Sada Yacco était qualifiée de « charmante et étrange, et tour à tour gra3 Voir l’article de Jean-Jacques Tschudin dans le numéro 20 de Cipango, à paraître. Jap Plur 9 reprisDef.indd 178 19/12/13 22:12 La représentation de la femme à travers la mode dans la presse 179 cieuse et sauvage » : L’ambivalence du personnage Sada Yacco/geisha (l’étrangeté en même temps que le charme, la sauvagerie en même temps que la grâce) le range clairement dans la catégorie de l’Autre. A l’occasion d’une nouvelle visite de Sada Yacco à Paris, en 1907, Femina utilise sa photo pour la couverture du numéro du 1er novembre 1907, et lui consacre un article de deux pages, titré « Mme Sada Yacco est à Paris !!! ». On y présente une interview de l’actrice, mais aussi une description assez longue de son kimono : Le kimono de Sada Yacco figure, dans le bas, des fleurs de pruniers, des forêts de bambous et de sapins – le prunier, le bambou et le sapin étant des porte-bonheur japonais. Celui-ci est un kimono d’après-midi, mais tout à l’heure, Mme Sada Yacco étalera devant moi des kimonos du soir, entièrement brodés d’or, merveilleux de couleurs et de richesse. Comme Patrick Beillevaire l’a montré (Beillevaire 1994 : 66), « par l’originalité de sa forme, par sa souplesse et son chatoiement, l’habillement de la femme japonaise compte pour beaucoup dans la séduction qu’elle exerce sur le voyageur ». Dans le roman Madame Chrysanthème, soit en raison de l’incompréhension de la langue, soit en raison de la dépréciation de la femme japonaise considérée comme un objet, Loti ne décrit pas le sentiment de la femme mais seulement son apparence et son habillement. Une telle description de kimono ne peut être uniquement considérée comme le résultat de la popularité des objets d’art japonais à la fin du xixe siècle : c’est aussi un dispositif qui renforce l’image de la Japonaise formée dans le roman en question, où elle est « objet » ou « bibelot d’étagère » muet sur ses sentiments. Le kimono a séduit non seulement le touriste-écrivain, mais aussi les lectrices de Femina ; la description en kimono se répétait à travers la geisha réelle, Sada Yacco. LA MOUSMÉ OCCIDENTALISÉE Si Femina se met à se focaliser sur la tendance à l’occidentalisation/modernisation de la femme japonaise à partir de l’année 1904, dans le contexte de la guerre russo-japonaise, « mousmé » reste un terme clef. L’article « Ecole de Mousmés », publié le 1er octobre 1904, s’intéresse à l’occidentalisation de la femme japonaise. En introduction de cet article, nous pouvons lire : La guerre terrible, dont les effroyables péripéties énervent le monde, démontre chaque jour à l’Europe étonnée à quel point le Jap Plur 9 reprisDef.indd 179 19/12/13 22:12 180 Koma Kyoko Japon s’est imprégné des goûts modernes depuis quelques années. (…) Nos lectrices apprendront de cet article par quels moyens, par quelle éducation à la fois forte et agréable, les charmants petits personnages de rêve qu’étaient les mousmés japonaises ont vu leur rôle de bibelot d’étagère se transformer et grandir singulièrement jusqu’à devenir celui des compagnes intelligentes et courageuses. Le journaliste, reprenant l’expression de Loti 4, montre la métamorphose de la femme japonaise, qui est passée du statut d’objet décoratif à celui d’épouse combative. Toutefois, la femme japonaise ne peut échapper à la dénomination de mousmé, quand bien même son apparence s’est occidentalisée, comme l’explique l’auteur (op. cit., p. 351) : « la mousmé moderne : jupe ample, large kimono, manches retroussées, bottines européennes ». L’INTÉRÊT POUR LE KIMONO ET LE STYLE « MOUSMÉ » DANS LA MODE PARISIENNE Dans un article de Femina daté du 15 mai 1903, une comtesse parisienne présente ses impressions à la suite d’un voyage au Japon. Le style choisi est celui du journal intime, semblable à celui de Madame Chrysanthème. Sur la photo illustrant son article, la comtesse est déguisée comme une mousmé portant le kimono. L’article « Japonaises du Japon et Japonaises de Paris », publié le 15 janvier 1907, est lui accompagné de deux photos : la première montre une troupe de danseuses japonaises avec la légende « véritables mousmés » ; la deuxième, une actrice française déguisée en mousmé en kimono avec la légende « Une Japonaise très parisienne, Mlle Maud Amy, qui va interpréter le principal rôle féminin de la pièce de Mme Judith Gautier, au Vaudeville, dans Princesses d’amour ». Le kimono est sans conteste à la mode, et Paris se prépare à l’adoption intégrale ou partielle du style « mousmé ». Plusieurs articles publiés en 1907 attestent l’influence du kimono sur la mode française et évoquent « Mme Chrysanthème costume », « [les] manches japonaises », « la forme des manches », « une largeur japonaise », « [un] manteau de drap garni d’un galon japonais », « [une] broderie japonaise », « [un] petit paletot japonais »… On y trouve même une publicité pour le kimono de la marque Sada Yacco. 4 « Mesdames les poupées, presque mignonnes, je vous l’accorde, vous l’êtes, – à force de drôlerie, de mains laides, en somme, et puis ridiculement petites, un air bibelot d’étagère, un air ouistiti, un air je ne sais quoi » (Loti 1990 : 61). Jap Plur 9 reprisDef.indd 180 19/12/13 22:12 La représentation de la femme à travers la mode dans la presse 181 JAPONISME DEUXIÈME VAGUE : LE KAWAII Depuis les années 1990, la culture populaire japonaise véhiculée par les mangas ou les jeux vidéo s’exporte en France et dans d’autres pays. Elle s’exprime en particulier dans la mode vestimentaire extravagante de la rue. Avec elle apparaît, dans les médias français, le terme kawaii, qui fait écho aux phénomènes du début du xxe siècle que nous venons de décrire. Le rapport est d’autant plus clair que la signification du terme kawaii n’est pas tout à fait identique en japonais et en français. Selon la 6e édition du Kôjien, dictionnaire de la langue japonaise de référence, kawaii comporte trois sens : (1) Pitoyable, pauvre. (2) Devoir aimer, sentir une profonde affection. (3) Petit et beau. On note que l’utilisation du terme kawaii est plus fréquente que jamais dans les journaux féminins japonais en 2005, et que sa signification, qui varie selon les journaux, s’est élargie (Koga 2009 : 123-137). Dans le contexte japonais actuel, la signification du terme kawaii varie donc fortement, comme le montrent ses différentes utilisations dans les revues féminines. Il peut aussi bien qualifier un style visant à séduire les hommes (dans le journal féminin Cancam qui s’adresse aux étudiantes ou aux jeunes employées), qu’un style indépendant du regard des hommes et de la société, comme le style gothique Lolita (dans la revue Cuties, lue par des adolescentes), ou encore le style « Otona kawaii », littéralement « mignon adulte », désignant la maturité féminine (dans le journal Story dont le lectorat est constitué principalement de femmes d’une quarantaine d’années). Cependant, comme Koga l’a indiqué (2009 : 210), en dehors du Japon, kawaii désigne [plutôt] la nouvelle culture japonaise, celle des dessins animés ou des mangas ; la mode kawaii, une mode décontractée, comme le « genre Harajuku » (« harajuku kei » [d’après le quartier branché de Harajuku]). C. Veillon (2008 : 63) cite la définition du kawaii donnée par Sharon Kinsella, pour lier le genre à une revendication générationnelle : le phénomène kawaii, et le comportement qu’il implique, est en quelque sorte une rébellion des jeunes Japonais (…) [qui] joue[nt] le rôle d’enfants prépubères et vulnérables afin d’accentuer leur soidisant immaturité et incapacité à porter des responsabilités sociales. Si les occurrences du terme « kawaii » dans les journaux nationaux français tels Le Monde, Libération et Le Figaro ne sont pas très nombreuses, le terme est toutefois bien attesté. Mentionné Jap Plur 9 reprisDef.indd 181 19/12/13 22:12 182 Koma Kyoko pour la première fois dans Le Monde en 1999 5, il apparaît 4 fois dans Le Monde entre 1999 et 2008, 11 fois dans Libération et Le Figaro. Il est plus fréquemment utilisé dans Libération depuis 2002 et dans Le Figaro depuis 2006. Kawaii est employé dans ces journaux d’une part pour désigner un trait considéré comme mignon de la culture populaire japonaise 6 ou des animaux, et d’autre part pour pointer le caractère mièvre, ou « mignon- pervers », de l’activité d’artistes japonais tels que Murakami Takashi 7 (Koma 2010). Pour illustrer notre propos, comparons quelques styles kawaii figurant dans divers articles tirés de magazines ou de livres de mode français et japonais. Le journal féminin japonais An-an a consacré un numéro spécial le 19 avril 2006 à la nouvelle définition du kawaii, affichant sur la couverture l’actrice populaire Kimura Yoshino et l’explication suivante : « le compliment suprême pour toutes les femmes ». Cette actrice y présente son opinion : A mon avis, les femmes mûres qui peuvent posséder le calme peuvent exprimer le vrai kawaii sans hésitation. Le Dictionnaire du look publié en France en 2009 associe pourtant le kawaii à un univers enfantin (de Margerie 2009 : 131) : le monde kawaii, bercé par les mangas, est celui de l’enfance : rempli d’étoiles, de bébés pandas et de lucioles trop mignonnes. De la même façon, si l’on peut trouver des éléments d’une mode influencée par les mangas dans Madame Figaro, c’est toujours avec la mascotte enfantine japonaise Hello Kitty. La version « calme » du style kawaii se retrouve dans Glamour d’avril 2010, dont la légende est « KAWAII ! Dès les premiers rayons du soleil, on adopte le look preppy des Japonaises. » Ces styles du kawaii adoptés en France se focalisent donc sur une sorte d’immaturité, qui ne correspondent pas forcément au style kawaii reconnu au Japon. 5Exemple : « Ils sont une quinzaine toutes les heures à attendre l’apparition d’Aibo [chien robot] (…). Dans la foule, les “kawaii” (qu’il est mignon !) fusent » ; « Des figures de la culture “kawaii” imprégnées des valeurs japonaises », Le Monde, 9 juin 1999. 6Exemple : « Puis deux filles de 25 ans, vêtues de noir à la mode victorienne, vissées sur des platform shoes d’au moins dix centimètres de haut, qui clament partout que si elles adorent Dragon Ball Z, elles n’y peuvent rien, c’est simplement “trop kawaii” » ; « 3 000 fans de “japanimation” se sont retrouvés, ce week-end, dans le Val-de-Marne », Libération, 29 mai 2006. 7Exemple : « Il mélange le mignon pervers du kawaii avec son trait hérissé habituel, les costumes d’un folklore éclectique et l’architecture idem. » ; « La BD du jour : Sacrés numéros », Libération, 20 août 2004. Jap Plur 9 reprisDef.indd 182 19/12/13 22:12 La représentation de la femme à travers la mode dans la presse 183 Or, la tendance à qualifier la femme et le style japonais par des qualificatifs renvoyant au mièvre et au petit ne fait pas sa première apparition au xxie siècle. Le narrateur de Madame Chrysanthème l’a bien montré (Loti 1990 : 182) : J’abuse vraiment de l’adjectif petit, je m’en aperçois bien ; mais comment faire ? – En décrivant les choses de ce pays-ci, on est tenté de l’employer dix fois par ligne. Petit, mièvre, mignard – le Japon physique et moral tient tout entier dans ces trois mots-là… D’autres adjectifs synonymes de mignon, tels que mièvre ou mignard, qui ont un sens négatif, sont donc également employés. L’adjectif mignon lui-même est très utilisé : « elles sont mignonnes » (p. 97) ; « Tu as été assez mignonne, dans ton genre nippon » (p. 226) ; « cette Chrysanthème était très mignonne tout à l’heure… » (p. 220). Comme le dit Michel Butor (1995 : 41), « P. Loti se sent adulte par rapport à un pays enfant, un pays où se perpétue le paradis de l’enfance ». Le rapport de ce que nous avons appelé les deux vagues du Japonisme est encore attesté par la version électronique du journal féminin français Elle. Celle-ci comporte 42 articles publiés entre 2007 et 2011 qui utilisent le terme « kawaii », d’ailleurs orthographié fautivement « kawai ». Parmi ces articles, deux concernent la mode, respectivement titrés : « Le corset en coton à l’imprimé japonais très kawaï (mignon en français) » et « MUST HAVE Ces cachemires ultra pop pour être kawaï quand ça caille… ». Dans le premier article, on présente un corset dont le motif est une geisha ; dans le deuxième, un pull dont le motif est inspiré par un dessin animé. Ici, le terme kawai désigne donc deux motifs de vêtements qui viennent du Japonisme du xixe siècle et du xxie siècle : geisha et culture populaire. Ainsi, l’adjectif « mignon » qualifie la mousmé japonaise au début du xxe siècle, alors que le terme « kawaii », traduit la plupart du temps par « mignon », désigne le style enfantin issu de la culture populaire japonaise du début du xxie siècle. EN GUISE DE CONCLUSION Pourrait-on penser que le style contemporain kawaii est une sorte d’héritier de la mousmé, qualifiée comme mignonne ou petite, marques d’immaturité, interprétée et transformée en France autour du début du xxe siècle ? Au début du xxe siècle, c’est une comtesse qui « imite » la mousmé « mignonne », alors qu’à notre époque fortement informatisée et mondialisée, Jap Plur 9 reprisDef.indd 183 19/12/13 22:12 184 Koma Kyoko le style kawaii est adopté par les jeunes en France voire dans d’autres pays. Le japonisme s’est démocratisé en quelque sorte 8. Devrions-nous le considérer comme un effet de l’Orientalisme au sens d’Edward Said, ou bien, pourrait-on dire qu’il est une « localisation » de la culture japonaise globalisée, ce qui renverse le schème convenu selon lequel la globalisation est une américanisation ? En tout état de cause, ne pourrait-on dire que la représentation de la femme japonaise au début du xxe siècle et celle du style kawaii au début du xxie siècle se fondent sur un stéréotype persistant lié au Japon : l’enfantin ? Non seulement la femme japonaise mais aussi la culture japonaise seraient considérées comme kawaii. Larousse Jeunesse a publié en 2010 un livre encyclopédique et éducatif concernant la culture japonaise pour les adolescents français, sous le titre Kawaii trop mignon le livre 100 pour cent Japon. La présentation indique : En japonais, le mot kawaii désigne tout ce qui est mignon, adorable, craquant… grâce à ce livre, le pays d’Hello Kitty n’aura plus de secret pour toi ! On présente ici non seulement la culture populaire comme celle du manga et la mode kawaii, mais aussi la culture japonaise générale, comme la culture du pays de Hello Kitty. Une telle dénomination et le concept même du livre généralisent l’idée suivant laquelle le Japon continue à être considéré comme un « pays-enfant ». BIBLIOGRAPHIE Beillevaire, Patrick. « “L’autre de l’autre” Contribution à l’histoire des représentations de la femme japonaise ». Mots, Parler du Japon, n o 4, 1994, p. 56-98. Butor , Michel. Le Japon depuis la France, un rêve à l’ancre. Paris, Hatier, 1995. de M argerie, Géraldine. Dictionnaire du look. Robert Laffont, 2009. Garrigue , Anne. Japonaises, La révolution douce. Arles, Philippe Picquier, 2000. 8Ce phénomène est par ailleurs bien compris et utilisé par les agences gouvernementales japonaises. Voir A. Zykas (Zykas 2011 : 113), qui cite un rapport de l’Agency for Cultural Affairs publié en 2009 : « quand cette culture moderne originaire du Japon attire l’attention du monde, la situation peut être appelée Renaissance du Japonisme. Toutefois, cette influence n’est pas confinée à la notion de la haute culture, mais s’étend vers d’autres niveaux de la vie humaine, comme la culture de la nourriture, du dessin, de la mode vestimentaire, de la musique populaire… » Jap Plur 9 reprisDef.indd 184 19/12/13 22:12 La représentation de la femme à travers la mode dans la presse 185 Koga, Reiko. « Kawaii » no teikoku [L’Empire du « kawaii »]. Tôkyô, Seidosha, 2009. Koma, Kyoko. « Apparition of the term “Kawaii” in Representative National French Newspapers ». Regionines Studijos, n o 4, 2010, p. 51-63. Loti, Pierre. Madame Chrysanthème. Paris, GF Flammarion, 1990. Pons, Philippe. Souyri, Pierre-François. Le Japon des Japonais. Paris, Seuil, 2000. Veillon, Charlène. L’Art contemporain japonais : une quête d’identité, de 1990 à nos jours. Paris, L’Harmattan, 2008. Zykas, Aurelijus. « The Discourses of Popular Culture in 21st Century Japan’s Cultural Diplomacy Agenda ». Acta Orientalia Vilnesia. 2012. Jap Plur 9 reprisDef.indd 185 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 186 19/12/13 22:12 TAKAHASHI NOZOMI INALCO, Paris LA QUADRA (« ARAFÔ ») À LA RECHERCHE DU BONHEUR INTRODUCTION Ce texte propose de considérer comment se construit le statut des individus dans un groupe spécifique de la société japonaise actuelle et quel sens prend un tel statut pour cette société. Nous parlerons ici des femmes de la génération que les médias désignent comme « Around fourty », en abrégé « arafô ». Notre démarche consistera à relever d’abord quelques marqueurs indiciels 1 autour de ce terme et à apporter des définitions. Notre démarche, dans une certaine mesure ethnométhodologique, veut dégager le sens propre que les membres du groupe donnent à leur activité, un sens partagé par tous, avec des codes implicites qu’on peut décrire. Nous compléterons cette première approche par une analyse du discours que développent les médias sur ce groupe. Nous analyserons successivement le réseau relationnel, le rôle socio-affectif et les identités de ces femmes dans la société actuelle. Leur propre discours et le discours dont elles sont l’objet seront observés dans trois corpus : une série télévisée très regardée par les femmes de cette catégorie ; des entretiens que nous avons eus avec elles en privé ; trois magazines féminins largement diffusés sur papier et en ligne, fournissant une abondante illustration photographique et textuelle. 1 Nous appelons marqueurs indiciels toute forme d’indicateur, d’élément significatif repérable et permettant de caractériser une situation, une position, un processus. Jap Plur 9 reprisDef.indd 187 19/12/13 22:12 188 Takahashi Nozomi « AROUND 40 » : UN CONTEXTE JURIDIQUE, ÉCONOMICOSOCIAL ET HISTORIQUE Le terme « arafô » désigne des femmes âgées de 35 à 45 ans, donc nées entre 1964 et 1973 environ. Pourtant, au-delà de la question de l’âge, ce qui désigne une femme arafô est une mentalité, un style de vie et un mode de consommation. Ayant généralement fait des études, ces femmes ont été plus nombreuses à travailler et sur une plus longue durée que pour les générations précédentes. A la différence du choix possible, ou imposé, jusqu’alors entre mariage et travail, choix basé sur l’idée que « le bonheur d’une femme, c’est de se marier », elles ont pu également, par exemple, se marier ou pas, avoir des enfants ou pas, ou bien travailler en contrat à durée indéterminée ou limitée. Le résultat a été une diversification de leurs styles de vie et de leurs goûts (Tanaka 2008 : 11-13 ; Miura 2009 : 1-4). La raison principale de cette mutation tient, bien sûr, à la croissance économique, mais aussi au fait qu’elles ont vécu la mise en application de lois visant à l’égalité dans le travail entre homme et femme 2. Cet ensemble législatif est important lorsqu’on traite de la génération d’arafô, car c’est avec sa mise en application que ces femmes sont entrées dans la vie économique en pleine expansion du Japon d’alors. CARACTÉRISATION DE LA GÉNÉRATION « AROUND 40 » LE RÔLE DES MÉDIAS A l’origine, le mot « arafô » est dérivé du terme, né en 2005 et utilisé dans les magazines de mode destinés à cette tranche d’âge, désignant les femmes autour d’une trentaine d’années : « Around thirty » (arasâ). Arafô a été créé avant tout pour caractériser ce qui concerne la femme d’une quarantaine d’années dans l’industrie du vêtement. Au départ, il permettait une répartition des produits par tranche d’âge sur le marché. Puis, les médias ont utilisé le terme de façon plus large 3. 2 Danjo koyô kikai kintôhô, loi n o 45 du 1er juin 1985 (http://www.shugiin.go.jp/itdb_housei. nsf/html/houritsu/10219850601045.htm), suivie par la loi de 1999, « pour une société de participation conjointe des hommes et des femmes » (Danjo kyôdô sankaku shakai kihonhô). 3Dans ce mouvement vont se développer également les termes « Around Fifty » (arafifu) et « Around Kanreki » (arakan), pour les femmes autour de 60 ans. Jap Plur 9 reprisDef.indd 188 19/12/13 22:12 La quadra (« arafô ») à la recherche du bonheur189 TRAVAIL, MARIAGE, ENFANT Tanaka Akiko (2008 : 20-22) distingue chez les femmes de la génération « arafô » deux profils différents. Les femmes nées entre 1964 et 1969 environ, et auxquelles les médias ont appliqué un temps le terme de « joshi daisei » (étudiante à l’université), ont largement profité de la période de la bulle économique. Elles ont disposé, en général, de produits de marques de luxe à l’université et ont pu continuer à pratiquer, même entrées dans la vie du travail, diverses activités de loisir (golf, ski, tennis, vacances à l’étranger ; M iura 2009 : 14-16). Les femmes nées entre 1970 et 1973 environ ont passé leur vie étudiante et commencé à avoir une situation professionnelle après cette période. Trouver un emploi fut pour elles plus difficile, même si elles avaient reçu une formation diversifiée et utile. Elles sont la génération de la période « glaciaire » de l’emploi (shûshoku hyôga jidai), une période où le niveau de qualification demandé était élevé. Malgré ces distinctions, quelques tendances communes fortes apparaissent, qui touche en premier lieu le mariage et le désir d’enfant : recul de l’âge au premier mariage 4, report du mariage après 30 ans 5… Cette évolution contribue à la dénatalité actuelle du pays, devenue, on le sait, un fait social majeur (Ogura 2007 : 16-17). Dans une enquête de 2010 menée par la revue féminine Marisol (septembre 2010), la moitié des femmes célibataires interrogées (les « arafô » célibataires formant la moitié du corpus) n’ont pas l’intention d’avoir d’enfant. A la question de savoir si elles souhaitaient se marier, 32 % répondaient pourtant « vouloir se marier à tout prix », 48 % « vouloir se marier si c’est possible ». Les femmes ne souhaitant pas se marier du tout représentaient 6 %, les indécises 14 % du total. Les raisons de se marier étaient formulées ainsi : « C’est triste de rester seule pour les vieux jours » ; « J’ai des angoisses financièrement si je suis toujours toute seule » ; ou encore : « Je pense que d’avoir 40 ans est une limite pour donner naissance » et « J’ai envie de rassurer mes parents ». Nous les retrouverons dans notre analyse du corpus. 4 Phénomène du bankonka (Garrigue 1998 : 267). De 24,7 ans en 1975, l’âge au premier mariage passe à 28,6 ans, et même 29,7 ans dans la ville de Tôkyô, en 2009. 5Le pourcentage de premier mariage entre 30 et 34 ans est passé de 16,72 % en 1999 à 28 % en 2009. Le taux de premier mariage entre 35 et 39 ans a lui plus que doublé (4,5 % en 1999, 9,16 % en 2009). Jap Plur 9 reprisDef.indd 189 19/12/13 22:12 190 Takahashi Nozomi STATUT SOCIAL ET IDENTITÉ Par rapport à la génération de leur mère, et plus encore à la génération antérieure, la génération « arafô » a connu un cursus scolaire plus long et une carrière plus proche de celle des hommes. Pourtant la réalité n’est pas idyllique : l’esprit de la loi ne s’est pas installé facilement, ni très vite, et le décalage entre la loi et le rôle social réel de l’homme et de la femme reste certain (Garrigue 1998 : 145). Ayant plus de liberté que leurs mères, les arafô cherchent alors, nous semble-t-il, leur identité à tâtons. ANALYSE 1 : SÉRIE TÉLÉVISÉE ET ENTRETIENS La série télévisée japonaise « Around 40, chûmon no ôi onnatachi (Around 40, Des femmes très exigeantes, TBS), diffusée en 2008, a connu un grand succès qui a contribué à établir l’expression et la catégorie arafô. Le taux moyen d’audience fut de 14,72 %, ce qui lui permit d’entrer parmi les cinq premières séries télévisées en 2008. Grâce à elle « around 40 » a remporté le prix du mot le plus populaire cette même année 6. Son réalisateur, Setoguchi Katsuaki, construisit la série sur la base de renseignements recueillis sur leur vie auprès de 500 femmes de cette génération. L’enquête a avant tout mis en lumière le fait que les femmes de cette génération n’étaient pas tout à fait satisfaites de leur vie, malgré les choix qui leur sont offerts. Le site officiel de la série a par ailleurs permis de récolter les commentaires de téléspectatrices s’associant aux personnages, qui confirment l’adéquation entre la série et une catégorie sociologique en cours de construction 7. Le personnage principal est joué par Amami Yuki, actrice elle-même âgée d’une quarantaine d’années, à laquelle s’identifient les femmes de cette génération, non seulement à cause de son rôle dans la série, mais également par sa manière d’être, son travail et sa vie personnelle qui sont devenus un modèle pour toutes, comme il est possible de le lire sur le site officiel 8. La série est centrée sur trois personnages : Ogata Satoko, le personnage principal, 39 ans, très belle, qui se consacre à son métier et ne se marie pas ; Takeuchi Mizue, amie d’enfance de la première, 39 ans mariée, mère d’un enfant, image de la bonne 6La maison d’édition jiyû kokuminsha sélectionne le « mot de l’année » depuis 1984. 7http://www.tbs.co.jp/around40/bbs/bbs03/bbs_log_001.html. 8Ce site est le lieu exact où se rencontrent réalité construite par les médias et réalité vécue. Jap Plur 9 reprisDef.indd 190 19/12/13 22:12 La quadra (« arafô ») à la recherche du bonheur191 épouse et de la bonne mère ; Morimura Nao, 35 ans, un peu plus jeune, active et « chic ». Trois personnages au caractère très différent, mettant en lumière trois thèmes représentatifs : la relation amoureuse et le mariage, le travail et la relation avec les parents. RELATION AMOUREUSE ET MARIAGE Dans cette série télévisée, quarante ans est l’âge charnière, ce qui correspond bien à ce qui nous a été dit dans nos entretiens directs. Nous analysons ci-dessous ce qui est dit par les membres du groupe lui-même, l’interprétation qu’il donne de lui-même. Nous voulons donc montrer sa réflexivité, au-delà de ce qui serait une indexicalité, c’est-à-dire les signes objectifs qui désignent ce groupe comme spécifique. Nous avons effectué des entretiens semi-directifs à Tôkyô, en situation familiale et dans un environnement professionnel que nous connaissons pour en avoir fait partie. Le corpus est constitué de 10 femmes, 7 célibataires avec un travail et 3 mariées, dont une ayant un contrat de travail. Sur les questions des choix de vie, du mariage ou de la vie professionnelle qui apparaissaient déjà dans la série télévisée, nos répondantes montraient leurs hésitations : « Je veux concilier ma vie professionnelle avec ma vie familiale, mais cela dépend du partenaire… Donc le mariage n’est pas évident » (36 ans, célibataire, contractuelle) ; « Finalement, je ne sais pas ce que je veux… » (38 ans, célibataire, employée de société de leasing) ; « Je ne sais pas quand je vais être licenciée, donc je veux quitter le travail avant de connaître une telle situation en disant : je vais me marier ! » (39 ans, célibataire, employée de banque). TRAVAIL (REVENUS, CARRIÈRE, TITRE, APPARENCE) La série montrait les statuts sociaux différents des trois femmes. Le personnage principal est psychiatre, avec une carrière brillante. Son amie du même âge est mariée, mère d’un enfant, femme au foyer. Elle souhaite revenir au travail. Une autre femme a, à la fois, mari et travail, et donc « tout pour être heureuse », mais reste trop soucieuse du regard des autres pour être satisfaite. Son seul vrai bonheur est de savoir que ses collègues ou amis pensent qu’elle a bien réussi dans la vie. Dans nos entretiens aussi, on voit que le statut social des répondantes est varié, notamment lié au type de contrat de travail, en ce sens qu’il instaure confort, commodité ou précarité. Certaines femmes sont en CDI et n’ont pas changé d’employeur depuis leur recrutement : « Jusqu’à maintenant, je n’ai pas eu de problèmes Jap Plur 9 reprisDef.indd 191 19/12/13 22:12 192 Takahashi Nozomi importants me poussant à changer de travail » (42 ans, célibataire, employée de banque). D’autres ont choisi un poste contractuel pour pouvoir suivre des cours après le travail. Avec un poste permanent, elles auraient moins de temps libre : « Je suis des cours pour devenir interprète, trois fois par semaine. Je choisis donc un travail me permettant de quitter le bureau à 17 h » (38 ans, célibataire, employée dans un cabinet d’avocat). D’autres encore revendiquent une certaine liberté : « Je sais que changer souvent de métier n’est pas favorable pour le recrutement, mais je le fais quand je veux » (37 ans, célibataire, agence de publicité). Chez les femmes mariées apparaît ce même désir de revenir au travail que l’on trouvait dans la série télévisée. Une raison donnée : « Je n’ai pas suffisamment d’argent de poche pour sortir avec mes copines célibataires, ni non plus pour faire des cadeaux à mes enfants » (37 ans, mariée, 2 enfants, sans travail). La variété des cas résulte de choix individuels explicités. FAMILLE (RELATION AVEC LES PARENTS) Pour les femmes célibataires de cette génération, les relations avec leurs parents sont un sujet important. On les perçoit sensibles aux attentes de ceux-ci à leur égard. Dans la série télévisée, Satoko regrette ainsi, lorsque son père est hospitalisé suite à une attaque cérébrale : « J’aurais dû me marier plus tôt pour rassurer mon père avant qu’il ne meure… » Rester seule prend du sens par rapport à des parents. Il s’agit d’assumer une responsabilité : « Je suis fille unique. Après ma mort, qui s’occupera de la tombe de ma famille ? Lorsque j’y pense, j’ai un peu peur de rester seule » (38 ans, célibataire, responsable clientèle d’un grand magasin) ; « Mes parents sont de plus en plus vieux. Depuis le départ de mon grand frère, c’est moi qui m’occupe d’eux » (37 ans, célibataire, employée dans un cabinet d’avocat). ANALYSE 2 : IMAGES DE LA GÉNÉRATION « Arafô » DANS LES MAGAZINES Nous allons à présent analyser trois magazines féminins destinés à cette génération. Leurs titres sont exotiques : Marisol (mot espagnol), Domani (mot italien) et Story (mot anglais). Leur raison d’être, clairement affichée dans leur politique éditoriale, est de construire des représentations identitaires qu’elles proposent aux femmes arafô comme un miroir. Sur la couverture des trois magazines, un mannequin, souvent actrice ou animatrice à la télévision, représente de Jap Plur 9 reprisDef.indd 192 19/12/13 22:12 La quadra (« arafô ») à la recherche du bonheur193 manière emblématique la génération arafô. Chacune de ces femmes présente sa vie, ce qu’elle fait dans l’existence de tous les jours, tout comme elle le fait sur son blog personnel 9. Elles sont un modèle, comme l’actrice de la série télévisée présentée plus haut. Ainsi se confondent, comme le dit Barthes (1967 : 8), « l’analyse du système réel (ou visuel) et celle du système écrit ». Pour définir le profil de la femme de cette génération, nous examinerons dans les textes de chaque magazine, d’abord les marques de la personne, ensuite les marques du luxe dans les produits proposés aux lectrices et enfin les marques d’un style de vie, d’un ensemble de pratiques sociales. Nous voudrions, comme Barthes le dit encore (1967 : 9), « suggérer que, dans une société comme la nôtre, où mythes et rites ont pris la forme d’une raison, c’est-à-dire en définitive d’une parole, le langage humain n’est pas seulement le modèle du sens, mais aussi son fondement ». Une de nos répondantes souligne ainsi que les magazines sont pour elle « des manuels » au sens pédagogique. IDENTITÉ : LES MARQUES DE LA PERSONNE Les indices les plus déterminants touchent au caractère et à un style affirmé, très « urbain » : a) Jibun ga aru hito, kurasu ga aru hito (« personne de caractère ») ; Sutairu ga aru onna (« femme qui a du style ») ; Tôkyô arafô sutairu (« style quadragénaire tokyoïte ») : La ville de Tôkyô inspire un style et constitue un modèle de vie de femme « urban », dirait-on dans les séries nord-américaines. b) Izakaya joshi, yuru ricchizoku : joshi (« jeune fille ») donne une image de femme active et jeune, qui va à l’izakaya (bistrot) avec ses amies, comme les femmes de 20 et 30 ans. Le terme « Yuru ricchi » désigne celles qui recherchent une certaine qualité de vie (« décontractée » et « riche »). Au lieu de fréquenter des restaurants chers, elles préparent elles-mêmes des plats avec de bons produits et, pour aller au supermarché, elles portent des tenues décontractées, mais de bonne qualité. IDENTITÉ : LES MARQUES DU LUXE Qu’elles gagnent leur vie ou soient mariées, les femmes « arafô » peuvent – avec leur niveau socio-économique souvent élevé – acheter des produits de luxe et leur goût est associé aux 9 Marisol : http://www.s-woman.net/marisol/brenda2/list_1.html ; Domani : http://domani.shogakukan.co.jp/cover_model/index.html ; Story : http://storyweb.jp/category/yoshiko. Jap Plur 9 reprisDef.indd 193 19/12/13 22:12 194 Takahashi Nozomi marques de luxe occidentales. Mais le luxe ne suffit pas, l’image tient à autre chose, au risque d’un certain décalage. a) Erumesu no pinku ni tokimeite (« la couleur “rose” d’Hermès me réchauffe le cœur ») ; Sutekina ichinichi wa shaneru no baggu to (« avec le sac Chanel, pour une journée fameuse »). La présentation des articles crée une identité forte des femmes « arafô », qui instaure un écart par rapport à l’image attendue chez des femmes plus jeunes. Nous en donnons deux exemples, l’un jouant sur l’opposition masculin/féminin, l’autre sur la place dans la société (étudiant/parent). b) Joshi miritarî wa aka de hanayakawaii (« Le style militaire pour la femme est magnifique et charmant avec la couleur rouge ») : Adopter un style militaire, normalement masculin, distingue les femmes « arafô », qui le combine avec la féminité de la couleur rouge. Cela donne une position « décalée » à celles qui s’habillent ainsi. c) Yonjûdai maman arafô gakkô gyôjide « chokotto bôken » fureppî (Maman de 40 ans, aux réunions scolaires, « aventureuse » en look preppy 10 »). Pour aller aux réunions de l’école de leurs enfants, les femmes s’habillent souvent avec des vêtements classiques, jupe et veste. Mais les femmes « arafô » savent comment porter un pantalon avec un polo, comme les garçons, dans un tel événement. Il y a une destruction de l’image traditionnelle pour la construction d’une identité originale. Comme l’écrit Barthes, dans Système de la mode (1967 : 10) : « Ce n’est pas l’objet, c’est le nom qui fait désirer, ce n’est pas le rêve, c’est le sens qui fait vendre ». IDENTITÉ : LES MARQUES D’UN STYLE DE VIE Nous nous limitons ici à deux marqueurs indiciels relatifs au voyage et à la santé. a) Voyage, vacances (au Japon, à l’étranger) : Tottekuru tabi (châji), otosu tabi (detokkusu) (« Un voyage pour faire provision d’énergie, un voyage pour se désintoxiquer »). Les magazines proposent de partir pour découvrir quelque chose de nouveau, mais aussi pour ne rien faire : ces femmes très actives ont besoin de s’arrêter. Comme nous l’avons vu plus haut, elles continuent souvent à enrichir leur vision du monde (formation continue…). b) Santé (problèmes gynécologiques, lutte contre le stress…) : Shitte okitai « nyûgan no koto » (« Ce qu’il faut savoir sur le cancer du sein »). Malgré leur vie très active, elles ne peuvent 10 Style adopté par les fils de l’élite américaine pour aller à l’école préparatoire aux grandes universités. Jap Plur 9 reprisDef.indd 194 19/12/13 22:12 La quadra (« arafô ») à la recherche du bonheur195 pas négliger la question de la santé. Il ne s’agit pas seulement de maladies dues à l’âge, mais aussi causées par le stress au travail. Ces questions, certainement moins aiguës chez les femmes de la génération précédente, trouvent ici des réponses. CONCLUSION Nous avons vu comment se construit le groupe social des femmes « arafô » et quel sens prend leur existence dans la société japonaise actuelle. Le groupe, divers à certains égards, trouve son unité dans un parcours social plutôt aisé rendu possible par une époque. Son image se conforte dans la représentation qu’en donnent les productions médiatiques, qu’elles alimentent de leur vécu mais qui les typifient aussi. Ces femmes se mettent en scène et mettent en scène leur existence (Goffman 1973). Elles introduisent une diversification du style de vie par rapport aux standards habituels décrits dans la littérature sociologique. Ainsi pour les pratiques culturelles (culture « cultivée » et quotidienne), le mariage, l’importance d’avoir un enfant, et dans une certaine mesure les relations familiales. Analyser leur parcours de vie montre que la règle sociale joue moins pour elles. En faisant des essais, et sans doute des erreurs, elles cherchent leur manière de vivre en dehors des repères existants. Chez ces femmes, la construction d’une identité propre et d’une culture personnelle conduit donc à un écart par rapport aux normes sociales, qui n’est pas forcément le signe d’une crise des modèles (Jolivet 2010), mais qui est toutefois « critique », c’està-dire amenant une réflexion, un questionnement sur la société. Trouver le bonheur en soi-même, sans recours au modèle existant, n’est pas une manière de penser étrangère à l’esprit japonais, mais, parce que les Japonais font souvent attention au regard des autres, la construction d’une identité propre ne peut se concevoir pour eux que dans une relation avec la culture dominante. Nous sommes consciente qu’une recherche plus approfondie, imposerait de travailler le parcours de vie de chacune (Giele et Elder 1998), de les écouter plus longuement. Une telle réflexion réclame des apports d’autres disciplines, ici seulement esquissés, politique, économie, sociologie du travail, ou encore études de genre (Mita 1996). Plus modestement, sur le plan humain, nous nous demandons ce que vont devenir les femmes de la génération « arafô ». Il n’y a, dans notre question, aucune hantise d’un avenir sombre et d’une société déstructurée, mais le sentiment d’une Jap Plur 9 reprisDef.indd 195 19/12/13 22:12 196 Takahashi Nozomi nouvelle organisation sociale correspondant à des conditions nouvelles et auxquelles le groupe donne sa réponse. On peut imaginer que la société japonaise s’oriente vers une forme de « communautarisme » qui se substituerait à la communauté familiale, sur la base d’intérêts communs pour une même subculture. Au lieu de rester en famille (où il n’y aurait d’ailleurs pas d’enfants), on se regrouperait pour des activités partagées en commun avec des goûts communs. Les femmes de la génération « arafô » préfigurent peut-être ce nouveau fonctionnement social. Cette évolution dans les comportements, si elle se confirme, va évidemment avoir des conséquences sur la démographie et la sociologie du Japon. C’est dans ce contexte sociétal que s’inscrit notre réflexion. BIBLIOGRAPHIE Barthes, Roland. Système de la mode, Paris, Seuil, 1967. Garrigue , Anne. Japonaises, la révolution douce. Arles, Philippe Picquier, 1998. Giele, Jant Z. & Elder, Glen H. Jr. Methods of Life Course Research: Qualitative and Quantitative Approaches. Londres, Sage, 1998. Goffman, Erving. La mise en scène de la vie quotidienne. Paris, Editions de Minuit, 1973. Jolivet, Muriel. Japon, la crise des modèles. Arles, Philippe Picquier, 2010. Mita, Munesuke. Gendai shakai no riron – jôhôka shôhi shakai no genzai to mirai [Théorie de la société moderne]. Tôkyô, Iwanami shoten, 1996. Miura, Atsushi. Arafô – kore kara no josei no ikikata to shôhi [Arafô – Manière de vivre et consommation des femmes à l’avenir]. Tôkyô, PHP kenkyûjo, 2009. Mori, Hiroshi. « Arafô ». Site Nikkei BP net, Gendai wo yomu shinjiten [Dictionnaire de nouveaux mots pour comprendre notre époque], consulté le 15 avril 2008 : http://www.nikkeibp.co.jp/style/biz/abc/newword/080415_46th/ index.html Ogura, Chikako. Kekkon no jôken [Les conditions du mariage]. Tôkyô, Asahi bunko, 2007. Tanaka, Akiko. Manzoku dekinai onnatachi – Arafô wa nani o motomete irunoka [Des femmes qui ne peuvent pas se satisfaire : que veulent donc les femmes arafô ?]. Tôkyô, PHP Shinsho, 2008. Jap Plur 9 reprisDef.indd 196 19/12/13 22:12 CLOTHILDE SABRE Université Lille 1 MANGA, VOYAGE ET EXOTISME : LA POP CULTURE JAPONAISE ENTRE REGARD OCCIDENTAL ET SYMBOLE NATIONAL Diffusée en France depuis plusieurs années, la pop culture japonaise est devenue un loisir parmi d’autres tandis que parallèlement, le tourisme au Japon continue de croître, et que les Français sont de plus en plus nombreux à visiter le pays 1. Il existe des connexions entre ces deux éléments, car chez les fans de pop culture on peut considérer le voyage au Japon comme un moment clé où l’imaginaire préalable est confronté au territoire nippon physique, concret, vécu. Par ailleurs, du côté japonais, les initiatives visant à la promotion inter nationale de la pop culture se multiplient, avec par exemple la nomination officielle du personnage Doraemon comme ambassadeur de l’animation en 2008, la participation à des événements comme la Japan Expo ou l’accent mis sur la pop culture lors de campagnes touristiques. Il s’agit ici de s’intéresser à cette interaction entre regard des Occidentaux et conséquences locales sur le statut de la pop culture, à travers notamment le cas du tourisme, qui permet la mise en relation entre imaginaire et territoire. Cette perspective sera abordée d’un point de vue anthropologique : je m’appuierai sur des enquêtes de terrain auprès de fans français effectuées lors de séjours au Japon, à la fois en tant que touriste et au sein d’un site spécifique (le musée du Manga à Kyôto). 1 On passe ainsi de 4 772 000 visiteurs en 2001, dont 82 710 français, à 8 350 835 visiteurs en 2008, dont 147 580 français. Compilation personnelle de chiffres disponibles dans les bilans statistiques présentés annuellement par l’Office national de tourisme japonais (Japan National Tourism Office, http:// www.jnto.go.jp/eng/ttp/sta/, page consultée le 15 octobre 2010) et dans les bilans annuels de l’Organisation mondiale du Tourisme (http://statistics.unwto. org/, page consultée le 15 octobre 2010). Jap Plur 9 reprisDef.indd 197 19/12/13 22:12 198 Clothilde Sabre L’IMAGINAIRE NÉOJAPONISTE : POP CULTURE ET EXOTISME Je commencerai par détailler le lien entre le goût pour les divertissements nippons, comme le manga et l’animation, et la mise en place d’un imaginaire du Japon qui guide le désir d’y séjourner. Pour cela, il est utile de rappeler le contexte de la diffusion de ces productions en France. Celle-ci, entamée à partir du début des années 1980, a entraîné autant de réactions de rejet que d’engouement, et la constitution d’une communauté de fans a été, en partie, influencée par les critiques et reproches formulés à l’encontre des séries. Ce sont tout d’abord les dessins animés qui ont été diffusés dans le cadre des programmes jeunesse, les mangas arrivant plus tard 2, et cette programmation a dans le même temps suscité l’enthousiasme du jeune public et la réprobation de certains adultes. Des choix de séries hasardeux et une méconnaissance certaine ont contribué à la réputation d’une pop culture japonaise bête, voire nocive, cette image négative étant propagée par les paniques morales qui se sont succédé à travers les divers scandales causés par la diffusion de séries non adaptées à un jeune public 3. Ces arguments n’étaient d’ailleurs pas exempts d’une méfiance plus générale envers le Japon (le contexte économique de l’époque faisant de l’archipel un concurrent redoutable, entre autres). Paradoxalement, c’est à la faveur de ces scandales que les enfants, premier public conquis par les dessins animés originaux, ont pu prendre conscience de l’origine nipponne de ceux-ci et faire le lien avec ce pays lointain. Il faut préciser que les séries animées (tout comme les premiers mangas traduits, bien que dans une moindre mesure) étaient « adaptées » au public français, en gommant un certain nombre d’éléments spécifiquement japonais ou non destinés aux enfants. Ce travail de reformulation restant bien souvent partiel, les séries diffusées comportaient alors bon nombre d’indices visuels témoignant d’une origine « exotique », et c’est en faisant le lien avec le Japon, sa culture et ses traditions que ces différents indices ont pris un sens a posteriori pour les fans. C’est donc dans ce contexte conflictuel que s’est formée une « communauté imaginée », c’est-à-dire un public de passionnés réunis par le goût commun pour ces séries. Malgré une campagne de dénigrement qui a conduit à la disparition (momentanée) des 2 Si l’on excepte quelques tentatives antérieures (comme la publication de la première revue francophone spécialisée dans les mangas, Le cri qui tue, en 1978), qui ont connu un succès d’estime mais sont restés inconnues du grand public. 3 Pour le détail de ces scandales successifs, dont le plus connu est lié au dessin animé Ken le survivant, voir par exemple le hors-série du magazine Animeland n o 5, 2003. Jap Plur 9 reprisDef.indd 198 19/12/13 22:12 La pop culture japonaise entre regard occidental et symbole national199 séries animées dans les programmes jeunesse en 1997, une partie du public a continué à s’investir activement dans ce type de loisir. Mécanisme typique des communautés de fans 4, un répertoire de références communes s’est établi autour des œuvres plébiscitées, répertoire partagé par les fans français de manga et lié à leur familiarité avec les œuvres. Appartenir à cette communauté imaginée, c’est donc (entre autres) être capable de maîtriser ces références qui concernent à la fois les contenus (qualités respectives et classement hiérarchique des séries, style du dessin, subtilités du scénario, interprétations, etc.), le Japon (des références dites nécessaires à la compréhension des séries à des connaissances plus générales) et l’histoire et le contexte de la diffusion en France. Il s’agit ici d’un exotisme particulier qui vient s’ajouter à la tradition de l’imaginaire du Japon en France. Depuis l’ouverture du pays à l’Occident, les échanges avec la France ont été constants, notamment sur le plan artistique, l’intérêt initié par le japonisme s’étant renouvelé tout au long du xxe siècle. Cependant, un engouement aussi massif que celui ayant trait au manga et à la pop culture n’avait pas émergé depuis la Belle Epoque, ce qui conduit B. Rafoni (2004 : 22) à parler de « phénomènes jumeaux à un siècle d’intervalle », et à qualifier l’installation durable des manga/animation en France de « néojaponisme ». Rafoni considère (2004 : 25) que l’intérêt pour le Japon fait appel à une forme d’altérité particulière, celle du « parfait alter ego, cet autre soi à la fois proche et lointain », qui peut être ami ou ennemi mais qui ne se soumet pas. La spécialiste de l’animation Susan Napier (Napier 2007) propose elle une lecture de l’imaginaire américain (que l’on retrouve en France, avec des nuances) qui met en avant l’aspect menaçant du Japon, particulièrement sur le plan économique et surtout après la Seconde Guerre mondiale. Elle recense les stéréotypes véhiculés par les médias et les industries culturelles, qui contribuent à rendre compte d’une situation d’antagonisme et de méfiance correspondant à l’autre face de ce mécanisme de différence égale, tout comme, par exemple, les critiques françaises envers les dessins animés. Le succès en Occident des industries culturelles nipponnes vient donc s’inscrire dans le prolongement de cette histoire d’attirance et rejet concomitants, comme actualisation d’une relation interculturelle qui repose autant sur l’imaginaire que sur la connaissance, et qui conduit à une attirance forte chez ceux qui se passionnent pour ces formes culturelles. 4 Voir par exemple les études de Henri Jenkins sur les fans américains de séries télévisées de science-fiction, ou de Christian Le Bart sur les fans français des Beatles. Jap Plur 9 reprisDef.indd 199 19/12/13 22:12 200 Clothilde Sabre C’est dans cette perspective que l’on peut replacer le désir de voyage au Japon des fans de manga comme une mise en tourisme de la passion guidée par un imaginaire emprunt d’un exotisme mêlant des références classiques et celles issues de la pop culture. Les observations et les entretiens que j’ai menés auprès des fans français ont permis de mettre en évidence l’importance accordée à un imaginaire partagé du Japon, qui s’inscrit dans cette pratique et la prolonge : l’objet de la passion s’élargit, la focalisation se déplace et les intérêts premiers (mangas, animation) viennent s’insérer dans un ensemble plus vaste. Le désir de séjour peut être un projet plus ou moins abouti, mais toujours envisagé comme l’accomplissement d’une passion entamée avec le manga. L’imaginaire fantasmatique devient le préambule au voyage et guide le vécu de l’expérience. Le travail de terrain que j’ai effectué auprès de touristes français séjournant au Japon 5 a été, entre autres, l’occasion de mettre en évidence l’existence d’un prisme de lecture « manga » chez les fans : comparaisons constantes avec les références élaborées d’après mangas et séries d’animation, recherche de produits dérivés rares en France et visites de sites perçus comme des territoires signifiants par rapport à ces références, qu’ils soient des lieux explicitement dédiés à la pop culture (magasins, conventions), imprégnés de cette pop culture (quartiers connus pour leurs rassemblements de boutiques et de fans, comme Harajuku, Akihabara), ou associés parce qu’ils apparaissent dans des œuvres (Tour de Tôkyô, université de Kyôto, etc.). Ces différents lieux sont constitués comme territoire unifié par le lien que ces voyageurs ont établi par le biais du manga et des connaissances partagées par la communauté des fans en France. On peut alors faire le rapprochement avec le « pèlerinage médiatique » que décrit Nick Couldry à propos des visiteurs des décors de la série télévisée anglaise Coronation Street (Couldry 2005) : les sites que les fans visitent représentent un ancrage dans le réel des œuvres qui sont l’objet de leur passion. La visite fait donc sens comme expérience concrète du monde mis en scène par les œuvres. Ce phénomène n’est par ailleurs pas unique, puisqu’il existe des visites autour d’Harry Potter en Angleterre, du Seigneur des Anneaux en Nouvelle-Zélande (sites de tournage des films) ou du Da Vinci Code à Paris. Le pèlerinage médiatique correspond à l’expérience modelée par l’imaginaire spécifique issu des éléments de pop culture et où exotisme et familiarité se mêlent dans un sentiment d’intimité, les fans vivant le voyage comme la concrétisation d’une mise en scène 5 Jap Plur 9 reprisDef.indd 200 Séjours effectués au cours des étés 2007 et 2008. 19/12/13 22:12 La pop culture japonaise entre regard occidental et symbole national201 de soi dans un cadre rêvé. Lire ce qui est vu et vécu à travers les codes et références établis au préalable permet ainsi de valider ce processus, de l’actualiser et de l’enrichir. Bien sûr, cette explication est un modèle, cette attitude se dilue dans les différentes postures adoptées par les fans en voyage, mais elle est récurrente et transversale. De plus, ceci fait émerger un nouveau territoire touristique, composé de ces lieux qui font sens par rapport aux références que possèdent les fans et qui, comme j’ai pu le constater, deviennent progressivement des références culturelles pour les autres voyageurs, extérieurs à la communauté des fans. Cet élargissement progressif du public se fait par la diffusion aux non-initiés des références propres aux fans hors de leur communauté, et elles deviennent ainsi des indications touristiques. Ce processus correspond à une volonté de la part des instances japonaises concernées de mettre en valeur ce territoire de la pop culture en tant qu’attraction touristique, qui amène alors des visiteurs et donc des ressources. LA POP CULTURE COMME OBJET TOURISTIQUE La prise de conscience du potentiel d’attractivité du manga, de l’animation et de toute autre production susceptible d’être apparentée à cet ensemble est marquée par l’intérêt porté à l’article de Douglas MacGray « Japan’s Gross National Cool » à propos du « soft power 6 » et du « cool Japan » (MacGray 2002). L’auteur y faisait le rapprochement entre le « soft power » et le succès d’icônes comme les Pokémons ou Hello Kitty, pour établir le constat d’une image internationale renouvelée du Japon comme pays « cool » et attractif. Les productions pop jouent un rôle important dans cette démonstration et c’est dans cette logique qu’elles ont depuis été mises en avant, en tant qu’éléments culturels représentatifs d’un Japon plébiscité mondialement. Ceci s’inscrit dans une entreprise générale de légitimation (du manga notamment) et de promotion de la pop culture, en en donnant une image résolument positive (c’est-à-dire en jugulant les aspects problématiques). Dans le cadre du tourisme, l’argument du « cool Japan » est venu servir la campagne de promotion 6 Que le politologue J. Nye a présenté tout d’abord comme « un compor tement de puissance indirecte ou de cooptation » (Nye 1992 : 28) et qu’il a redéfini ensuite comme « la capacité à obtenir ce que l’on veut par la persuasion plutôt que par la coercition ou les aides financières » (2004 : 256, traduction personnelle). Le soft power s’apparente aujourd’hui à la capacité de susciter l’adhésion et de rayonner sur le plan international. Jap Plur 9 reprisDef.indd 201 19/12/13 22:12 202 Clothilde Sabre « Yôkoso Japan ! » avec des informations proposées par le Japan National Tourism Office sur ses sites Internet et dans ses bureaux. On trouve ainsi sur les sites français et anglophones des renseignements directement liés à cet univers et destinés à l’expliquer et à en faciliter la découverte sur place, comme par exemple la rubrique « Animes et mangas » (section « Arts et culture » du site français 7), ou encore l’« Otaku Tour » proposé par le site nord-américain (dans la section « Japan in depth »), avec lequel le visiteur est invité à « s’immerger dans les animes et mangas japonais 8 ». De manière plus générale, l’expression « cool Japan » est employée comme un label, avec des vidéos promotionnelles diffusées sur Internet 9 qui mettent en scène des éléments liés à la pop culture, à la vie quotidienne et aux nouvelles technologies ; un site Internet en anglais (www.cooljapan.org), affilié au JNTO, qui délivre des informations variées sur le pays ; et même une émission télévisée « Cool Japan », sur la chaîne satellitaire NHK World, où de jeunes étrangers relatent leurs expériences nipponnes autour d’un thème défini. Tout ceci témoigne de plus ou moins de cohérence et de pertinence dans le message délivré, des contenus variés sont associés pêle-mêle avec pour fil conducteur le thème du divertissement et de la modernité. Aucune définition claire de ce qu’est le « cool Japan » n’est proposée. Les contenus liés aux industries culturelles ne sont d’ailleurs pas les seuls mis en avant. On peut ajouter la robotique, les nouvelles technologies mais également certaines fêtes populaires, des festivals, de la nourriture, etc. Ce qui ressort de ces diverses facettes s’apparente à une volonté de proposer une image typifiée d’amusement et de particularité, un aspect « pittoresque » propre à plaire et à attirer. De son côté, le manga a fait son apparition dans les musées avec des institutions privées dédiées à un auteur, ainsi que le département manga du musée de la ville de Kawasaki (Kawasaki Shimin Museum, ouvert en 1988). C’est en 2006 que le musée international du Manga de Kyôto (Kyôto Kokusai Manga Museum) est ouvert, sur la proposition des chercheurs affiliés à l’université Seika à Kyôto où avait été créé un centre de recherche sur le manga en 2003 dont le musée est un prolongement. Outre des fonds d’archives et des ouvrages en libre accès, 7http://www.tourisme-japon.fr/decouverte/culture-traditions/animemanga.html, page consultée le 13/07/2009. 8http://www.jnto.go.jp/eng/indepth/featuredarticles/animation/index. html, page consultée le 13/07/2009. 9Clip « cool Japan », affilié au programme Yôkoso Japan !, http://www. youtube.com/watch?v=ugeVfgS3RZM, page consultée le 13/07/2009. Jap Plur 9 reprisDef.indd 202 19/12/13 22:12 La pop culture japonaise entre regard occidental et symbole national203 le musée accueille des expositions temporaires et permanentes autour du manga, notamment sur l’histoire de cet art, en l’inscrivant dans la tradition picturale japonaise, depuis les rouleaux peints jusqu’aux estampes de Hokusai. Le manga est ainsi considéré comme une création japonaise participant à l’histoire nationale des arts graphiques. C’est d’ailleurs de cette manière que les visiteurs occidentaux abordent le musée du Manga de Kyôto, ce qui n’est pas sans créer un certain décalage avec la réalité, comme j’ai pu le constater lors d’une enquête par questionnaire menée au cours de l’été 2009. En effet, celui-ci reste avant tout une bibliothèque où les habitants de Kyôto viennent lire des mangas. Les expositions n’occupent qu’une partie du bâtiment et toutes les informations ne sont pas traduites en anglais 10. Beaucoup de touristes expriment alors leur déception, car le musée, répertorié et vanté par les guides de voyage, leur apparaissait comme un lieu leur permettant d’enrichir leur approche du Japon, dans l’idée que le manga est une facette de la culture japonaise comme une autre (c’est-à-dire aussi digne d’intérêt) et que pour compléter leur voyage, il leur fallait également aborder cet objet. Leur parcours s’écarte en réalité du « pèlerinage médiatique » dans la mesure où ces visiteurs-là ne sont pas des fans venant actualiser des connaissances qu’ils possèdent déjà, mais des voyageurs poussés par un autre imaginaire, d’autres intérêts, qui en viennent cependant à considérer le manga et la pop culture comme des aspects propres au Japon et dont la connaissance/découverte est nécessaire à la compréhension de la culture nationale. Il est possible ici faire le parallèle avec un autre « site » de la pop culture, le quartier d’Akihabara, où des visites guidées sont proposées depuis environ 5 ans. Ce quartier, auparavant connu pour ces magasins d’électronique, est devenu dans les années 1990 un territoire fréquenté par les otaku 11, avec des boutiques spécialisées et des lieux spécifiques comme les maid café 12. Ceci est resté relativement confidentiel jusqu’au succès populaire 10Des aménagements ont été réalisés depuis cette enquête, avec notamment la mise en place d’une exposition permanente expliquant ce qu’est le manga et sa place dans la société japonaise. 11Les otaku sont, de manière générale, des fans très investis dans leur passion. Cette appellation, apparue à la fin des années 1970 dans le milieu des passionnés de manga et de séries animées de science-fiction, a longtemps été associée à la figure du fanatique socialement isolé et potentiellement dangereux. Si le terme est un peu moins péjoratif aujourd’hui, il continue de désigner des fans excessifs (voir Barral 1999, Azuma 2008). 12Café où les serveuses portent un costume de maid, c’est-à-dire de soubrette victorienne. Jap Plur 9 reprisDef.indd 203 19/12/13 22:12 204 Clothilde Sabre du livre Densha otoko 13 qui mettait en scène ce quartier et ses habitués. Le grand public y a vu alors une curiosité touristique et les premiers circuits se sont mis en place 14. L’offre s’est ensuite progressivement tournée vers les Occidentaux, avec quelques aménagements : visites en anglais ou arrêts dans des magasins Duty Free. Il existe trois visites à ma connaissance : l’une, gratuite, est proposée par les commerçants du quartier. La seconde, en japonais, est guidée par une maid. La troisième est organisée par Patrick Galbraith, doctorant à l’université de Tôkyô. Fait marquant et à mon grand étonnement, j’ai, au cours de ces visites, rencontré autant de « curieux » que de fans. Les personnes participant à ces circuits peuvent être des passionnés mais également avoir les mêmes motivations que celles qui vont pousser des touristes venus à Kyôto pour ses sites traditionnels à visiter le musée du manga : enrichir ses connaissances sur le Japon, découvrir un aspect inhabituel pour eux mais leur paraissant important et légitime. C’est dans cette perspective qu’il me semble que la pop culture nipponne se construit comme un objet touristique et comme un symbole national, par l’interaction entre le regard porté par les fans occidentaux qui mettent en avant des contenus et un univers qu’ils comprennent comme spécifiquement japonais, et les efforts faits par les acteurs locaux concernés pour promouvoir ces objets, afin de bénéficier des retombées économiques et politiques. Intérêts et objectifs divers s’entrecroisent donc en réponse à un mouvement amorcé de l’extérieur, et dont les conséquences sont observables dans la manière dont cette pop culture fait à présent partie de l’éventail des éléments composant « la culture japonaise » pour les visiteurs étrangers. BIBLIOGRAPHIE Le petit monde de la japanim’ et des mangas. Animeland, hors-série n o 5, Paris, Juin 2003. A zuma, Hiroki. Génération otaku : Les enfants de la postmodernité. 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 205 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 206 19/12/13 22:12 NOUVELLES DYNAMIQUES URBAINES DANS LES GRANDES MÉTROPOLES JAPONAISES Jap Plur 9 reprisDef.indd 207 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 208 19/12/13 22:12 RAPHAËL LANGUILLON Université Lumière – Lyon 2 COMPACITÉ URBAINE ET DURABILITÉ À TÔKYÔ LE RÔLE DE COHÉSION DES GRANDS PROJETS URBAINS ET DE L’ÉVÉNEMENTIEL À TRAVERS LE PROJET DE CANDIDATURE AUX JEUX OLYMPIQUES DE TÔKYÔ 2016 TÔKYÔ 2016, DE L’INTÉRÊT GÉOGRAPHIQUE DU NONÉVÉNEMENT En 1964, s’ouvraient à Tôkyô les premiers Jeux olympiques du Japon et de l’Asie, symboles du miracle japonais (Johnson 1982 : 393) et de la consécration du Japon en tant que puissance industrielle. Près d’un demi-siècle plus tard, Tôkyô, capitale d’un Japon vieillissant et stagnant au sortir de la décennie perdue (Bourdier & Pelletier 2000 : 310) des années 1990, présente une nouvelle fois sa candidature pour l’obtention des Jeux en 2016, dans la lignée des Jeux de Pékin de 2008. Malheureusement pour Tôkyô, les Jeux lui échappent, laissant en suspens les plans de développement urbain mis en place lors de la phase préparatoire de la candidature (TMG 2006). Analyser un projet de développement urbain qui a avorté peut sembler inutile. Pourtant, travailler sur un projet annulé, et a fortiori sur un projet de candidature olympique, présente une série d’intérêts. La spécificité du projet de candidature olympique tient au fait qu’il s’inscrit dans le cadre d’une compétition mondiale entre grandes métropoles. Pour les Jeux de 2016, la compétition faisait s’affronter Rio de Janeiro, la lauréate des Jeux, Chicago, Tôkyô et Madrid. La candidature aux Jeux olympiques relève d’une sorte d’exercice de marketing urbain, pour lequel les métropoles doivent satisfaire à deux défis majeurs presque contradictoires. D’un côté, les métropoles candidates doivent acquérir un langage urbanistique commun, sur un modèle urbain convergent que partagent les grandes métropoles mondiales. Il s’agit d’un processus de mutation urbaine homogénéisateur (Sassen 1991). D’un autre côté, Jap Plur 9 reprisDef.indd 209 19/12/13 22:12 210 Raphaël Languillon l’affirmation d’une typicité urbaine qui rende compte d’une créativité et d’une force de proposition sources d’attractivité et de compétitivité (Gravari-Barbas 2000 : 1202) est indispensable pour remporter la décision du Comité olympique. Il s’agit ici d’un processus de résistance à l’homogénéisation, avec la recherche d’une divergence au sein même de la grande convergence des modèles et des structures urbaines des villes globales. Ainsi, les projets de candidature aux Jeux olympiques s’inscrivent dans le cadre d’une compétition urbaine qui met en lumière à la fois les processus convergents et les identités divergentes qui fondent la compétitivité et l’attractivité des villes créatives insérées dans la globalisation, et plus largement encore, la mondialisation (Landry 2008 : 299). L’enjeu avec le projet de Tôkyô 2016 est d’analyser la stratégie urbaine de Tôkyô dans un contexte ouvertement déclaré de compétition urbaine internationale pour en dégager deux éléments : les conceptions des acteurs de la création urbaine à Tôkyô sur la place de la métropole dans la globalisation et la compétition avec les autres villes globales (aspect extérieur) ; les projets urbains vitrines qui impulsent le redéploiement de la métropole, traduisant ainsi la vision stratégique du développement urbain à moyen terme (aspect interne). L’objectif général est donc de voir à travers la stratégie pour gagner les Jeux olympiques que Tôkyô met en place dans le projet Tôkyô 2016 la nouvelle stratégie de Tôkyô pour « gagner » dans la mondialisation. Cette stratégie s’appuyant sur le développement durable (TMG 2006 et 2007), il s’agit donc d’analyser l’usage stratégique de la durabilité urbaine dans le projet, et mettre en lumière la conversion de sa structure urbaine (micro-structure et macrostructure) qui en découle. COMPACITÉ URBAINE ET DURABILITÉ AU CŒUR DU PROJET DE Tôkyô 2016 Le projet propose de dédoubler le cœur de ville de Tôkyô, et organise l’aménagement des Jeux en 5 clusters olympiques regroupant les infrastructures sportives et logistiques. La compacité se retrouve ainsi à deux niveaux : à l’échelle macro-urbaine avec le cœur dédoublé ; à l’échelle micro-urbaine, avec les clusters olympiques (document 1). Jap Plur 9 reprisDef.indd 210 19/12/13 22:12 Compacité urbaine et durabilité à Tôkyô211 Document 1 : Organisation générale du projet urbain de Tôkyô 2016. Source : dossier de candidature olympique de Tôkyô, Tôkyô Metropolitan Government, 2007. Tôkyô 2016 se veut en effet le projet olympique le plus c ompact du monde. Plus de 95 % des installations sportives et des services se concentrent dans un rayon de 4 km autour du stade olympique. Ce nouveau stade olympique devait être localisé sur le terre-plein Harumi, dans l’arrondissement de Chûô, à proximité du Rinkai Fukutoshin situé à Odaiba. Ce stade se trouvait à la jonction des deux zones que distinguent les concepteurs du projet : la zone Héritage et la zone de la baie de Tôkyô. La zone Héritage regroupe les espaces dynamisés et aménagés lors des Jeux olympiques de 1964, qui correspondaient à la période de haute croissance qui a vu l’expansion de Tôkyô vers l’ouest, en particulier autour de Yoyogi, avec les quartiers de Shibuya et de Shinjuku. La zone de la baie de Tôkyô regroupe le front de mer, qui forme un Rinkai Fukutoshin élargi que se proposent d’investir, de développer, de dynamiser et surtout d’urbaniser les Jeux de 2016. On a donc ainsi un glissement dans le front d’urbanisation de l’ouest, terrestre, vers l’est, maritime. Ce glissement correspond à un retournement dans les plans d’urbanisation et de développement de Tôkyô (TMG 2007), que reprend et accroît le projet de Tokyo 2016, sans en être l’initiateur. Ce dédoublement correspond à deux périodes dans la fabrication du cœur de la ville : le xxe siècle pour l’ouest, le xxie siècle pour l’est. Répartis entre ces deux ensembles, les 5 clusters sont emblématiques de la compacité et de la continuité urbaine entre les deux Jap Plur 9 reprisDef.indd 211 19/12/13 22:12 212 Raphaël Languillon siècles promues dans le projet. Le cluster central du projet est le cluster Musubi, qui correspond à un Rinkai Fukutoshin agrandi. Il se trouve à la jonction entre la zone Héritage et la zone de la baie de Tôkyô. C’est ce cluster qui accueille le stade principal avec la vasque olympique autour duquel se structure le projet. Ce cluster accueille aussi l’hôtel des médias, le centre principal de presse, six sites de compétition et le village olympique. Le village olympique devait être construit sur un terre-plein de la baie de Tôkyô, à Ariake-Kita. Il participe du mouvement de conversion des terre-pleins de Tôkyô en espace vitrine de la durabilité, en continuité avec la réorientation du projet de développement d’Odaiba et du Rinkai Fukutoshin (Saito 2003 : 283-308 ; Scoccimarro 2007 : 271). Ainsi, la ville durable à Tôkyô, comme le montre le projet de Tôkyô 2016, est une thématique qui ne concerne pas toute la métropole, mais se déploie dans des espaces ciblés privilégiés. Dans le village olympique, la compacité se retrouve à deux niveaux. Au niveau de l’agglomération, la situation centrale du village olympique rend accessibles à 70 % des athlètes les sites de compétition en moins de 10 minutes de transport. Au niveau du quartier lui-même, la compacité du bâti rend accessibles à moins de 500 mètres tous les logements et les services depuis l’entrée principale. Par ailleurs, chaque bâtiment respecte les standards de l’architecture passive, grâce à la prise en compte du microclimat du terre-plein, à des économies d’énergie et à la végétalisation des toits et des murs extérieurs. L’ambition du projet est ainsi de faire du village olympique un modèle de durabilité. QUELLE DURABILITÉ DANS LE PROJET DE Tôkyô 2016 ? La valorisation de la compacité qui utilise préférentiellement les terre-pleins relève en réalité d’un effet d’aubaine, ou d’une opportunité : les déchets urbains, issus principalement de la destruction du bâti et du dragage des cours d’eau. Ces déchets alimentent la construction de terre-pleins dans la baie, qui ne sont donc pas aménagés en raison d’un manque de place (Bourdier 1994 : 479-494). Or, ces terre-pleins appartiennent à la municipalité de Tôkyô. Cette compacité urbaine, en utilisant les terre-pleins appartenant à la municipalité, permet en fait des économies concernant le coût des opérations foncières pour le développement des Jeux et plus globalement le développement urbain de Tôkyô. Toujours lié à une politique de moindre coût, le projet couple à la durabilité urbaine la notion très occidentale de patrimoine. Jap Plur 9 reprisDef.indd 212 19/12/13 22:12 Compacité urbaine et durabilité à Tôkyô213 Un grand nombre d’équipements et d’infrastructures du projet est ainsi non pas créé, mais réhabilité à partir d’infrastructures plus anciennes, datant des Jeux de 1964. Ce couplage durabilité- patrimonialisation introduit une nouvelle conception dans la culture japonaise de l’espace bâti. En effet, dans la tradition urbaine japonaise, la ville est plus fondée sur le flux et sur l’impermanence que sur le stock (Berque 1993). Si le paradigme de la ville de la matière et du stock patrimonial par excellence est Paris, Tôkyô est le paradigme de la ville de la forme et du flux où les objets urbains sont impermanents (Ashihara 1986). La notion de la durabilité appliquée à Tôkyô et explicitée dans le projet de candidature aux Jeux olympiques de 2016 révèle un alignement nouveau sur les standards européens de la durabilité, traduisant plus profondément une appropriation progressive du paradigme de la ville stock, patrimoniale, touristique et figée dans le temps qui caractérise la ville européenne. Cette volonté de patrimonialisation est déjà présente dans les plans récents du Tokyo Metropolitan Government (TMG). Ainsi, le Urban Development in Tokyo de 2007 préconise de sélectionner des bâtiments architecturaux historiques (Historic Architectural Structures) vieux de plus de 50 ans pour être classés « trésors culturels » (cultural treasures) ou encore « architecture historique spécialement importante pour le paysage » (historical architectures especially important for the landscape). Une trentaine de bâtiments ont été sélectionnés en 2006. L’objectif s’inscrit dans la promotion du tourisme à l’occidentale. Outre la compacité et la patrimonialisation, le projet Tôkyô 2016 fonde la durabilité urbaine sur l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). C’est le cas par exemple avec le développement des Systèmes de Transports Intelligents, qui participent de la ville intelligente en tant que corollaire de la ville durable. Néanmoins, cette politique urbaine de la durabilité n’est pas fondamentalement écologique. Il est à noter par exemple que le développement des immeubles intelligents (computer buildings), qui participent de la ville intelligente (Moriset 2003 : 375-388) et de la durabilité urbaine à Tôkyô, conduit à augmenter les émissions de CO2, puisque les immeubles intelligents consomment plus de deux fois plus d’énergie que les bâtiments classiques. On voit ici que l’objectif de la ville durable n’est pas intrinsèquement la baisse de la consommation d’énergie ou des émissions de polluants, mais bien une politique d’image, de compétitivité et d’attractivité qui conduit à des discours et des pratiques contradictoires. Jap Plur 9 reprisDef.indd 213 19/12/13 22:12 214 Raphaël Languillon Tôkyô 2016 ET LE TOURNANT DURABLE DES POLITIQUES URBAINES DU GOUVERNEMENT MÉTROPOLITAIN : CONTINUITÉ ET EFFET SIGNAL Le projet de Tôkyô 2016 affiche la volonté de faire de Tôkyô une métropole exemplaire de la durabilité. Dans ce contexte, les espaces du front de mer constituent des espaces pilotes privilégiés dans la mise en œuvre de la durabilité urbaine nouvelle que Tôkyô érige en vitrine. Si le projet de Tôkyô 2016 constitue une tribune pour la durabilité urbaine de Tôkyô, cette durabilité est issue d’une politique antérieure à la candidature olympique, comme l’atteste la récente réorientation de deux programmes phares : le projet Manhattan et le développement du Rinkai Fukutoshin. Le projet Manhattan date de 1988. Produit par l’immobilière Mitsubishi Jisho, il prévoyait de construire une soixantaine de gratte-ciel de quarante étages minimum dans le CBD de Tôkyô, autour de la gare centrale, dans le quartier Marunouchi. Une première étape avait été franchie en 2001 lorsqu’un plan du TMG prévoyait d’accroître la mixité des fonctions et les aménités dans ce projet pour créer un environnement urbain plus attractif en comparaison des CBD des autres métropoles asiatiques. Dans cette nouvelle perspective, le projet Manhattan a changé le nom du CBD (central business district) en ASC (amenity business core) et s’est vu rebaptisé ABLE city (pour Amenity, Business, Life and Environment). Cette nouvelle dénomination montre à quel point sont ici couplés les aménités urbaines, l’environnement et la compétitivité urbaine, dans le but de redéployer la puissance de Tôkyô en tant que ville globale sur une base durable, dans un contexte de compétition urbaine asiatique. Dans le même ordre d’idées, le TMG a publié en 2001 une nouvelle stratégie pour le Rinkai Fukutoshin. A l’origine, dans les plans des années 1980, le Rinkai Fukutoshin devait devenir le téléport de Tôkyô et l’une des vitrines de la ville globale. Devant le succès mitigé de l’opération (Okabe 1995 : 208), le TMG a réorienté sa stratégie et a assigné deux nouvelles fonctions au quartier : 1/ contribuer à améliorer le statut de Tôkyô dans l’économie globale en devenant une zone franche ( free zone) ; 2/ créer un environnement attractif en mettant en valeur son paysage naturel et en développant ses aménités, devenant une vitrine de la politique environnementale et du développement des aménités à Tôkyô (Saito 2003 : 283-308 ; Scoccimarro 2008 : 271). Dans cette perspective, le projet de Tôkyô 2016 ne fait que s’insérer dans une politique plus ancienne concernant le traitement durable de l’extension contemporaine de la ville sur la baie. Jap Plur 9 reprisDef.indd 214 19/12/13 22:12 Compacité urbaine et durabilité à Tôkyô215 Document 2 : Zones prioritaires dans le développement des aménités et de la soutenabilité urbaine. Ces zones correspondent aux sous-centres de la ville globale des années 1980. Source : TMG 2002. Le projet Tôkyô 2016 n’invente pas de toutes pièces une politique urbaine de la durabilité. Il se fait au contraire la tribune d’une politique plus ancienne, entamée au tournant des années 2000. Celle-ci a substitué le marketing de la ville globale, tombé en désuétude suite à sa sur-mobilisation dans les années 1990 (Machimura 1992, 1994 et 1998 ; Saito & Thornley 2003 : 665685) par celui de la ville durable. La durabilité affecte ainsi les espaces de la ville globale, par le biais d’un recyclage du marketing urbain et des fonctions allouées à ces espaces. Avec cette correspondance entre quartiers de l’ancienne ville globale et quartiers de la ville durable, on voit que Tôkyô recycle et recontextualise les éléments de son tissu et de sa structure urbaine sous les espèces de la durabilité urbaine. La durabilité entre dans une perspective globale de compétitivité et d’attractivité, en proposant une rupture radicale avec l’urbanisme global « traditionnel » que suivent les autres métropoles asiatiques. En reprenant les centres économiques de la ville globale (document 2), la ville durable fait ainsi correspondre puissance économique et orientation écologique dans la perspective d’un soft power attractif et compétitif (Yahagi 2002 : 135-154) : la durabilité urbaine comme nouveau modèle urbain. Jap Plur 9 reprisDef.indd 215 19/12/13 22:12 216 Raphaël Languillon AU-DELÀ DE L’ÉCHEC DE Tôkyô 2016… L’échec de la candidature de Tôkyô aux Jeux olympiques de 2016 permet de dégager plusieurs éléments quant à la politique de développement durable à l’échelle de la métropole comme à l’échelle globale. La candidature aux Jeux olympiques de Tôkyô 2016 était principalement le fait du gouverneur, Ishihara Shintarô, qui s’est fortement engagé, autant dans le projet olympique que dans la politique de la durabilité. Ce projet olympique tout comme la politique de développement durable à Tôkyô sont des éléments phares de la politique du gouverneur. L’absence de soutien de la population japonaise à la candidature est un échec politique important pour le gouverneur. De nombreux habitants voyaient d’ailleurs dans ce projet un coup d’éclat personnel d’Ishihara. Le refus du projet est aussi un échec cuisant pour les politiques de développement durable, à plusieurs échelles. Au niveau métropolitain, c’est l’échec d’une certaine pratique urbaine. En effet, le label de la ville durable utilisé dans les années 19902000 avait succédé au label de la ville globale utilisé dans les années 1980-1990 (Machimura 1998 : 183-194). Ces deux labels avaient d’abord pour objectif de faire accepter aux populations locales des opérations d’urbanisme ou des projets immobiliers présentés sous les espèces d’un enjeu bien supérieur au simple enjeu local. On peut voir ici le rejet par la société civile de toute opération de grande envergure sur-mobilisant un marketing urbain jugé de façade. A l’échelle globale, la préférence pour la candidature de Rio de Janeiro par rapport à la candidature verte de Tôkyô fait état d’une part d’un basculement du monde vers les pays émergents, d’autre part d’une primauté toujours effective de l’économique sur l’environnemental. Il est à noter par ailleurs que le sens des Jeux pour Rio et pour Tôkyô n’était pas le même. Pour Rio, comme pour Pékin, les Jeux couronnent une dynamique économique ascensionnelle. Pour Tôkyô, les Jeux devaient servir de déclic à un rebond économique duquel devait procéder le regain d’un dynamisme économique atone. La position de Tôkyô au sein du réseau concurrentiel des villes globales est délicate. Elle est prise en tenaille entre les métropoles occidentales et les métropoles émergentes. Les métropoles européennes, telles Londres, ont su développer très tôt une véritable politique urbaine durable, qui, comme le montre la réussite de la candidature de Londres sur Paris, New York et Moscou, fonctionne mieux qu’à Tôkyô. Le sens des Jeux pour Londres n’est pas un stimu- Jap Plur 9 reprisDef.indd 216 19/12/13 22:12 Compacité urbaine et durabilité à Tôkyô217 lus pour redynamiser la métropole, mais bien la reconnaissance d’une renaissance urbaine suite à un regain vivace. Les villes européennes bénéficient en ce sens du pouvoir de l’initiative de la durabilité. Tôkyô n’innove pas en la matière, mais imite, et donc perd en compétitivité du fait de son retard. Les métropoles émergentes, quant à elles, bénéficient d’un fort dynamisme économique qui contraste avec la stagnation de Tôkyô, qui se qualifie elle-même de ville mature. Ce qui fait défaut à la politique urbaine de Tôkyô, c’est, audelà d’une meilleure maîtrise du langage émergent de la durabilité en tant que grammaire commune aux grandes métropoles du monde, une adaptation de ce langage aux spécificités japonaises. Cette adaptation, ou plutôt cette appropriation, de la durabilité par Tôkyô, serait le signe d’une créativité qui a fait défaut au projet. Sans doute cette créativité de la durabilité urbaine à Tôkyô estelle à chercher du côté d’un couplage entre développement durable et nouvelles technologies, domaine dans lequel le Japon excelle mène des opérations urbaines pilotes. BIBLIOGRAPHIE Ashihara, Yoshinobu. Kakureta chitsujo. Nijûisseiki no toshi e mukatte, Tôkyô, Chûô kôron-sha, 1986. Traduction française par Shimizu Masako : L’ordre caché. Tôkyô, la ville du xxie siècle ? 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 218 19/12/13 22:12 SOPHIE BUHNIK UMR 8504 Géographie-cités, équipe CRIA Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne SHURINKINGU NIPPON. UN REGARD GLOBALISÉ SUR LE DÉCLIN URBAIN AU JAPON INTRODUCTION Dans Shurinkingu Nippon (Ôno 2008), l’équipe d’architectes et urbanistes réunie par Ôno Hidetoshi propose ses stratégies pour adapter les villes du Japon à la diminution prévue de leur population. Employant la transcription en katakana de l’anglais shrinking – signifiant « réduction » ou « rétrécissement » – pour décrire les relations entre décroissance démographique et déclin des villes japonaises 1, l’ouvrage s’inscrit explicitement dans le champ international de la recherche sur les shrinking cities (les « villes en décroissance », ou « villes rétrécissantes », ou encore, dans une acception plus large, le « déclin urbain »). L’expression désigne des villes qui, à la suite de mutations structurelles affectant leur économie locale, expérimentent durablement des processus de décroissance multidimensionnels : perte d’entreprises et d’emplois, d’habitants, de revenus fiscaux… (Cunningham-Sabot & Fol 2010 ; Baron et al. 2010). Ces dynamiques régressives cumulées entraînent une chute des recettes perçues par les municipalités. L’étranglement des finances locales se conjugue au maintien de dépenses liées à la gestion d’infrastructures conçues au temps de la croissance. La décision de renoncer à l’entretien d’infrastructures faute de revenus aboutit souvent à l’émergence de friches urbaines contribuant à la dégradation de l’environnement urbain. 1Décroissance démographique dont les principaux traits sont les suivants : le Japon est le premier pays dont la population totale diminue depuis 2008, les taux annuels de natalité inférieurs aux taux annuels de mortalité n’étant pas compensés par des soldes migratoires internationaux positifs. Les projections fondées sur la continuation de cette tendance prévoient une perte de plusieurs millions d’habitants à l’horizon 2030 et l’élévation de la part des plus de 65 ans à plus de 30 % de la population totale (Statistical Research and Training Institute 2013 : chapitre 2). Jap Plur 9 reprisDef.indd 219 19/12/13 22:12 220 Sophie Buhnik Le contexte de décroissance démographique d’envergure nationale que traverse le Japon met en cause les paradigmes développementalistes qui sous-tendaient les méthodes et les politiques d’urbanisme depuis l’après-guerre (Aveline 2010). C’est pourquoi le devenir des villes japonaises intéresse des réseaux internationaux consacrés à l’étude du déclin urbain, car il illustrerait l’internationalisation d’un phénomène ancien, le déclin des villes, mais en reconfiguration avec la progression du vieillissement démographique des pays industrialisés d’une part, et une globalisation économique qui exclut de ses logiques d’agglomération les territoires urbains insuffisamment « compétitifs » d’autre part (MartinezFernandez et al. 2012). L’apparition du terme toshi no shukushô (« la réduction de la ville ») pour traduire shrinking cities dans le langage des urbanistes japonais donne l’impression que les villes japonaises ont été plus longtemps à l’abri des crises de désindustrialisation que leurs homologues occidentales, et que le déclin du Japon urbain serait avant tout lié à sa démographie. Sans vouloir atténuer ici le rôle fondamental de la baisse de la population, nous posons que l’importation d’une terminologie anglophone dénote un changement non seulement dans l’articulation des causes qui ont fait décroître de nombreuses villes dès la période de Haute Croissance (19551975), mais encore dans la perception de leurs effets : de revers acceptable d’un essor concentré sur la côte Pacifique, les villes japonaises en déclin représentent désormais la manifestation spatiale de disparités sociales qui ont grandi avec la Décennie perdue (1991-2002) et révélé la vulnérabilité du Japon. L’étude du déclin urbain au Japon se déploie aujourd’hui selon une variété d’approches disciplinaires qui dialoguent encore peu entre elles. L’éclairage que nous souhaitons apporter repose d’abord sur une analyse des cadres théoriques antérieurs qui soutiennent ce champ de recherche émergent. Dans un second temps, nous illustrerons la reconfiguration des causes et des effets du déclin urbain au Japon en nous appuyant sur la cartographie de l’évolution démographique de l’aire métropolitaine d’Ôsaka. L’INTERNATIONALISATION DES DISCOURS SUR LES VILLES JAPONAISES EN DÉCROISSANCE. UN PHÉNOMÈNE EN RECONFIGURATION Le déclin urbain est un phénomène aussi ancien que les villes. Son observation a toutefois pris un tournant avec la seconde révo- Jap Plur 9 reprisDef.indd 220 19/12/13 22:12 Shurinkingu Nippon. Un regard globalisé sur le déclin urbain221 lution industrielle. Dès les années 1920, l’Ecole de Chicago considère le développement puis la décroissance des villes comme des cycles (Cunningham-Sabot & Fol 2010). Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’importance de la régression de centres urbains dans des régions d’industrie lourde en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest est de plus en plus interrogée, selon des interprétations soit linéaires (les villes seraient condamnées à décliner), soit cycliques : l’évolution d’une agglomération urbaine serait déterminée par le cycle des industries qu’elle accueille, de l’innovation à la diffusion et à la maturité des produits fabriqués sur son territoire, puis à leur obsolescence. Les liens entre paupérisation des centres-villes et progression des banlieues sous l’effet de processus ségrégatifs sont également soulignés (Beauregard 2003). Jusqu’aux années 1980, les modèles décrivant les processus de déclin sont conçus à partir de cas de villes fordistes. Dans les années 1990, des auteurs européens constatent la multiplication des cas de déclin, qui concernent jusqu’à un quart des villes de plus de 100 000 habitants dans le monde (Mykhnenko & Turok 2008). L’hypothèse selon laquelle les villes en rétraction se mondialisent est alors formulée en se fondant sur deux explications transversales (Martinez-Fernandez et al. 2012) : – Les entreprises répondent à la crise par la délocalisation de leurs unités de production et mettent les villes en compétition pour leur accueil. La transformation du capitalisme en un système d’accumulation flexible (Harvey 2001) favorise le développement d’un petit nombre de métropoles cumulant les services de haut niveau et une situation privilégiée dans les réseaux de communication. A l’opposé, les villes ne pouvant faire face à cette compétition régressent. – L’hypothèse de la seconde transition démographique, en tant que facteur concernant l’ensemble des pays industrialisés d’Europe et de l’Asie orientale dont les indices de fécondité sont inférieurs au seuil de remplacement des générations : celle-ci bouleverse la structure des ménages, plus petits et plus instables dans leur mobilité résidentielle. Depuis une quinzaine d’années, le regain d’intérêt pour les travaux théorisant le déclin est sensible aux Etats-Unis et dans la recherche urbaine allemande, où le terme shrinking city (en allemand schrumpfende Städte) tend à remplacer celui d’urban decline. En invoquant un rétrécissement physique, l’adjectif shrinking insiste sur les atouts environnementaux d’un processus qui permet de revenir à des formes urbaines moins étalées. Cette vision de la rétraction urbaine trouve un fort écho dans la recherche académique et les débats publics allemands, Jap Plur 9 reprisDef.indd 221 19/12/13 22:12 222 Sophie Buhnik où l’intensité du déclin démographique de l’Allemagne de l’Est incite les experts à concevoir de nouveaux paradigmes urbains (Florentin, Fol & Roth 2009). Du fait des similarités dans les évolutions démographiques des deux pays, c’est souvent à partir de réseaux impliquant des urbanistes allemands que sont nés des projets menés avec des experts japonais. Le premier exemple est donné par le Shrinking Cities Group réuni autour de l’architecte Philip Oswalt. Son Shrinking Cities Complete Works: Japan (Oswalt 2008) rassemble des travaux dans une présentation bilingue anglais-japonais qui traduit shrinking cities par « toshi no shukushô ». Le projet partenaire dirigé par Ôno Hidetoshi utilise cette traduction, ainsi qu’une transcription en katakana. Les spécialistes d’une approche juridique de la planification (Yoshida 2010), ou intéressés par la mobilisation des communautés locales (Yahagi 2009), emploient également « toshi no shukushô ». Un second exemple vient du Shrinking Cities International Research Network, fondé en 2004 à Berkeley : celui-ci construit notamment une typologie des villes en déclin à partir de laquelle il compare la trajectoire de villes de même type, comme les villes minières, en incluant des cas japonais (Martinez-Fernandez et al. 2012). Shrinking cities n’est pas la seule expression d’origine étrangère que se sont appropriés les chercheurs travaillant sur les villes japonaises en décroissance : en atteste l’adaptation au contexte japonais du concept anglo-saxon de food desert (« fûdo dizâto », Iwama 2011). Le « désert en services de proximité » est une étendue mesurable où la population résidente peine à surmonter une distance croissante entre son lieu de vie et les lieux pourvus en offre d’achat de produits alimentaires et en services du quotidien. L’emprunt d’une telle notion appliquée aux villes occidentales serait justifié par les effets de la motorisation des ménages japonais sur la dévitalisation des rues commerçantes que les personnes âgées aiment fréquenter. Cette mesure du déclin urbain entre en résonance avec les préoccupations des spécialistes d’économie des transports travaillant sur la réduction continue du nombre de passagers des trains de banlieue (Sakanishi 2006). Ces approches ont en partage la référence à des débats d’ampleur internationale, mais elles emploient rarement l’expression toshi no shukushô, d’abord popularisée par des urbanistes. Les analyses disciplinaires croisées de l’avenir des villes japonaises existent cependant, et s’investissent pour le moment dans des discussions ciblées en fonction des besoins des collectivités locales, par exemple sur la gestion des stocks de logements vacants (Takamura 2012). Jap Plur 9 reprisDef.indd 222 19/12/13 22:12 Shurinkingu Nippon. Un regard globalisé sur le déclin urbain223 SPÉCIFICITÉS DE LA RÉTRACTION URBAINE AU JAPON : L’EXEMPLE D’ÔSAKA. Le regard international sur le déclin urbain au Japon continue souvent de l’attribuer unilatéralement à la perspective de sa dépopulation. A rebours d’une vision toute démographique, une mise en perspective historique et géographique montre comment le décroît naturel rencontre des mouvements migratoires de fond et des fragilités économiques plus anciennes. L’ILLUSION D’UNE RÉPARTITION HOMOGÈNE DU DÉCLIN Qu’il y eut transfert linguistique récent ne veut pas dire qu’il n’existât pas un terme vernaculaire pour décrire la déprise urbaine : ainsi suitai toshi, ou « ville en affaiblissement », qui est toujours employé aux côtés de l’expression toshi no shukushô (Yoshida 2010). Or l’histoire des « villes en affaiblissement » est aussi ancienne que les premières marques d’urbanisation de l’archipel et souvent le fruit d’évènements politiques (guerres civiles, déplacements de capitale). C’est avec la restauration de Meiji toutefois qu’apparaissent des formes de déclin « modernes ». En concentrant sur la côte Pacifique de nouveaux centres industriels, les politiques d’industrialisation du Japon ont encouragé un exode rural tel que le gouvernement vote, dès 1970, les premières mesures d’urgence pour le soutien aux régions en dépeuplement. La crise du modèle fordiste durant le dernier quart du xx e siècle ébranle les villes industrielles nées de l’ère Meiji, comme la cité minière de Yubari ou le port de Kita-Kyûshû. Mais ces exemples sont vus alors comme des contrepoints mineurs au miracle économique nippon. Ainsi l’ouvrage publié par Yoshioka Kenji et Sakiyama Kôsaku sur le déclin et le renouveau des métropoles (Yoshioka & Sakiyama 1981) discute avant tout de villes états-uniennes. Les auteurs établissent toutefois un rapport entre les problèmes des villes américaines et les risques qu’une pression foncière galopante fait courir aux villes japonaises en chassant les ménages en périphérie, et se rattachent à une conception cyclique du déclin urbain. Mais avec l’entrée dans la Décennie perdue, concomitante au « choc des 1,57 2 », les villes en décroissance s’expliquent autant comme l’aboutissement d’une distribution déséquilibrée de la population et d’un vieillissement démographique inédit que des impacts de l’éclatement de 2 Soit le choc provoqué par la baisse de l’indice synthétique de fécondité à 1,57 enfant par femme en 1990, le plus bas de l’après-guerre. Jap Plur 9 reprisDef.indd 223 19/12/13 22:12 224 Sophie Buhnik la Bulle et d’un environnement régional marqué par l’essor de villes rivales en Asie orientale. Le glissement du vocabulaire vers toshi no shukushô correspond ainsi à la perception d’une nouvelle articulation de facteurs produisant des shrinking cities au Japon. LA RÉTRACTION URBAINE DANS L’AIRE MÉTROPOLITAINE D’ÔSAKA : CROISSANCE ET DÉCLIN FRAGMENTÉS Si la déprise des périphéries jusqu’à l’effondrement communautaire reste plus grave que celle des régions les plus urbanisées du Japon, l’accélération du vieillissement des citadins soumet les grandes villes à une pression économique et fiscale qui pousse acteurs publics et privés à se concurrencer pour attirer des résidents dont le nombre total diminue. Cette compétition stimule des migrations à l’intérieur de la mégalopole allant de Sendai, au nord-est, à Fukuoka, au sud. Malgré un contexte de déclin démographique national, certaines villes gagnent ainsi des résidents, et en premier lieu Tôkyô. A l’inverse, la situation d’autres métropoles s’est dégradée dans les années 1990, notamment à Ôsaka. Enfin, à l’intérieur même des grandes agglomérations du Japon se dessine une fragmentation entre « points chauds » de la rénovation urbaine, concentrant investissements publics et privés, et « points froids », cumulant les évolutions négatives parce qu’ils ne correspondent plus aux critères de l’attractivité urbaine. Le succès des politiques de renouveau urbain encadrées par l’Agence de la Renaissance Urbaine a joué ici un rôle déterminant (H irayama 2010) : la concentration de « périmètres spéciaux » au cœur des grandes villes, particulièrement à Tôkyô, a assuré le renforcement de leur pouvoir d’attraction. La crainte que le Japon ne cesse de perdre sa compétitivité a d’ailleurs incité l’Etat central à privilégier la position de Tôkyô comme seule ville japonaise au rayonnement véritablement mondial. Par contraste, les résultats des recensements depuis 1990 montrent que la conurbation Ôsaka-Kyôto-Kôbe stagne, voire décline, par rapport aux régions de Tôkyô ou de Nagoya. La municipalité d’Ôsaka elle-même, après un pic démographique atteint en 1965, a perdu continuellement des résidents jusqu’à la fin des années 1990. Depuis les années 2000 cependant, des opérations de rénovation urbaine contribuent au regain démographique de la ville. Les soldes migratoires négatifs constatés ont leurs racines dans un taux de chômage supérieur à la Jap Plur 9 reprisDef.indd 224 19/12/13 22:12 Shurinkingu Nippon. Un regard globalisé sur le déclin urbain225 moyenne nationale 3. Celui-ci a augmenté dans le Kansai après les Accords du Plaza en 1985 : après la revalorisation du yen, la délocalisation d’activités de fabrication vers d’autres pays d’Asie a frappé les entreprises sous-traitantes qui constituaient une part significative du tissu économique du Kansai. La désindustrialisation de cette région a donc démarré avant la Bulle et s’est aggravée après son éclatement. Le Kansai a souffert au demeurant de la délocalisation vers Tôkyô des activités de prestige d’entreprises nées à Ôsaka. L’écart qui se creuse avec Tôkyô reflète une érosion sur le temps long du pouvoir culturel et économique d’Ôsaka au profit de la capitale : alors qu’Ôsaka avait maintenu son statut de capitale des affaires et de grande métropole industrielle malgré le transfert du pouvoir institutionnel vers Tôkyô lors de la restauration meijienne, le régime développeur et centralisé d’après-guerre a nui à l’entrepreneuriat local (K amo 2000). Pour préciser la distribution du déclin démographique dans l’agglomération d’Ôsaka, nous avons cartographié l’évolution de la population de chaque commune (shichôson) d’après les recensements de 2000, 2005 et 2010. Selon la définition des Metropolitan Employment Areas, l’aire métropolitaine d’Ôsaka intègre les villes dont au moins 15 % de la population active se déplace quotidiennement vers les villes d’Ôsaka, Sakai, Kadoma et Moriguchi. Cette aire est ensuite réinsérée dans la conurbation Ôsaka-Kyôto-Kobe. La carte de l’évolution démographique par commune qui en résulte permet de classer les municipalités qui ont enregistré de la croissance en trois catégories : – La ville d’Ôsaka et les communes urbaines de plus de 50 000 habitants situées entre Ôsaka et Kôbe ; – les communes littorales qui ont bénéficié de l’ouverture en 1994 de l’aéroport international du Kansai ; – aux confins des départements d’Ôsaka, Kyôto et Nara, les communes qui ont accueilli les équipements du projet de cité scientifique du Kansai. 3Le taux de chômage de la ville d’Ôsaka est passé de 4 à 12 % entre 1985 et 2005, alors qu’il n’a pas dépassé la barre des 6 % à Tôkyô et Nagoya (Statistical Research and Training Institute 2013). Jap Plur 9 reprisDef.indd 225 19/12/13 22:12 226 Sophie Buhnik Carte 1 : Evolution de la population de la conurbation Ôsaka-Kyôto-Kôbe, 2000-2010. A l’opposé, les municipalités perdant continuellement des habitants sont les banlieues ouvrières à l’est de la ville d’Ôsaka, ainsi que les villes nouvelles dont le parc de logements ne correspond plus aux aspirations résidentielles des ménages actifs. La carte ci-dessus souligne la différenciation des trajectoires suivies par les centres des agglomérations et certains types de banlieues depuis 2000, au rythme d’un reflux périurbain observé par d’autres études des banlieues japonaises (Ducom 2007). La Jap Plur 9 reprisDef.indd 226 19/12/13 22:12 Shurinkingu Nippon. Un regard globalisé sur le déclin urbain227 croissance urbaine, plus restreinte que par le passé, se concentre sur des territoires déjà pourvus de réseaux de transport et de communication denses. CONCLUSION Le déclin d’espaces densément urbanisés n’est pas un phénomène nouveau au Japon : les impératifs des années de la Haute Croissance ont toutefois traité ce problème comme un revers de la montée du niveau de vie des ménages japonais venus s’installer en nombre dans la mégalopole. Les auteurs s’appropriant l’expression de shrinking cities signalent par cet emprunt que les villes japonaises manifestent localement une mondialisation du déclin urbain. Le facteur démographique demeure cependant, dans une perspective comparatiste, le socle des études sur le déclin urbain au Japon, au détriment d’une réflexion sur ses relations avec la montée des inégalités sociales qui l’accompagne. A l’échelle de l’agglomération d’Ôsaka, la cartographie de la décroissance démographique révèle des disparités de développement qui ne se résument pas au vieillissement des résidents. Le déclin touche prioritairement des quartiers résidentiels mal reliés aux centres d’emploi. En se combinant à la restructuration de l’offre commerciale et à un risque de fermeture d’infrastructures assurant la liaison avec le cœur d’Ôsaka, des spirales de déclin peuvent aboutir à la formation de zones dépourvues d’une offre de ressources urbaines, en contradiction avec le foisonnement associé à l’expérience de l’urbanité japonaise. BIBLIOGRAPHIE Aveline , Natacha. « Urban Rescaling and New Patterns of Property Investment in “Post-Bubble” Tokyo: the Shift from Land to Real Estate as a Financial Asset ». Présentation donnée au colloque bilatéral France-Taïwan sur la mondialisation et les nouvelles dynamiques urbaines en Asie, Taipei, Taïwan National University, 10-12 décembre 2010. Baron, Myriam et alii. Villes et régions européennes en décroissance. Paris, Hermès, 2010, 346 p. Beauregard, Robert. Voices of Decline. The Postwar Fate of US Cities. New York, Routledge, 2003, 320 p. 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Ce jeu d’idéogramme a le mérite d’être clair et résume la position critique et cynique de son auteur vis-à-vis de ses concitoyens, vraisemblablement peu gênés par les publicités et autres annonces sonores envahissant pourtant la ville. Nakajima interprète leur silence comme une approbation implicite de ce qu’il nomme des « bruits culturels » (bunka sôon). Il honnit particulièrement la politique d’information sonore des réseaux ferroviaires de Tôkyô avec lesquels il a souvent eu maille à partir. Qu’en est-il de la plupart des voyageurs de JR East (Japan Railways East, chargée du plus grand réseau ferroviaire japonais) apparemment muets sur la question ? L’objectif de la recherche dont cet article rend en partie compte est de faire émerger l’utilisation concrète et quotidienne, par l’individu traversant l’espace public, des éléments sonores qui entrent dans sa composition. Une première étape consiste à donner la parole aux voyageurs. Après avoir décrit la méthodologie des cartes mentales sonores, je ferai une description de la dimension sonore d’un trajet dans JR East tel qu’il s’inscrit dans la mémoire des passagers, en me limitant aux quais d’embarquement. Jap Plur 9 reprisDef.indd 229 19/12/13 22:12 230 Pierre Manea On observe que la systématisation de l’information sonore favorise souvent une écoute « distraite », parfois la perception d’une saturation sonore 1. DES CARTES MENTALES POUR FAIRE ÉMERGER UNE « ÉCOUTE MÉMORISÉE » Comment amener les personnes assez aimables pour participer à ce travail à évoquer leur vécu sonore, à qualifier les sons de leurs trajets quotidiens ? S’exprimer sur les sons du quotidien est un exercice difficile, et il est tentant d’utiliser les champs sémantiques du bruit et de la nuisance. Or, c’est précisément l’écueil à éviter. De fait, pour recueillir un discours qui ne se résume pas à la confrontation entre sons mal-aimés, mais subis, et d’autres, appréciés, mais étouffés par les premiers, la méthode des cartes mentales sonores (CMS) utilisées par Pascal Amphoux dans une enquête sur la qualité sonore des espaces publics de trois villes suisses (A mphoux 1991) est sans équivalents. Elle donne en effet un moyen stimulant de « transgresser la difficulté inhérente à représenter du son », de recueillir « l’image » sonore que mes interlocuteurs se font de leur trajet 2. Vingt personnes (de 10 à 40 ans, à parité homme femme, avec une moyenne d’âge à 30 ans) ont participé à des entretiens allant de 20 min à 2 heures. Chacune d’entre elles doit dessiner durant un temps imparti une carte des ambiances sonores qui séparent son domicile de son lieu de travail ou d’étude, ou l’inverse. Le participant est ainsi sommé de « dessiner ce qui ne se dessine pas », mais, sous cette « injonction paradoxale » (A mphoux 1991 : 27), et si nécessaire avec les encouragements adéquats, trouve un moyen de représenter son vécu sonore. Une certaine perplexité liée à l’impératif dicté par l’exercice laisse peu à peu place à la représentation cartographique en elle-même, motivée par l’envie de réussir à raconter son propre quotidien sonore. Il est ensuite invité à commenter son dessin : l’objectif explicite est d’aider l’enquêteur à le comprendre et à le décrypter, étape importante pour dépasser ses limites de repré1Les remarques citées dans cet article s’appliqueront surtout à des gares de grande envergure. Par manque de place, nous n’indiquerons pas le détail des trajets (horaires, fréquence), pas plus que ceux concernant l’utilisateur (âge, date depuis laquelle il utilise telle ou telle ligne, etc.). 2 Pour une discussion de l’histoire et des limites de cette méthode, voir l’ouvrages de Jaccoud et White indiqué en bibliographie. Jap Plur 9 reprisDef.indd 230 19/12/13 22:12 Ecoute distraite et information sonore automatisée231 sentation graphique, mais surtout parce que de cette discussion – et des décalages entre imprécision du dessin et imperfection des propos sur le sonore – naissent de fructueuses informations. L’objet de la carte change certes d’envergure (on passe de l’étude des qualités sonores d’une ville à celles d’un trajet), mais elle se révèle précieuse pour provoquer la discussion dont elle est le terreau. En comparant quelques-uns des résultats de ces interviews à mes relevés de terrain, il est possible de dresser un premier descriptif de la dimension sonore de ces trajets mémorisés (cette présentation se limitant à la gare dans son ensemble et au quai d’embarquement en particulier). QUELQUES QUALIFICATIFS SONORES DE LA GARE Dans le bâtiment-gare, les sons – certains existaient déjà hors de la gare – prennent la marque des lieux : le bâti rend propice jeux de réverbérations, de masques ou de filtrage sonores. Les sons, modelés par l’architecture, se mélangent dans une situation dite métabolique, renvoyant à un effet sonore, celui de la métabole (Augoyard 1995 : 86). Sur le plan de la matière sonore, cet effet sonore perceptif est caractéristique d’un marché par exemple, où tous les éléments de composition (voix des marchands, des clients, du trafic routier qui côtoie peut-être la place du marché, etc.) sont distincts, mais où tout est brouillé parce que tout se mêle et s’entremêle ; chaque élément émerge puis disparaît à nouveau dans ce flux constamment changeant. « Ça bouge tout le temps, mais en même temps c’est métastable. 3 » Ce métabolisme sonore est souvent représenté dans les CMS par un gribouillis plus ou moins dense. De quoi est-il composé ? Ayako raconte (fig. 1) : Quand j’entre dans la gare, ça devient tout à coup bruyant. [La gare] est bien plus bruyante que le train, mais dans ce bruit, même dans ce bruit, je capte les voix des personnes qui m’entourent. Toshimitsu explique pour sa part (fig. 2) : Il y a de l’écho (eko), de la résonnance (hibiki), et j’ai cette image sonore d’effervescence. 3Citation et exemple du marché tiré d’une interview de Pascal Amphoux, France Culture, émission Planète Terre, 17 décembre 2008. Jap Plur 9 reprisDef.indd 231 19/12/13 22:12 232 Pierre Manea Fig. 1 : Carte d’Ayako (gare d’Ikebukuro en bas à droite). Fig. 2 : Carte de Toshimitsu (au centre : la gare d’Akabane). Jap Plur 9 reprisDef.indd 232 19/12/13 22:12 Ecoute distraite et information sonore automatisée233 On relève ici plusieurs composants de l’ambiance en gare : la foule et ses mouvements ; les individus et leurs voix ; d’autres évoquent évidemment les sons du matériel roulant. Enfin, ces commentaires disent la perception des effets sonores produits par l’enceinte de la gare en elle-même (on parle d’écho, de résonnance). Pour décrire précisément le rapport entretenu avec ces ambiances, il faudrait affiner le travail par d’autres méthodes d’enquêtes, mais on peut déjà observer ce qui suit : certains sont indifférents aux sons, et repoussent mentalement la gare dans un arrière-plan sonore inoffensif, sans particularités phoniques. Ainsi, 5 interviewés (un peu moins de la moitié de ceux qui ont une correspondance dans leur trajet) oublient complètement de faire mention d’une correspondance. La conversation suivante laisse à penser qu’il ne s’agit pas que d’une aberrance de la méthodologie employée : Pierre (enquêteur) à Tomomi : Vous n’avez pas non plus noté votre correspondance à Shinjuku ? Tomomi : Non… Je vois [le trajet] comme un « ensemble » (setto). P. : Comment ça ? Si vous aviez à y réfléchir, vous seriez quand même d’accord pour dire que vous percevez bien une différence entre l’environnement sonore de l’intérieur du train et celui de la gare en elle-même ? T. : Non, pour moi c’est la même chose. Ayako : Dans mon esprit c’est la même chose, mais c’est vrai que dans la réalité… T. : Non, dans la réalité aussi c’est la même chose. Il n’est pas aisé de comprendre ces remarques, mais sans aller jusqu’à confondre deux ambiances sonores pourtant objectivement différentes, elles indiquent, avec d’autres commentaires, qu’une écoute particulière est ici en action, une écoute distraite, « ordinaire », « flottante », comme l’a identifiée et qualifiée Amphoux. L’ÉCOUTE DISTRAITE DE L’HABITUÉ Voici ce qu’affirme Masaaki : [Je connais ce trajet]. Je n’ai plus besoin d’écouter. J’entends [l’information sonore] (jibun de wa kikoeru), mais je n’écoute pas vraiment (anmari kiite inai). Quand les annonces automatiques sont diffusées, pour moi elles signifient qu’il n’y a pas de problème, que tout va bien. Jap Plur 9 reprisDef.indd 233 19/12/13 22:12 234 Pierre Manea Il déclare connaître son trajet, et souligne alors « l’évidence » : le manque d’intérêt des annonces systématiques. Car dans la rame du train comme sur le quai de la gare, il est difficile d’échapper à l’information sonore, automatisée, et invariablement répétée par l’agent de train (shashô). Pourtant, en temps normal, celle-ci ne représente pas d’enjeu pour l’habitué des lieux. Or, en 1988, au moment même où JR East lance un appel d’offres pour rénover son système d’information sonore dans le cadre d’une politique d’automatisation des annonces, la RATP se refuse ne serait-ce qu’à annoncer le nom des stations pour éviter de fatiguer les usagers, mais aussi afin d’éviter toute monotonie. La sociologue Michèle Grosjean, responsable du rapport commandé par l’entreprise française, écrit (1988 : 43) : [Le] préenregistrement et la programmation de la diffusion d’annonces, en standardisant les messages et les voix, pourraient en très peu de temps et si l’on n’y prend garde [la] « démonétiser », [la] dévaluer. Nombre des commentaires recueillis valident non seulement l’intuition de Michèle Grosjean, mais également celle de Muray Schafer, qui, en 1977 déjà, mettait en garde contre la modification de l’écoute dans nos sociétés industrialisées (1994 : 7) : Noise pollution results when man does not listen carefully. Noises are the sounds we have learned to ignore. Ici, un rapport apparaît entre la systématisation de l’information sonore et cette écoute distraite : comme l’explique Schafer, le bruit n’est qu’un son que l’on a appris à ignorer 4. Cependant, l’écoute distraite se développe parce que le voyageur, habitué, distingue « les éléments qui configurent l’identité sonore » d’un lieu (Altienza 2008 : 83). Accompagné par l’information sonore, le voyageur reconnaît tout au long de son trajet la voix de la gare, qu’il finit par ignorer ; ce mode d’attention révèle en même temps sa connaissance des lieux. Cependant, la systématisation de l’information sonore et l’ambiance globale qu’elle coproduit avec la foule et les machines n’a pas uniquement pour effet de favoriser une écoute distraite ; elle est aussi explicitement rejetée, les différentes sources de gêne étant explicitées lors des entretiens, mais toujours représentées de manière uniforme (le gribouillis déjà cité : on voit l’intérêt de la discussion basée sur la carte). Daisuke nous en donne un exemple (fig. 3) : 4D’où une détermination (plus qu’une définition) du bruit contextuelle et liée à l’expérience individuelle. Jap Plur 9 reprisDef.indd 234 19/12/13 22:12 Ecoute distraite et information sonore automatisée235 Ce ne sont pas seulement les sons, mais aussi les gens, et puis leurs visages, qui m’irritent (oto dake de wa nakute, hito to hito no kao toka zenbu ga urusai). C’est l’ensemble qui est bruyant (zenbu toka ga urusai). Fig. 3 : Carte de Daisuke (au centre : la gare de Shinjuku). L’intuition que nous cherchons à vérifier dans notre travail de thèse peut-être ici explicitée. Lorsque Grosjean recommande d’éviter la monotonie et la fatigue des usagers en n’automatisant pas les annonces en gare/train, elle suggère de soumettre l’environnement sonore à deux principes ordonnateurs : à un principe esthétique (monotonie), et à un principe d’hygiène (fatigue). Dans la gare japonaise, l’observation laisserait croire que ces principes se retrouvent au second plan. Ils ne sont plus ordonnateurs, mais modérateurs. L’espace sonore des gares japonaises est à notre sens utilisé, perçu comme un vide à combler (l’inverse de l’espace de Lefebvre). Bien sûr, chacun des composants sonores de cet espace a son histoire sociale propre, qui doit être mise à jour avant toute affirmation supplémentaire. Mais que ce soit pour transmettre un avertissement, attirer l’attention, illustrer (orner) des fonctions mécaniques ou des états (l’attente par exemple), le sonore semble Jap Plur 9 reprisDef.indd 235 19/12/13 22:12 236 Pierre Manea souvent être la solution évidente. Ainsi, l’ambiance dite dense, chargée, évoquée par certains enquêtés en termes négatifs, serait, dans cette hypothèse, le corps et le produit d’une vision utilitariste du sonore comme de l’espace dans lequel annonces et mélodies résonnent. On se sert du sonore pour la gestion des attitudes et des pratiques de l’individu et du collectif dans l’espace public. Ce qui en résulte, c’est l’annonce sonore, c’est encore la mélodie sonore. UN ENCADREMENT SONORE : LE COUPLE ANNONCE-MÉLODIE Le quai est un espace particulier dans le trajet du voyageur, celui où la « signalétique sonore » (Grosjean 1988 : 44) est la plus riche ; il est vécu dans une dimension d’attente (Véron 1986 : 17), ce qui ressort des cartes et des propos recueillis. Cette signalétique compose évidemment avec les bruits techniques (ceux du matériel roulant) et les sons produits par la foule. La signalétique sonore du quai se constitue autour de « mélodies d’arrivée » (chaku mero) puis de « mélodies de départ » (hassha mero) des trains, ainsi que des annonces respectives leur succédant. Ainsi, avant le départ d’un train, une annonce automatique est diffusée, suivie d’une annonce par l’agent de quai (ekiin). En général, la première apporte des détails sur le trajet (annai hôsô), puis rappelle le danger de se ruer dans les trains (kakekomi jôsha), et la seconde invite à faire attention à la fermeture des portes (chûi hôsô). Ensuite retentit la mélodie de départ, déclenchée soit par l’agent de quai, soit par l’agent de train (shashô). Peu après, ce dernier actionne la fermeture des portes, action mécanique illustrée par un signal sonore diffusé de haut-parleurs fixés sur le train. Mélodies et annonces forment ainsi un binôme structurant l’embarquement. Ce binôme encadre l’arrivée ainsi que le départ du train. Il signale la fenêtre temporelle pendant laquelle le voyageur sort de sa dimension d’attente. Mais ce double encadrement est une source continuelle de questionnement pour JR East. Sa genèse est le résultat d’une réflexion qui pourrait tout aussi bien provoquer sa perte, et que l’on pourrait résumer par la question : comment empêcher les passagers de se ruer dans les trains malgré la fermeture imminente des portes ? Si plusieurs raisons ont abouti à la création et à la diffusion, en 1989, des mélodies de départ de train, l’une d’entre elles était la volonté de réduire les risques d’accident liés à cette pratique (kakekomi jôsha bôshi). Pourtant, dire le départ imminent du train, c’est donner un repère temporel au voyageur : le top départ de sa course pour ne pas le rater. Cette constatation a Jap Plur 9 reprisDef.indd 236 19/12/13 22:12 Ecoute distraite et information sonore automatisée237 amené l’entreprise, de janvier à mars 2009, à éliminer les mélodies de départ des quais 7 et 8 de Shinjuku, et à réduire de moitié (3 ou 4 secondes) la durée de celles des quais 3 et 4 de la gare de Tôkyô, afin d’évaluer le lien entre mélodie de départ et kakekomi jôsha 5. Ici, c’est l’appropriation ou plutôt la réappropriation de l’information sonore par le voyageur qui pose problème… Il est vrai que le couple mélodie-annonce n’est qu’un des compo sants d’une ambiance en gare souvent ignorée, parfois réprouvée. Le fait est que, par essence éphémère, ce couple sonore est destiné à être répété. Du point de vue de l’entreprise garante de la fluidité du trafic en gare, il redevient pertinent et justifié à chaque fois qu’un train entre puis repart. Ainsi réitérées, sur des quais adjacents les uns aux autres, annonces et mélodies participent manifestement à la composition de cette cacophonie qu’évoquent certains enquêtés. Rajoutons qu’à chaque quai est associée une mélodie de départ spécifique. Or, contrairement à celles créées par Yamaha en 1989 et utilisées pendant dix ans (Ide 2009 : 10), les mélodies employées de nos jours (réalisées par différentes entreprises) ne sont pas accordées dans la même tonalité, avec pour résultat de provoquer une discordance musicale lorsque plusieurs trains partent à peu de choses près au même moment. Cela dit, il semble que l’entreprise a conscience d’avoir saturé son espace d’information sonore et elle investit d’autres champs symboliques sonores pour continuer à baliser son réseau afin d’y faciliter l’orientation (grâce aux sons animaliers par exemple 6). POUR CONCLURE La critique de la politique sonore de la JR East (dont Nakajima 1996) porte principalement sur le contenu informatif de l’annonce, « redondant », et soi-disant « maternalisant ». Certes, il faut accorder une importance suffisante au message qui c ompose effectivement l’annonce. Mais ignorer les qualités sonores des espaces où elle s’entend (et dont elle marque l’identité), ce serait réduire le vécu sonore à la perception de l’annonce, à sa 5D’où une détermination (plus qu’une définition) du bruit contextuelle et liée à l’expérience individuelle. 6La JR utilise depuis plusieurs mois des chants d’oiseaux de synthèse pour indiquer aux personnes malvoyantes l’emplacement des escaliers. Ce choix semble judicieux puisque ces sons ne se superposent pas aux autres informations sonores ; ils lui sont plutôt co-présents tant sur le plan fréquentiel que symbolique. Le sifflement de l’oiseau, en plus d’être localisé aux abords de l’escalier, ne parasite jamais les voix préenregistrées (ce qui n’est pas le cas des fréquents avertissements diffusés dans les escalators). Jap Plur 9 reprisDef.indd 237 19/12/13 22:12 238 Pierre Manea s ignification, à son discours ; or, les propos de voyageurs recueillis par la méthode qualitative des CMS aident à replacer annonces et mélodies dans leurs contextes (sonores). Effectivement, dans la gare et sur le quai, l’ambiance sonore, très justement identifiée par la complexité de sa matière, est parfois qualifiée par des termes négatifs qui disent le tohu-bohu acoustique induit par la systématisation de l’information. Et souvent, cette ambiance est l’objet d’une écoute flottante, remettant indirectement en cause annonces et mélodies automatiques : l’information sonore est sans enjeux, l’écoute est distraite. BIBLIOGRAPHIE Altienza Badel, Riccardo. L’Identité sonore urbaine : recherche sur l’incorporation critique du concept d’identité sonore dans l’élaboration du projet urbain. Thèse dirigée par Jean-François Augoyard et Pilar Chías Navarro, Grenoble, université Pierre Mendès, 2008, 424 p. A mphoux, Pascal (dir.). Aux écoutes de la ville : la qualité sonore des espaces publics européens. Méthode d’analyse comparative. Enquête sur trois villes suisses. Grenoble, Institut de recherche sur l’environnement construit – Département d’Architecture, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 1991, 320 p. Augoyard, Jean-François, Torgue, Henry (dir.). A L’écoute de l’environnement, répertoire des effets sonores. Marseille, Editions Parenthèses, 1995, 176 p. G ould, Peter & White , Rodney. Cartes mentales. Traduction d’Anne Perroud et Michel Roten, Editions universitaires, Fribourg (Suisse), 1984, 188 p. Grosjean, Michèle. Métro : Espace sonore. Paris, RATP – Département Développement Prospective, 1988, 43 p. I de, Hiroaki. Mienai dezain : saundo, supêsu, conpôzâ no shigoto [Un design invisible : le travail d’un compositeur du son et de l’espace]. Tôkyô, Yamaha Music Media, 2009, 269 p. Nakajima , Yoshimichi. Urusai Nihon no watashi [Moi d’un Japon bruyant]. Tôkyô, Shinchôsha, 1996, 256 p. Schafer, Raymond Murray. The Soundscape: Our Sonic Environment and the Tuning of the World. Vermont, Destiny Books, 1994, 305 p. Véron, Eliséo. Le Métro, empire des signes : stratégies pour le câble. Paris, RATP – Département Développement Prospectives, 1986, 100 p. Jap Plur 9 reprisDef.indd 238 19/12/13 22:12 INADA YORIKO, CHRISTIAN LICOPPE Télécom ParisTech, Paris RENCONTRES ENTRE INCONNUS ET JEU DE PROXIMITÉ : ESPACE PUBLIC URBAIN COMME ÉCOLOGIE HYBRIDE La ville comme espace public est un « monde d’inconnus » (Lofland 1973) qui éprouve sans cesse des « rencontres de trafic » (Hannerz 1980). Les lieux publics sont des cadres dans lesquels des inconnus apparaissent à tout moment (A rdent 1983), c’est pourquoi ce type d’« apparitions » doit être traité de façon socialement acceptable. Les règles normatives qui régissent les formes de rencontre entre inconnus sont une partie intégrante de « l’ordre interactionnel » qui constitue les relations en public (Goffman 1963, 1971). Comme Goffman l’a montré, des inconnus collaborent dans les espaces publics en interagissant les uns avec les autres à l’aide de leurs mouvements corporels afin d’éviter la singularisation des autres, ce qu’il appelle « inattention civile ». Les formes de collaboration qui se développent dans les cadres publics urbains sont marquées généralement par une forme particulière d’urbanité laconique (Joseph 1993) dans laquelle des demandes pour l’aide sont formulées de telle sorte que cela reste des engagements limités et minimaux. Mais quelle sorte de socialité est soutenue par des espaces publics urbains quand ils deviennent « écologies hybrides » (Crabtree & Rodden 2008) dans lesquelles différentes formes d’accès à un lieu particulier (à travers la présence physique et à travers les outils numériques) s’articulent en même temps ? Quelle sorte de relations en public est formée quand un ensemble désordonné et hétérogène de co-présences ainsi que des ressources numériques donnent accès à des expériences simultanées de localisation et de proximité ? Quelle sorte d’ordre interactionnel pourrait se développer dans des cadres urbains en tant qu’écologies hybrides ? En vue de réfléchir à ces questions, nous présentons ici une étude de cas menée sur la pratique d’un jeu qui se base sur la Jap Plur 9 reprisDef.indd 239 19/12/13 22:12 240 Inada Yoriko et Christian Licoppe proximité spatiale. Nous avons réalisé des observations ethnographiques au Japon ainsi qu’en France : le présent article sera essentiellement consacré à la partie japonaise (Tôkyô et Shizuoka ; novembre 2009 et août 2010), sans toutefois omettre la partie française. Notre attention s’est portée plus particulièrement sur les façons dont les joueurs inconnus gèrent socialement leur proximité spatiale dans les lieux publics. DRAGON QUEST IX Dragon Quest IX est un jeu vidéo de rôle (RPG) édité par Square Enix et joué sur la console portable Nintendo DS. Depuis sa sortie en juillet 2009, plus de 4 millions d’exemplaires ont été vendus dans l’archipel. L’un des plus grands attraits de ce jeu est de permettre le « surechigai-tsûshin 1 » dans un espace public urbain. Il s’agit d’un mode qui permet aux joueurs de « rencontrer » d’autres joueurs qui sont à proximité. Grâce au WiFi intégré dans la DS, lorsque deux joueurs se rapprochent à moins de 20 mètres, les données sur leur héros (ou héroïne) de jeu sont échangées et ils peuvent éventuellement s’offrir mutuellement une carte au trésor. Les joueurs reconnaissent leur « rencontre » en regardant l’écran de leur DS. Depuis la sortie du jeu, les joueurs japonais pratiquent des surechigai-tsûshin dans des endroits divers (gare, wagon de métro, rue, centre commercial, etc.), de façon hasardeuse ou organisée. Le nombre des surechigai-tsûshin réalisés est considérable. D’après un recensement effectué par Square Enix en automne 2009, ce sont plus de 15 millions de « rencontres » en trois mois dans le seul département de Tôkyô 2. LE CAS D’AKIHABARA (TÔKYÔ) Le premier cas étudié est celui d’une place très connue des joueurs japonais, localisée juste devant la sortie de Yodobashi Camera, grand magasin de produits électroménagers dans le quartier high-tech d’Akihabara. Comme on le voit sur la photo 1, les gens y jouent debout à l’intérieur de la zone encadrée par des plots. Certains s’assoient toutefois autour d’une colonne située à côté. 1 Surechigai, composé de sureru (se frotter) et chigau (différer), évoque deux personnes venant de sens opposés qui se croisent puis s’éloignent. Tsûshin (communication, transmission) désigne ici un « échange » ou une « transaction ». 2http://member.square-enix.com/jp/special/dq/dqix/census/. Jap Plur 9 reprisDef.indd 240 19/12/13 22:12 Rencontres entre inconnus et jeu de proximité241 Photo 1 : Joueurs à Akihabara, lieu dit « nora ». Des joueurs viennent des quatre coins du pays à cet endroit devenu aujourd’hui un lieu « culte ». Les joueurs s’y retrouvent sans rendez-vous, en semaine ou le week-end, afin de faire des surechigai-tsûshin ou de jouer au multi-jeu. La socio-démographie de ce lieu varie suivant le jour et l’heure. Des employés de bureau y viennent le soir en semaine après le travail, tandis que dans la journée, nous avons observé beaucoup de jeunes, y compris des couples. Le nombre de joueurs augmente considérablement le week-end et certains s’amusent en famille. Photo 2 : Joueur subreptice motorisé, Akihabara. Si l’on excepte les personnes venues à deux ou par trois, nous n’avons pas vu de joueur abordant ou regardant les autres joueurs autour de lui afin de reconnaître visuellement les personnes Jap Plur 9 reprisDef.indd 241 19/12/13 22:12 242 Inada Yoriko et Christian Licoppe « rencontrées » dans le jeu. C’est un endroit dans lequel on vient quand on veut, où l’on reste un certain temps avant de repartir, sans aucune obligation d’engagement envers les autres joueurs présents, ni envers une interaction via réseau internet mobile, contrairement aux cas présentés dans les sections suivantes. Le motocycliste de la photo 2 incarne de façon remarquable ces aspects : a) l’aspect temporaire de la participation, b) le caractère opportuniste (il reste sur son moyen de transport, dont il ne descend même pas), c) l’engagement très limité à une forme d’inter action de co-présence. Ce lieu est appelé aujourd’hui « nora » par les joueurs, en référence au « chien errant » (nora-inu). L’accent est ainsi mis sur l’absence d’engagement et d’appartenance qui le caractérise. Les surechigai-tsûshin ne se déroulent pas ailleurs de cette manière. LE CAS DE SHIZUOKA Dragon Quest IX consiste à inviter les joueurs à monter une stratégie de proximité. Des relations s’établissent donc naturellement entre joueurs résidant dans la même région. Ceux-ci communiquent à l’aide d’Internet pour organiser des réunions dans divers endroits. Tel est le cas d’un lieu où nous avons enquêté à Shizuoka. Contrairement au cas d’Akihabara, il n’y a pas de disposition urbaine permanente, mais des rassemblements sont occasionnellement planifiés et annoncés. Les joueurs choisissent comme lieux de rencontres les points de convergence de la ville ou de leurs voisinages immédiats : ils s’attachent à l’efficacité des rencontres et à la facilité du déplacement. Nous allons discuter dans les sections suivantes des différentes formes de rencontres arrangées entre joueurs inconnus ainsi que de la façon dont les interactions s’établissent dans des forums et des newsgroups accessibles par l’internet mobile. ENGAGEMENTS « BRAVES » Les photos 3 et 4 ont été prises lors d’un rassemblement organisé à l’entrée de la gare de Shizuoka en août 2010, à l’initiative d’un des joueurs de la région. Celui-ci a préalablement affiché une annonce dans deux forums : Mixi et Shitaraba. Comme on le voit sur la photo 3, l’organisateur ainsi que quatre autres joueurs « habitués » informés du rassemblement par l’annonce y étaient présents dès son commencement. On voit sur la photo 4 un joueur inconnu accompagné d’un ami venir les joindre avec sa DS à la main. Jap Plur 9 reprisDef.indd 242 19/12/13 22:12 Rencontres entre inconnus et jeu de proximité243 Eux aussi ont pris connaissance de cette rencontre par l’annonce. Arrivant sur le lieu, le nouveau joueur s’approche du groupe des joueurs déjà présents, reconnaissables par la présence de leur DS dans leurs mains, et leur présente d’abord verbalement une salutation en énonçant le nom d’un des forums qui ont publié l’annonce. Il présente ensuite à l’organisateur son souhait de recevoir l’une des cartes précieuses. L’organisateur le satisfait en la lui offrant. Photo 3 : Organisateur d’une rencontre et « habitués », Shizuoka. Photo 4 : Rencontre entre joueurs, Shizuoka. Il s’agit ici d’une nouvelle forme de régulation interactionnelle dans une situation de co-présence. Puisque ce joueur vient demander une offre gratuite à un inconnu dans un espace public, il est absolument nécessaire de réguler son comportement par rapport aux normes sociales. Dans ce but, il se présente en montrant manifestement l’objet qui sert de signe de reconnaissance, en Jap Plur 9 reprisDef.indd 243 19/12/13 22:12 244 Inada Yoriko et Christian Licoppe l’occurrence la DS, et il énonce le nom du forum, ce qui signifie qu’une interaction « médiée » était déjà préétablie entre lui et l’organisateur. Dans cette configuration, nous constatons qu’il existe deux sortes d’interactions ouvertes sur place, celles du monde physique et celles du monde du jeu, qui sont superposées, nouées par le mode surechigai-tsûshin. Ces deux sortes d’interaction sont soutenues par les interactions sur Internet qui se déroulent avant l’événement et éventuellement pendant et après l’événement. Il s’agit d’une nouvelle forme d’ordre interactionnel bien adaptée à l’écologie hybride dans laquelle de nombreuses rencontres entre inconnus peuvent se produire de façon aléatoire. ENGAGEMENTS « TIMIDES » – TIMIDE A Il y a également de nombreux cas de rencontres « timides » pour lesquelles la façon de s’engager est très variée. Lors du même rassemblement, certains joueurs participaient sans présence physique. En passant à proximité du lieu du rassemblement ou en restant dans un fast-food situé à côté, quelques joueurs « entraient » dans la zone de contact du jeu formée par les participants du rassemblement. Le comportement de ces joueurs « timides » est considéré comme légitime et admissible par les participants habitués. « En général, les Japonais ne sont pas à l’aise pour aborder les gens. », disent-ils. En revanche, il est possible que les joueurs « timides » se sentent plutôt opportunistes. Ils ont mauvaise conscience de ne pas être co-présents dans le même espace. C’est probablement pour cette raison que certains écrivent ultérieurement un message dans un des forums pour signaler leur participation et remercier l’organisateur. Ils cherchent ainsi à « réguler » leur comportement. Les joueurs « timides » exploitent de cette manière la « frontière » retracée entre deux conventions, sociale et ludique, afin de bénéficier des droits sans toutefois négliger les obligations. ENGAGEMENTS « TIMIDES » – TIMIDE B Il s’agit dans ce cas d’un rendez-vous asymétrique. Dans l’exemple suivant, deux joueurs inconnus échangent des messages dans un forum afin d’être présents à la même heure dans un centre commercial. 1. Le 4/9, 18:40, Rick : « Ce soir, je vais à Aeon Hamamatsu Ichino à 20 h. Comme j’ai beaucoup de choses à faire, on va correspondre via forum ou via messagerie. » Jap Plur 9 reprisDef.indd 244 19/12/13 22:12 Rencontres entre inconnus et jeu de proximité245 2. 19:31, Baba : « Rick-san, enchanté Moi aussi, je vais à Ichino vers 20 h 30 ou 21 h. Ce serait bien si nous pouvions faire un surechigai Je pense rester principalement dans le food court J’espère que ça marchera bien ». 3. 20:27, Rick : « Baba-san, c’est OK ! Je suis déjà en train de prendre une boisson dans le food court (^∀^)ノ ». 4. 21:19, Baba : « Rick-san, je suis arrivé(e) Je viens après avoir fait un petit tour ». 5. 23:30, Rick : « Baba-san, bonjour. Nous avons fait probablement le surechigai. Vous êtes Hanabi-san 3, n’est-ce pas ? ». 6. le 6/9, 12:17, Baba : « Rick-san, merci beaucoup pour l’autre jour Je pense que nous avons probablement pu faire le surechigai J’ai vu quelqu’un qui me semblait être Rick-san, mais je n’avais pas le courage de vous aborder J’aimerais bien jouer encore une autre fois ». Les messages 1 à 4 montrent comment les joueurs utilisent les ressources d’internet mobile en se déplaçant pour gérer des questions pratiques : choisir le moment et le lieu de leurs rencontres. Dans le message 5, Rick, qui pense avoir réalisé le surechigai, demande à Baba de le confirmer en identifiant le nom du personnage. Ce processus d’identification est nécessaire pour aligner ce qui se passe sur l’écran de la DS et la conversation en ligne. Deux jours plus tard, Baba présente ses excuses à Rick pour ne pas s’être engagé dans une interaction co-présente avec lui. Le fait que Baba s’excuse révèle implicitement l’existence d’une règle de comportement : si un rapport est préétabli en ligne entre deux personnes et que par la suite, au moins l’une reconnaît physiquement l’autre, elle devrait exprimer cette reconnaissance verbalement, par le geste ou par le regard (Morel & Licoppe 2010 ; Licoppe & Inada 2010). ENGAGEMENTS « TIMIDES » – TIMIDE C Il existe encore une méthode de rencontre très originale : il s’agit d’utiliser la consigne automatique et payante de la gare. Le joueur installe dans une consigne automatique sa DS mise en état de surechigai-tsûshin avant de partir, par exemple, avant d’aller au travail. Il écrit alors un message dans un forum pour informer d’autres joueurs de cette disposition. Les joueurs qui souhaitent recevoir une carte au trésor viennent passer près de la consigne pour faire un surechigai-tsûshin. 3 Nom du personnage de Baba dans le jeu. Jap Plur 9 reprisDef.indd 245 19/12/13 22:12 246 Inada Yoriko et Christian Licoppe Le 28/11, 13:30, Takuma : « Je viens d’installer ma DS dans une consigne derrière la pharmacie de la gare de Numazu Mon personnage s’appelle Guerrier Ma○○ Merci de faire un mot si vous avez fait un surechigai-tsûshin. » 13:47, Choco : « Takuma-san, j’ai fait tout à l’heure un surechigai-tsûshin grâce à vous. Merci beaucoup. Prince K○○ ». Il s’agit ici de rencontres « timides » et ubiquitaires. Bien que l’organisateur se trouve totalement ailleurs, les rencontres augmentées s’établissent grâce à la zone de contact créée par la DS dans la consigne. C’est une méthode qui épargne aux bénéficiaires « l’obligation » de co-présence. Certains organisent cet événement non seulement pour recevoir des cartes au trésor sans rester sur place, mais surtout pour le plaisir d’offrir des occasions d’échange à des joueurs « timides ». Pour eux, le plus important est la satisfaction de trouver un petit mot de la part du bénéficiaire publié dans le forum. LE CAS DES JOUEURS FRANÇAIS Nous allons présenter très brièvement le cas des joueurs français afin de mettre en évidence, par contraste, les particularités des cas japonais. Le jeu en version française est sorti en France en juillet 2010. Depuis, trois rassemblements ont été organisés à Paris à l’initiative d’un joueur. Tous ont eu lieu dans des parcs publics tels que le parc de Bercy et le Jardin des Plantes. Informés de l’événement par l’annonce diffusée sur divers sites ainsi que sur Facebook, une trentaine de joueurs ont participé au premier, environ cent trente joueurs au deuxième ainsi qu’au troisième. On peut noter deux points qui, d’après nous, représentent des traits caractéristiques de la forme d’appropriation du jeu chez les Français. Premièrement, de nombreux joueurs n’hésitent pas à s’approcher de joueurs inconnus pour eux, à regarder leur écran ou à les aborder. Ils montrent explicitement leur intérêt pour le monde virtuel des autres en leur posant des questions, en faisant des comparaisons avec leurs résultats, etc. Nous avons constaté que, bien qu’il s’agisse d’une situation de co-présence entre inconnus dans l’espace public, l’espace de ces événements n’était pas soutenu par les règles de « l’ignorance mutuelle », ni par celles de « l’inattention civile ». Deuxièmement, plusieurs entretiens spontanés réalisés sur place nous ont permis d’établir que les jardins publics étaient considérés par de nombreux joueurs français comme les lieux les Jap Plur 9 reprisDef.indd 246 19/12/13 22:12 Rencontres entre inconnus et jeu de proximité247 plus appropriés pour organiser des rassemblements de ce jeu, tandis que les endroits caractérisés par un trafic urbain dense, tels que les lieux commerciaux (ex. Châtelet-Les Halles) étaient jugés inadéquats. « Il faut que ce soit en plein air » ; « Dans les lieux commerciaux, ça va gêner les gens qui font les courses ». Pour les joueurs français, il est « évident » d’organiser ce type d’événements dans un espace de loisir, de distraction et de divertissement, ce qui nous amène à déduire qu’ils donnent de l’importance à la fonction attribuée à chaque espace, contrairement aux joueurs japonais qui s’attachent davantage à l’efficacité des « rencontres ». CONCLUSION Les joueurs japonais associent très étroitement les « rencontres » du jeu de proximité spatiale à leur mobilité de tous les jours. Ils choisissent de se rassembler (ou de se rencontrer) dans des zones de trafic dense (la gare, le centre commercial, etc.). Les endroits de leurs choix ne sont pas très distincts de leurs environnements quotidiens et les limites de leurs rassemblements sont totalement perméables au trafic urbain des habitants et/ou des autres voyageurs. Tout cela conduit les joueurs japonais à respecter les normes générales régissant les comportements publics à l’égard des inconnus dans les situations du trafic urbain : ils se montrent respectueux pour la préservation des territoires personnels des autres joueurs en évitant de les regarder directement et de les aborder sans raison justifiable. Les joueurs français choisissent comme lieux de rencontre les espaces publics de loisir en marge des passages des habitants occupés. Ils jouent en délimitant nettement le territoire de leur rassemblement de telle sorte que la perméabilité vis-à-vis du trafic urbain soit la plus minimisée possible. L’environnement ainsi préparé permet aux joueurs français de traiter naturellement les autres joueurs comme leurs camarades ou leurs co-équipiers, autrement dit, de transformer la proximité spatiale en une proximité liée à la catégorie relationnelle des joueurs. Le cadre spatial établi pour le rassemblement permet aux joueurs d’ignorer en partie les conventions interactionnelles concernant les comportements publics urbains à l’égard des inconnus. Dans les deux pays où nous avons réalisé la présente étude, le développement de « l’informatique ubiquitaire » (Weiser 1991) conduit un grand nombre d’usagers d’outils numériques à s’intéresser à l’organisation d’activités en collaboration. Les joueurs de Dragon Quest IX entrent précisément dans cette catégorie Jap Plur 9 reprisDef.indd 247 19/12/13 22:12 248 Inada Yoriko et Christian Licoppe d ’usagers. Nous avons essayé de montrer dans cet article comment de telles activités se déroulaient dans une écologie complexe où une variété de ressources numériques, souvent basées sur différents types d’infrastructures de réseaux, s’entrecroisaient et étaient simultanément disponibles. Nous avons également montré comment les joueurs japonais et français faisaient évoluer différents styles d’interaction pour gérer leurs « rencontres » dans des lieux publics. Au Japon ainsi qu’en France les collectifs issus de Dragon Quest IX se soudent autour de formats interactionnels et de formes de civilité dont l’élaboration graduelle et modulaire s’appuie à la fois sur les protocoles techniques et les protocoles sociaux de chaque pays qui gouvernent l’espace public ordinaire. BIBLIOGRAPHIE A rdent, Hannah. La condition de l’homme moderne. Paris, CalmannLévy, 1983. C rabtr ee , Andrew & Rodden , Thomas. « Hybrid Ecologies: Understanding Cooperative Interaction in Emerging Physical-Digital Environments ». Personal and Ubiquitous Computing, 12, 2008, p. 481-493. Goffman, Erving. Behavior in Public Places. New York, Free Press, 1963. Goffman, Erving. Relations in Public. Microstructure of the Public Order. New York, Harper & Row, 1971. H annertz , Ulf. Exploring the City: Inquiries towards an Urban Anthropology. New York, Columbia University Press, 1980. Joseph , Isaac. « L’espace public et le visible ». Architecture & Comportement, 9 (3), 1993, p. 397-401. Licoppe , Christian & INADA, Yoriko. « Locative Media and Cultures of Mediated Proximity: the Case of the Mogi Game Location-Aware Community ». Environment and Planning D: Society and Space, 28 (4), 2010, p. 691-709. Lofland, Lyn H. A World of Strangers. Order and Action in Urban Public Space. Prospect Heights, Waveland Press, 1973. 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Il s’agit 1/ d’aborder, d’un point de vue sociologique, le milieu de ceux qu’on appelle les « artistes numériques » au Japon ; 2/ de comprendre, au niveau des pratiques de conception, comment ces artistes « voient le monde à travers des pixels » – ou, plus justement, comment les pixels font monde. Cartographier et reconstituer le champ de ce qu’on appelle le Media Art au Japon implique de se concentrer sur une période relativement courte. Bien que faisant écho à d’autres mouvements dans l’histoire de l’art (l’art technologique, par exemple, qui émerge dans les années 1960), le Media Art naît à proprement parler dans le milieu des années 1990. Il correspond au développement extraordinaire et à la maturité des technologies de l’information qui permirent rapidement un accès facile à des ordinateurs et à Internet – une démocratisation, en somme, des technologies de communication. Dans le but de comprendre les ressorts de l’art numérique aujourd’hui au Japon et son inscription dans cette temporalité, j’ai rencontré et mené des entretiens avec des artistes de la « première génération » : des artistes formés à des formes d’art plus conventionnelles et qui ont vécu la « révolution numérique », l’ont saisie, et se sont formés aux technologies de l’information (certains d’entre eux ayant suivi sur le tard des cursus d’ingénierie). Ayant entre 45 et 50 ans, ils ont configuré l’univers du Media Art tel qu’il est visible aujourd’hui en publiant et théorisant à son propos, en l’enseignant et organisant les premiers départements 1Mes remerciements à la Fondation du Japon qui a rendu possible un premier terrain au cours de l’été 2009. Jap Plur 9 reprisDef.indd 251 19/12/13 22:12 252 Sophie Houdart de recherche et d’enseignement, en constituant ses archives, etc. « On faisait tout à la fois : réaliser, critiquer, analyser », me dit l’un d’entre eux – c’est-à-dire à la fois produire et théoriser, pratiquer l’immersion et la distanciation. Je commencerai par parcourir le champ du Media Art en m’arrêtant sur quelques-unes de ses scènes constitutives (certains des moments, des lieux, des institutions, des personnes liées à son instauration) et esquisserai, dans un second temps, une analyse du Media Art centrée, non plus sur le contexte de production et d’énonciation de la dynamique artistique, mais sur son matériau même : l’unité numérique. Scènes constitutives Université d’art de Tama, département des Media Studies. Dans le bureau de Takahashi Shiro, jonché de bouts de fil et de tuyaux en tous genres, je trouve l’artiste en train de travailler sur des tuyaux assemblés entre eux, en étoile, et animés par un système motorisé de soufflerie. Ancien ingénieur de Tôdai, il s’est fait connaître, au moment de l’Expo Osaka 70, avec un robot gonflable, prototype de ses bubble robots ou babots, des robots pneumatiques (fûsen no robotto). Redevable du machine art, du video art, et de l’electric art des années 1960 (Itô 1999), il concevait, en 1979, un « ordinateur pneumatique » qui ne fonctionnait qu’à l’air et non à l’électricité. En 1969 est organisée l’exposition ElectroMagica, par Yamaguchi Katsuhiro dans le building de Sony à Tôkyô. C’était l’époque où le Japon recevait l’artiste coréen Nam Jun Paik, venu collaborer avec des ingénieurs de Sony. C’est dans ce contexte que le terme de Media Art apparaît, précisément en 1973, lors de l’exposition internationale Computer-art organisée, elle aussi, dans les locaux de Sony. Soutenu tardivement par le ministère de la Culture et les institutions publiques 2, le Media Art est d’abord relayé par le secteur privé – en particulier Canon ou NTT. Tandis qu’aujourd’hui encore, l’InterCommunication Center (ICC), attaché à NTT, reste la plateforme principale d’expression des media artistes japonais, plusieurs autres collectifs, qui furent porteurs des premières installations et performances, ont depuis longtemps disparu. C’est le cas, par exemple, de Canon ArtLab, qui débute en pleine bulle économique, en 1990, et signe la rencontre entre artistes et ingénieurs. L’histoire de Mikami Seiko commence en 1984 lorsqu’elle fut invitée à participer à l’une des performances données par Nam Jun 2Le Media Arts Festival voit le jour en 1997. Jap Plur 9 reprisDef.indd 252 19/12/13 22:12 Le Media Art. Voir le monde à travers des pixels 253 Paik à la Gallery Watari, à Tôkyô. Le concept majeur avec lequel elle travaille depuis est celui d’information : J’utilisais les câbles, les machines, toute la partie visible des techniques, comme matériaux artistiques. A présent, je m’intéresse davantage aux parties invisibles, à la façon de les rendre visibles. Au début des années 1990, Mikami est comme fauchée par la « révolution numérique ». Elle raconte : En 1991-92, c’est le tout début de l’ordinateur privé, il n’y avait pas encore Internet, et je me suis intéressée à la programmation informatique, la question étant de savoir ce que ces nouveaux outils pouvaient faire à l’art. Mais je me suis vite rendu compte que je ne possédais pas de connaissances techniques suffisantes, alors je suis partie me former, aux Etats-Unis, au New York Institute of Technology. La situation, alors, était un peu chaotique, les gens faisaient des expériences dans tous les sens et il n’y avait souvent que des endroits alternatifs pour produire les installations. Et puis en 1993-94, ce fut pour moi le début du travail avec les galeries : la situation était davantage stabilisée. C’est à ce moment-là que débute, pour elle, la collaboration avec Canon ArtLab qui proposait, de manière inédite, de réunir artistes et ingénieurs en apportant des moyens techniques, un lieu et du temps pour mettre en œuvre les projets artistiques. En ces mêmes années, le Media Art prend de l’ampleur en dehors du Japon, en Europe surtout, à l’occasion des festivals qui voient fleurir les réseaux et les premiers collectifs de recherche. Agencement ambitieux entre l’univers de la production privée, la recherche scientifique et la création artistique, Canon Artlab procure, en ses premières années, le matériel informatique et le savoir-faire technique nécessaires pour donner forme aux concepts développés par les artistes. Tamai Shun.ichi, ingénieur chez Canon depuis près de quinze ans, décrit la situation comme inédite également du point de vue de l’ingénierie. Travaillant, pour moitié de son temps, à des applications pour les photocopieurs ou des logiciels pour concevoir des cartes de visite, Tamai consacrait l’autre moitié, dans le cadre de Canon ArtLab, à « chercher quel programme pouvait répondre à telle attente de la part de l’artiste » – des brevets, des publications sont même nés de ces collaborations. Avec l’éclatement de la bulle, Canon ne pouvait plus développer qu’un projet sur les trois ou quatre qu’il menait auparavant. C’est donc la société qui choisissait, et elle choisissait évidemment le projet qui lui permettait de réaliser le plus de bénéfices. Jap Plur 9 reprisDef.indd 253 19/12/13 22:12 254 Sophie Houdart Progressivement, les moyens dévolus au Canon ArtLab sont devenus de plus en plus réduits, et cela devenait difficile d’entreprendre quoi que ce soit. Le groupe tint sa dernière exposition en 2000. D’autres lignes de force jouent dans la constitution et le développement du Media Art japonais. L’une d’entre elles, qui revient comme une litanie dans les propos de mes interlocuteurs, ne vient pas du Japon lui-même. Il s’agit d’une exposition, un événement fondateur : Les Immatériaux (Beaubourg 1985), une exposition d’une facture inédite, reposant sur « une dramaturgie interactive » (Boissier 2007 : 376), et qui relevait tant de formes artistiques d’avant-garde que d’un projet philosophique – celui de JeanFrançois Lyotard 3 – qualifié bientôt de post-moderne : il s’agissait en effet de « faire éprouver le sentiment de l’achèvement d’une période et d’inquiétude qui naît à l’aube de la post-modernité » (Boissier 2007 : 376, citant J.-F. Lyotard). Interrogeant le lien entre l’art et les nouvelles technologies, l’exposition pointait tout particulièrement la question du virtuel – attachant ce dernier inéluctablement à l’immatérialité. Il s’agissait de faire voir « comme si l’on y était » ce qui ne peut être vu dans la réalité immédiate. Cette exposition constitue, selon beaucoup, le point de départ théorique de la révolution numérique opérée dans le Media Art par la génération qui succède à la première vague des artistes technologiques des années 1960. Pour nombre de mes interlocuteurs, Les Immatériaux constituent l’une des clefs par laquelle s’ouvre une série de pré- événements qui donneront naissance à l’InterCommunication Center de Shinjuku. Fondé en 1986, l’ICC n’a ouvert ses portes qu’en 1997. Minato Chihiro, aujourd’hui directeur des Media Studies à Tamabi, se rappelle : On n’avait rien au début, et pendant les cinq premières années au moins, on a fonctionné avec des workshops surtout. L’idée, c’était de créer un centre sur l’immatérialité. On était allé un peu partout en Europe, aux US. Le moment est aux tâtonnements. Pour préparer ce centre sur l’immatérialité, Itô Toshiharu, historien de l’art et un acteur clé – quoique dans l’ombre – du Media Art au Japon, Harada Daizaburô, artiste et l’un des précurseurs de la conception d’images par ordinateur au Japon, et Minato Chihiro montent un projet intitulé New School qui reprenait le modèle en même temps que les thématiques d’une série de conférences données quelques années plus tôt au Centre Georges Pompidou, à laquelle 3 Auteur notamment de La condition postmoderne. Rapport sur le savoir (1979). Jap Plur 9 reprisDef.indd 254 19/12/13 22:12 Le Media Art. Voir le monde à travers des pixels 255 avaient participé Jean-François Lyotard et Paul Virilio 4. Minato raconte : Comme j’avais suivi tout ça en France, je donnais des conseils théoriques. Avec Itô-san, on a fait de la traduction, des entretiens. C’est ça qui a donné la base de la Matrix. La « Matrix », à laquelle Itô a œuvré de longues années, c’est la fabrique de l’histoire – courte – du media art, la collecte des éléments, institutions, événements, festivals, matériaux (bien davantage que les « immatériaux »), acteurs qui l’ont constituée. C’est, au ICC, dans la salle d’entrée à l’étage, le sol vitré en son milieu, premier « media wall » qu’Itô a réalisé (le second est à Tamabi). C’est encore la rotonde sur la gauche, toute l’histoire du Media Art de 1989 5 à 2008, réalisée par Shikata Yukiko, actuelle curatrice du ICC, entre autres. Entre le « media wall » et la rotonde, plusieurs moniteurs permettent d’accéder à la plate-forme numérique HIVE qui archive toutes les activités du ICC. Où est le Japon ? Est-il – est-il seulement – dans le panorama que je viens de dresser ? Si j’ai été attentive jusqu’ici à rendre compte du développement du Media Art au Japon, il va sans dire que le champ artistique participe en fait d’une plate-forme internationale (notamment les festivals), dont elle se nourrit tout autant qu’elle contribue à l’enrichir. Ce que j’ai présenté jusqu’à présent procède d’une sociologie somme toute assez classique, qui se donne pour objet d’élucider les conditions sociologiques dans lesquelles s’épanouit un champ artistique. Dans le même temps, cependant, que je menais à bien cette enquête et cartographiais le Media Art japonais, je croisais des théories endogènes et exogènes qui rendaient compte du développement spécifique (à la fois en terme de contenu et de quantité) du Media Art au Japon. A en croire ces théories, certains attributs/ certaines qualités prédisposeraient visiblement les Japonais à être sensibles et réceptifs au numérique. Ce qui s’esquisse dans ces théories est l’idée que le Japon (une certaine conception du temps, de l’espace, de l’identité) et le numérique auraient en commun 4Le premier numéro de la revue InterCommunication (A Journal Exploring the Frontiers of Art and Technology) date du printemps 1992 et ouvre sur une interview puis un article de Virilio. 5 1989 marque la première année du festival américain d’art graphique et de technologies interactives SIGGRAPH en même temps que la première année de son homologue japonais, le festival ARTEC à Nagoya. Jap Plur 9 reprisDef.indd 255 19/12/13 22:12 256 Sophie Houdart un certain nombre de propriétés. Pourquoi, comment les pixels trouveraient-ils terre plus accueillante au Japon qu’ailleurs ? C’est à l’artiste Bill Viola que je dois l’une des premières théories produites pour expliquer le fait que les technologies numériques prendraient au Japon – peut-être plus qu’ailleurs. Au problème général du transfert et de la conservation des œuvres sur supports numériques, Viola (1999 : 91) invoque rien moins que la reconstruction rituelle du sanctuaire d’Ise au Japon : C’est chaque fois une réplique vierge, parfaite, fidèle à l’original jusque dans le moindre détail (si tant est que l’on puisse parler d’original, plutôt que de plan directeur). Ensuite, lors d’une conférence intitulée « NewFUNction of Technology/Emerging Media Art from Japan 6 », Shikata Yukiko commence quant à elle par référer le Media Art à la « structure de base de la situation culturelle japonaise » et dégage cinq modalités que la culture japonaise et le Media Art auraient en partage : – l’hybridité : tandis que l’histoire culturelle envisage le Japon comme une « mono » culture qui, en comparaison d’autres, aurait connu « moins de différenciation » et « moins de confrontation » avec les autres géographiquement et culturellement, il est défini plutôt, depuis les années 1990, comme un « nœud culturel hybride », une matrice intégratrice de forces diverses venant de l’étranger. Autrement dit, suivant cette perspective, l’hybridité japonaise naîtrait en même temps que le media art, et les deux partageraient un sens de la composition, de l’alliage… – les micro-perspectives : le Japon pourrait être qualifié de « culture des micro-perspectives » qui irait de pair avec l’absence de « plan général » ou de perspective linéaire propre à « ceux qui se confrontent aux “autres” et les analysent pour les inclure dans leur cartographie, leur monde. » – l’intersubjectivité : la notion d’identité de soi serait, au Japon, moins prégnante qu’elle ne l’est dans les cultures qui se confrontent aux autres. Le Media Art serait caractéristique de l’ère de la « globalisation », la « conscience globale » elle-même étant basée sur les « multi-identités ». – le « corps compact » : un type de physicalité tourné vers le petit, le compact, le neutre (asexuel), le sensible. – le « monde métabolique » : pas de perspective statique, mais la nature et la société en mouvement et en transition. C’est proprement le monde dont sont issus les media artistes, le monde « instable » des années 1990, la fin des certitudes, etc. 6 http://www.ciren.org/ciren/conferences/050303/index.html, consulté le 25/06/2009. Jap Plur 9 reprisDef.indd 256 19/12/13 22:12 Le Media Art. Voir le monde à travers des pixels 257 On pourrait prendre ces théories pour ce qu’elles sont – des théories culturalistes – dans lesquelles il est aisé de retrouver des éléments connus. Et s’arrêter là. Mais convenons-en : tout cela ne dit pas grand-chose que nous ne sachions déjà du Japon (une épreuve de confirmation, tout au plus) ; et cela ne nous apprend pas grand-chose non plus de ce qu’est le numérique. La question, alors, est : comment peut-on apprendre de l’un par l’autre ? Il me semble qu’il est plus intéressant de convenir que les êtres numériques avec lesquels les artistes travaillent ont une onto logie qui leur est propre. Le problème, alors, peut s’énoncer, plutôt que comme un problème culturaliste, comme suit : comment les êtres numériques (qui ne sont pas, a priori, des êtres culturels) et les Japonais cohabitent-ils ? Qu’est-ce qui, dans leur comportement, leur mode d’être, serait propice à leur coexistence (Simondon 1989 ; Latour & Stengers 2009) ? Quoiqu’il puisse paraître étrange dans sa formulation, il s’agit d’un problème pour lequel peuvent s’esquisser des solutions pragmatiques. Pour cela, il faut voir comment, effectivement, travaillent les media artistes avec ce matériau constitutif : la matière numérique, et s’interroger sur ses propriétés, comprendre comment les artistes produisent des manières de la saisir, de la faire s’exprimer, etc. Théorie de la matière… numérique Ingénieur graphiste, formé à la biologie, Nakazawa Hideki est l’auteur du Mouvement méthodiste (Method Painting, Method Poem, Method Music ou Methodicist Manifesto 7), et le meneur du style Baka-CG. Il est aussi l’inventeur d’un logiciel pour produire des images en trois dimensions (basé sur des voxels, ou éléments de volume d’image, et non plus sur des pixels, ou éléments d’image, picture element). Très naturellement, il dessert à mon endroit une théorie articulant pratiques techniques et histoire de l’art, qui propose une véritable vision du monde. L’ensemble de son propos, très structuraliste, repose sur la distinction entre pixel, ou bitmap, et vecteur. Il réfère le pixel à l’atomisme de Démocrate, et le vecteur à l’idéalisme. Le vecteur, qui est une équation (hôteishiki), porte une idée. Dans le monde analogique, il y a ce qui relève du matériel et ce qui relève de l’objet. L’idée qu’il développe est que les mêmes distinctions sont à l’œuvre dans le monde numérique : au matériel correspond le bitmap et à l’objet correspond le vecteur. 7Manifeste signé par Nakazawa, Matsui Shigeru (poète) et Adachi Tomomi (musicienne). Voir le site coordonné par Nakazawa : http://aloalo.co.jp/ nakazawa/newmethod/nj.html. Jap Plur 9 reprisDef.indd 257 19/12/13 22:12 258 Sophie Houdart Devant mon ignorance manifeste, Nakazawa allume son ordinateur Macintosh, ouvre une fenêtre vierge du logiciel Adobe Illustrator. Dans la barre d’outils à l’aide du « crayon », il trace une courbe : « Je clique et l’ordinateur calcule et donne la forme. » En bas de l’écran, il clique encore pour changer le pourcentage, fait apparaître son trait en 400 %, puis en 2400 % : le trait, quelle que soit l’échelle, est uniforme et ne présente pas de caractère édenté (« no jagginess »). Je dois comprendre qu’il s’agit là d’un vecteur, qui n’est pas un graphique avec des pixels. Nakazawa ferme Adobe Illustrator et ouvre « un vieux software », Paint At That. Il s’agit d’un des tout premiers logiciels permettant de dessiner à l’ordinateur. A l’aide du logiciel, il trace un trait, qu’il grossit comme il l’a fait précédemment : « les pixels sortent », apparaissent. Le trait est « jaggy », édenté. Si on se rapproche, donc, on perd la ligne. La grande différence avec ce que j’ai vu précédemment vient de ce que, dans le cas de Paint At That, le fond n’est pas vide, mais plein de pixels blancs. Tandis que dans les outils vectoriels, il s’agit d’une fenêtre vide. Et de l’avis de Nakazawa, « cela fait une énorme différence. » Dans le cas des logiciels qui travaillent avec les pixels, tout l’espace est donc saturé de pixels et on obtient de la couleur en changeant celle d’un pixel. « L’essence du bitmap », c’est de changer les pixels. Tout le système est fondé sur leur multitude ainsi que sur celle des couleurs. Beaucoup de points et différentes couleurs : c’est la même théorie que dans l’impressionnisme. L’impressionnisme est basé sur la division du toucher et la division de la couleur. Une image est obtenue avec des coups de pinceau répétés. Exactement comme les pixels. Georges Seurat, avec le pointillisme, travaillait uniquement avec les couleurs primaires, rouge, jaune, bleu. La couleur est l’essence même de l’impressionnisme et c’est aussi l’essence même des outils bitmap. Dans les outils vectoriels, en revanche, le plus important est la ligne, c’est l’unité. Dans l’histoire de l’art, cette conception de la représentation est portée par l’Ecole de Florence, l’Ecole vénitienne, Cézanne : Les programmateurs qui ont conçu ces logiciels, cependant, ne savaient rien de cette histoire de l’art, mais ils ont abouti au même résultat ! Une grande partie du travail artistique de Nakazawa consiste à chercher, ailleurs que dans l’espace informatique, des éléments qui auraient les mêmes propriétés que les pixels. Nakazawa ouvre Jap Plur 9 reprisDef.indd 258 19/12/13 22:12 Le Media Art. Voir le monde à travers des pixels 259 la brochure de l’une de ses expositions, qui montre plusieurs œuvres avec des caractères japonais. On peut utiliser des lettres, par exemple, comme des pixels. Et au final, ce qui est produit n’est pas un texte. Dans la toile, chaque caractère occupe la place d’un pixel, et les caractères sont eux-mêmes groupés en carrés qui forment comme des pixels plus grands. Nakazawa a utilisé également le même procédé avec des jetons de go (go ishi). Comme je ne suis pas familière des règles du jeu de go, Nakazawa m’explique : Le principe consiste à « faire mon espace ». Il y a les blancs, il y a les noirs, et la question que chacun des joueurs se pose est : « comment vais-je me faire de l’espace ? » En entourant, en créant des lignes. C’est donc un système vectoriel. Chaque point (chaque jeton) contribue à former une ligne. Il s’agit donc exactement du système bitmap. L’ambition, elle, est cependant vectorielle. Ce qui est intéressant avec le go, c’est donc qu’on est exactement entre les points et la ligne (…). Rendant compte à sa manière de l’importance des technologies numériques au Japon, de la prise numérique, Nakazawa me montre, sur l’une des dernières pages, plusieurs toiles avec différentes écritures (Meaning, 1997). En japonais, commence-t-il, on utilise des grilles pour écrire, le système genkô yôshi. En anglais, au contraire, les phrases sont comme des lignes, des vecteurs donc (je lui fais remarquer que les enfants français aujourd’hui apprennent à écrire « en attaché »). Le genko yôshi est comme un logiciel bitmap. Chaque case de la grille est remplie par un pixel blanc qui est ensuite remplacé par un caractère. Aux côtés des originaux, deux autres cadres montrent ce qu’on obtient en passant de la ligne à la grille pour l’anglais, et inversement ce qu’on obtient en passant de la grille à la ligne pour le japonais (chaque caractère est décomposé, chaque élément est aligné). Et de conclure : « On pourrait aussi lier tout cela au fait qu’au Japon, en Asie en général, on n’a pas un seul Dieu, mais plusieurs, et que Buddha est d’abord un philosophe. » Qu’est-ce que le détour par la technique, support de l’imaginaire en même temps qu’objet de pratiques, offre de plus – ou de différent – par rapport aux théories culturalistes ? Il donne la possibilité de comprendre comment, empiriquement, un système de référence peut en éprouver un autre ; il donne la possibilité d’expérimenter des systèmes de translation (du japonais bitmap à l’anglais vectoriel) – de produire, autrement dit, une expérimentation, qui est un peu plus qu’une confirmation… Jap Plur 9 reprisDef.indd 259 19/12/13 22:12 260 Sophie Houdart Bibliographie Bill, Viola. « Permanent Impermanence ». In Mortality Immortality? The Legacy of 20th Century Art, Miguel Angel Corzo (dir.), Los Angeles, Getty Conservation Institute 1999, p. 85-94. Boissier, Jean-Louis. « La question des nouveaux médias numériques ». In Centre Pompidou : 30 ans d’histoire, Bernadette Dufrêne (dir.), Paris, Centre Pompidou, 2007, p. 374-391. Itô, Toshiharu. Denshi bijutsu ron [Traité d’art électrique]. Tôkyô, NTT, 1999, 251 p. NTT InterCommunication Center (éd.). E.A.T – The Story of Experiments in Art and Technology. Tôkyô, NTT, 2003, 173 p. Latour, Bruno. Stengers, Isabelle. « Le Sphinx de l’œuvre ». In Etienne Souriau (dir.), Les différents modes d’existence, suivi de Le mode d’existence de l’œuvre à faire, Paris, Puf, 2009, p. 1-75. Simondon, George. Du mode d’existence des objets techniques. Paris, Aubier, (1958), 1989, 333 p. Jap Plur 9 reprisDef.indd 260 19/12/13 22:12 Alice Doublier Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative UMR 7186, CNRS-Université Paris Ouest Nanterre La Défense Un artiste japonais à Saint-Thélo ! Esquisse d’un portrait de Kawamata Tadashi 1 La scène s’ouvre sur l’intérieur d’un train. Kawamata Tadashi (1953-) est assis, ordinateur allumé, entouré de quelques personnes et se prépare à sortir. Dehors, la campagne à perte de vue. De temps à autre on aperçoit quelques habitations, un clocher. C’est ainsi que la petite équipe arrive à Saint-Thélo, village de quelque 400 habitants situé dans le centre de la Bretagne. On y découvre sa place centrale avec des bâtiments aux balcons fleuris, une brasserie, un dépôt de pain. L’artiste réapparaît à l’image, entouré d’officiels qui sont présentés tour à tour, visite le village et en particulier un ensemble de bâtiments tombant en ruine. Il prend des notes, des photographies et échange quelques mots avec les habitants. Quelques minutes plus tard, on le retrouve seul, nez en l’air arpentant les rues, observant les bâtiments, scrutant les pierres. Voici comment est retracée en vidéo (Assegond 2007) l’arrivée d’un artiste de renommée internationale dans une petite bourgade des Côtes-d’Armor durant l’hiver 2003. Cette rencontre peut paraître incongrue mais n’a cependant rien d’extraordinaire. Quelques années auparavant, des habitants de Saint-Thélo, réunis autour du maire, ont fait appel à un programme de la Fondation de France, les « Nouveaux commanditaires ». Ce programme permet à des particuliers de demander l’intervention d’un artiste contemporain dans leur région. Les habitants de Saint-Thélo s’en sont saisis afin de redonner vie au patrimoine architectural de leur village lié au commerce du lin – soit donc quelques bâtisses de caractère en bordure du village et laissées à l’abandon. Pendant trois étés successifs (de 2004 à 2006), lors de séjours de quelques semaines, 1Cet article est une synthèse d’un travail de recherche mené en 20082009 dans le cadre d’un master d’ethnologie à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, sous la direction de Laurence Caillet. Jap Plur 9 reprisDef.indd 261 19/12/13 22:12 262 Alice Doublier des étudiants, environ une vingtaine, encadrés par l’artiste, prennent possession du village pour mener à bien ce projet de réhabilitation. Si ce cadre d’action est particulier, les interventions de Kawamata procèdent ainsi toujours d’une rencontre. L’artiste, né dans les années 1950 sur l’île de Hokkaidô, parcourt le monde depuis une trentaine d’années, posant ses bagages tantôt dans des métropoles, tantôt dans des villes moyennes, voire dans des villages isolés. Ses énormes installations – nids, passerelles, ponts et autres cabanes faites de bois de chantier ou encore de cageots de récupération – envahissent l’espace public et donnent lieu à de véritables chantiers. Organisés en workshops, ceux-ci sont l’occasion de réunir autour de l’artiste des personnes d’horizons divers, étudiants aux beaux-arts ou apprentis architectes, habitants, passants, enfants… De par la forme collective et in situ de ses projets, Kawamata est devenu un des artistes phares de l’« art contextuel » (Ardenne 2004), ou encore de « l’esthétique relationnelle » (Bourriaud 1998), trouvant ainsi sa place dans les grands courants de l’art contemporain international. C’est à partir de cette rencontre que nous essaierons de saisir ce que l’artiste donne à voir et à comprendre de son art lors de son intervention dans ce village. A partir de l’exemple de Saint-Thélo, il s’agira d’esquisser une sorte de portrait de Kawamata à l’œuvre. L’expérience de Saint-Thélo a fait l’objet d’un récent article (Fourmentraux : 2010), qui se propose d’analyser les nouvelles manières de faire de l’art, en mettant particulièrement l’accent sur le dispositif mis en place par le programme des « Nouveaux commanditaires ». Notre propos est cependant sensiblement différent : il s’agira d’étudier la figure même de l’artiste, d’interroger ce que peut nous apprendre cette visite d’un artiste japonais dans un village breton sur la manière dont Kawamata se construit en élaborant son œuvre. De manière expérimentale, et à défaut d’avoir pu suivre réellement cette intervention, ce portrait sera fondé sur le DVD d’une heure qui retrace l’histoire de cette installation. Les vidéos occupent une place importante dans les travaux de Kawamata et forment le socle de sa communication autour de son travail. Chaque installation ou presque est filmée par une équipe de proches de l’artiste, travaillant par ailleurs dans une maison d’édition de documentaires sur la création contemporaine 2. Les images ont un statut ambigu : elles sont filmées et montées par une équipe indépendante de l’artiste qui affirme pourtant une unicité totale du discours ; plus encore que de servir à garder une trace des œuvres souvent éphémères de l’artiste, elles sont présentées 2Il s’agit de la société A.p.r.e.s Production. Jap Plur 9 reprisDef.indd 262 19/12/13 22:12 Esquisse d’un portrait de Kawamata Tadashi263 comme l’œuvre elle-même ; les séquences sont bien sûr montées et sélectionnées, mais elles sont malgré tout décrites comme des éléments pris sur le vif. En ce sens, ces vidéos sont déjà le fruit d’une rencontre entre différents acteurs du projet et constituent à elles seules un véritable discours sur l’art. Dans l’analyse proposée ici, il ne s’agira donc pas de procéder à une analyse filmique à proprement parler, mais de saisir ce que ces vidéos disent de l’artiste au travail, en posant sur ce matériau un regard d’ethnographe. Avec ce film comme point de départ, il faut rapidement se défaire d’un certain nombre d’attentes. Du Japon, il sera ainsi assez peu question. Si certains commentateurs ou membres des projets se plaisent à faire de Kawamata le représentant d’un savoir-faire et d’une esthétique qui seraient typiquement japonais, l’artiste luimême en parle peu – et parle peu tout court. Çà et là pourtant, certains référents apparaissent dans son discours. Ainsi, lors d’une interview, Kawamata prend l’organisation de la société Toyota comme référent principal de sa création collective 3 (Coudert & Clougher 2009 : 36-37). L’exemple sert alors à opposer fondamentalement deux conceptions de l’art : l’une, occidentale, fondée sur le paradigme de l’artiste solitaire, et l’autre, japonaise, fondée, elle, sur des modes de sociabilité spécifiques. Si l’affirmation culturaliste ne manque pas d’intriguer l’observateur extérieur, elle n’informe finalement que très peu sur la création elle-même. Il faut alors entrer dans la matière vidéo pour saisir ce qui advient lorsque l’artiste se rend dans ce village. Je commencerai par expliciter la manière dont l’artiste conçoit l’élaboration de son œuvre comme une « création distribuée », et je m’intéresserai ensuite plus spécifiquement à la figure de l’artiste comme tisseur de lien social. Une « création distribuée » L’examen des vidéos laisse apparaître une première caractéristique : l’artiste semble mettre en œuvre ce que l’on pourrait 3 « En un sens on peut appeler cette conception “art communautaire”, car l’artiste envisage la communauté comme son public. Parfois la communauté a besoin d’idées, d’œuvres d’art, mon rôle est d’en proposer. C’est de cette manière que fonctionne l’entreprise Toyota, l’un des fabricants d’automobiles les plus importants au monde. Les ouvriers s’investissent dans le quartier, dans la communauté, pour améliorer les conditions de vie. L’ouvrier n’est pas qu’un travailleur individuel, mais il est impliqué dans la communauté Toyota… C’est une manière de travailler fondée sur un système de collaboration. Ce n’est pas un système moderne ou contemporain, mais plutôt une manière traditionnelle japonaise de travailler. C’est très différent du style occidental » (Coudert & Clougher 2008 : 37). Jap Plur 9 reprisDef.indd 263 19/12/13 22:12 264 Alice Doublier appeler une « création distribuée », à la manière d’une « cognition distribuée » (Giere & Moffatt 2003 ; Hutchins 1995). Différents acteurs (humains ou non-humains), avec différentes caractéristiques, sont réunis autour d’une action : ici un projet artistique. L’action (ici l’élaboration de l’œuvre d’art) se déroule grâce aux relations tissées entre ces multiples acteurs et tout se passe comme si ceux-ci partageaient un esprit commun pour mener à bien cette entreprise. Dans la création proposée par Kawamata, on est loin du paradigme de l’artiste solitaire ; l’artiste s’efface du champ d’action, laissant apparaître une multitude d’autres acteurs dans la construction de l’œuvre. Création et bricolage Les films montrant Kawamata à l’œuvre se déroulent en grande majorité selon une structure similaire, et l’installation de Saint-Thélo ne fait pas exception. Si l’on adopte un point de vue général, on suit à l’écran le processus de création de manière apparemment chronologique. C’est d’abord le lieu de l’action qui est présenté. On voit ensuite l’artiste, puis des étudiants arriver, le projet prenant peu à peu forme. Chaque année est marquée par des étapes et des rendus intermédiaires devant les habitants du village. Le film se clôt enfin sur une ultime image de l’édifice achevé. Pourtant, à y regarder de plus près, c’est une tout autre chose qui est donnée à voir et l’image d’une création linéaire se brouille peu à peu. Ainsi, lors du troisième workshop (2006), alors que les travaux battent leur plein, intervient une sorte de rupture. Les étudiants et l’artiste sont affairés à la construction du projet quand soudain le rythme s’accélère. Un groupe d’étudiants découvre un escalier dans l’une des bâtisses à l’abandon. Tout le monde s’arrête, et il est décidé que celui-ci sera intégré au circuit que l’on est en train de construire dans le bâtiment principal. L’excitation est palpable et l’escalier est transporté sous les cris du groupe. En voix off, on entend Kawamata expliquer : « Un jour, on a trouvé dans l’une des maisons, un vieil escalier. On s’est alors dit : pourquoi ne pas l’intégrer au parcours ? » (Assegond 2007). La scène peut paraître anecdotique, et pourtant le montage en fait un véritable événement du chantier. Dans les vidéos, nombreux sont ainsi les moments consacrés à des changements de programme sur le vif, à des rectifications, à l’apparition de nouvelles idées au moment même où l’œuvre se construit au second plan. En effet, au-delà d’une chronologie officielle, ce qui est montré ici, c’est bien que le temps du projet ne suit pas de progression linéaire. L’œuvre se construirait sans plan préétabli, sans Jap Plur 9 reprisDef.indd 264 19/12/13 22:12 Esquisse d’un portrait de Kawamata Tadashi265 phases de décisions non plus. La création de Kawamata apparaît alors comme quelque chose d’improvisé, comme un processus où c’est chaque confrontation avec la matière, chaque découverte sur le site qui permet de construire l’œuvre, nécessitant parfois des retours et des modifications des partis pris auparavant. L’acte de création est ainsi mis en scène comme un bricolage perpétuel. L’organisation du chantier, ou plutôt, pourrait-on dire, sa non-organisation apparente, permet de saisir une première occurrence de cette conception de la création artistique comme création distribuée. Le matériau expérimenté, façonné, bricolé devient ainsi une forme d’acteur de la création à part entière. L’acte de créer ne semble pas le fait d’un artiste imposant ses vues au matériau, mais bien au contraire de matériaux et de contingences extérieures à l’artiste qui seraient les moteurs de l’œuvre en train de se faire. Inspiration et lieux de création Si la matière expérimentée apparaît comme un premier coauteur de l’œuvre, un autre élément essentiel s’est aussi esquissé durant ce premier développement : celui du site sur lequel s’installe l’œuvre d’art. Cette importance du lieu permet de saisir un autre aspect de cette création distribuée qui est particulièrement visible dans les premiers moments où l’artiste visite le site sur lequel il va intervenir. Les premiers instants de la vidéo, comme nous l’avons vu précédemment, sont donc consacrés à une rencontre : celle d’un artiste avec un lieu. Pour l’artiste, cette rencontre est capitale ; c’est d’elle qu’émerge toute la création à venir, c’est à travers elle que l’artiste met en scène son inspiration. La plupart des œuvres de Kawamata sont des installations in situ, des œuvres qui s’installent dans un ensemble bâti préexistant et qu’il faut prendre en compte. Dans les films tout autant que dans les discours, l’artiste souligne l’importance du site dans ses projets. Cette rencontre avec l’espace de l’intervention est décrite et montrée comme un corps à corps, un contact intime entre l’artiste et un lieu. Le site est aussi pris comme un lieu vivant et habité, comme en témoignent les discussions entre l’artiste et les habitants, ou plus tard entre les étudiants et les habitants. Dans ces discussions, on parle du site lui-même, de l’histoire de son architecture, de l’histoire des différents habitants, d’une histoire locale – une mémoire qu’il s’agirait de réveiller –, mais on s’entretient aussi de façon plus informelle sur la vie quotidienne. La déambulation et la rencontre avec les habitants fonctionnent ainsi comme Jap Plur 9 reprisDef.indd 265 19/12/13 22:12 266 Alice Doublier deux faces d’un même objectif, celui de comprendre de l’intérieur le site dans lequel va s’inscrire l’œuvre d’art à venir. Tout se passe en fait comme si tout était déjà là, comme si l’œuvre jaillissait du site lui-même, comme si elle était déjà contenue en puissance en lui et que l’artiste n’avait qu’à prélever en lui les éléments de son installation. Le site est à la fois le sujet et l’acteur principal de l’œuvre d’art. Il en est quasiment le co-créateur. L’artiste met ici en scène l’inspiration artistique comme totalement externalisée et la rencontre est renversée : il ne s’agit pas d’un artiste qui va simplement à la rencontre d’un lieu, mais bien plus d’un lieu qui vient agir sur l’artiste et sa création. Dans le dialogue que Kawamata établit avec le lieu, « l’intentionnalité », pour reprendre le langage d’Alfred Gell (Gell 1998 : 30), vient du lieu lui-même ; l’artiste est en position de « patient », et ne ferait que récolter ce qui est offert et déjà contenu dans le site. Ces aspects développés par l’artiste font alors écho à la sociologie des sciences, qui se proposait, selon la formule de Bruno Latour (Latour 1988), d’étudier non pas « la science consacrée », mais la « science en train de se faire ». Appliquée dans le domaine des arts, la posture latourienne a permis d’aborder ce champ de manière renouvelée en pensant l’acte de création comme un processus et a donné lieu à des études centrées sur toutes les inter actions entre l’artiste et la matière, montrant comment celles-ci redéfinissaient sans cesse l’œuvre d’art à venir (Latour & Stengers 2009). Et c’est bien cela que Kawamata laisse entendre en donnant à voir sa création comme un objet désorganisé. En montrant dans les films une création soumise à différents aléas, il construit son art comme un processus dont le but n’est jamais connu d’avance et où la situation de chantier prend le pas sur le résultat lui-même. Portrait de l’artiste en créateur de lien social Durant le chantier ce sont aussi des liens sociaux qui sont tissés entre les différentes personnes et entre les différents groupes en présence. La création chez Kawamata s’affirme comme un processus collectif. D’autres rencontres que celle de l’artiste avec le village entrent alors en jeu. Une création collective Ces acteurs d’horizons divers forment d’une certaine manière des cercles concentriques autour de la figure centrale de l’artiste. Jap Plur 9 reprisDef.indd 266 19/12/13 22:12 Esquisse d’un portrait de Kawamata Tadashi267 A Saint-Thélo, des étudiants de différentes écoles d’architecture de Bretagne sont associés à des étudiants d’écoles des beaux-arts venant de toute la France, auxquels s’ajoutent aussi quelques étudiants danois, allemands et japonais. Autour de ce premier noyau constitué autour de l’artiste, on trouve les membres de l’organisation des workshops, des architectes et urbanistes des Côtesd’Armor (CAUE 22), des médiateurs de la Fondation de France. Des artistes et architectes invités à intervenir lors des workshops gravitent de façon plus ponctuelle autour du groupe. A tous ces collectifs viennent aussi s’ajouter quelques habitants du village, qui accueillent chez eux les étudiants lors de la première année, participent pour certains au chantier, sont invités à fêter chaque grande étape autour d’un repas. Le chantier réunit des personnes et des groupes totalement hétérogènes dont on sait en fait assez peu de choses. Malgré ces différences, la parole de chacun est traitée à niveau égal. Etudiants, villageois, professionnels… tous ont autant leur mot à dire sur le projet (voire plus !) que l’artiste et on souligne à de nombreuses reprises l’absence de hiérarchies entre les différents statuts en présence. Les travaux sont pris en charge par de petits groupes qui semblent évoluer librement, ce qui ne manque pas de faire émerger certaines angoisses et certains désaccords. De nombreux plans sont ainsi consacrés à ces moments de travail collectif, avec une insistance particulière sur les petits gestes qui témoignent d’une collaboration intense et du partage des tâches. L’artiste est lui de nouveau en retrait, regardant un peu de loin ces petits groupes s’affairer. Dans les interviews, de nombreux étudiants revendiquent ainsi la paternité commune de l’œuvre. La création n’est alors pas celle de Kawamata seul. Même si certains concèdent qu’il est le « boss », elle est l’affaire et le fait de tous. Chacun devient, à sa manière, porteur du projet. De cette façon, l’image de la « création distribuée » s’amplifie et se complexifie. En plus des acteurs non humains décrits plus haut, c’est tout un collectif, humain cette fois, qui vient compléter ce faisceau complexe de relations tissées autour de l’ouvrage. L’édifice artistique reposerait ainsi entièrement sur ces différents ensembles d’acteurs à l’œuvre. Le lien social comme œuvre d’art ? Durant les temps de chantier, ce sont donc des collectifs entièrement fabriqués par l’artiste que l’on voit participer à la réalisation de l’installation. Autour de celle-ci, c’est aussi pour certains une véritable communauté qui s’est créée, fondée sur le partage et Jap Plur 9 reprisDef.indd 267 19/12/13 22:12 268 Alice Doublier l’échange entre générations, échange qui servirait de ciment aux liens tissés entre les personnes. En dehors du temps consacré à l’avancement du projet, le film montre de nombreux moments où étudiants, organisateurs, artiste sont réunis autour de repas, de fêtes. A la fin de l’un des workshops, les étudiants partagent un repas avec les habitants du village qui offrent aux visiteurs des spécialités culinaires locales, crêpes et cidre notamment. Après le repas vient le moment des danses, auxquelles certains étudiants ont été initiés dans la journée, guidés par les habitants. La nuit tombée, tout le monde met gaiement en pratique ces rudiments de danse bretonne. Ces collectifs, on le voit, ne sont pas qu’une communauté de pratique réunie autour de la seule œuvre d’art. On met aussi bien en avant le travail commun que la vie collective. Pour l’artiste lui-même, la constitution de ce collectif est essentielle dans la création, même si elle est fabriquée de toute part. Cette réunion d’acteurs divers prend la forme d’un réseau éphémère, dans lequel tous les éléments sont reliés entre eux par la figure de Kawamata. Après les chantiers, la vie reprend son cours et chacun rentre chez soi. Seule trace visible des moments passés ensemble, l’œuvre d’art achevée. Pourtant, quelques années après le projet, celleci est un peu laissée à l’abandon. Ce qui marque la mémoire des habitants, c’est moins l’œuvre elle-même que le souvenir de ces étudiants qui ont pris possession du village, ont redonné vie, l’espace de quelques étés, à ce bourg vieillissant et peu dynamique. Plus que l’œuvre d’art elle-même comme axe central donnant sens à ce collectif, n’est-ce pas finalement la capacité de l’installation à fabriquer un événement qui vient lier tous ces groupes entre eux durant le temps du chantier ? L’artiste ne nourrirait-il donc pas un projet ambitieux visant à remplacer la valeur esthétique de l’œuvre d’art par une valeur sociale ? Les ultimes plans du documentaire sont en ce sens teintés d’ambiguïté. On y voit l’artiste, seul, au soleil couchant, surplombant l’édifice achevé. Dès lors, si la raison d’être de l’œuvre d’art selon Kawamata ne repose pas tant sur les qualités esthétiques de celle-ci que sur la capacité de la création à donner lieu à un événement permettant de tisser du lien social, apparaît en filigrane l’image d’un artiste non plus totalement passif, mais étonnamment actif. L’artiste japonais qui s’affirme sans attaches et se situe quasiment en dehors du monde, faisant de la circulation à travers les continents sa marque de fabrique, entend créer du lien social par la fabrication de communautés de pratique dans des localités qui sont, elles, bien situées. Pourrait-on voir en creux Jap Plur 9 reprisDef.indd 268 19/12/13 22:12 Esquisse d’un portrait de Kawamata Tadashi269 dans ce projet la figure de l’artiste romantique, recréant l’univers par son inspiration (Panofsky 1989 ; Heinich 2005) ? La dispersion de la création dans les divers éléments que sont les lieux, les matériaux et les communautés ne ferait-elle pas paradoxalement apparaître l’artiste comme un être qui crée et ordonne le monde par sa position d’extériorité ? Bibliographie Ardenne, Paul. Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation d’intervention, de participation. Paris, Flammarion, 2004, 254 p. Assegond, Céline et al. Tadashi Kawamata. Mémoire en demeure. Atelier inter-local d’art et d’architecture. Paris, Eternal Network/A.p.r.e.s éditions, 2007, n. p. (contient le film Mémoire en demeure, 2007, 60 min). Bourriaud, Nicolas. Esthétique relationnelle. Dijon, Presses du réel, 1998, 123 p. Coudert, Gilles, Clougher, David (dir.). Kawamata Workshop. Paris, A.P.R.E.S. éditions, 2008, 79 p. (contient le film Kawamata Gandamaison, 2008, 30 min). Fourmentraux , Jean-Paul. « Le commun à l’œuvre : assemblées citoyennes et création artistique. Autour de Tadashi Kawamata, Memory in progress (Saint-Thélo, Côtes-d’Armor, 2004-2006) ». Pensée plurielle, 2-24, 2010, p. 119-129. Gell , Alfred. Art and Agency, an Anthropological Theory. Oxford, Clarendon press, 1998, 271 p. Giere , Ronald, Moffatt, Barton. « Distributed Cognition: Where the Cognitive and the Social Merge ». Social Studies of Science, 33-2, 2003, p. 301-310. H einich, Nathalie. L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Paris, Gallimard, 2005, 370 p. Hutchins, Edwin. Cognition in the Wild. Cambridge, mit Press, 1995, 381 p. Latour, Bruno. La vie de laboratoire, la production des faits scientifiques. Paris, la Découverte, 1988, 299 p. Latour, Bruno, Stengers, Isabelle. « Le sphinx de l’œuvre ». In Etienne Souriau, Les différents modes d’existence suivi de Du mode d’existence de l’œuvre à faire, Paris, P uf, 2009, p. 1-75. Panofsky, Erwin. Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art. [1924], Paris, Gallimard, 1989, 284 p. Jap Plur 9 reprisDef.indd 269 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 270 19/12/13 22:12 Cécile Iwahara Université Paris Ouest Nanterre La Défense Le butô à l’épreuve de la danse contemporaine Le butô, danse d’avant-garde apparue à Tôkyô à la fin des années 1950, est aujourd’hui représenté par plus d’une centaine de compagnies ou de danseurs, installés au Japon et, surtout, en Europe et aux Etats-Unis. Ce monde internationalisé du butô est animé par un débat permanent qui met en tension deux critères contradictoires : la japonéité du butô et, au contraire, l’absence d’ancrage local au profit d’une esthétique dite « contemporaine », dans laquelle tout individu, aujourd’hui, quelle que soit son appartenance culturelle, se reconnaîtrait. Lors d’un terrain mené à Kyôto entre 2004 et 2005 dans un réseau de danseurs de butô, cette ambivalence est apparue à travers un jeu permanent d’inclusion et d’exclusion par rapport au genre de la danse contemporaine. J’ai alors suivi plus particulièrement un danseur, Yurabe Masami (1960-), et ses plus anciennes élèves qui ont fondé en 1998 leur propre compagnie, la compagnie Hana.arashi. Tout en faisant valoir une identité incontestable entre leur genre et celui de la danse contemporaine, les danseurs de butô ne cessent d’insister sur ce qui les en distinguerait : les concepts de lien ou encore d’englobement. Cette différence essentielle n’est de leur point de vue pas seulement relative au style, mais aussi à l’organisation sociale de la pratique de la danse. Intégration du butô dans le milieu de la danse contemporaine japonaise Le credo esthétique de singularité propre aux deux genres contribue d’emblée à instituer une identité entre butô et danse contemporaine. Cette communauté esthétique donne lieu, de fait, à Jap Plur 9 reprisDef.indd 271 19/12/13 22:12 272 Cécile Iwahara diverses collaborations entre les danseurs et le milieu de la danse contemporaine de Kyôto, voire à leur intégration dans des structures semi-publiques dédiées à la danse contemporaine. Eléments historiques et esthétiques Dans les années 1950, sur fond de reconstruction du pays, de mise en cause tout à la fois du système impérial japonais et de l’occupation américaine, Hijikata Tatsumi (1928-1986), considéré aujourd’hui comme l’un des fondateurs du butô, s’inspire d’avant-gardes artistiques étrangères, principalement européennes. Celles-ci, notamment la danse expressionniste allemande et le surréalisme, mettent en question les critères de beauté dominants et prônent l’expression de l’intériorité de l’artiste. Puis, dans les années 1970, Hijikata délaisse un style qui s’apparentait au happening au profit d’une écriture chorégraphique plus précise. Il met en place une méthode d’entraînement qui se base sur des images verbales. Selon la théorie communément admise, aujourd’hui, par les danseurs de butô, celles-ci sont destinées, là encore, à courtcircuiter l’imitation visuelle de modèles extérieurs pour susciter le geste « de l’intérieur ». La danse contemporaine, nommée comme telle, apparaît dans les années 1970. Mais elle tire ses racines de la modern dance américaine et de la danse expressionniste allemande développées dans les années 1920-1930, ainsi que des avant-gardes des années 1960 qui revendiquent le décloisonnement entre les genres, notamment entre la danse, le théâtre et les arts plastiques. Si, de fait, elle recouvre diverses techniques et esthétiques apparues au cours du xxe siècle, ceux qui s’en revendiquent entendent extraire la danse de toute contrainte technique et représentations académiques du beau au profit de la mise en valeur de la singularité du danseur ou du chorégraphe. C’est ainsi que cette catégorie, bien qu’occidentale, se veut universelle. Butô et danse contemporaine partagent donc cette même « argumentation antimimétique » (Schaeffer 1999 : 14) qui consiste à combattre tout processus d’imitation de modèles antérieurs ou existants. Cette communauté esthétique s’institutionnalise quand, à partir de la fin des années 1990, le butô est classé, de plus en plus communément, par des critiques et spécialistes, dans le genre de la danse contemporaine (pour exemple, Le Moal 1999 : 691 ; Norikoshi 2006 : 134-147). Jap Plur 9 reprisDef.indd 272 19/12/13 22:12 Le butô à l’épreuve de la danse contemporaine273 Le rôle déterminant de la JCDN L’intégration de Yurabe dans le réseau de la danse contemporaine se manifeste de plusieurs manières. Il est, depuis 2002, invité annuellement à intervenir au « Bridge Project », un grand workshop de danse contemporaine qui a lieu, durant un mois, au Centre d’art de Kyôto. Il collabore avec des danseurs contemporains comme Kuroko Sanae ou il se produit dans des lieux dédiés à la danse contemporaine comme Dance Box à Ôsaka. De dix à vingt ans plus jeunes que lui, ses élèves sont plus encore imprégnés par la danse contemporaine et intégrés au réseau social que ce genre constitue. Ils se forment aussi auprès de danseurs contemporains japonais (Yazaki Takeshi, Jaleo, Kuroko Sanae) ou occidentaux invités à Kyôto (Didier Théron, Wim Vanderkebus, Véronique Larcher, etc.). Pour leur part, ses plus anciennes élèves, désormais danseuses professionnelles, sont invitées à des festivals nationaux de danse contemporaine qui influent directement sur leur style, comme c’est le cas du festival « Je vais danser ! » (Odori ni Ikuze) : alors qu’elles développaient le plus souvent des improvisations à partir de canevas définis, les organisateurs leur demandent de préciser leur écriture chorégraphique, de mieux distinguer les différentes scènes qui composent le spectacle (Iwahara 2006). Elles rêvent de se former un jour en France ou en Belgique, qu’elles considèrent comme les hauts lieux de la danse contemporaine. Enfin et surtout, Yurabe comme les danseuses sont membres d’un organisme de promotion de la danse contemporaine japonaise : la Japan Contemporary Dance Network, ou JCDN. Leur affiliation à cette structure illustre bien la configuration institutionnelle du butô au Japon : poussant au bout de sa logique le principe antimimétique de singularité, les danseurs de butô installés au Japon ne sont pas réunis au sein d’une association ou d’une fédération étiquetée butô et refusent explicitement tout projet collectif de ce genre. Ils sont par contre pour la plupart affiliés à la JCDN. Dans l’édition 2005 du répertoire des membres de l’association, sur les cent trente-trois danseurs et compagnies, tous confondus, vingt-sept sont des danseurs ou des compagnies de butô ou d’influence butô (JDCN Membership 2005). Créée en 2000 avec des soutiens financiers d’abord privés (Saison Foundation) puis, aussi, publics (Agence pour les Affaires culturelles) 1, cette association a été fondée par deux anciens 1 Sa création s’inscrit dans un contexte de promotion étatique des formes artistiques contemporaines. C’est ainsi que, dans la région du Kansai, plusieurs lieux destinés aux arts de la scène contemporaine voient le jour : l’Ai Hall en 1992, le Torii Hall en 1996, devenu Dance Box en 2002, le Biwako Hall en 1998, l’Art Complex en 1999, le Centre Municipal d’art de Kyôto en 2000, le Studio 21 et le Shunjûza dans l’université des arts Zôkei en 2001. Jap Plur 9 reprisDef.indd 273 19/12/13 22:12 274 Cécile Iwahara danseurs de butô, ce qui représente d’ailleurs un autre signe de perméabilité entre butô et danse contemporaine. Une année d’observation d’un organisme américain destiné à encadrer et accompagner les artistes de scène américains dans leur carrière – le Dance Theater Workshop – les a conduit à fonder l’association sur un principe essentiel : l’intégration de la danse dans la société en encourageant les actions rémunérées dans les écoles, les hôpitaux et les communautés locales. Un autre axe de la JCDN est de favoriser l’autonomisation à la fois esthétique et sociale des danseurs. En organisant, notamment, des débats 2, ils incitent les danseurs à développer un style en dehors des sentiers battus, mais aussi à affiner le regard critique des spectateurs. Parallèlement, il s’agit de « professionnaliser » les danseurs selon des critères inspirés de leur modèle américain. L’un des fondateurs de l’association, Satô Norikazu, rappelle que, jusqu’à la fin des années 1990, les compagnies japonaises étaient essentiellement constituées par les stagiaires des chorégraphes, lesquels stagiaires n’étaient pas rémunérés pour leurs prestations et devaient s’occuper des tâches annexes de production. Il interprète ce lien selon lui affectif comme un frein à la créativité des jeunes danseurs. Au contraire, la relation monnayée serait garante de liens « objectifs » et, par conséquent, favorables à l’émergence d’un art singulier et, donc, contemporain (Satô 2005). Pour les fondateurs de la JCDN, ces conditions de travail, « précaires » et « archaïques », associées par d’autres spécialistes du genre au rapport traditionnel de maître à disciple ou shitei seido (Amagasaki 2004 : 94), ne seront plus qu’un mauvais souvenir une fois solidement mis en place, notamment, le système de concours devant un jury « objectif » et de festivals, organisés à partir d’appels à candidature. Les danseurs de butô bénéficient directement de cette reconnaissance et de cette structuration nouvelle de la danse contemporaine japonaise, inspirée de modèles occidentaux 3, en s’inscrivant dans des projets pédagogiques ou chorégraphiques suscités ou soutenus par la JCDN, comme le workshop « Bridge Project » ou le festival « Odori ni Ikuze ». Or, cette intégration volontiers acceptée par les danseurs de butô, notamment pour des raisons économiques et touchant à la 2 Ainsi, entre 2004 et 2005, plusieurs colloques sont organisés par l’association sur différents thèmes : « Danse contemporaine et musique », « Danse contemporaine et société », « Les potentialités des workshops ». 3 Après leur mission d’observation au Dance Theater Workshop, Satô et Mizuno projettent de s’inspirer d’une structure similaire en Angleterre, la National Dance Agency. Jap Plur 9 reprisDef.indd 274 19/12/13 22:12 Le butô à l’épreuve de la danse contemporaine275 reconnaissance institutionnelle, va de pair avec un besoin récurrent de se prémunir de toute dissolution dans un genre qui, d’un point de vue aussi bien esthétique que social, présente à leurs yeux une radicale altérité. Une radicale altérité, esthétique et sociale Ce souci de distinction apparaît dans les critiques adressées au style des danseurs contemporains, mais aussi, et surtout, dans leur conception du processus de création de la danse. Celui-ci concerne tout autant le processus gestuel de la danse qu’un processus social plus global qui inscrit la pratique du butô dans un ensemble d’activités relatives à la vie en général. Un geste relié et global vs un geste segmenté ou la distinction esthétique Les avis critiques fusent de manière assez systématique à l’issue d’un spectacle de danse contemporaine. Une série de courts spectacles de danse contemporaine sont présentés au Centre d’Art début juillet 2005 pour clore le « Bridge Project ». Alors qu’il y a proposé plusieurs ateliers, Yurabe n’est pas invité à présenter un spectacle 4. Il m’explique ensuite sur un ton amer que ceux qui ont été invités – la compagnie Terada Misako & Jareo Osamu, la compagnie Monochrome Circus, Kuroko Sanae et Yamashita Zan – sont ceux qui réussissent dans le Kansai. A propos de ces spectacles, il ne parle pas de chacun d’eux, mais perçoit, dans tous et sans distinction, une même segmentation des images : Les spectacles étaient superficiels, très conceptuels, centrés sur des idées. J’aurais aimé plus d’énergie, de danse, de vigueur, de corps. Les chorégraphies étaient constituées d’images instantanées qui se succèdent sans véritablement de lien entre elles. Les danseuses de Hana.arashi, pourtant d’une génération plus jeune que lui et d’autant plus influencées par la présence de 4Dans un jeu de critiques croisées, plusieurs représentants de la danse contemporaine de Kyôto adressent de sévères critiques au butô : de moins en moins de danseurs de butô développeraient une esthétique singulière. C’est ainsi que, seul, le post-butô, caractérisé par un refus de tout cliché japonisant du butô, leur semble faire partie du genre de la danse contemporaine. Avec ses leitmotive désormais traditionnels que sont l’image du corps en déclin, le maquillage blanc ou le pagne fundoshi, il serait selon eux devenu une forme fixe et classique, à l’image du ballet classique ou du nihon buyô, « danse japonaise » (danse qui, essentiellement inspirée du répertoire dansé des pièces de kabuki, fut créée durant l’ère Meiji). Jap Plur 9 reprisDef.indd 275 19/12/13 22:12 276 Cécile Iwahara d anseurs contemporains occidentaux invités à Kyôto, tiennent aussi à se distinguer de la danse contemporaine. Un spectacle, créé par le chorégraphe Yamashita Zan, dans le cadre du « Coaching Project », projet à la fois pédagogique et chorégraphique conçu par la JCDN, suscite de vives réactions lorsqu’il est présenté en mars 2005. Pour l’une des danseuses, « c’était vraiment très danse contemporaine. Les images se succèdent les unes après les autres, le rythme est trop cadencé. Ce spectacle ne suscitait pas d’émotion. La poésie était trop stylisée. » Pour une autre, « ça manquait de texture. » Alors que nous discutons d’un spectacle d’une autre danseuse contemporaine de Kyôto, Suzuki Eme, l’une d’elles oppose son caractère autobiographique à ce qui, au contraire, caractériserait le butô : le développement d’un lien avec l’univers, le dépouillement de l’ego. La mise en regard de ces deux genres donne lieu à une opposition systématique entre des concepts communément associés, notamment dans les traités de japonéité, à la culture occidentale pour l’un, japonaise pour l’autre. La danse contemporaine se caractériserait par un rythme cadencé, une stylisation excessive, les concepts, les idées, les images instantanées et segmentées, alors que le butô, lui, dégagerait une sensation de lien, de l’« émotion », une « texture », une « profondeur », de l’« énergie », de la « vigueur » 5. Dans le monde extrêmement pluriel du butô, cette insistance sur le concept de lien ne saurait en aucun cas représenter le butô de manière générale. Elle témoigne pourtant d’une certaine évolution générale du butô au Japon, à savoir, sous de multiples formes, une mise en cause, ou tout au moins une relativisation du principe fondateur du butô appelé le « corps en déclin 6 ». Autrefois mis en scène dans un esprit de contestation d’une société « moderne et capitaliste », ce principe apparaît aux yeux des danseurs que j’ai suivis comme une quasi-métaphore d’un pays lui-même déclinant. Ils se réfèrent alors à ce qu’il est devenu commun de décrire comme une crise morale, économique et sociale au Japon à la suite 5De fait, le butô a été élaboré à partir de sources en partie européennes. Inversement, certains danseurs contemporains japonais ne manquent pas de se référer à certains aspects de la culture japonaise ou de s’inspirer du butô. A Kyôto, Yazaki Takeshi associe son style au ma ou « espace intermédiaire » ; Eme intègre des sons et des éléments de la vie quotidienne des Japonais ; Yamada Setsuko s’est formée auprès d’un danseur de butô. 6 A travers ce concept de « corps en déclin », Hijikata avait inventé un style radicalement nouveau en explorant les potentiels expressifs de la raideur, des mouvements angulaires et segmentés, de l’image d’un corps fragile, instable. Il s’agissait alors de casser l’effet lisse et fluide des danses institutionnellement reconnues comme le ballet classique ou la danse japonaise nihon buyô. Jap Plur 9 reprisDef.indd 276 19/12/13 22:12 Le butô à l’épreuve de la danse contemporaine277 de l’éclatement de la bulle financière au début des années 1990. C’est ainsi que pour eux, selon un renversement paradigmatique, le butô ne peut désormais être alternatif que s’il apporte un certain apaisement, une certaine stabilité, une certaine unité. Et pour y parvenir, la fluidité gestuelle est constamment invoquée. Cette réinterprétation résulte aussi d’un phénomène de réimportation du butô après être passé par le filtre de l’Occident. Le public occidental, depuis les années 1980, a en effet grandement contribué à voir dans le butô une pratique à vocation thérapeutique et, en ce sens, à l’associer à d’autres techniques japonaises. Idéalisation, par le geste, des concepts de lien et de globalité Du point de vue de la pratique des danseurs de butô, l’esthétique de la fluidité prend corps à travers un ensemble de procédés verbaux et gestuels qui suggèrent et mettent en scène un élargissement du corps vers l’espace qui l’entoure. La fluidité du geste est tout particulièrement travaillée à travers la consigne récurrente de se relaxer, de respirer profondément. L’idée d’un corps qui s’élargit au-delà de la masse physique et individuelle est déclinée à travers des images comme celle de l’algue, du liquide, ou des consignes comme celle d’« étirer la colonne vertébrale à partir de la tête en sentant chaque articulation l’une après l’autre jusqu’aux extrémités des doigts ». Ou encore, « c’est comme si le ki (flux énergétique) s’étirait, comme un arbre qui pousse », « le corps ne bouge pas de lui-même. Il est relié au monde. Le soleil, le vent, les insectes l’érodent et le font décliner. » Cette référence à la fluidité prend aussi forme à travers un emprunt récurrent à des techniques corporelles japonaises dont la création date des années 1960 : le shintaidô (Voie du nouveau corps), la noguchi taisô (Gymnastique Noguchi) ou encore le concept de ki qui traverse continuellement le corps. Yurabe et les danseuses se réapproprient alors des techniques qui, comme le butô lui-même, « reviennent », exotisées, d’Occident. Introduites dans l’univers référentiel des danseurs de butô à partir des années 1980, ces techniques revendiquent tout à la fois une profonde japonéité et une efficacité thérapeutique indéniable et applicable universellement. Les discours auto-dépréciatifs récurrents que les stagiaires développent à propos de leur raideur témoignent encore d’une recherche permanente de fluidité gestuelle. Ils associent celle-ci à l’adoption d’une posture nouvelle au sein de la société : alors que leur raideur serait la preuve d’une conformité sociale, la fluidité du corps devient la clef de la libération hors des carcans sociaux. Jap Plur 9 reprisDef.indd 277 19/12/13 22:12 278 Cécile Iwahara Les métiers de subsistance et les tâches annexes, c’est encore du butô L’opposition entre la notion de fluidité, qui caractériserait le butô, et celle de la segmentation du geste ou de la chorégraphie, qui serait propre à la danse contemporaine, concerne aussi la manière d’inscrire la danse dans sa vie en général. C’est ainsi que la relation rémunérée promue par la JCDN n’est pas valorisée de manière aussi tranchée par Yurabe et ses danseuses. Tout en se plaignant d’être sujets à une précarité certaine, ils dotent celle-ci d’une valeur esthétique et politique, tout au moins est-ce ainsi qu’ils mettent en scène leur image d’artiste. A la différence de la JCDN, ils associent les tâches de subsistance qu’ils sont conduits à accomplir à des activités qui enrichissent et, plus encore, universalisent leur danse. De fait, s’ils sont assez connus pour être invités à danser ou à diriger des workshops, ils ne le sont pas assez pour vivre de leurs activités artistiques. Comme la majorité des danseurs au Japon, ils vivent de petits boulots 7 (Ichikawa 2002 : 11). Yurabe gagne une grande partie de ses revenus en tant que laveur de carreaux des grands bâtiments. Tout en se plaignant de devoir travailler dans un but purement alimentaire, il dévalorise une pratique de la danse qui serait lucrative et encadrée institutionnellement 8. Les danseuses de Hana.arashi développent un discours identique : danser sans rémunération, ce n’est pas pour elles se résigner à la précarité. La pratique artistique est un vecteur pour s’accomplir en tant qu’individu, répètent-elles à loisir. Tenant le butô comme une « voie » plutôt que comme un travail, elles revendiquent la séparation entre la pratique du butô et le gain financier qui en découle. Elles dansent ainsi dans toutes sortes de lieux non conventionnels : des centres commerciaux, des temples, au bord de la rivière Kamogawa à Kyôto, au pied d’une cascade, dans des cafés ou encore d’anciennes usines désaffectées. Si le choix de tels lieux peut impliquer un surcroît important de travail de préparation, comme le désherbage, pour pouvoir 7Cette situation tend toutefois à évoluer. La reconnaissance japonaise dont le butô jouit depuis la fin des années 1990 ne rend plus exceptionnelle la possibilité d’en vivre. Ainsi, à Kyôto, certains danseurs de butô comme Iwashita Tôru et Mikami Kayô sont professeurs titulaires d’une université d’art. 8Certes, la revendication d’une absence de finalité financière du travail artistique, lequel se situerait nécessairement hors des cadres institutionnels, relève d’une rationalisation positive d’une situation dans laquelle l’artiste doit, presque par essence, créer sans espoir d’être rémunéré (Yamazaki 1998 : 42). Néanmoins, l’insistance sur les ressorts esthétiques de ces conditions de travail montre que ces discours désintéressés ne constituent pas seulement une manière détournée d’accepter une situation économique particulièrement difficile. Jap Plur 9 reprisDef.indd 278 19/12/13 22:12 Le butô à l’épreuve de la danse contemporaine279 y faire une performance, elles le présentent comme partie intégrante de leur danse. Comme les stagiaires de Yurabe de manière générale, elles effectuent de multiples petits boulots. Modèle nue, masseuse, aide-soignante, ces métiers de subsistance partagent une importante implication corporelle. L’une des danseuses tient à préciser l’intérêt de son travail en tant que modèle nue dans des ateliers de peintre au regard de son parcours de danseuse de butô. Elle apprend à considérer son corps comme un objet, à affronter le regard des autres quand elle est nue. Elle s’intéresse surtout à la manière dont « l’air (kûki) et l’espace (kûkan) se transforment au fur et à mesure que les artistes en herbe peignent ». Le métier de masseuse est aussi une activité répandue : le massage aromathérapique, le shiatsu ou la réflexologie plantaire. Le travail d’aide-soignante est souvent envisagé. Si ces activités répondent à une demande accrue dans le domaine du service à la personne, elles correspondent aussi à un fort intérêt des danseuses pour tout ce qui relève du soin, y compris, de leur point de vue, le butô. L’inscription du butô dans cet ensemble de pratiques thérapeutiques témoigne là encore de ce renversement paradigmatique qui constitue l’une de ses multiples évolutions : de concept esthétique à mettre en scène, le corps en déclin, désormais réalité, devient, aussi, un corps à guérir. Le butô, conçu de manière « globale », se doit d’être une démarche non seulement artistique mais aussi thérapeutique. Conclusion Les distinctions esthétiques du butô par rapport à la danse contemporaine sont directement associées à l’organisation sociale du statut de danseur que chacune de ces appartenances esthétiques, quoique souvent implicite, génère. Si le modèle rémunéré du métier de danseur, dont la JCDN favorise la mise en place, répond à leur projet de se libérer de liens de dépendance propres au rapport de disciples à maître et, surtout, à leur souci de poursuivre leur carrière dans des conditions économiquement viables, Yurabe et ses élèves n’abandonnent pas pour autant certaines caractéristiques de l’ancien modèle qui, à leurs yeux, fait sens eu égard à leur projet d’accession à une expérience définie comme universelle. Ils tiennent à se prémunir de toute dissolution dans un genre occidental, le genre dit « de la segmentation », à travers un principe fondamental, le « lien » (tsunagari). Celui-ci est décliné d’un Jap Plur 9 reprisDef.indd 279 19/12/13 22:12 280 Cécile Iwahara point de vue esthétique – les gestes doivent alors être liés entre eux et avec l’espace environnant – et d’un point de vue social – la danse doit alors être le fruit d’un ensemble d’activités qui ne se rapportent pas nécessairement à la danse à proprement parler. Ce principe, tout en étant perçu comme spécifiquement « japonais », devient le socle conceptuel d’une théorie bien particulière de l’universalité : l’englobement harmonieux de tout. Bibliographie A magasaki, Akira. « Buyô no seido. Nihon no baai [Le système de la danse. Le cas japonais] ». Dansu kuritikku [Critique de danse], 2004, p. 86-99. Ichikawa, Miyabi. « Contemporary Dance in Japan ». In Performing Arts in Japan Now. Tôkyô, The Japan Foundation, septembre 2002, p. 1-13. Iwahara, Cécile. « Les destins renouvelés d’un principe de mouvement : du shintaidô à la création chorégraphique butô ». In Japon Pluriel 7, sous la direction d’Arnaud Brotons et Christian Galan, Arles, Philippe Picquier, 2006, p. 59-68. jcdn. jcdn Membership. 2005. L e Moal , Philippe (sous la dir. de). Dictionnaire de la danse. Paris, Larousse, 1999, 841 p. Norikoshi, Takao. Kontenporarii dansu tettei gaido Hyper [Guide approfondi de la danse contemporaine révisé]. Tôkyô, Sakuhinsha, 2006, 270 p. Satô, Norikazu. Interview du 22 octobre 2005 : http://www.performingarts. jp/J/pre_interview/0510/1.html. Schaeffer, Jean-Marie. Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999, 347 p. Yamazaki, Masakazu. « Vers une nouvelle politique de protection des arts ». Cahiers du Japon, n o 78, Japan Echo Inc, Tôkyô, automne 1998, p.42-43. Jap Plur 9 reprisDef.indd 280 19/12/13 22:12 Discours de soi et discours de l’autre : identités artistiques dans le Japon moderne Jap Plur 9 reprisDef.indd 281 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 282 19/12/13 22:12 Arthur MITTEAU CEJ-INALCO La critique de la peinture de lettré par fenellosA en 1882 : orientalisme latent ou stratégie assumée ? Si l’« orientalisme » a pu être défini comme un discours reposant en apparence sur la connaissance de l’autre, mais dont l’effet est de consacrer certains préjugés à son égard, cette attitude peut parfois procéder de la volonté de promouvoir la reconnaissance d’autrui dans son altérité. Il y a alors dans ce cas un mélange paradoxal de tension vers cette altérité, et de déformation de celleci. Je me propose d’étudier la critique par un historien des arts, Ernest Fenollosa (1853-1908), d’un genre pictural, le bunjinga ou nanga, à partir d’un tel angle de lecture, en me concentrant sur le premier texte connu qui lui soit attribué sur le sujet. Il s’agira de revenir sur le « fossé cognitif », pour reprendre une expression d’Inaga Shigemi 1, que représente la position de Fenollosa, afin de se poser à nouveau la question de l’interprétation des raisons qu’il avance. L’« orientalisme » de Fenollosa à l’encontre du nanga en 1882 part-il simplement d’une méconnaissance factuelle, ou peuton y lire ici une intention plus construite, et dans ce cas laquelle ? Le bunjinga et Fenollosa en 1882 Le bunjinga (« peinture de lettré ») et le nanga (« peinture du Sud », sous-entendu sud de la Chine) sont deux termes désignant, au Japon, le même courant de peinture. Issue de certaines tendances de l’époque Song (960-1279), illustrées notamment par Su Shi (1037-1101), la peinture de lettré en Chine existait déjà comme 1Inaga parle de « cognitive gap » dans un autre contexte (l’ukiyo-e), mais au sujet de ce même Fenollosa, et cet article s’appuie sur des travaux concernant la spécificité de l’« orientalisme » de cet auteur (Inaga, cité in Marra 2002 : 115). Jap Plur 9 reprisDef.indd 283 19/12/13 22:12 284 Arthur Mitteau un courant informel lorsque Dong Qichang (1555-1636) vint théoriser celui-ci. Malgré sa diversité et la perméabilité de telles frontières génériques, des caractéristiques communes se dégagent : création picturale posée comme désintéressée et non professionnelle ; combinaison de celle-ci avec la poésie, et donc la calligraphie (fondamentale, par sa position médiane dans le processus créatif, mais aussi son prestige en tant qu’art) ; insistance sur la qualité morale de la personne ; valorisation de la spontanéité, de la liberté vis-à-vis des règles de la représentation, dans une pratique qui implique en fait le plus souvent l’appartenance à des cercles d’amitié et de création croisée. Notons que si l’on parle de « peinture » de lettré pour traduire le mot bunjinga, cette dénomination même est discutable, puisqu’il s’agit d’un courant artistique dont la peinture n’est qu’un medium parmi d’autres (poésie, calligraphie, peinture). Le bunjinga japonais, apparu au xviiie siècle, reste fidèle aux grands principes lettrés, notamment par des références constantes à la poésie, la pensée, et aux tropes de l’univers littéraire chinois, malgré l’apparition de différences très spécifiques. Les représentants les plus connus du nanga de l’époque d’Edo sont sans doute Ike Taiga (1723-1776) et Yosa Buson (1716-1783). Or le nanga, très influent au début de l’ère Meiji, subit une désaffection à partir des années 1880. Deux articles (Guth 2006 ; Croissant 2006) montrent qu’un discours tenu le 14 mai 1882 dans le parc d’Ueno, dans le cadre d’un rassemblement organisé par la Ryûchikai [Société de l’Etang du Dragon], une association rassemblant des personnes influentes et intéressées par les questions d’art, fut le point d’inflexion de ce renversement de tendance. L’auteur, Ernest F. Fenollosa, était un citoyen américain devenu professeur de philosophie à l’université de Tôkyô, nouvellement fondée en 1878. Il eut par la suite un rôle important à la fois comme défenseur autoproclamé de la valeur en tant qu’art de l’art japonais « authentique », et comme introducteur de tout un style de pensée reposant sur l’usage massif de notions, modes d’argumentation et méthodes de raisonnement tirés de la philosophie occidentale, style relativement nouveau dans les débats sur les arts au Japon. Que nous révèle ce discours sur la façon dont Fenollosa conçoit la valeur artistique de la peinture supposée traditionnelle ? Quel orientalisme voit-on s’y développer ? La formulation des griefs de Fenollosa envers le genre nanga varie certes selon les textes et les années, et cette critique n’est de plus pas absolue, puisque comme l’a montré Yamaguchi Seiichi, Fenollosa a parfois reconnu la valeur de certaines œuvres de lettrés, et qu’il en possédait lui-même, par exemple de Yokoi Jap Plur 9 reprisDef.indd 284 19/12/13 22:12 La critique de la peinture de lettré par Fenollosa 285 Kinkoku (Yamaguchi 1993 : 6-13). D’où l’intérêt, pour comprendre la logique de telles variations, de se concentrer sur un texte clé, précoce, témoignant de la genèse des positions de l’Américain, face à une question qui s’avère décidément fondamentale pour les auteurs ayant cherché à cerner le sens exact de sa conception de l’art (Takashina 1990 : 201-202, 222). Le Bijutsu shinsetsu [De la vraie théorie des Arts] (Fenollosa, in Aoki 1969 : 35-65) pose toutefois un problème en tant que source. Fenollosa ne parlait pas japonais à l’époque, ou du moins assez mal. La traduction japonaise de son discours, réalisée par ses collaborateurs 2 a été publiée cinq mois après, en octobre 1882. Or le texte anglais de la main de Fenollosa a été perdu (Takata 1983 : 100), bien qu’il subsiste un manuscrit très proche et incomplet, à partir duquel les chercheurs japonais accomplissent depuis des années un travail de « retraduction » (Yamaguchi 1993 : 6 ; Takata 1983 passim). Au vu de son importance dans l’histoire du nanga et de la profonde parenté dont témoigne le texte avec le reste de l’œuvre écrite de Fenollosa (dont les manuscrits de Harvard), j’ai choisi de considérer le texte japonais comme une source fiable concernant la pensée de Fenollosa en 1882, même s’il faut sans doute garder à l’esprit une certaine prudence, notamment au sujet des formulations. Quand je cite ce texte, la traduction est donc de mon fait, s’appuyant sur les travaux susmentionnés. Analyse des arguments La critique du bunjinga par Fenollosa se concentre autour de deux lignes argumentatives dans son discours. L’une correspond à la critique purement formelle du trait de pinceau, du style graphique des artistes du bunjinga. Fenollosa s’y montre très sévère, voire caricatural. Choisissant de prendre comme exemples, c’est-à-dire comme repoussoirs, les deux artistes les plus renommés du nanga, Ike (no) Taiga et Yosa (no) Buson, il compare les traits du premier à un plat de « nouilles entremêlées », tandis que le style du second est littéralement assimilé à celui d’un « fou sorti tout droit de l’asile » (Fenollosa, in Aoki 1969 : 59). On peut tirer deux remarques de cet aspect purement formel de la critique de Fenollosa. D’abord, on peut voir dans ces 2 Okakura Kakuzô, le futur Tenshin (1862-1913), ainsi qu’Ariga Nagao (1860-1925), plus probablement qu’Ômori Korenaka (1844-1909), le traducteur officiel (Croissant 2006 : 164). Jap Plur 9 reprisDef.indd 285 19/12/13 22:12 286 Arthur Mitteau descriptions réductrices le signe de l’influence de son entourage. Christine Guth rappelle en effet que Fenollosa était en 1882 essentiellement introduit dans les milieux artistiques par le biais de la famille des Kanô, ou par des collectionneurs proches de ceux-ci. Or le nanga s’est développé en réaction au style des Kanô, jugé académique. Le verdict de Fenollosa peut donc s’expliquer soit par un manque de familiarité, de culture réelle du genre critiqué, en raison du peu d’œuvres de nanga auxquelles il aurait eu accès, soit tout simplement en raison d’une partialité due à ses liens avec les Kanô dont il aurait voulu rétablir le prestige. D’autre part, si l’on suppose que le jugement de Fenollosa avait néanmoins une certaine autonomie, il peut être intéressant de reconstituer le caractère personnel de ces observations, et les goûts subjectifs qu’elles révèlent. Par exemple, en comparant ces œuvres à d’autres peintures des Kanô (notamment celles qui ont été réalisées après 1882, et donc sous son influence), on peut noter sa recherche d’un trait extrêmement défini et fort, d’une dynamique vigoureuse dans le dessin. Au-delà de l’aspect purement idiosyncratique de ces goûts, remarquons toutefois qu’ils sont théorisés, certains passages de Bijutsu Shinsetsu mettant explicitement en relation la faible qualité stylistique supposée du nanga et son manque de conformité aux principes esthétiques définis par Fenollosa. Celui-ci élabore en effet une théorie de l’art comme réalisation d’une « idée » (myôsô), où le « beau » doit naître d’une « synthèse » de la « ligne, des couleurs et du contraste [nôtan] » (Fenollosa, in Aoki 1969 : 59) . Selon lui, les formes, les paysages peints par les bunjin pèchent bien souvent par leur absence d’une telle recherche de l’unité – point très contestable, puisque certaines œuvres bunjinga témoignent, pourrait-on arguer au contraire, d’un fort caractère synthétique. Cela souligne le caractère particulier, si ce n’est partial, de la position de Fenollosa. Notons toutefois que si l’on se pose la question, comme le fait Yamaguchi Seiichi, des œuvres concrètes de Buson ou de Taiga sur lesquelles il a basé son jugement dans le discours, on peut en effectivement trouver deux ensembles d’œuvres de la collection Fenollosa-Weld attribuables l’un et l’autre aux deux lettrés, mais dont la qualité serait discutable comparée au reste de leurs autres travaux (Yamaguchi 1993 : 13-17). Mais une seconde ligne argumentative, qui est celle que Fenollosa développe le plus, est sa critique du caractère « mixte » du bunjinga, mêlant image (peinture) et littérature. En effet, la littérature serait bonne à exprimer un contenu de pensée, tandis que la peinture exigerait le développement d’une « idée » qui n’est pas, selon lui, exprimable en mots (ibid.) : Jap Plur 9 reprisDef.indd 286 19/12/13 22:12 La critique de la peinture de lettré par Fenollosa 287 De façon générale, dans la littérature, il s’agit de traiter grâce à des mots un sujet, ou encore d’exprimer de la pensée, et non de développer entièrement l’intention propre à la peinture. Autrement dit, parmi les objets mentaux, il y en a que les mots peuvent traduire exhaustivement ; ils constituent ce que le texte japonais désigne comme « un sujet, ou encore de la pensée » (shishu moshikuwa shikô), et c’est là le domaine propre de la littérature. Mais il y en a d’autres que seule la peinture pourrait exprimer parfaitement, épuiser sans les dénaturer, des objets mentaux qui lui seraient propres. Derrière les myôsô, il faut donc reconnaître les « idées », au sens esthétique d’ideae, représentations mentales des objets, considérées comme mi-intelligibles, miempiriques ou imaginaires (pour résumer sommairement ; mais voir Panofski 1989), et dont le domaine artistique serait le moyen approprié d’expression, si ce n’est de genèse. Chez Fenollosa, la littérature se voit dénier la capacité de les « développer » : autrement dit, on ne peut pas écrire l’équivalent littéraire d’un tableau ni traduire un tableau sous forme littéraire. Or dans le nanga, l’incompréhension de tels fondements esthétiques supposés universels entraînerait un recoupement infructueux de deux formes d’expression entièrement différentes, un mélange des genres. Cela ne serait pas seulement dommageable en raison de la cohabitation de deux domaines hétérogènes : il y aurait aussi une influence pernicieuse de la littérature dans la dimension plastique même de la peinture qui accompagne le poème. Fenollosa croit en effet remarquer que le trait du pinceau, dans le nanga, finit par imiter l’ordre arbitraire des vers d’un poème, un ordre qui, estime-t-il (significativement, car c’est bien sûr très contestable), ne peut être que très dommageable en peinture sur le plan esthétique, puisque non pertinent une fois appliqué à une logique spatiale (Fenollosa, in Aoki 1969 : 59) : […] la façon dont le regard, quand il se pose sur l’œuvre, se déplace d’un endroit à un autre selon une trajectoire tremblotante est semblable à la façon dont on passe d’un vers à un autre dans un poème. En effet, ce caractère apparemment sans but ne peut, pour Fenollosa, que nuire à la synthèse des traits dans la forme, nécessaire selon lui à la production d’une idée esthétique (myôsô). C’est pourquoi (ibid .) : la beauté est rarement présente [dans le nanga], même si l’on peut discuter ce point pour ce qui est des sujets choisis. Jap Plur 9 reprisDef.indd 287 19/12/13 22:12 288 Arthur Mitteau Comment interpréter cette critique ? Les deux articles déjà évoqués insistent l’un et l’autre sur le rôle du contexte historique autour du discours : le dessein, pour les instances dirigeantes impériales, de mettre un frein à l’influence occidentale en art, et de favoriser l’émergence de formes artistiques s’appuyant sur de supposées traditions nationales. Les raisons en sont diverses, touchant aussi bien à l’image nationale qu’à la politique d’encouragement de l’industrie des arts. Ainsi, dans la vie interne de la Nation, il s’agirait de la logique bien connue selon laquelle un régime opérant des transformations profondes de la société s’efforce de pallier les effets perturbateurs et diviseurs de sa politique en tâchant de renforcer, par une politique culturelle volontariste notamment, le sentiment d’unité et d’identité nationale. Dans le cas du Japon de Meiji, on doit également tenir compte du problème particulier du défaut de reconnaissance complète du Japon en tant que puissance culturelle par les Etats d’Occident. Enfin il faut noter l’aspect industrialo-commercial, c’est-à-dire l’ambition de renforcer la valeur marchande des œuvres et des objets d’arts à l’exportation 3. Or, tous ces desseins se heurtent en 1882 au même obstacle : durant toute l’ère Meiji, au cours des expositions universelles jusqu’à celle de Paris en 1900, le problème des instances politiques et culturelles est de faire reconnaître en Occident, c’està-dire dans les sphères politiques mais aussi auprès du public occidental, l’appartenance d’au moins certains genres artistiques japonais au sein des « Beaux-Arts » (Marquet 1995) , c’est-à-dire, de façon pragmatique et en deçà de la question difficile du sens exact de ce terme, leur égalité de valeur a priori en tant qu’œuvres d’art par rapport aux œuvres occidentales classiques et modernes. Les spécialistes s’accordent à dire que ce contexte est déterminant dans l’effet du Discours sur la Vraie Théorie des Arts sur son public : il explique en effet la raison pour laquelle le discours a été pris par ses auditeurs japonais comme vérité en matière d’esthétique, privant le nanga du statut d’art authentique 4. L’autorité de Fenollosa viendrait essentiellement de sa capacité à tenir un discours identifié, par ses auditeurs de la Ryûchikai, comme dépo3 Sur cette préoccupation commerciale dans les mêmes années 1880, voir dans cet ouvrage l’article de Laïli Dor, « Discours de soi et discours de l’autre dans la polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie », et dans le cas du mouvement mingei, l’article de Damien Kunik, « Le Mingei, bien de consommation : une nouvelle approche de la question de “tradition” ». 4 Guth avance également la situation du nanga en 1882, qui connaît parallèlement une explosion de la production et une professionnalisation des artistes, en contradiction avec l’esprit même du mouvement (Guth 2006). Jap Plur 9 reprisDef.indd 288 19/12/13 22:12 La critique de la peinture de lettré par Fenollosa 289 sitaire de la puissance, au sens quasi géopolitique, par laquelle la pensée occidentale juge selon ses critères de ce qui est, ou non, un art authentique. Mais concernant, en revanche, les raisons de Fenollosa, et non plus celles de ses auditeurs, Christine Guth n’évoque pas la possibilité d’une perception chez lui des enjeux évoqués plus haut. On a vu que les liens entre Fenollosa et les Kanô expliquaient, selon elle, sa position. Elle souligne aussi un manque de connaissance réelle des particularités de l’art extrême-oriental, par exemple sa méconnaissance de la calligraphie (Guth 2006 : 185-186). Doris Croissant, quant à elle, dénie clairement l’éventualité chez lui d’une prise en compte du contexte : la position de Fenollosa serait le résultat de son « hégélianisme », de sa méconnaissance de la calligraphie et surtout, pour l’aspect polémique, d’un travail des traducteurs (Croissant 2006 : 164-165). Ainsi, pour les deux auteurs, ce serait essentiellement son background qui expliquerait les biais cognitifs de Fenollosa : sa conception des arts et de l’expérience esthétique, issus de sa formation occidentale. Ces interprétations ne peuvent manquer de mettre en lumière des facteurs très réels expliquant la position de Fenollosa ; on peut toutefois se demander simplement s’il n’a pas agi un peu plus en connaissance de cause. Certes, sa condamnation du nanga reflète en 1882 une conception culturellement marquée, au moins en partie, des genres artistiques. Cela est certainement vrai en ce qui concerne sa négligence du rôle de la calligraphie puisque son analyse qui, comme on l’a vu, faisait du genre nanga le lieu d’un mélange inesthétique de peinture et de poésie, néglige complètement celle-ci, malgré une mention dans le discours, comme médiation possible entre un art du langage et un art des formes. Mais cela explique-t-il la thèse d’une incommensurabilité de la littérature et de la peinture ? En effet une telle théorie n’est pas particulièrement « occidentale » : ainsi toute une partie de l’histoire de la peinture classique et baroque européenne a vu la peinture et la poésie comparées, et leur collaboration vue comme fertile 5. La distinction nette entre littérature et peinture, voire entre littérature et art, est une thèse bien spécifique, plutôt qu’un habitus, une donnée culturelle inconsciente. En revanche, elle peut sembler pratique pour réserver la dénomination de « beaux-arts » à des arts que les étrangers ne sembleront pas avoir de difficulté à apprécier faute de références littéraires et culturelles. N’est-ce pas donc plutôt que le bunjinga semble à Fenollosa, plus qu’un autre genre pictural, affaire d’appartenance à un groupe et de référence particulière, telle allusion à tel poème ancien et à 5Voir Lacoste (1986 : 60-79, chapitre « Ut pictura poesis »), sur la concurrence productive de la peinture et de la poésie à l’âge classique. Jap Plur 9 reprisDef.indd 289 19/12/13 22:12 290 Arthur Mitteau telle situation faisant la saveur d’une œuvre donnée ? Certes, on pourra contester que ceci soit propre à ce genre-ci, et il est certain qu’il y a dans ce texte une objectivation de la part de Fenollosa, qui isole un genre, en en accentuant les différences, voire en les créant artificiellement, pour mieux le critiquer et en faire un contre-exemple. Mon hypothèse est que pour Fenollosa, il fallait, pour qu’un art soit qualifié de fine art, qu’il lui paraisse en quelque sorte « universalisable », qu’il puisse être extrait de son contexte de genèse pour pouvoir être proposé à un public rêvé comme universel, ce qui revient in fine ici à une forme d’occidentalo-centrisme, puisque les catégories génériques que Fenollosa mobilise en les déduisant chacune d’un mode d’expression supposé unique sont bien occidentales… Or il ne parvient pas, on l’a vu, à trouver un réel intérêt plastique au bunjinga, une fois celui-ci privé du soutien de la référence littéraire et sorti du contexte aristocratique du cercle des lettrés. Question peut-être de goût personnel de la part du critique, mais cette critique est elle-même enracinée dans sa théorie, une esthétique mixte où la thèse de la belle forme comme « synthèse » admet un certain « idéalisme » des formes, celui qu’il veut voir dans la peinture de Sesshû ou celle des Kanô, mais pas celui du style qu’il juge trop désinvolte du nanga. Or, significativement, cette théorie qui vient consolider la critique formelle, et confirmer l’accusation d’imperfection générique, se fonde sur l’introduction du concept d’« idée », lui-même hétérotopique, et favorisant ici un supposé universalisme de la réception qui pose le primat d’arts se déployant dans une dimension sensorielle unique. Ce concept, qu’il utilise comme un critère destiné à distinguer, parmi les arts japonais, ceux qui peuvent prétendre au statut de « beaux-arts » et ceux qui n’en remplissent pas les conditions, est donc conçu dès son principe avec pour horizon une réception universelle possible, mais se révélant ici restrictive. Le nanga ne serait-il pas délibérément sacrifié par Fenollosa, victime de l’effet-crible du mécanisme que celui-ci met en place pour transposer l’art japonais dans un contexte critique occidental, afin d’assurer à la fois la reconnaissance de cet art en Occident, et sa survie au Japon ? Conclusion On peut donc se demander si la critique par Fenollosa du bunjinga procède vraiment des limites inconscientes de sa pensée, et si ce n’est pas, à l’inverse, que celui-ci a bâti sa théorie sur mesure pour exclure ce style, parce qu’il le juge trop particulier, et pour cela inapte à illustrer sur un plan international les qualités de l’art Jap Plur 9 reprisDef.indd 290 19/12/13 22:12 La critique de la peinture de lettré par Fenollosa 291 japonais. Selon cette hypothèse, il craint en fait qu’à l’instar (selon lui, du moins en 1882) de l’estampe ukiyo-e (Inaga, in Marra 2002), le nanga ne vienne ruiner l’ambition, qu’il partage nettement avec son auditoire, de faire admettre l’art sino-japonais dans le cercle des « beaux-arts ». Or sur ce point, les prémisses voulues universelles de son système de défense de l’art japonais « authentique » sont démenties par le particularisme des catégories mobilisées en raison même de cet universalisme : c’est selon cette logique paradoxale que se construit l’orientalisme de Fenollosa. Bibliographie Aoki, Shigeru, Sakai, Tadayasu. Nihon kindai shisô taikei [Collection d’œuvres de la pensée moderne]. Vol. 17, Tôkyô, Iwanami shoten, 1969. Croissant, Doris. « In Quest of the Real: Portrayal and Photography in Japanese Painting Theory ». In Challenging Past and Present, Metamorphosis of 19 th Century Japanese Art, Ellen Conant (éd.), Honolulu, University of Hawaii Press, 2006, p. 153-176. Fenollosa, Ernest. « Bijutsu shinsetsu [Discours de la Vraie Théorie des arts] ». [1882]. In Aoki Shigeru & Sakai, Tadayasu, 1969, p. 35-65. Fenollosa, Ernest. Fenorosa bijutsu ronshû [Ecrits de Fenollosa sur l’art en japonais]. Tôkyô, Chûô kôron bijutsu shuppan, 1988, 3 vol. Fenollosa, Ernest. Published Writings in English. Tôkyô, Synapse, 2009, 3 tomes. F enollosa, Ernest. Fenollosa Papers. Manuscrits de Fenollosa à la Bibliothèque Houghton, Harvard University, Cambridge (Massachusetts). Guth, Christine. « Meiji response to Bunjinga ». In Challenging Past and Present, Metamorphosis of 19th Century Japanese Art, Ellen Conant (éd.), Honolulu, University of Hawaii Press, 2006, p. 177-193. I naga, Shigemi. « Cognitive Gaps in the Recognition of Masters and Masterpieces in the Formative Years of Japanese Art History 1880-1900 ». In Marra 2002, p. 115-126. Marquet, Christophe. Le Peintre Asai Chû (1856-1907) et le Monde des arts à l’époque Meiji. Thèse de doctorat, Paris, Inalco, 1995, 784 + 104 p. M arra, Michael (éd.). Japanese Hermeneutics: Current Debates on Aesthetics and Interpretation. Honolulu, University of Hawaii Press, 2002, p. 115-126. Panofski, Erwin. Idea. Paris, Gallimard, coll. Tel, 1989, 284 p. Takashina, Shûji. Nihon kindai bijutsushi.ron [Théorie de l’histoire de l’art moderne japonais]. Tôkyô, Kôdansha, gakujutsu bunko, 1990, p. 197-204. Takata, Tomiichi. « Erunesuto fenorosa no Bijutsu shinsetsu dokkaizokuhen : bijutsu ni kan suru eibun ikô sozai ni shite » [Le Discours sur la vraie théorie des arts d’Ernest Fenollosa : commentaire et mise en perspective, à la lumière du manuscrit anglais subsistant relatif à l’art]. Journal du département d’anglais de l’université féminine d’Atomi, n o 16, mai 1983, p. 99-128. Yamaguchi, Seiichi. « Fenorosa to bunjinga » [Fenollosa et le Bunjinga]. Lotus, n o 13, mars 1993, p. 1-19. Jap Plur 9 reprisDef.indd 291 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 292 19/12/13 22:12 Laïli DOR CEJ-INALCO Discours de soi et discours de l’autre dans la polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie La revue Arts d’Extrême Orient (Tôyô Gakugei Zasshi) publie, en 1882, une suite de six articles dont l’enjeu est de savoir si la calligraphie doit être ou non comptée parmi les Beaux-Arts. Les trois premiers sont publiés dans les numéros 8 à 10 (mai, juin et juillet 1882) par Koyama Shôtarô qui affirme que la calligraphie n’est pas un art, à quoi Okakura Tenshin répond dans les numéros 11, 12, 15 (août, septembre et décembre 1882 1). Les deux protagonistes du débat, encore extrêmement jeunes et relativement inconnus du grand public à l’époque, ont par la suite occupé une place de premier plan sur la scène artistique de l’ère Meiji : Koyama Shôtarô (1857-1916), peintre à l’occidentale, est célèbre non seulement pour ses œuvres, mais aussi pour son rôle moteur dans la structuration de la scène artistique, avec la formation de l’Association des Beaux-Arts de Meiji (Meiji Bijutsu Gakkai) en 1889. Son interlocuteur, Okakura Kakuzô, plus connu sous le nom d’Okakura Tenshin (1862-1913), est passé à la postérité pour son activité de théoricien, illustrée par des ouvrages comme The Ideals of the East (1904) et The Book of Tea (1906). Parmi les points marquants de sa carrière, on compte la fondation, en 1890, de la première académie des Beaux-Arts, l’Ecole des Beaux-Arts de Tôkyô (Tôkyô bijutsu gakkô), et plus tard ses travaux au musée des Beaux-Arts de Boston, où il entra en 1904, avant d’y devenir le premier directeur de la section des arts orientaux en 1910. La nature rhétorique du débat comme texte où chaque interlocuteur construit son argumentation en réponse à celle d’un 1 Pour un résumé plus précis du débat, voir Charrier Isabelle. « La réaction nationaliste dans les milieux artistiques : Fenollosa et Okakura Tenshin ». In La Nation en marche, études sur le Japon impérial de Meiji, Claude Hamon et Jean-Jacques Tschudin (dir.), Arles, Philippe Picquier, 1999, p. 163-180. Jap Plur 9 reprisDef.indd 293 19/12/13 22:12 294 Laïli Dor a dversaire invite à poser la question du rapport entre discours propre et discours autre. Or dans le cas présent, l’interrogation met en lumière non seulement les failles d’un discours supposément symétrique, mais également toute la difficulté qu’il y a à définir la nature du « discours propre » et du « discours autre ». Il convient donc de s’interroger sur les voix et les discours idéologiques sousjacents à la polémique des deux partis en présence. L’opposition du discours de soi au discours de l’autre dans le cadre du débat Les deux séries d’articles sont généralement regroupées sous l’appellation de « débat » ou « polémique » (ronsô), justifiée par l’articulation entre une thèse postulée par Koyama Shôtarô (la calligraphie n’est pas un art), et une réfutation formulée par Okakura Tenshin qui prend soin, dans son premier article, de récapituler les thèses de son adversaire, avant d’annoncer qu’il va démontrer l’invalidité de ces arguments. Au début du troisième article, il se propose d’aller plus loin : « Nous allons à présent faire un pas supplémentaire, et aborder notre second point, en discutant la présence éventuelle au sein de la calligraphie d’éléments propres à faire de celle-ci un art 2. » Mais dans les faits, il ne s’empresse guère de développer ce second point, et semble davantage préoccupé par la réfutation des arguments de Koyama, rappelés par des références constantes et de nombreuses citations textuelles (environ six au fil des trois articles). Okakura Tenshin se place en retrait dès le titre de ses articles. Le lecteur aurait attendu une assertion contredisant celle de Koyama Shôtarô, une affirmation selon laquelle la calligraphie fait bien partie des Beaux-Arts. Or, par la formule choisie (« Lecture de l’article “La calligraphie n’est pas un art” »), Tenshin adopte non pas la position de contradicteur, ni même celle de répondant, mais celle d’un simple lecteur. Certes, il se montre, dans le corps du texte, plus pugnace que le titre ne l’aurait laissé attendre. Pourtant, il ne va jamais jusqu’à la contradiction ouverte avec son adversaire, comme le montre la phrase citée plus haut, où il ne postule timidement qu’une « présence éventuelle au sein de la calligraphie » d’éléments artistiques, et non une appartenance de la calligraphie au domaine des arts. Cette difficulté, ou cette réticence, à remettre fondamentalement en cause les prémisses de 2 Pour des raisons de commodité, nous citerons ici le texte dans la traduction publiée par Rodolphe Diot (voir bibliographie). Jap Plur 9 reprisDef.indd 294 19/12/13 22:12 La polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie295 la réflexion de Koyama Shôtarô fausse quelque peu la perspective intellectuelle de la confrontation. Par ailleurs, il arrive également qu’Okakura Tenshin esquive le débat. Dans son troisième article, il discute les opinions énoncées par Koyama Shôtarô sur le rapport entre la sculpture et la gravure, puis sa définition de la peinture et de ses objectifs, mais il n’est au fond que fort peu question de calligraphie. Surtout, lorsque, après avoir réfuté un à un les arguments de Koyama Shôtarô, il en vient à la dernière thèse concernant la promotion de la calligraphie en tant qu’art, il élude une question pourtant cruciale, sans doute afin de ne pas risquer une opinion compromettante (Diot 2010 : 259) : Quant à la question suivante, elle ressort en grande partie au débat politique, et je préférerais la laisser de côté. Chez Okakura Tenshin, l’omniprésence du discours de l’adversaire nuit à l’élaboration d’une thèse personnelle. Koyama Shôtarô, argumentant en premier, a sans doute la meilleure part pour construire un discours propre. Ce qui pose problème dans son cas est la définition du discours de l’autre, qui révèle une asymétrie entre les deux interlocuteurs : Okakura Tenshin écrit en réponse à Koyama Shôtarô, lequel en revanche ne s’adresse pas à Tenshin, ni, de manière plus générale, à aucun interlocuteur identifié, mais déplore au contraire à la fin du dernier article que sa situation d’obscur étudiant ne lui permette pas d’attendre une réponse. Son argumentation laisse toutefois deviner la présence d’un discours autre, même s’il est sans rapport direct avec Tenshin. Koyama Shôtarô s’inscrit en faux contre une opinion commune qui accepte sans discernement la calligraphie comme une pratique artistique. Il incarne ce discours général à travers trois catégories de locuteurs : les organisateurs de l’Exposition pour la promotion des arts et de l’industrie, qui ont inclus la calligraphie dans la section des Beaux-Arts ; les journalistes et critiques qui ont validé ce choix sans s’interroger sur la nature de la calligraphie ; et enfin les membres de la Ryûchikai 3, également trop prompts à ses yeux à voir dans les œuvres calligraphiques des objets d’art. La controverse Koyama-Okakura fait donc intervenir d’autres voix que celles des deux protagonistes, et il faudrait mentionner là le discours implicite d’un grand absent : Ernest Fenollosa. Son nom n’est jamais cité, mais il est difficile de faire abstraction du fait que le premier article du débat a été publié en mai 1882, soit 3 Société pour l’encouragement et la préservation des arts traditionnels du Japon, fondée en 1879 à l’initiative de l’homme politique et amateur d’art Sano Tsunetami (1822-1902). Jap Plur 9 reprisDef.indd 295 19/12/13 22:12 296 Laïli Dor précisément le mois où Fenollosa a tenu à Ueno son discours sur la « vraie théorie des arts 4 » (Bijutsu shinsetsu). Les attaques répétées de Koyama Shôtarô contre la Ryûchikai, qui avait organisé le discours de Fenollosa, laissent planer une accusation qu’il pousse, dans son troisième article, aussi loin qu’il peut le faire sans mentionner son nom (Diot 2010 : 103) : Puis, faisant volte-face, on opte dans la minute pour la manière des Kanô et compagnie dès qu’on entend un Occidental faire l’éloge de l’art de Tan.yû ou Sesshû. Mais tout en critiquant vigoureusement Fenollosa et ses adeptes, tout en revendiquant une influence féconde de l’Occident sur l’art japonais, Koyama Shôtarô défend, au fond, une position étrangement similaire à celle de Fenollosa qui écartait du champ artistique la calligraphie et la peinture de lettrés. S’il est surprenant que la contradiction lui ait été apportée par un disciple du philosophe américain, cela explique peut-être le peu d’empressement de Tenshin à remettre en cause le cadre théorique général adopté par Koyama Shôtarô. Car s’il est un point sur lequel les deux interlocuteurs semblent s’accorder, c’est pour prendre l’Occident comme point de référence à leur débat. Discours de soi, regard de l’autre : la calligraphie au prisme de l’Occident Prégnante dans le propos, l’influence de l’Occident se fait sentir jusque dans la langue, et ce bien que le texte soit écrit en japonais (ce qui ne sera pas toujours le cas pour Okakura Tenshin), dans une langue classique émaillée de citations chinoises et de structures héritées du kanbun. Les articles de Tenshin sont ainsi ponctués de termes anglais (« architecture », « useful arts »), directement insérés en rômaji dans le texte japonais. Koyama Shôtarô, quant à lui, scande son texte de structures causatives, notamment l’emploi répétitif de « par conséquent » (yue ni : vingt-cinq occurrences dénombrées au fil des trois articles), comme pour mieux appuyer les aspirations cartésiennes de sa démonstration – aspirations quelque peu contredites, il est vrai, par une écriture essentiellement itérative, procédant davantage par accumulation d’exemples que par un véritable enchaînement de causes et d’effets. Le plus gros point d’achoppement reste toutefois l’emploi des termes esthétiques empruntés à l’Occident, et au premier chef 4 Jap Plur 9 reprisDef.indd 296 Voir l’article d’Arthur Mitteau, dans ce même volume. 19/12/13 22:12 La polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie297 la notion de Beaux-Arts (bijutsu). Présent dès le titre, ce terme constitue un enjeu majeur du débat, et la source d’un malentendu entre les deux interlocuteurs. Koyama Shôtarô, qui l’utilise le premier, n’en propose pas de définition explicite, mais ses références quasi exclusives à la peinture et à la sculpture laissent deviner une interprétation étroite, proche de la conception occidentale des Beaux-Arts, et du sens actuel attribué au terme bijutsu. Okakura Tenshin, lui, avance dans son deuxième article une interprétation beaucoup plus large, qui correspondrait au terme japonais actuel de geijutsu, et qui inclut de fait certains de ces objets fonctionnels auxquels Koyama Shôtarô déniait précisément toute portée artistique (Diot 2010 : 256) : En vérité, le domaine recouvert par l’appellation d’art est très vaste. Il culmine avec la musique, la poésie, la sculpture, la peinture et l’architecture, et descend jusqu’à la gravure, la poterie ou le travail du bois. Enfin, l’Occident est présenté comme juge et garant des valeurs artistiques. Koyama Shôtarô se préoccupe, dans le troisième article, du regard que pourrait porter un étranger sur les pratiques artistiques japonaises. Ce faisant, il soulève un problème crucial : l’appréciation de la calligraphie par un public qui n’aurait ni les compétences linguistiques ni les références culturelles pour comprendre le texte. Or sans développer plus avant la réflexion esthétique qui aurait pu découler de cette observation, il enchaîne sur deux conséquences qui le préoccupent visiblement bien davantage. La première est le jugement moral que pourrait susciter cette incompréhension, et le ridicule qu’encourraient dès lors les Japonais à présenter la calligraphie comme un art. Les calligraphies montrées à l’occasion des expositions universelles connaîtraient forcément une comparaison défavorable avec la peinture occidentale. Koyama Shôtarô conclut (Diot 2010 : 102) : Les sophistes argueront peut-être que les étrangers méconnaissent la valeur de notre calligraphie, qu’il n’y a qu’à les laisser en juger à leur gré, et que c’est uniquement en référence à notre propre goût que nous lui avons donné le rang d’art. […] Il y aurait là de quoi se tordre de rire. Etrange moment où l’auteur ne reconnaît l’hétérotopie de son cadre théorique que pour mieux l’assumer, et refuse net toute validité d’un jugement japonais sur la calligraphie. Plus étrange encore, Okakura Tenshin, dans sa réponse, ne saisit pas l’occasion d’une réfutation dont Koyama Shôtarô lui fournit pourtant tous les arguments. Jap Plur 9 reprisDef.indd 297 19/12/13 22:12 298 Laïli Dor Autre conséquence plus concrète, l’incompréhension de la calligraphie entraîne une chute de sa valeur sur un marché de l’art de plus en plus dominé par le goût des acheteurs occidentaux. Là encore, Koyama Shôtarô voit dans cette valeur marchande l’indice exact de la qualité artistique de la calligraphie (Diot 2010 : 101) : Les nations étrangères nous solliciteront-elles à grand renfort de cadeaux et de politesses ? C’est rigoureusement impensable. Notre production calligraphique s’exportera-t-elle en quantité et à bon prix ? C’est totalement inimaginable. […] En vue de tels résultats, il est suffisant, je le répète, d’encourager la calligraphie en tant que matière d’enseignement général, et c’est peine perdue que de revendiquer coûte que coûte pour elle la qualification d’art. Okakura Tenshin, acceptant pour une fois le débat direct, a alors beau jeu de lui reprocher sa confusion entre ouverture à l’Occident et appât du gain. Le débat semble donc marqué par la difficile application d’un cadre théorique emprunté à l’Occident (ou peut-être faudrait-il dire : emprunté à Fenollosa qui l’emprunte à l’Occident ?) plaqué sur la réalité artistique japonaise. Or, une partie de la difficulté vient, dans le cas présent, du fait que ce qui pourrait ici se construire comme un discours propre au Japon n’existe en fait qu’en référence à la Chine. Les balbutiements d’un discours national : l’émergence d’une conscience japonaise face à l’ombre de la Chine Il est remarquable que, dans tout leur échange, Koyama Shôtarô comme Okakura Tenshin ne mentionnent aucun calligraphe japonais. S’ils multiplient les références aux lettrés du passé, poètes ou calligraphes, ceux-ci viennent toujours de Chine. Koyama Shôtarô mentionne ainsi « ces maîtres célèbres qui font autorité et dont on s’inspire dans le domaine : les Gishi, Shinkei, Shikô, Genshô, Chômei, et autres Kishô 5 » (Diot 2009 : 101). En revanche, il ne mentionne, en fait d’œuvres japonaises, que « les récépissés de Benkei ou les lettres de [Katô] Kiyomasa » (Diot 2009 : 97), des écrits sans aucune portée artistique, qui sont néanmoins révérés à cause de la renommée de leurs auteurs. Ce 5 Il s’agit de cinq figures particulièrement célèbres de la calligraphie classique chinoise, respectivement Wang Xizhi (303 ?-361 ?), Yan Zhenqing (709785), Zhao Mengfu (1254-1322), Mi Fu (1051-1107), Wen Zhengming (14701559) et Dong Qichang (1555-1636). Jap Plur 9 reprisDef.indd 298 19/12/13 22:12 La polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie299 silence sur la calligraphie japonaise est d’autant plus curieux que, pour la peinture, les références au patrimoine national, comme l’école Kanô ou la peinture de Sesshû, ne manquent pas. Okakura Tenshin vante quant à lui une spécificité orientale de la calligraphie, mais il le fait en des termes qui excluent complètement le Japon (Diot 2010 : 254) : […] en l’absence de coutume valorisant la calligraphie, personne en Occident ne s’est jamais interrogé sur les règles calligraphiques. Au contraire, la Chine a placé la calligraphie au pinacle des arts, et l’a cultivée activement. Lorsque Koyama Shôtarô évoque la réalité japonaise de son époque, c’est pour souligner son infériorité par rapport à la Chine : le développement de la calligraphie en tant que discipline artistique ne peut produire au mieux que des copistes, qui n’égaleront jamais les maîtres chinois du passé. Face aux problèmes que pose l’émergence d’une conscience nationale de la calligraphie, Okakura Tenshin opte pour un universalisme idéaliste, peut-être déjà inspiré de son maître, Fenollosa (Diot 2010 : 259) : A cet égard, il n’est aujourd’hui pas de meilleure stratégie que de diffuser les idées artistiques, d’apprécier la qualité esthétique de toutes les choses de l’univers, raffinées ou vulgaires […]. A l’inverse, Koyama Shôtarô se cantonne davantage à ce qu’il peut observer de son époque. Il formule alors un certain nombre de recommandations et de mises en garde sur l’attitude que le Japon doit adopter vis-à-vis de sa calligraphie. La nécessité, mentionnée plus haut, d’enseigner cette activité comme une matière scolaire plutôt que comme une discipline artistique fait toujours en partie foi de nos jours. Plus importante encore est son assertion que, dans le domaine artistique, la calligraphie doit être exclue des Expositions universelles, ou du moins ne pas figurer dans la section des Beaux-Arts. Il appuie cette argumentation sur une idée nouvelle, la séparation entre peinture et calligraphie (Diot 2009 : 97-98) : Citant l’adage selon lequel « calligraphie et peinture ne font qu’un », on rappelle encore que dans la tradition japonaise peinture et calligraphie se complètent mutuellement, que celles-ci sont issues d’une souche commune, et que si l’on donne le statut d’art à la peinture, on ne peut le refuser à la calligraphie. Sans doute induite du fait que, dans la peinture de lettrés, les inscriptions calligraphiées contribuent à relever les parties peintes, cette thèse est ridicule à souhait. Jap Plur 9 reprisDef.indd 299 19/12/13 22:12 300 Laïli Dor Cette idée, qui prévaudra lors des Expositions ultérieures, annonce une profonde remise en question du statut de la calligraphie, et son émergence progressive en tant que domaine indépendant de la peinture. Conclusion : pour une nouvelle lecture du débat En conclusion à cette étude, peut-être faudrait-il risquer une nouvelle lecture de la polémique entre Koyama Shôtarô et Okakura Tenshin. En tant que débat, le texte est peu convaincant, puisque si les deux intervenants semblent s’opposer, ils le font à partir d’un cadre de référence largement commun. Le calligraphe et critique Ishikawa Kyûyô (Ishikawa 1994 : 3) y voit pour sa part le premier texte sur la calligraphie qui soit rédigé dans une perspective occidentale. Il ne s’agit en effet ni d’un traité technique, ni d’un recueil de vies des grands maîtres, mais d’une réflexion théorique tentant de cerner l’essence de la calligraphie. Cette interprétation est intéressante, mais force est de constater que, de ce point de vue, les auteurs se singularisent davantage par l’intention que par le résultat. En revanche, les références adoptées par les deux protagonistes illustrent bien l’impasse dans laquelle s’est temporairement trouvée la calligraphie à l’ère Meiji, prise entre une fascination persistante pour le passé chinois, considéré comme une référence indépassable, et un marché de l’art de plus en plus soumis aux règles et aux valeurs de l’Occident. Bibliographie Charrier, Isabelle. « La réaction nationale dans les milieux artistiques : Fenollosa et Okakura Tenshin ». In La Nation en marche, études sur le Japon impérial de Meiji, Claude H amon et Jean-Jacques Tschudin (dir.), Arles, Philippe Picquier, 1999, p. 163-180. Diot, Rodolphe. « La polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie (1) ». Ochanomizu daigaku, Jinbun kagaku kenkyû [Recherches en sciences humaines], n o 5, 2009, p. 95-106. Diot, Rodolphe. « La polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie (2) ». Ochanomizu daigaku, Jinbun kagaku kenkyû [Recherches en sciences humaines], n o 6, 2010, p. 253-262. Ishikawa, Kyûyô. Sho to wa dô iu geijutsu ka [Quel genre d’art est la calligraphie ?]. Tôkyô, Chûô kôronsha, 1994, 211 p. Jap Plur 9 reprisDef.indd 300 19/12/13 22:12 La polémique Koyama-Okakura sur la calligraphie301 Koyama, Shôtarô. « Sho wa bijutsu narazu [La calligraphie n’est pas un art] ». Tôyô gakugei zasshi, n o 8, 1882, p. 172-175 ; n o 9, 1882, p. 205-206 ; n o 10, 1882, p. 227-231. Lucken, Michael. L’Art du Japon au vingtième siècle. Paris, Hermann, 2001, 350 p. Marquet, Christophe. « Conscience patrimoniale et écriture de l’histoire de l’art national ». In La Nation en marche, études sur le Japon impérial de Meiji, Claude Hamon et Jean-Jacques Tschudin (dir.), Arles, Philippe Picquier, 1999, p. 143-162. Okakura, Tenshin. « “Sho wa bijutsu narazu” o yomu [Lecture de l’article “La calligraphie n’est pas un art”] ». Tôyô gakugei zasshi, n o 11, 1882, p. 261264 ; n o 12, 1882, p. 296-297 ; n o 15, 1882, p. 397-399. Tanaka, Stefan. Japan’s Orient – Rendering Past into History. Berkeley, University of California Press, 1993, 305 p. Jap Plur 9 reprisDef.indd 301 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 302 19/12/13 22:12 Damien KUNIK Université de Genève Le Mingei, bien de consommation : une nouvelle approche de la question de « tradition » « Je pense qu’il n’est pas nécessaire pour les Arts populaires (mingei) de faire vivre l’ensemble des objets anciens. Il suffit de répondre avec de l’artisanat ancien à la seule partie de ce qui est nécessaire au monde contemporain. […] Le Mouvement des arts populaires est un mouvement qui souhaite de cette manière rendre la culture japonaise plus proprement japonaise, c’est un mouvement qui cherche à renforcer la culture japonaise. » Shikiba Ryûzaburô (Shikiba, Yanagi & Yanagita 1940 : 29) Délaissant les propos théoriques, esthétiques et philosophiques récurrents dans le discours du critique d’art Yanagi Muneyoshi (1889-1961), nous nous intéresserons au mingei, l’artisanat populaire, en tant que bien de consommation qui, dès les années 1930 et sous l’impulsion du Mouvement des arts populaires (mingei undô) fondé quelques années plus tôt, s’exposera dans les rayons de boutiques dédiées et les grands magasins fréquentés par les classes urbaines aisées. A ce titre, nous présenterons le Mouvement des arts populaires comme un organe normatif de la tradition artisanale japonaise, dont l’objectif de préservation de celle-ci passera par une sélection des produits artisanaux et une réévaluation de leur viabilité dans le Japon moderne. Nous insisterons là sur l’idée que si, comme le conçoivent des historiens tels qu’Eric Hobsbawm (Hobsbawm & Ranger 1983) ou Stephen Vlastos (Vlastos 1998), la tradition est invention, la tradition est également un produit répondant aux attentes d’un public de consommateurs. Quoique les discours théoriques de valorisation de la tradition et de l’artisanat populaire soient encore marginaux dans la Jap Plur 9 reprisDef.indd 303 19/12/13 22:12 304 Damien Kunik première moitié du xxe siècle, ils sont devenus aujourd’hui des éléments essentiels de l’identité culturelle japonaise. Nous espérons ainsi que, par le biais de l’étude d’un aspect du Mouvement des arts populaires relativement méconnu, cet article permettra de démontrer que, des années 1920 à nos jours, le concept de « tradition » opéra un glissement sémantique dont le mouvement de Yanagi est l’un des principaux instigateurs. LE MOUVEMENT DES ARTS POPULAIRES COMME ENTREPRISE COMMERCIALE Le mouvement Mingei, ou Mouvement des arts populaires, né dans le courant des années 1920 sous la houlette du critique d’art Yanagi Muneyoshi, rencontre encore aujourd’hui un certain succès, au Japon comme sur la scène internationale, pour quelques raisons qu’il est aisé d’énumérer ici : – de par la personnalité de son meneur et théoricien, tout d’abord : Yanagi Muneyoshi, grand spécialiste de l’art occidental, qui fera connaître au Japon des artistes tels qu’Auguste Rodin (1840-1917) ou des écrivains tels que William Blake (17571827) et Walt Whitman (1819-1892), s’engagera également très tôt à défendre le patrimoine coréen contre la présence coloniale japonaise dans la péninsule. C’est Yanagi aussi qui s’attachera à promouvoir le travail de quelques artistes japonais aujourd’hui internationalement reconnus tels que le céramiste Kawai Kanjirô (1890-1966) ou le graveur Munakata Shikô (1903-1975) ; – de par le travail de préservation et de valorisation du patrimoine matériel japonais encouragé par le Mouvement ensuite : la chose est en particulier vraie dans le cas des produits d’artisanat qui constituent une partie non négligeable des objets que l’on retrouve dans les expositions thématiques consacrées au Japon 1 ; – de par son musée à Tôkyô, le Mingei-kan, situé dans le quartier de Komaba, et dans une moindre mesure ses satellites à Kurashiki, Tottori, Mashiko, qui continuent aujourd’hui de promouvoir à l’international l’esthétique prisée par le Mouvement. A ces aspects du Mouvement considérablement étudiés 2 s’ajoute néanmoins une autre spécificité, souvent oubliée mais 1 Voir à ce sujet l’article de Coralie Castel (Castel 2009) dans le numéro 16 de la revue Cipango consacré au Mouvement des arts populaires. 2Le Mouvement des arts populaires fait l’objet d’études trop nombreuses pour être citées ici de manière exhaustive. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Nakami Mari (Nakami 2003), le dernier en date à faire la synthèse consensuelle des travaux de recherche sur le mingei menés depuis les années 1960. Jap Plur 9 reprisDef.indd 304 19/12/13 22:12 Le Mingei, bien de consommation305 pourtant fondamentale : les efforts de Yanagi et des siens pour faire du mingei un produit commercial viable. Cette logique économique existe au sein du Mouvement depuis sa création. A ce propos, il peut être intéressant de relever que les premières expositions d’artisanat populaire, organisées par Yanagi à la fin des années 1920, se tiendront non pas dans des musées ou des galeries d’art, mais dans des temples urbains de la consommation, tels que la papeterie Kyûkyôdô à Ginza ou les grands magasins Takashimaya et Mitsukoshi de Nihonbashi. Il apparaît clairement chez Yanagi que pour promouvoir l’esthétique qui lui est chère, et pour donner un souffle nouveau à celle-ci, la vente de produits d’artisanat et sa logique commerciale sont des outils puissants. Kanetani Miwa (Kanetani 1996) relève que, plus qu’une simple logique commerciale, il existe la conviction chez Yanagi que le Mouvement des arts populaires n’est pas un mouvement de simple préservation du patrimoine artisanal japonais, à l’inverse du travail d’archivage scientifique de certains folkloristes, dont Shibusawa Keizô (1896-1963) ou Miyamoto Tsune.ichi (1907-1981), mais un mouvement de promotion d’une portion de l’artisanat populaire qui peut encore à l’époque répondre aux attentes des consommateurs. Nous proposons donc de comprendre l’élaboration du Mouvement des arts populaires selon trois étapes. La première de celles-ci passe par la création d’une norme esthétique visant à définir ce qui constitue « l’artisanat populaire » et qui sera soigneusement théorisée par Yanagi dans des ouvrages tels que Kôgei no michi [La voie de l’artisanat] (Yanagi 1928). Ces théories esthétiques seront ensuite validées par une étude de marché de la viabilité commerciale du type d’artisanat valorisé par Yanagi, et par la sélection de la portion de cet artisanat trouvant un écho favorable auprès des consommateurs se rendant dans les expositions organisées dans les grands magasins (K anetani 1996). Enfin, la troisième étape s’exprime dans la création d’un nouvel artisanat répondant aux attentes du public. Ce « nouveau mingei », s’inspirant de l’esthétique normalisée édictée plus haut, cherchera avant tout à s’adapter aux nécessités et aux modes de son temps. Ainsi, pour s’aligner sur les nouvelles tendances de consommation, se substitueront aux bols à thé des tasses à café, aux rubans des cravates, aux baguettes des fourchettes, aux cruchons à sake des pichets à bière. Si les techniques et les savoir-faire manuels des artisans sont bien préservés, il est intéressant de relever qu’à tous ces attributs de la modernité sera apposée l’étiquette d’une esthétique pensée comme « traditionnelle 3 ». 3 Voir à ce sujet le chapitre, intitulé « New Mingei in the 1930s », que Kim Brandt consacre à la question (Brandt 2007 : 83-123). Jap Plur 9 reprisDef.indd 305 19/12/13 22:12 306 Damien Kunik YOSHIDA SHÔYA ET LE MAGASIN TAKUMI Cette logique commerciale s’impose de façon plus évidente encore dès 1931 par l’entreprise d’un membre du Mouvement, Yoshida Shôya 4 (1898-1972), qui ouvre l’un des premiers magasins consacrés spécifiquement à la vente d’objets mingei. La petite boutique, qui voit le jour dans la ville de Tottori, sera baptisée Takumi (Takumi signifie « habileté », et évoque donc l’idée d’un savoir-faire manuel). Yoshida souhaite d’abord redonner vie à l’artisanat de sa région. Il contacte donc plusieurs artisans du département de Tottori et leur assure l’écoulement de leur marchandise par le biais de son échoppe. Préoccupé également par la disparition de certaines techniques artisanales, il garantit la vente des objets produits par des artisans qui choisissent de revenir à cellesci. Il est cependant important de noter ici que Yoshida se souciera toujours plus de préserver les techniques que de valoriser les produits spécifiques de la région. Qu’importe que les menuisiers qu’il engage ne se soient jamais assis sur une chaise si leur habileté leur permet d’en construire pour répondre à la demande de la clientèle (Kikuchi 2003 : 75) ! Le succès du magasin Takumi – dont des pièces sont expédiées jusqu’aux Etats-Unis – et les fonds dégagés par l’importante production céramique permettent d’investir à plus large échelle dans la production textile. Yoshida fait s’installer chez lui des tisserandes auxquelles il présente des exemples issus de sa propre collection. Les techniques retrouvées, ces tisserandes en formeront d’autres et, par effet exponentiel, la production textile permettra d’investir dans la menuiserie, la laque, puis l’acier, la vannerie et le papier. La région de Tottori finit par ne plus suffire à écouler la production croissante du magasin et en 1933 une annexe de Takumi, toujours en activité aujourd’hui, est ouverte à Ginza (Yanagi 1934 : 1-4). Le magasin Takumi constituera dès lors le fer de lance de l’entreprise commerciale mingei et l’un des trois postes de déve4 Yoshida Shôya, comme Shikiba Ryûzaburô (1898-1965) dont nous avons cité les paroles en introduction, est l’un de ces personnages du Mouvement dont l’histoire n’a pas retenu le nom au rang de ses grandes figures. Médecin de formation, il incarne pourtant assurément l’image de ces intellectuels enthousiasmés à l’extrême par les propos de Yanagi qui constitueront la force vive permettant au Mouvement de se développer durant les années 1930 et 1940. Yoshida, appelé en Chine comme médecin militaire à partir de 1938, puis libéré de ses fonctions en 1940, ne cessera jamais, jusqu’à son retour au Japon en 1942, de promouvoir les idéaux asiatistes du mingei, en Mandchourie, puis à Pékin. Il aura co-dirigé, avec Shikiba, la revue Gekkan mingei, durant les sept années de sa publication, de 1939 à 1945. Jap Plur 9 reprisDef.indd 306 19/12/13 22:12 Le Mingei, bien de consommation307 loppement encouragés par le Mouvement, à côté du musée de Komaba, dépositaire de l’artisanat ancien, et de l’Association japonaise des arts populaires, chargée de la promotion et de la publication des théories. LA TRADITION COMME BIEN DE CONSOMMATION Le Mouvement des arts populaires, loin de n’être qu’un mouvement artistique, présente donc bien une facette commerciale qui lui permettra de lever des fonds et de se développer. Cet aspect du Mouvement continue d’ailleurs aujourd’hui d’en définir la nature. Ogyû Shinzô, directeur du Mingeikan jusqu’en 2009, rédigera à ce sujet un article intitulé « Kau no wa utsukushisa [La beauté de l’achat] » dans son ouvrage Kanjiru mingei [Le mingei visible] (Ogyû 2010 : 17-53). Le propos du présent article n’est cependant pas seulement de mettre en lumière ce phénomène, mais d’en proposer également l’analyse suivante. Se développent, à notre avis, dans l’histoire du Japon moderne, trois moments durant lesquels se conceptualise l’idée (ou l’idéologie) d’une tradition et d’un patrimoine japonais représentatifs de l’identité de ce pays. Le premier de ces moments se situe aux alentours des années 1880. Sous l’impulsion de personnages tels Ernest Fenollosa (1853-1908) ou Okakura Tenshin (1862-1913) s’établit l’idée d’une « tradition » proprement asiatique, et japonaise, indépendante de la tradition culturelle occidentale. On peut repérer le second moment au tournant des années 1930. Là, des théoriciens tels que Yanagi, ou le folkloriste Yanagita Kunio (1875-1962), cherchent à valoriser une « culture du petit peuple » par opposition à la culture des élites. Le travail de définition de l’identité japonaise engagé par Okakura s’affine donc en essayant de dégager une « japonité » originelle enfouie sous les vernis chinois, puis occidental, introduits par les classes dirigeantes. Le troisième moment se situe selon nous aux alentours des années 1960-1970, caractérisées par une période de haute croissance économique, permettant la relance d’une consommation culturelle de masse (qui avait fait son apparition dans les années 1920-1930, mais qui avait été freinée par les années de guerre) et l’émergence d’un tourisme « folklorique » qui se passionne pour les spécificités régionales japonaises. C’est à cette période que la « tradition » devient à grande échelle un outil de promotion économique et touristique. Jap Plur 9 reprisDef.indd 307 19/12/13 22:12 308 Damien Kunik Or, il nous semble justement que le Mouvement des arts populaires occupe une place centrale dans cette construction d’une tradition japonaise idéalisée. En effet, à partir du moment où les propos du Mouvement sont écoutés, que ses expositions et ses magasins sont fréquentés, que les objets qu’il promeut sont appréciés, ce qui arrive dès les années 1935, le concept même de « tradition », dont se réclament les objets mingei, se pare d’un sens nouveau. Si l’idée d’une tradition japonaise autochtone, quel que soit le sens qu’on prête à cette expression, existe certainement depuis que le Japon se frotte à l’étranger 5, l’idée que tout un chacun a la possibilité « d’acquérir de la tradition » est nouvelle. Et la capacité d’acheter de la « tradition » est selon nous due à deux hypothèses conceptualisées par le Mouvement des arts populaires. Premièrement, la tradition japonaise et le patrimoine culturel de ce pays, nous dit Yanagi, s’incarnent d’abord et avant tout dans une culture matérielle simple et fonctionnelle, dégagée de toute influence intellectuelle venue d’outre-mer, culture qu’il convient de défendre et de réévaluer. Ensuite, cette culture matérielle est proprement japonaise puisqu’elle ne répond pas aux codes esthétiques qui définissent les représentations culturelles occidentales. Yanagi oppose là un artisanat anonyme et populaire aux œuvres d’art singulières et élitistes venues d’Europe. Or, cet artisanat anonyme présente une caractéristique spécifique que le Mouvement va immédiatement exploiter : il peut être reproduit à l’infini sans rien perdre de sa valeur intrinsèque. Naît donc par ce biais l’idée que l’artéfact culturel le plus proprement japonais, l’artisanat populaire, peut être diffusé à grande échelle pour « rendre la culture japonaise plus proprement japonaise » (Shikiba, Yanagi & Yanagita 1940 : 29) et que cette diffusion peut se faire par un canal commercial. En d’autres termes, naît donc là la possibilité d’une commercialisation de la « tradition ». EN GUISE DE CONCLUSION Le Mouvement des arts populaires ne rencontre plus aujourd’hui que ponctuellement le succès qu’il a pu connaître par le passé. Les théories esthétiques de Yanagi ont été remplacées par d’autres, plus actuelles. L’artisanat a, sans surprise, connu un déclin face à l’industrialisation du Japon et du monde. Cependant, au-delà du Mouvement lui-même, et de l’importance ou non de sa survivance dans le xxi e siècle, deux idées 5 On peut peut-être déjà remonter là aux xviie-xviiie siècle et aux travaux du courant des « études nationales » (kokugaku). Jap Plur 9 reprisDef.indd 308 19/12/13 22:12 Le Mingei, bien de consommation309 théorisées par celui-ci nous semblent continuer d’avoir cours aujourd’hui. Premièrement, la culture japonaise s’incarne avec force dans son patrimoine matériel. Laques, céramiques et textiles, le vivier de formes sur lequel se construira le Mouvement, possèdent un pouvoir d’évocation qui transcende les langues et les frontières. Les objets « traditionnels », revalorisés par Yanagi, incarnent aujourd’hui encore une façon de se présenter au monde dont le Japon continue de tirer parti avec un succès renouvelé. Deuxièmement, la tradition est devenue un produit de consommation. Certes, le Mouvement des arts populaires n’est pas le seul à avoir exploité le filon de la tradition pour diffuser ses produits. Nous aimerions cependant souligner qu’il en a été l’un des précurseurs, et qu’il mérite toute notre attention pour cette raison spécifique. En ce sens, les méthodes de valorisation de l’identité japonaise appliquées par le Mouvement des arts populaires définissent de manière toujours pertinente cette notion « d’économie de la tradition », et cette manipulation économique de la culture constitue un antécédent historique qui mérite d’être relevé, d’autant plus que la tradition japonaise n’a jamais été autant exploitée commercialement qu’elle ne l’est aujourd’hui. BIBLIOGRAPHIE Brandt, Kim. Kingdom of Beauty: Mingei and the Politics of Folk Art in Imperial Japan. Durham, Duke University Press, 2007, 306 p. Castel, Coralie. « Des “nippologies” dans les musées ». In Cipango, n o 16. Paris, Publications Langues’O, 2009, p. 121-147. http://cipango.revues.org/389 Hobsbawm, Eric, R anger, Terence (dir.). L’invention de la tradition. [1983]. Traduit par Christine Vivier, Paris, Editions Amsterdam, 2006, 370 p. K anetani, Miwa. « Bunka no shôhi : Nihon mingei undô no tenji o megutte [Consommer la culture : au sujet des expositions du Mouvement des arts populaires japonais] ». Jinbun gakuhô, n o 77, 1996, p. 63-97. K ikuchi, Yuko. Japanese Modernization and Mingei Theory: Cultural Nationalism and Oriental Orientalism. New York, Routledge Curzon, 2003, 309 p. Nakami , Mari, 2003. Yanagi Muneyoshi : jidai to shisô [Yanagi Muneyoshi : son époque et sa pensée]. Tôkyô, Tôkyô daigaku shuppankai, 2003 : 388. S h i k i ba , Ryûzaburô, Ya nagi , Muneyoshi, Ya nagi ta , Kunio. « Mingeigaku to minzokugaku [Les études sur les arts populaires et les études folkloriques] ». Gekkan Mingei [Le mensuel du Mingei], n o 13, avril 1940. In Gekkan Mingei – Mingei [Le mensuel du Mingei - Mingei]. Tôkyô, Fuji shuppan, vol. 3, 2008, p. 20-31. Jap Plur 9 reprisDef.indd 309 19/12/13 22:12 310 Damien Kunik Ogyû, Shinzô. Kanjiru mingei [Le mingei visible]. Tôkyô, Sekai bunka sha, 2010, 207 p. Ogyû, Shinzô (dir.). Yanagi Muneyoshi no sekai, mingei no hakken to sono shisô [L’univers de Yanagi Muneyoshi : sa découverte du mingei et sa pensée]. Tôkyô, Bessatsu Taiyô Heibonsha, 2006, 182 p. Vlastos, Stephen (dir.). Mirror of Modernity: Invented Traditions of Modern Japan. Berkeley, University of California Press, 1998, 328 p. Yanagi, Muneyoshi. Kôgei no michi [La voie de l’artisanat]. Tôkyô, Kodansha gakujutsu bunko, [1928], 2005, 365 p. Yanagi, Muneyoshi. « “Takumi” no kaiten ni tsuite [Au sujet de l’ouverture du magasin Takumi] ». Gekkan takumi, n o 1, 1934, 1 p. (archives du Mingeikan). Jap Plur 9 reprisDef.indd 310 19/12/13 22:12 Le Japon et la Corée dans l’histoire Jap Plur 9 reprisDef.indd 311 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 312 19/12/13 22:12 Guillaume CARRÉ EHESS, UMR 8173 LA DESCRIPTION DES DIRIGEANTS JAPONAIS DE LA FIN DU XVIe SIÈCLE DANS LES RÉCITS D’UN CAPTIF CORÉEN : LE KANYANGNOK DE KANG HANG « DANS L’ANTRE DES PIRATES » Lors des deux invasions de la Corée par les armées japonaises de Toyotomi Hideyoshi, de nombreux Coréens furent capturés et emmenés de force au Japon. La plupart d’entre eux étaient des hommes et des femmes du peuple, razziés pour servir d’esclaves, et qui ne revirent jamais leur patrie. Mais on trouvait aussi parmi ces déportés et prisonniers de guerre, des officiels coréens, civils et militaires, dont plusieurs purent rentrer en Corée une fois le conflit terminé. Certains laissèrent des témoignages écrits sur leur captivité. Le plus connu de ces textes est sans doute le Kanyangnok de Kang Hang, tant pour la qualité du récit qu’à cause des relations que Kang Hang entretint avec Fujiwara Seika, le fondateur des études néo-confucianistes au Japon 1. Kang Hang, né en 1567 dans une famille de lettrés- fonctionnaires du sud de la province de Chǒllado, après avoir passé avec succès les concours administratifs en 1593, fut envoyé en 1597 dans le sud afin d’y rallier des groupes de partisans et résister à la seconde agression des armées japonaises de Toyotomi Hideyoshi. Surpris par l’avancée rapide des envahisseurs, Kang Hang fut capturé à l’automne par des navires de Tôdô Takatora, un daimyô de la province d’Iyo (Shikoku). 1 Nos traductions se basent sur le texte en chinois classique mis en ligne par l’Institute for the Translation of Korean Classics, (http://db.itkc.or.kr, vérifié le 02/02/2011). Il s’agit du texte tiré du Compendium des voyages outremer, édité sur papier à plusieurs reprises (la plus récente date de 1974). Le site de l’Institute for the Translation of Korean Classics contient également une traduction annotée en coréen moderne par Sin Hoyǒl. Nous avons aussi utilisé la traduction en japonais de Pak Chongmyǒng, qui propose un appareil critique très riche auquel nous sommes grandement redevable. Jap Plur 9 reprisDef.indd 313 19/12/13 22:12 314 Guillaume Carré Aussitôt emmené en captivité au Japon, il y resta un peu plus de deux ans, huit mois environ à Iyo, puis dans le Kansai, pour l’essentiel à Fushimi. Il n’était pas la plupart du temps enfermé, ce qui lui permit, durant son séjour forcé, de récolter diverses informations sur l’état du Japon qu’il comptait faire parvenir à la cour de Chosǒn. Il réussit en 1598 à remettre une première version de son travail à un compatriote, Kim Sǒngbok, puis en 1599 à l’ambassadeur chinois Wang Jiangong, qui résidait alors à Sakai (c’est la première partie du texte intitulée dans les éditions « Adresse depuis l’antre des pirates », auquel il ajouta pendant le reste de sa captivité les « Renseignements recueillis chez les pirates »). Après l’évacuation de la Corée par les dernières troupes japonaises en 1598, Kang Hang fut autorisé par Tôdô Takatora à rentrer dans son pays, au printemps de l’année 1600, juste avant la campagne de Sekigahara. Une fois rapatrié, il compléta par différents ajouts le texte principal rédigé au Japon en chinois classique, et ce furent ses disciples, en particulier un certain Yu Sungo, qui se chargèrent après sa mort en 1618, de rassembler ces récits de captivité auxquels ils donnèrent le titre de Kanyangnok [En gardant les moutons 2]. Kang Hang n’a pas cherché à composer une monographie érudite : son travail s’est centré sur une description des mœurs des Japonais, en particulier les raisons de leur sauvagerie et de leur valeur militaire, sur la géographie et les ressources de l’archipel, sur son histoire et sa situation politique. L’auteur a eu un peu de mal à saisir les structures politiques et sociales du pays, tout en restant conscient de l’originalité du modèle de société guerrière qui dominait l’archipel. Mais plus qu’aux institutions, il s’est intéressé aux personnes, aux dirigeants du pays, les principaux « généraux », comme il appelle les daimyô, dont il dresse la liste des plus importants avec quelques remarques sur leur action destinées à dessiner leur personnalité. 2Une postface ajoutée par Yu Sungo à la fin de l’ouvrage explique la raison du choix de ce titre, qui n’était pas celui auquel Kang Hang avait d’abord pensé. Il est inspiré de poèmes chinois composés par Kang Hang lors de sa captivité. La métaphore de l’activité pastorale pour signifier la captivité en terre étrangère renvoie à un épisode de la vie de Su Wu rapporté par Le livre des Han [Han shou] de Ban Gu : cet ambassadeur envoyé auprès des nomades Xiongnu en 100 av. J.-C., avait refusé d’entrer au service de leur souverain, raison pour laquelle il fut condamné à garder des troupeaux « jusqu’à ce que les béliers donnent du lait ». Il ne put retourner à la cour des Han qu’après 19 années de captivité. La « garde des moutons » souligne donc la volonté de Kang Hang de demeurer fidèle à sa patrie et à son roi. Jap Plur 9 reprisDef.indd 314 19/12/13 22:12 Le Kanyangnok de Kang Hang315 DE QUELQUES « MOINES » Avant d’aborder ces descriptions des dirigeants féodaux japonais par Kang Hang, intéressons-nous tout d’abord à ses sources. Ce Coréen ne connaissait pas le japonais, et il dépendait donc d’informateurs, dont certains étaient sans doute eux aussi des Coréens : parmi tous ceux qu’il a fréquentés au Japon, plusieurs étaient en effet retenus comme captifs depuis la première expédition de Hideyoshi et quelques-uns parlaient japonais. Mais surtout, Kang Hang est entré en relation avec des « moines », comme il les appelle, qui semblent avoir nourri un vif intérêt pour ce lettré coréen. Le plus célèbre de ces « moines » était le fondateur des études néo-confucéennes au Japon, Fujiwara Seika, que Kang Hang appelle le « moine novice Shun » (Shun shuso, nom que prit Seika à son entrée dans un ordre zen). Kang Hang a été plus ou moins embauché par Seika qui voulait profiter de sa connaissance du néo-confucianisme et des systèmes socio-politiques de la Corée et de la Chine. Des liens d’estime réciproque et même une certaine amitié ont lié les deux hommes, dont on trouve aussi des traces dans les écrits de Seika. On sait que Seika, bien qu’ayant été initié aux lettres chinoises dans un monastère (le Shôkokuji de Kyôto), était déjà à l’époque de sa rencontre avec Kang Hang plus ou moins en train de rompre avec le bouddhisme, même s’il ne portait pas encore, semble-t‑il, la tenue des confucéens. Or parmi les individus désignés comme moines par Kang Hang, outre de véritables religieux bien connus comme Seishô Shôtai ou Ankokuji Ekei, on trouve aussi des médecins, comme Yoshida Sôjun. En fait, ces « moines » que fréquenta Seika, plutôt que de fervents bouddhistes, étaient avant tout des personnages ayant une connaissance plus ou moins profonde des lettres chinoises. Or dans la société de l’époque, où le bouddhisme demeurait la principale référence intellectuelle, ce genre de compétence ne pouvait guère s’acquérir que dans les monastères, et le travail intellectuel ou savant était d’ailleurs au Japon regardé comme l’affaire des moines (et de quelques familles de la cour impériale), ce au moins jusqu’à ce que s’affirme le néoconfucianisme au cours de la première moitié du xvii e siècle. Tout ceci explique que Kang Hang ait assimilé ces savants à des moines, puisque de toute façon il ne pouvait voir nulle part de lettrés ressemblant à ceux de son pays ou de la Chine. Ce sont donc apparemment ces personnages qui ont constitué la principale source d’information de Kang Hang qui, pour se justifier des liens qu’il a entretenus avec eux, les présente comme des interlocuteurs un peu plus civilisés par la fréquentation de Jap Plur 9 reprisDef.indd 315 19/12/13 22:12 316 Guillaume Carré la culture chinoise que le reste des Japonais dont il affectait de mépriser la sauvagerie. De ce fait, il affirme que les renseignements qu’il a recueillis de cette manière peuvent être reconnus comme fiables, et cette impression fut peut-être renforcée par le regard critique que ces intellectuels portaient sur les dirigeants de leur pays. Pourtant, Kang Hang n’omet pas de signaler que certains religieux, dont plusieurs étaient en réalité de hauts conseillers des daimyô, pouvaient aussi garder un fonds de perversité atavique, rendue encore plus dangereuse par leur savoir. PORTRAIT DE GROUPE DE DAIMYÔ Au début de son texte, Kang Hang énumère les principaux daimyô de l’époque, en se contentant de signaler leurs noms. Mais plus loin, juste près une longue description des provinces du Japon réalisée d’après une carte, il entreprend de dresser une liste resserrée des grands seigneurs du pays, avec cette fois des développements biographiques plus ou moins étendus ; ces quelques pages brossent également un tableau de la situation politique à la veille de Sekigahara. Les daimyô qui font l’objet des plus longs développements sont donc ceux qui polarisent les attentes et les craintes après la mort de Hideyoshi, autant dire les plus considérables du pays (Môri Terumoto, Maeda Toshinaga, Shimazu Yoshihiro, Date Masamune par exemple, mais Ishida Mitsunari, l’âme de la coalition anti-Tokugawa de 1600, bien que mentionné, n’occupe pas une place aussi importante). A tout seigneur tout honneur, le défilé des portraits de Kang Hang s’ouvre avec Tokugawa Ieyasu. Kang Hang s’emmêle dans sa généalogie, entre Fujiwara et Minamoto, et lui donne un lignage issu de Nitta Yoshisada à la place de Nitta Yoshishige (toutefois la généalogie des Tokugawa ne fut définitivement arrêtée qu’en 1603 3) ; notre Coréen semble aussi penser qu’Ieyasu était issu d’une vieille souche du Kantô, ce qui est naturellement faux, puisqu’il ne s’y est établi qu’en 1590. Il croyait également que le fils aîné d’Ieyasu, Nobuyasu, était toujours vivant, ou du 3Matsudaira Ieyasu a obtenu en 1566 de la cour impériale de « reprendre » le nom de Tokugawa, famille guerrière de l’époque Kamakura dont il prétendait descendre. Les Tokugawa était une branche cadette des Nitta, elle-même rameau du clan Minamoto. Pourtant pour des raisons peu claires, sur des documents datés de 1586, Ieyasu signe du nom de clan « Fujiwara » et non « Minamoto ». Ce ne fut qu’à l’occasion du rétablissement du shogounat qu’Ieyasu produisit la généalogie définitive (mais fantaisiste) de sa famille, le reliant au clan Minamoto : cette ascendance était en effet nécessaire pour prétendre au titre shogounal dans les formes. Jap Plur 9 reprisDef.indd 316 19/12/13 22:12 Le Kanyangnok de Kang Hang317 moins qu’il l’était jusqu’à une date récente, alors qu’en fait Oda Nobunaga et Ieyasu avaient forcé Nobuyasu à se suicider en 1579. Le plus curieux dans les informations rapportées par Kang Hang est une histoire de projet de mariage entre Ieyasu et la veuve de Hideyoshi, qu’il aurait ensuite tenté d’assassiner en découvrant qu’elle s’était fait engrosser par un amant. On a du mal à imaginer que ce mauvais roman soit sorti de l’imagination de l’auteur, et on peut donc supposer qu’il s’agit d’un écho des rumeurs et calomnies diverses qui couraient sur les uns et les autres dans le climat d’extrême tension politique que connaissait le Japon à cette époque. Kang Hang est en revanche assez bien informé sur les luttes qui opposèrent Hideyoshi et Ieyasu après la disparition de Nobunaga, et il insiste sur la richesse du maître du Kantô, qu’il évalue correctement à 2 500 000 koku officiels, et au double dans la réalité. Quant à sa personnalité, voici ce qu’il écrit : C’est un être avare de paroles, et qui en impose. (…) Lorsque Hideyoshi était encore en vie, Ieyasu avait su gagner le cœur de la foule, mais depuis qu’il l’a remplacé, il ne répond pas à ses attentes. Hideyoshi, même quand il attaquait un château et avait vaincu ses ennemis, si ceux-ci faisaient leur soumission, oubliait alors aussitôt sa rancune à leur encontre, et ne ravageait ni les forteresses, ni leurs territoires ou leur population ; parfois même, il ajoutait des villages à leurs possessions. Ieyasu, lui, garde son ressentiment tapi au fond de son cœur, mais si on l’on se brouille ne serait-ce qu’une fois avec lui, il n’aura de repos tant qu’il n’aura pas acculé son adversaire à la mort. Pour cette raison, les daimyô qui redoutent sa puissance lui font tous en apparence allégeance, mais il n’y en pas un qui soit sincère, m’a-t-on dit. Cet aspect dissimulé, rancunier, d’Ieyasu, sa personnalité froide et calculatrice, sont soulignés à plusieurs reprises dans l’ouvrage. Kang Hang signale ainsi une prétendue jalousie du chef de la maison Tokugawa envers le daimyô Ukita Hideie, qui aurait fait paraître le maître du Kantô comme « un personnage bien mesquin » aux yeux des Japonais. Tous les autres daimyô sur lesquels Kang Hang s’attarde, à l’exception peut-être de Date Masamune, apparaissent comme des rivaux potentiels d’Ieyasu, ou des personnages susceptibles de contrecarrer ses ambitions hégémoniques, y compris Maeda Toshinaga, pourtant neutralisé dès 1599. Parmi eux, seul Môri Terumoto fait l’objet d’une appréciation positive, parce qu’il a la réputation d’être magnanime et de s’être comporté moins cruellement que les autres en Corée (et aussi peut-être parce que les Môri prétendaient avoir de lointaines origines dans la péninsule Jap Plur 9 reprisDef.indd 317 19/12/13 22:12 318 Guillaume Carré coréenne, le fait est souligné dans le texte). Kang Hang, là encore, se réfère à l’opinion de ses informateurs japonais. Shimazu Yoshihiro est, quant à lui, décrit comme un brave, mais il s’agit toujours d’une appréciation portée par les Japonais. En revanche, il écrit la chose suivante à propos d’Uesugi Kagekatsu, à une époque où celui-ci s’apprêtait à se rebeller ouvertement contre l’autorité de Tokugawa Ieyasu : Voilà ce que racontent tous les Japonais, à ce qu’on m’a dit : « […] Si Kagekatsu se décide à bouger, il est impossible que sa campagne ne soit couronnée de succès. Mais hélas ! Kagekatsu est un benêt et un faible : il ne prendra sûrement pas l’initiative d’attaquer. » Ainsi, le plus souvent, Kang Hang affirme que les jugements portés sur les daimyô que l’on trouve dans son texte sont ceux des Japonais eux-mêmes, c’est-à-dire en fait, les opinions exprimées ou rapportées devant lui par les « moines » qui l’ont informé. TOYOTOMI HIDEYOSHI, TYRAN AMBIGU Le guerrier sur lequel Kang Hang s’est le plus étendu était déjà mort à son arrivée à Fushimi : il s’agit bien sûr de Toyotomi Hideyohi, le responsable des malheurs de la Corée et de la captivité de l’auteur. D’un bout à l’autre de son texte, Kang Hang l’appelle « zokkai », le « chef des brigands » ou le « chef des pirates », et ne cesse de l’accabler de son mépris et de son ressentiment. Les éléments biographiques et tératologiques (laideur lui ayant valu le sobriquet de « singe » dans son enfance, naissance avec six doigts à une main) rapportés par Kang Hang insistent sur ses origines ignobles. Il en fait à ses débuts un fils d’ouvrier agricole et un quasi-esclave d’Oda Nobunaga, récit d’ailleurs similaire dans ses grandes lignes aux biographies de Hideyoshi qui seront produites à partir du xviie siècle au Japon. Pour Kang Hang, l’accession d’un tel individu au sommet du pouvoir est une preuve des tréfonds de la barbarie où ont sombré les Japonais au terme de décennies de guerres civiles. Mais cette opinion ne lui est pas propre. Elle a été sinon suggérée, du moins confirmée par ses entretiens avec ses informateurs locaux : [Jadis] les places nobles échoyaient aux gens nobles, et les places viles aux gens vils, et alors les Japonais qui tenaient le pouvoir n’en respectaient pas moins l’ordre des choses, et ils n’auraient jamais osé s’écarter de la Voie à leur guise. Mais dès que Jap Plur 9 reprisDef.indd 318 19/12/13 22:12 Le Kanyangnok de Kang Hang319 Nobunaga fut tué par un de ses subordonnés, [Akechi] Mitsuhide, Hideyoshi se hissa de sa condition d’esclave, agressa et tua plusieurs ministres, et se proclama lui-même Grand Chancelier. (…) Tous les hommes à présent aux postes clefs ne sont que des esclaves ou des voyous, qui sont devenus subitement riches et nobles avec l’appui de Hideyoshi. Parmi les moines japonais, ceux qui ont un tant soit peu de discernement m’ont tous dit que « depuis que le Japon existe, on n’avait jamais encore vu un bouleversement comme celui de l’époque actuelle ». Cette perception d’un « monde à l’envers » consacré par l’avènement de Hideyoshi se retrouve dans cet autre passage sur le tour de vis fiscal qui accompagna la réunification du pays, et qu’on devine inspiré par les « moines » japonais : Mais après que le chef des brigands ait pris la suite de Nobunaga, la perception de l’impôt atteint des sommets : tout le produit des rizières, et même la paille, rien ne resta entre les mains des paysans. Les généraux japonais rivalisaient en richesse avec Hideyoshi, mais les paysans, eux, étaient plongés dans une telle pauvreté qu’ils n’avaient même plus assez de riz pour assurer leurs lendemains. Toutefois, le regard porté sur Hideyoshi dans le récit de Kang Hang n’est pas exempt de toute ambiguïté. Il apparaît certes comme un personnage grossier, souvent puéril et, naturellement, d’une cruauté sans borne, portant à leur paroxysme les tares que Kang Hang attribue volontiers aux Japonais. Mais la personnalité de Hideyoshi n’est pas complètement dépourvue de traits héroïques. Bien sûr, pour Kang Hang, il est sans doute inacceptable qu’une brute sanguinaire puisse passer pour le détenteur du mandat céleste, et d’ailleurs il ne dit rien des origines surnaturelles (« fils du soleil ») auxquelles Hideyoshi finit par prétendre ; cependant, il souligne qu’en dépit de sa brutalité, d’une certaine manière, il a rompu avec ce qu’il appelle le « despotisme » de Nobunaga, qui, toujours selon lui, faisait vivre les daimyô dans une perpétuelle crainte. Car la principale qualité qu’il met en avant chez Hideyoshi, par un contraste évident avec Tokugawa Ieyasu (voir supra), est sa magnanimité, son absence de rancune, et d’une certaine manière, la simplicité et la franchise de ses sentiments et de ses valeurs. Selon Kang Hang Hideyoshi aurait ainsi risqué sa vie pour tenter de convaincre un vassal révolté d’Oda Nobunaga, nommé Bessho Nagaharu, de faire amende honorable. Il relate aussi la mésaventure de Xu Yihou, un Chinois vivant au Japon et qui fut dénoncé par un compatriote alors qu’il tentait d’avertir la cour des Ming des projets de conquête de Hideyoshi. Jap Plur 9 reprisDef.indd 319 19/12/13 22:12 320 Guillaume Carré Celui-ci, magnanime, aurait épargné Yihou, car il aurait considéré que ce dernier n’avait fait que son devoir envers son souverain, alors qu’il aurait blâmé son délateur d’avoir trahi sa patrie d’origine 4 (Pak 1984 : 156). Le portrait de Hideyoshi apparaît donc contradictoire, oscillant entre la quête de gloire et la truculence d’un Liu Bang, le premier empereur Han, issu lui aussi des bas-fonds de la société, comme le fondateur de la dynastie Ming d’ailleurs, et la tyrannie sanguinaire et la démesure du premier empereur de Qin ou la cruauté d’un Di Xin des Shang. Le passage sur le château de Fushimi s’inscrit sans doute dans cette intertextualité sous-jacente des classiques historiques chinois ; Hideyoshi y est décrit comme un être capable d’exploits surhumains, mais aussi comme une source de tourments sans fin pour son peuple : On détourna l’eau d’une rivière pour qu’elle se jette dans un fossé, dont la profondeur dépasse les 20 pieds, à la porte est du château. De tous côtés, dans des espaces laissés libres, on planta des pins et des cyprès et en quelques mois, on reproduisit les paysages luxuriants du mont Nanshan 5. On déplaça des montagnes, combla des cours d’eau, et comme si Hideyoshi faisait courir les pierres ou voler les arbres, tout fut achevé en un rien de temps. (…) Après la mort de Hideyoshi, comme il se trouva un jour que le château était vide, j’y pénétrai en cachette à la suite d’un moine japonais. Tous les cinq pas on tombait sur un temple, tous les dix pas sur un pavillon, et cela s’étendait par ci, tournait et retournait par là, au point que j’ai bien cru que nous allions nous perdre. Quand bien même les Dieux ou les démons auraient transporté tous les matériaux nécessaires, les travaux n’auraient pas pu être achevés en plusieurs années, et pourtant, il paraît que tout fut construit en moins d’un an. On imagine bien, à voir cela, combien ce misérable a cruellement exploité son peuple, et jusqu’à quel point les Japonais peuvent supporter des travaux de force. Hideyoshi était donc pour Kang Hang un personnage qui, incontestablement, sortait de l’ordinaire, et même de l’ordinaire barbare et vicieux des Japonais. Il ose même une comparaison inattendue : Il tenait ses généraux par mille stratagèmes. Ainsi le jour, il leur faisait savoir que « cette nuit il dormirait à l’est », et le soir venu, 4En fait, d’après Pak Chongmyǔng, si l’affaire est bien attestée par d’autres documents, ce serait Tokugawa Ieyasu qui aurait incité Hideyoshi à faire preuve de magnanimité envers Yihou. 5 Plus loin dans le texte, Kang Hang s’étend sur le goût des daimyô pour les jardins somptueux et les curiosités et animaux exotiques destinés à les parer. Jap Plur 9 reprisDef.indd 320 19/12/13 22:12 Le Kanyangnok de Kang Hang321 on le retrouvait à l’ouest. On aurait dit qu’il tenait de Cao Cao et de ses tombes factices 6 ! La comparaison, même fugitive, avec Cao Cao (155-220), personnage historique devenu au fil des siècles le caractère le plus complexe du roman chinois des Trois Royaumes, est très intéressante : ce général est resté dans la mémoire populaire à la fois comme un militaire et un politicien retords, rusé et sans scrupules, mais aussi comme une âme chevaleresque et éprise de gloire, le type même du héros sombre et flamboyant qui surgit dans le chaos des guerres civiles. En somme, la figure de Hideyoshi apparaît singulièrement ambivalente pour un récit écrit par un Coréen. Ce portrait rappelle ce que Fujiwara Seika lui-même a écrit de Hideyoshi, lorsqu’il note à la fois l’envergure du personnage, sa magnanimité, mais aussi son comportement despotique et déréglé. Il est donc plus que vraisemblable que la perception qu’avait Kang Hang du tyran ait subi aussi cette influence (Ôta 1985 : 32 7). On a en fait l’impression en lisant ce que Kang Hang nous a laissé sur Hideyoshi, de voir la légende de ce personnage déjà en train de se constituer, quelques mois seulement après sa disparition. Certaines des anecdotes et « belles histoires » (bidan) rapportées par notre Coréen font en effet songer, par leur tonalité, à d’autres contes du même genrequi vont nourrir, une trentaine d’années plus tard, des œuvres historico-romanesques narrant les exploits de Hideyoshi , comme le Taikôki de Oze Hoan. CONCLUSION Outre les péripéties de sa captivité et les rapports qu’il a entretenus avec des intellectuels comme Fujiwara Seika, l’intérêt du texte de Kang Hang, dans ce qu’il nous rapporte du Japon et de ses habitants, paraît plus résider dans les représentations qu’un Coréen pouvait avoir du Japon et des Japonais durant cette période de conflit, que dans des renseignements factuels, souvent erronés. Toutefois, tout attribuer aux opinions personnelles d’un lettré coréen serait sans doute inexact. A travers son récit, Kang Hang consigne aussi indirectement l’état d’esprit de ses informateurs locaux, et donc l’opinion dans quelques cercles de savants 6 Allusion à un épisode célèbre de la biographie de Cao Cao : celui-ci, afin de pouvoir reposer en paix et de garder le secret sur son dernier séjour, aurait fait édifier soixante-douze tombes factices censées renfermer son corps. 7 On consultera aussi les pages 44 à 56 sur les rapports de Seika avec Kang Hang. Jap Plur 9 reprisDef.indd 321 19/12/13 22:12 322 Guillaume Carré japonais, lors de la période d’incertitude politique entre la mort de Hideyoshi et la victoire définitive d’Ieyasu. Puisque, comme on s’en doute, l’avènement des Tokugawa au shogounat n’allait pas inciter à manifester librement les sentiments que l’on nourrissait à leur égard, les écrits de Kang Hang constituent de ce fait un témoignage précieux. BIBLIOGRAPHIE K ang Hang. Kanyangnok [En gardant les moutons]. 1618, édition originale en chinois de l’Institute for the Translation of Korean Classics (version en ligne : http://db.itkc.or.kr). Pak Chongmyǒng (trad. jp. et notes), Kang Hang. Kanyangnok. [1618], Tôkyô, Tôyô bunko, 1984. Ôta Seikyû. Fujiwara Seika. Tôkyô, Yoshikawa kôbunkan, 1985. LEXIQUE « Adresse depuis l’antre des pirates » 賊中封疏 Compendium des voyages outre-mer 海行摠載 Kanyangnok看羊録 Kang Hang 姜沆 « Renseignements recueillis chez les pirates » 賊中聞見錄 Shun shuso 舜首座 Su Wu 蘇武 zokkai 賊魁 Jap Plur 9 reprisDef.indd 322 19/12/13 22:12 Alexandre ROY CEJ-INALCO L’implantation des colons agricoles en Corée entre 1905 et 1919 : l’histoire d’un échec Shokumin est le terme utilisé au Japon depuis l’ère Meiji pour traduire l’expression occidentale de « colon ». Il est composé de deux caractères signifiant l’implantation d’un végétal (shoku) et la population (min). S’inspirant de l’étymologie latine de « colon » (du verbe colere, signifiant « cultiver la terre »), cette combinaison de caractères permet une ambiguïté sémantique entre « peuple cultivateur » et « peuple transplanté », mêlant inextricablement agriculture et migration au sein de la question coloniale. La première colonie japonaise, Taiwan, à partir de 1895, répondait à cette définition de la colonie agricole : le colonat y développa exclusivement la culture du riz et du sucre pour alimenter la métropole (les cultivateurs étaient indigènes, mais la production et le commerce furent rapidement contrôlés par le capital japonais). Dans ce contexte, la colonisation de la Corée en 1905 constituait un défi : la métropole serait-elle en mesure de développer une telle politique sur un espace six fois plus étendu et peuplé ? Malgré la différence d’échelle, cela a bien été envisagé. La colonisation agricole était même alors la seule perspective de politique économique pour Tôkyô. Le premier plan allant en ce sens fut le « plan Nagamori ». Présenté au gouvernement coréen en juin 1904, il recommandait l’implantation massive de cultivateurs japonais sur les terres coréennes non cultivées. Pour Tôkyô, c’était ouvrir un exutoire à la pression démographique croissante en métropole et éviter la crise agraire que celle-ci risquait d’entraîner, tout en laissant espérer un meilleur contrôle du territoire colonial 1. C’est donc tout naturellement qu’entre la victoire contre la 1 Komura Jutarô (ministre des Affaires étrangères) obtint du gouvernement l’officialisation de cette orientation pour l’implantation stratégique en septembre 1908 ; Inoue (1968 : 294), Gragert (1994 : 55-65). Jap Plur 9 reprisDef.indd 323 19/12/13 22:12 324 Alexandre Roy Russie en 1905 et la fondation du Gouvernement général (sôtokufu) en 1910, la grande création économique du pouvoir colonial fut la Compagnie d’exploitation et de développement de l’Orient (Tôyô takushoku kabushiki gaisha, dite « Tôtaku »), chargée du développement de la colonisation agricole. A la naissance de cette dernière, en décembre 1908, était évoqué l’objectif d’une colonisation massive par 350 000 à 500 000 cultivateurs implantés en 1920 (Duus 1995 : 307, 368-373)… Qu’en a-t-il été ? Pour répondre, il nous faut d’abord connaître la trame migratoire japonaise, condition et fruit de la colonisation, et le système agraire coréen sur lequel la colonisation s’est greffée, avant de pouvoir faire état des activités de la Tôtaku puis des colons « indépendants ». Graph. 1 : L’émigration japonaise (1900-1920) ; Source : Duus (1995 : 290). La Corée : destination-phare de l’émigration japonaise La première vague d’émigration massive du Japon moderne eut lieu dans les années 1890, au sein d’une décennie de maturité politique (Constitution adoptée en 1889 et Parlement ouvert en 1890), économique (première crise capitaliste de l’archipel en 1890) et militaire (victoire contre la Chine). L’excédent démographique jusque là absorbé par le travail industriel des villes fut repoussé vers l’étranger, les désœuvrés s’embarquant pour Jap Plur 9 reprisDef.indd 324 19/12/13 22:12 L’implantation des colons agricoles en Corée entre 1905 et 1919325 le Pacifique Nord glaner quelque argent dans les plantations sucrières d’Hawaii, les mines de Colombie-Britannique ou le chemin de fer californien. Ce flux fut bloqué par les premières lois anti-japonaises décrétées sur place à partir de 1899, tandis qu’au même moment, l’acquisition des colonies ouvrait un nouveau canal d’émigration. Durant la décennie 1900, l’émigration s’accrut et bascula vers l’Asie et surtout les colonies : en 1910, il y avait autant de Japonais à Taiwan que sur l’ensemble Pacifique Nord et la Corée s’imposait déjà comme la première destination (voir graph. 1). Cette dynamique continua jusqu’en 1920 : la Corée restait seule en tête (350 000 Japonais en 1920), malgré la croissance en Chine et sur le Pacifique Nord (139 000 Japonais en 1910, 458 000 en 1920). Avec un accroissement du nombre des migrants et leur concentration en Corée, tous les éléments semblaient réunis pour réaliser les plans de colonisation agricole évoqués. Le système agraire préexistant En 1910, la population coréenne vivait à 80 % de l’agriculture (K anbe 1910 : 137), la question agraire y était donc particulièrement capitale et le système agraire coréen répondait encore au schéma d’un régime « féodal » asiatique : les sujets travaillant la terre et la royauté et ses agents s’arrogeant en moyenne la moitié de la production. Le plus grand propriétaire terrien était le roi lui-même : d’après les autorités japonaises, il possédait en 1910 quelque 100 000 ha, soit 3 % de la surface cultivée officiellement. En dehors de cela et des terres dépendant des différentes institutions royales, Edwin Gragert estime que les trois quarts des terres relevaient de « la propriété privée », et étaient donc non soumis directement aux autorités centrales. Le fermage occupait environ 30 % des terres, un chiffre important dans la mesure où la plupart des cultures non fermières étaient vivrières : c’est le fermage qui alimentait les marchés (Gragert 1994 : 49, 52). Au-dessus des fermiers, les « propriétaires absents » vivant en ville, généralement à Séoul : en 1900, sur les villages étudiés par E. Gragert, deux tiers des propriétaires étaient dans ce cas (Gragert 1994 : 101). Si la propriété privée et le droit de vendre ses terres étaient reconnus depuis le début du xv e siècle, les registres fonciers étaient peu actualisés et ne localisaient pas précisément les parcelles (Gragert 1994 : 30). D’autre part, la situation fiscale et le type d’exploitation pouvaient être très différents par endroits, formant un véritable dédale (pour un aperçu de cette diversité, Kanbe 1910 : 46-50). Jap Plur 9 reprisDef.indd 325 19/12/13 22:12 326 Alexandre Roy Pour clarifier la situation, tirer de la taxe foncière un revenu amélioré et permettre un véritable marché foncier débarrassé des conflits de titre de propriété (indispensable à la colonisation agricole), le colonat dirigea une grande enquête cadastrale entre 1910 et 1918. Au terme de cette enquête, les terres cultivées étaient près de deux fois plus étendues que celles reconnues en 1909 (+ 89 %)… Une croissance double de la croissance démographique (+ 46 %) qui semble bien indiquer que le phénomène des « terres cachées » à l’administration était effectivement très important 2 (ce que suggère Gragert 1994 : 22). Le revenu de la taxe foncière s’en trouva multiplié d’autant, une excellente chose pour le Gouvernement général. L’implantation de colons japonais ne semble pas avoir particulièrement souffert de conflits de propriété : les terre colonisées ont pu être achetées, ce qui doit sans doute beaucoup au fait que le système agraire coréen intégrait déjà un marché foncier. Structurellement, l’existence d’une importante classe de grands propriétaires s’appuyant sur de nombreux fermiers pouvait constituer un obstacle à l’implantation « concurrente » de colons agricoles (Gragert 1994 : 53), mais dans les faits, ces derniers ont souvent acheté leurs terres à ces grands propriétaires coréens (ce que Gragert vérifie lui-même). Cela explique la faiblesse des conflits fonciers avec les petits possédants – peu concernés – comme avec les grands – puisque ceuxci vendaient leurs terres à bon prix aux colons. Si la trame migratoire japonaise posait des conditions favorables à la colonisation agricole, le régime agraire coréen n’opposait pas de difficultés particulières à la réalisation des plans de colonisation. La Compagnie d’exploitation et de développement de l’Orient Entre la victoire militaire contre la Russie tsariste (1905) et l’établissement du Gouvernement général de Corée en 1910, la politique coloniale s’est développée à travers une grande compagnie japonaise créée à cet effet : la Compagnie d’exploitation et de développement de l’Orient (Tôyô takushoku kabushiki gaisha), 2 Si l’on réduit la croissance « naturelle » de la surface cultivée à celle de la démographie, on constate que 970 000 ha, soit près de la moitié (42 %) de la surface reconnue officiellement en 1909, pourraient avoir été des terres dissimulées au fisc de l’ancien régime. Ce chiffre est près de dix fois plus élevé qu’une enquête japonaise le supposait en 1908 (les évaluant à 140 000 ha). Nous n’avons pas connaissance de l’historiographie coréenne sur cette question, mais il est certain que croiser les historiographies permettrait de préciser notre propos. Jap Plur 9 reprisDef.indd 326 19/12/13 22:12 L’implantation des colons agricoles en Corée entre 1905 et 1919327 dite « Tôtaku ». La compagnie fut créée le 27 décembre 1907, son siège social basé à Séoul et tous ses dirigeants étaient japonais. Le capital, levé en bourse, s’élevait à dix millions de yen. Il était à plus du tiers entre les mains de l’Etat japonais 3, auquel s’ajoutaient 6 % détenus par quelques grands courtiers de la région d’Ôsaka (plus de mille actions chacun). Une foule de petits porteurs (94 % des 7 016 actionnaires) ne détenait que 23 % du tout et le gros tiers restant du capital (36 %) était possédé par une couche intermédiaire d’actionnaires ayant acquis jusqu’à quelques centaines d’actions chacun (Kurose 1982 : 65, 68-69). Quoique de droit privé la compagnie était le fruit d’une initiative gouvernementale, répondait à une mission politique, était pourvue d’un capital d’abord étatique, et était dirigée par des hommes proches du pouvoir politique de Tôkyô. L’article Un de ses statuts était clair : la mission de la compagnie était de « gérer les activités de la colonisation agricole en Corée 4 ». Si son nom inscrivait un horizon géographique ouvert à l’ensemble de « l’Orient » (tôyô), dans les faits le champ d’action de la société était d’abord limité à la péninsule et son siège installé à Séoul. La compagnie organisa une propagande régulière dans les campagnes de l’archipel pour promouvoir l’émigration en Corée. Les colons se voyaient avancer les « frais de déménagement » (ijûhi), jusqu’à 200 yens par famille, pour s’installer sur des terres achetées au préalable par la Tôtaku, qui les leur revendait. Pour la transaction, deux catégories de migrants étaient reconnues : l’une correspondait aux plus pauvres ne bénéficiant d’aucun apport, la seconde à ceux pouvant acheter jusqu’à la moitié des terres que la compagnie leur proposait. L’étendue des terres que pouvaient se procurer les colons était limitée à deux hectares pour la première catégorie et dix pour la seconde. Les taux d’intérêt appliqués aux crédits pouvaient paraître intéressants (6 % pour la première catégorie, 7,5 % pour la seconde) comparés à l’usure traditionnelle, mais dans le contexte de familles menacées par la misère, avérée ou à venir, et migrant en milieu inconnu, cette charge restait répulsive. Le graphique 2 montre comment l’ampleur de la colonisation agricole dirigée par la Tôtaku est restée faible sur la 3Initialement le pouvoir japonais imposa au gouvernement coréen et la Cour royale coréenne de prendre part à hauteur de 31 % du capital, cela non pas en payant en argent mais en donnant à la compagnie un équivalent en terres – qui sera de 11 000 ha. A la fondation du Gouvernement général en 1910, celui-ci hérita des parts du pouvoir coréen. La Maison et la famille impériales possédaient, elles, 3 % du total. 4Dans cette phrase, le terme utilisé pour « colonisation agricole » était takushoku, qui évoque le développement de terres vierges. Pour le texte original, voir Naikaku sôri daijin (1908). Jap Plur 9 reprisDef.indd 327 19/12/13 22:12 328 Alexandre Roy période, stoppée dans sa croissance par les effets de la Première Guerre mondiale sur l’économie japonaise. Graph. 2 : Les familles de colons agricoles installés via la Tôtaku (1909-1919). Sources : Tôtaku (1918 : 94-95 ; 1919 : 11), et Chôsen sôtoku-fu (1910-1919). La forte croissance des arrivées jusqu’en 1912 s’explique par la crise agraire sévissant alors au Japon : une hausse des dépenses des cultivateurs (impôts et coût de la vie) combinée à une baisse de leurs revenus (concurrence des riz importés et abondance des récoltes dont les profits restaient concentrés entre les mains des réseaux marchands et des grands propriétaires, sauf en 1911, année de très mauvaise récolte ; Ôkama 1973 : 148-170 et Brenier 1912). La baisse des arrivées annuelles qui ont suivi (335 entre 1914-1917 contre 613 en 1912-1913) s’explique par l’embauche du surplus des forces de travail rurales par l’industrie, qui se développait à la faveur de la concentration des industries européennes sur leur marché intérieur pour l’effort de guerre. La hausse apparente des arrivées en 1917 et 1919 n’est, elle, due qu’au reflux de 1918 (année des « émeutes du riz » au Japon, suite au terrible renchérissement du coût de la vie) : les arrivées furent mêmes inférieures entre 1917 et 1919 à celles enregistrées entre 1914 et 1916 (784 contre 991). L’expansion terrienne de la compagnie a suivi la même dynamique : après une première phase de forte croissance (70 144 ha possédés en 1914), ce fut le coup d’arrêt presque total pendant la guerre 5. 5Il faudra six ans entre 1913 et 1919 pour acquérir une surface (13 000 ha) égale à ce que la compagnie acquérait en moyenne en un an entre 1908 et 1913 (Chôsen sôtoku-fu 1910-1919). Jap Plur 9 reprisDef.indd 328 19/12/13 22:12 L’implantation des colons agricoles en Corée entre 1905 et 1919329 Avec 6 800 ha pour 3 458 familles de colons en 1919, la compagnie ne consacrait à ces derniers pas même un dixième (8,6 %) de ses terres, soit deux hectares par famille en moyenne (Chôsen sôtoku-fu 1921). En 1919, avec trois fois moins de terres que prévu 6 et dix fois moins de colons implantés que prévu, le bilan de la Tôtaku était exécrable. Cet échec était-il général ou bien fut-il compensé par l’œuvre des colons « indépendants » ? Les colons « indépendants » En 1910, dans son ouvrage De l’émigration agricole vers la Corée, Kanbe Masao, professeur à l’université impériale de Kyôto, préconisait l’implantation de « petits migrants agricoles indépendants » (shô-dokuritsu nôgyô-imin). Dans son idée, il fallait éviter que l’action japonaise ne se limitât aux seuls cas des grands propriétaires absents, situation dont il avait constaté le développement sur la péninsule. Pour lui, c’était là la clé de la réussite d’une politique de développement : s’il fallait attendre que les Coréens développassent eux-mêmes leurs terres, cela prendrait trop de temps, disait-il, et cela priverait la métropole d’un débouché pour son surplus de population ainsi que d’une source d’approvisionnement en denrées alimentaires et ralentirait en retour l’expansion des ventes de ses produits finis sur la péninsule. Or, les grandes propriétés japonaises, comme celles de la Tôtaku, avaient tendance à recourir à la main-d’œuvre des fermiers coréens par facilité d’embauche et surtout par avidité : les Coréens coûtaient moins cher que les Japonais. Sans doute est-ce cela qui amena Kanbe à dédaigner totalement la Tôtaku dans son étude. En matière de colonisation, il prônait, à l’inverse du dirigisme total de la Tôtaku, un dirigisme politique limité à l’aide financière et la coordination des petits colons : à peine s’intéressait-il aux organisations départementales métropolitaines chargées de promouvoir la colonisation agricole en Corée. Il ne les évoquait d’ailleurs que pour en railler le petit nombre : « deux ou trois » disait-il (Kanbe 1910 : 150), une dizaine en réalité 7. Sur la période d’expansion, entre 1909 et 1915, la propriété japonaise s’est développée à un rythme soutenu : de 52 436 ha (1909), à 130 800 ha en 1912, puis 205 538 ha en 1915 (dont 108 742 ha de rizières irriguées ; Kazama 1994 : 113). Limité aux terres rizicoles et céréalières, ce chiffre tombe à 169 007 ha 6 78 000 ha contre 240 000 initialement prévus (Duus 1995 : 381). 7Nôshômu-shô nômu-kyoku, 1910 : 102-135. Pour une analyse récente de ces organisations (entreprises et syndicats), voir Tanaka (2003). Jap Plur 9 reprisDef.indd 329 19/12/13 22:12 330 Alexandre Roy (en 1915), soit 5,3 % du total de cette catégorie sur la péninsule 8. L’essor de l’implantation des colons indépendants en comparaison de l’action de la Tôtaku peut s’expliquer par une catégorie sociale concernée moins pauvre : les petits indépendants avaient de quoi éviter d’emprunter pour pouvoir s’installer. Bien qu’échappant à l’usure en grande partie, ils restaient de très petits propriétaires : si, entre 1909 et 1915, la surface cultivée par les colons a quadruplé, le nombre des propriétaires a lui décuplé (la surface moyenne passant de 75 ha à 29 ha 9). Les nouveaux arrivants se partageaient donc de très petits lopins, un morcellement de la propriété qui montre qu’il s’agissait là surtout de migrants pauvres, fuyant leur faillite annoncée en métropole et voulant sauver le peu qui leur restait en l’investissant en Corée. Graph. 3 : Soldes annuels de migration des colons agricoles (1909-1919) Sources : Tôtaku (1918 : 94-95 ; 1919 : 11), et Chôsen sôtoku-fu (1910-1919). Si, en 1915, l’étendue moyenne des trente-huit mille propriétés japonaises sur la péninsule était de 29 ha, 45 % d’entre elles ne recouvraient que moins d’un demi-hectare, alors que la classe des grands propriétaires ne représentait que 1 % (propriétés de plus de 100 ha). Ce dernier groupe était devenu puissant au point d’être en 1918 plus nombreux que son homologue coréen (404 Japonais contre 328 Coréens)… Inversement, la proportion des très petites propriétés était quasi identique au sein des popu8 169 007 ha sur 3 170 610 ha (Chôsen sôtoku-fu 1915). 9De 692 à 6 969 selon Kazama (1994 : 113). Jap Plur 9 reprisDef.indd 330 19/12/13 22:12 L’implantation des colons agricoles en Corée entre 1905 et 1919331 lations japonaise et coréenne (45 % et 47 % ; Miyajima 1993 : 126-127). La propriété japonaise était donc constituée d’une élite particulièrement puissante et d’une masse de très petits colons nouvellement venus aussi peu dotés que la plus basse couche sociale des propriétaires coréens. Avec moins de 1,5 ha, le cultivateur ne dégageait qu’un revenu strictement minimum, si bien qu’on peut penser que de très nombreux colons étaient eux-mêmes réduits à se faire fermiers d’un autre pour espérer ne pas être à la merci du premier incident venu. Or, la politique agricole de la colonie n’aida pas ces petits cultivateurs : entre 1909 et 1918, seuls l’entretien effectif d’un point de rétention d’eau sur quatre (1 527 sur 6 000) et celui d’un barrage traditionnel sur cinquante (410 sur 20 000) furent financés par les autorités (GovernmentGeneral of Chosen 1920 : 100). Ce délaissement politique renforçait les grands propriétaires contre les petits. Au plus fort de la venue des colons indépendants, en 1914, la moitié des terres japonaises en Corée restaient encore entre les mains de propriétaires restés en métropole (Gragert 1994 : 126). Malgré un premier essor relativement important, la colonisation par de petits propriétaires indépendants était sur le déclin : 7 157 familles en 1915, 6 752 en 1919 (soit 6 % de retour aussitôt après l’arrivée). Inversement, la proportion des foyers aidés par la Tôtaku crût significativement (une famille sur cinq en 1910-1913, une sur quatre en 1914-1918, puis une sur trois en 1919-1920), signe que la migration se limitait dès lors aux plus pauvres. Le résultat de l’implantation des colons agricoles japonais sur la péninsule coréenne était en 1919 très loin des prévisions initiales : on comptait 40 157 personnes, femmes et enfants compris (Chôsen sôtoku-fu 1919), c’est-à-dire dix fois moins que prévu dix à quinze ans plus tôt. Le début d’élan des premières années, largement dû à la crise agraire en métropole, s’est rapidement essoufflé et effacé face au « boum » économique suscité par la guerre en Europe. Dans ce contexte, la tendance à l’emploi de fermiers coréens a ouvertement pris le dessus : la Compagnie d’exploitation et de développement de l’Orient elle-même, dont la mission première était pourtant l’implantation de colons japonais, a largement confié ses terres aux fermiers coréens, une rente plus profitable que le crédit fait aux colons. Avec les émeutes du riz de l’été 1918 en métropole, et le Mouvement de libération nationale du 1er mars 1919 en Corée, le pouvoir métropolitain dut se résoudre à engager une véritable politique en la matière. Retenant l’échec des plans de colonisation agricole, Tôkyô centra sa réponse sur un objectif purement Jap Plur 9 reprisDef.indd 331 19/12/13 22:12 332 Alexandre Roy productif : le « Plan d’accroissement de la p roduction rizicole » (sanmai zôshoku keikaku) sur quinze ans lancé à l’été 1919 devait augmenter la production annuelle coréenne de neuf millions de koku 10, pour en exporter 55 % en métropole. bibliographie Brenier, Henri. « La crise du riz au Japon ». Bulletin économique de l’Indochine, vol. 15, 1912, p. 907-910. Chôsen sôtoku-fu. Chôsen sôtokufu tôkei nenpô. Keijô, 1910-1921. Duus, Peter. The Abacus and the Sword: the Japanese Penetration of Korea 1895-1910, Berkeley, University of California Press, 1995. G overnment-General of C hosen. Annual Report on Reforms and Progress in Chosen (1918-1921). Keijô (Séoul), 1921. G ragert, Edwin H. Landownership Under Colonial Rule. Korea’s Japanese Experience, 1900-1935. Honolulu, University of Hawaii Press, 1994. Inoue, Kiyoshi. 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Or, la traduction littérale du nom coréen offrait une certaine nuance : « Commission présidentielle pour faire la vérité sur les actes pro-japonais de trahison à la nation » (Ch’inil panminjok haengwi chinsang kyumyŏng wiwŏnhoe). Il existe certes en coréen un mot signifiant « collaboration » (cor. hyŏmnyŏk, j. kyôryoku), mais il correspond à l’acception courante de « collaboration » en français avant 1940. Or, cette différence n’est pas anodine. En effet, un Français « germanophile » n’est pas synonyme de « collaborateur », et le terme en soi n’est pas forcément péjoratif. En revanche, « ch’inil », traduit par les dictionnaires bilingues par « pro-japonais » (« pro-Japanese ») ou « japonophile 1 », ne désigne pas seulement les « collaborateurs » pendant la domination coloniale japonaise ; comme le montre le nom de la commission citée plus haut, il est également assimilé à une « trahison à la nation » et utilisé aujourd’hui encore contre les Coréens soupçonnés de défendre les intérêts du Japon avant ceux de la Corée (Pok 2003 : 23). Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer le cas du chanteur et animateur de télévision Cho Yŏngnam (1945-). Ayant déclaré dans une interview, accordée au Sankei shinbun en avril 2005, que le 1Pŭraim han-yŏng sajŏn (Dictionnaire Prime coréen-anglais), Doosan Dong-A, Séoul, 2002 (3e éd.) ; Sae han-pul sajŏn (Nouveau Dictionnaire coréenfrançais), Hanguk wegugŏ taehakkyo ch’ulp’anbu, Séoul, 2008. Jap Plur 9 reprisDef.indd 333 19/12/13 22:12 334 Samuel Guex gouvernement japonais gérait mieux la controverse territoriale au sujet de l’île de Tokto / Takeshima que son homologue coréen, Cho fut la cible de critiques virulentes, notamment de la part des netizen, qui le contraignirent à présenter des excuses publiques pour ses propos qualifiés de « pro-japonais », et à démissionner de ses fonctions d’animateur de la chaîne nationale KBS 2. Ch’inil Les raisons d’un tel phénomène sont à rechercher, à notre avis, dans la conception anhistorique que se font les Coréens de la question de la collaboration, ou, pour reprendre la terminologie coréenne, du mot ch’inil. Ch’inil fait son apparition à la fin du xixe siècle, dans les années 1880 plus précisément, pour désigner les « réformistes pro-japonais » (ch’inil kaehyŏkp’a) ou les « forces pro-japonaises » (ch’inil seryŏk) à l’origine notamment du coup d’Etat de 1884 mené par Kim Okkyun (1851-1894). La « faction ch’inil » (ch’inilp’a) désignait alors les partisans de réformes sur le modèle japonais, de même qu’il existait une faction pro-chinoise (ch’injungp’a) ou pro-russe (ch’illop’a). Par la suite, ch’inilp’a fut également utilisé pour désigner les Coréens qui, d’une manière ou d’une autre, contribuèrent entre 1905 et 1910 à l’annexion de la Corée, comme par exemple ceux qui œuvrèrent dans la Société pour l’avancement (Ilchinhoe), ainsi que les Coréens qui, après l’annexion de 1910, collaborèrent avec le régime colonial et participèrent à l’effort de guerre japonais à partir de 1937. Le traumatisme de la colonisation n’est sans doute pas étranger au glissement sémantique du terme ch’inilp’a qui, de simple « faction pro-japonaise », en vint à désigner les collaborateurs traîtres à la nation (Ha 1997 : 24). Cet amalgame entre les collaborateurs de la période coloniale et les Coréens « pro-japonais » – quelle que soit leur époque – est problématique 3 : les réformistes « ouverturistes » de la fin du xix e siècle, favorables à l’ouverture de la Corée (kaehwap’a), peuvent par exemple difficilement être accusés d’avoir « collaboré » avec le Japon, dans une période où la Corée n’était ni une colonie, ni même un protectorat. 2 JoongAng Daily, http://article.joinsmsn.com/news/article/article.asp? ctg=10&Total_ID=32970 (consulté le 20 novembre 2010). 3Le journaliste Kim Samung intègre par exemple les réformistes de la fin du xixe siècle aux collaborateurs de l’époque coloniale dans un chapitre intitulé « Les traîtres à la nation » (Kim 1995 : 8). Jap Plur 9 reprisDef.indd 334 19/12/13 22:12 Les Coréens « japonophiles » : traîtres à la nation ?335 Certes, nombre de ces réformistes qui prônèrent des réformes sur le modèle japonais, en s’appuyant au besoin sur l’aide du Japon, collaborèrent plus tard avec le régime colonial. Les partisans du mouvement pour l’« auto-renforcement » (chagang undong), qui se développa après que la Corée devint le protectorat du Japon, sont un bon exemple de cette évolution. La conviction que, dans un environnement international où seuls les plus forts pourraient survivre, le seul moyen pour la Corée de recouvrer sa souveraineté nationale était de se renforcer, facilita pour certains l’acceptation de la domination japonaise, qui apparut comme un moyen d’accélérer ce processus de renforcement et de rejoindre rapidement le rang des nations « civilisées ». Il serait toutefois inapproprié de ranger tous ces intellectuels « ouverturistes » parmi les « traîtres à la nation pro-japonais », sous prétexte qu’un certain nombre d’entre eux collaborèrent plus tard avec le Japon. Comme le montre le cas de Yu Kilchun (1856-1914), qui était un des principaux représentants de cette faction « pro-japonaise » à la fin du xixe siècle mais qui n’apporta pas son soutien au Japon après l’annexion de 1910, prôner le rapprochement de la Corée avec le Japon à la fin du xixe siècle ne mena pas automatiquement à la collaboration durant la colonisation. Pour mieux comprendre les raisons de la persistance, aujourd’hui encore, de cette ambivalence du terme ch’inil, il est nécessaire de revenir sur la façon dont la Corée du Sud géra l’héritage délicat de la collaboration dans les années qui suivirent la libération de 1945. Continuité postcoloniale Dans les semaines qui suivirent la libération, un certain nombre d’incidents éclatèrent dans toute la péninsule. Il y eut notamment des attaques contre les symboles de la collaboration, postes de polices, bureaux de l’administration. Cependant, ces incidents ne furent pas suivis par un processus de décolonisation comparable à ce qui se produisit dans la partie nord de la péninsule. Alors que les comités populaires du Nord obtinrent le soutien des forces militaires soviétiques dans leur purge des collaborateurs (K im 1993 : 43), les initiatives dans le Sud pour régler l’héritage de la colonisation durent faire face à de nombreux obstacles, à commencer par les réticences rapidement manifestées par le Gouvernement militaire américain (USAMGIK). Ce dernier était conscient que, parmi les Coréens les plus exposés aux accusations de collaboration, se trouvaient les Jap Plur 9 reprisDef.indd 335 19/12/13 22:12 336 Samuel Guex fonctionnaires de l’administration coloniale dont les compétences apparaissaient difficilement remplaçables à court terme. Inquiètes à l’idée de voir les communistes s’imposer comme les principaux acteurs de la reconstruction nationale, les forces d’occupation américaines n’hésitèrent pas à réengager les anciens fonctionnaires de l’administration coloniale, les Japonais dans un premier temps, puis les Coréens (Sŏ 1996 : 114) La décision des Alliés, lors de la Conférence de Moscou à la fin de 1945, de placer la Corée sous mandat international (trusteeship), favorisa également la relégation au second plan de la question de la collaboration. Le revirement des forces communistes en faveur du mandat international exacerba la polarisation des positions : Kim Ku (1876-1949) et les forces conservatrices prirent la tête d’un mouvement anti-trusteeship, déclarant que tous ceux qui ne soutenaient pas cette position seraient considérés comme des traîtres à la nation. Ce faisant, le critère déterminant pour distinguer les patriotes des traîtres n’était plus la collaboration, mais l’opposition ou non au mandat international. La participation au mouvement anti-trusteeship permit ainsi à de nombreux collaborateurs de se présenter comme de fervents patriotes. Un troisième facteur joua en faveur des anciens collaborateurs, à savoir la position de leaders conservateurs tels que Yi Sǔngman (Syngman Rhee), convaincus que l’établissement d’un gouvernement coréen indépendant devait précéder toute entreprise visant à éliminer les collaborateurs. Cette réticence du camp conservateur était due aux relations qu’il entretenait avec des forces politiques comme le Parti démocratique (Hanmindang), qui comptait dans ses membres un grand nombre d’anciens collaborateurs (Chung 2002 : 31). En réalité, la création d’un gouvernement indépendant, en l’occurrence la fondation de la République de Corée en août 1948, ne favorisa nullement la résolution du problème de la collaboration. Lorsque la jeune Assemblée constitutionnelle rédigea une loi contre les actes de trahison à la nation (Panminjok haegwi ch’ŏbŏlbŏp) et qu’une Commission spéciale d’enquête (T’ŭkpyŏl chosa wiwŏnhoe) fut créée, le président Yi Sǔngman ne cacha pas son opposition, estimant qu’une chasse aux collaborateurs risquait de déstabiliser la nation dans une période qui exigeait au contraire le renforcement de l’unité nationale. Ces arguments furent repris par les anciens collaborateurs, notamment au sein de la police. Cette dernière ne recula devant aucun moyen pour entraver l’action de la Commission d’enquête : intimidation, tentative d’assassinat, attaque des locaux de la Jap Plur 9 reprisDef.indd 336 19/12/13 22:12 Les Coréens « japonophiles » : traîtres à la nation ?337 Commission (Yi 2003 : 167, 210). Dans ce climat délétère, les investigations prirent fin en août 1949. Alors que les estimations de l’Assemblée constitutive en 1947 faisaient état de cent à deux cent mille collaborateurs, il n’y eut en définitive que quinze condamnations, dont cinq avec sursis (Hŏ 2003 : 102, 229). Ainsi prenait fin la seule tentative sérieuse pour résoudre le problème de la collaboration. Avec la guerre de Corée et la division de la péninsule, la collaboration devint un sujet tabou qui n’allait plus être abordé pendant de longues années. Légitimité du régime sud-coréen De même que les Etats-Unis n’avaient pas voulu éliminer les collaborateurs de crainte de déstabiliser une administration fragile et d’aggraver le chaos ayant suivi la défaite japonaise, le gouvernement de Yi Sǔngman refusa donc de fragiliser une partie non négligeable de sa base politique, préférant au contraire s’appuyer sur l’ancienne élite coloniale qui put ainsi se maintenir au pouvoir 4 (Sŏ 1993 : 26). Afin de renforcer la cohésion nationale et la légitimité du régime sud-coréen, Yi et ses successeurs développèrent un récitmaître, repris dans les manuels d’histoire et les principales histoires nationales, qui servit en quelque sorte de mythe fondateur de la République de Corée. Selon ce récit, l’annexion n’avait été rendue possible que grâce au soutien d’une infime minorité de collaborateurs, alors que la grande majorité des Coréens n’avait jamais reconnu cette annexion et qu’elle n’avait cessé de lutter pour recouvrer l’indépendance nationale. La fondation de la République de Corée était le résultat de la résistance continue du peuple coréen contre la domination coloniale japonaise. La collaboration est reléguée à un phénomène marginal, centré essentiellement sur les quelques dirigeants qui approuvèrent l’annexion de 1910, sans explication des raisons complexes qui entraînèrent un grand nombre de personnalités à collaborer avec les autorités japonaises durant la seconde moitié de la colonisation. Ce faisant, l’absence de condamnation des collaborateurs après la libération s’expliquait parfaitement : leur nombre insignifiant ne nécessitait pas d’entreprise de décolonisation de grande envergure (De Ceuster 2001 : 217). 4C’est ainsi que sous la Première République (1948-1960), plus d’un quart des fonctionnaires avait servi dans l’administration coloniale, cette proportion étant beaucoup élevée dans la police où plus de la majorité des officiers avaient servi pendant la colonisation (Yi 2003 : 335). Jap Plur 9 reprisDef.indd 337 19/12/13 22:12 338 Samuel Guex Il fallut attendre les années 1980 pour voir apparaître des études remettant en question ce récit. Cette entreprise fut le fait d’historiens « marginaux », à l’image d’Im Chongguk, qui refusa tout poste académique et qui n’avait donc pas à craindre pour sa carrière. Cependant, si ces pionniers brisèrent le tabou établi autour de la collaboration, ils ne remirent pas en question le « mythe » de la nation résistant dans sa majorité au colonisateur. En dénonçant la participation des anciens collaborateurs à la reconstruction nationale, la cible des historiens « révisionnistes » – en ce sens qu’ils critiquent le mythe nationaliste – était le régime sud-coréen et sa légitimité. Autrement dit, à leurs yeux, la question de la collaboration en Corée du Sud ne concernait pas tant ce qui avait été fait durant la période coloniale que l’absence de poursuite des collaborateurs dans les années ayant suivi la libération. Au-delà de la Première République, c’est la légitimité de la République de Corée même qui est remise en cause, la majorité des présidents, de Yi Sǔngman à No T’ae.u (Roh Taewoo), étant accusés d’avoir eu des liens plus ou moins étroits avec la « faction pro-japonaise 5 ». En l’absence de purge des anciens collaborateurs, la question de la collaboration, qui aurait dû rester confinée à la seule période de la colonisation, constitue donc aujourd’hui encore un sujet d’actualité, parfois décrit comme un poison distillé par les forces antinationales (panminjok seryŏk) pendant la colonisation et qui continuerait d’affecter l’unité de la nation (Panminjok munje yŏnguso 1994 : 10). Conclusion Depuis une dizaine d’années, on observe une évolution dans l’approche et le ton adopté par les travaux consacrés au problème de la collaboration en Corée. Les remises en question de la légitimité du régime sud-coréen et les condamnations d’historiens peu intéressés par les motivations et les circonstances ayant conduit certains Coréens à collaborer avec les Japonais font progressivement place à des études qui évitent les jugements hâtifs et qui, surtout, prennent soin de replacer ces événements dans leur contexte historique. La collaboration n’est plus traitée comme une 5 Yi Sǔngman et Yun Posun se sont largement entourés d’anciens collaborateurs, Pak Chǒnghǔi (Park Chung-hee) et Ch’oe Kyuha (Choi Kyu-ha) Kyu-ha étaient de fervents « pro-japonais ». Quant à Chǒn Tuhwan (Chun Doohwan) et No T’ae.u, ils ont largement bénéficié du soutien de Pak Chǒnghǔi (Kim 1995 : 309). Jap Plur 9 reprisDef.indd 338 19/12/13 22:12 Les Coréens « japonophiles » : traîtres à la nation ?339 aberration, expression isolée d’une déchéance morale individuelle, mais comme un phénomène particulièrement complexe, où les convictions personnelles se mêlent à des causes structurelles telles que la « politique culturelle » adoptée par le Japon au début des années 1920, qui contribua à diviser la résistance au colonialisme japonais (Pak 2010 : 89). Il convient également de souligner les efforts de certains historiens pour distinguer les « pro-japonais » (ch’inilp’a) des « collaborateurs » pendant la colonisation japonaise (ilche hyŏmnyŏkcha). L’abandon du terme ch’inilp’a au profit de hyŏmnyŏkcha permettrait effectivement d’éviter l’amalgame entre les « collaborateurs » et les simples Coréens « japonophiles ». Cette entreprise se heurte cependant à un obstacle de taille : un climat social dans lequel « pro-japonais » est assimilé à « anticoréen », une étiquette également collée aux « collaborateurs » (Chung 2002 : 21). Autrement dit, le problème de la collaboration en Corée ne concerne pas seulement le fait d’avoir coopéré avec le colonisateur, mais touche également, et peut-être surtout, au rapport qu’entretiennent les Coréens avec le Japon. En 2009 parut le Dictionnaire des personnalités projaponaises [Ch’inil inmyŏng sajŏn], un ouvrage recensant environ cinq mille Coréens « pro-japonais », qui marque une étape importante dans le processus visant à régler le problème de la collaboration en Corée du Sud. Ce dictionnaire constitue, nous semble-t-il, un bon exemple illustrant la primauté du rapport au Japon sur l’acte même de la collaboration. Parmi les sept critères de sélection des « personnalités projaponaises », figurent notamment la coopération à l’annexion, la participation aux organismes de domination coloniale, l’entrave aux mouvements de résistance, la collaboration aux guerres d’agression du Japon. Si ces critères pourraient se retrouver pour définir les « collaborateurs » dans d’autres pays, le septième critère, intitulé « exceptions », est plus problématique et consiste en deux points : le premier stipule que « sont inclus les individus auxquels ne s’appliquent aucun des critères cités précédemment mais dont il est prouvé qu’ils ont commis par la suite des actes projaponais », tandis que le second point spécifie que « sont exclus les individus auxquels s’appliquent les critères cités précédemment, mais qui ont commis par la suite des actes anti-japonais » (Ch’inil inmyŏng sajŏn p’yŏnch’an wiwŏnhoe 2010 : 147). En d’autres termes, ces critères suggèrent qu’il vaut mieux avoir « collaboré » – à condition d’avoir fait la preuve de ses sentiments anti-japonais –, plutôt que de ne pas avoir « collaboré », mais d’avoir commis des actes « pro-japonais ». Jap Plur 9 reprisDef.indd 339 19/12/13 22:12 340 Samuel Guex Bibliographie Ch’inil inmyŏng sajŏn p’yŏnch’an wiwŏnhoe. Kŭmdan ŭi yŏksa rŭl ssŭda, 18 nyŏngan ŭi taejangjŏng [Ecrire une histoire prohibée, une longue marche de 18 ans]. Ch’inil inmyŏng sajŏn [Dictionnaire des personnages projaponais], Annexe, Séoul, Minjok munje yŏnguso, 2009. Chung Youn-tae. « Refracted Modernity and the Issue of Pro-Japanese Collaborators in Korea ». Korea Journal, Autumn 2002, p. 18-59. D e C euster, Koen. « The Nation Exorcised : The Historiography of Collaboration in South Korea ». Korean Studies, 25-2, 2002, p. 207-242. 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 340 19/12/13 22:12 Historiciser l’histoire Jap Plur 9 reprisDef.indd 341 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 342 19/12/13 22:12 Frédéric DANESIN Université Toulouse 2 – Le Mirail Le Japon et la Grande Guerre en Europe (1914-1919) ; la perception d’un intellectuel japonais, Mizuno Hironori La Grande Guerre, généralement considérée comme l’événement majeur marquant le début du xxe siècle, ne trouve cependant que très peu d’écho dès lors que l’on s’intéresse à la question du Japon. Ce constat, partiellement compréhensible, prévaut d’ailleurs tant pour la place de la Grande Guerre dans l’histoire japonaise que pour celle du Japon dans l’historiographie de la Grande Guerre. Pour schématiser, l’historiographie japonaise semble ignorer la Grande Guerre, comme si l’on passait, en quelque sorte, directement de 1905 à 1931 1, alors que la production française résume l’histoire du Japon des années 1914-1918 à une opportunité économique inespérée et à un engagement militaire réduit. Et, si cela n’est pas faux, ce raisonnement reste le fait d’une histoire événementielle, qui limite de fait l’étude du cas japonais. Mais qu’en est-il de la perception de cette guerre pourtant lointaine au Japon ? Le cas de Mizuno Hironori nous a paru intéressant, non seulement parce que la Grande Guerre et l’expérience qu’il en a eu constituent un pivot à la fois personnel et idéologique, mais encore car son œuvre et sa réflexion s’étendent de la guerre russo- japonaise à la Seconde Guerre mondiale, intégrant ainsi la Grande Guerre dans une continuité d’événements. Bien sûr il est heureux d’avoir à disposition un témoignage japonais, qui, de plus s’insère dans une réflexion globale sur la guerre, mais la question qu’il faut se poser, pour l’utiliser 1 On notera toutefois le travail entamé depuis quelques années et extrêmement complet du groupe de recherche sur l’histoire de la Grande Guerre de l’université de Kyôto (Daiichiji Sekai Taisen no sôgôteki kenkyû, ww1@ zinbun.kyoto-u.ac.jp) qui fait largement exception à cette remarque. Citons à ce sujet l’excellent ouvrage de synthèse de Yamamuro Shin.ichi, directeur de ce groupe de recherche (Yamamuro 2011). Jap Plur 9 reprisDef.indd 343 19/12/13 22:12 344 Frédéric Danesin c omplètement et de manière « historienne », c’est de savoir si nous tenons là, avec Mizuno, un témoignage valable et pertinent pour évoquer de façon objective et plus générale la question de la Grande Guerre et de son rapport au Japon, ou en quoi il faut, éventuellement, le nuancer ? De la guerre russo-japonaise au premier séjour en Europe L’intérêt pour la guerre d’Europe au Japon La « guerre d’Europe » (Ôshû sensô), telle qu’elle est généralement dénommée alors au Japon, bien que lointaine, suscite un véritable intérêt. En réalité, la couverture de l’événement est considérable et très complète, notamment dans la presse. Alors qu’en Europe les journaux publient généralement sur le Japon des articles assez superficiels et à dessein de propagande, les articles japonais sont très descriptifs et souvent objectifs, entraînant quelquefois l’ire des services de propagande alliés. Une revue, Ôshû sensô jikki [Nouvelles de la guerre d’Europe], d’une centaine de pages environ et à la parution bimensuelle, richement documentée et illustrée, est même exclusivement consacrée à la guerre d’Europe. Des intellectuels, Anesaki Masaharu ou encore Shimazaki Tôson, ont par ailleurs saisi dès le début l’incidence de cette guerre. Pour les militaires enfin, l’intérêt pour la Grande Guerre est évident : pour preuve les nombreuses commissions d’enquête, telles que celles que le Japon a d’ailleurs mises en place pour de nombreux autres conflits des xixe et xxe siècles, tant de l’Armée de terre 2 que de la Marine. Mizuno n’est donc pas marginal dans son intérêt pour la Grande Guerre et s’inscrit dans un courant plus général. Mizuno Hironori, militaire et écrivain Mizuno Hironori naît en 1875 à Mitsuhama, dans l’actuel département d’Ehime. Elève indiscipliné, il finit toutefois ses études brillamment et devient enseigne de vaisseau en 1900. C’est au cours de la guerre russo-japonaise qu’il éprouve son talent littéraire en relatant les batailles pour la presse. Il publie Kono Issen [Cette guerre] en 1911, qui traite de la guerre russojaponaise, et devient rapidement un best-seller. Ce sont les premiers pas de Mizuno dans le monde littéraire. 2 Jap Plur 9 reprisDef.indd 344 On consultera à ce sujet Kurosawa (2000). 19/12/13 22:12 Le Japon et la Grande Guerre en Europe (1914-1919)345 En 1913, dans le contexte des relations nippo-américaines d’alors, il écrit une fiction sur un conflit prochain avec les EtatsUnis, Tsugi no Issen [La guerre à venir], publiée l’année suivante. Fig.1 : Mizuno Hironori avant le départ pour son premier séjour en Europe. En juillet 1916, il part en mission d’inspection en Europe, pour la Marine. C’est Londres qui constitue l’objet central de son séjour. Il rentre en août 1917 et publie son journal de voyage, intitulé Nami no mamani [Au gré des vagues] ainsi que Bata no nioi [L’odeur du beurre 3], qui paraîtra en feuilleton dans le journal Asahi. En août 1919, il rembarque pour l’Europe avec cette fois-ci pour objectif l’étude des pays vaincus, principalement l’Allemagne. Ce voyage, qui va le mener sur les champs de bataille du nord de la France, constitue un tournant décisif dans sa perception de la guerre. En 1921, il publie dans le journal Nichinichi une série d’articles, sous le titre Gunjin Jinri [Psychologie des militaires], dans lesquels il réclame le droit de vote pour les militaires de la 3L’expression fait référence à l’Europe, aux Occidentaux ou encore aux personnes influencées par l’Occident. Jap Plur 9 reprisDef.indd 345 19/12/13 22:12 346 Frédéric Danesin Marine. Une telle audace de la part d’un officier en activité provoque un esclandre et lui vaut d’être interdit de publication. A la suite de cet épisode, il quitte l’armée et se consacre à une activité littéraire qui se concentre sur des thèmes sociaux et militaires. Mizuno avant Verdun : pour une paix armée Son premier article portant sur la Grande Guerre elle-même, Sensô gakan [Notre opinion sur la guerre], publié dans la revue Chûô Kôrôn dès novembre 1914, expose très clairement son idée de la guerre en général et de la Grande Guerre en particulier (Mizuno 1995 : 8-21). L’article, qui dresse un tableau historique du début de la guerre, prend vite prétexte de cette dernière pour aborder des questions qui se veulent plus philosophiques : après une analyse des divers courants de pensée sur la guerre et la paix, les questions de la morale et de la légitimité de la guerre sont posées, mais la réponse s’oriente toujours très vite en faveur de cette dernière, justifiée par la nécessité, alors que la naïveté des partisans de la paix est fustigée. Au début de la Grande Guerre encore, donc, la pensée de Mizuno est très favorable à une politique militaire forte et, globalement, son point de vue pourrait se résumer par l’adage Si vis pacem, para bellum. Au point que dans la revue Chûô Kôron, dont il deviendra un des collaborateurs privilégiés, Mizuno publie en 1919, juste avant son second séjour en Europe, un texte virulent en réponse à Anesaki Masaharu 4, lequel critiquait vivement les militaires. Mizuno montrait ainsi que s’il n’avait jamais été un va-t-enguerre farouche, il restait attaché à l’idée de l’importance de l’armée et de la nécessité, pour un pays, d’être prêt à parer à toute éventualité militaire. On perçoit toutefois un certain effritement des certitudes chez celui qui fut un lecteur de Norman Angell et de sa Grande Illusion, et l’on devine, dans la réflexion de Mizuno, la recherche d’éléments de réponse quant à un avenir militaire du Japon. Le choc de Verdun On a parfois dit que Verdun, c’est la Grande Guerre. Au Japon aussi d’ailleurs le retentissement de Verdun fut remarquable (Cochet 2006 : 15). Pour Mizuno, la visite de ces champs de bataille s’avéra déterminante. 4 Anesaki Masaharu (1873-1949), intellectuel et universitaire, spécialiste de l’étude des religions, a enseigné à Harvard et à l’université impériale de Tôkyô. Jap Plur 9 reprisDef.indd 346 19/12/13 22:12 Le Japon et la Grande Guerre en Europe (1914-1919)347 Premier séjour en Europe Dans la plupart des ouvrages consacrés à Mizuno (Fukushima 2004, K awata 1996, Nakamura 2007), le choc de l’expérience des champs de bataille de la Grande Guerre est considéré comme un tournant, à la fois sur les plans idéologique et personnel. Cela est vrai, mais si le choc de Verdun est réel, c’est dès sa première visite en Europe que Mizuno commence à saisir la réalité de cette guerre. Il faut donc modérer la rapidité de son revirement d’opinion tel qu’il est généralement présenté. En effet, si son premier séjour, à Londres principalement, se déroule loin des tranchées, et que sa vision de la guerre est donc bien différente de la réalité du conflit, il fait toutefois l’expérience des bombardements aériens allemands sur Londres en 1916. Cela l’amène naturellement à envisager les dégâts à endurer pour le Japon et sa population (un aspect de la guerre qui lui est inconnu, lui qui n’a vu que des batailles impliquant des soldats), si une telle guerre s’y étendait. Son rapport à la guerre commence donc à changer. Toutefois, cela n’entraîne ni répudiation de la guerre ni renoncement à l’idée d’une préparation militaire nationale importante, jugée nécessaire. Les œillets de Verdun A Verdun, des centaines de milliers de morts, des flots de sang Ont-ils fleuri dans ce sang les œillets de la place forte de Verdun ? Un rêve qui erre, l’odeur des herbes d’été au fond d’une tranchée là-bas 5 En 1919, Mizuno fait à nouveau une demande afin de retourner en Europe, observer la situation d’après-guerre. Arrivé à Paris en août, c’est par un matin d’été qu’il quitte l’Arc-de-Triomphe en bus pour une excursion vers les champs de bataille de Verdun. Deux heures plus tard, il arrive à ChâteauThierry, puis à Reims, en passant par la « caverne du Dragon ». Partout le spectacle est identique. Les lieux de désolation se succèdent, témoignant de manière explicite de la violence des combats. Sa réaction est similaire à celle de beaucoup de ceux qui ont témoigné de l’intensité des affrontements de cette guerre nouvelle. Les dévastations, certes, mais au détour d’une tranchée ou reste encore le corps d’un soldat allemand, la question du coût humain s’impose à lui (Kimura 1980 : 96) : 5« Verudan ya shikabane jûman chi mangoku / Chi ni saku ya Verudanjô no keshi no hana / Yume mayou natsugusa shigeki hori no soko » ; (Mizuno 1995 viii : 336). Jap Plur 9 reprisDef.indd 347 19/12/13 22:12 348 Frédéric Danesin Moi, je me trouvais là, dans cette plaine vide d’êtres humains, contemplant ces sépultures marquées de croix désordonnées au bord de la tranchée et je ne pouvais m’empêcher de penser aux valeurs de la guerre et à celle de la vie humaine. C’est là le commencement de sa critique sans concessions de la guerre et de l’armement et le début de son engagement pacifiste. De l’idée d’un bellicisme nécessaire à un pacifisme affirmé Ce revirement de pensée, s’il a pour origine le choc psychologique de sa visite sur le front, est dû également à la situation observée en Allemagne – le but initial du voyage de Mizuno était l’étude de la situation économique des pays vaincus (la défaite de l’Allemagne, pays choisi comme modèle par le Japon moderne, suscitait de manière légitime un certain questionnement). Le sacrifice des combattants, que Mizuno envisageait un temps nécessaire – sacrifice de quelques-uns pour le bonheur du plus grand nombre – lui apparaît absurde au regard de la situation de ceux qui sont restés à l’arrière et qui finalement connaissent une situation également peu enviable. L’Etat, cette entité qu’il considérait comme garante de la morale et du maintien d’une nation, devient dès lors pour lui suspect. Il saisit la réalité des alliances possibles entre gouvernements ennemis, entre groupes industriels, pour des raisons politiques ou économiques (K imura 1980 : 98). C’est un coup de grâce porté à sa foi en l’Etat et aux sentiments nationalistes et bellicistes qui subsistaient en lui. Si l’on compare le texte de Mizuno sur Verdun avec son premier article, le ton est donc résolument différent. D’une vision théorique, qui justifiait toute guerre par une nécessité de survie nationale, il passe à une rhétorique plus « morale » et humaniste. D’une guerre à l’autre Sans écarter l’idée que la pensée de Mizuno puisse trouver quelque écho dans sa génération – question à laquelle seuls des travaux supplémentaires sauraient répondre – il faut souligner que le choc éprouvé par Mizuno à Verdun est imputable à son expérience militaire personnelle : Mizuno est certes un officier, qui a participé à la guerre russo-japonaise, mais il est officier de marine, habitué à une autre réalité des combats (Kawata 1996 : 181) et possède une expérience de la guerre somme toute réduite. Dans la même situation, son compatriote Sakurai Tadayoshi, qui a par- Jap Plur 9 reprisDef.indd 348 19/12/13 22:12 Le Japon et la Grande Guerre en Europe (1914-1919)349 ticipé au siège de Port-Arthur (Sakurai 1914), bataille qui a vu, avant la Grande Guerre, le début de l’utilisation de techniques militaires nouvelles et plus meurtrières 6, aurait certes été conforté dans l’idéologie pacifiste qu’il avait également choisie, mais aurait sans doute eu une réaction bien plus modérée 7. Au-delà de la question du regard de Mizuno, ceci porte à réfléchir à la question du rapport entre la guerre russo-japonaise et la Grande Guerre, et plus généralement à la continuité entre les guerres modernes. La Grande Guerre s’inscrit sans conteste dans un processus initié avec les guerres sino-japonaise et russo-japonaise, qui marquent le début de l’établissement d’un empire colonial et de la reconnaissance pour le Japon de son statut de puissance asiatique en 1895, conduisent à la victoire du Japon sur une puissance occidentale en 1905 et à son intégration – amorcée avec l’alliance anglo-japonaise de 1902 – dans une entente des grandes puissances en 1914. D’un autre côté, le discours de Mizuno sur la Grande Guerre, son intérêt pour celle-ci et son changement de cap idéologique tiennent de la conscience de conflits à venir, conscience qui explique également l’attention des observateurs militaires japonais pour ce conflit 8. La chute des modèles occidentaux et la remise en cause des choix de l’état japonais La visite des champs de bataille combinée au constat de la situation en Allemagne ont suscité chez Mizuno nombre de questions. Le monde tel qu’il le percevait s’est effondré, la guerre a remis en cause valeurs et civilisation. Le Japon, qui avait été l’objet de l’admiration des puissances européennes en adoptant avec zèle et efficacité les codes politiques et culturels des nations occidentales, se retrouve soudainement, bien que vainqueur militaire, dans le camp des vaincus sur le plan des choix opérés politiquement. Ainsi, lorsque le modèle 6 Fait dont les militaires occidentaux, français et anglais, n’ont malheureusement pas su tenir compte ; Lombard (1905). 7 Bien entendu, il ne s’agit pas ici de généraliser les conversions au pacifisme de militaires japonais face au spectacle des guerres modernes. Pour la plupart d’entre eux, les champs de batailles – théâtres de l’utilisation de nouvelles armes et stratégies – restaient attrayants, comme le prouvent les très nombreuses missions d’inspection (Kurosawa 2000). 8L’officier Yamanashi explique ainsi, à propos d’une des inspections militaires en Europe (Yamanashi 1968) : « La mission de ce groupe était, en inspectant le front en Europe, de déterminer […] [la] nature [des combats], d’étudier s’il serait bon de coopérer aux opérations militaires des Alliés, mais encore, pour l’avenir du Japon, de collecter les leçons de la guerre ». Jap Plur 9 reprisDef.indd 349 19/12/13 22:12 350 Frédéric Danesin monarchique, stigmatisé comme cause de tous les maux, est pointé du doigt par la tendance démocratique menée par Wilson en 1917, le général Terauchi Masatake, Premier ministre, ne s’y trompe pas et met en garde, en avril 1917 (Dickinson 1999 : 1) : La lame de fond de la pensée mondiale démocratique pourrait détruire tout ordre et endommager l’essence de notre politique nationale. Pour Mizuno, ni vainqueurs ni vaincus n’ont trouvé leur compte et dans le cas du Japon, si le bilan était mitigé au sortir des conférences de paix (obtention des colonies allemandes, recul sur la question des Vingt et une demandes et rejet de la proposition sur le principe d’égalité des races), un autre point pouvait inquiéter les dirigeants japonais : les fondateurs du Japon moderne avaient identifié dans le fonctionnement des Etats-nations (principalement de l’Allemagne) des mécanismes susceptibles d’unifier la jeune nation japonaise, et ainsi de consolider leur emprise sur le pouvoir. Or la défaite des Empires centraux et l’avènement des démocraties venaient invalider ces choix et, indirectement, mettre leur projet en doute. La Grande Guerre, qui avait pu apparaître aux dirigeants japonais comme une « aide divine de Taishô » (Dickinson 1999 : 32), devenait soudainement un danger pour la survie du jeune Etatnation. Alors que l’Europe, à l’image d’un Paul Valéry, s’interrogeait sur la pérennité de la civilisation, au Japon c’était l’essence politique même qui était remise en question. Conclusion La Grande Guerre, de par l’empreinte qu’elle laisse sur le monde en 1919, a constitué un événement dont l’influence est certaine, au moins dans sa perception et dans sa dimension politique. En ce sens, l’étude du témoignage japonais sur la Grande Guerre constitue un champ de recherche légitime. Celui de l’officier et écrivain Mizuno Hironori, s’il est certes à nuancer, constitue un élément d’approche pertinent quant à la question de la perception de cette guerre mondiale au Japon. Son discours semble dans l’état de nos recherches relativement isolé, mais son parcours et son œuvre peuvent être analysés selon un axe parallèle à celui de la destinée politique du Japon contemporain et nous amener à évaluer la place de la Grande Guerre dans l’histoire du Japon moderne. Cette réflexion, expri- Jap Plur 9 reprisDef.indd 350 19/12/13 22:12 Le Japon et la Grande Guerre en Europe (1914-1919)351 mée en des termes plus percussifs et selon une problématisation « à la mode », reviendrait à la question de savoir si la Grande Guerre peut être comprise dans une dynamique de rupture ou de continuité. En d’autres termes, la Grande Guerre peut-elle être perçue dans l’histoire du Japon contemporain comme une étape, une suite logique, un pas supplémentaire dans le projet amorcé à Meiji et vers le Japon des années 1930, ou doit-elle être considérée comme une rupture avec le processus entamé par le Japon en 1868 et la cause du surgissement d’un Japon profondément modifié par cette expérience ? La question de la place de la Grande Guerre induit par ailleurs celle plus classique du découpage chronologique. Alors que pour certains historiens le Japon entre dans la période contemporaine dès 1853, l’arrivée de Perry marquant un tournant brusque vers la modernisation (Barnhart 1995 : 5), pour d’autres, c’est la victoire de 1905 qui est cruciale (Vié 1995 : 4). Pour d’autres encore, le Japon, qui n’aurait aucunement expérimenté la guerre et rien saisi des changements survenus au tournant du siècle, demeure de manière impassible un Etat du xixe siècle jusqu’en 1945 (Hagihara 1985 : 19). Au-delà du risque d’apposer de façon artificielle sur la trame de l’histoire japonaise un modèle de périodisation historique européen, la question de la Grande Guerre en tant que tournant politique, social ou culturel, reste donc encore à discuter. Bibliographie Mizuno, Hironori. Mizuno Hironori cho sakushû [Compilation des œuvres de Mizuno Hironori]. Awaya Kentarô (éd.), Tôkyô, Yûzankaku, 1995, 12 vol. Barnhart, Michael. Japan and the World Since 1868. Londres, Edward Arnold, 1995. 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Elle a aujourd’hui fusionné au sein de la Maison franco-japonaise à Tôkyô. Notre objectif est de chercher à déterminer, d’une part, quelles relations purent exister entre ces trois principales sociétés francojaponaises 2, et, d’autre part, quelles particularités furent celles de chaque groupe, à chaque époque. Notre travail, qui se veut une introduction à des recherches sur les relations bilatérales, a ainsi pour but de démontrer le rôle de chaque société. Nous avons pu nous appuyer sur la méthode d’étude des institutions scientifiques telle que développée par Alfred Fierro, ancien 1 Voir notre communication en japonais « Meijiki kôhan ni okeru nichifutsu kankei – Pari nichifutsu kyôkai o chûshin to shite – [Les relations franco-japonaises dans la dernière partie de Meiji – Autour de la Société francojaponaise de Paris] », Echanges intellectuels Japon-Europe, Séminaire d’études japonaises sur l’époque Meiji, université de Strasbourg, Centre européen d’études japonaises d’Alsace, Fondation du Japon, 24-25 septembre 2010, dont le contenu sera publié en japonais par les organisateurs. 2Dans un article du n o 5 du bulletin parisien (Anonyme 1906), deux autres sociétés franco-japonaises sont mentionnées : « C’est au patriotisme éclairé de M. de Lucy-Fossarieu, consul de France au Japon pendant de nombreuses années, qu’on doit l’existence de la Société franco-japonaise d’Osaka, qui s’étend aujourd’hui à Kobé et à Kyoto. » Jap Plur 9 reprisDef.indd 353 19/12/13 22:12 354 Ichikawa Yoshinori archiviste de la Bibliothèque nationale (de France). Selon sa thèse, soutenue à l’Ecole pratique des hautes études en 1983, « Trois éléments dominent, en définitive, la vie d’une société savante : les hommes, l’argent, les services qu’elle offre » (Fierro 1983 : 241). Dans la présente contribution, nous examinerons d’abord les statuts légaux de ces sociétés franco-japonaises. La société de Paris et celle de Tôkyô seront ensuite comparées sur la base de deux des critères préconisés par Fierro : « les hommes », en nous basant sur les listes de membres, et la publication des bulletins en tant qu’un des « services » que la société offre. Aucune de ces trois sociétés n’a laissé d’archives. Celles de la société de Kôbe se sont perdues après la faillite de son patron, Matsukata Kôjirô, au moment de la crise économique de Shôwa (Kôbe nichifutsu kyôkai 2000 : 7 3). Ses bulletins n’existent plus. Les publications produites par la société parisienne dans le premier tiers du xxe siècle sont par contre conservées dans plusieurs bibliothèques. Les documents concernant la période de la fondation de la Société de Tôkyô se sont également perdus avec les archives de la Maison franco-japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale 4. Ainsi, notre contribution consiste principalement à faire état des résultats des recherches faites dans les bulletins des deux sociétés, de Paris (1902-1932) et de Tôkyô (1916-1925). Nous nous sommes appuyés, pour la Société de Kôbe, sur l’ouvrage publié à l’occasion de son centenaire (Kôbe nichifutsu kyôkai 2000), et pour la Société parisienne sur les recherches portant sur un groupe d’étudiants japonais à Paris autour de 1900 (Tezuka 2004). les Relations entre les trois sociétés Si ces trois groupes portent le même nom de « Société franco-japonaise », quelles sont plus précisément leurs relations ? Examinons, dans un premier temps, leurs statuts juridiques. Les bulletins parisiens publient les « statuts » de la société de Paris chaque année. L’article premier définit son but : La Société Franco-Japonaise de Paris est un centre où se traitent toutes les questions dont s’occupent à un titre quelconque 3 Nous remercions la Société franco-japonaise de Kôbe de nous avoir permis la consultation d’une partie de cet ouvrage. 4 Selon la responsable de sa bibliothèque ; communication personnelle, été 2010. Ce point reste cependant à vérifier. Jap Plur 9 reprisDef.indd 354 19/12/13 22:12 Les relations franco-japonaises avant la Seconde Guerre mondiale355 les Japonisants : artistes, amateurs, industriels, commerçants et savants. Elle favorise le développement des relations sociales entre les Français et les Japonais, en offrant aux résidents et voyageurs français au Japon, et japonais en France, l’assistance dont ils ont besoin pour leurs études et leurs affaires. On ne sait pas comment la Société de Paris peut offrir « aux résidents et voyageurs français au Japon l’assistance dont ils ont besoin ». Les statuts ne parlent pas de son homologue au Japon. Simplement selon l’article 3 : La Société a son siège à Paris, rue de Grenelle, 45 ; ce siège peut être transféré à Paris, par décision du bureau 5. Les bulletins de Tôkyô publient également le « règlement » de la Société de Tôkyô, dans chaque numéro, en français et en japonais. L’article 1 fixe ses buts : 1o de favoriser le développement des relations amicales entre les Français et les Japonais. 2o d’encourager et de faciliter l’enseignement de la langue française, et l’enseignement en français. Concernant les Sociétés en d’autres lieux, l’article 3 fixe : La Société prend le nom de Nichi-Futsu Kyokai (Société Franco-Japonaise). Le siège de la Société sera à Tokyo. Des groupes seront créés dans d’autres localités, si cela est nécessaire. Les deux groupes sont complètement indépendants. Chaque société a son président : Louis-Emile Bertin (1900-1923) et Ferdinand Souhart (1924-) dans l’histoire parisienne ; le prince Kan.in à Tôkyô. Malgré leur indépendance toutefois, environ 70 noms se retrouvent sur les deux listes (la liste de Paris compte au total 1045 membres, celle de Tôkyô 635). Etude de chaque société la société franco-japonaise de Kôbe Malgré l’absence d’archives, plusieurs documents prouvent la naissance de la société de Kôbe au tournant du siècle 5 45, rue de Grenelle, jusqu’en 1905 ; Hôtel des Sociétés savantes, 28, rue Serpente, de 1905-1907 ; Palais du Louvre, Pavillon de Marsan, 107, rue de Rivoli, à partir de 1907. Jap Plur 9 reprisDef.indd 355 19/12/13 22:12 356 Ichikawa Yoshinori (Weulersse 1901 ; H armand 1908). Ceux-ci attestent que la première société franco-japonaise est fondée à Kôbe par le consul français Pierre-Henri Richard de Lucy-Fossarieu le 16 janvier 1900 (A nonyme 24 janvier 1900 ; voir également Imahashi 2004). En poste depuis plus de deux décennies, celuici souhaite l’institution d’une « amicale » afin de promouvoir la compréhension mutuelle entre les résidents étrangers et les Japonais. Il la propose au préfet de Hyôgo, Ômori Shôichi, qui a visité l’Europe en 1885, et est membre de la Société de langue française (Futsugakkai) de Tôkyô, dont le but est de favoriser l’enseignement de la langue française aux jeunes Japonais. Sur proposition du diplomate, le préfet élabore le plan d’une institution qui contribue au commerce extérieur. Il recrute dans le milieu des affaires plutôt que dans le milieu intellectuel. Matsukata Kôjirô de la Compagnie des chantiers navals Kawasaki (Kawasaki Zôsenjo), la plus grande entreprise de Kôbe à cette époque, consent à ce projet. Le siège social de la Société francojaponaise de Kôbe semble d’ailleurs être situé dans la résidence de Matsukata, dont l’adresse est Yamamoto dôri 4 chôme, à Kôbe. Son but n’est pas uniquement la promotion de commerce mais aussi celle de l’amitié entre les deux pays. Il apparaît que cette société organise des cours de français, mais également, de japonais pour les Français, divers types de réunions, et possède sa bibliothèque. Une publication de sa société cadette à Tôkyô évoque d’autres noms pour les fondateurs de la société de Kôbe (Anonyme 1917) : A partir de la 33e année de Meidji (1900) Messieurs Hirose Mitsumasa et Jules Martin à titre de promoteurs, et M. le Consul de France Lucy Fossarieu, Messieurs Mayabara Jiro et d’autres habitants de Kobe à titre d’approbateurs créèrent la société FrancoJaponaise et l’école de langue française de Kobe. » Lors de l’Exposition universelle de 1900, de Lucy-Fossarieu vient à Paris en congé. Il s’engage alors à fonder à Paris une branche de la société formée récemment à Kôbe. la société franco-japonaise de Paris Les bulletins de la Société de Paris publient la liste des membres presque tous les ans. Ces listes semblent celles de distribution des bulletins, et contiennent l’adresse d’institutions étrangères (New York Public Library, deux bibliothèques universitaires américaines, Victoria & Albert Museum Library à Jap Plur 9 reprisDef.indd 356 19/12/13 22:12 Les relations franco-japonaises avant la Seconde Guerre mondiale357 Londres, etc.) ainsi que d’entreprises qui soutiennent ses activités (Société de l’Air liquide, Banque franco-japonaise, etc.). Ces membres institutionnels sont au nombre de 19 alors que l’on compte 1 045 membres individuels au cours de trois décennies. Parmi ces noms individuels, 285 sont des Japonais, soit un quart des membres. Ce n’est qu’au bout d’une décennie d’existence de la Société que les membres viennent à dépasser les 300. Ce nombre se stabilise ensuite autour de 400, pour, enfin, en 1922, plafonner à 540, dix ans avant la fin de la publication du bulletin. Les trois quarts des membres habitent Paris. Ils se partagent en deux grands groupes socio-professionnels 6 : des diplomates (103) et des militaires (140), souvent mutés, pour les diplomates, dans le monde entier. La part des membres demeurant à l’étranger va augmenter, de 4 % en 1903 à 13 % en 1931. Quelques efforts sont faits pour recruter plus largement. Une « Journée franco-japonaise », organisée à Lyon en avril 1923, amène une vingtaine de membres supplémentaires de la région lyonnaise. Au début des années 1920, 11 membres appartiennent à la Banque franco-japonaise, fondée en 1912. Dans les années 1920, beaucoup des employés de la maison Mitsubishi à Paris se trouvent sur la liste. Il semble que la quasi-totalité des employés des quelques entreprises franco-japonaises entrent dans la société parisienne pour la soutenir. La publication du bulletin dépend de ses « gérants », qui sont souvent considérés comme les personnages clés de chaque époque. Au début, Félix Régamey, peintre et secrétaire général de la Société de Paris, en a la charge. Il assurera cette tâche jusqu’à sa mort, en 1907. Edme Arcambeau, savant bibliothécaire et archiviste de la Société, prend sa suite jusqu’à la période de la Première Guerre mondiale. Lui succèdent deux diplomates, F. Souhart, secrétaire général de la Société, et Edouard Clavery, vice-président. Les articles du bulletin reflètent les intérêts des membres. Tezuka Emiko étudie actuellement les relations qu’entretenaient entre eux les étudiants japonais résidant à Paris au début du xxe siècle. Elle s’appuie pour cela sur l’examen de La Revue du cercle du Panthéon, récemment redécouverte (Tezuka 2004). Dans le premier numéro de cette revue, daté du 25 mai 1901, on trouve rapportés les événements suivants. Le 29 décembre 1900, « une explication détaillée sur la négociation avec la Société franco-japonaise » a lieu. Le 23 mars 1901, « l’affaire de la Société franco-japonaise » est exposée, et trois délégués sont élus pour poursuivre la négociation avec la Société. Le 6Les listes indiquent souvent les professions. Mais celles des 215 membres ne sont pas indiquées. Jap Plur 9 reprisDef.indd 357 19/12/13 22:12 358 Ichikawa Yoshinori 30 mars, une réunion extraordinaire a lieu, pour continuer la discussion relative à la Société franco-japonaise. Dans le numéro 2 de la revue, daté du 21 septembre 1901, il est précisé que, le 3 juillet 1901, Higuchi Kanjirô a transmis un message de Louis-Emile Bertin, président de la Société francojaponaise de Paris, aux membres du Cercle : « Je souhaiterais que vous participiez aux activités de la Société pour promouvoir l’amitié franco-japonaise ». Dans le journal de Kuroda Seiki, le 4 février, « Terashima [Seiichirô] vient de me voir pour parler du problème de la Société franco-japonaise. » Le 5 février, « Je vais à la légation pour l’affaire de la Société franco-japonaise. » Dans un autre journal personnel, celui de Mitsukuri Genpachi, la Société franco-japonaise n’a pas bonne réputation parmi ses camarades. Invités à une de ses réunions, Kubota Beisai et Takeuchi Seihô, deux étudiants en peinture, sont forcés de dessiner sur place. Takeuchi repart avec indignation. Kubota sert de spectacle au public. Mitsukuri et ses amis ne vont pas à la réunion du 9 novembre 1900 7. Ayant relevé les faits ci-dessus, Tezuka Emiko souligne ainsi le mécontentement de certains Japonais envers la Société francojaponaise de Paris. La Société est fondée en septembre 1900 mais le premier bulletin ne paraît qu’en avril 1902. Ce décalage peut s’expliquer partiellement par ce problème existant entre la Société et certains Japonais sur Paris. la société franco-japonaise de Tôkyô Comme nous l’avons vu ci-dessus, l’engagement pour l’enseignement est la particularité de ce groupe japonais. L’institution a toujours des relations avec l’école française. Selon sa publication (Anonyme 1917) : Le 10 juillet de la 41e année de Meidji [sic] (1908), la réunion de nos commissaires décida l’annexion de la société de Kobe avec la nôtre [la Société de langue française]. A partir de ce moment, le nom de notre société fut changé en celui de Nichifutsu Kyokwai (société Franco-Japonaise) qu’elle porte encore actuellement. 7Le premier numéro de l’ « Annuaire de la Société franco-japonaise de Paris » contient les deux « Dessins à l’encre de Chine (Hr 0m74 x Lr 1m06) exécutés par M. KOUBOTA, en quelques minutes, à la soirée d’inauguration de la Société Franco-Japonaise de Paris 8 Novbre [sic] 1900 ». Kubota se trouve dans la liste des nouveaux membres de l’année 1901 mais Takeuchi n’y est jamais mentionné. Jap Plur 9 reprisDef.indd 358 19/12/13 22:12 Les relations franco-japonaises avant la Seconde Guerre mondiale359 Concernant les membres, nous avons consulté les deux listes suivantes : celle de mai 1920, publiée comme un livret à part, et celle de mars 1921, dans le bulletin numéro 10 de la Société (avril 1921). La publication du bulletin est un des services indiqués dans l’article 2 du Règlement. Les noms des nouveaux membres apparaissent dans chaque numéro. Cependant, le premier numéro du bulletin ne paraît qu’en octobre 1916, alors que la Société a été fondée en 1908. La parution du bulletin semble être une conséquence de la constitution d’un nouveau bureau en mai 1916, et a sans doute été portée par le nouveau directeur, Furuichi Kimitake (Kôi). Contrairement au bulletin parisien, le nom de la personne préposée à la publication n’est pas précisé. Le dernier numéro consulté est le numéro 15, de novembre 1925, soit juste après l’ouverture de la Maison francojaponaise (1924). Désormais l’activité de la Société franco- japonaise (à Tôkyô) semble se cacher derrière celle de la Maison. Selon l’article 6 du règlement modifié : Les membres de la Maison Franco-Japonaise pourront devenir membres de la Société Franco-Japonaise sans faire le versement mentionné dans l’article 15. Par manque de documents, les études sur ses membres sont limitées à une seule décennie : de novembre 1916 à novembre 1925, pendant laquelle le nombre de membres augmente de 335 à 531. Parmi les 635 noms trouvés pour cette période 8, 485 noms sont japonais, soit les trois quarts des effectifs. Les listes de membres sont divisées en quatre parties, en fonction de l’adresse : Tôkyô, Yokohama, les autres provinces, et l’étranger. En 1920, parmi les 394 membres, 279 (71 %) habitent à Tôkyô, 11 à Yokohama, 39 les autres provinces, et 65 à l’étranger. Sur ces listes les professions ne sont pas mentionnées. Nous avons pu, en nous basant sur des informations disponibles sur internet, ainsi que sur la foi d’études précédentes (Polak : 2001 ; Polak : 2005 ; Thiebaud : 2008), identifier la profession de 398 des membres, soit 63 % de l’effectif. Parmi eux, 92 (24 %) sont militaires, 56 sont enseignants, 54 sont juristes, 41 sont diplomates. Les bulletins de Tôkyô sont moins riches que ceux de Paris, pas seulement du fait de la durée de publication, mais également en terme de nombre de pages de chaque numéro. Alors que le format parisien mesure 267 mm sur 170 mm (soit un format A4 8Contrairement aux bulletins parisiens, ceux de Tôkyô ne publient pas régulièrement la liste des membres. Cependant les noms des nouveaux membres et de ceux qui s’en vont sont indiqués dans chaque numéro. C’est sur cette base que nous pouvons reconstituer l’ensemble. Jap Plur 9 reprisDef.indd 359 19/12/13 22:12 360 Ichikawa Yoshinori à peu près), celui de Tôkyô est moitié plus petit. Il faut dire que les bulletins parisiens ne publient qu’en français, tandis qu’à Tôkyô presque tout est écrit en français et japonais, avec donc une quantité relativement limitée d’information. Le contenu des bulletins a fait également l’objet de notre attention. Nous avons ainsi pu vérifier la publication des conférences organisées par la Société, mais en dehors de ces dernières, on perçoit un manque d’articles à publier. Dans le numéro 5, une annonce lance un appel à contribution aux lecteurs du bulletin 9. Les résultats de concours de traduction et de composition, publiés dans le bulletin, indiquent, par ailleurs, l’un des objectifs centraux de la Société de Tôkyô : l’enseignement de la langue française. Le numéro 12 (décembre 1922) ne respecte pas l’équilibre entre parties française et japonaise en raison de deux articles en japonais sur la nouvelle Maison franco-japonaise. Conclusion A cause de la différence considérable de documents existants, il est impossible de mener à bien des recherches de même niveau sur ces trois sociétés indépendantes, mais qui répondent toutes au nom de « société franco-japonaise ». La Société de Kôbe demeure ainsi encore dans l’ombre. L’histoire de la Société parisienne souligne l’évolution des intérêts français pour le Japon. D’abord « les hommes », ses membres changent : les collectionneurs d’art, les artistes et le personnel des musées font de plus en plus place à des scientifiques et des fonctionnaires, des diplomates et des militaires. Cette transformation influence l’un des « services » de la Société : son bulletin. Les articles sur l’art et l’Antiquité japonaise sont remplacés par des études sur le Japon en rapport avec les sciences. Pour les Français, le Japon n’est plus un fabricant d’objets dignes d’admiration. Il devient, durant la première moitié du xxe siècle, un partenaire ou un rival. Des différences se retrouvent également entre la Société parisienne et celle de Tôkyô en raison de leurs origines. La relation étroite entre le prédécesseur de la Société de Tôkyô et l’école de droit explique la présence de nombreux professeurs et juristes parmi ses membres. Tôkyô insiste sur l’importance de l’enseignement de la langue française, ce qui se voit dans le bulletin avec ses concours de traduction et de composition. 9Décembre 1917, p. 39. Jap Plur 9 reprisDef.indd 360 19/12/13 22:12 Les relations franco-japonaises avant la Seconde Guerre mondiale361 Bibliographie A nonyme. « A French Club for Kobe ». The Kobe Chronicle, 24 janvier 1900, p. 74. A nonyme. « Le 14 Juillet au Japon ». Bulletin de la Société franco- japonaise de Paris, n o 5, décembre 1906 : 16-17. 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 361 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 362 19/12/13 22:12 Tristan BRUNET Université Paris-Diderot – Paris 7 La question de l’histoire immédiate dans le Japon des années 1950. Autour de l’Histoire de Shôwa et d’Uehara Senroku La publication en 1955 de Shôwashi [Histoire de Shôwa], écrit par Tôyama Shigeki (1914– ), Fujiwara Akira (1922-2003), et Imai Seiichi (1924 –), déclencha l’un des plus importants débats de l’historiographie japonaise d’après-guerre (Tôyama, Fujiwara, Imai 1955). Il s’agissait de la première tentative d’écrire l’histoire du Japon pendant le conflit mondial, dix ans à peine après la capitulation. L’Histoire de Shôwa marquait également par la teneur de ses analyses historiques. Elle était en effet l’œuvre d’historiens de cette école marxiste qui occupait depuis la fin de la guerre une place prédominante dans la science historique académique japonaise. Elle s’attira par conséquent la critique d’intellectuels qui ne se reconnaissaient pas dans sa lecture des évènements. A leur suite, une grande partie du monde académique de l’époque confronta ses réflexions sur les problèmes posés par l’écriture d’une histoire nationale japonaise, notamment lorsque celle-ci traitait du passé récent et de la guerre. Le débat sur l’Histoire de Shôwa offre par conséquent un tableau particulièrement instructif pour appréhender les interrogations concernant l’histoire nationale dans le Japon de la fin des années 1950. Dans cet article, on s’attachera plus précisément au rôle de l’historien Uehara Senroku 1 (1899-1975). Acteur plutôt secondaire du débat, il fut néanmoins un des seuls participants à remettre en question les termes mêmes sur lesquels la polémique s’était fondée. Nous verrons en quoi son travail a mis en lumière les limites de la réflexion historique de son époque, telles que révélées par la polémique, et les pistes qu’il a proposées pour les surmonter. Pour ce faire, on présentera d’abord le déroulement même de la 1L’importance de la position d’Uehara dans le débat a été récemment mise en lumière par l’historienne chinoise Sun Ge (Sun 2008). Jap Plur 9 reprisDef.indd 363 19/12/13 22:12 364 Tristan Brunet controverse, et les principales interrogations qui y ont été soulevées 2. On tentera ensuite d’exposer la critique historiographique d’Uehara, puis son propre projet d’écriture d’une histoire mondiale considérée du point de vue japonais. On montrera ainsi en quoi les réflexions de l’historien ont pu annoncer les évolutions subséquentes de la recherche historique au Japon. Le débat autour de l’Histoire de Shôwa Pour comprendre le débat qui a suivi la publication de l’Histoire de Shôwa, il convient de présenter les traits principaux du récit historique élaboré par ses auteurs. On a déjà souligné son caractère particulièrement précoce au regard de la période qu’elle se proposait de traiter. Elle était également l’œuvre d’historiens marxistes. En bénéficiant de l’héritage des analyses et outils méthodologiques développés par une première génération d’historiens durant les années 1930 3 pour examiner la nature du capitalisme japonais et sa modernité, le courant marxiste avait pris dès la fin de la guerre une place prédominante au sein de l’histoire académique japonaise. Il était par conséquent le mieux armé pour s’atteler à une mise en forme de l’histoire récente du pays. Les auteurs de l’Histoire de Shôwa fondaient leur analyse sur la base de celles déjà forgées par leurs prédécesseurs de la Kôzaha 4 concernant la période de Meiji. On se contentera ici de dégager deux traits principaux de cette histoire. 2 Pour une présentation plus approfondie, Brunet 2010. 3La première génération des chercheurs marxistes japonais, principalement des économistes et des historiens, avaient confronté leurs analyses quant à la nature du capitalisme japonais lors d’un important débat appelé Nihon shihonshugi ronsô [Débat sur le capitalisme japonais]. La polémique s’est étendue sur une large période entre 1927 et 1937, et a donné naissance à de nombreuses travaux sur la modernisation du Japon durant les dernières décennies du shogunat des Tokugawa et les premières de l’ère Meiji, résultat d’un énorme effort d’analyse de l’histoire nationale au moyen des outils méthodologiques du matérialisme historique, basé sur les analyses de Marx. 4 Kôzaha fut le nom donné lors du débat des années 1930 aux marxistes qui considéraient que l’état japonais d’après Meiji ne s’était qu’imparfaitement modernisé, et qu’il conservait des aspects de monarchie absolue, n’ayant pas coupé avec l’ancien régime de domination féodale. Ce nom leur venait du titre de la collection dans laquelle ces auteurs avaient publié leurs analyses entre 1932 et 1933 (Nihon shihonshugi hattatsushi kôza [Lectures sur l’histoire du développement du capitalisme japonais]). Les conclusions de cette école s’accordaient aux thèses délivrées depuis Moscou par le Komintern de 1927 et 1932. Elles s’opposaient à celles des marxistes de la Rônôha (« Groupe Rônô ». Rônô était le nom de la revue où ceux-ci ont fait paraître leurs premiers travaux) qui, bien que reconnaissant quelques survivances féodales, considéraient le Japon comme une démocratie bourgeoise à part entière. Jap Plur 9 reprisDef.indd 364 19/12/13 22:12 Autour de L’Histoire de Shôwa et d’Uehara Senroku365 Tout d’abord, au nom de la primauté donnée dans la grille de lecture marxiste au mécanisme de la lutte des classes, l’Histoire de Shôwa présentait la période traitée sous la forme d’une confrontation entre une classe dominante, coupable d’avoir entraîné le pays dans la guerre au nom de ses intérêts propres, et une nation japonaise poussée à la soutenir contre sa nature historique supposée. Cette classe dominante, considérée d’un bloc, englobait l’empereur et ses conseillers, les cadres de l’armée japonaise, les dirigeants politiques du pays, les grands capitalistes à la tête des zaibatsu et les grands propriétaires terriens. La « nation » (kokumin) qui lui faisait face, et dont Tôyama, Fujiwara et Imai se concevaient comme les porte-paroles, était dépeinte comme un acteur collectif porté à la recherche de la démocratie et à la paix. Son soutien à la guerre y était envisagé d’emblée comme le résultat d’un double discours de la classe dirigeante. Pourquoi cette nation n’avait-elle pas réussi à s’opposer à la classe dirigeante ? Pour les auteurs de l’Histoire de Shôwa, cet échec était la conséquence de l’imparfait développement de la démocratie japonaise et des nombreuses survivances féodales stigmatisée sous le nom de « système impérial ». Le principal symptôme en était le recours des gouvernements japonais à une répression violente pour museler l’opposition des partis affiliés au mouvement ouvrier. La grille de lecture marxiste des auteurs de l’Histoire de Shôwa leur permit de mettre en forme l’histoire du Japon en guerre selon un cadre cohérent sur le plan narratif. Elle présentait une analyse lisible et synthétique des causes de la guerre, accusant la classe dirigeante d’avoir imposé à la nation l’expansion impérialiste de l’archipel. Cependant, en essayant d’écrire l’histoire de la guerre si tôt après les faits, l’Histoire de Shôwa fut confrontée à un problème nouveau pour la discipline. Tous ses lecteurs ou presque étaient en effet légitimés par leur propre expérience de la guerre à remettre en cause la version que l’ouvrage donnait des faits. Le livre devint ainsi la cible d’intellectuels hostiles au récit élaboré par les marxistes. Le premier d’entre eux fut le critique littéraire Kamei Katsuichirô (1907-1966), dans un article de mars 1956 intitulé « Gendaishi e no gimon » [Doutes concernant l’histoire immédiate] (K amei 1956). Ancienne figure du mouvement littéraire romantique des années 1930, apologue de la guerre lors du fameux débat sur le dépassement de la modernité de 1942, il faisait alors son retour au premier plan de la scène intellectuelle japonaise. Pour Kamei, le récit historique élaboré par les historiens marxistes posait un problème fondamental : le cadre narratif et Jap Plur 9 reprisDef.indd 365 19/12/13 22:12 366 Tristan Brunet explicatif qui en formait la base empêchait les nombreux lecteurs qui avaient été les témoins et acteurs de cette époque de s’y reconnaître. Les acteurs collectifs sur lesquels se basait leur lecture de l’histoire, et la téléologie du progrès sur laquelle se fondait leur analyse des causes de la guerre, éloignaient d’autant leur récit de la réalité historique complexe et paradoxale qu’ils voulaient traiter. Kamei critiquait ce décalage entre le récit historique mis en forme par les historiens marxistes et l’expérience vécue par les acteurs de cette histoire par une formule qui allait occuper le centre du débat (K amei 1956) : « Il n’y a pas d’être humain dans cette histoire ». Pour le critique littéraire, le principal manquement des auteurs de l’Histoire de Shôwa était que leur pratique voulue scientifique ne répondait pas au « critère d’humanité 5 » qui devait, à ses yeux, présider nécessairement à toute entreprise de rédaction d’une histoire. D’autres critiques, qui ne partageaient pas le passé problématique de Kamei, ont eux aussi repris cette critique 6. On peut distinguer deux grandes problématiques au sein du débat sur l’Histoire de Shôwa. La première concerne les interrogations sur la validité de l’histoire comme représentation d’une réalité passée. Ce versant du débat souleva le problème de la mise en forme de la matière historique, des causalités distinctes mises en lumières par les différentes configurations du regard historien, et de l’adéquation d’un récit historique donné avec l’expérience vécue par les témoins de cette période. En ce sens, le caractère d’histoire « immédiate » de l’Histoire de Shôwa posait des questions nouvelles pour la discipline au Japon. Le débat donna également lieu à des interrogations sur les usages de l’histoire. Comment l’histoire devait-elle répondre aux nouvelles exigences de la société japonaise des années 1950, notamment en termes de démocratie ? Cet aspect du débat était intimement lié au précédent : la validité d’un récit historique national y était évaluée sur la base d’un avenir à construire pour 5 Ningensei, insistant sur une humanité comme qualité, liée à la représentation des acteurs comme « être humains » (ningen) à part entière, plutôt que sur la valeur universelle que le terme français d’ « humanité » pourrait laisser entendre. Le « critère d’humanité » est entendu ici comme la capacité d’un récit historique donné à transmettre l’intime du ressenti de tout un chacun. 6 Ainsi le marxiste Matsuda Michio, qui joignit dès mars 1956 sa voix à celle de Kamei. Pédiatre, il avait participé au début des années 1930 au mouvement pour une médecine prolétaire (musansha iryô undô) à Ôsaka, aux côtés notamment de Katô Toranosuke (1905-1934), qui fut emprisonné par le régime et succomba en détention. Matsuda reprochait au récit de l’Histoire de Shôwa d’« anesthésier » la réalité de l’époque, en ne reflétant pas la souffrance liée au vécu des acteurs (Matsuda 1956). Jap Plur 9 reprisDef.indd 366 19/12/13 22:12 Autour de L’Histoire de Shôwa et d’Uehara Senroku367 l’Etat-nation japonais. Ainsi, l’ambition des auteurs de l’Histoire de Shôwa n’était pas seulement de rendre compte de la réalité historique du Japon durant les années de guerre, mais aussi d’élaborer un récit historique susceptible de « changer l’histoire » (Tôyama 1952). Inversement, pour Kamei, l’absence des « êtres humains » dans l’histoire marxiste la rendait aussi impropre que l’histoire officielle du régime militariste à former une sensibilité démocratique chez les individus. Uehara fut le seul à tenter d’analyser de manière critique l’articulation entre ces deux types d’interrogations. A ses yeux, le débat se fondait sur une lacune fondamentale de la réflexion historique japonaise. Comment est-il parvenu à cette conclusion, et quelles furent les pistes de recherche qu’il proposait pour surmonter cet état de fait ? La distanciation et les critiques d’Uehara Né en 1899 à Kyôto, Uehara Senroku intégra en 1922 l’université Tôkyô Shôka Daigaku (aujourd’hui université Hitotsubashi). La même année, il partit étudier l’histoire à Vienne auprès de l’historien médiéviste autrichien Alfons Dopsch, pour se former aux méthodes européennes de critique des documents. Rentré au Japon en 1926, il commença à enseigner dans son université d’origine en 1928. D’août 1946 à 1949, il en occupa le poste de président, et entreprit une série de réformes à vocation démocratique 7. L’influence d’Uehara fut maximale durant les années 1950, notamment au regard de ses réflexions concernant la place du national dans la recherche historique au Japon. En 1955, Uehara prit la tête de la Réunion pour la culture nationale (Kokumin bunka kaigi), fondée sous les patronages de la centrale syndicale Sôhyô et du syndicat enseignant Nikkyôso. Ce même Nikkyôso le nomma à la tête de son Centre de recherche sur l’enseignement national (Kokumin kyôiku kenkyûjo). Uehara se trouva invité à se prononcer durant cette période sur les thématiques soulevées par le débat sur l’Histoire de Shôwa. Uehara critiqua les termes mêmes du débat sur l’Histoire de Shôwa, à commencer par le problème de l’« être humain » en histoire, qui en occupait le cœur. Comme souligné plus haut, Kamei avait pointé le décalage entre le récit historique des auteurs de l’ouvrage et l’expérience des témoins de l’époque sur la base d’un 7Les étudiants furent notamment invités à se prononcer sur le nouveau système de formation. C’est à cette époque que l’université prit le nom de Hitotsubashi daigaku. Jap Plur 9 reprisDef.indd 367 19/12/13 22:12 368 Tristan Brunet nécessaire critère d’« humanité » de tout récit historique. Tôyama avait lui aussi défendu sa méthodologie sur la base de son « humanité ». Il arguait du fait que, si l’histoire comme la littérature avaient pour objet commun l’« être humain », la première se devait de le saisir dans sa dimension sociale, au travers de son appartenance de classe (Tôyama 1956). Uehara les renvoyait dos à dos : c’était, selon lui, une erreur de fonder la légitimité d’une quelconque pratique historienne sur un « critère d’humanité » conçu comme un absolu. Ce critère d’« humanité » étant lui-même historiquement conditionné, il était nécessaire de pouvoir l’aborder comme un objet de la recherche historique. Quand Kamei et Tôyama reconnaissaient qu’il ne pouvait y avoir d’histoire sans être humain, Uehara soutenait, lui, qu’on pouvait concevoir une telle histoire (Uehara 1956 : 36). C’était à son avis le sens de la démarche d’histoire socio- économique inaugurée par Marx. Le débat lui semblait consacrer une vision anhistorique de l’« être humain » comme nécessaire critère de légitimité de toute écriture de l’histoire. De façon plus générale, cette question de l’humanité en histoire illustrait aux yeux d’Uehara la « naïveté » du débat sans son ensemble, et des termes sur lesquels il reposait (Uehara 1956 : 38). Elle procédait d’un décalage manifeste entre les attentes que la plupart des intervenants du débat plaquaient sur la rédaction d’une histoire nationale et les réponses que la science historique pouvait réellement apporter. Pour Uehara (1957 : 264), il était nécessaire de rappeler les limites de l’histoire et de ce qu’elle pouvait dire, ou justifier : A ce point du débat, il convient de réfléchir sur ce que peut faire la recherche en histoire. Nos idéaux de vie et nos revendications culturelles sont une chose. En un mot, ces questions-là relèvent des désirs. (…) La science historique peut remonter dans le passé pour analyser les formes présentes de ces désirs. (…) [Mais] Ce n’est pas à l’histoire de les légitimer ». L’histoire ne pouvant pas rapporter de manière exhaustive le vécu de chacun de ses acteurs, il est naturel qu’elle soit l’objet de critiques. Il était cependant essentiel de prendre conscience de cette limite de la discipline, et de ne pas chercher à fonder cette dernière sur un système de valorisation qui se trouverait placé hors de tout contexte spatial ou temporel. Le débat sur l’Histoire de Shôwa procédait du fait qu’aussi bien les marxistes que Kamei cherchaient à légitimer un discours historique capable d’apporter une réponse exhaustive aux « désirs » tels que définis par Uehara. Jap Plur 9 reprisDef.indd 368 19/12/13 22:12 Autour de L’Histoire de Shôwa et d’Uehara Senroku369 D’où provenait ce déséquilibre entre les possibilités réelles de la science historique et les attentes à son égard ? Pour Uehara, il dérivait du fait que les historiens au Japon avaient eu tendance à ne pas considérer les limites de leur propre pratique. Depuis Meiji, ils sacralisaient des outils méthodologiques développés sur le modèle des outils européens. C’est précisément ce qu’Uehara reprochait aux historiens marxistes. Pour lui, l’histoire scientifique telle qu’elle s’était développée en Europe résultait du contexte historique qui l’avait vu naître. Il était donc nécessaire, au moment d’appliquer sa méthodologie dans le contexte japonais des années 1950, d’opérer sur elle le travail critique nécessaire pour prendre conscience de son historicité propre. Uehara (1956 : 38) appela ainsi à un nécessaire travail d’« historicisation » de l’histoire scientifique elle-même : Ce n’est qu’en éclairant l’historicité propre du développement de la science historique et des sciences économiques dans les sociétés européennes que nous-mêmes serons capables, à l’inverse, de développer une méthodologie susceptible de saisir la place du Japon dans le monde actuel. Il ne s’agissait pas de rejeter l’héritage méthodologique européen, mais plutôt de prendre conscience des préjugés qu’il pouvait engendrer si on l’utilisait sans avoir effectué au préalable ce travail historiographique. Seule une mise en perspective historique de la pratique même de l’histoire permettrait de surmonter les apories du débat sur l’Histoire de Shôwa. L’histoire mondiale selon Uehara L’enjeu véritable de l’histoire japonaise selon Uehara était donc de « saisir la place du Japon dans le monde d’aujourd’hui ». Il considérait qu’en adoptant des cadres européo-centrés sans les critiquer, la science historique japonaise du xxe siècle avait également adopté en bloc une vision de l’histoire mondiale élaborée par les Européens, sur la base de leurs préoccupations propres. Le Japon gardait par conséquent une conscience limitée de l’ancrage régional asiatique de sa propre histoire. Uehara a œuvré à remédier à cet état de fait, en publiant en 1960 une Histoire mondiale vue par la nation japonaise (Nihon kokumin no sekaishi). Ce livre était à l’origine un projet de manuel scolaire d’histoire du monde pour les lycées, finalement rendu caduc par le durcissement des critères de validation des manuels scolaires après 1958. Uehara (1960 : ii) expliquait en introduction le but d’une telle histoire, et le sens qu’il lui donnait : Jap Plur 9 reprisDef.indd 369 19/12/13 22:12 370 Tristan Brunet En écrivant cet ouvrage, j’ai cherché principalement à mettre en forme notre conscience du quotidien, notre perception de l’histoire, en tant que nation japonaise. (…) Et c’est pour mettre ce projet en pratique que j’ai construit ce livre en le faisant commencer par la description des civilisations de l’Asie orientale. Uehara entendait ici souligner le lien intrinsèque entre histoire japonaise et histoire asiatique, et affirmer le caractère fondamental de ce lien dans tout questionnement historique du Japon sur lui-même. Il ne s’agissait pas de penser ce contexte asiatique du simple point de vue de l’héritage historique ou civilisationnel, mais de l’intégrer au cœur même des interrogations que les Japonais pouvaient formuler envers leur propre histoire. Uehara voyait dans ce rapport du Japon aux civilisations qui l’entourent un pilier nécessaire pour replacer la pratique historique japonaise dans son historicité propre. Lorsque l’on met en perspective les critiques formulées par Uehara à l’encontre des pratiques historiennes de son époque, avec son propre projet de réévaluation de la place l’Asie dans la perception que les Japonais avaient de leur histoire, on comprend qu’il pointait là un impensé fondamental du débat autour de l’Histoire de Shôwa. A savoir la place de la japonité elle-même dans l’histoire au Japon. C’est précisément elle qui se cachait derrière l’« être humain » mis en avant par Kamei 8, dont Uehara avait critiqué le caractère anhistorique. Et la manière dont les historiens marxistes cherchaient à replacer le peuple « national » dominé comme acteur central de leur histoire procédait, là aussi, d’une conception de la japonité placée en deçà de leurs investigations. Les visions historiennes qui s’étaient confrontées à l’occasion du débat tentaient d’élucider la véritable nature de cette japonité, sans considérer la dynamique historique de sa construction. C’est en ce sens qu’Uehara essaya de repenser l’interface entre le Japon, sa conception de l’histoire du monde, et son ancrage dans une historicité asiatique. Historiciser l’histoire, et l’outillage méthodologique hérité de l’occident, c’était avant tout sortir d’un mode de réflexion qui postulait une conception anhistorique de la japonité, saisie d’un bloc, sur la base de son différentiel avec une normalité européenne ou occidentale impliquée par ces outils. 8Le philosophe et historien de la philosophie Sakai Naoki a montré dans son analyse du débat sur l’Histoire de Shôwa (Sakai 2006) comment Kamei utilisait de manière indistincte et les concepts d’« être humain » et de « japonais », impliquant de facto une synonymie des deux termes. Jap Plur 9 reprisDef.indd 370 19/12/13 22:12 Autour de L’Histoire de Shôwa et d’Uehara Senroku371 Il serait exagéré de considérer qu’Uehara appréhendait la japonité sur des bases différentes de ses contemporains. Ses réflexions restaient imprégnées d’une conception de la japonité comprise comme évidente, homogène, et susceptible de fournir un cadre stable pour élaborer un récit historique. Son entreprise d’historicisation de la science historique peut d’ailleurs être considérée comme un projet de « japonisation » de l’histoire. Uehara a néanmoins pointé du doigt le caractère plastique de cette catégorie, et il a invité à réfléchir sur les logiques qui avaient présidé à son élaboration historique. Il avait perçu que la question de la japonité devrait constituer à l’avenir un champ d’investigation primordial pour la recherche historique au Japon. En pointant du doigt les tensions qui la travaillaient, et en dénonçant le caractère masquant du concept d’« humanité » à cet égard, Uehara semblait annoncer l’épuisement du paradigme unissant conception de la japonité et nécessaire critère d’humanité en tant que cadre structurant de la démarche historienne japonaise. BIBLIOGRAPHIE Brunet, Tristan. « Le débat sur l’Histoire de Shôwa et le Japon de 1955 ». Cipango, n o 17, année 2010, p. 185-237. K amei, Katsuichirô. « Gendaishi e no gimon – rekishika ni “sōgōteki” nōryoku o yōkyū suru koto wa hateshite muri darō ka ? [Doutes concernant l’histoire du temps présent – Est-ce trop demander aux historiens que d’exiger qu’ils se montrent un peu plus “synthétiques” ?] ». Bungei Shunjû, mars 1956, p. 58-68. M atsuda, Michio. « Shôwa o tsuranuku tôtsû o – Shôwashi o megutte rekishika e no chûmon [La douleur lancinante qui traverse l’époque Shôwa – Un avertissement aux historiens, concernant l’Histoire de Shôwa] ». 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 372 19/12/13 22:12 Histoire et anthropologie des religions Jap Plur 9 reprisDef.indd 373 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 374 19/12/13 22:12 Martin NOGUEIRA RAMOS Université Paris-Diderot – Paris 7, CRCAO, Université Waseda Le choix de la conversion dans les villages de descendants de chrétiens : le cas d’Imamura dans la province de Chikugo (1867-1879) Introduction Plusieurs travaux ont été publiés sur la religion bien particulière des chrétiens cachés (ou crypto-chrétiens : kakure-kirishitan) contemporains 1, mais peu de recherches ont été consacrées au mouvement de retour à la foi catholique qui toucha ces communautés à partir de 1865. Pourtant, il reste un nombre important de documents à Paris et dans le Kyûshû qui permettent de comprendre plus précisément les relations que les villages de chrétiens cachés ont établies avec le catholicisme dans la seconde moitié du xixe siècle. Présent depuis 1549 au Japon, le clergé catholique a su profiter des vicissitudes politiques du xvie siècle pour mener son travail d’évangélisation. Au xviie siècle une grande partie de l’ouest du Kyûshû est déjà convertie au catholicisme. Après 1614, année de promulgation du décret d’interdiction par les Tokugawa, le christianisme disparaît progressivement du monde urbain. Mais, un certain nombre de communautés villageoises continuent de pratiquer, sans être trop inquiétées, des éléments de cette religion. Tant que ces villageois se conforment en apparence à la norme religieuse et sociale, les autorités locales ferment les yeux (Ôhashi 2001 : 171-173). Avec l’ouverture du Japon, les autorités japonaises tolèrent en 1858 que les différentes églises chrétiennes s’installent dans le pays pour se consacrer au service religieux des ressortissants étrangers. En 1865, les prêtres des Missions étrangères de Paris (mep) bâtissent une église à Nagasaki. Des descendants de chrétiens, originaires d’Urakami, visitent l’édifice, puis se révèlent au 1 Voir en particulier Miyazaki (1996). Jap Plur 9 reprisDef.indd 375 19/12/13 22:12 376 Martin Nogueira Ramos clergé catholique. La rumeur se répand, et des représentants de différents villages des environs se rendent à Nagasaki pour rencontrer les pères (Kataoka 1991 : 49-56). Plus de deux siècles après l’exclusion du clergé, la conversion de ces communautés de chrétiens cachés au catholicisme n’allait pas de soi. D’abord, d’un point de vue légal, le christianisme était toujours interdit. D’autre part, comme nous allons le voir, ces communautés avaient développé avec le temps des organisations religieuses autonomes et des croyances relativement éloignées des dogmes catholiques. En 1879, environ un tiers des 50 000 chrétiens cachés avait choisi de rejoindre l’Eglise catholique 2. Imamura (actuellement Tachiarai-machi, dép. de Fukuoka) reprend contact avec le catholicisme en février 1867 par le biais de catéchistes d’Urakami. Ce village du fief de Kurume se trouve à près de 100 km de Nagasaki. A la fin du xvie siècle, le seigneur de Kurume était chrétien. A son apogée, l’Eglise catholique aurait compté près de 7 000 baptisés. A l’exception de quelques villages aux alentours accueillant des petits groupes de crypto-chrétiens, Imamura est totalement isolé. On a peu de traces de persécutions religieuses dans ce fief (Laures 1961 : 64-69). Les villageois semblent avoir été épargnés par les autorités locales, pourtant conscientes de leurs pratiques 3. Une fois le contact établi avec Urakami, un petit groupe de villageois décide de se convertir. Le mouvement est néanmoins vite stoppé par les autorités qui, à partir d’avril 1868, mènent une enquête dans le village. Les convertis apostasient, et les autres villageois promettent d’abandonner leurs pratiques « hérétiques ». Les résultats de l’enquête ont été compilés dans un document : le Jashû-mon ikken kuchigaki-chô [Recueil de témoignages sur la question de l’hérésie 4]. Ce n’est que 11 ans plus tard, en 1879, que l’ensemble des chrétiens cachés de ce village se convertit au catholicisme. Au milieu des années 1880, il y avait plus de 1 500 convertis à Imamura 5. L’objet de cet article est d’abord d’analyser les pratiques et les croyances des chrétiens cachés et de voir en quoi celles-ci ont favorisé le mouvement de conversion. Or, pour saisir la dyna2 V. 570, septembre 1879 : 1784-1804. Lorsqu’il s’agit de documents manuscrits issus des archives des mep, nous indiquons le volume, la date et le code d’archive. 3 V. 569, 12 mars 1867 : 2033-2045. 4 Quand le document est cité, nous faisons suivre la mention Kuchigaki par le numéro de page de la transcription parue dans Kurume kyôdô kenkyû kaishi (Kunitake et alii 1977). 5 V. 571, 21 octobre 1885 : 207-227. Jap Plur 9 reprisDef.indd 376 19/12/13 22:12 La conversion dans les villages de descendants de chrétiens377 mique de conversion, on ne peut pas se limiter à présenter les croyances des villages crypto-chrétiens. Il est nécessaire d’étudier leurs structures sociales. En effet, le succès de la diffusion de la nouvelle doctrine dans ces villages était grandement dépendant de l’avis de quelques notables et chefs religieux. La hiérarchie religieuse variait selon les régions, mais en général, il y avait un chef de prière et un baptiseur à la tête de chaque communauté. Comme le nom de la fonction l’indique, le baptiseur était en charge de baptiser les nouveau-nés. Le chef de prière, quant à lui, réunissait régulièrement les fidèles pour prier et célébrer les principales fêtes chrétiennes (Noël, Pâques) (Gonoi : 262-282). A cet égard, une étude du cas du village d’Imamura en comparaison avec celui d’Urakami permet d’apporter des éléments éclairant le rôle joué par le contexte social dans l’infléchissement de la dynamique de conversion. L’identification de la foi des ancêtres à celle des missionnaires catholiques Entre 1614, année d’interdiction du christianisme, et le retour du clergé catholique, plus de 250 années se sont écoulées. Le retour au catholicisme n’allait pas de soi. Cependant, à Imamura comme à Urakami, les habitants semblent avoir conscience d’être des descendants de chrétiens dont les ancêtres « ont apostasié la 8e année de l’ère Kan’ei [1631] » (Kuchigaki : 1-2) Quels éléments permettent aux chrétiens cachés de rapprocher leur religion de celle des prêtres français ? A Urakami, c’est d’abord une représentation de la Vierge à l’Enfant déposée dans l’église qui a permis aux crypto-chrétiens d’identifier leurs croyances à celles des missionnaires français. Ceux-ci avaient, semble-t-il, une grande vénération pour la Vierge Marie. L’Ave Maria est l’une des prières qu’ils récitaient le plus fréquemment et on sait que beaucoup d’entre eux possédaient des statues ou des médailles à l’effigie de la Mère du Christ. D’ailleurs, certains chrétiens cachés pensaient même qu’elle était la figure principale de leur religion, avant le Christ 6. A Imamura, c’est sur la base de leurs prières qu’ils comprennent que les catéchistes partagent la même religion (Kuchigaki : 2). Ces derniers leur montrent des objets de culte et leur expliquent le lien que ceux-ci possèdent avec les personnages vénérés dans les prières d’Imamura (Kuchigaki : 8) : 6 Tanigawa 1972 : 833. Jap Plur 9 reprisDef.indd 377 19/12/13 22:12 378 Martin Nogueira Ramos Les catéchistes nous ont dit que ces bouddhas en métal représentaient Zezôsu-sama [Jésus] et Mariya-sama [Marie]. Ainsi, les crypto-chrétiens établissent un parallèle entre leurs croyances et le catholicisme grâce à des aspects formels (objets de culte, prières…). Ce n’est qu’après avoir la conviction qu’il s’agit bien de la même religion qu’ils émettent le désir de s’instruire religieusement. Un villageois, Yakichi, apparemment convaincu, décide de suivre les catéchistes à Nagasaki pour apprendre le « véritable sens » (shin’i) de la religion chrétienne auprès des pères (Kuchigaki : 5). Les prêtres focalisent leur enseignement sur l’immortalité de l’âme, et la nécessité d’accepter le catholicisme pour assurer son salut dans l’au-delà 7. Le père qui transmet le catéchisme à Yakichi l’incite à rompre totalement avec les pratiques non chrétiennes et à se débarrasser des objets de culte qu’il possède (amulettes, autel dédié au culte des ancêtres… ; Kuchigaki : 3). Le rejet des dieux et bouddhas et l’importance du salut On dit souvent que la religion des crypto-chrétiens est un syncrétisme, qu’ils mélangent éléments shintô, bouddhiques et chrétiens. Or si dans leur pratique l’aspect syncrétique est évident, les chrétiens cachés d’Imamura semblent plutôt avoir conscience de pratiquer une religion distincte des autres traditions religieuses de l’archipel. En effet, avant même de rejoindre l’Eglise catholique, les habitants du village affirment clairement la pratique exclusive de leur religion au détriment du culte porté aux dieux et bouddhas (shinbutsu ; Kuchigaki : 2) : Nos parents nous ont dit d’invoquer sans interruption les noms de Zezôsu et Mariya. Si l’on suit ce qu’ils nous ont dit, malheurs et catastrophes seront évités, et après la mort nous irons dans un endroit appelé Paraiso [le paradis] […]. Ils disaient aussi que nous devions uniquement invoquer les noms de Zezôsu et Mariya, et qu’il était interdit de vénérer les dieux et les bouddhas. Il est par exemple mentionné qu’un villageois apprit à sa femme, originaire d’un autre village, qu’il n’y a pas de salut (tasukari) dans l’invocation du nom du bouddha (nenbutsu), mais seulement dans celle de Zezôsu et Mariya (Kuchigaki : 17). Les habitants du village ont ainsi hérité de leurs ancêtres l’idée que leur foi, ou plutôt leur pratique, est exclusive, et qu’elle seule 7 Jap Plur 9 reprisDef.indd 378 Tanigawa 1972 : 857. 19/12/13 22:12 La conversion dans les villages de descendants de chrétiens379 mène au salut. C’est dans cette même logique qu’ils accordent aux prières que leur ont laissées leurs ancêtres un rôle central : le premier prêtre ayant séjourné longuement à Imamura s’étonne que les villageois aient pu mémoriser des prières sans en connaître la signification 8. On se rappelle que Yakichi explique pour sa part qu’il s’est rendu à Nagasaki pour apprendre le « véritable sens » de sa religion et comprendre l’origine des rites de son village (Kuchigaki : 5). Tel est en tout cas le cœur de la religion des chrétiens cachés lorsqu’ils prennent contact avec le clergé catholique. On comprend alors que ce n’est pas sur le fond, théologique ou dogmatique, que le lien fut établi, mais sur des aspects formels. Les crypto-chrétiens ne refusent pas seulement de vénérer intérieurement les dieux et les bouddhas, ils essaient aussi d’empêcher que les personnes extérieures au village apprennent l’existence de leur religion. Dans une lettre datant de la fin de l’année 1868, le chef du groupe de villages (ôjôya) dont fait partie Imamura rapporte aux autorités du fief que dans cette religion, dévoiler sa foi est un obstacle au salut (shôge ; Kuchigaki : 20). Les villageois affirment encore qu’il est strictement interdit de dévoiler leurs prières et leurs rites à autrui (Kuchigaki : 2). Ce qui, à l’origine, devait être un moyen d’éviter la répression religieuse est devenu une facette importante de leur foi. On retrouve cette caractéristique dans d’autres villages de crypto-chrétiens, notamment à Urakami (Ôhashi 2001 : 154-156). Leur culte n’a pas donc vocation à se répandre, c’est d’abord la religion du village. La vie rituelle est d’ailleurs organisée autour de la figure d’un martyr local, un certain Zêan. Les villageois se réunissent sur sa tombe pour y prier. Ils disent qu’il a été décapité à Hongô, un gros bourg se trouvant à moins de deux kilomètres d’Imamura (Kuchigaki : 10). Son identité est floue, ils ne savent presque rien sur lui, mais le considèrent comme l’ancêtre (senzo) de la communauté. Dans la première lettre mentionnant la découverte d’Imamura, il est décrit sous les traits d’un ancien chef du village 9. Le premier missionnaire résidant dans le village dit qu’il s’agissait d’un prêtre japonais 10. Dans d’autres villages de chrétiens cachés, on retrouve cette vénération pour les martyrs du début de l’époque d’Edo (Ebisawa 1978 : 402). Le culte porté à ces « saints locaux » n’est pas sans évoquer celui des divinités tutélaires de village (Nakamura 2000 : 183). 8 V. 570, 17 décembre 1883 : 2973-2991. 9 V. 569, 12 mars 1867 : 2033-2045. 10 V. 570, 9 septembre 1881 : 2429-2440. Jap Plur 9 reprisDef.indd 379 19/12/13 22:12 380 Martin Nogueira Ramos La conversion collective des villages au catholicisme : le rôle des notables et des chefs religieux Nous avons vu que les villageois étaient conscients de leur différence vis-à-vis des autres religions répandues au Japon. Ils accordaient des vertus toutes particulières à leurs rites. Les ressemblances formelles (prières, objets de culte…) facilitèrent, on l’a dit, leur rapprochement avec le clergé, déclenchant dans certains cas un mouvement de conversion. Comment expliquer cette dynamique ? D’autres villages prennent contact avec le clergé catholique, imitant les chrétiens d’Urakami. Dans un rapport des autorités datant du milieu de l’année 1867, on apprend même que des convertis effectuent des missions d’évangélisation à Shimabara, Omura et dans la région de Karatsu 11. Deux ans plus tard, les autorités signalent des catholiques dans plusieurs localités du Hizen, dont l’archipel Gotô, mais aussi à Hirado 12. Un élan semble porter certains chrétiens vers l’évangélisation : Tout cela [les progrès de l’évangélisation] est dû au zèle d’une jeune personne d’Ouracami qui est venue en ville faire part aux autres de l’instruction qu’elle avait reçue. […] Après cela on pourra accomplir le projet de l’un de nos plus fervents néophytes, le règne de J-C sera bientôt dans tout l’empire. Il s’agirait d’envoyer un chrétien parcourir le Japon pour y découvrir tous ceux qui ont conservé les anciennes traditions et que l’on dit encore bien nombreux 13. Yakichi, le premier baptisé d’Imamura, est gagné par l’optimisme de ces chrétiens et estime que « d’ici le printemps prochain, tout le monde au Japon se sera converti à la religion catholique » (Kuchigaki : 3). Ce mouvement ne repose pas seulement sur l’optimisme débordant des catéchistes, mais aussi sur l’apparition, dans le mouvement de conversion, de leaders qui occupent un rôle social central dans ces villages. Parmi les catéchistes d’Urakami, on trouve les fils d’un chef de district (otona). Ils accueillent des chrétiens de toute la province de Hizen venus s’instruire 14. Dans un autre district d’Urakami, le leader religieux, apparemment un propriétaire foncier d’une certaine importance (Takaki 1993 : 31-35), détient la maison qui sert de lieu de culte. La conversion des chrétiens 11 12 13 14 Jap Plur 9 reprisDef.indd 380 Maruyama 1943 : 22-23. Dai-nihon gaikô monjo 2-1 : 667-668. V. 569, 5 janvier 1867 :1965-1977. V. 569, 8 avril 1867 : 2048-2058. 19/12/13 22:12 La conversion dans les villages de descendants de chrétiens381 cachés puis le maintien de l’unité religieuse sont favorisés par la présence de ces figures. Si dans les documents, la conversion au catholicisme apparaît comme une volonté partagée par tout le village 15, dans les faits, les éléments les plus réfractaires sont contraints de se plier à la volonté du groupe ou de fuir 16. Un villageois souhaitant déposer un serment d’apostasie au chef du village est attaqué par des catholiques 17. Un groupe de convertis, arrêté en juillet 1867, apostasie pour gagner sa liberté. De retour au village, les apostats sont obligés de se tenir à l’écart pendant trois jours. Les villageois refusent de les accueillir. Ce n’est qu’après avoir rétracté officiellement leur apostasie qu’ils sont réintégrés 18. Les autorités notent que pour pouvoir conserver le lien social avec le reste du village, la conversion est obligatoire 19. La pression du groupe ne s’étend pas qu’à la communauté crypto-chrétienne. Des convertis auraient même menacé de mort le moine du village pour qu’il adhère à la nouvelle religion 20. La dynamique de la nouvelle foi ressemble à celle des révoltes paysannes (ikki) : une fois l’acte de conversion décidé par les représentants de la communauté, tous ses membres doivent participer au mouvement 21. La conversion d’un village comme celui d’Urakami est ainsi autant le résultat de circonstances religieuses favorables que de l’action d’un certain nombre de chefs. Comment expliquer qu’à Imamura la conversion totale du village ne se soit réalisée qu’à partir de 1879 ? Nous n’avons pas encore trouvé de documents apportant des éléments qui expliquent ce qui poussa le village à se convertir, ni pourquoi à cette date. D’un point de vue religieux, le village avait des caractéristiques similaires à celles d’Urakami. On peut donc se demander pourquoi le phénomène de conversion fut si tardif. A partir de 1879, la progression du catholicisme se fait pourtant avec une étonnante facilité : une fois le clergé sur place, la quasi-totalité des crypto-chrétiens est baptisée en l’espace d’une année 22. Si nous ne savons pas quel événement déclencha le changement d’attitude des chrétiens cachés d’Imamura envers le catholicisme, il est toutefois possible de comprendre ce qui a pu freiner Yakichi dans son entreprise de conversion du village dans les années 186715Tanigawa 1972 : 868. 16 Maruyama 1943 : 57-58. 17 Dai-nihon gaikô monjo 2-1 : 627-628. 18Tanigawa 1972 : 879-880. 19 Maruyama 1943 : 42. 20 Maruyama 1943 : 25. 21Dans les ikki, les paysans opposés au mouvement sont menacés, parfois physiquement (Yasumaru 1999 : 339-340). 22V. 570, 26 avril 1880 : 1955-1958. Jap Plur 9 reprisDef.indd 381 19/12/13 22:12 382 Martin Nogueira Ramos 1868. On sait que le premier baptisé était artisan. Incapable d’assurer les frais d’un voyage à Nagasaki, ce sont les catéchistes qui lui donnent l’argent (Kuchigaki : 2). Dans les documents français, on peut lire que tout le village est enthousiaste à l’idée de retourner au catholicisme 23, mais si l’on en croit le témoignage de Yakichi, il est en réalité le seul villageois à vouloir les écouter (Kuchigaki : 2). De retour dans son village, ce dernier n’enseigne ce qu’il a appris qu’à un groupe restreint, comptant seulement une dizaine de personnes. L’analyse du registre des baptêmes, partiellement accessible, de l’église d’Imamura, permet de comprendre que ce petit groupe a des liens familiaux très resserrés. Avant son séjour à Nagasaki, Yakichi ne semble pas avoir occupé un rôle religieux au sein de la communauté. Or, comme dans les autres villages chrétiens, il existe une hiérarchie religieuse à Imamura, avec un chef de prière et un baptiseur 24. On peut dès lors penser que Yakichi ne dispose pas d’une aura suffisante, et est incapable d’amener ceux qui détiennent le pouvoir dans le village à se convertir. Le premier prêtre en charge du village, un Français, mentionne par exemple l’existence d’une « confrérie d’hommes qui exhortaient les mourants et priaient pour les défunts 25 ». Il semblerait que l’un des membres de cette confrérie se soit rendu à Nagasaki en mars 1867. Les prêtres pensent avoir gagné sa confiance 26, mais peu après il ne donne plus signe de vie 27. Dans les documents japonais, on apprend qu’il a pris peur à la vue des foules affluant dans l’église (Kuchigaki : 15). Le baptiseur du village ne partage pas non plus l’optimisme de Yakichi, et refuse de communiquer aux convertis la formule du baptême 28. A la fin des témoignages, on peut lire la déposition d’un certain Yazaemon qui occupe apparemment une position importante au sein de la communauté. Il représente en effet 107 autres villageois, probablement des chefs de maison 29, qui disent se réunir chez lui pour prier et se protéger du mauvais sort (Kuchigaki : 17-18). Même si aucun document ne nous permet de l’affirmer, nous pensons que Yazaemon est le chef de prière d’Imamura. Or il ne semble pas convaincu par Yakichi et le catholicisme. En 1868, les représentants importants de la communauté (baptiseur, membres de la confrérie, chef de prière) d’Imamura sont opposés à l’idée de 23V. 569, 12 mars 1867 : 2033-2045. 24 Ibid. 25V. 570, 17 décembre 1883 : 2973-2991. 26V. 569, 12 mars 1867 : 2033-2045. 27V. 569, 8 avril 1867 : 2048-2058. 28 V. 569, 3 mai 1867 : 2077-2096. 29La très grande majorité des noms, écrits en kanji, sont masculins. Jap Plur 9 reprisDef.indd 382 19/12/13 22:12 La conversion dans les villages de descendants de chrétiens383 rejoindre l’Eglise catholique. Une dynamique contraire à celle d’Urakami freine ainsi les conversions. Conclusion L’exemple d’Imamura montre bien que la question du retour au catholicisme ne doit pas être uniquement analysée dans une perspective religieuse. Des raisons sociales ont freiné puis stoppé le mouvement dans le village, alors qu’au contraire, à Urakami des facteurs religieux et sociaux favorables ont accéléré la diffusion du catholicisme. D’autres motifs, d’ordre conjoncturel, peuvent expliquer les réticences des villageois d’Imamura. Le maintien du décret d’interdiction et le durcissement du contrôle des convertis à Urakami, à partir de 1868, en font partie. On pourrait penser qu’en 1879 la situation était devenue plus favorable à la conversion au catholicisme. Si, d’un point de vue légal, le christianisme était toujours interdit, en réalité, les autorités toléraient tacitement cette religion. Cependant, cette explication n’est pas totalement satisfaisante. Rappelons qu’en 1879, près de 30 000 chrétiens cachés ne reconnaissaient toujours pas l’autorité religieuse du clergé catholique. Peut-être que le lien entre la doctrine catholique et les croyances crypto-chrétiennes n’était pas évident pour tous les chrétiens cachés. D’autre part, on peut penser qu’une majorité des chefs religieux continuait de s’opposer à la conversion et rendait vaine la prédication des missionnaires. Nous souhaitons dans des études de cas ultérieures continuer l’analyse du mouvement de conversion de ces communautés au catholicisme, phénomène qui s’étale sur toute la deuxième moitié du xixe et une partie du xxe siècle. Bibliographie Sources Archives des Missions étrangères de Paris : fonds Japon 1839-1872 (569) ; Japon 1873-1876 Japon méridional 1877-1884 (570) ; Japon méridional et Nagasaki (571). Dai-nihon gaikô monjo [Documents diplomatiques du Grand Japon]. Tôkyô, Nihon kokusai kyôkai. Vol. 2-1, 1938. Kunitake, Tetsuo, H irata, Matsuo et Takesaki, Sadao (transcription). « Jashû-mon ikken kuchigaki-chô [Recueil de témoignages sur la question de l’hérésie] ». Kurume kyôdo kenkyû kaishi, n o 6, 1977, p. 1-23. Jap Plur 9 reprisDef.indd 383 19/12/13 22:12 384 Martin Nogueira Ramos M aruyama , Kunio (dir.). Bakumatsu ishin gaikô shiryô shûsei [Compilation de documents diplomatiques de l’époque du Bakumatsu et de la restauration de Meiji]. Vol. 2 : Shûkyô-mon shûkô-mon [Documents relatifs à la religion et aux traités diplomatiques]. Tôkyô, Zaisei keizai gakkai, 1943. Tanigawa , Ken.ichi (dir.). Nihon shomin seikatsu shiryô shûsei [Compilation de documents sur la vie du peuple japonais]. Vol. 18 : Minkan shûkyô [Les religions populaires]. Tôkyô, San.ichi shobô, 1972. Etudes Ebisawa, Arimichi. « Chikugo kuni Mihara gun Imamura no fukkatsu kirishitan [La résurrection de l’église catholique à Imamura dans le district de Mihara province de Chikugo] ». Kirishitan kenkyû, n o 18, 1978, p. 379-430. G onoi, Takashi. Kirishitan no bunka [La culture catholique japonaise]. Tôkyô, Yoshikawa kôbunkan, 2012. K ataoka, Yakichi. Urakami yonban kuzure [Le quatrième démantèlement du village d’Urakami]. Tôkyô, Chikuma shobô, 1991. 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 384 19/12/13 22:12 YAMANASHI Atsushi Le « monastère trappiste » et les Japonais Le monastère des cisterciens de Notre-Dame du Phare, plus connu au Japon sous le nom de « monastère trappiste », fut fondé à Tôbetsu (actuel quartier de Mitsuishi, ville de Hokuto) près de Hakodate par l’ordre des Cisterciens réformés qui était arrivé au Japon en 1896. Si dans ses premières années ce monastère a été confronté à l’hostilité des habitants, il s’est peu à peu développé en accueillant des religieux japonais. Le nom de « trappiste » devint réputé, associé à la fois à la vie monacale menée dans le silence absolu et aux produits laitiers du monastère. Avec le couvent de trappistines qui s’est établi en 1898 près de Hakodate, le « monastère trappiste » est devenu un des lieux les plus courus du tourisme à Hokkaidô. Les moines de la Trappe aspiraient avant tout à mener une vie contemplative, détachée de la vie sociale sauf pour quelques œuvres. Mais dans le Japon moderne, où le catholicisme était très minoritaire, les monastères trappistes de Hokkaidô ont pu acquérir une certaine notoriété tant auprès des intellectuels que du grand public. Comment expliquer la fascination dont la Trappe a pu faire l’objet ? En examinant les raisons pour lesquelles ce monastère a suscité l’intérêt des Japonais dans la première moitié du xxe siècle, nous pensons pouvoir mettre en lumière une aspiration religieuse jusqu’à présent peu étudiée. Rares sont les ouvrages publiés sur l’histoire de cet établissement religieux, si l’on excepte l’étude éditée par le monastère en 1996 à l’occasion de son centenaire (Tôbetsu torapisuto Shûdôin 1996). Nous souhaiterions pour notre part étudier l’image que les Japonais de l’époque se faisaient de la Trappe. Nous nous appuierons pour ce faire sur des documents de l’Eglise catholique ainsi que sur des œuvres littéraires. Jap Plur 9 reprisDef.indd 385 19/12/13 22:12 386 Yamanashi Atsushi Le « monastère trappiste » et l’église catholique au Japon La Société des Missions étrangères de Paris (MEP), qui reprit l’évangélisation du Japon au milieu du xixe siècle après deux siècles d’interdiction du christianisme, invita les congrégations religieuses françaises masculines ou féminines dédiées aux œuvres de charité et d’éducation à s’installer au Japon, à la fin du même siècle. L’évêque du diocèse de Hakodate, Alexandre Berlioz (MEP), demanda à l’abbé de la Trappe d’envoyer des trappistes au Japon en 1893. En 1896, le monastère fut bâti dans la ville portuaire de Tôbetsu. Lors de sa fondation, le nombre de trappistes se limitait à neuf étrangers : cinq Français, deux Hollandais, un Italien et un Canadien. Au moment de leur installation, les alentours du monastère n’étaient qu’une terre sauvage. A force de labeur, les moines l’ont défrichée et transformée en pâturage. Par la suite, ils ont importé des vaches laitières, et le beurre et le fromage du monastère sont devenus célèbres au Japon. En 1921, on comptait 55 moines dont 44 Japonais. Dans les premières années, les habitants suspectaient les religieux d’être membres d’une société secrète ou encore des espions militaires de pays étrangers. Mais au fur et à mesure que les œuvres du monastère furent reconnues, l’hostilité des habitants disparut. Au long de son histoire, le monastère connut quelques évènements malheureux : incendies et manque de financements en particulier. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut placé sous la surveillance de la police et les religieux japonais furent enrôlés dans l’armée. Le monastère a été présenté, dès le début de sa fondation, par un certain nombre de publications issues de l’Eglise catholique. Un père des MEP, Alphonse Ligneul, l’auteur catholique le plus prolifique à cette époque au Japon, a publié trois ouvrages en japonais : Torapisuto (Trappiste) en 1897 ; Torapisuto (Trappiste) en 1907 ; et Torapisuto no seishin (L’esprit du Trappiste) en l912. Il y présente l’histoire de l’ordre cistercien, la vie monacale et son sens. L’influence exercée par les ouvrages de Ligneul reste difficile à évaluer, mais leur publication successive montre que le père français a bien perçu l’intérêt des Japonais pour ce monastère. Certains visiteurs de la Trappe des premières années ont probablement lu ses ouvrages. Dans son livre de 1907, il recommande d’ailleurs à son lecteur de visiter le monastère (Ligneul 1907 : 110). Le livre de 1912 présente le fait que le monastère a reçu de nombreux visiteurs et pour la plupart des intellectuels (Ligneul 1912 : 6). Depuis l’ère Meiji, le protestantisme anglo-saxon, assimilé à la civilisation occidentale moderne, a influencé la jeune génération, et l’évangélisation de l’Eglise catholique a pris beaucoup de retard sur Jap Plur 9 reprisDef.indd 386 19/12/13 22:12 Le « monastère trappiste » et les Japonais387 celle des protestants. Les MEP accusaient ces derniers de conduire les Japonais au rationalisme et à la libre pensée, et ainsi de donner une mauvaise image du christianisme, mais l’Eglise catholique n’a pas eu de moyens suffisants pour attirer les intellectuels dans les premières années de l’ère Meiji, comme le montre le nom « kyûkyô » (vieille religion) utilisé couramment pour qualifier l’Eglise catholique. Au début du xxe siècle, l’Eglise catholique a compris que la vie monacale pouvait éveiller l’intérêt de certains Japonais. Cela nous semble correspondre à un changement de mentalité de certains Japonais, qui commençaient à émettre des doutes quant à la croyance aveugle dans le « progrès » de la civilisation moderne. Le « monastère trappiste » et les Japonais Si les trois ouvrages de Ligneul ont été suivis d’articles de revues catholiques présentant le monastère trappiste, le tirage en était plutôt limité. La plupart des Japonais ont sans doute obtenu des informations sur le monastère à travers des récits de voyages ou de séjours, dans des publications généralistes. La remarquable notoriété du monastère trappiste s’observe ainsi dans le fait que de nombreux écrivains ont visité le monastère lors de leurs voyages à Hokkaidô, et en ont fait mention dans leurs récits de voyage ou dans leurs œuvres littéraires. Certains journaux, hebdomadaires, et revues ont par ailleurs publié des reportages sur la Trappe, comme nous allons le voir. En 1901, une grande revue générale de cette époque, Taiyô (Le Soleil), publia le récit d’une visite d’un haut fonctionnaire de la Chambre des Pairs, « Hokkaidô no mugon no gyôjya » (Les religieux silencieux du Hokkaidô). A notre connaissance, c’est le premier article non publié par l’Eglise catholique qui fait favorablement mention du monastère. L’auteur y admirait la vie spirituelle, éloignée de la vie mondaine (Kanayama 1901). La même année, Takayama Chogyû (1871-1902), écrivain et éditeur de la revue Taiyô, fit mention de ce texte dans son célèbre article « Biteki seikatsu o ronzu » [Traité sur la vie esthétique] (Takayama 1907 : 866-867). Il présente le trappiste comme un religieux silencieux sans biens et sans statut séculier, mais qui est spirituellement plus riche qu’un roi : Regardez l’exemple de ces Trappistes. Ce sont des ascètes silencieux. Ils ont renoncé à toute parole et se consacrent exclusivement à prier le Dieu unique. Comme cela doit sembler ridicule à ceux qui luttent pour prospérer en ce monde ! Mais qui sait, leur mode de vie ne pourrait-il pas en réalité susciter l’envie du Jap Plur 9 reprisDef.indd 387 19/12/13 22:12 388 Yamanashi Atsushi s ouverain ? D’où leur viennent donc cette paix, cette tranquillité et ce bonheur ? Qu’ils sont heureux, eux qui ont trouvé un paradis sur terre loin des richesses et des honneurs ! Le poète symboliste Miki Rofû (1889-1964) a également joué un grand rôle dans la renommée du nom de trappiste. Sa rencontre fortuite avec un missionnaire des MEP, Auguste Luc Biling, dans une ville de la région a stimulé son intérêt pour le catholicisme. Il visita le monastère trappiste pour la première fois en 1915 et fut impressionné par la vie monastique. Après un deuxième séjour temporaire en 1917, il revint y séjourner plus longtemps, de 1920 à 1924, en tant que chargé de cours de littérature aux aspirants. Le séjour de Rofû au monastère, où il fut baptisé avec sa femme en 1922, donna naissance à quelques recueils de poèmes évoquant cette période de sa vie : Ryôshin [Bonne conscience] en 1915, Shinkô no akebobo [Aurore de la croyance] en 1922, Kami to Hito [Dieu et les Hommes] ou Torapisuto kashû [Poésie tanka trappiste] en 1926. Par ailleurs, il a écrit deux ouvrages qui présentent la vie monacale, Shûdôin Zappitsu [Ecrits divers sur le monastère] en 1925, Shûdôin Seikatsu [La vie au monastère] en 1926, publiés chez l’éditeur Shinchôcha (Yamanashi 2010). Un jésuite allemand, Hermann Heuvers, qui arriva au Japon en 1923, témoigne que, pour les Japonais de cette époque, les monastères trappistes (trappistes et trappistines) que Miki Rofû rendait célèbres grâce à sa réputation d’écrivain étaient considérés comme représentatifs de l’Eglise catholique (Heuvers 1969 : 25). Comme nous l’avons vu, avant la présentation de Rofû, la Trappe avait déjà acquis une certaine notoriété, aussi peut-on dire que le souvenir de Heuvers exagère la contribution de l’écrivain à la célébrité du monastère. Mais ce souvenir témoigne du fait que c’est beaucoup à travers l’existence de la Trappe que l’Eglise catholique fut mieux connue du grand public japonais de l’époque. Bien que Rofû ait été un des principaux diffuseurs de la connaissance sur le monastère, il n’y est jamais retourné après son départ en 1925. Si Rofû a quitté définitivement le monastère, c’est parce que son article sur le bouddhisme japonais avait été qualifié de païen par le supérieur. Cependant, dans ses œuvres littéraires, il a toujours loué la vie monastique, ce qui contribua à la diffusion d’une image idéalisée de cette dernière. Au fur à mesure que la notoriété de la Trappe augmentait, de nombreux Japonais l’ont visitée. Le monastère accueillit avec bienveillance les visiteurs temporaires pour faire connaître la vie monacale. Si certains n’y passaient que deux ou trois heures, d’autres y séjournaient pendant deux ou trois jours. Le monastère Jap Plur 9 reprisDef.indd 388 19/12/13 22:12 Le « monastère trappiste » et les Japonais389 avait préparé des chambres pour l’hébergement des visiteurs et un religieux responsable les guidait 1. Le journaliste Tokutomi Sohô (1863-1957) a ainsi visité le monastère en septembre 1922, et a été impressionné par sa propreté (Tokutomi 1926 : 104-109). Un protestant japonais indépendant, Uchimura Kanzô (1861-1930), a visité le monastère en 1918 et en a eu une bonne impression. D’après lui, « l’hospitalité pour les visiteurs est soignée. C’est un bon exemple de la morale catholique » (Uchimura 1982 : 307). Quelques poètes de tanka ou de poésie moderne tels que Tomita Suika (1890-1984), Toki Zenmaro (Aika) (1885-1980), Kitahara Hakushû (1885-1942), Yoshida Issui (1898-1973) ou Maeda Yûgure (1883-1951), ont écrit des œuvres poétiques sur le monastère. Les pâturages, les religieux, les sabots de bois et la cloche sont des sujets favoris dans leurs œuvres. Quelques jeunes Japonais ont même souhaité entrer au monastère. Le célèbre philosophe Kuki Shûzô (1888-1941) raconte dans un écrit l’époque où il était lycéen et pensait entrer dans la Trappe (Kuki 1981). De même, l’écrivain Kida Minoru (Yamada Yoshihiko, 1895-1975) fit, en 1911, une fugue alors qu’il était collégien à Tôkyô pour se rendre à la Trappe. Dans son autobiographie, il écrit que, après avoir eu connaissance de l’existence de la Trappe, il se l’imagina comme un monde utopique où on pouvait travailler et lire comme on le voulait (Kida 1971) : Un garçon découvrit dans un livre la Trappe, où les religieux prient Dieu et travaillent. Il n’en savait guère plus, mais son imagination a pallié son ignorance. Un lieu de liberté et d’égalité. Il y lirait des livres et travaillerait comme bon lui semblerait. (…) Plus il imaginait idéalement la vie monacale, plus il trouvait la vie présente vaine. Ce garçon décida d’entrer à la Trappe. Comme dans le cas de Kida Minoru, le monastère reçut de temps en temps de jeunes visiteurs inattendus qui voulaient devenir religieux. En réalité, pour cela, il fallait être croyant depuis quelques années et être recommandé par un prêtre, mais ce type de visiteurs ne connaissait pas ces conditions d’entrée avant d’y venir. Le monastère dut souvent rejeter leur demande. Quelques articles de périodiques critiquent la vision illusoire des jeunes sur la vie monacale. On comprend que cette image idéalisée du monastère s’était répandue parmi les non-catholiques au Japon. Certains semblaient même croire qu’un monastère était un lieu d’asile pour les malheureux : 1Le fait est attesté depuis 1902. Jap Plur 9 reprisDef.indd 389 19/12/13 22:12 390 Yamanashi Atsushi Il est naturel que le monastère n’admette pas l’entrée d’hommes en raison de tourments, du désappointement ou du chômage, même s’ils veulent y entrer à tout prix. « Les fantômes en vêtements blancs », Shûkan Asahi, 30 janvier 1932. La vie au monastère est dure. C’est très loin de l’image romantique que certains jeunes hommes de la ville ont tendance à s’en faire. « Le monastère trappiste qui prie dans le Hokkaidô en neige », Yomiuri shinbun, 24 décembre 1934. Il semble que le mot « shudôin » (monastère) possède une connotation exotique ou romantique qui diffère de celle du « dôjô » [lieu de méditation bouddhique du Japon]. « Lieu saint près de la mer du nord : Visite du monastère », Kurosawa Takenosuke, Fujin Kôron, octobre 1938. L’écrivain prolétaire Fujimori Seikichi (1892-1977) décrit dans sa nouvelle « Wakaki Shûdôsha » [Jeune moine], la rencontre entre le protagoniste et un jeune aspirant, entré au monastère à cause d’un amour déçu (Fujimori 1980). Ce personnage est fictif, car le monastère n’est pas censé admettre de novice ayant ce type de motivation personnelle. Mais sa description montre que ce malentendu sur les raisons d’entrée a circulé dans le public. La Trappe ne fut pas seulement un objet d’admiration pour certains Japonais. L’écrivain Nanbu Shûtarô (1892-1936) raconte lui aussi l’expérience de sa visite dans la nouvelle Shûdôin no aki [L’automne d’un monastère], publiée dans la revue Mita Bungaku en 1916. Il y critique la vie monacale comme fermée et sans lien avec la vie extérieure, et affirme que les religieux japonais n’échappent pas à la souffrance humaine (Nanbu 1916). Leur bonté ou leur amour, ou encore leur oubli de soi ou leur esprit de sacrifice sont peut-être louables. Mais tout cela ne sort pas du monde restreint du monastère trappiste. En d’autres termes, ce sont là des choses qui ne servent que leur propre intérêt. Je désire quant à moi que ces sentiments aient un sens plus large, étendu à l’humanité entière. N’est-il pas inutile de viser comme eux à devenir des hommes parfaits, si cela se fait sans aucun lien avec le reste de l’humanité ? De même, je ne peux que déplorer la disparition, dans leur mode de vie étriqué et obtus, de la profonde humanité, familière et chaleureuse, que l’on peut percevoir dans l’enseignement de Jésus Christ. D’après le livre de Ligneul sur la Trappe en 1907, certains Japonais critiquaient le monastère comme organisation inu- Jap Plur 9 reprisDef.indd 390 19/12/13 22:12 Le « monastère trappiste » et les Japonais391 tile pour la société. Ligneul réfute cette critique et affirme que la Trappe est arrivée à un excellent résultat quant au défrichement des terres autour du monastère, et que la vie collective harmonieuse des religieux peut servir d’exemple dans la société moderne, au moment où la lutte des classes s’intensifie. L’intérêt pour la Trappe est moins fort chez les Japonais non catholiques après-guerre. Quelques écrivains continuent toutefois à passer et à laisser le témoignage de leur visite. Yagi Yoshinori (1911-1999) a visité le monastère en 1950 et il a eu l’occasion d’assister à une messe. Il revient par deux fois sur son expérience et le sentiment de purification de son âme (Yagi 1979, 1990). Takeda Taijun (1912-1976) décrit lui aussi sa visite du monastère trappiste dans un récit de voyage de 1968. C’est une commande d’une revue littéraire, sa visite de la Trappe n’est donc pas personnelle, mais il y exprime un sentiment de respect envers les religieux qui ont choisi de mener une vie de dévotion (Takeda 1979 : 318) : Ah, dans quel but vais-je entrer dans un tel lieu saint ? Le monastère n’est pas fait pour la visite. Il est tenu par une union d’« Enfants de Dieu » qui refusent tous les plaisirs et les richesses sur la terre qu’ils considèrent comme vains. Moi, j’aime les plaisirs et les richesses. Je ne les rejetterai jamais. Mais j’y vais. Je ne suis pas croyant, et donc je ne voudrais pas salir un tel lieu. Mais le visiter, est-ce le salir ? Conclusion Quelles sont donc les raisons de l’intérêt pour le monastère trappiste des Japonais des temps modernes ? On peut avancer que la vie contemplative silencieuse des moines est attirante pour ceux qui avaient soif de sentiment religieux. La vie collective en autarcie pouvait séduire un peuple qu’ennuyait la vie mondaine urbaine. La vie stricte et laborieuse est un objet de respect qui satisfait par ailleurs l’éthique du travail des Japonais. Le lieu lui-même exerçait une véritable attraction : monastère occidental situé en pleine nature, près de la mer, dans la région du nord, il fonctionnait pour les Japonais qui n’habitaient pas Hokkaidô comme un lieu étranger à l’intérieur même du Japon et suscitait un fort sentiment d’exotisme. La vie sévère dans le Nord entrait ainsi en résonnance avec l’austérité des religieux dans l’imaginaire des Japonais. Jap Plur 9 reprisDef.indd 391 19/12/13 22:12 392 Yamanashi Atsushi Bibliographie Fujimori, Seikichi. « Wakaki Shûdôsha [Jeune religieux] », in Hokkaidô bungaku zenshû, vol. 5. Tôkyô, Rippû shobô, 1980. 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Tôkyô, Ozawa shoten, 1992. Jap Plur 9 reprisDef.indd 392 19/12/13 22:12 Mary PICONE EHESS, Paris Marketing d’Enfers : Le renouvellement des représentations d’Enma-ô et la gestion contemporaine de ses temples Malgré l’intérêt évident de l’histoire des temples des enfers où j’ai effectué l’enquête résumée ci-dessous, je me limiterai dans cet article à décrire leurs pratiques actuelles. Le « succès » des temples dont il est question ici est mesuré par des indicateurs tels que l’augmentation du nombre de danka 1, leur degré de représentation médiatique (mentions dans des guides ou à la télévision), ainsi que par le nombre de visiteurs (shinja/fidèles et touristes confondus) lors des fêtes et des rites. Cette recherche sur les « temples des enfers » (Enma-dô) me permet à la fois de poursuivre mes études sur le concept de malemort mais aussi de mesurer à travers un échantillon limité la « crise du bouddhisme » contemporain décrite par des anthropo logues des religions tel Ian Reader (Reader & Tanabe 1998 : 215220). Mes données proviennent presque entièrement de terrains menés occasionnellement dans les années 1980 et plus récemment en 2004, 2007 et 2008 (trois mois chacun). Peut-on penser qu’aujourd’hui l’enfer est peu « porteur » par rapport à des thèmes positifs tels que la prospérité ou la « paix en famille » ou la guérison ? En tout cas il est très probable que les jeunes générations comprennent de moins en moins des concepts tels que celui des « six destinées » posthumes (rokudô). Les sites encore identifiés comme « enfers » ne se limitent pas aux temples d’Enma, roi et juge infernal : il y a également des lieux naturels tels que les cratères de volcans éteints (Osorezan ou Tateyama) ou des pointes rocheuses désertes donnant sur la mer, identifiés à la rivière qui marque la frontière entre notre monde et l’au-delà (sai no kawara). D’autres « enfers » sont un hybride 1 Paroissiens et/ou ceux qui ont acheté une place dans leurs cimetières ou ossuaires. Jap Plur 9 reprisDef.indd 393 19/12/13 22:12 394 Mary Picone d’attractions foraines et de mini parcs à thème religieux construits à partir des années 1970 dans des endroits perdus afin d’attirer des touristes. Certains lieux, tels que Tateyama, malgré son prestige historique, combinent tous ces genres. Celui-ci est tellement riche à la fois en traditions et en nouvelles représentations qu’il mériterait une communication à part. Revenons aux Enma-dô. D’abord quelques généralités : ils appartiennent le plus souvent aux sectes bouddhiques Shingon et Jôdo. Leurs rites principaux ont lieu en été autour du Bon 2, bien qu’ils reçoivent des visites également lors des équinoxes d’automne et de printemps (dits higan ou rites pour ceux qui ont atteint l’autre rive). Seuls deux des trois temples décrits ici ont Enma pour objet de vénération principal : au Senkôji il est vénéré dans un petit pavillon annexe. Le lien avec les enfers n’est pas limité au culte d’images d’Enma. Il peut s’exprimer par des etoki (explication de rouleaux peints représentant les six destinées posthumes ou rokudô) ou par des segaki-e (rites pour la libération des « âmes affamées »), ou encore par des représentations théâtrales (nenbutsu odori) mettant en scène Enma et le bodhisattva Jizô. Celui-ci, par exemple dans les paraboles des prêcheurs du Moyen Âge, est souvent considéré comme un aspect du Roi des enfers. On pourrait également inclure des rites du culte relativement récent voué à mizuko Jizô, censé sauver les esprits des fœtus avortés ou mort-nés, perdus sur les rives du sai no kawara. A partir du Moyen Âge et jusqu’à leur interdiction dans les années 1980, plusieurs temples s’étaient également spécialisés dans des rites visant à sauver les femmes, toutes condamnées à tomber dans l’enfer du « lac de sang » et qui, d’après un sûtra d’origine chinoise, polluaient l’eau et la terre avec leur sang menstruel. Enfin, puisque rien n’est simple dans les religions japonaises, bien d’autres temples sans lien avec les enfers célèbrent plusieurs des rites qu’on vient d’énumérer. Dans ces pages j’examinerai brièvement trois Enma-dô localisés en ville. Le Senbon Enma.dô ou Injôji (Kyôto) La réputation de ce temple n’est pas très bonne à cause d’allégations persistantes d’incendie volontaire. On dit qu’une grande 2 Abréviation d’Urabon, transcription phonétique du sanskrit Ullambana. Il s’agit de la fête bouddhique des morts, qui a lieu à la mi-juillet ou à la mi-août selon le calendrier ancien ou moderne. Jap Plur 9 reprisDef.indd 394 19/12/13 22:12 Marketing d’Enfers : renouvellement des représentations d’Enma-ô395 partie des bâtiments anciens, datant de l’époque de Heian, ont été brûlés pour mener à bien une opération immobilière. Quoi qu’il en soit, actuellement, une grande partie du terrain du temple est occupée par la masse de béton d’un dortoir de chambres à louer. Par miracle la statue d’Enma et celles de deux divinités secondaires (un ensemble classé) ont été plus ou moins épargnées par les flammes, mais des peintures des enfers ont disparu. L’enceinte comprend un bassin artificiel surplombé par une statue de Jizô grandeur nature et des dizaines de petites images en pierre de mizuko Jizô. Les femmes ayant avorté payent – cher – pour faire réaliser ces « corps de substitution ». Au moment du Bon, ou aux anniversaires de l’avortement, les fidèles font flotter dans le bassin des tablettes portant une inscription commémorative réalisée par les prêtres. On trouve également une salle pour l’enseignement de la cérémonie du thé, confiée à une enseignante laïque. Les desservants de cet Enma-dô ont refusé de répondre à mes questions. Donc, à défaut d’entretien, je cite ici les données fournies par un CD en vente à l’accueil. Sur la pochette figure une courte biographie de la « vice-titulaire » du temple ( fuku jûshoku). Malheureusement je n’ai pas de renseignements sur le titulaire lui-même. La vice-titulaire, née en 1943, s’est ordonnée elle-même après plusieurs périodes d’exercices ascétiques. Elle est maître de la cérémonie du thé. Par la suite le petit texte énumère ses nombreuses collaborations avec toutes sortes de médias, des revues aux télévisions. Le clou a été sa présentation d’un « waido show 3 » sur le nenbutsu odori. Mes enquêtes de terrain m’ont mis en contact avec de nombreux « spécialistes du religieux » indépendants, héritiers des kitôshi (praticiens non affiliés) traditionnels. Le parcours de cette femme rappelle le leur plus que celui du clergé standard. Il faut remarquer cependant qu’il s’agit d’une nonne et, sauf pour les couvents, il est rarissime qu’une femme arrive à diriger un temple aussi prestigieux. Le CD intercale enregistrements de sermons qu’elle a écrits et musiques qu’elle a commanditées à un musicien professionnel. Dans certains morceaux on entend immédiatement l’influence du musicien New Age/Folk Kitarô, et par delà, celle d’Ennio Morricone ; une sorte de « Enma à l’ouest », pour ainsi dire, tout à fait novateur. Les sermons, très courts et adressés à un public assez populaire, incluent des réflexions sur Enma et des explications simples de concepts doctrinaux complexes tels que les pâramita (haramitsu). 3 Wide show, émission de télévision grand public mêlant variétés, débats et informations diverses. Jap Plur 9 reprisDef.indd 395 19/12/13 22:12 396 Mary Picone La vice-titulaire commence par évoquer la fondation du temple au ixe siècle : Il a été construit sur un lieu où on jetait les cadavres, un lieu souillé (kegare), puant, plein de microbes. A l’époque, Kyôto était surtout un centre du culte des kami et du onmyôdo. Ono no Takamura [un aristocrate réputé être un familier de Enma] avait contribué à la fondation et le lieu était considéré comme la porte d’entrée et de sortie de l’au-delà. […] C’est Enma-sama qui accompagne les o-shôrai-sama (les âmes des ancêtres). […] On dit qu’Enma-sama est terrifiant. Quand je le prie, il ne me fait pas peur. Il est très très gentil (yasashi). Il est compatissant et on disait qu’il élargissait le plus possible l’entrée des enfers pour que les âmes puissent passer. […] Il utilise tous les moyens (hôben) pour nous aider […]. Enma-san est identique à Jizô. [.. ] Jizô a la forme d’un bonze. Il aide aussi les petits enfants (midorigo) à retrouver la voie quand ils sont perdus. Dans ces textes, la vice-titulaire reprend des motifs, dont les pâramita, et des descriptions de lieux qui caractérisent un autre ensemble de temples associés aux enfers (Rokuhara), mais pas le sien (Katô 2004 ; Shimura 2000). Le Senbon Enma-dô est célèbre aussi pour les nenbutsu odori, sorte de farce (kyôgen) jouée par des amateurs volontaires associés au temple. Ces performances sont des « propriétés culturelles importantes » et comme telles apparaissent dans tous les guides de Kyôto. Le clou du spectacle est une dispute entre les démons-sbires d’Enma et de Jizô. Chacun veut emporter l’âme, habillée en blanc et tremblotante, d’un mort récent. Comme il se doit, grâce à un acte pieux (avoir recopié une prière nenbutsu), l’âme est sauvée. Aujourd’hui les nenbutsu odori continuent d’attirer du public, mais, d’après mes questions sur place, les spectateurs étaient en majorité des visiteurs occasionnels ou des photographes. Le Senkôji ( Ôsaka) Actuellement l’ancien quartier de Hirano à Ôsaka, comme de nombreuses autres zones de la ville, souffre du déclin économique du pays. Le petit Senkôji, qui n’apparaît pas sur les cartes touristiques, est éclipsé par des temples voisins, notamment par le grand Dainenbutsu.ji, le siège principal de la secte Yuzu nenbutsu. Néanmoins son prêtre titulaire a réussi à donner au temple un rôle central dans la « revitalisation du quartier » (machi-zukuri ; Senkôji 1990). Ce mouvement, qui rappelle les écomusées fran- Jap Plur 9 reprisDef.indd 396 19/12/13 22:12 Marketing d’Enfers : renouvellement des représentations d’Enma-ô397 çais, vise à mettre en valeur et à perpétuer le souvenir des activités des habitants d’un lieu. C’est ainsi que l’enceinte contient, par exemple, un « musée des sons de Hirano » (à écouter avec un casque), un musée du jouet, ou encore les outils d’un fabricant de bonbons. En outre le titulaire donne des performances bi- hebdomadaires de kami shibai (théâtre de rue comprenant décors peints et narration). D’autres activités impliquant les enfants ou les personnes âgées sont plus proches de l’aide sociale. Comme il m’a expliqué : « le divertissement est aussi un moyen pour rapprocher les gens du bouddhisme ». Recréer des lieux à une échelle réduite est une stratégie qu’il utilise également dans le reste du temple. On trouve par exemple : – un pavillon isolé au fond du jardin contenant une représentation de l’atteinte du nirvana par Shakyamuni sous la forme d’une statue allongée au milieu d’une fontaine et auréolée par des lumières changeantes ; – un micro circuit représentant le pèlerinage aux temples de Shikoku par une rambarde en verre contenant une succession d’échantillons de terre prélevée sur chaque site ; – une crypte de méditation éclairée par un plancher en verre peint avec un mandala. De même, ci et là dans le jardin il y a : – deux statues de Fudô dans une fontaine ; – des statues de mizuko Jizô ; – deux petites statues sur un autel représentant respectivement un chien, « Monsieur Toutou » (wan wan san), et un chat « Monsieur Minou » (nyan nyan san), anthropomorphiques, habillés d’un kimono et d’un hakama 4, où l’on prie pour l’éveil posthume des animaux de compagnie ; – une pierre avec un trou à l’intérieur duquel on passe la tête pour entendre « le son du chaudron de l’enfer », etc. Selon le titulaire, le petit bâtiment appelé aujourd’hui jigokudô (« pavillon des enfers ») remonte probablement au début de l’époque d’Edo (xvie siècle). Dans un espace d’environ six mètres carrés prennent place les images d’Enma, de la Datsueba 5 et d’un oni grandeur nature, plus les images réduites des dix rois. Le réaménagement intérieur actuel, réalisé il y a dix-sept ans, est pour ainsi dire plus vrai que l’original. Comme il arrive ailleurs, les statues anciennes ont été relaquées et paraissent neuves. Cependant la modernisation la plus surprenante est celle de la petite Datsueba 4 Sorte de pantalon traditionnel large et plissé, que l’on peut porter sur un kimono. 5Une vieille femme censée ôter leurs vêtements aux âmes, à la lisière des enfers. Jap Plur 9 reprisDef.indd 397 19/12/13 22:12 398 Mary Picone ancienne, enchâssée dans la cavité thoracique vide d’une image d’elle-même en plâtre résiné. A son tour, le miroir des enfers où les âmes sont censées voir leurs péchés est un écran de télévision qu’on allume avec un bouton. Un masque primitif surgit sur fond noir et une voix d’homme mûr commence à débiter un bref sermon, où les commandements moraux sont entrecoupés par des descriptions de son propre voyage aux enfers. La narration est illustrée par des détails de scènes infernales tirées de rokudô-e mais aussi par des inventions graphiques. Par exemple le passage de la rivière des enfers est représenté par la superposition de photos d’écume sur des dessins d’âmes nageantes et les dix rois/juges deviennent des silhouettes blanches entourées par des flammes photographiées. Cependant, comme la plupart des moines, même les plus novateurs, le titulaire de Senkôji préfère écrire ses propres textes. La variété des moyens mis en œuvre pour illustrer la moralité bouddhique se décline également sur l’un des murs extérieurs du petit Enma-dô. Le petit pavillon est décoré d’une « machine pour le jugement du roi Enma ». Il s’agit d’un jeu interactif qui permet au visiteur d’estimer ses probabilités de salut. La façade de la machine inclut deux séries parallèles de boutons correspondant à de bonnes et de mauvaises actions. La machine additionne les points en fonction des boutons activés et annonce les résultats à haute voix. Le titulaire m’a expliqué qu’il s’était tourné vers l’inter activité parce que les enfants jouaient sur « Nintendô » et qu’il était important de révéler publiquement ses péchés pour expier les fautes. Curieusement, d’après ce que j’ai pu observer, ce sont souvent des couples qui essaient la machine. Dans presque tous les cas, l’homme s’accorde beaucoup de bons points et gagne ainsi son salut, mais la femme, elle, tombe inéluctablement en enfer. Le Fukagawa Enma de Tôkyô A ma connaissance, Tôkyô conserve encore la plus forte densité d’images d’Enma de tout le pays. Je demandais parfois à mes interlocuteurs du Kansai si à l’Est ils avaient plus de péchés à se faire pardonner. La plupart des images des personnages des enfers créées à partir de l’époque d’Edo ont un statut inclassable. Au mieux elles intéressent les folkloristes ou les historiens locaux. Elles occupent de la place et attirent très peu ou pas du tout de fidèles. Même les conservateurs de musée les exposent rarement. Cependant s’en débarrasser exige une cérémonie de désacralisation. En tout cas, bien que des cartes de Tôkyô relative- Jap Plur 9 reprisDef.indd 398 19/12/13 22:12 Marketing d’Enfers : renouvellement des représentations d’Enma-ô399 ment récentes indiquent encore 44 « lieux d’Enma », il s’agit souvent de statues mises au rebut et non pas d’Enma-dô en activité. Néanmoins certains temples ont fait faire des copies des anciennes images détruites. Parmi les cas présentés, le Fukagawa Enma de Tôkyô constitue l’exemple le plus abouti de marketing. Le titulaire, mort en 2009, était un personnage vraiment haut en couleur qui m’a accordé plusieurs entretiens et généreusement offert des copies des reportages concernant le temple. Il était fier d’avoir réussi à le moderniser entièrement. Désormais cité dans tous les guides – surtout ceux du type « lieux religieux les plus décalés » – son temple connaît un grand succès avec 4 000 danka et de nombreux visiteurs chaque saison. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le quartier de Fukagawa était encore plus détruit et misérable que d’autres aires de la ville. A l’époque, le temple – dont l’image d’Enma avait brûlé – était dirigé par le mari de la tante de mon interlocuteur. Ils l’ont accueilli et il a pris leur suite au milieu des années 1980. Sa stratégie a consisté à agir sur deux fronts : créer un « high-tech Enma » (sic) qui se distingue des autres et proposer des pratiques funéraires assez novatrices. Sa volonté de rénovation pratique est visible dès l’entrée du temple, où tout l’espace extérieur est tapissé de gazon artificiel. C’est le high-tech qui est mis en avant dans les programmes télévisés qui présentent le temple. On notera que le titulaire a au passage étendu les domaines d’intervention du roi des enfers. Ils vont désormais de la recherche de l’âme sœur (en-musubi) à l’évitement de la sénilité, en passant par la protection contre l’ijime (les violences scolaires). L’interactivité est présente aussi à l’étage inférieur où un etoki enregistré se met en marche au passage des visiteurs, indépendamment de la saison. Une belle série de rokudô-e lui appartenant a été reproduite en grand et décore les lieux 6. En bas se trouve aussi une salle tapissée de miroirs où trône un Buddha azur et translucide porteur de salut. Derrière cette image est cachée une partie des cendres des danka « préservées sous vide », et stockées dans un format calculé au millimètre. Le titulaire m’a expliqué qu’ainsi l’ADN de chaque ancêtre était préservé et que des scientifiques pourraient un jour le cloner « comme dans Jurassic Park. Imaginez […] si on avait pu faire ça avec Napoléon ! » 6Lors de ma première visite, il m’avait montré les originaux, improvisant un etoki rapide et adapté à mon identité de chercheuse parisienne. M’indiquant les images du cadavre féminin putréfié, il m’avait par exemple précisé : « même Marie-Antoinette n’aurait pas été jolie dans cet état ! » Jap Plur 9 reprisDef.indd 399 19/12/13 22:12 400 Mary Picone Conclusions Que voit-on de vraiment nouveau ou alors d’entièrement japonais dans ces temples ? Les représentations de l’enfer dans les temples/parcs à thème sont relativement fréquentes dans d’autres pays bouddhistes, de la Thaïlande à Singapour. Ici les tentatives de renouveau les plus voyantes sont des mises en scène toujours plus spectaculaires, ou des réaffectations temporaires de certains temples (sans distinction de secte) à divers usages profanes pour attirer les visiteurs. Un prêtre m’a affirmé que le titulaire d’un temple délaissé avait ainsi organisé en week-end un maid café, avec de jolies serveuses déguisées. Néanmoins les temples des enfers ne sont pas seulement des bâtiments religieux, mais aussi des lieux représentant un au-delà de souffrance qui peut paraître éloigné des préoccupations contemporaines. Certains lieux chargés d’histoire, comme le complexe du Rokuhara à Kyôto, perdurent grâce à la tradition locale et à une promotion touristique organisée par la ville et des associations. Pour le Senbon Enma-dô, c’est une opération immobilière privée combinée à des activités artistiques traditionnelles et médiatiques qui permet sa survie. Ailleurs, comme au Shôsenji d’Abiko, il y a eu un déclin suite à l’abolition pour discrimination envers les femmes de cultes spécifiques tel celui du Sûtra du lac de sang, auquel s’est substitué parfois le culte de mizuko kuyô, certes non limité aux temples des enfers. Le Senkôji de Hirano a offert de multiples attractions surprenantes dans son enceinte et a été « proactif » en contribuant de lui-même à la revitalisation du quartier et l’afflux des visiteurs. Le Fukagawa Enma a tenté d’emblée d’attirer des visiteurs au niveau national. Pour pallier son grave manque d’espace, il a trouvé un moyen pour conserver un maximum de cendres de danka sur place, à titre individuel. Enfin il a organisé chaque détail de son marketing et optimisé son emploi du temps rendant ses services autonomes et mécaniques. Les pratiques observées dans ces temples des enfers constituent un exemple particulier des tentatives de résister à la crise que connaît le bouddhisme. Si, comme on l’affirme souvent de façon critique, on a limité celui-ci à un culte funéraire, la survie des Enma-dô indique-t-elle un retour à un passé rétrograde, une énième forme de marchandisation des services des temples, ou, au contraire, est-elle signe de créativité et de réactualisation des doctrines bouddhiques ? Jap Plur 9 reprisDef.indd 400 19/12/13 22:12 Marketing d’Enfers : renouvellement des représentations d’Enma-ô401 Je voudrais remercier en particulier Elizabeth Kenney (Kansai Gaidai), Ochiai Emiko et Hitoshi (universités de Kyôto et Dôshisha) et, à l’origine, Anna Seidel (EFEO). Bibliographie Senkôji. Hirano no zukuri o kangaeru. Ôsaka, Senkôji éd., 1990. Senkôji. Jigoku. Ôsaka, Senkôji éd., n. d. Katô, Susumu. Rokudô no tsuji atari no shiseki to densetsu o tazunete. Kyôto, Muromachi shobô, 2004. R eader, Ian & Tanabe , George, J. Jr. Practically Religious: Worldly Benefits and the Common Religion of Japan. University of Hawai’i Press, Honolulu, 1998. Seidel , Anna. « Datsueba ». In Hôbôgirin. Tôkyô, Maison franco- japonaise, 2003, p. 1167-8. Shimura, Arihiro (dir). Kyôto makai kikô. Museo (1), 2000. Jap Plur 9 reprisDef.indd 401 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 402 19/12/13 22:12 Linguistique, communication multimodale et enseignement du japonais Jap Plur 9 reprisDef.indd 403 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 404 19/12/13 22:12 Raoul BLIN CNRS-CRLAO Contribution de la linguistique de corpus à l’enseignement du japonais, exemple avec l’enseignement du vocabulaire Pour enseigner une langue, que ce soit le japonais ou toute autre langue, l’enseignant est confronté au « vocabulaire » de plusieurs façons : choix d’un vocabulaire à enseigner, présentation des propriétés morphosyntaxiques et éventuellement morphologiques de ce vocabulaire. Se pose aussi la question de la description du registre de langue. Ce sont là autant de points habituellement traités de façon approfondie en linguistique de corpus. Il existe donc un domaine où analyse linguistique et enseignement ont un souci commun et où la linguistique a des applications évidentes en enseignement. Nous verrons dans cette présentation comment la linguistique de corpus, sous-discipline en plein développement de la linguistique, peut fournir une aide pour rassembler des informations utiles à l’enseignement du vocabulaire. Dans cet exposé (1), nous rappellerons en quoi consiste la « linguistique de corpus » et (2) listerons des ressources disponibles (logiciels, dictionnaires, corpus) pour le japonais dont se servent les linguistes de corpus et qui sont susceptibles d’intéresser l’enseignement. Nous proposerons ensuite (3) quatre exemples concrets d’opérations qui peuvent être effectuées par des enseignants et aider à élaborer un lexique à enseigner. Qu’est-ce que la « linguistique de corpus » ? Au Japon, la sous-discipline dite « linguistique de corpus » (kôpasu gengogaku) a pris de l’ampleur dans les années 1990. Il règne une certaine confusion autour du terme. Aussi nous précisons ce que nous entendons par « linguistique de corpus », après avoir clarifié le terme de « corpus ». Jap Plur 9 reprisDef.indd 405 19/12/13 22:12 406 Raoul Blin Le corpus est fondamentalement une collection d’exemples. Plusieurs types de collections sont possibles. Il peut s’agir de collections complètes ou bien de collections par échantillonnage. L’échantillonnage peut être aléatoire et n’obéir à aucune « logique » comme c’est le cas avec la collection Aozora 1 qui rassemble des textes produits entre Meiji et les années 1970. Le seul point commun aux textes est d’être libres de droits. L’échantillonnage peut aussi être statistique comme c’est le cas pour le corpus en cours de construction à l’Institut national de la recherche sur la langue japonaise 2 (Maekawa 2009). La notion de collection est indissociable de celle de « bornage ». Une collection est bornée et son contenu fini. C’est une idée importante car elle contraint le linguiste qui travaille sur corpus à s’interroger sur la portée des théories qu’il élabore par observation de ce corpus : sont-elles validées seulement pour le corpus étudié ou leur portée dépasse-t-elle ce corpus ? Pour y répondre, le chercheur s’interrogera sur la représentativité de son corpus. De ce fait, le terme de corpus peut difficilement être appliqué aux ressources exploitées par les moteurs de recherches usuels de l’internet car la nature exacte de ces ressources est inconnue. Devant la prolifération et la facilité de constituer des corpus grâce à l’informatique, il existe une tendance, plutôt en traitement automatique du langage, qui désormais voudrait n’appeler « corpus » que les corpus « annotés ». Il n’y a pas de contrainte a priori sur la nature des annotations (sémantique, syntaxique ou autres) ni sur la granularité de l’analyse à l’origine de l’annotation. Cette restriction ne s’est cependant pas imposée partout ailleurs. Il reste donc sur l’annotation ou non du corpus un flottement. La notion de corpus étant précisée, voyons maintenant ce qu’il en est de la « linguistique de corpus ». Le terme de « linguistique de corpus », apparu depuis seulement quelques années, laisserait penser à une discipline nouvelle. La réalité est plus nuancée. Nous distinguons trois cas de figure. Il y a tout d’abord le linguiste de « base », qui élabore des théories linguistiques en observant des données. Pendant longtemps, le linguiste ne précisait que rarement d’où provenaient ses exemples (introspection ou non). En partant d’un corpus « borné », le linguiste se démarque d’une certaine manière de ses prédécesseurs, même si fondamentalement le travail ne change pas sur le fond. Tout au plus, le linguiste qui travaille sur des corpus numérisés peut recourir à des outils qui lui facilitent la tâche en accélérant substantiellement les recherches. 1Disponible à l’adresse www.aozora.gr.jp. 2 Kokuritsu kokugo kenkyûjo, désormais abrégé « Kokken ». Jap Plur 9 reprisDef.indd 406 19/12/13 22:12 Contribution de la linguistique de corpus à l’enseignement du japonais407 Une étape est franchie vers une plus grande spécificité lorsque le linguiste s’intéresse à des problématiques propres aux corpus. Les recherches en lexicométrie (voir la discussion dans Ishii 2008) relèvent typiquement des disciplines que l’on rattache désormais à de la « linguistique de corpus ». Le linguiste bascule clairement dans la sous-discipline « linguistique de corpus » dès lors qu’il participe à la construction de corpus ou à l’élaboration d’outils d’analyse de corpus. Ces outils étant tous des outils informatiques, on se trouve alors à cheval entre linguistique (de corpus) et traitement automatique du langage. Les outils et ressources susceptibles d’intéresser l’enseignant Parmi les nombreuses sous-disciplines de la linguistique de corpus (analyse lexicométrique, alignement de corpus, etc.), c’est essentiellement l’analyse lexicométrique et l’extraction de segments de discours (concordancier) qui intéresseront l’enseignant. Pour ces recherches il existe des outils et des ressources maîtrisables sans connaissances particulières sur le domaine. Nous les présentons ici. L’analyse de corpus nécessite de disposer d’un corpus d’une part, et d’outils d’analyse d’autre part. En général, pour analyser et exploiter un corpus, il faut tout d’abord recourir à un logiciel de segmentation du texte (ex. MeCab 3, KNP ; Kurohashi, 2000), puis à un logiciel qui exploite la segmentation, et enfin à un logiciel facilitant la visualisation des résultats. Ces outils exploitent à leur tour des ressources : lexiques, bases de N-grammes, etc. Pour lister les outils utiles à l’enseignant, nous sommes parti du principe que l’enseignant n’avait pas nécessairement les moyens de « monter » un dispositif complet. Nous nous en sommes donc tenu ici à répertorier des services web d’accès immédiat qui permettent d’effectuer toutes les tâches nécessaires à la constitution d’un lexique et à son évaluation, sans avoir à « soulever le capot du moteur ». Dans la limite de nos recherches, à l’heure où sont rédigées ces lignes, il existe trois sites web proposant ce genre de services. Nous les répertorions dans le tableau ci-dessous en donnant leurs principales caractéristiques. 3 « MeCab: Yet Another Part-of-Speech and Morphological Analyzer », http://mecab.sourceforge.net. Jap Plur 9 reprisDef.indd 407 19/12/13 22:12 408 Raoul Blin Kotonoha 4 Corpus BCCWJ 5 balisé Chakoshi 6 Corpus balisé 2 « petits » corpus oraux Aozora Plusieurs corpus répartis par styles (7 styles de textes). Non balisé rKappa 7 4 5 6 7 recherche limitée à des mots recherche par motifs recherche par motif Le Kotonoha est proposé par le Kokken. Il ne permet guère que la recherche de mots. Concrètement, cela signifie que pour étudier les occurrences des quelque 50 000 noms communs du lexique, il faudra relancer 50 000 fois la recherche. En termes d’ergonomie, c’est un défaut sérieux. Le point fort du site est dans le corpus. Il est construit par échantillonnage statistique. L’objectif est d’obtenir un corpus représentatif de l’état de la langue contemporaine. C’est certainement le seul corpus de ce type existant pour le japonais. Il est de plus partiellement balisé, ce qui garantit l’absence d’erreurs d’analyse, sous réserve bien sûr d’adhérer aux analyses morphologiques adoptées par les concepteurs de l’outil (pour une discussion sur les unités morphologiques, voir Ogura, Koiso, Fujiike 2008). Le site « Chakoshi » (présentation dans Fukada 2007) permet une analyse par catégorie : pour faire une recherche sur les noms communs, il suffit d’indiquer « nom commun » pour que la recherche soit effectuée sur la totalité des noms communs. Le site a pour défaut essentiel de ne manipuler qu’un très petit corpus, par ailleurs peu représentatif de la langue contemporaine puisqu’il s’agit du corpus d’Aozora, qui comprend entre autres des textes de la fin du xixe siècle. A noter toutefois qu’il y a aussi un corpus oral (retranscription), ce qui est assez rare. La description des motifs à chercher est simple et limitée : l’utilisateur doit s’en tenir aux catégories prédéfinies, ce qui peut éventuellement ne pas contenter l’utilisateur qui veut ou doit redéfinir les catégories. Le site souffre cependant d’un manque d’informations sur les données lexicales. Le dernier site est celui de la plateforme rKappa. Le corpus exploité est une compilation aléatoire à laquelle a été ajoutée une partie du BCCWJ. Des trois sites, c’est celui qui dispose du corpus le plus volumineux (13 millions de phrases hors BCCWJ). Obtenu automatiquement à partir du net, il peut contenir des redondances et n’est pas optimisé dans sa totalité pour une étude lexicométrique. Il est sous-divisé en sept styles selon des critères objectifs, mais qui ne 4http://www.kotonoha.gr.jp/cgi-bin//search_form.cgi?viaTopPage=1. 5 « Balanced Corpus of Contemporary Written Japanese ». 6http://tell.fll.purdue.edu/chakoshi/public.html. 7http://rkappa.fr. Jap Plur 9 reprisDef.indd 408 19/12/13 22:12 Contribution de la linguistique de corpus à l’enseignement du japonais409 produisent pas des résultats optimums en terme de représentativité (Blin 2011-a). L’autre avantage de ce site est d’autoriser le recours à un langage très souple pour décrire les composants du motif à chercher (pour le détail, Blin 2009 et Blin 2011-b). Ce langage permet à l’utilisateur de créer ses propres catégories à partir de celles existantes. L’utilisateur est donc beaucoup plus libre qu’avec les autres sites qui exploitent des catégories figées. La contrepartie est que la prise en main est moins immédiate que pour les deux autres sites. Ont volontairement été exclus les moteurs de recherches traditionnels (Google, Yahoo, etc.). En effet, ceux-ci ont plusieurs défauts : le contenu exact du « corpus » est inconnu et leur représentativité impossible à évaluer. Dès lors, ils ne permettent pas d’étude lexicométrique. Par ailleurs, sauf s’il s’agit de recherche de mot isolé, la segmentation est telle qu’en japonais la recherche de motifs est très incertaine. Exemples pratiques Nous montrons ici comment concrètement procéder (1) pour construire un lexique de toute pièce (2) pour évaluer la pertinence d’un lexique existant et (3) pour déterminer le style d’un mot du vocabulaire. Enfin nous montrerons (4) comment extraire des exemples pour illustrer l’emploi de mots ou de structures grammaticales. Pour cette démonstration, nous utiliserons SAGACE et nous en tiendrons aux noms communs pour ce qui est des études de vocabulaire. Pour les études lexicométriques, nous avons utilisé le corpus balisé du Kokken. Pour le concordancier, nous avons utilisé la version de SAGACE en ligne et le corpus disponible sur le site. Elaboration d’un lexique Nous nous fixons ici comme objectif de construire un lexique de noms communs et de noms verbaux aussi pertinent que possible. La pertinence est corrélée à la fréquence des entrées lexicales : plus un mot est fréquent dans le corpus, plus il est pertinent de l’apprendre (dès que possible) et donc de le faire figurer dans le lexique d’apprentissage. Concrètement, nous sommes parti d’un lexique existant aussi exhaustif que possible (mecab-naist-dic 8) augmenté de différents vocabulaires techniques. Ce lexique, de 400 000 entrées, dépasse largement les besoins d’un apprenant. Avec SAGACE, nous avons mesuré le nombre d’occurrences des noms communs de ce lexique dans quatre sous-corpus du BCCWJ : 8Disponible à l’adresse : http://sourceforge.jp/projects/naist-jdic. Jap Plur 9 reprisDef.indd 409 19/12/13 22:12 410 Raoul Blin Chiebukuro (site web où sont échangés des questions-réponses), ouvrages littéraires, livres blancs et quotidiens. Nous avons utilisé les versions balisées de sorte à limiter les erreurs d’analyse. N’ont donc été retenues que les entrées lexicales du lexique qui étaient conformes aux morphes utilisés dans la segmentation du BCCWJ. Un extrait du résultat est donné dans le tableau suivant. Pour chaque corpus sont indiqués en tête de colonne le nombre d’occurrences de noms communs ainsi que le nombre de morphes nominaux qui apparaissent (indépendamment de leur nombre d’occurrences). Suivent ensuite les 26 morphes nominaux les plus fréquents. Le corpus de livres blancs se distingue sensiblement des trois autres par la nature de son vocabulaire, que l’on pourrait considérer comme assez difficile. Cette originalité apparaîtra à nouveau plus loin. En fait, les livres blancs sont des textes très techniques, ce qui peut justifier les fréquences élevées des termes très techniques. Tableau 1 : Morphèmes les plus fréquents dans chaque corpus. Dans le tableau ci-dessus, les colonnes de gauche à droite correspondent respectivement aux quatre corpus suivants : 1) Oc Chiebukuro (23 710 occurrences nominales ; 4 889 morphèmes) 2) Ow livres blancs (76 669 occurrences nominales ; 4 790 morphèmes) Jap Plur 9 reprisDef.indd 410 19/12/13 22:12 Contribution de la linguistique de corpus à l’enseignement du japonais411 3) PB ouvrages divers (53 338 occurrences nominales ; 7 626 morphèmes) 4) Journaux (100 259 occurrences nominales ; 10 797 morphèmes). Evaluation de la pertinence d’un lexique Cette fois-ci, nous partons de lexiques existants. Considérons un corpus que l’enseignant vise à rendre compréhensible par l’apprenant. Pour cela, il faut que l’apprenant acquière un vocabulaire qui couvrira au mieux le vocabulaire de ce corpus. On peut donc estimer qu’un vocabulaire sera « pertinent » et efficace pour un corpus donné s’il comprend le plus de mots possible de ce corpus. A défaut de couvrir tout le vocabulaire du corpus visé, on le considérera comme efficace s’il couvre au moins les mots les plus fréquents du corpus. Par exemple, au regard du tableau ci-dessus, le terme hito revient systématiquement dans le groupe de tête des mots les plus utilisés. Il est donc essentiel qu’il figure en bonne place dans les lexiques d’apprentissage. Nous avons évalué la pertinence de la combinaison des lexiques de deux manuels de japonais langue étrangère : Minna no nihongo (jusqu’au deuxième tome 9) et Hirake nihongo (tomes 1 et 2 10). La mesure a été effectuée à partir des mêmes quatre souscorpus balisés du BCCWJ. La procédure est la suivante. Nous avons pris un lexique de référence, comprenant les mots des deux lexiques étudiés et avons mesuré la fréquence de chacun des mots. La fréquence est exprimée en nombre de phrases pour une occurrence. Par exemple une fréquence de « 3 000 » pour un mot signifie que ce mot apparaît en moyenne toutes les 3 000 phrases. En conséquence, plus le nombre est bas, plus le nombre d’occurrences est élevé. Puis pour chaque fréquence, nous avons mesuré la proportion de mots du lexique étudié. Par exemple, supposons qu’à une fréquence donnée apparaissent m mots en tout. Nous avons évalué quel était pour cette fréquence le pourcentage de mots qui appartenaient à nos lexiques. Nous avons ensuite comparé les résultats pour les quatre corpus et affiché les résultats sous forme de graphes. Idéalement, il faudrait que la couverture soit assurée à 100 % pour chaque fréquence. Cela signifierait que le lexique évalué couvre la totalité du lexique du corpus visé. Faute d’obtenir un aussi bon résultat, l’idéal est que le lexique étudié couvre au mieux les mots les plus fréquents et que cette couverture aille en décroissant. Si l’on en juge par la couverture à 100 %, on voit que vocabulaire est plus adapté au corpus Web (avec néanmoins quelques 9 Minna no nihongo, shôkyû ni – honsatsu, 3A network, 1998. 10 Hirake nihongo, Bonjinsha, 2004. Jap Plur 9 reprisDef.indd 411 19/12/13 22:12 412 Raoul Blin trous). Par contre, on constate à nouveau que le corpus technique des livres blancs est très mal couvert par le vocabulaire enseigné dans les deux manuels. Ce n’est guère étonnant puisque ces vocabulaires sont destinés plutôt à des débutants. Etudier le style des mots Nous voulons cette fois-ci cerner le « profil » stylistique d’un mot. Pour ce faire, nous procédons comme suit. Nous constituons plusieurs corpus que nous considérons chacun comme représentatifs d’un style. Puis, pour chaque mot du lexique, nous calculons sa fréquence d’apparition. A titre d’exemple, nous avons étudié le profil stylistique de trois synonymes stricts : onna (« femme », mot non composé, d’origine japonaise autochtone), onna no hito (mot composé, d’origine japonaise autochtone), josei (mot d’origine sino-japonaise). En plus des quatre corpus évoqués précédemment, nous avons quatre autres corpus, non balisés, mis à disposition sur rKappa. Il s’agit de corpus échantillonnés non statistiques. La répartition aboutit aux résultats suivants (en % arrondi) : ouvrages journaux Chiebukuro livres blancs josei 32.6% 83.3% 53% 97.4% onna 66% 15.5% 45.6% 1.5% 1.1% 1% littéraire journaux tchat presse féminine josei 5.4% 90% 2.8% 36.8% onna 91% 9.5% 55,7% 62.8% onna no hito 2.1% 0.4 % 8.6% 0.3% onna no hito 1.3% (Le corpus abusivement dit « littéraire » est Aozora ; le corpus de « journaux » est composé de pages de sites web de quotidiens, dont une partie sont les articles papier numérisés en partie ou totalité ; la « presse féminine » est composée de pages web de sites édités par des revues « féminines », selon le classement du site commercial amazon.co.jp ; nous ne considérons pas ce corpus comme très représentatif.) Extraction d’exemples Illustrer l’emploi du vocabulaire par des exemples est important, tant pour l’enseignant que pour l’étudiant. Les trois sites que nous avons présentés permettent tous d’extraire des occurrences de mots et leur environnement (la phrase ou autre). En général, les Jap Plur 9 reprisDef.indd 412 19/12/13 22:12 Contribution de la linguistique de corpus à l’enseignement du japonais413 exemples sont présentés sous un format appelé KWIC qui facilite la visualisation du résultat. Voici un exemple avec le site de SAGACE, la requête et son résultat. L’expérience a été menée sur le corpus de tchats, où nous avons cherché des exemples de groupe nominaux constitués d’un nom déterminé par un verbe. Pour simplifier, nous nous en sommes tenu à des phrases courtes (100 caractères au maximum). Voici la page de requête : Voici le résultat : Jap Plur 9 reprisDef.indd 413 19/12/13 22:12 414 Raoul Blin Conclusion Pour des questions de place, nous nous en sommes tenu à une démonstration sur une seule catégorie syntaxique du vocabulaire, les noms communs. La démarche est bien sûr valable aussi pour les autres catégories. Comme nous l’avons montré dans la dernière application, il est aussi possible de faire les mêmes opérations de recherche sur des structures syntaxiques. Toutefois, seuls SAGACE et Chakoshi parmi les sites cités seront efficaces dans ce cas. Bibliographie Blin, Raoul. SAGACE-v3.2 (Analyseur de corpus pour langues non flexionnelles). Actes de colloque, TALN 2009, ATALA. Blin, Raoul. « Enrichir le dictionnaire avec des données lexicométriques obtenues par analyse de corpus – Cas du japonais ». JEC2010, 2011-a (à paraître). Blin, Raoul. SAGACE-4.0.0., 2011-b. (http://crlao.ehess.fr/japonaiscoreen/corpus/sagace/sagace.html). Fukada, Atsushi. Nihongo yôrei – corokêshyon jôhô chûshutsu shisutemu «chakoshi» (tokushû kôpasu nihongogaku no shatei) [« Chakoshi », un système de recherche et d’extraction de collocations]. Kokusho kanko kai, Japanese Linguistics, n o 22, 2007, p. 161-172. Ishii, Masahiko. Goi-keiryô kenkyû [Lexique – études quantitatives]. Nihongo kagaku, n o 24, 2008, p. 117-124. Kurohashi, Sadao. Kekkô yaru na, KNP [Il en a dans le ventre, KNP]. Jôhô Shôri, n o 41-7, 2000, p. 768-773. M aekawa, Kikuo. Daiyôsei wo yû suru daikibo nihongo kakikotoba kôpasu (<tokushû> Nihongo kôpasu) [Compilation d’un corpus équilibré de textes contemporains en japonais (Numéro spécial : Corpus japonais)]. The Japanese Society for Artificial Intelligence, Journal of Japanese Society for Artificial Intelligence, n o 24(5), 2009, p. 612-622. Ogura, Hideki, Koiso, Hanae, Fujiike, Yumi. Gendai nihongo kakikotoba heikin kôpasu, keitairon jôhô kitei shû [Corpus équilibré du japonais écrit contemporain, données morphologiques]. Kokuritsu kokugo kenkyûjo, 2008 [7]. Jap Plur 9 reprisDef.indd 414 19/12/13 22:12 SHOCHI Takaaki clle-erssàb (umr 5264), Université Michel de Montaigne 1, Bordeaux KAMIYAMA Takeki lpp (umr 7018), Université Sorbonne nouvelle, Paris Albert RILLIARD limsi-cnrs (upr 3251), Orsay Véronique AUBERGÉ gipsa-lab (umr 5216), Université Stendhal, Grenoble Apprentissage des expressions prosodiques et gestuelles de politesse par des francophones Introduction L’expression des affects peut être décrite comme la résultante complexe de processus ascendants d’origine phylogénétique (Canli et al. 2009) et de processus descendants d’évaluation cognitive de la situation (Brosch et al. 2010). Parmi ces processus d’évaluation cognitive, la prise en compte du contexte d’interaction social, ainsi que les contraintes culturelles qui y sont liées, jouent un rôle important dans la perception des expressions émotionnelles (Barrett et al. 2007). Les langues et les cultures ont ainsi façonné différents ensembles d’affects sociaux (ou attitudes), produits dans la multimodalité de l’interaction face à face et utilisant des indices gestuels, des expressions faciales ainsi que des tournures linguistiques et des variations prosodiques typiques qui permettent aux interlocuteurs de les décoder efficacement (Bamberg 1997). Elles sont acquises par les enfants au fur et à mesure de leur développement langagier (Widen & Russell 2003). De même, elles doivent être enseignées et apprises par les apprenants de langue étrangère afin d’éviter des erreurs d’interprétations (Béal 1993). Des études montrent que les affects sont perçus au travers de la variation des paramètres acoustiques de la voix (Banse & Scherer 1996). Il a été également montré que le sexe et l’âge de l’auditeur, ainsi que son expérience linguistique antérieure, influencent la perception des expressions affectives (L oveday 1981, Roseberry-McK ibbin & Brice 1999). Cependant, peu d’études ont examiné dans quelle mesure l’apprentissage de langues étrangères et secondes influence les comportements perceptifs des affects sociaux, au sein d’une communication Jap Plur 9 reprisDef.indd 415 19/12/13 22:12 416 Shochi T., Kamiyama T., A. Rilliard, V. Aubergé ultimodale (auditive et visuelle). En particulier, les expressions m verbales de politesse sont influencées par la culture du locuteur (H augh 2007). Des travaux (Shochi et al. 2009) décrivent la contribution des informations auditives et visuelles aux expressions vocales de politesse japonaise auprès d’adultes et d’enfants japonais et montrent que les enfants perçoivent les expressions faciales de manière similaire aux adultes à un âge plus précoce que les informations auditives, et que l’expression des différents degrés de politesse japonaise n’est pas encore maîtrisée à l’âge de neuf/dix ans. La présente étude examine comment des locuteurs franco phones natifs, apprenants ou non de japonais, identifient des attitudes exprimées par la prosodie et par les expressions faciales. Ces résultats sont comparés à ceux obtenus pour des enfants et des adultes natifs (Shochi et al. 2009), dans le but d’observer les stratégies d’interprétation des expressions culturellement marquées dans différentes situations d’apprentissage ou d’acquisition. Procédure expérimentale Les affects sociaux qui seront étudiés dans cet article expriment différents degrés de politesse ou d’impolitesse. Il s’agit des expressions suivantes : Heijo [Déclaration] (dc), Teinei [Politesse] (po), Sêi [Sincérité-politesse] (sin), Kyôshuku 1 [Politesse de kyôshuku] (kyo) et Zonzai [Arrogance-impolitesse] (ar). Parmi ces affects sociaux, ceux de sincérité-politesse et de kyôshuku peuvent exister dans d’autres langues, mais dans la langue japonaise moderne ils sont spécifiquement véhiculés par des formes prosodiques conventionnelles. L’expression de sincérité-politesse est utilisée lorsqu’un locuteur s’adresse à une personne qui lui est socialement supérieure du point de vue de la société japonaise contemporaine : le locuteur adopte alors un ton particulier afin d’exprimer ses intentions sérieuses et sincères. L’attitude de k yôshuku constitue un exemple d’expression typique utilisée lors d’une interaction formelle hiérarchisée dans la société japonaise contemporaine. Elle est utilisée par le locuteur lorsqu’il s’adresse à une personne socialement supérieure, et qu’il doit exprimer une opinion contradictoire de celle de son interlocuteur non pas afin de le perturber, mais de l’aider ; ou lorsqu’il doit demander une faveur à son supérieur. Cette expres1Le terme kyôshuku n’a pas d’équivalent lexical en français et sera donc utilisé pour désigner cette expression. Jap Plur 9 reprisDef.indd 416 19/12/13 22:12 Apprentissage des expressions prosodiques et gestuelles de politesse417 sion est décrite (Sadanobu 2004 : 34) comme un mélange de souffrance honteuse et d’embarras provenant de la conscience qu’a le locuteur du fardeau que constitue son énoncé pour son interlocuteur. Si des expressions de ce genre peuvent tout à fait se penser dans d’autres cultures, la langue japonaise a encodé cette situation dans la prosodie de la phrase, la constituant en « attitudinème 2 ». Ces cinq expressions se répartissent a priori sur une échelle de politesse-impolitesse : les expressions de politesse, sincérité- politesse et kyôshuku se trouvant quelque part du côté des expressions polies, la déclaration étant neutre et l’arrogance impolie. La tâche des sujets consiste à juger de la catégorie de personnes à laquelle cette expression pourrait être adressée, ainsi que de son degré de politesse ou d’impolitesse. Ces attitudes ont été enregistrées dans le cadre de la constitution d’un corpus plus vaste (Rilliard et al. 2009) pour lequel un locuteur était enregistré dans une chambre sourde et son buste filmé en synchronie. Chaque attitude est réalisée sur un ensemble de phrases au contenu lexical émotionnellement neutre. Une évaluation perceptive a permis de sélectionner la phrase support montrant les meilleures performances en termes de distinction des attitudes enregistrées (« Nagoya de nomimasu » [Je bois (du café) à Nagoya]). Le protocole expérimental consiste en une présentation des cinq attitudes selon trois modalités de présentation : audio seul (A), vidéo seule (V) et audio-vidéo (AV). Les attitudes sont groupées par modalités et mélangées aléatoirement au sein de chaque groupe. Les groupes de modalités sont présentés dans l’ordre A – V – AV pour la moitié des sujets et V – A – AV pour les autres. Les sujets doivent écouter (ou regarder) chaque phrase et répondre pour chaque stimulus à deux questions. La première question porte à juger du statut social de la personne à qui s’adresse le locuteur. Les réponses possibles sont des catégories choisies de telle manière que les sujets (écoliers ou étudiants) puissent les identifier par rapport à leur propre expérience : sensei [professeur], senpai [élève d’un niveau supérieur], kurasumeito [camarade de classe], kôhai [élève d’un niveau inférieur], shiranaihito [inconnu]. La seconde question demande d’évaluer le degré de politesse de l’expression sur une échelle de 1 (impoli) à 9 (poli). Les sujets ayant passé le test sont soit des locuteurs natifs du japonais, adultes (29 sujets) ou des enfants de deux groupes d’âge : 9/10 ans et 10/11 ans, correspondant aux niveaux 4 2L’« attitudinème » est défini comme une unité prosodique étant porteuse globalement des valeurs attitudinales. Jap Plur 9 reprisDef.indd 417 19/12/13 22:12 418 Shochi T., Kamiyama T., A. Rilliard, V. Aubergé (28 sujets), et 5 (50 sujets) du système scolaire japonais ; soit des adultes francophones ayant différents niveaux de connaissance de la langue japonaise : naïfs (ne parlant pas japonais, 10 sujets) ou apprenants de japonais du niveau débutant (13 sujets). Les résultats des sujets japonais ont été présentés dans Shochi et al. (2009) et seront brièvement rappelés ici afin de rendre possible la comparaison des différences entre acquisition et apprentissage. Analyse des résultats L’analyse, quel que soit le groupe de sujets (natifs ou francophones), est basée sur la même procédure : une analyse qualitative de la perception des rapports hiérarchiques liés aux différentes attitudes, guidée par une analyse en composantes principales des réponses à la première question ; puis une analyse des principaux facteurs de variation, liée aux réponses à la seconde question, réalisée au travers d’analyses de variances (anova) et permettant de montrer l’influence de différents facteurs sur la perception du degré de politesse. Les facteurs utilisés sont : la modalité de présentation, les cinq différentes attitudes et le niveau d’acquisition ou d’apprentissage des sujets. Sujets natifs La proximité perceptive des cinq attitudes par rapport aux différents statuts hiérarchiques de la première question (Fig. 1) montre l’évolution de la représentation sociale des expressions attitudinales qu’ont les sujets des trois groupes d’âge observés. Les deux groupes d’enfants ont encore du mal à attribuer un contexte social précis aux expressions de déclaration, de sincérité-sérieux et de politesse-simple : ils les associent soit au sensei, soit au kurasumeito ou au shiranaihito, alors que les adultes associent la déclaration au shiranaihito et les deux expressions de politesse au sensei. Les expressions d’arrogance-impolitesse et de kyôshuku sont en revanche associées résolument à un type de personne, dès le groupe des 9/10 ans. Ainsi, l’arrogance-impolitesse semble maîtrisée au moins dès 9/10 ans et est associée au kôhai. Par contre, l’association de kyôshuku à un groupe social évolue : alors que les enfants de 9/10 ans l’associent au kurasumeito, le groupe de 10/11 ans l’associe, comme les adultes, au senpai. Jap Plur 9 reprisDef.indd 418 19/12/13 22:12 Apprentissage des expressions prosodiques et gestuelles de politesse419 Fig. 1 : Analyse des correspondances montrant l’association des attitudes aux cinq catégories sociales sensei, senpai, kurasumeito, kôhai et shiranaihito, pour les sujets japonais adultes, de 10/11 ans et de 9/10 ans. Cette difficulté particulière de la maîtrise des expressions de politesse par les plus jeunes se retrouve sur les scores moyens de degrés de politesse (seconde question). Les résultats de l’anova montrent un effet significatif des facteurs modalité et attitude, alors que niveau n’a pas d’effet significatif global. On note cependant une interaction modalité*attitude*niveau significative (Fig. 2). Fig. 2 : Scores moyens des degrés de politesse perçus par des sujets japonais, pour chaque attitude dans chaque modalité et pour chaque groupe d’âge. Ainsi l’expression de déclaration voit-elle son score de politesse diminuer avec l’âge, pour arriver à une valeur neutre pour les adultes, tandis que les enfants des deux groupes d’âge étudiés perçoivent la déclaration comme étant aussi polie que l’expression de politesse. Inversement, l’expression de kyôshuku est perçue comme neutre (voir légèrement impolie par les plus jeunes) et son score monte au-dessus de celui de la déclaration pour les adultes – sauf en modalité audio seule. A l’autre bout de l’échelle, l’arrogance-impolitesse est encore perçue comme peu « impolie » par le groupe des plus jeunes enfants, sur la base des informations audio seules, tandis que les données visuelles sont déjà pertinentes. Jap Plur 9 reprisDef.indd 419 19/12/13 22:12 420 Shochi T., Kamiyama T., A. Rilliard, V. Aubergé Ceci est corrigé dès le groupe des 10/11 ans qui perçoivent efficacement l’arrogance-impolitesse au travers de toutes les modalités, comme les adultes. Finalement, les deux expressions de politesse et de sincérité-politesse ne montrent pas de différence significative de jugement, quels que soient la modalité et l’âge des sujets. Sujets francophones L’analyse des réponses données à la première question par les sujets francophones est réalisée séparément pour les deux niveaux d’apprentissage (naïfs et débutants) et les trois modalités de présentation. Fig. 3 : Analyse des correspondances montrant l’association des attitudes aux cinq catégories sociales sensei, senpai, kurasumeito, kôhai et shiranaihito, pour les sujets francophones naïfs en japonais. La figure 3 présente les proximités perceptives entre les attitudes et les statuts hiérarchiques perçues par les sujets francophones naïfs en japonais. En modalité audio seule, les sujets ne réalisent une association claire que pour les attitudes de sincérité-sérieux (avec senpai) et de kyôshuku (avec kurasumeito) ; les autres attitudes étant mal distinguées sur la base de ces seules informations. Le changement pour les deux autres modalités est marqué et souligne l’incompréhension faite pour la version audio seule du kyôshuku : l’arrogance-impolitesse est en effet associée au kurasumeito, tandis que kyôshuku est associé au sensei. Les réponses des sujets naïfs pour l’attitude de kyôshuku en audio seul montrent que la qualité de voix particulière de cette attitude est associée comportementalement par des auditeurs francophones à une expression d’arrogance ; tandis que les résultats de l’audio-visuel montrent aussi que cette expression sonore peut être comprise lorsqu’elle est présentée avec des indices visuels qui permettent de la désambiguïser (Rilliard et al. 2009). Les autres attitudes de politesse sont associées au senpai ou au kôhai, tandis que la déclaration est associée au shiranaihito. Jap Plur 9 reprisDef.indd 420 19/12/13 22:12 Apprentissage des expressions prosodiques et gestuelles de politesse421 Fig. 4 : Analyse des correspondances montrant l’association des attitudes aux cinq catégories sociales sensei, senpai, kurasumeito, kôhai et shiranaihito, pour les sujets francophones apprenants de japonais. La figure 4 présente les proximités perceptives entre les attitudes et les statuts hiérarchiques perçues par les sujets francophones apprenants de japonais. Sans distinction de modalité, les francophones apprenants de japonais associent l’arrogance- impolitesse au kôhai et la déclaration au kurasumeito, de même que les sujets japonais adultes. Les trois expressions de politesses sont par contre mélangées en audio seul – et ne montrent pas d’association préférentielle – tandis que la modalité visuelle permet d’associer kyôshuku au sensei. Les deux expressions de politesse et de sincérité-sérieux sont indifféremment associées au senpai et au shiranaihito, en condition visuelle et audio-visuelle. On remarque donc que l’apprentissage de la langue japonaise joue un rôle important – et rapide – dans la compréhension de ces expressions culturellement encodées. Ainsi l’expression vocale du kyôshuku, tout à fait étrangère à la culture française dans sa forme, est assez facilement acquise. Mais comprendre ou reconnaître sa forme ne signifie pas que l’on comprenne complètement les contextes d’utilisations possibles d’une telle expression. Ainsi, dès que l’expression de kyôshuku est décodée par des francophones comme une expression de politesse (quelle que soit la modalité et leur compétence en japonais), ils l’associent au sensei, et non pas au senpai, au contraire des Japonais. L’attitude de k yôshuku est donc comprise par les francophones comme une expression de politesse extrême, associée à une différence hiérarchique extrême. L’analyse des degrés de politesse perçus par les sujets francophones renforce cette analyse. L’anova menée sur les résultats des sujets francophones, naïfs et apprenants de japonais, et les sujets japonais adultes montre un effet important du facteur attitude, mais seulement un effet marginal des facteurs modalité et niveau, ainsi qu’un Jap Plur 9 reprisDef.indd 421 19/12/13 22:12 422 Shochi T., Kamiyama T., A. Rilliard, V. Aubergé effet significatif de l’interaction modalité*attitude*niveau. La figure 5 montre le détail de l’interaction. On remarque en premier lieu une corrélation inverse entre le degré de politesse perçu et la connaissance du japonais, ce qui renvoie à des représentations stéréotypiques. On peut noter ensuite une remarquable similitude des réponses obtenues par les deux groupes francophones, à l’exception de l’expression de kyôshuku dans sa modalité audio seule. Ainsi que cela a été noté plus haut, les apprenants de japonais perçoivent cette expression comme faisant partie des expressions de politesse, tandis que les sujets naïfs la jugent neutre et l’utiliseraient comme l’arrogance. Les principales différences entre les sujets francophones et les adultes japonais tiennent là encore à cette expression de kyôshuku que les non-natifs classent comme une expression de politesse extrême, alors que pour les natifs il est important d’entretenir une certaine intimité avec son interlocuteur pour se sentir autorisé à se comporter de telle manière qu’une expression de kyôshuku soit adéquate à la situation. Il n’est donc pas question de l’utiliser avec le sensei, mais plutôt avec le senpai. Fig. 5 : Scores moyens de degrés de politesse perçue par des sujets japonais et francophones apprenants et naïfs, pour chaque attitude dans chaque modalité. Une seconde incompréhension commune aux deux groupes de sujets non natifs concerne l’expression de sincérité-sérieux, dans sa modalité visuelle : alors que l’audio est bien compris comme une expression de politesse, le visuel seul reçoit des scores moyens inférieurs à 5 (et donc plutôt bas en comparaison des autres attitudes). Le locuteur réalise pour cette attitude un rapide mouvement de tête répétitif de haut en bas, qui aura pu être confondu avec un signe d’approbation. Les autres valeurs moyennes de degrés de politesse sont similaires pour tous les groupes de sujets. Jap Plur 9 reprisDef.indd 422 19/12/13 22:12 Apprentissage des expressions prosodiques et gestuelles de politesse423 Conclusions Les résultats obtenus montrent les tendances suivantes pour les francophones : la modalité visuelle est dominante pour l’expression de kyôshuku tandis que l’audio domine pour la sincérité-politesse ; on note une convergence du comportement des apprenants vers le comportement des natifs, avec de fortes empreintes de leur langue maternelle. Ces résultats valident l’importance et la faisabilité d’un enseignement des expressions attitudinales dans des cours de japonais. En effet, les apprenants d’une langue étrangère plaquent leur modèle culturel sur les concepts de la langue apprise. Ce modèle peut correspondre (parfois grossièrement) et leur permettre de bien reconnaître par exemple l’expression d’arrogance, mais ne leur permet pas de comprendre qu’une telle expression s’emploiera dans un contexte où l’interlocuteur aura un niveau hiérarchique inférieur au sien propre. Il sera nécessaire pour cela d’acquérir une meilleure connaissance de la culture japonaise. Une analyse plus fine a mis en lumière la force des structures culturelles liées à la culture d’origine : les schémas sociologiques utilisés par les apprenants de japonais sont des schémas français, et ne permettent pas de mettre en place une expression telle que le kyô shuku. Il est donc nécessaire d’aller plus loin dans la description des contextes d’utilisation de tels affects sociaux afin qu’ils puissent être vraiment compris tels qu’ils sont utilisés dans leur culture d’origine. En cela, les apprenants diffèrent des plus jeunes enfants japonais de cette étude, qui – s’ils ne maîtrisent pas non plus les différents niveaux de politesse du japonais – ne font pas les mêmes erreurs : ils associent le kyôshuku à un interlocuteur du même niveau social qu’eux-mêmes, et en cela ils sont plus proches du modèle culturel japonais que les francophones adultes. Bibliographie Aubergé , Véronique. « A Gestalt Morphology of Prosody Directed by Functions: The Example of a Step by Step Model Developed at ICP ». Actes de la conférence Speech Prosody 2002, Aix-en Provence, France, 2002, p. 151-154. Banse, Rainer & Scherer, Klaus R. « Acoustic Profiles in Vocal Emotion Expression ». Journal of Personality and Social Psychology, n o 70(3), 1996, p. 614-636. Bamberg, Michael. « Language, Concepts and Emotions: The Role of Language in the Construction of Emotions ». Language Sciences, n o 19(43), 1997, p. 309-340. Jap Plur 9 reprisDef.indd 423 19/12/13 22:12 424 Shochi T., Kamiyama T., A. Rilliard, V. Aubergé Barrett, Lisa Feldman. L indquist, Kristen A. G endron, Maria. « Language as Context for the Perception of Emotion ». Trends in Cognitive Science, n o 11(8), 2007, p. 327-332. Béal , Christine. « Les stratégies conversationnelles en français et en anglais : conventions ou reflet de divergences culturelles profondes ? ». Langue française, n o 98, 1993, p. 79-106. Brosch, Tobias. Pourtois, Gilles. Sander, David. « The Perception and Categorization of Emotional Stimuli: A Review ». Cognition and Emotion, n o 24(3), 2010, p. 377-400. Canli, Turhan. Ferri, Jamie. Duman, Elif Aysimi. « Genetics of Emotion Regulation ». Neuroscience, n o 164, 2009, p. 43-54. H augh, Michael. « Emic Conceptualisations of (Im)politeness and Face in Japanese: Implications for the Discursive Negotiation of Second Language Learner Identities ». Journal of Pragmatics, n o 39, 2007, p. 657-680. 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Actes d’Interspeech 2009, 6-10 septembre 2009, Brighton. Widen, Sherri C. & Russell, James A. « A Closer Look at Preschoolers’ Freely Produced Labels for Facial Expressions ». Developmental Psychology, n o 39(1), 2003, p. 114-128. Jap Plur 9 reprisDef.indd 424 19/12/13 22:12 Jean BAZANTAY Université de Bordeaux 3, ERSSàB UMR 5263 Université d’Orléans Emplois modaux de mono da sur les blogs et les forums en ligne Objectifs et cadre théorique Cet article a pour objectif d’examiner les emplois de mono da et mon da dans la langue écrite de registre courant. Pour cela, nous avons privilégié une approche quantitative permettant de rendre compte de tendances significatives. Nous avons centré notre analyse sur les emplois observés sur trois types de supports en ligne : le chat, le forum et le blog. Bien que de natures différentes, ces trois supports ont en effet pour point commun d’être des lieux d’expression d’une langue assez spontanée se distinguant nettement des styles littéraire ou journalistique. Notre analyse, qui se placera du point de vue de l’énonciateur et des modalités mises en œuvre par la mobilisation de mono da dans ces cyber procédures, s’inscrit donc dans le champ général de la pragmatique. Cette approche nous permettra d’appréhender dans toute leur dimension des énoncés qu’il est souvent difficile de comprendre uniquement d’un point de vue morpho-syntaxique ou sémantique. Pour la partie classificatoire, nous partirons de la typologie proposée par Kitamura (2001) qui reprend les « valeurs » citées par nos dictionnaires de référence 1. En observant quelques exemples collectés pour chaque valeur, nous discuterons de la pertinence de cette typologie en montrant que la contribution sémantique de mono da est plus limitée qu’il n’y paraît et tenterons une relecture des énoncés suivant le modèle d’analyse de la structure interne de la phrase proposé par Masuoka (2007). 1 Daijirin (3e édition, Sanseidô), Kôjien (5e édition, Iwanami shoten), Nihon Kokugo Daijiten (Shogakukan, 2006). Jap Plur 9 reprisDef.indd 425 19/12/13 22:12 426 Type 1 2 3 Jean Bazantay Sens Exemples Mot fonctionnel de Kono e wa kyonen kaita mono da. reprise Kore wa kinô hanayama san ga hakken Explication, analyse shita mono da. Nature essentielle, tenJinsei nante hakanai mono da. dance générale 4 Injonction 5 Evocation nostalgique Kodomo no koro, yoku kawa de asonda du passé mono da. 6 Surprise, colère Yoku sonna koto ga ieta mono da 7 Désir ichinichi mo hayaku mago no kao ga mitai mono da Karita o-kane wa kaesu mono da. Tableau I : Typologie sémantique des phrases en mono da proposée par Kitamura (2001). Le Nihongo Bunkei Jiten (Groupe Jamashii 2003) répertorie ces sens dans deux entrées différentes. Les types 1 et 2 du tableau ci-dessus apparaissant à la rubrique « mono » et les suivants à l’entrée « mono da ». Sans entrer dans une discussion sur le bien-fondé de cette distinction, cela révèle deux manières d’envisager mono da d’un point de vue fonctionnel : soit comme prédicat nominal d’une phrase construite avec la copule (il est alors à considérer comme un nom formel : types 1, 2, 3 du tableau ci- dessus) ; soit, au terme d’un processus de figement, comme opérateur modal (types 4, 5, 6, 7). Nous avons également envisagé les phrases d’un point de vue syntaxique en distinguant deux types suivant que le thème apparaissait expressément ou non dans la phrase. Ces données ont été par la suite croisées avec la typologie sémantique. Présentation du corpus Nous nous sommes limité aux énoncés dans lesquels mono da apparaissait dans le syntagme conclusif sous les formes « mono da » ou « mon da » suivies ou non d’une particule finale et/ou d’un signe de ponctuation ou d’une émoticône. Nous avons constitué un corpus de 151 énoncés se répartissant comme suit : mono da mon da Total nb d’occurrences 120 31 151 % 79,5 20,5 100 Tableau II : Répartition du corpus par type d’énoncé. Jap Plur 9 reprisDef.indd 426 19/12/13 22:12 Emplois modaux de mono da sur les blogs et les forums en ligne 427 2 3 Type de support Blogs 2 Chats 2 Forums3 Total nb d’occurrences 108 14 29 151 % 71,5 9,3 19,2 100 Tableau III : Répartition du corpus par type de support 4. Résultats et considérations générales Le tableau ci-dessous récapitule les valeurs observées dans notre corpus. 1 2 3 4 5 6 7 NP Total Nb 25 13 45 0 10 28 27 3 151 % 16,6 8,6 29,8 0 6,6 18,5 17,9 2 100 Tableau IV : Répartition des énoncés par valeur selon la typologie proposée par Kitamura (NP : non pertinents). Enoncés ambigus Plus de 10 % des occurrences nous ont posé des problèmes de classification du fait de leur polysémie. Cela a notamment été le cas entre les valeurs 1 et 3 et, dans une moindre mesure, entre les valeurs 3 et 4. L’existence d’énoncés ambigus soulève deux problèmes : celui de la pertinence de cette typologie pourtant communément admise, ainsi que celui de l’importance d’éléments pragmatiques pour interpréter ces résultats. Intéressons-nous tout d’abord à ce deuxième aspect en l’illustrant avec l’exemple 1 : Ex. 1 Raburetâ wa jibun no kotoba de kaku mono da. « Une lettre d’amour doit s’écrire avec ses propres mots. » Cet énoncé peut être interprété soit comme une considération générale sur ce que doit être une lettre d’amour (« Une lettre d’amour est quelque chose que l’on doit écrire avec ses propres mots. ») soit, tel Cyrano qui refuserait de prêter sa plume à son rival pour conquérir le cœur de Roxane, comme un refus 2Corpus intégrés à SAGACE-v3.2 ; Analyseur de corpus pour langues non flexionnelles, Taln 2009, ATALA. 3 Yahoo chiebukuro (BCCWJ). National Institute for Japanese Language and Linguistics, Tôkyô, Japon, 2009 Monitor version. 4Les résultats sont le reflet de la taille des corpus envisagés et l’on ne saurait en tirer de conclusion sur la distribution respective sur chacun des médias. Jap Plur 9 reprisDef.indd 427 19/12/13 22:12 428 Jean Bazantay c atégorique. Il correspondrait alors tout à fait à un acte de langage indirect défini par Kerbrat-Orecchioni (2008 : 33-52) comme un acte de langage (ici refus) empruntant l’apparence d’un autre acte de langage (une assertion en l’occurrence). Seules des informations pragmatiques (intonation, contexte d’énonciation) permettent de préciser avec certitude la valeur de l’emploi. Examinons cet autre exemple qui peut prêter quant à lui à trois interprétations possibles. Ex. 2 Keieisha to wa yokubukai mono da. « Les patrons sont cupides. » Cette phrase peut en effet être considérée soit comme une assertion neutre « Les patrons sont cupides. » (dans ce cas, mono serait un nom formel remplissant une fonction anaphorique), soit comme l’expression d’une tendance générale propre aux personnes occupant cette fonction, « Les patrons sont des personnes qui ont pour trait commun la cupidité », à laquelle pourrait se juxtaposer une nuance exclamative de désapprobation. En effet, comme l’explique toujours Kerbrat-Orecchioni « non seulement les structures phrastiques sont, en langue, généralement polysémiques, mais les énoncés actualisés sont aussi, illocutoirement pluriels […] et que ces valeurs sont souvent hiérarchisées ». Comparaison des emplois entre « mono da » et « mon da » mono da mon da Nb % Nb % 1 2 3 4 5 6 7 Total 20 16,8 5 17,2 13 10,9 0 0 33 27,7 13 44,8 0 0 0 0 9 7,6 1 3,5 18 15,1 9 31 26 21,9 1 3,5 119 100 29 100 Tableau V : Répartition par sens. Le nombre d’occurrences contenant mono da représentant près de 80 % du total, on retrouve sans surprise une distribution quasi similaire au total pour mono da. Pour mon da, les résultats laissent apparaître des différences sensibles. On observe notamment un emploi relativement plus important pour la valeur 3 (nature essentielle, tendance générale) et dans des phrases expressives (colère, surprise), ce qui suggère quelques spécificités de cet emploi ; l’expression de la colère pouvant aller de pair avec le recours à un style moins formel. Jap Plur 9 reprisDef.indd 428 19/12/13 22:12 Emplois modaux de mono da sur les blogs et les forums en ligne Blog Chat Forum Total 429 mono da mono da+PF Total mono da mon da mon da+PF Total mon da Total 86 5 8 99 12 3 6 21 98 (81,7 %) 8 (6,7 %) 14 (11,6 %) 120 10 1 7 18 0 5 8 13 10 (32,3 %) 6 (19,3 %) 15 (48,4 %) 31 108 14 29 151 Tableau VI : Répartition entre mono da et mon da par support (PF = particule finale). Là encore, compte tenu du déséquilibre entre le nombre d’occurrences relevées pour chaque tournure, il est préférable d’examiner la répartition relative plutôt que les données absolues. Si mono da apparaît très majoritairement dans les blogs, la distribution est toute différente pour mon da où près d’un emploi sur deux est observé sur le forum de Chiebukuro. Par ailleurs, dans les chats et les forums où la dimension interactive est plus importante, on note un usage plus fréquent des particules finales et des signes de ponctuation pour augmenter la force énonciative. Considérations syntaxiques 1 Mot de reprise 2 Explication, analyse 3 Nature essentielle 4 Injonction 5 Evocation du passé 6 Surprise, colère 7 Souhait, désir Type I 41,7 % 64 % 27 % 80 % 0 % 0 % 31 % 4 % Type II 58,3 % 36 % 73 % 20 % 0 % 100 % 69 % 96 % Tableau VII : Ventilation par type d’énoncé et par sens (Type I : phrases à thème ; Type II : phrases sans thème). Si, globalement, l’observation entre les types I et II ne permet de dégager aucune tendance nette, la ventilation par sens fait apparaître des tendances tout à fait significatives. Ainsi les énoncés exprimant un souvenir ou le désir (5, 7) sont quasiment tous dépourvus de groupe thématique expressément mentionné (marqué par « wa » ou « mo »). Ex. 3 Ichido taiken shite mitai mono da. « J’aimerais bien essayer une fois. » Quoique moins significative, on peut tout de même observer une même tendance dans les énoncés exclamatifs. Inversement, Jap Plur 9 reprisDef.indd 429 19/12/13 22:12 430 Jean Bazantay lorsque les énoncés expriment la nature essentielle d’une chose, on trouve en toute logique un thème expressément mentionné à propos duquel s’effectue la prédication. Ex. 4 Ningen nare to wa osoroshii mono da. « L’habitude est une chose effrayante ! » Dans la valeur 2 (explication, analyse), mono permet d’expliciter quelque chose qui a été présenté précédemment. Cela explique que le thème (sous-entendu) soit souvent absent de la phrase. Ex. 5 Akiraka ni, yasukuni sanpai sekkyoku ronsha no abe-shi to no chigai wo neratta mono da. « C’est manifestement une déclaration par laquelle il vise à se démarquer de M. Abe, fervent partisan des pèlerinages au Sanctuaire de Yasukuni. » On observe donc bien une corrélation entre l’absence de thème explicitement mentionné et la valeur « modale » fréquemment attribuée à mono. Observations complémentaires par type sémantique Mot de reprise Le thème est très souvent un référent déterminé. Ex. 6 Kono sukiru wa shakaijin toshite totemo jûyô na mono da. « Cette compétence est très importante pour un adulte en activité. » Explication, analyse Les énoncés se caractérisent par leur longueur relative par rapport aux autres phrases (ce qui s’explique par leur nature explicative) ainsi que, comme nous l’avons vu précédemment, leur absence de thème (voir supra ex. 5). Dans les deux tiers des cas, le syntagme déterminant porte la marque de l’accompli. Nature essentielle, tendance générale Dans la majorité des cas, le thème est un nom générique. Jap Plur 9 reprisDef.indd 430 19/12/13 22:12 Emplois modaux de mono da sur les blogs et les forums en ligne 431 Ex. 7 Sôshiki wa shinda hito no tame de wa nakute, ikite iru hito no tame ni suru mon da. « Les funérailles ne sont pas faites pour les morts mais pour ceux qui restent. » Le thème est souvent mis en relief avec les expressions : to wa, to iu no wa, tte, nan te. Les collocations yappari, futsû et angai viennent confirmer la pensée du locuteur ou, dans le dernier cas, l’infirmer pour exprimer une nouvelle vérité générale. Ex. 8 Shanai de sagyô wo shite iru toki, angai denwa no oto wa ki ni naru mono da. « Quand on est occupé par une tâche au travail, étonnamment, la sonnerie du téléphone est gênante. » Dans bon nombre d’occurrences, nous trouvons enfin des propositions conditionnelles qui viennent délimiter les conditions de véracité de la tendance générale exprimée dans la proposition principale. Ex. 9 Kono nenrei ni naranai to, inaka no miryoku wa wakaranai mono da. « Avant cet âge, on ne peut pas comprendre le charme de la campagne. » INJONCtion Les énoncés que l’on peut clairement identifier comme injonctifs sont inexistants, ce qui laisse supposer que la forme privilégiée de cet acte de langage n’est pas l’écrit ou qu’il suppose, pour être réalisé, des conditions pragmatiques spécifiques. Il faut néanmoins nuancer cette hypothèse par le fait que notre corpus n’intégrait que peu d’interactions. Evocation nostalgique Le syntagme précédant mono porte toujours la marque de l’accompli. On retrouve également quasi systématiquement un terme ou une expression renvoyant à un moment de référence du passé (ano koro, kodomo no koro wa, inaka ni kurashite ita koro) ainsi que des adverbes exprimant la fréquence, la répétition ou l’intensité (yoku, hontô ni). Enfin, la particule finale nâ ou les points de suspension renforcent la nostalgie et peuvent compenser l’absence d’intonation. Jap Plur 9 reprisDef.indd 431 19/12/13 22:12 432 Jean Bazantay Ex. 10 Minna de yoku kuridashite shokujikai wo shita mono da. « Qu’est-ce qu’on a pu aller dîner ensemble ! » Surprise, colère Les collocations les plus notables sont des adverbes d’intensité (zuibun, yoku, yoku mo, mâ, yoku mo mâ, nan to mo, yahari, mattaku), des mots marquant une émotion, un embarras ou une difficulté, la particule finale nâ. On observe également de fréquents signes de ponctuation en fin de phrases (point d’exclamation, points de suspension). Ex. 11 Yoku, kankoku kokumin ya zainichi ga sawaganai mono da. « C’est bien étonnant que le peuple coréen ou les Coréens du Japon n’aient pas protesté ! » Souhait, désir Dans cet emploi, on trouve systématiquement des formes désidératives en « – tai » ou « –te hoshii » à la fin du syntagme précédant mono ainsi que des adverbes intensificateurs (zehi, zehi to mo, nan to ka, mattaku, ichido, negawakuba, semete). Ex. 12 Atarashii pasokon de hayaku netto shitai mon da… « J’ai hâte de pouvoir surfer sur le Net avec mon nouvel ordinateur. » Contribution sémantique de mono Dans les abondants travaux japonais sur la modalité, mono da est souvent étiqueté comme une modalité explicative envisagée dans le cadre plus général des modalités discursives. Malgré quelques divergences, ces approches proposent toutes un appareil analytique de la phrase en strates sémantiques en distinguant les parties relevant du contenu propositionnel de celles relevant des modalités, cette analyse des modalités pouvant se faire à deux niveaux : celui des modalités exprimées à l’égard du contenu propositionnel, et celui des modalités d’énonciation. Masuoka propose ainsi un cadre d’analyse en couches successives suivant le schéma linéaire {M2 〈M1 (P2 [P1] P2) M1⟩ M2} dans lequel P1, P2, M1 et M2 sont définis comme suit : Jap Plur 9 reprisDef.indd 432 19/12/13 22:12 Emplois modaux de mono da sur les blogs et les forums en ligne 433 P1 : contenu propositionnel général ; P2 : cadre spatio-temporel particulier dans lequel s’inscrit P1 (aspect, temps) ; M1 : domaine des modalités à l’égard du contenu propositionnel, modalités de jugement ; M2 : domaine des modalités d’énonciation. Cette approche permet de mettre en évidence le lieu d’inscription de la modalité ainsi que des marquages spécifiques et collocations pour chaque niveau. Si l’on applique ce modèle aux phrases de notre corpus, on peut remettre en cause la portée de mono da et les « valeurs modales » d’exclamation, d’évocation nostalgique ou de désir qu’il véhiculerait. Une observation attentive de la phrase permet en effet de se rendre compte que celles-ci sont exprimées par d’autres éléments indépendants de mono da. Ex. 13 {Nan to mo 〈 ( [mendô na yo no naka ni na] tta)mono da〉 nâ.} { M2 〈 ( [ P1 ]P2) M1 ⟩ M2} « Que notre monde est devenu compliqué ! » (Ici, nantomo et nâ pour l’exclamation.) Ex. 14 〈 (Yoku [kuridashite shokuji kai o shi] ta) mono da ⟩ 〈 ( P2 [ P1 ] P2) M1 ⟩ « Qu’est-ce qu’on a pu en faire des dîners ensemble ! » (Yoku, kuridashite et ta pour l’évocation du passé.) Ex. 15 〈 (zehi [ ikashite morai ] tai ) mono da. ⟩ 〈 (P2 [ P1 ] P2 ) M1 ⟩ « J’aimerais beaucoup que l’on me permette d’utiliser mes compétences ! » (Zehi et tai pour le désir.) On peut alors s’interroger sur la nature de la contribution de mono da aux énoncés. Le passage d’une phrase construite autour d’un prédicat verbal à une phrase à prédicat nominal entraîne une certaine objectivisation qui s’accompagne d’une généralisation que l’on peut sans doute considérer comme un trait commun à toutes ces phrases. Mono fonctionne donc plutôt comme un amplificateur de ces valeurs déjà comprises dans le contenu propositionnel. Parce qu’il renvoie à la présence des choses, il pose le contenu propositionnel comme indéniablement présent et confère à l’énoncé la stabilité d’une chose réelle. Cette force de présence qui le rend incontournable Jap Plur 9 reprisDef.indd 433 19/12/13 22:12 434 Jean Bazantay contribue ainsi à la construction du « haut degré » caractéristique de l’exclamation. Pour conclure A travers ce tour d’horizon des emplois de mono da sur un corpus restreint, nous avons pu observer la variété et l’importance du rôle discursif de mono da dans la langue japonaise courante. Le chantier est loin d’être achevé mais cette analyse a permis de vérifier certaines hypothèses (corrélation entre structure syntaxique et valeur sémantique ; rôle déterminant de la nature – spécifique ou générique – du thème) et d’identifier certains éléments concrets permettant de mieux comprendre les énoncés en « mono da » (polysémie et importance des éléments pragmatiques). L’observation plus fine de la phrase en strates sémantiques suivant le modèle de Masuoka a également permis de préciser la contribution sémantique de mono et de remettre en cause la pertinence de la classification lexicographique traditionnelle. Bibliographie Groupe Jamashii. Nihongo bunkei jiten. Tôkyô, Kuroshio shuppan, 2003. K erbrat-Orecchioni, Catherine. Les actes de langage dans le discours – Théories et fonctionnement. Paris, Armand Colin, 2008. K itamura, Masanori. « Mono da de owaru bun, rentai shûshoku-bu no jikanteki seigensei kara no kôsatsu ». Kokugo Kokubungaku, n o 88, Nagoya University, 2001, p. 30-42. M asuoka, Takashi. Nihongo modariti tankyû. Tôkyô, Kuroshio shuppan, 2007. Jap Plur 9 reprisDef.indd 434 19/12/13 22:12 NAKAMURA-DELLOYE Yayoi Equipe ALPAGE – INRIA Rocquencourt, Paris Etude contrastive français-japonais : comportements syntaxiques des interrogatifs et indéfinis Notre article décrit les marqueurs interrogatifs et indéfinis en français et en japonais. Cette étude, qui fait partie des travaux de linguistique contrastive dédiés à l’élucidation des différences inter-langues, nous a permis en particulier de découvrir les particularités des comportements syntaxiques des interrogatifs/indéfinis en japonais. Nous allons tout d’abord présenter les études linguistiques contrastives (§ 1), notamment leurs objectifs et leurs applications. Nous nous intéresserons ensuite aux systèmes interrogatifs et indéfinis en français, notamment aux travaux de Le Goffic sur les mots en Qu- (§ 2), avant de passer en revue les systèmes en japonais (§ 3). Nous examinerons enfin de plus près les comportements syntaxiques des mots japonais concernés (§ 4). Etudes linguistiques contrastives : objectifs et applications La recherche contrastive est un domaine de la linguistique visant à élucider les propriétés de différentes langues à travers des études contrastives et à saisir la véritable nature de notre langage (Ishiwata et Takada 1990). Ces recherches sont principalement menées dans le cadre de l’enseignement de la langue et leurs fruits sont, en général, également mis à profit dans ce domaine d’enseignement. Comprendre la différence de fonctionnement entre la langue maternelle des apprenants et la langue cible permet de comprendre leurs erreurs. Jap Plur 9 reprisDef.indd 435 19/12/13 22:12 436 Nakamura-Delloye Yayoi Etude sur les systèmes interrogatif et indéfini en français Le système des interrogatifs français est constitué de pronoms (qui, que, quoi), d’adjectifs (quel) et d’adverbes (où, quand, comme, comment, combien, dont, pourquoi). Tous les termes appartiennent étymologiquement à une seule et même famille, la famille indo-européenne des termes en Kw- (Le Goffic 1993, 1994, 2002). Les termes français en Qu- sont également utilisés pour former des indéfinis et divers types de connecteurs inter-propositionnels. Les travaux de Le Goffic sur les mots en Qu- visent à déterminer le rapport entre ces différents emplois. L’auteur essaie de dresser une présentation unifiée et globale de l’ensemble des emplois de ces termes à partir de la thèse centrale que les termes en Qu- sont des marqueurs désignant une variable. Le mécanisme de la connexion des deux propositions réalisée par ces termes en Qu- est ainsi analysé par la notion de variable. Il existe en français deux types de connexions interpropositionnelles. Le premier type de connexion est réalisé par un pronom relatif (« Le livre qui est sur cette table est à moi »), qui marque l’identité des deux éléments des propositions reliées. Le second type de connexion est assuré par un pronom appelé intégratif, élément « cheville » qui est à la fois constituant des deux propositions (« Qui dort dîne »). Dans cette construction, le terme en Qu- joue un rôle de variable universellement quantifiée, de manière à exprimer la relation logique comme : « Pour tout x, si f(x), alors g(x) » (soit pour la phrase d’exemple : « pour tout homme x, si x dort, alors x dîne »). Les structures de subordination avec ce mécanisme de variable réalisées par les termes interrogatifs/indéfinis se retrouvent, de façon remarquablement semblable, dans le français et dans beaucoup d’autres langues, même très éloignées (Le Goffic et Wang, 2002). Le Goffic pose donc comme hypothèse que cette articulation entre interrogation, indéfinition, et subordination peut représenter un élément d’une quelconque grammaire universelle. Pour savoir si le japonais confirme l’universalité de ce rapport entre les marqueurs interrogatifs, indéfinis et surtout subordonnants, nous allons examiner les systèmes interrogatifs/indéfinis en japonais. Systèmes interrogatifs et indéfinis en japonais Les interrogatifs japonais, appelés « gimongo », forment également une classe inter-catégorielle. Dans la grammaire Jap Plur 9 reprisDef.indd 436 19/12/13 22:12 Comportements syntaxiques des interrogatifs et indéfinis437 (M asuoka & Takubo 1992), ils sont définis comme constitués de substantifs (dare, nani, itsu, ikutsu, ikura), d’un adverbe (naze) et de mots déictiques, eux-mêmes inter-catégoriels : formes substantives (dore, doko, dochira), adnominales (don.na, dono), adverbiales (dô, don.nani). Nous appelons désormais ces mots interrogatifs en japonais les mots DNI. Les mots DNI s’emploient également, à l’aide de certaines particules, comme des indéfinis appelés « futeigo ». Ces mots DNI, lorsqu’ils sont suivis d’une particule ka, forment des indéfinis quantifiés existentiellement. Les mots DNI, suivis de la particule demo, constituent des indéfinis quantifiés universellement (ex. 2). Les marqueurs interrogatifs suivis de la particule mo (ex. 3) sont utilisés avec la négation pour exprimer l’absence d’objet concerné. Ex. 1 Heya - ni - dare ka - iru « Il y a quelqu’un dans la chambre. » Ex. 2 Nan demo - taberareru « (Je) peux manger n’importe quoi. » Ex. 3. Doko mo - ikitaku - nai « (Je) ne veux aller nulle part. » Les travaux linguistiques récents, notamment générativistes (Mihara 1994), analysent ces structures à mots DNI en distinguant bien deux fonctions différentes, l’une assurée par les mots DNI et l’autre par les éléments qui les accompagnent. Ils considèrent que les mots DNI sont des unités sémantiquement non autonomes et que leur valeur sémantique ne peut être déterminée que par la présence d’un élément spécifique qui les régit syntaxiquement. Ainsi, dans l’exemple 4, la particule finale ka attribue une valeur interrogative aux mots DNI, dare et nani qu’elle régit syntaxiquement. De même, dans l’exemple 5, la particule mo, qui introduit la subordonnée, donne une valeur d’indéfini quantifié universellement aux mots DNI dare et nani, qu’elle régit syntaxiquement. Ex. 4. [ [Dare ga - nani wo - kaimashita] - ka ] « Qui a acheté quoi ? » Ex. 5. [ [Dare ga - nani wo - itte] - mo ] - boku wa – ki ni shinai « Quoi qu’on me dise et qui que ce soit, je ne me préoccuperai aucunement. » Jap Plur 9 reprisDef.indd 437 19/12/13 22:12 438 Nakamura-Delloye Yayoi Les travaux (Onoe 1983) réalisés dans un cadre plus classique, analysent ces structures à mots DNI de la même manière afin de proposer une description systématique de l’ensemble des emplois des mots DNI et ils les interprètent comme des variables, de même que Le Goffic l’a fait pour le français. Comme nous venons de le voir, il est effectivement aisé de reconnaître le parallélisme des systèmes d’interrogatifs et d’indéfinis en japonais. La question se pose donc notamment sur l’existence ou non de l’emploi subordonnant (connecteur inter- propositionnel) des mots DNI. Le japonais ne dispose pas de structure relative, et toutes les constructions déterminant un substantif sont réalisées sans connecteur avec le mécanisme de chevillage – comme les intégratives en français –, dans lequel le substantif assure le rôle de « cheville ». Notre étude revient donc à chercher si les marqueurs interrogatifs/ indéfinis japonais DNI font partie ou non de cette catégorie de substantifs capables d’assurer le chevillage dans une phrase complexe. L’examen des phrases japonaises équivalentes des exemples d’intégratifs en français semble infirmer l’emploi intégratif des DNI en japonais. En effet, comme nous pouvons le constater dans les phrases d’exemple ci-dessous, les hyperonymes occupent la position où l’on pensait voir apparaître des mots DNI. Ex. 6. Oboreru - * dare / mono - wa - wara - wo - mo - tsukamu « Qui se noie attrape même une paille. » Ex. 7. Hi - no- nai - * doko / tokoro - ni - kemuri - wa – tatanu « Il n’y a pas de fumée sans feu. » Nous pouvons alors nous demander si les mots DNI ne possèdent pas qu’une capacité très restreinte de recevoir des éléments déterminants. En effet, comme nous l’avons remarqué dans nos travaux antérieurs (Nakamura-Delloye 2010), le caractère substantif d’un mot concerne deux capacités distinctes : capacité à déterminer un élément et capacité à être déterminé. Même les mots classés dans la catégorie « substantif » possèdent ces deux capacités de façon plus ou moins limitée. Etudes des comportements syntaxiques des mots DNI Afin de déterminer leur capacité de réception des éléments déterminants, nous examinons quelques phrases avec les mots Jap Plur 9 reprisDef.indd 438 19/12/13 22:12 Comportements syntaxiques des interrogatifs et indéfinis439 DNI en différents emplois indéfinis – indéfini en quantification existentielle, en quantification universelle, et avec négation. Etude préliminaire Comme nous pouvons le constater dans les exemples, il est difficile, voire impossible, d’ajouter aux indéfinis quantifiés existentiellement un élément déterminant tel qu’un qualificatif ou une proposition. Ex. 8 ? Tsumetai - nani ka - ga - tabe tai (sens voulu) « (Je) veux manger quelque chose de frais. » Comment alors exprimer correctement le contenu de cette phrase ? En fait, nous devons la reformuler avec un substantif générique, en conservant les mots indéfinis en position adverbiale de la matrice. Ex. 9 Nani ka - tsumetai - mono - ga - tabe tai « (Je) veux manger quelque chose de frais. » Les indéfinis avec quantification universelle en mots DNI suivi de demo ne peuvent pas avoir non plus de qualification par une proposition (ex. 10). Une construction plus naturelle est, comme pour l’emploi indéfini de quantification existentielle, la constitution du syntagme autour d’un substantif générique déterminé par une subordonnée, avec le mot DNI dans une position adverbiale (ex. 11). Une construction encore plus naturelle est celle formée avec une structure de condition constituée autour d’un substantif générique dans laquelle le mot DNI reste dans la position adverbiale de la matrice (ex. 12). Ex. 10 * Anata - ga - iku - doko demo - tsuiteikimasu (sens voulu) « Je vous suivrai où vous irez. » Ex. 11 Doko demo - anata - ga - iku - tokoro - e - tsuiteikimasu « Je vous suivrai où vous irez. » Ex. 12 Anata - ga - iku - tokoro - nara - doko demo - tsuiteikimasu « J’irai n’importe où du moment que vous y êtes. » Il en va de même pour les mots DNI dans une phrase négative (ex. 13). Une construction naturelle est également celle Jap Plur 9 reprisDef.indd 439 19/12/13 22:12 440 Nakamura-Delloye Yayoi constituée autour d’un terme générique avec le syntagme DNI dans une position adverbiale, cette fois plutôt juste avant le verbe (ex. 14). Ex. 13 * Sekai isan - ni - shitei sareta - doko (ni) mo - itte inai (sens voulu) « (Je) ne suis allé dans aucun endroit classé au patrimoine mondial. » Ex. 14 Sekai isan - ni - shitei sareta - tokoro - wa - doko (ni) mo - itte inai « (Je) ne suis allé dans aucun endroit classé au patrimoine mondial. » Ces premières réflexions nous ont montré que les mots DNI n’avaient qu’une capacité très restreinte à être déterminés. Afin de vérifier ce résultat des premières études, nous avons examiné de manière plus large les utilisations réelles de ces mots DNI et leurs structures dans un corpus. Etude sur le corpus Notre corpus est constitué de 11 romans publiés entre 1926 et 1985 contenant au total 66 899 phrases. Les textes des années 19701980 représentent 60 % du corpus, ceux des années 1950-1960, 30 %, enfin les textes avant 1950 représentent 10 %. Dans un premier temps, nous avons étudié les occurrences de « nani ka », indéfini quantifié existentiellement. Les structures où apparaissent « nani ka » se répartissent d’abord en deux grands types : 1) Les structures dans lesquelles « nani ka » est introduit par une particule casuelle : Ex. 15 Kanarazu - kanojo - wa - nani ka - wo - omoi dasu - ni - chigai nai (Tsutsui) Ex. 16 Nani ka - ga - kakete iru (Fujiwara) Ex. 17 Hito - ga - nani ka - ni - fureta - yôna - keiseki - mo - nakatta (Murakami) 2) Les structures dans lesquelles « nani ka » apparaît dans une position adverbiale sans particule casuelle. Ces dernières se divisent elles-mêmes en deux types : Jap Plur 9 reprisDef.indd 440 19/12/13 22:12 Comportements syntaxiques des interrogatifs et indéfinis441 2.1) Les structures dans lesquelles il existe un complément que nous appelons « hôte sémantique », dont « nani ka » précise le caractère indéfini : Ex. 18 Nani ka - hon - wo - yonde ita (Mishima) Ex. 19 Nani ka - shikake - ga - shite aru - rashii (Tanizaki) Ex. 20 Nani ka - kangaegoto - ni - muchû - de - wasurete shimatta rashii (Fujiwara) 2.2) Les structures dans lesquelles l’hôte sémantique est absent : Ex. 21 Uiko - wa - nani ka - katari kaketa (Mishima) Ex. 22 Kono hito - wa - nani ka - dekiru - hito - da - to - omou n desu (Sawaki) Ex. 23 Hokani - nani ka - kizuki masen ? (Inoue) Le schéma ci-dessous montre l’utilisation des expressions indéfinies dans ces trois structures selon les auteurs à l’aide des fréquences normalisées. Jap Plur 9 reprisDef.indd 441 19/12/13 22:12 442 Nakamura-Delloye Yayoi La première remarque est qu’il n’y a aucun emploi d’indéfini quantifié existentiellement chez Kawabata et Kaiko, et très peu chez Inoue. Ce constat est assez surprenant, mais l’emploi indéfini de la particule ka est relativement récent : l’apparition de cet emploi remonterait à la fin du xviiie siècle (Konoshima 1966). On constate une utilisation importante des expressions indéfinies chez Fujiwara, Tsutsui et surtout Murakami. Les structures avec indéfini introduit par une particule casuelle sont principalement utilisées par ces trois auteurs et la préférence pour cette structure est nettement marquée chez Fujiwara, Murakami et Sawaki. Notre étude préliminaire a donné comme hypothèse que les indéfinis japonais pouvaient difficilement recevoir une détermination. Nous ne trouvons effectivement aucune occurrence de « nani ka » sans particule casuelle ni hôte sémantique précédé par une détermination. La vérification concerne donc notamment les deux autres structures : « nani ka » avec hôte sémantique et « nani ka » suivi d’une particule casuelle sans hôte sémantique. Comme nous l’avions prévu, il existe un grand nombre de structures dans lesquelles l’hôte sémantique reçoit des éléments déterminants. Ex. 24 Nani ka - iya na koto - ga - atta (Tsutsui) Ex. 25 Nani ka - ayashii tokoro - ga - aru no ? (Tanizaki) Ex. 26 Nani ka - utsukushii - chiisa na shikisai no uzu no yôna mono ga - atte (Mishima) Ex. 27 Nani ka - shakumei no kikaki - ga - erareru darô (Mishima) Ex. 28 Nani ka - kawatta setsubi - ga - aru wake demo nai (Murakami) Les hôtes sont souvent des termes génériques ou des substantifs formels, comme koto ou mono, mais aussi des hyponymes comme setsubi. Contrairement à notre hypothèse, il existe également des constructions confirmant la possibilité de la détermination des mots DNI. Ex. 29 Futsû no ningen ni nai - nani ka - wo - nanase - ga - motte iru (Tsutsui) Jap Plur 9 reprisDef.indd 442 19/12/13 22:12 Comportements syntaxiques des interrogatifs et indéfinis443 Ex. 30 Jibun wo sasaete kureru - kyôryoku na - nani ka - wo muishiki ni - sagashi motomete ita (Fujiwara) Ex. 31 Kokoro no sonzai ni musubitsuite iru - nani ka - ga - nokotte iru (Murakami) La détermination peut être réalisée par divers types de constructions : dans l’exemple 30, « nani ka » est déterminé par une proposition et un qualificatif. Pourquoi alors dans les phrases que nous avons utilisées lors de nos premières réflexions, les indéfinis acceptaient-ils mal une détermination ? Il est peut-être possible de trouver une réponse dans le schéma présenté ci-dessous indiquant la répartition des structures employées selon les auteurs. En effet, les constructions de détermination d’indéfini ne peuvent être constatées que chez certains auteurs. Elles sont utilisées principalement par trois auteurs : Fujiwara, Murakami et Sawaki. Une des explications possibles est que cette possibilité de détermination des indéfinis est assez récente et que leur utilisation est de plus en plus développée avec les écrivains contemporains qui cherchent à donner à leurs œuvres un style particulier. Il est également possible de supposer l’influence des langues étrangères : cette structure est peut-être introduite sur le modèle d’autres langues tout comme ce qui a eu lieu abondamment à l’époque du mouvement pour l’unification des langues parlée et Jap Plur 9 reprisDef.indd 443 19/12/13 22:12 444 Nakamura-Delloye Yayoi écrite (Genbun-itchi-undô). Cette hypothèse de l’influence des langues étrangères correspond bien à l’utilisation importante de cette construction par Murakami et Fujiwara, dont on sait combien leur écriture est influencée par la littérature anglophone. Conclusion Les travaux de Le Goffic montrent l’articulation entre l’interrogation, l’indéfinition et la subordination, réalisées toutes par les mots en Qu- qui jouent le rôle de variables dans ces structures. Nous avons examiné le cas japonais. Les mots que nous avons appelés DNI sont utilisés aussi bien comme des interrogatifs que des indéfinis et ils jouent le rôle de variables dans ces structures comme en français. Toutefois notre étude préliminaire semble nier la capacité des mots DNI pour la connexion de deux structures phrastiques. En effet, les mots DNI, quoique catégorisés substantifs, n’ont que très peu de capacité à recevoir d’une façon générale une détermination. Mais un examen plus poussé sur un corpus a montré une certaine possibilité de détermination directe des mots DNI. Cependant, l’emploi de cette construction est en fait limité à certains auteurs, qui continuent parallèlement à utiliser également les structures classiques avec un hôte sémantique. Une des explications que nous proposons est que cette construction est assez récente et que seuls les écrivains contemporains l’utilisent. L’influence des langues étrangères est également une autre explication possible. Afin de vérifier ces explications hypothétiques, il faut encore des examens plus systématiques sur un corpus plus large. Il est également important de déterminer les conditions exactes qui permettent et qui ne permettent pas une détermination des mots DNI, en vue de différentes applications, notamment l’enseignement du japonais. Bibliographie Ishiwata, Toshio & Takada, Makoto. Taishô gengogaku [Linguistique contrastive]. Tôkyô, Ôfû, 1990. Konoshima, Masatoshi. Kokugo joshi no kenkyû : joshishi no sobyô [Etudes sur les particules japonaises : histoire des particules]. Tôkyô, Ôfû, 1996. Le G offic, Pierre. Grammaire de la phrase française. Paris, Hachette, 1993. Jap Plur 9 reprisDef.indd 444 19/12/13 22:12 Comportements syntaxiques des interrogatifs et indéfinis445 Le Goffic, Pierre. « Indéfinis, interrogatifs, relatifs (termes en Qu-) : parcours avec ou sans issue ». In Faits de langues, 4, 1994, p. 31-40. Le Goffic, Pierre. « Marqueurs d’interrogation / indéfinition / subordination : Essai de vue d’ensemble ». In Verbum, 24-4, 2002, p. 315-340. Le Goffic, Pierre & Wang, Xiu Li. « Les pronoms interrogatifs-indéfinis du chinois : L’exemple de shéi “qui/quelqu’un/quiconque” ». In Verbum, 24-4, 2002, p. 451-471. Masuoka, Takashi & Takubo, Yukinori. Kiso nihongo bunpô [Grammaire japonaise de base]. Tôkyô, Kuroshio shuppan, 1992. M ihara, Kenichi. Nihongo no tôgo kôzô [Structure syntaxique du japonais]. Tôkyô, Shohakusha, 1994. Nakamura-D elloye , Yayoi. « Subordonnants japonais : réflexion sur les caractères substantifs des mots ». In Actes du colloque international Morphologie, syntaxe et sémantique des subordonnants, sous la direction de Bodelot Colette, Gruet-Skrabalova Hana et T rouilleux François. Les Cahiers du LRL 5, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013, p. 39-52. Onoe, Keisuke. « Futei-go no gosei to yôhô [Caractéristiques et emplois des indéfinis] ». In Fukuyô-go no kenkyû [Etudes des mots adverbiaux], Tôkyô, Meiji shoin, 1983, p. 404-431. Jap Plur 9 reprisDef.indd 445 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 446 19/12/13 22:12 Figures de l’adolescence dans le Japon d’aujourd’hui Jap Plur 9 reprisDef.indd 447 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 448 19/12/13 22:12 FUJIWARA Dan Université de Toulouse 2 – Le Mirail, CEJ-INALCO « L’adolescent (japonais) par lui-même » : une nouvelle figure de la littérature japonaise contemporaine ? Introduction La littérature japonaise contemporaine connaît bien sûr le thème de l’adolescence. Dans Un siècle de romans japonais, Georges Gottlieb (1995 : 293) dresse par exemple une liste constituée d’auteurs qui nous sont familiers, comme Inoue Yasushi, Kawabata Yasunari, Mishima Yukio, Murakami Ryû, Ogawa Yôko, Tsushima Yûko, ou encore Yoshimoto Banana. On pourrait compléter cette liste par Ôe Kenzaburô, Nakagami Kenji, Yû Miri, Ishida Ira, et bien d’autres encore. Même si l’adolescence se trouve parfois englobée sous le terme de jeunesse, ce passage vers l’âge d’homme, qui ne cesse d’être repoussé dans les sociétés contemporaines industrialisées, a fait couler beaucoup d’encre de nombreux écrivains dans le Japon contemporain. L’adolescence qui nous intéresse ici n’est pourtant pas celle abordée par les auteurs qui viennent d’être cités, mais plutôt celle perçue par de jeunes auteurs qui se trouvaient justement dans cette période au moment où ils ont publié des romans (ou nouvelles) traitant ce thème. Nous nous intéressons notamment à ceux qui apparurent au tournant du xxie siècle grâce à la consécration par des prix littéraires plus ou moins importants. C’est cette catégorie de la littérature japonaise que nous voudrions désigner par l’expression de « l’adolescent par lui-même ». Il a existé et existe toujours des « écrits de jeunesse », terminologie qui a tendance à faire ressortir l’aspect précoce de l’écriture. Mishima Yukio avait à peine douze ans lorsqu’il commença à publier dans la revue littéraire du collège où il était inscrit. Nakagami Kenji publia son premier roman, intitulé Jûhassai [18 ans], à l’âge de 19 ans. Cependant, même si le contexte et le processus de production littéraire étaient différents Jap Plur 9 reprisDef.indd 449 19/12/13 22:12 450 Fujiwara Dan de ceux d’aujourd’hui, ni l’un ni l’autre n’ont été reconnus à ce stade-là comme l’ont été les romans des jeunes auteurs tout particulièrement ces dix dernières années. Pourquoi la consécration des ouvrages littéraires composés par un adolescent est-elle devenue si présente et si intense ? La question est, nous semble-t-il, d’ordre social et culturel plus que purement littéraire, étant donné que la promotion de ces jeunes auteurs a des impacts importants dans de nombreux secteurs comme celui des mass-medias et le marché du livre. Or il convient, dans un premier temps, de définir cet « adolescent par lui-même » qui émergea sur la scène littéraire japonaise du début du xxie siècle. L’objectif du présent article est d’essayer de circonscrire le profil de cette nouvelle catégorie de la littérature japonaise contemporaine et affirmer la possibilité de celle-ci. Le corpus possible Ces dix dernières années, soit la période allant de 2000 à 2009, 12 ouvrages – nouvelles ou romans – écrits alors que leurs auteurs n’avaient pas encore 20 ans furent récompensés par des prix littéraires comme les prix Bungei, Gunzô shinjin, Subaru, et surtout Akutagawa 1. Certes, ils ont leurs prédécesseurs : on se souvient de Umi o kanjiru toki [Lorsque je ressens la mer] de Nakazawa Kei 2 (1959-), 1980 Aiko jûroku-sai [En 1980, Aiko a 16 ans] de Hotta Akemi 3 (1964-), plus récemment Kaion KAI-ON [Bruits de destruction KAI-ON] de Shinohara Hajime 4 (1976-). Mais la scène littéraire japonaise contemporaine n’a jamais connu une promotion aussi intense que ce qui s’est passé au tournant du xxie siècle. Voici la liste récapitulative des 12 ouvrages : 1. Satô Tomoka (1983-), Nikushoku [Carnivore], 37e prix Bungei (2000). 2. Îzuka Asami (1983-), Mizerikôdo [Miséricorde], 91e prix Bungakukai shinjin 5 (2000). 3. Shimamoto Rio (1983-), Shiruetto [Silhouette], 44e prix Gunzô shinjin 6 (2001). 4. Wataya Risa (1984-), Insutôru [Install], 38e prix Bungei (2001). 1Certes, ces prix littéraires ont pour vocation initiale de promouvoir les jeunes auteurs, mais ils consacraient pratiquement toujours des personnes déjà adultes. 221e prix Gunzô shinjin (1978). 318 e prix Bungei (1981). 477 e prix Bungakukai shinjin (1993). 5Il n’en fut pas lauréat, mais il obtint le « prix d’encouragement Shimada Masahiko » (Shimada Masahiko shôrei shô). 6Il a été reçu le « prix d’excellence » (yûshûsaku-shô). Jap Plur 9 reprisDef.indd 450 19/12/13 22:12 « L’adolescent (japonais) par lui-même »451 5. Shimamoto Rio, Ritoru bai ritoru [Petit à petit], 25e prix Noma bungei shinjin (2002). 6. Wataya Risa, Keritai senaka [Appel du pied], 130 e prix Akutagawa (2004). 7. Hada Keisuke (1985-), Kokureisui [Noire eau froide], 40e prix Bungei (2003). 8. Kanehara Hitomi (1983-), Hebi ni piasu [Serpents et piercings], 27e prix Subaru bungaku (2003) ; 130e prix Akutagawa (2004) 7. 9. Minami Natsu (1990-), Heisei mashinganzu [Mitrailleuses de Heisei], 42e prix Bungei (2005). 10.Nakayama Saki (1989-), Henrietta [Henriette], 43e prix Bungei (2006). 11.Gôbaru Sôichirô (1992 ?-), Semai niwa [Le jardin étroit], 109e prix Bungakukai shinjin 8 (2009). 12.Asai Ryô (1989-), Kirishima, bukatsu yamerutte yo [Il paraît que Kirishima quitte le club], 22e prix Shôsetsu Subaru shinjin (2009). On peut remarquer la présence importante des filles sur le palmarès (neuf filles contre trois garçons). On pourrait supposer une certaine analogie entre ce profil féminin de l’« adolescent par lui-même » et la littérature japonaise contemporaine qui connaît un essor remarquable de l’écriture féminine. A l’heure actuelle, tous les textes ont abouti à une publication sous forme de livre, à l’exception de Mizerikôdo de Îzuka Asami et de Semai niwa de Gôbaru Sôichirô. La vogue de la littérature adolescente, notamment celle de la période 2000-2006, est d’envergure importante. Plusieurs éléments récurrents semblent caractériser ces ouvrages comme une unité significative, voire comme un « autoportrait » de l’adolescent. Tous les ouvrages, sauf Kokureisui de Hada Keisuke, sont des récits à la première personne. Tous, excepté Nikushoku de Satô Tomoka, traitent directement de la période de l’adolescence, leurs protagonistes étant les adolescents eux-mêmes. On notera d’ailleurs une symétrie presque parfaite de l’auteur et du personnage principal. Sur le plan thématique, les éléments fondamentaux qui décrivent la jeunesse japonaise d’aujourd’hui composent effectivement ces ouvrages. On y retrouvera 7 Kanehara Hitomi serait un cas limite si l’on était strict quant au critère de l’âge. Elle avait déjà 20 ans lorsque Hebi ni piasu reçut le prix Subaru en novembre 2003, suivi deux mois plus tard par le prix Akutagawa, partagé avec Keritai senaka de Wataya Risa. Cependant, sans aucun doute, le manuscrit fut achevé avant ses vingt ans, qui marquent la majorité au Japon, sa date d’anniversaire étant au mois d’août et l’échéance pour la remise du manuscrit auprès du jury du prix Subaru bungaku étant fixé au mois de mars. 8Il a reçu le « prix spécial Hanamura Mangetsu et Matsuura Rieko » (Hanamura Mangetsu Matsuura Rieko tokubetsu-shô). Jap Plur 9 reprisDef.indd 451 19/12/13 22:12 452 Fujiwara Dan aisément l’absentéisme scolaire (Insutôru, Heisei mashinganzu), le phénomène « otaku » (Keritai senaka, Kokureisui), la « brimade » (Heisei mashinganzu), le harcèlement sexuel (« stalking », Kokureisui), la violence (Hebi ni piasu, Kokureisui), mais aussi des stéréotypes plus classiques de la vie adolescente comme les activités associatives (kurabu katsudô : Kirishima, bukatsu yamerutte yo), ou l’amour platonique (Shiruetto, Ritoru bai ritoru), comme on le voit souvent dans le shôjo manga. Le rapport paradoxal de l’adolescent à l’école et la famille L’école et la famille sont généralement considérées comme les principaux espaces de vie de l’adolescent. Non encore intégré dans la vie active de la société, celui-ci doit le plus souvent y passer son temps. Cependant, le rapport de l’adolescent à ces deux espaces est peu développé, voire absent dans la narration des romans de ces jeunes auteurs. Même si ces deux espaces sont présents dans le récit, on peut constater qu’ils ne sont perçus que partiellement et ne se présentent pas dans leur fonctionnement principal. A l’école, l’influence des pairs domine plus que le rapport professeur-élève. Le cercle familial est souvent fragilisé, voire brisé suite à la séparation des parents, et très peu pris en compte dans l’évolution du récit. Shiruetto, de Shimamoto Rio, illustre cet horizon de l’adolescent par lui-même. L’héroïne est lycéenne, mais le lecteur ne la voit presque jamais en tant que telle, et le récit se développe plutôt autour d’une relation amoureuse qu’elle entretient avec un étudiant, chez qui elle passe plus de temps. Elle est fille d’une famille monoparentale marquée par la présence d’une mère, ce qui est le cas aussi dans Ritoru bai ritoru, autre roman de la même auteure. Les ouvrages de Wataya Risa mettent en scène également – certes, de manière différente – des lycéennes qui sont réellement ou symboliquement absentes des deux espaces. Dans Insutôru, l’héroïne, qui vit avec sa mère divorcée comme dans les romans de Shimamoto Rio, décide de déserter les cours pour fuir l’enfer des examens, et va se lancer, au travers d’une rencontre hasardeuse avec Kazuyoshi, petit génie de l’informatique de dix ans, dans la gestion d’un tchat pornographique sur Internet. Il s’agirait alors d’un récit de l’absentéisme scolaire d’une lycéenne. Cependant, le récit se déroule essentiellement dans la maison parentale de Kazuyoshi qui fait découvrir à l’héroïne le monde virtuel, en absence de tous les membres de la famille. Keritai senaka, de la même auteure, retrace avec une analyse psycho Jap Plur 9 reprisDef.indd 452 19/12/13 22:12 « L’adolescent (japonais) par lui-même »453 logique plus aiguë cette absence (ou présence) paradoxale d’une adolescente à l’école et à la maison. En effet, l’héroïne s’intègre mal dans la vie scolaire et ne trouve sa place ni dans les études, ni dans le cercle d’amis de sa classe, ni dans les activités associatives. Par ailleurs, l’héroïne ne se voit presque jamais dans l’espace familial, et apparaît le plus souvent dans la chambre d’un garçon enfermé dans sa passion pour un mannequin vedette. L’absentéisme scolaire constitue également un des motifs narratifs de la nouvelle de Minami Natsu. Dans Heisei mashinganzu, l’héroïne-collégienne va être confrontée à des conflits familiaux provoqués par la séparation de ses parents, ce qui constituera la cause des brimades à l’école. Elle s’absente ainsi du collège et passe son temps chez son père, sa mère ayant quitté celui-ci. Mais elle sera peu à peu hantée par l’image d’un démon qui apparaît dans ses rêves et qui lui confie une mitrailleuse. Et c’est justement l’apparition de ce démon dans les rêves de l’héroïne qui donne rythme et lyrisme à la narration de cette nouvelle. Kokureisui, de Hada Keisuke, serait un exemple qui complète cette liste avec la mise en scène des jeunes personnages masculins. En effet, cet ouvrage retrace le rapport conflictuel entre deux frères (lycéen et collégien). Le petit fouille, à la recherche des mangas ou d’anime érotiques, la chambre de son grand frère qui, de son côté, met en place des pièges afin de pouvoir dénoncer son cadet à leurs parents. Le conflit se termine par une bagarre violente qui conduit le petit frère au coma. Le rapport à l’espace de la vie scolaire est peu développé et le récit se déroule essentiellement dans la maison parentale, ou plutôt se limite aux chambres des deux frères qui se guettent en cachette, mais éperdument. Henrietta, de Nakayama Saki, et Hebi ni piasu, de Kanehara Hitomi, seraient les cas les plus extrêmes. Le premier offre le portrait d’une jeune héroïne qui, ayant fui l’école et sa famille, cherche à se (re)construire dans une free school 9 baptisée « Henrietta ». Quant au dernier, sans aucun doute à cause de la caractérisation du personnage qui a déjà 19 ans, l’école et la famille sont littéralement et textuellement absentes. L’héroïne ne vit plus sous le toit de la maison parentale, mais chez son petit ami qui, lui, a 18 ans. L’adolescent dépeint par les jeunes auteurs est ainsi souvent absent à l’école tout aussi bien qu’à la maison. D’autres espaces – notamment, ville et nature – ne se manifestent pas non plus comme lieux d’action. Et lorsque les personnages adolescents sont présents à l’école ou à la maison, c’est le dialogue entre les camarades, ou le monologue intérieur du narrateur-héros ou de la 9 Etablissement non scolaire accueillant des enfants qui refusent d’aller à l’école et qui ne veulent pas rester chez leurs parents. Jap Plur 9 reprisDef.indd 453 19/12/13 22:12 454 Fujiwara Dan narratrice-héroïne qui se développe et occupe une place centrale dans chaque récit. L’absence de l’autorité Partant de ce constat, il est intéressant de remarquer que dans les romans de l’adolescent par lui-même, les figures de l’autorité des espaces familial et scolaire se trouvent presque complètement effacées. Aucun de ces romans n’est écrit de manière à mettre en valeur les personnages de parents ou de professeurs qui incarneraient l’autorité. Et de ce fait, l’absence, voire l’impossibilité, de conflits intergénérationnels se généralise dans l’univers et les relations des personnages adolescents. En effet, en marge de diverses dérives mises en scène dans les ouvrages de notre corpus, on peut observer le fait que les adolescents décrits dans ces ouvrages se trouvent en rupture – réelle ou symbolique – avec leurs parents et leurs professeurs, alors qu’ils devraient le plus souvent entretenir avec ceux-ci des relations fondamentales, les conflits « formateurs », au sens positif du terme. Les personnages de professeur ne sont presque jamais nommés dans les ouvrages de ces jeunes auteurs. Ils ne sont désignés que par le nom de leur fonction ou de leur poste : « professeur principal » (tannin), « professeur de physique » (rika no sensei), etc. Du point de vue de la narration, ce point semble non négligeable. L’absence onomastique systématique des personnages de professeur fait un contraste frappant avec l’abondante utilisation de noms ou prénoms, parfois raccourcis ou modifiés, qui servent à constituer les identités des personnages d’adolescents. Ce contraste montre, certes de manière implicite, une hiérarchisation, une rupture entre les jeunes personnages et les personnages de leurs professeurs, ainsi condamnés à jouer un rôle marginal et simplement fonctionnel. Une autre figure fondamentale de l’autorité pour l’adolescent est incarnée par les parents, mais celle-ci reste, elle aussi, secondaire. Dans Keritai senaka et l’ouvrage d’Asai Ryô, les parents des personnages principaux sont absents, ou alors très peu mentionnés dans le récit. L’héroïne de Hebi ni piasu parlera de ses parents vers la fin de l’histoire, mais elle avouera n’avoir aucun conflit avec ceux-ci malgré l’excentricité de son existence où dominent violence et pulsion de mort et qui pourrait provoquer des scandales. Dans Insutôru, les deux mères apparaissent dans le récit, et pourtant, n’interviennent que pour dire à leurs enfants que tout va bien si ceux-ci croient ainsi. Dans les deux romans de Shimamoto Rio, certes la blessure engendrée par la séparation des parents et Jap Plur 9 reprisDef.indd 454 19/12/13 22:12 « L’adolescent (japonais) par lui-même »455 par le départ du père est visible, mais on observe davantage une figure maternelle fragilisée qui, loin de jouer le rôle de protecteur, a besoin de soutien. Dans le cas de Kokureisui de Hada Keisuke, les parents ignorent totalement la réalité des relations qu’ont leurs enfants. Le seul personnage qui connaisse une situation conflictuelle avec ses parents est l’héroïne de Heisei mashinganzu, à cause de son père qui, séparé mais non divorcé de son épouse, accorde progressivement de la place à sa maîtresse dans la maison. Cependant, à la fin du récit, la jeune héroïne sera persuadée que ce n’est pas à l’égard de son père ni de la maîtresse de celui-ci qu’elle devrait éprouver du ressentiment, et se demandera surtout qui devrait être la vraie cible de la mitrailleuse que le démon lui avait confiée dans ses rêves. La frustration va ainsi au-delà des relations conflictuelles avec le père et sa maîtresse. En parlant du changement de la modalité de transmission des valeurs, le sociologue français David Le Breton (2007 : 46-51) dit que la famille moderne (occidentale) privilégie « la proximité d’un père plus copain qu’aîné » et « un réseau de relations privilégiées essentiellement égalitaires, consensuelles, contractuelles, provisoires ». Or ce n’est pas ce rapprochement entre les jeunes et leurs aînés, mais l’écart établi entre ces deux générations qui particularise l’horizon de la jeunesse japonaise décrite par ses propres mots. Conclusion L’absence de tout face à face, de tout contact conflictuel direct avec les figures de l’autorité, circonscrit le profil de l’« adolescent par lui-même » tel que nous l’avons défini. Ni la différence générationnelle ni le mouvement d’évolution ascendante ne marquent l’univers de ces jeunes personnages. On associe souvent diverses formes de la dérive des jeunes avec le sentiment d’inachèvement, d’impuissance, de frustration, ou encore la révolte contre les adultes. Cependant, ces adolescents-là ne semblent pas chercher à appeler la colère de leurs aînés. Ils disposent d’un autre espace à eux, autre que l’école et la famille, mais, paradoxalement, à l’intérieur de ces deux espaces. Cet espace propre des adolescents évolue sans aucun conflit avec les aînés ni la présence de ceux‑ci. C’est cette indifférence aux aînés, à la situation conflictuelle avec ceux-ci, qui constitue l’une des particularités fondamentales de l’auto-portrait de la jeunesse japonaise. Dans cette optique, il semble pertinent d’orienter notre réflexion vers l’idée qu’il ne s’agit pas de l’absence ou la défaillance du « modèle », mais plutôt de la volonté d’affirmation d’une identité à part Jap Plur 9 reprisDef.indd 455 19/12/13 22:12 456 Fujiwara Dan entière, qui ne doit pas être considérée comme un simple passage vers l’âge d’homme. Certes, « l’adolescent par lui-même » doit son émergence à la participation de divers dispositifs institutionnels et médiatiques, notamment le prix littéraire. Ainsi, l’apparition de cette nouvelle catégorie de la littérature japonaise contemporaine est conditionnée par la logique et la structure des dispositifs mis en œuvre par les acteurs qui sont déjà adultes. Cependant, cette frange de l’adolescence japonaise a misé sur l’écriture plutôt que de rester, comme on le note souvent, une simple consommatrice, et nous offre, par la singularité même du parcours qu’elle a choisi, un élément non négligeable qui nous invite à reconsidérer la définition même de l’« adolescence », en l’occurrence japonaise. Bibliographie Textes Asai, Ryô. Kirishima, bukatsu yamerutte yo [Il paraît que Kirishima quitte le club]. Tôkyô, Shûeisha, 2010. Hada, Keisuke. Kokureisui [Noire eau froide]. Tôkyô, Kawade shobô, 2003. K anehara , Hitomi. Hebi ni piasu [Serpents et piercings]. Tôkyô, Shûeisha, 2004. Traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Paris, Grasset, 2006 10. M inami, Natsu. Heisei mashinganzu [Mitrailleuses de Heisei]. Tôkyô, Kawade shobô, 2005. Nakayama, Saki. Henrietta [Henriette]. Tôkyô, Kawade shobô, 2006. Satô, Tomoka. Nikushoku [Carnivore]. Tôkyô, Kawade shobô, 2001. Shimamoto, Rio. Siruetto [Silhouette]. Tôkyô, Kôdansha, 2001. Shimamoto, Rio. Ritoru bai ritoru [Petit à petit]. Tôkyô, Kôdansha, 2003. Wataya, Risa. Insutôru [Install]. Tôkyô, Kawade shobô, 2001. Traduit par Patrick Honoré, Arles, Philippe Picquier, 2006. Wataya, Risa. Keritai senaka [Appel du pied]. Tôkyô, Kawade shobô, 2003. Traduit par Patrick Honoré, Arles, Philippe Picquier, 2005. Etudes : G ottlieb, Georges. Un siècle de romans japonais. Arles, Philippe Picquier, 1995. Le Breton, David. En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie. Paris, Métailié, 2007. 10Il s’agit de la traduction de la traduction anglaise : Snakes and Earrings, traduit du japonais par David James Karashima, New York, Dutton, 2005. Jap Plur 9 reprisDef.indd 456 19/12/13 22:12 Bérénice LEMAN CEJ-INALCO La double scolarité des enfants et des adolescents : double peine ou pratique propitiatoire ? Suivre des cours dans un juku (une entreprise de soutien scolaire) en supplément de l’école est une pratique ordinaire pour une majorité d’enfants ou d’adolescents japonais à une étape ou une autre de leur scolarité à tel point que l’on peut estimer que, dans certains contextes, ne pas y être allé est « hors du commun ». Loin d’être homogène, la fréquentation d’un juku est soumise à plusieurs variables et diffère selon, entre autres, l’offre éducative des régions, les parcours scolaires envisagés ou encore le budget que les familles souhaitent ou sont en mesure d’y consacrer. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la fréquentation des juku par les écoliers préparant les concours d’entrée au collège et tenterons de montrer la manière dont ils vivent cette double scolarité ainsi que les conséquences de celle-ci sur leur quotidien. Terminologie Le terme juku, aujourd’hui largement diffusé, doit être employé avec précaution car il désigne en réalité plusieurs types bien distincts d’établissements, dont les deux plus importants sont les gakushû juku (juku académiques), dans lesquels sont enseignées les matières classiques de l’école officielle, et les keiko goto no juku (juku non académiques), axés, eux, sur l’enseignement des disciplines musicales, artistiques ou sportives 1. Nous nous limiterons ici uniquement à un type académique, les juku « préparatoires aux concours d’entrée » (shingaku juku), qui préparent au passage dans un établissement situé au niveau 1Ce sont par exemple des disciplines telles que la calligraphie, le boulier, la musique, la danse, les cours de conversation en langues étrangères, le sport, etc. Jap Plur 9 reprisDef.indd 457 19/12/13 22:12 458 Bérénice Leman supérieur, et que l’on oppose traditionnellement aux hoshû juku (écoles de soutien) dont l’objectif pédagogique est plutôt d’accompagner les élèves dans leur scolarité en leur proposant une aide aux devoirs, des cours de rattrapage ou de révision, ou encore des cours de préparation aux examens de l’école. Pour des raisons pratiques, nous nous en tiendrons toutefois ici au terme juku, en gardant à l’esprit la distinction que nous venons de faire. De quelques particularités du concours d’entrée au collège Si nous avons choisi de limiter notre sujet à la fréquentation de juku en relation avec la préparation du concours d’entrée au collège, cela tient notamment à plusieurs raisons liées au caractère spécifique de ce concours, à ses enjeux, et à la nature de l’investissement qu’il exige de la part des enfants et de leurs parents. Au Japon, jusqu’à ces dernières années, et encore dans de nombreuses villes aujourd’hui, l’accès au lycée ou à l’université se faisait sur concours. Pour les collèges publics, on appliquait dans la majorité des cas un système de carte scolaire selon lequel tous les enfants d’âge scolaire obligatoire étaient – et sont encore le plus souvent – orientés automatiquement vers l’établissement public situé dans leur circonscription. Toutefois, depuis une dizaine d’années, on constate qu’un nombre grandissant d’élèves se présente au « concours d’entrée des collèges » (chûgaku juken), et cela, dans le but affiché de détourner la carte scolaire là où elle existe encore. Sous cette appellation chûgaku juken sont regroupés les concours conditionnant l’accès à trois types d’établissements : les collèges nationaux d’élite, les collèges privés et également, depuis leur mise en place en 1999, les établissements secondaires publics regroupant collège et lycée 2. Ce détournement de la carte scolaire témoigne en fait d’une défiance croissante vis-à-vis du système d’enseignement public. En outre, l’intérêt pour certains parents de faire intégrer à leur enfant un des trois types d’établissements cités précédemment, en quasi-totalité rattachés à un lycée, voire à une université, est de permettre d’éviter le concours d’entrée au lycée (et parfois même à l’université), considéré comme étant plus difficile. Or il s’agit 2Leur mise en place s’inscrit, tout comme d’autres transformations récentes du système d’éducation public, telle que la plus grande liberté laissée aux parents de choisir leur école, dans un mouvement de déréglementation progressif de la carte scolaire. Jap Plur 9 reprisDef.indd 458 19/12/13 22:12 La double scolarité des enfants et des adolescents459 d’une stratégie de contournement de la règle générale qui implique de nombreux sacrifices de la part des enfants. Ajoutons qu’étant donné l’âge des enfants lors du passage du concours (11 ans), le choix de cette stratégie relève à l’évidence, à la différence du concours du lycée ou encore de celui de l’université, plus des parents que des enfants eux-mêmes. Une autre particularité de ce concours réside par ailleurs dans le fait que celui-ci ne concerne qu’une minorité d’enfants d’une même classe d’âge, tandis que le concours du lycée touche pratiquement tous les collégiens de 3e année scolarisés dans le public. De surcroît, il est surtout prisé dans les grandes agglomérations, notamment Tôkyô, où un enfant sur trois est en effet concerné 3. Le juku dans le concours d’entrée au collège : quelle place ? Ce qui différencie le concours d’entrée au collège des autres concours, c’est que sa préparation requiert presque systématiquement la fréquentation d’un juku. Quelques chiffres, tout d’abord, afin d’illustrer nos propos : selon une enquête menée en février 2010 par la revue hebdo madaire économique Tôyô Keizai 4 auprès de 477 parents dont les enfants étaient candidats aux concours des collèges des régions métropolitaines de Tôkyô et d’Ôsaka, 81,3 % de ceux-ci ont fréquenté cette année-là un juku. En outre, 22,9 % ont pris des cours par correspondance, et 5,9 % avec un professeur particulier, ces pratiques étant parfois conjointes. On constate que seuls 7,1 % des écoliers ont affirmé n’avoir eu recours à aucune aide supplémentaire en dehors de l’école. Un tiers des écoliers déclare par ailleurs avoir commencé à fréquenter un juku avant l’entrée en 4e année d’école primaire (la plupart en fin de 3e année, ce qui correspond à l’année du CE2 en France 5). Un autre tiers a commencé durant la 4e année (CM1) et le dernier tiers durant la 5e (CM2) ou la 6e année. Les inscriptions ont souvent lieu au même moment que la rentrée scolaire, soit en avril ou dans les mois la précédant. Une fois 3 « Chûgaku juken, saita 13800 nin [Les examens d’entrée au collège, record de 13 800 élèves] », Asahi shinbun, 21 février 2009. 4 « Juken junbi wa itsu kara ? Juku wa dô eranda ? [Quand ont-ils commencé la préparation du concours d’entrée au collège ? Comment ont-ils choisi leur juku ?] », Tôyô Keizai, 6 mars 2010, p. 37-40. 5Rappelons que l’école primaire dure 6 ans au Japon ; le collège et le lycée, 3 ans chacun. Jap Plur 9 reprisDef.indd 459 19/12/13 22:12 460 Bérénice Leman inscrits dans un juku, les écoliers suivent généralement de manière assidue les cours jusqu’à la période des concours, qui ont lieu à la fin du mois de janvier ou au début février de l’année suivante. Le recours à cette pratique s’étale ainsi sur plusieurs années et entre dans « l’ordinaire de la scolarité » d’une majorité d’enfants (Glasman 2004 : 66). Quant à la fréquence de la prise de cours, elle est assez variable mais a tendance à être plus intense à l’approche des concours 6. Selon l’enquête du Tôyô keizai, au mois de septembre 2009, environ 70 % des écoliers en 6e année s’y rendaient entre 3 et 5 fois par semaine. Nous sommes pour notre part en train de mener une étude de terrain pour tenter de préciser ces chiffres et définir plus finement les profils des écoliers fréquentant ces juku. Impact sur la vie quotidienne des enfants Quelles sont les implications de la préparation du concours d’entrée au collège sur la vie quotidienne des enfants ? D’après une enquête nationale menée en 2008 par le Centre de recherche en éducation Benesse (Kinfû 2008) sur un échantillon d’élèves allant de la 5e année de l’école primaire à la 2e année de lycée 7, le choix de passer un concours d’entrée au collège a une influence non négligeable sur la gestion du temps après la classe des écoliers en 5e et 6e année. Ainsi le temps de travail scolaire quotidien, hors école, des écoliers préparant le concours s’élève à environ 2 h 45 tandis qu’il ne représente qu’une heure chez ceux qui ne le préparent pas. Ce temps est aussi, d’une manière assez surprenante, presque équivalent à celui nécessaire aux collégiens de 3e année (environ 3 h) pour préparer le concours d’entrée au lycée. Il est en outre supérieur au temps de travail des lycéens candidats aux universités de niveau élevé 8, qui est de 2 h 30. 6 Précisons par ailleurs qu’afin de maximiser leurs chances de réussite, les enfants se présentent à plusieurs établissements, en moyenne 5 pour les enfants de la région métropolitaine de Tôkyô en 2008. 7 Au total 8 017 élèves ont répondu au questionnaire. 8 Précisons que l’enquête porte sur les 3 groupes d’élèves suivants : les écoliers de 5e et 6e années, les collégiens de 1re, 2e et 3e années, et les lycéens de 2e année. Ces groupes sont eux-mêmes divisés en plusieurs sous-catégories : pour les écoliers, ceux qui préparent les concours d’entrée et ceux qui n’envisagent pas de s’y présenter ; pour les collégiens, ceux de 1re et 2e années d’une part et ceux de 3e année ; pour les lycéens, ceux qui n’envisagent pas de passer un concours (dans une université de cycle court ou long), et, parmi ceux qui souhaitent passer Jap Plur 9 reprisDef.indd 460 19/12/13 22:12 La double scolarité des enfants et des adolescents461 Sur quelles autres activités ce temps est-il pris ? Il l’est en fait sur celui du sommeil (30 minutes de moins que les autres enfants, soit 8 h 10 contre 8 h 40) et des loisirs, c’est-à-dire les jeux, la télévision et les autres activités culturelles, artistiques et sportives. Le temps passé par ces écoliers à étudier est, par ailleurs, réparti comme suit, en moyenne : 1 h 20 de travail à la maison, dont 30 minutes dédiées aux devoirs pour l’école et 50 minutes pour ceux du juku, et 1 h 25 de cours passés au juku. Deux éléments significatifs apparaissent dans cette étude. Premièrement, ces écoliers consacrent un peu moins de temps aux devoirs pour l’école (environ 5 minutes en moins) que ceux qui ne préparent pas le concours et, deuxièmement, le temps des devoirs pour l’école est relégué au second plan en terme de durée, loin derrière le travail passé au et pour le juku. Quant aux autres écoliers, ceux qui ne préparent pas les concours, la fréquentation d’un juku et les devoirs qui s’y rapportent possèdent une place secondaire ; c’est en effet le temps passé sur les devoirs pour l’école qui reste dominant. Ce régime induit donc nécessairement un réaménagement du temps après l’école. On note ainsi des différences notables entre les deux groupes d’écoliers. Tout d’abord, les écoliers envisageant de se présenter aux concours finissent leur travail vespero- nocturne plus tard. De plus, le temps qu’ils emploient à chaque type de travail extra-scolaire tend à être hiérarchisé dans l’ordre chronologique et les « espaces » suivants : les écoliers font dans un premier temps leurs devoirs pour l’école à la maison avant de se rendre au juku. Après le cours, ils préparent les devoirs pour le juku à la maison (le plus fréquemment entre 20 h et 22 h 30). Quant aux écoliers qui ne préparent pas le concours, leur temps de travail après l’école (au juku et à la maison) se concentre généralement à l’intérieur d’une plage horaire allant de 16 h à 19 h et ils finissent pour la plupart leur travail avant le dîner. Concernant la hiérarchisation des activités à l’intérieur de l’ensemble des activités extra-scolaires des écoliers, une autre étude de Benesse (Benesse 2007) nous apprend que les activités sportives, culturelles et artistiques sont progressivement abandonnées au profit des activités éducatives 9 au cours de la scolarité à l’école primaire. On assiste ainsi à un renversement à partir de la 4e année un concours, 3 catégories en fonction du niveau de l’université visée (soit : médiocre, moyen ou élevé). 9Etude faite sur un échantillon de 7 282 parents d’écoliers et de collégiens (de la 3e année d’école primaire à la 3e année de collège) habitant la région métropolitaine de Tôkyô. Jap Plur 9 reprisDef.indd 461 19/12/13 22:12 462 Bérénice Leman qui voit devenir prédominantes les activités de soutien scolaire privées (cours dans un juku, cours par correspondance ou encore avec un professeur particulier) sur les activités sportives, culturelles et artistiques. Des « sacrifices » ? Comment cette « réorganisation » de la vie après l’école autour du travail scolaire et la renonciation à diverses activités de loisirs sont-elles perçues par les écoliers ? Les efforts et les sacrifices induits par la préparation des concours sont-ils vécus comme tels ? D’après les résultats de l’enquête citée plus haut (Kinfû 2008), les écoliers préparant les concours sont plus nombreux à se sentir « occupés », fatigués et irritables que les autres. Quand on les interroge sur la manière dont ils voudraient passer leur temps, ils disent qu’ils souhaiteraient en avoir plus à consacrer à leurs amis (62 %) et à jouer ou faire du sport à l’extérieur (en dehors du cadre d’un club ou autre institution 56 %). Le temps consacré au travail scolaire est donc perçu comme une privation du temps de jeu « libre » passé avec les camarades, hors du contrôle des adultes. S’ils ne se disent pas pour autant « malheureux », ils se déclarent toutefois un peu moins heureux de leur vie quotidienne que leurs camarades qui ne préparent pas de concours (85,2 % contre 90,7 %). Ce qui signifie peut-être que le fait de passer un concours, au-delà des enjeux positifs sur la réussite scolaire, constitue également une source de stress dont les répercussions se reflètent négativement sur la perception que les enfants ont de leur vie quotidienne. Même si les écoliers futurs candidats aux concours consentent mieux à « sacrifier » le moment présent en vue d’un futur meilleur (57,7 % contre 37,3 % des autres écoliers), ce consentement s’accompagne toutefois pour certains d’une plus ou moins grande frustration, qui semble liée au fait qu’ils n’ont pas eux-mêmes décidé de passer ces concours et le font à contrecœur, pour faire plaisir à leurs parents et/ou ne comprennent pas la signification et la nature des enjeux d’un tel sacrifice. C’est là un point important car le degré d’implication de l’enfant dans le choix de passer ou non le concours est un facteur déterminant sur le plan de la réussite. En effet, d’après une autre enquête (Fukaya 1991) sur les concours d’entrée au collège 10, les admis au concours se distinguent par le fait qu’ils ont manifesté une grande volonté de passer le concours, tandis que ceux qui 10Enquête menée auprès de 1 517 écoliers en 6e année et scolarisés à Tôkyô. Jap Plur 9 reprisDef.indd 462 19/12/13 22:12 La double scolarité des enfants et des adolescents463 échouent ont souvent été poussés par leurs parents. L’identité de l’initiateur de cette stratégie scolaire joue ainsi un poids déterminant sur l’issue du concours. Quels bénéfices ? Si la préparation aux concours induit de nombreux sacrifices, elle a néanmoins certains aspects bénéfiques. En effet, on constate que les candidats, et en particulier, comme l’on peut s’en douter, les futurs admis, en ont tiré des gains relationnels, personnels et éducatifs notables. Ceux-ci sont significativement plus nombreux à déclarer que l’expérience leur a permis, tout en accroissant leur nombre d’amis en dehors de l’école, de devenir plus endurants, d’acquérir plus de connaissances et de développer leur goût pour les études. Cet entrain témoigne d’un plus fort degré d’implication non seulement en termes d’efforts et de travail de la part de ces derniers dans la préparation des concours mais également en termes d’investissement dans les relations humaines avec les camarades du juku. On peut ainsi comprendre que c’est au niveau du degré d’implication que se joue ensuite la réussite au concours, ce qui rejoint la question de l’initiateur « de la stratégie scolaire » évoquée plus haut. On constate par ailleurs que le fait d’avoir passé un concours d’entrée au collège est évalué rétrospectivement de façon plutôt positive de la part des candidats, avec, de façon prévisible, plus d’enthousiasme de la part des reçus. Quant à la scolarité dans un juku, elle est également appréhendée favorablement par les écoliers. Il semble d’ailleurs nécessaire de développer ce point afin d’essayer de comprendre ce que cette pratique signifie aux yeux des enfants au-delà de son « rôle scolaire ». C’est, là encore, un des objectifs de notre étude en cours. Eléments de conclusion Ces quelques données montrent, au rebours des préjugés, que la préparation du concours d’entrée au collège et la double scolarité qu’elle implique sont appréhendées plutôt positivement par les écoliers même si le temps de travail quotidien « en plus » de l’école s’en trouve considérablement alourdi et prend place au détriment d’activités libres de jeux au contact d’autres enfants. Ces sacrifices sont ainsi contrebalancés par les bénéfices que tirent les élèves de leur expérience au juku. En effet, outre les Jap Plur 9 reprisDef.indd 463 19/12/13 22:12 464 Bérénice Leman résultats éducatifs qui en sont attendus, la fréquentation d’un juku est aussi l’opportunité pour de nombreux enfants de développer un réseau d’amis en dehors de l’école dont le regroupement est motivé par le partage d’un objectif commun. L’absence de données disponibles sur le sujet nous oblige à laisser quelques questions en suspens, auxquelles notre étude de terrain actuelle tentera d’apporter de nouveaux éléments de réponse. Bibliographie Asahi shinbun. « Chûgaku juken, saita 13800 nin [Les examens d’entrée au collège, record de 13 800 élèves] ». Asahi shinbun, 21 février 2009. Benesse. Daisankai kosodate seikatsu kihon chôsa [Troisième enquête fondamentale sur l’éducation parentale et la vie des enfants]. Tôkyô, Benesse kyôiku kenkyûjo, 2007. Fukaya, Masashi. « Chûgaku juken [Les concours d’entrée au collège] ». Monogurafu shôgakusei nau, vol. 11-8, 1991, p. 1-50. Glasman, Dominique. Le travail des élèves pour l’école en dehors de l’école. Paris, Haut Conseil de l’évaluation de l’école, 2004. K infû, Shô. « Juken ga kodomo no seikatsu ni ataeru eikyô wo kangaeru [Réfléchir à l’influence portée par les concours sur la vie des enfants] ». Hôkago no seikatsu jikan chôsa [Enquête sur la répartition du temps après l’école]. Tôkyô, Benesse kyôiku kenkyûjo, 2008, p. 71-86. Tôyô K eizai. « Juken junbi wa itsu kara ? Juku wa dô eranda ? [Quand ontils commencé la préparation du concours d’entrée au collège ? Comment ont-ils choisi leur juku ?] ». Tôyô Keizai, 3 juin 2010, p. 37-40. Jap Plur 9 reprisDef.indd 464 19/12/13 22:12 Crises et réformes au Japon Jap Plur 9 reprisDef.indd 465 19/12/13 22:12 Jap Plur 9 reprisDef.indd 466 19/12/13 22:12 Bernard THOMANN CEJ-INALCO La rÉforme sociale japonaise des annÉes 1920 et 1930 face à l’Organisation internationale du travail : une question nationale, des enjeux internationaux L’histoire de la politique sociale a pu être très légitimement envisagée dans le cadre de la problématique du développement de l’Etat nation. Condition de la reproduction de la population, du développement industriel et de la pérennité du système politique, la politique sociale a en effet eu pour fonction d’assurer puissance, indépendance et stabilité à la nation. Cependant, l’historiographie japonaise a eu quelque peu tendance à s’enfermer dans cette perspective trop purement nationale. L’historiographie marxiste en particulier, qui a très largement imprimé de sa marque l’histoire sociale japonaise, a diffusé une interprétation de la réforme sociale, dans le Japon avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, dominée par une tendance téléologique assez marquée. Un « fascisme impérial » se serait imposé au Japon à partir du début des années 1930 mais serait l’aboutissement d’un processus qui prendrait racine dans le système impérial de l’ère Meiji et le capital monopolistique d’Etat qui le soutient. Les années 1920, parce qu’elles sont déjà le lieu d’une persécution du mouvement social d’inspiration communiste naissant, sont interprétées comme une période préparatoire à la mise au pas complète de la société civile dès le début des années 1930, dans le cadre d’une « guerre de quinze ans ». Le mouvement social réformiste qui s’affirme à cette époque, et qui bénéficie d’une certaine tolérance des autorités, n’aurait été alors qu’un simple instrument de destruction du mouvement ouvrier de lutte des classes. Pourtant, une approche s’interrogeant d’avantage sur la place qu’a pu occuper le Japon dans la circulation internationale des idées, des constructions savantes et juridiques consacrées à la réforme sociale permet de porter un regard un peu différent sur ce qu’a été le sens des politiques sociales qui se développées en Jap Plur 9 reprisDef.indd 467 19/12/13 22:12 468 Bernard Thomann réponse aux crises économiques et sociales qui se sont succédé dans les années 1920 et 1930. Prendre la mesure de l’intégration des réformistes sociaux japonais aux réseaux de circulation internationale des idées de réforme sociale permet de s’affranchir des analyses téléologiques et d’enrichir la palette de la compréhension des stratégies suivant lesquelles les acteurs de cette époque ont pu agir sur la société pour la changer. L’analyse des relations du Japon avec l’Organisation internationale du travail constitue un angle d’attaque particulièrement intéressant, cette question n’ayant pratiquement pas été traitée 1. L’Organisation internationale du travail : une marque d’attachement du Japon au système de libre échange Le traité de Versailles de 1919 liait la recherche de la « justice sociale » à la garantie de la « paix entre les nations ». Branche sociale de la Société des Nations, l’Organisation internationale du travail, fondée sur un système tripartite de représentation des ouvriers, des patrons et du gouvernement, devait incarner cet idéal et assurer le développement d’une législation sociale internationale (Cayet 2009 : 39). Mais il s’agissait aussi, en essayant d’égaliser les conditions de travail parmi les pays membres, de garantir une concurrence commerciale équitable et d’assurer ainsi la pérennité du système de libre échange en éloignant les tentations protectionnistes. Le Japon, qui ne faisait partie d’aucun des traités bilatéraux ou multilatéraux qui avaient précédé la création de l’OIT, va pourtant en être un membre très actif. Malgré des réticences initiales, le gouvernement comprit vite que la participation du Japon à la SDN et à l’OIT lui donnait pour la première fois de son histoire une place au sein des puissances de premier rang et lui permettait de défendre son point de vue et sa place dans un système de libre échange qui profitait à une industrie nationale de plus en plus tournée, depuis la Première Guerre mondiale, vers l’exportation. Cette position éminente était traduite par une place de membre permanent au conseil d’administration, réservée aux huit Etats les plus industriels du monde. Le Japon sera également tout de suite membre du Comité international d’organisation de la première session de la Conférence du travail à Washington en 1919, composé de sept personnes désignées respectivement par les gouvernements 1Les archives du Bureau International du Travail – la branche exécutive de l’OIT – concernant le Japon d’avant guerre n’ont, à notre grande surprise, jamais été réellement exploitées. Jap Plur 9 reprisDef.indd 468 19/12/13 22:12 Réforme sociale japonaise et Organisation internationale du travail469 des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie, du Japon, de la Belgique et de la Suisse. Si la mise aux normes fixées par l’OIT, c’est-à-dire la ratification des conventions adoptées lors des conférences internationales du travail annuelles, était facultative, le Japon dut en revanche donner un certain nombre de gages de bonne volonté. L’importance que donna le gouvernement japonais à son adhésion est par exemple visible dans le fait que, lors de la conférence internationale de Genève en 1920, le Japon envoya une délégation de soixante personnes, soit la plus importante malgré l’éloignement géographique. Il ne manqua par ailleurs aucune conférence jusqu’à ce qu’il quitte l’organisation en 1938. Le Japon fut aussi le premier pays à avoir nommé une délégation permanente du gouvernement auprès de l’OIT (Kokusai rôdô kikan teikoku jimusho) en 1920. Le bureau de Tôkyô du Bureau international du travail, créé en 1924, fut, en retour, le deuxième le plus doté financièrement, après celui de Berlin et devant Londres, Paris, Rome ou Washington. Si le Japon ne fut pas la plus exemplaire des nations dans la ratification des conventions, il en signa néanmoins un nombre non négligeable, surtout si l’on prend en compte qu’il partait de beaucoup plus loin que les pays européens du point de vue du niveau de sa législation sociale. En décembre 1928, lors d’une conférence à Tôkyô effectuée au cours de sa visite d’un mois, Albert Thomas, le directeur du Bureau international du travail, constatait que sur 332 ratifications obtenues des différents pays « Eh bien, le Japon est à tout prendre dans un état qui n’est pas déshonorant » (BIT Cat 1/29/12/1). Sur vingt-cinq conventions, le Japon en avait ratifié neuf, alors que seulement 27 % des 1 798 ratifications possibles (pour 25 conventions et leurs révisions) avaient été réalisées et que vingt-deux des cinquante-huit Etats membres n’avaient ratifié aucune convention. Pour comparaison, l’Allemagne n’avait, comme le Japon, ratifié que neuf conventions, la Hollande onze, la France et l’Italie douze, et la Grande-Bretagne treize (BIT Cat 1/29/12/1). Un nombre non négligeable de lois et d’ordonnances adoptées au Japon pendant les années où il était membre de l’OIT furent le résultat direct de ratification de conventions, telles que la Loi sur le placement des travailleurs, promulguée en 1921 et qui répondait à la Convention sur le chômage de 1919, ou bien la Loi sur l’âge minimum des travailleurs industriels, promulguée en 1923 et qui correspondait à la Convention sur l’âge minimum des travailleurs industriels de 1919. L’influence de l’OIT sur la politique sociale du Japon ne peut néanmoins pas se mesurer à l’aune des ratifications : elle fut souvent indirecte. La création du Bureau des affaires sociales du Jap Plur 9 reprisDef.indd 469 19/12/13 22:12 470 Bernard Thomann ministère de l’Intérieur (Naimushô shakai kyoku), qui eut lieu en 1922 pour traiter les effets de la crise économique qui suivit la fin de la Première Guerre mondiale, peut être aussi interprétée comme le résultat de l’adhésion du pays à l’OIT. Ce bureau avait en charge les relations avec le BIT, et les hauts fonctionnaires qui y exercèrent furent très souvent les représentants du gouvernement lors des conférences internationales du travail annuelles. Certaines évolutions législatives furent indirectement influencées par le travail de l’OIT, comme la révision de 1923 de la Loi sur les usines, qui peut être considérée comme une réponse à la Convention sur les heures de travail dans l’industrie et la Convention sur le travail de nuit des femmes et des enfants de 1919. Les tentatives du Bureau social de promulguer une loi sur les syndicats au cours des années 1920 furent sans aucun doute en grande partie inspirées par l’obligation que le Japon avait d’envoyer un représentant des travailleurs aux conférences internationales du travail. Le tripartisme, qui n’avait aucun ancrage dans le Japon de cette époque, s’imposait du simple fait de son adhésion. L’OIT et les milieux de la réforme sociale au Japon L’Organisation internationale du travail fut généralement considérée par l’aile gauche du syndicalisme, et partant, par les historiens marxistes, comme un simple instrument, téléguidé par les industriels et les gouvernements des pays capitalistes, et destiné à contrer l’idéologie de la lutte des classes. Un tract, distribué par la Fédération du bureau de Tôkyô du Parti des masses prolétaires (Musan taishûtô Tôkyôbu rengôkai), lors du voyage d’Albert Thomas au Japon en 1928, reflète bien l’hostilité que le syndicalisme révolutionnaire pouvait entretenir à l’égard de l’Organisation, vue comme le symbole d’un réformisme social à la solde du capitalisme (BIT, Cat 1/29/11/2) : Renvoyons Albert Thomas, le traître, le serviteur des capitalistes… Qui est Albert Thomas ? C’est le directeur du Bureau international du travail, payé plusieurs dizaines de milliers de yens par an, employé par une coalition internationale de puissances impérialistes… Il était auparavant socialiste, mais il est devenu ministre pendant la Première Guerre mondiale, s’est mis au service d’une guerre qui fut conduite dans l’intérêt des capitalistes et a servi avec succès à y enrôler les travailleurs. C’est comme récompense qu’il a été nommé directeur du BIT… Il prétend être venu observer la situation des travailleurs au Japon, mais il s’agit là d’un mensonge. Jap Plur 9 reprisDef.indd 470 19/12/13 22:12 Réforme sociale japonaise et Organisation internationale du travail471 Il passe son temps à courir les organisations de capitalistes. Et celui qui passe son temps à faire du tourisme à Kyôto ou Nara peut-il comprendre la souffrance des travailleurs ? En réalité son véritable objectif est de mettre sur pied en Orient aussi une fédération internationale de syndicats obéissant aux capitalistes… Pourtant, un regard attentif permet de voir que ceux que ce tract appelle les « syndicats de droite » – et la Confédération des syndicats du Japon (Sôdômei) en particulier, qui devint l’incarnation du syndicalisme réformiste après la scission de 1925 avec son aile gauche – ont très largement utilisé les relations qu’ils développèrent avec l’OIT pour pousser le gouvernement japonais à adopter une législation protégeant mieux les syndicats et les travailleurs. Le premier à comprendre l’opportunité que représentait, pour les syndicats, l’accession de la question du travail au statut d’enjeu international fut Suzuki Bunji, président alors de la Société fraternelle (Yûaikai), l’ancêtre de la Sôdômei. En janvier 1919, dans un article intitulé « La question du travail et les relations internationales » publié dans l’organe du syndicat, il estimait (Suzuki 1919 : 2) : la tâche de résoudre la question du travail ne relève pas seulement d’un enjeu domestique. L’état de sous-développement des conditions de travail au Japon pourrait en effet empêcher notre pays de faire entendre sa voix au sein du concert des nations. Malgré le refus du gouvernement de choisir un représentant du travail parmi les dirigeants syndicaux jusqu’en 1924, la Yûaikai, puis la Sôdômei, tirèrent profit de l’action de l’OIT. Par exemple, l’inscription de la question des huit heures à l’ordre du jour de la Conférence internationale du travail, à Washington, amena la Yûaikai à porter cette même question sur la liste des revendications qu’elle adopta à son congrès annuel de 1919 (Hanami 1963 : 64-69). Suzuki Bunji, qui fut régulièrement délégué du travail à partir de 1924, développa des relations étroites avec Albert Thomas qui le considéra comme un relais important du progrès social au Japon. Ces syndicats furent en fait les éléments d’une nébuleuse réformiste qui s’étendit au-delà du mouvement ouvrier et qui, de par les liens étroits qu’elle entretint avec l’OIT, fut un vecteur important de la pénétration des idées sociales démocrates au Japon. L’Association internationale du travail (Kokusai rôdô kyôkai) fut ainsi fondée en 1925 dans le but de favoriser l’œuvre de l’OIT, et notamment de promouvoir la ratification et la mise Jap Plur 9 reprisDef.indd 471 19/12/13 22:12 472 Bernard Thomann en vigueur des conventions internationales du travail, ainsi que d’étudier tout autre problème de l’industrie et du travail. Elle fut un des lieux privilégiés de rencontre des membres de l’élite dirigeante japonaise préoccupés par les problèmes sociaux en contact direct avec les réseaux internationaux de la réforme sociale. Cette association bénéficia ainsi de la coopération des délégués du gouvernement, des patrons et des ouvriers, de même que celle des conseillers techniques qui avaient participé aux différentes sessions de la conférence internationale du travail. Cette nébuleuse devint le principal vecteur de la circulation des constructions non seulement juridiques mais aussi savantes qui influencèrent la réforme sociale. Elle fut centrale dans la naissance d’une nouvelle catégorie d’experts qui imposèrent une vision de plus en plus technique de la réforme sociale, par le biais du développement des enquêtes sociales, de l’hygiène sociale, de l’économie, ou des sciences du travail, telle que la physiologie du travail. Certains des principaux centres de recherche touchant à ces questions dans cette période furent ainsi liés à l’OIT. Par exemple, le Centre de recherche sur les sciences du travail (Rôdô kagaku kenkyûjo), dirigé par Teruoka Gitô, fut en contact étroit avec l’OIT. Ce dernier ainsi que d’autres membres du centre participèrent à des conférences internationales consacrées aux questions de santé au travail, telles que la Conférence internationale sur les accidents et les maladies industrielles, qui se tint à Genève en 1931. Teruoka y fit une présentation sur le travail des plongeuses pêcheuses de perles (ama) et des ouvrières du textile (Rôdô kagaku kenkyû 1936 : 948). On peut en dire autant de la Société pour la coopération (Kyôchôkai), créée par le ministère de l’Intérieur et la frange la plus progressiste des industriels pour réfléchir aux évolutions nécessaires de la politique sociale. L’Institut de recherche sur la productivité de la Kyôchôkai (Sangyô nôritsu kenkyûjo), dirigé par Ueno Yôichi, fut par exemple en contact régulier avec l’Institut international d’organisation scientifique du travail, qui était lié à l’OIT et était animé de la même idée de la productivité comme instrument privilégié pour élever le niveau de vie des ouvriers et les détourner de la lutte des classes (Ueno 1927). La résistance du réformisme social internationaliste et partisan du libre échange jusqu’en 1937 Au début des années 1930, le choc de la crise de 1929 avait convaincu les réformateurs sociaux japonais de la nécessité d’un changement de cap dans la politique sociale. Le gouvernement Jap Plur 9 reprisDef.indd 472 19/12/13 22:12 Réforme sociale japonaise et Organisation internationale du travail473 passa progressivement d’une politique sociale visant à légitimer la place du Japon dans le système de libre échange à une politique sociale qui, prenant acte de la formation des blocs économiques, œuvrait avant tout à la mobilisation des ressources humaines pour l’effort de guerre. Cependant, ce virage se produisit plus tard que ne le laisse supposer l’expression de « guerre de quinze ans », utilisée par de nombreux historiens et qui implique une implication totale du pays dans la logique de guerre dès les lendemains de l’incident de la Mandchourie. Yomoda Masafumi (2006) a ainsi montré que le Japon de la première partie des années 1930 dépendait assez largement d’accords commerciaux multilatéraux alors que des barrières tarifaires de plus en plus nombreuses se dressaient devant les importations japonaises. Face à cette situation, le gouvernement japonais aurait ainsi constamment défendu le libre échange et tenté de négocier avec ses partenaires commerciaux pour éliminer les restrictions qui pesaient sur ses exportations. Un examen des archives du BIT accrédite une telle thèse. Le gouvernement japonais resta attaché, jusqu’en 1938, à l’adhésion du pays à l’OIT et sut résister à la pression des ultranationalistes, même après avoir quitté la SDN, organisation avec laquelle il continua d’ailleurs à collaborer par le biais de sa participation à certaines de ses commissions techniques. Le gouvernement fut soutenu dans sa démarche non seulement par la nébuleuse réformatrice évoquée ci-dessus, mais également par une partie plus large du patronat, qui opéra là un retournement spectaculaire vis-à-vis du discours majoritairement hostile qu’il avait tenu jusqu’alors. Ainsi, peu après le retrait du Japon de la SDN, le Groupe de réflexion sur la gestion du travail industriel (Kôgyô rômu kondankai), dédié à l’étude des problèmes sociaux et à la législation sociale et qui rassemblait onze des plus grandes compagnes minières, employant plus de 80 % des travailleurs de l’industrie, édita une brochure de vingt-deux pages titrée Pour ou contre le retrait de l’OIT du point de vue du futur industriel de l’Empire japonais. Celle-ci montrait que, juridiquement, le retrait de la SDN n’impliquait pas automatiquement le retrait de l’OIT et que le Japon n’avait pas d’intérêt particulier à quitter l’organisation. Répondant aux partisans du retrait qui accusaient l’esprit guidant l’OIT d’être celui de la seconde internationale et ainsi incompatible avec la nature de l’Etat Japonais, le rapport estimait que ce qui primait à l’OIT, de par son fonctionnement, ce n’était pas un vrai internationalisme, mais un compromis entre les nations. Alors que le boycott de produits japonais se répandait à travers le monde, un retrait de l’OIT ne ferait qu’aggraver la situation (BIT, XH 7/ 35/1). Jap Plur 9 reprisDef.indd 473 19/12/13 22:12 474 Bernard Thomann L’une des principales raisons qui allait perpétuer l’importance que donnait le Japon à l’OIT fut que l’organisation, tout à son souci de garder le Japon en son sein, se révéla être le meilleur de ses avocats contre les accusations de dumping social qui allaient être lancées par la Grande-Bretagne en particulier. Pour vérifier ces accusations et apaiser les tensions au sein de l’OIT, le BIT envoya une mission conduite par son sous-directeur, Fernand Maurette, qui visita des usines japonaises et rencontra des dirigeants syndicaux, patronaux et gouvernementaux du 3 au 21 avril 1934. Le rapport, rédigé à son retour, concluait qu’il n’y avait pas de dumping social de la part du Japon et que sa compétitivité était essentiellement due à la dévaluation du yen qui avait suivi la sortie de l’étalon or, ainsi qu’à la modernisation de son industrie (Maurette 1934). Ce rapport eut un impact considérable au Japon. Un courrier datant du 11 novembre 1934 d’Ayusawa Iwao, directeur du Bureau de Tôkyô du BIT, à destination de Fernand Maurette, signalait que la Confédération nationale des associations industrielles avait commandé mille exemplaires du rapport traduit en japonais. Il déclarait même (BIT g 900/46/23/2) : L’objectivité de la description, l’attitude sympathique de l’analyse, la précision du jugement et même le tact dont la conclusion de ce rapport a fait preuve, tout cela a été apprécié ici dans leur pleine valeur… le danger, si cela a existé, que le Japon se sépare de l’OIT par méfiance a diminué grâce à ce rapport. Il fallut attendre le 21 octobre 1938 pour que la décision du retrait de l’OIT fut prise par le gouvernement japonais, après que la SDN eut décidé de condamner la politique d’agression du Japon en Chine et appelé ses membres à des sanctions économiques à son encontre. On peut ainsi dire que, s’il est vrai que les modèles sociaux totalitaires représentés par l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste ou même l’Union soviétique avec la planification, avaient pris progressivement de l’importance tout au long des années 1930, c’est seulement dans le dernier tiers de la décennie que le pays bascule plus complètement dans une politique sociale marquée par les impératifs de mobilisation générale nationale. Mais, là non plus, il ne faudrait pas exagérer l’originalité du parcours japonais par rapport aux démocraties occidentales. C’est l’ensemble du système de libre échange qui s’est désintégré, et l’ensemble des nations qui basculent vers des politiques socio-économiques plus dirigistes et éloignées de l’esprit de la réforme sociale tel qu’il avait été défendu par le Bureau international du travail. Jap Plur 9 reprisDef.indd 474 19/12/13 22:12 Réforme sociale japonaise et Organisation internationale du travail475 Bibliographie Archives du BIT : Cat 1/29/12/1, Cat 1/29/11/2, XH 7/ 35/1, g 900/46/23/2. Cayet, Thomas. « Travailler à la marge : le Bureau international du travail et l’organisation scientifique du travail (1923-1933) ». Le mouvement social, n o 228, 2009. Hanami, Tadashi. ILO to Nihon no danketsuken [L’OIT et la liberté d’association au Japon]. Tôkyô, Daiyamondo sha, 1963. M aurette , Fernand. Aspects sociaux du développement industriel au Japon. Etudes et Documents, Série B (Conditions économiques), n o 21, Genève, BIT, 1934. Rôdô kagaku kenkyû [Recherches en sciences du travail], n o 13-5, 1936. 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Cette dimension solennelle des droits de l’Homme fut par ailleurs confortée par différents textes internationaux tels que la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948) ou encore les deux pactes internationaux des Nations Unies (1966), ces derniers ayant été ratifiés par le Japon en 1979 1. L’égalisation des droits s’était d’ailleurs déjà exprimée sur le plan de la législation interne, puisque le droit de vote avait été reconnu aux femmes avant même la promulgation de la Constitution, en vertu de la loi électorale de la chambre des représentants modifiée le 17 décembre 1945, et reprise ultérieurement dans le code électoral en avril 1950. L’introduction de l’égalité et de la liberté des femmes semble par ailleurs parfaitement coïncider avec la préoccupation antinataliste du Japon d’après-guerre, le but étant de réduire la population afin de mieux subvenir aux besoins de reconstruction sociale et économique. La réforme de la loi eugénique de 1940 (Kokumin yûseihô) en une loi de protection eugénique (Yûsei hogohô) en 1948, accompagnée d’une plus grande souplesse quant au recours à l’avortement, reflète ce souci de mener une politique de planification familiale tout en recevant l’appui des courants féministes, sans pour autant faire abstraction de cette préoccupation eugénique. 1Il s’agit du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. L’article 3 du premier pacte énonce le principe d’égalité des sexes. Jap Plur 9 reprisDef.indd 477 19/12/13 22:12 478 Isabelle Konuma Le fondement de ces différents changements se trouve incontestablement dans la reconnaissance aux femmes d’un statut « similaire » à celui des hommes 2. Dès les premières années, il est ainsi possible de voir un rapprochement non négligeable du principe d’égalité avec la politique démographique. Le Japon connut en effet alors une forte baisse de l’indice de fécondité, notamment entre 1949 et 1956, à laquelle a succédé une seconde diminution qui se poursuivit progressivement et longuement jusqu’en 2005, et aboutit à l’indice le plus bas connu dans le Japon d’après-guerre, soit 1,29. Si depuis l’indice augmente sensiblement (affichant 1,37 en 2009), cela ne permet toutefois nullement de renverser cette tendance désignée par l’expression « shôshika » (littéralement : « diminution du nombre d’enfants »), qui frappe de plein fouet la société japonaise 3. Il est intéressant de rapprocher de ces deux périodes de baisse importante l’évolution qu’a connue le droit japonais en matière d’égalité (II), laquelle demande avant tout à être définie (I). Comme l’a dit le philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997), « [l]’égalité n’est pas une réponse, c’est une nouvelle manière 2Cette expression figure également dans la Constitution, article 24, où il est question non d’une « égalité » (byôdô) mais d’une attribution de « droits similaires » (dôtô no kenri) à ceux de l’homme au sein de la famille (Konuma 2010). 3La délimitation du shôshika varie selon les auteurs. Nous suivons ici Ôbuchi & Takahashi (2004 : 1), qui le définissent de façon très large comme étant un état marqué par un indice de fécondité inférieur à l’indice de renouvellement de la population. Jap Plur 9 reprisDef.indd 478 19/12/13 22:12 L’égalité des sexes dans une perspective démographique479 de poser les questions ». La présente contribution aura pour but d’analyser et de mettre en parallèle l’évolution de la législation égalitariste avec la politique démographique menée au Japon après la Seconde Guerre mondiale. Comment réaliser le principe d’égalité ? L’égalité s’exprima tantôt par une différenciation des deux sexes en vue d’accorder un traitement similaire, tantôt par l’assimilation du statut de la femme à celui de l’homme. Traitement spécifique aux femmes dans le travail et le foyer (de 1946 aux années 1980) Cette période fut caractérisée par deux tendances : la généralisation du statut de femme au foyer, et une protection accrue de ce statut, dans une perspective d’égalisation des droits des hommes et des femmes. L’une des expressions de cette dernière tendance est la loi de 1947, relative aux standards du travail : afin de protéger la population féminine d’un travail excessivement difficile, mais aussi de lui permettre d’assumer les tâches familiales, cette loi prévoyait des dispositions spécifiquement destinées aux femmes, comme son article 61, qui limitait les heures supplémentaires et leur interdisait le travail pendant les jours fériés ; l’article 62, qui leur interdisait le travail de nuit ; et l’article 63, qui limitait l’accès pour les femmes à certains métiers dangereux. Cette perspective générale se joignit à une interprétation relative du principe d’égalité, dans le souci de ne pas nier la différence. Développée notamment devant les juges, cette théorie, dite de « discrimination rationnelle » (gôriteki sabetsu), fut appliquée dès lors qu’un traitement différentiel put être jugé conforme « au sentiment social ou à la nature des choses 4 ». Le courant législatif ultérieur doit être appréhendé par ce biais, notamment pour ce qui fut des mesures protectrices de la femme au foyer : la loi de 1961 sur l’impôt sur les revenus ainsi que le régime de retraites de base (Kiso nenkin seido) instauré en 1985 privilégièrent financièrement le conjoint travaillant peu ou 4 Pour déclarer conforme à la Constitution et à son principe d’égalité l’article 177 du Code pénal incriminant uniquement le viol commis à l’encontre d’une femme, les juges de la Cour suprême reconnurent un « fondement rationnel à cette différenciation d’un point de vue social et moral », le viol étant « habituellement commis sur une femme », « laquelle doit être particulièrement protégée, sans pour autant parler d’un privilège accordé au détriment de l’homme » ; Arrêt de la Cour suprême du 24 juin 1953 (Saikô saibansho hanrei chôsakai 1953 : 1366). Jap Plur 9 reprisDef.indd 479 19/12/13 22:12 480 Isabelle Konuma ne gagnant pas sa vie ; la modification en 1976 de l’article 767 du Code civil permit au conjoint ayant changé son nom au moment du mariage de garder le nom marital malgré le divorce ; la modification de 1980 du Code civil eut pour conséquence l’augmentation de la part légale du conjoint survivant dans la succession et la reconnaissance de la « part de contribution » (kiyobun) à un héritier légal ayant contribué à accroître le patrimoine successoral. Du point de vue de l’évolution sociologique, cet élan s’inscrit dans le cadre de la famille dite « moderne » (kindai kazoku), ou « d’après-guerre », que l’on décrit comme porteuse de l’idéal suivant : une quasi-généralisation du mariage, deux enfants par foyer, et la division sexuelle des tâches (père travaillant/mère au foyer). Un modèle représentatif de l’idéal social renforcé par la réalité sociale des années 1950 aux années 1970 (Ochiai 1994 : 101). Emergence d’un égalitarisme universel (des années 1970 à nos jours) Parallèlement à ce courant législatif mettant l’accent sur la différence, il faut néanmoins rappeler une autre tendance, qui était en réalité l’envers du principe de la « discrimination rationnelle ». Il est en effet possible d’assister assez tôt dans le domaine judiciaire à une série de décisions rendues au nom de la protection de la liberté individuelle et de l’ordre public. Ainsi furent donc sanctionnés : le traitement discriminatoire des femmes dans les entreprises, notamment la pratique de licencier une employée suite à son mariage 5 ; la retraite anticipée imposée aux femmes 6 ; ou l’application d’une grille de salaire différenciant salariés hommes et femmes 7. Ce traitement différentiel fut sanctionné en raison de son but qui, en l’occurrence, n’était pas la protection de la femme mais l’intérêt de l’entreprise cherchant à s’octroyer le droit d’embaucher uniquement une jeune main-d’œuvre féminine. 5 Affaire Sumitomo semento (1966), qui opposa l’entreprise de ciment Sumitomo à une employée qui avait dû s’engager à démissionner « en cas de mariage ou à l’âge de 35 ans ». La demanderesse obtint gain de cause, en application de l’article 90 (ordre public). 6 Affaire Izu Shaboten kôen (Parc de cactus d’Izu ; 1975) : cinq demanderesses ont obtenu gain de cause suite à la décision de leur licenciement intervenue après le changement du règlement intérieur définissant l’âge de la retraite à 47 ans pour la femme, 57 ans pour l’homme. L’entreprise automobile Nissan fut également condamnée en 1981 pour avoir instauré un âge de la retraite différenciant homme et femme : 50 ans pour les femmes, 55 ans pour les hommes. 7 Affaire Akita sôgô ginkô (Banque générale d’Akita ;1971) : la banque distribua une grille différenciant le salaire des hommes et des femmes, ce qui fut condamné par le tribunal de district d’Akita. Jap Plur 9 reprisDef.indd 480 19/12/13 22:12 L’égalité des sexes dans une perspective démographique481 Ce courant protecteur de l’individu et de l’ordre public fut par ailleurs renforcé par un élan international dans les années 1970, notamment avec les différentes actions menées par les Nations Unies. L’Année internationale de la femme (1975), puis la Convention internationale contre toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (1979) marquèrent le début d’une longue remise en question du concept d’égalité, avec pour conséquences directes, sur le plan de la législation interne, la réforme de la loi relative à l’égalité des chances dans le travail (Danjo koyô kikai kintôhô) de 1986, modifiée à maintes reprises, illustrant le chemin périlleux que fut la redéfinition de l’égalité : l’introduction des mesures de discrimination positive en 1997 et 2006, lors des réformes de ladite loi de 1986, et en 2005 par la loi relative à la promotion des générations à venir, illustre bien cette aspiration à une nouvelle forme d’égalité. Liberté, gage d’égalité : mais dans quelle perspective ? Pourtant, il semble important de faire le rapprochement entre ces nouvelles tendances égalitaristes et une véritable préoccupation démographique, s’exprimant à une échelle internationale. Le cas japonais demande une attention particulière, dans la mesure où il se présente dans la transition démographique à un niveau plus avancé que la plupart des pays à qui s’adressent les prescriptions internationales. D’une approche démographique collective à une approche individuelle Dès les années 1970, les Nations Unies mirent en avant une politique de contrôle démographique en y intégrant une préoccupation égalitariste, le but étant de ralentir la croissance démographique. Cet élan se traduisit par la création des Fonds des Nations Unies pour les activités en matière de population (UNFPA) en 1969 8 ; la tenue de la Conférence mondiale de Bucarest sur la population en 1974 ; ou encore la Conférence de Mexico en 1984 préconisant la liberté des individus en matière de procréation, en relation avec la planification familiale. C’est en 1994 que ce courant semble prendre une nouvelle tournure avec la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD), tenue au Caire, laquelle proposa 8Devenu ensuite Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUP). Jap Plur 9 reprisDef.indd 481 19/12/13 22:12 482 Isabelle Konuma d ’abandonner l’idée du développement reposant sur la régulation des populations au profit d’une approche centrée sur les personnes, et fondée sur les droits (Locoh & Vandermeersch 2006 : 202-205). Comme le rappelle le Rapport spécial de l’UNFPA, le cadre de réflexion s’affiche désormais en ces termes (UNFPA 1997 : 59) : les pays renoncent à une approche étroite fondée sur des objectifs démographiques au profit d’une approche plus large qui tend à satisfaire les besoins des individus en ce qui concerne l’information et les services de santé en matière de reproduction. Par ailleurs, le rapport des Nations Unies mentionne (Nations Unies 1995 : 21) : l’autonomie des femmes et l’amélioration de leur condition sur les plans politique, social, économique et sanitaire constituent en soi une fin de la plus haute importance. La suite du rapport laisse cependant échapper le rôle central des mesures égalitaristes dans la politique démographique : « en outre, c’est là une condition essentielle du développement durable ». L’égalité et le planning familial sont ainsi des stratégies incontournables d’une politique démographique 9. Malgré le peu de suivi international dont bénéficia cette conférence, qui, initialement appelait à faire le point en 2014 10, cette ligne de pensée associant l’égalité, le développement durable et la population semble pouvoir se retrouver également dans la législation japonaise, mais d’un point de vue inversé, dans un but nataliste. Rapprochement de la politique égalitariste et de la politique nataliste En 1990, le Japon intègre l’idée de crise démographique avec notamment le « choc du 1,57 11 ». Le cheminement du principe 9Ce lien est indéniable, à la lecture de la suite du rapport : « Par ailleurs, améliorer la condition de la femme a aussi pour effet de rendre celle-ci plus apte à prendre des décisions à tous les échelons dans tous les domaines de la vie, dont la sexualité et la procréation, ce qui est essentiel au succès à long terme des programmes de population. On sait par expérience que les programmes intéressant la population et le développement sont plus efficaces lorsqu’ils s’accompagnent de mesures de promotion de la condition de la femme. » 10Cette conférence ne fut pas suivie d’une conférence internationale, certainement en raison de l’opposition des états-Unis au calendrier qui avait été arrêté initialement. 11L’expression reprend l’indice de fécondité de 1989, inférieur au plus faible taux connu depuis la fin de la guerre, celui de 1966. Or 1966 était une Jap Plur 9 reprisDef.indd 482 19/12/13 22:12 L’égalité des sexes dans une perspective démographique483 d’égalité, fidèle alors à une perspective universaliste des droits, trouve alors un support non négligeable dans la préoccupation nataliste. Celle-ci fit en effet reculer la résistance du parti libéraldémocrate (PLD), parti alors majoritaire, et celle du monde financier, quant aux idées de réduction du temps de travail, de prise en considération de la situation familiale dans les décisions de mutation, ou d’introduction d’un régime de congés parentaux payés. La défaite du PLD aux élections de juillet 1989 à la chambre des Conseillers accéléra les changements, illustrés par le vote de la loi relative au congé parental (Ikuji kyûgyôhô) de mai 1991, appliquée dès avril 1992. Imposant à l’employeur une obligation d’accorder un congé parental à la demande du père ou de la mère d’un nouveau-né, dans la limite d’un an après la naissance, ainsi qu’une obligation d’aménager leur temps de travail, cette loi, modifiée à maintes reprises, affiche une forte conviction dans l’effet des mesures égalitaristes sur le soutien de la natalité. Faut-il également souligner qu’à cette période l’influence positive de l’égalité de genre sur la fécondité tend à être démontrée (Chesnais 1996). Le goût pour l’égalité, traduit par la liberté individuelle, et ce dans une préoccupation d’ordre démographique, est parfaitement palpable dès cette période : en 1997, la Commission chargée des problèmes démographiques 12 réitéra dans son rapport le principe selon lequel « la diversité des modalités de vie de chacun (la grossesse, ou le droit à l’auto-décision dans la procréation) ne doit pas être restreinte ». Le modèle de division sexuelle des tâches ou la priorité accordée au travail dans la population masculine devait, selon cette commission, être remis en question. La portée de ce rapport est considérable en cela qu’il fit le rapprochement des deux politiques – égalitariste et nataliste – considérant que la première était indispensable à la réalisation de la seconde (Bandô 2009 : 103). Ainsi le statut des parents (mère et père) se retrouve au centre des débats. Ceux-ci portent par exemple actuellement sur la suppression de la protection du statut de la femme au foyer, une protection qui ne refléterait plus la réalité sociale et/ou le besoin politique. La suppression partielle en 2004 de l’exonération prévue dans le cadre de l’impôt sur le revenu au profit d’un conjoint à charge allait d’ailleurs dans ce sens. Des études commencent à dévoiler les conséquences de cette mesure sur le travail féminin effectif, certains « année du cheval de feu » suivant le comput du temps chinois, qui, selon certaines croyances, verrait la naissance de filles dangereuses pour leur futur mari, et était donc marquée par une fécondité retenue. L’indice avait ainsi ponctuellement chuté à 1,58 alors qu’il s’élevait à 2,14 l’année précédente. 12 Jinkô mondai shingikai, créée en 1953 et dépendant du ministère de la Santé, supprimée en 2000, pour être remplacé par la Commission de la sécurité sociale (Shakai hoshô shingikai). Jap Plur 9 reprisDef.indd 483 19/12/13 22:12 484 Isabelle Konuma avançant que le choix de la catégorie professionnelle reste inchangé alors que le temps de travail s’est allongé sensiblement 13. Plus fondamentalement, la tendance est d’aider financièrement les parents ayant un enfant en bas âge, avec par exemple la mesure récente et très controversée de l’allocation familiale (kodomo teate) nouvellement introduite en avril 2010 par le parti démocrate du Japon. Il faut par ailleurs rappeler que cette préoccupation, d’ordre avant tout démographique, résulte aussi d’une pression internationale, le Japon affichant une part de budget infime attribuée à l’aide à l’enfance, ce qui ne laissa pas indifférente l’OCDE 14. Conclusion A la différence de la première décennie après la Seconde Guerre mondiale, marquée par un égalitarisme en relation avec une politique de contrôle des naissances, on remarque aujourd’hui un rapprochement de plus en plus assumé, voire décomplexé, des mesures égalitaristes et d’une politique nataliste 15. Ce rapprochement est bien présent dans l’organisation des plus hautes instances ministérielles puisque, après la désignation d’un ministre chargé de l’égalisation des droits des sexes en 2001, puis celle d’un ministre chargé des problèmes de dénatalité en 2003, il a fallu très peu de temps avant que ces deux charges ne soient concentrées dans les mains d’un seul ministre, en 2005 16. Par ailleurs, les dernières mesures telles que le kodomo teate montrent une transformation subtile de vue : il ne suffit plus d’encourager l’égalisation des droits, il faut soutenir directement les enfants, ces derniers étant dorénavant au centre des préoccupations politiques. Or il nous semble possible de rapprocher ce changement de la reconnaissance à l’enfant, sur le plan international, d’un statut coupé de toute considération d’ordre familial, en tant qu’individu digne de protection, parce que titulaire des droits de l’Homme 17. Ainsi, 13 A titre d’exemple, voir Sakata & McKenzie (2006). 14Dans le budget de 2009 de l’assurance sociale, la part attribuée aux enfants s’élève à 3,6 %, alors que celle affectée aux personnes âgées occupe 70,8 %. 15Les rapports entre l’égalité et la fécondité sont plus que complexes, s’exprimant dans nombre de pays industrialisés par un effet positif de l’égalité sur la fécondité, alors que ce serait l’inverse dans la plupart des pays en développement (Ôbuchi & Atô 2005 : 157-187). 16 Poste occupé depuis septembre 2010, sous le nouveau gouvernement du parti démocrate du Japon du Premier ministre Kan Naoto, par Okazaki Tomiko. 17 Jacques Commaille rappelle que la Convention internationale relative aux droits de l’enfant des Nations Unies (1989) fut un événement marquant le Jap Plur 9 reprisDef.indd 484 19/12/13 22:12 L’égalité des sexes dans une perspective démographique485 pouvons-nous y percevoir une protection des individus par leur statut, ou par une politique sociale, qui se trouve intégrée comme ligne directrice dans les mesures démographiques. Il semble que les mesures égalitaristes prises actuellement face à la crise de la fécondité (protéger la maternité, au nom de la liberté et de l’égalité des sexes), mais aussi pour combler le manque de main-d’œuvre consécutif au vieillissement de la population, portent en elles un risque de se contredire à terme, lorsque leur poids finira par étouffer une population qui ne s’y reconnaîtra pas. Ce risque est en effet celui que partagent aujourd’hui largement les droits de l’Homme, dont l’application s’exprime par une catégorisation des individus, dont la protection dépend de l’intérêt que leur reconnaît la société actuelle 18. Bibliographie Attal-Galy, Yaël. Droits de l’homme et catégories d’individus. Paris, LGDJ, 2009. Bandô, Mariko. Nihon no josei seisaku – danjo kyôdô sankaku shakai to shôshika taisaku no yukue [La politique des femmes au Japon – L’avenir de la société de participation conjointe des hommes et des femmes et des mesures relatives à la dénatalité]. 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New York, Nations Unies, 1995. passage d’un droit civil à un droit social (Commaille 2001). Cette convention fut ratifiée en 1994 par le Japon. 18Il s’agit, à titre d’exemple, des populations discriminées autrefois du fait de leur race, leur sexe, leur filiation, ou leur handicap, qui aujourd’hui sont l’objet d’une politique égalitariste s’exprimant par une « différenciation positive ». Ainsi, la personne, réduite à ses caractéristiques individuelles, serait menée à proclamer un « droit à l’indifférence » (Attal-Galy 2009 : 499-561). Jap Plur 9 reprisDef.indd 485 19/12/13 22:12 486 Isabelle Konuma Ôbuchi, Hiroshi & Atô, Makoto (dir.). Shôshika no seisakugaku [Etudes politiques de la dénatalité]. Tôkyô, Hara shobô, 2005. Ôbuchi, Hiroshi & Takahashi, Shigesato (dir.). Shôshika no jinkôgaku [Etudes démographiques de la dénatalité]. Tôkyô, Hara shobô, 2004. Ochiai, Emiko. 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Jap Plur 9 reprisDef.indd 486 19/12/13 22:12 ERIC SEIZELET Université Paris-Diderot, CRCAO UMR 8155 La réforme de la procédure pénale et la réintroduction du jury INTRODUCTION En 2001, la Commission de réforme des institutions judiciaires a recommandé au Cabinet l’introduction du jury. En 2004, le parlement a adopté une loi portant introduction du jury, Saiban.in seido 1 qui est entrée en vigueur en mai 2009 2. Ce simple rappel du calendrier montre à quel point l’introduction du jury dans la procédure pénale a été lente, parce qu’elle n’allait pas de soi et qu’elle résultait d’un double compromis : sur la nature même du jury puisqu’il s’agit non pas d’un jury populaire au sens strict, mais d’un jury mixte composé de citoyens et de juges. Entre les différents acteurs impliqués dans la réforme : les pouvoirs publics favorables à l’augmentation du nombre de juges, d’avocats et de procureurs mais réticents à la réintroduction du jury pénal et le barreau partisan de cette réintroduction, mais lui-même rétif à l’augmentation des professions judiciaires. En outre, la réforme de la justice s’inscrit dans un projet plus global de réorganisation de 1Loi n o 63 du 28 mai 2004 portant organisation de la participation des jurés-citoyens aux procès criminels. Le texte en langue japonaise de la loi se trouve sur le site suivant : http://law.e-gov.go.jp/announce/H16HO063.html. On remarquera que le terme de Saiban.in est peu usité dans la terminologie juridique japonaise. Il figure seulement dans une loi de 1947 pour qualifier les membres des deux chambres de la Diète constitutifs d’un tribunal spécifique saisi d’une procédure d’impeachment contre les juges. En fait, pour beaucoup d’observateurs, ce terme fait figure de néologisme. Il s’agit de montrer par cette « appellation contrôlée » que la nouvelle institution n’est pas un simple décalque des expériences étrangères. 2 Selon les statistiques judiciaires, en 2008, 2 324 affaires, soit 2,5 % des 93 566 affaires criminelles traitées par les tribunaux de district en première instance étaient appelées à passer devant un jury pénal, dont 590 affaires de vol avec violence et 545 homicides. http://www.saibanin.courts.go.jp/ shiryo/pdf/03. pdf, consulté le 10 novembre 2010. Jap Plur 9 reprisDef.indd 487 19/12/13 22:12 488 Eric Seizelet l’état que les gouvernements conservateurs ont mis en place au cours de la décennie 1990 pour le rendre plus « performant », rééquilibrer les pouvoirs entre le centre et la périphérie, décloisonner les administrations centrales afin de restaurer la primauté des politiques, et « débureaucratiser » la justice. Mais si l’institution du jury attire nécessairement l’attention puisqu’elle constitue un accroc à une justice rendue exclusivement par des juges professionnels, c’est aussi parce qu’elle intervient dans un domaine, la justice pénale, où la participation des citoyens était inexistante, contrairement à la plupart des démocraties avancées : les citoyens ne pouvaient que siéger dans les commissions de contrôle du ministère public (Kensatsu shinsakai) appelées à donner leur avis sur les décisions de classement sans suite prises par les procureurs. Il existait également près de 50 000 agents de probation volontaires aidant à la réinsertion des anciens détenus. L’économie générale de la loi de 2004 Un processus de sélection à trois étapes On notera tout d’abord que les jurés-citoyens ne sont pas sélectionnés pour un mandat mais pour une session, en clair, pour un seul et unique procès. La sélection des jurés est effectuée par tirage au sort par chaque tribunal de district au cours du dernier trimestre précédant l’année civile, sur la base des listes électorales. C’est alors qu’est effectuée une première sélection qui porte sur la vérification du niveau d’instruction, sur l’existence d’un casier judiciaire comportant une peine d’emprisonnement, sur l’aptitude physique à remplir la charge de juré, ainsi que sur l’existence d’incompatibilités professionnelles : les membres du Parlement et du gouvernement, les hauts fonctionnaires, les membres des professions judiciaires, de la police, les agents du ministère des Affaires juridiques, les professeurs de droit, les maires et gouverneurs ainsi que les membres des forces d’autodéfense ne peuvent être jurés. Sont également exclus les prévenus et les personnes en état d’arrestation. Après cet examen d’éligibilité aux fonctions de jury intervient le tirage au sort d’une seconde liste de cinquante à soixante-dix noms, entre six et huit semaines avant le procès. A cette occasion, la personne pré-sélectionnée peut faire connaître les raisons pour lesquelles elle ne souhaite pas faire partie de la prochaine session de jury. Les excuses possibles concernent l’âge – plus de 70 ans –, le fait d’avoir siégé dans le passé en tant que juré ou membre d’une commission de surveil- Jap Plur 9 reprisDef.indd 488 19/12/13 22:12 La réforme de la procédure pénale et la réintroduction du jury489 lance du ministère public, d’être membre d’une assemblée locale, ou pour toute autre raison personnelle (santé, soutien de famille, statut d’étudiant, participation à un événement familial, incompatibilité professionnelle sérieuse). Intervient enfin le troisième stade de la sélection avant l’audience : le tribunal vérifie si le candidat juré n’est pas lié aux parties en présence, s’il n’existe pas d’autres causes le rendant impropre aux fonctions de juré et s’il accepte les conditions inhérentes à la fonction. C’est à ce moment que l’accusation comme la défense disposent d’un droit de récusation 3. Un nouveau tirage au sort intervient pour constituer le jury à l’issue duquel les jurés sont informés de leurs droits et obligations et prêtent serment. Le tribunal sera dès lors constitué de neuf membres dont six jurés-citoyens et trois juges dans les affaires criminelles « disputées », c’est-à-dire dans lesquelles il y a contestation des faits par l’accusé, de quatre jurés-citoyens et d’un seul juge pour les affaires « non disputées 4 ». Une compétence à dessein limitée Le jury pénal est compétent pour statuer sur les affaires passibles de la peine capitale, des travaux forcés à perpétuité, d’une peine d’emprisonnement, ainsi que sur les infractions intentionnelles ayant entraîné la mort entraînant un emprisonnement supérieur à un an, comme par exemple une conduite dangereuse ayant entraîné la mort. Le jury mixte se prononce à la majorité simple à la fois sur la culpabilité et sur la peine infligée, ce qui inclut également le sursis, la probation, l’intégration de la durée de la détention provisoire 5. Cependant, le législateur a prévu certaines exceptions à la compétence des jurés-citoyens : 1) le jury pénal ne concerne que les affaires criminelles traitées en première instance ; 2) certaines affaires particulièrement sensibles comportant un risque accru de menace sur la vie et les biens des candidats jurés, des jurés et de leur famille sont examinées par 3La question de savoir si les futurs jurés pouvaient être questionnés sur leur opinion concernant la peine capitale a été discutée. La pratique montre cependant qu’il n’en a rien été lors de la constitution des premiers jurys. 4 Au total, selon les statistiques de la Cour suprême, entre mai 2009 et juillet 2010, 77 924 personnes ont été présélectionnées. Sur ce total, 40 120 ont bénéficié d’une dispense, et le nombre final de jurés s’est élevé à 5 224 ; http://www.saibanin.courts.go.jp/topics/pdf/09_12_05-10jissi_jyoukyou/02.pdf, consulté le 10 octobre 2010. 5D’après les statistiques précitées de la Cour suprême, les jurés ont siégé en moyenne pendant 3,9 jours et la durée moyenne des délibérations a été de 451,1 minutes. Les cas « disputés » font logiquement l’objet d’une délibération plus longue. Jap Plur 9 reprisDef.indd 489 19/12/13 22:12 490 Eric Seizelet des juges 6 ; 3) la compétence des jurés-citoyens ne s’étend pas aux décisions de procédure, celles qui concernent la recevabilité des preuves et des confessions dans les affaires « disputées » ; 4) les jurés-citoyens sont exclus de la phase préliminaire à l’audience (kôhanzen seiri tetsuzuki) qui règle les questions d’agenda, de production de documents et de preuves ; 5) seuls les juges professionnels sont compétents sur les questions d’interprétation de la règle juridique, sur les dommages-intérêts et autres compensations accordés aux victimes ainsi que sur le montant des frais de justice ; 6) les jurés ne participent pas à la rédaction du jugement. Les droits et obligations des jurés-citoyens La loi prévoit que les jurés-citoyens disposent d’une allocation journalière, de frais de logements et de transport dans les conditions prévues par la Cour suprême 7. Durant le procès, ils ont le droit d’interroger les témoins et l’accusé. Ils sont également protégés contre les menaces, les tentatives de corruption et la violation de leur anonymat. Pour le reste, les jurés-citoyens doivent exercer leurs fonctions avec impartialité et équité. Ils doivent respecter le secret des délibérations, s’abstenir de tout acte de nature à porter atteinte à l’objectivité du procès, faire preuve de dignité. Tout manquement à ces obligations est assorti de sanctions pénales : ainsi la violation du secret des délibérations est passible d’une peine de travaux forcés inférieure à six mois et/ou d’une amende inférieure à 500 000 yens. A noter que le jury n’est pas assigné au confinement durant les délibérations. Une institution qui reste controversée Les arguments en faveur de l’introduction du jury Le premier argument, sous-jacent aux travaux de la Commission de réforme des institutions judiciaires, est que l’introduction du jury est conforme à la nature démocratique du régime. Cependant, il importe de faire litière de l’affirmation selon 6L’exception en question concerne par exemple les affaires se rapportant au crime organisé et au terrorisme. 7Cette allocation journalière ne peut être supérieure à 10 000 yens ; les frais de logement varient de 7 800 yens à 8 700 yens par jour. Règlement de la Cour suprême n o 7 modifié du 5 juillet 2007 portant organisation de la participation des jurés-citoyens aux procès criminels ; http://www.courts.go.jp/ kisokusyu/keizi_kisoku/keizi_kisoku_24.html, consulté le 10 octobre 2010. Jap Plur 9 reprisDef.indd 490 19/12/13 22:12 La réforme de la procédure pénale et la réintroduction du jury491 laquelle la longue absence de jury pénal serait liée à un déficit de démocratie. La participation des citoyens à l’exercice de la justice pénale est indifférente à la nature du régime : on la retrouve sous des régimes autoritaires et autocrates comme celui par exemple de la Russie tsariste. Avant-guerre, le Japon impérial avait même connu une première expérience de jury pénal entre 1928 et 1943 mais qui s’était soldée par un échec. Naturellement le caractère démocratique du régime est une forte incitation à l’adoption du jury pénal : la justice étant rendue au nom du peuple souverain, que le « peuple souverain » soit présent à l’audience au travers de citoyens anonymes tirés au sort contribue à alimenter l’image, voire la fiction, d’une « justice populaire », mais dont la « perfection en soi » a longtemps fait obstacle aux procédures d’appel des décisions des Cours d’assises en France même. Mais l’inverse n’est pas vrai : l’existence d’un jury ne constitue pas une preuve, tant s’en faut, du caractère démocratique du régime. A cet égard la situation du Japon pouvait apparaître quelque peu paradoxale. La nouvelle organisation de la justice issue de la nouvelle Constitution de 1946 et de la révision subséquente du code de procédure pénale laissait augurer des changements importants. Certains l’ont été, du moins sur le papier, tel l’introduction d’une procédure de confirmation référendaire de la nomination des juges à la Cour suprême ou celle, plus problématique, du renouvellement décennal de la nomination des magistrats. Mais, paradoxalement, point de jury pénal. Ainsi, le citoyen était-il appelé à voter pour confirmer la nomination des membres de la plus haute juridiction du pays, mais il n’avait pas son mot à dire lorsqu’il s’agissait de juger un accusé 8. Second argument : celui de la proximité. L’introduction du jury contribuerait à rapprocher les citoyens de la justice. Traditionnellement en effet, si l’on met à part les explications de type « culturaliste », la justice japonaise souffre de son caractère lointain, de sa lenteur, de son coût, de sa « bureaucratisation » excessive, rançon du monopole précité mais aussi du contrôle exercé par la Cour suprême sur l’ensemble de l’appareil judiciaire et la carrière des juges. Faire participer le citoyen « ordinaire » à l’exercice de la justice pénale, c’était non seulement mettre le Japon au diapason des Etats « judiciairement développés », mais 8Le problème de la réintroduction du jury avait été évoqué par l’occupant américain, mais il avait dû renoncer du fait des réticences japonaises. L’échec de la première expérience de jury était encore trop récent ; l’agenda des réformes était suffisamment chargé et les autorités américaines n’ont pas souhaité intervenir jusqu’à ce niveau de détail dans la démocratisation des institutions judiciaires ; enfin, dans le chaos de l’après-guerre, nul ne pouvait prévoir dans quel sens le jury aurait fonctionné. Jap Plur 9 reprisDef.indd 491 19/12/13 22:12 492 Eric Seizelet aussi rendre la justice plus proche, responsabiliser les citoyens aux enjeux, parfois dramatiques, du procès pénal lorsque la vie d’un accusé est en jeu. Les préventions contre l’introduction du jury Les critiques à l’égard de la loi de 2004 sont nombreuses et multiformes. On peut les rattacher à deux courants principaux : ceux qui nourrissent des objections de principe au jury pénal, et ceux qui, favorables au principe même du jury, pointent les insuffisances de la loi de 2004 dont ils estiment qu’elles font encourir un risque sur la fiabilité même du procès pénal. Parmi les objections de principe, il y a l’idée que la justice pénale doit être confiée à des professionnels. Le procès pénal requiert de l’expérience, un haut degré de compétences techniques dans l’évaluation des faits, de leur qualification et du niveau de sanction applicable qui ne sont pas à la portée du citoyen ordinaire. Cette approche est rationalisée par des arguments juridiques : si l’article 76 de la loi fondamentale confie le pouvoir judiciaire aux tribunaux institués par la loi, c’est que le constituant a entendu exclure toute association de non professionnels du droit à l’exercice de la justice, argument d’ailleurs qui dépasse très largement le cadre spécifique du procès pénal et qui vise à donner un fondement constitutionnel au monopole précité des juges. Cependant, pour la plupart des constitutionnalistes, cette disposition vise à conforter le statut et le rôle des juges. Elle n’exige nullement que les tribunaux, dépositaires du pouvoir judiciaire, ne soient composés que de juges professionnels. En second lieu, l’institution du jury a pour effet, sinon pour cause, d’imposer une charge émotionnelle excessive au citoyen. Le candidat juré qui peut être appelé à siéger sans l’avoir demandé, à quitter momentanément son travail pour une durée indéterminée, encourt une amende d’au plus 100 000 yens s’il refuse de siéger, et il est assujetti à des sanctions pénales s’il rompt le secret des délibérations. Là aussi on observe une tentative de justification constitutionnelle : l’article 18 de la loi fondamentale selon laquelle nul ne peut se voir imposer de charge ou de servitude contre son gré en dehors des sanctions pénales. Ainsi, la combinaison du stress induit par la charge de juré et de la rigueur de la sanction encourue constituerait un facteur de dissuasion de nature à rendre l’institution même du jury impopulaire auprès du public. En troisième lieu, l’introduction du jury nuirait aux droits de la défense, d’abord parce qu’il n’est pas certain que les jurés populaires aient plus de discernement que des juges, enfin et surtout Jap Plur 9 reprisDef.indd 492 19/12/13 22:12 La réforme de la procédure pénale et la réintroduction du jury493 parce qu’elle induit un nouveau type de rapport au temps judiciaire défavorable aux accusés. En effet, dans le cadre de la procédure pénale actuelle les audiences sont espacées de deux à trois semaines. Si ce rythme contribue à la lenteur de la justice pénale, il facilite néanmoins l’examen par les juges de l’ensemble des pièces du dossier, notamment de celles résultant de l’enquête préa lable. Or un tel rythme est intenable avec des jurés populaires. Le risque ne serait-il pas dès lors d’avoir des procès bâclés ce qui aggraverait la possibilité d’une erreur judiciaire ? Là aussi, l’institution du jury contreviendrait à l’article 37 de la loi fondamentale qui garantit au citoyen le droit à un procès juste et équitable. En quatrième lieu, la participation des citoyens au fonctionnement de la justice à travers le jury aurait pour but sinon pour effet de les inclure dans la sphère du politique, du moins au sens large. Mais l’élargissement de la participation des citoyens au fonctionnement de la justice implique un transfert assumé de légitimité du procès pénal : la justice n’est plus légitime parce qu’elle est rendue par des spécialistes, mais parce qu’elle associe dans la décision finale des hommes et des femmes issus de la société civile. Comment expliquer ces préventions ? Le caractère novateur et hétérodoxe de l’introduction du jury par rapport aux traditions juridiques nippones vient conforter le présupposé « culturaliste ». Dans une société aussi hiérarchisée que le Japon, les citoyens seraient enclins à accepter une justice verticale rendue par des professionnels au lieu d’une justice horizontale, « égalitaire ». Cette thèse est appelée à la rescousse pour justifier le caractère exogène du jury par rapport aux traditions nationales, à la différence de la plupart des pays occidentaux accoutumés de longue date à l’institution du jury. Ainsi le jury souffrirait-il d’un double dysfonctionnement : il intimiderait les citoyens d’un côté. De l’autre, les professions judiciaires considéreraient le jury comme une intrusion indue dans leur domaine réservé. L’introduction du jury viendrait ainsi bouleverser la répartition traditionnelle des rôles dans le « théâtre » judiciaire, au détriment du juge contraint à partager la mission de juger, mais aussi des avocats ou, à tout le moins, d’une partie d’entre eux, hostiles à toute « dilution » de la profession, soit par augmentation de la population judiciaire, soit par la présence dans les tribunaux d’éléments qui lui sont étrangers. Les objections du second type s’attachent à contester les failles de la loi. Elles portent tout d’abord sur la composition du jury. Puisque les décisions y sont rendues à la majorité, il suffit de cinq voix pour décider de la culpabilité d’un accusé. Du même coup, on peut imaginer qu’une décision en faveur de la peine capitale l’emporte du seul fait de l’application du principe majoritaire alors Jap Plur 9 reprisDef.indd 493 19/12/13 22:12 494 Eric Seizelet que l’arithmétique révèle plutôt l’absence de consensus au sein du jury. Dès lors, cette situation de division ne devrait-elle pas profiter à l’accusé ? Ne pourrait-on envisager l’exigence d’une majorité qualifiée, voire l’unanimité, pour statuer sur la peine de mort, prévoir l’appel automatique en cas de prononcé de la peine capitale ? Le second type d’objection se rapporte à la phase préliminaire à l’audience. On a parfois souligné que les ajustements et négociations entre les parties relativement à l’agenda du procès, au traitement des faits et aux pièces devant être produites à l’audience pouvaient faire encourir un double risque : celui d’une prédétermination des débats par cet accord et, inconvénient corrélatif, celui de rendre plus difficile l’admission au procès de nouvelles pièces qui n’auraient pas été introduites au cours de cette phase 9. Le troisième type d’objections concerne la rédaction du verdict. Celle-ci étant le fait des juges, on ne peut exclure que des magistrats, qui sont minoritaires dans le jury, mécontents du verdict, s’arrangent pour rédiger une décision sciemment défectueuse pour susciter un recours en appel d’où les jurés-citoyens sont exclus. Le quatrième type d’objections concerne l’obligation de confidentialité. Cette obligation de confidentialité ne concerne pas les déclarations ou les questions faites ou présentées au cours de l’audience mais le délibéré. Les observateurs sont partagés entre le bien-fondé du secret des délibérations destiné à assurer la protection des jurés et la sérénité du procès, et la rigueur de cette obligation qui va à l’encontre de l’objectif du jury qui est de rendre la justice pénale plus proche du citoyen, entrave un partage d’expérience utile à l’évolution des mentalités, et fait obstacle à toute recherche empirique de nature à faire évoluer l’institution. Le cinquième type de critiques émane de ceux qui estiment que la loi de 2004 ne va pas assez loin : le système du jury mixte entrave les capacités de jugement autonome des jurés-citoyens. C’est une réforme qui, en outre, ne s’attaque pas aux vrais dysfonctionnements de la police et de la justice nippones, notamment les pratiques de garde à vue extensive dans les locaux de la police et un régime d’enquête préalable centré sur l’aveu. CONCLUSION Un an après l’application de la loi de 2004 et après la première condamnation à mort prononcée par un jury en novembre 2010, il est sans doute trop tôt pour procéder à un premier bilan. Il est vrai que les interrogations sont multiples : les Japonais finiront-ils 9D’après les statistiques précitées de la Cour suprême, cette phase a une durée moyenne de 4,7 mois. Jap Plur 9 reprisDef.indd 494 19/12/13 22:12 La réforme de la procédure pénale et la réintroduction du jury495 par s’accoutumer à une institution jusqu’à présent peu familière 10 ? Quel sera l’impact de la conjonction de la mise en place d’une meilleure prise en considération des droits des victimes ayant désormais accès au prétoire avec l’institution du jury et quel avenir pour la peine de mort ? Le parquet général près la Cour suprême estime que le débat judiciaire tiendra désormais davantage compte des preuves objectives et scientifiques, mais pour ajouter que l’aveu et la confession des accusés demeureront indispensables pour cerner les contours, l’environnement et les motivations psychologiques des accusés, et que la « confession » demeure le premier stade de la réhabilitation. C’est dire que les réflexes qui « plombent » la crédibilité du procès pénal ont la vie dure. Quel sera également le comportement des juges dans ces jurys mixtes ? Quelles conséquences également sur le traitement médiatique des affaires criminelles et la conciliation nécessaire entre le respect des droits de la défense et le droit à l’information ? On peut néanmoins s’attendre à des changements dans la profession d’avocat, au moins en termes de reconnaissance sociale : une plus grande attractivité pour la carrière de pénaliste, dans une corporation tirant jusqu’à présent l’essentiel de ses revenus des affaires civiles et commerciales et peu encline à s’investir pleinement dans des affaires criminelles dont l’issue était déjà largement prévisible. Enfin, il est permis de s’interroger sur l’avenir de l’action pénale : d’abord en amont, au niveau du contrôle des procédures d’enquête, avec un enregistrement plus systématique des interrogatoires par voie de vidéo. Ensuite en aval, au niveau même de la conduite du procès. L’avènement et la consolidation du jury en matière criminelle pourraient en effet faciliter le passage d’une justice inquisitoriale centrée sur la production de pièces, à un mode accusatoire privilégiant l’oralité des débats. 10Les enquêtes d’opinion montrent que si l’institution même du jury jouit d’un taux de notoriété importante, plus de 90 % des personnes interrogées en ont entendu parler, elle ne suscite guère l’enthousiasme de l’opinion : seuls 14,5 % se déclarent volontaires pour faire partie du jury ; 44,8 % s’y résolvent parce que c’est une obligation et 37,6 % s’y opposent quoi qu’il arrive. Enquête de la Cour suprême rendue publique le 1er avril 2008. http://www.saibanin. courts. go.jp/topics/pdf/08_04_01_isiki_tyousa/siryo1.pdf, consulté le 10 octobre 2010. Pour autant, les premiers retours d’expérience qui ont filtré dans la presse et les premières enquêtes ciblées sur d’anciens jurés sont largement positifs : 55,9 % jugent cette expérience excellente et 75,6 % se déclarent satisfaits de la conduite des débats au sein des tribunaux. http://www.saibanin.courts.go.jp/topics/ pdf/09_12_05-10jissi_jyoukyou/h22_ tyousa.pdf, consulté le 10 octobre 2010. Jap Plur 9 reprisDef.indd 495 19/12/13 22:12 496 Eric Seizelet BIBLIOGRAPHIE Horibe, Masao et alii. Keiji shihô e no shimin sanka [La participation des citoyens à la justice criminelle]. Tôkyô, Gendaijin bunsha, 2004. Ikeda, Osamu. Kaisetsu saiban.in hô [Explication de la loi sur les juréscitoyens]. Tôkyô, Kôbundô, 2009. Murata, Hiroshi et alii. Keiji bengoshi ga kataru saiban.in seido. [L’institution des jurés-citoyens vue par des avocats pénalistes]. Ôsaka, Ôsaka keizai hôka daigaku shuppanbu, 2009. Namazugoshi, Itsuhiro. 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