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mcenquête
Dans une salle à Paris, le pasteur américain
exalte la ferveur des croyants.
Faut-il avoir
peur des
évangéliques ?
Ils entrent en transe dans des « megachurches », et les plus
illuminés sortent illégalement des orphelins de Haïti pour
les « secourir et leur expliquer l’amour de Dieu ». Les évangéliques
auraient déjà plus de 450 000 adeptes en France.
Qui sont ces protestants à la foi débordante ? Faut-il craindre
une dérive sectaire ? Texte et photos Sophie Pasquet.
L
e pasteur est jeune, il porte jean et chemise
blanche sous les fumigènes colorés d’une salle
parisienne, un vendre­di soir. Derrière lui, un
groupe de rock chrétien moti­ve la prière de jeunes cols blancs sortis du bureau. Pour faire face
à son succès parisien, l’Eglise australienne Hillsong vient d’ajouter un troisième culte le weekend. Dans la ­salle, des « very good ! » et « amen ! » fusent pour
encourager le show (le pasteur, donc). Dans la même minute,
on prie aussi bien pour cette femme qui a perdu son bébé que
pour ce jeune qui cherche un appartement. On ne va pas
s’embarrasser à hiérarchiser la douleur. Même la question de
l’argent est décomplexée : « Je vais vous donner du temps
pour remplir l’enveloppe des dons, afin que la reconnaissance
puisse sortir de vous… » L’ambiance est beaucoup plus fami­
liale et moins branchée dans cette arrière-cour du 14e arron­
dissement de Paris. La « nouvelle recrue » que je suis est tout
de suite repérée par les hôtesses d’accueil, qui m’ont trouvé
une place assise. Je dois remplir un questionnaire et laisser
mes coordonnées. On m’offre une Bible, on m’applaudit, on
prie pour moi. Mon enthousiasme refroidit au fur et à mesure qu’il augmente chez mes voisins.
la bible téléchargée sur l’Iphone
Le discours du pasteur est binaire – le bien, le mal –, culpabilisant pour ceux qui ne croient pas « assez fort » ou « mal ».
Il annonce la venue prochaine d’un pasteur américain, « un
repenti de la mafia » qui nous fera vivre une expérience sur­
na­turelle de guérison…
Visiter la nébuleuse évangélique revient à osciller en
1
mcenquête
Les phénomènes de transe :
les jeunes évangéliques
français les trouvent parfois
trop spectaculaires.
perma­nence entre des impressions très contradictoires : la
sincérité apparente de certains engagements et le malaise
face à un discours « prêt à penser » et offensif. C’est pénétrer dans un monde où on parle encore de « Satan », où les
homosexuels doivent être « ramenés dans le droit chemin »
et où on ­télécharge la Bible sur son IPhone.
une église ouvre tous les dix jours
Que veulent ces nouveaux apôtres ? « Réveiller le christia­
nisme, qu’ils trouvent embourgeoisé », explique l’historien
Sébastien Fath, chercheur au CNRS (1). Ces protestants récla­
ment le retour à la Bible, à des normes morales, défendent le
baptême des adultes et revendiquent l’expression exubé­rante
et conquérante de leur foi. Leur nombre progresse partout,
et de façon spectaculaire. Ils sont plus de 400 millions dans
le monde. En Afrique beaucoup, mais aussi en Amérique du
Sud. Au Guatemala, au Brésil, ils repré­sentent 30 % de la
population. La plus grande Eglise évangélique au monde
abrite 900 000 membres. Elle est située à Séoul, en Corée du
Sud. En France, selon Patrice de Plunkett, auteur de « Les
évangéliques à la conquête du monde » (éd. Perrin), un lieu
de culte ouvre tous les dix jours ! « La progression est surtout
forte parmi les migrants », constate Sébastien Fath. Ils ­seraient
environ 450 000. A Mulhouse, Paris ou La Courneuve, poussent des « megachurches », ces regrou­pements énormes où,
à la mode américaine, les ­Eglises rivalisent de services en tout
genre. Une douzaine ­d’écoles de formation de pasteurs évangéliques a déjà ouvert sur le territoire.
Sont-ils dangereux ? « S’ils font peur, dit Sébastien Fath, c’est
qu’on a en tête les évangéliques américains, qui interviennent
dans la politique du pays. Mais en France, les valeurs de la
laïcité sont trop fortes. Ici les évangéliques sont plutôt investis dans le monde associatif, où ils prennent les gens en
charge. » Leur force provient des réseaux sociaux qu’ils ont
su mettre en place. Chaque Eglise a son groupe « de femmes »,
« de mères célibataires », « d’évangélisation », « de formation »
« de jeunes », « de seniors »… Selon lui, les évangéliques
donnent environ 10 % de leurs revenus à leur Eglise.
une nouvelle famille
Hada, 22 ans, à l’histoire familiale douloureuse, vient de se
convertir. Serveuse le soir dans un bar de Bastille, la journée elle ne se sépare pas de sa Bible. Son Eglise est le ­Centre
du réveil chrétien (CRC) : « J’y ai trouvé une véritable famil­
le. Tous les week-ends on fête des anniversaires ou des mariages. Grâce au centre, je vais suivre une formation de
secré­taire médicale. Mes “sœurs” vont m’aider. Avec le CRC,
nous allons grandir ensemble et je deviendrai peut-être
­pasteure à mon tour », s’enthousiasme-t-elle.
« Les jeunes trouvent dans ces églises des espaces conviviaux
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Télés, radios,
Internet…
Les évangéliques
utilisent tous
les moyens de
communication.
Ci-dessus : Chris Duran, pasteur né en France
et disque d’or évangélique au Brésil,
a tenté de mettre le feu à Bercy avec son
groupe, pour la Pentecôte 2009.
A droite : grâce à sa conversion, cette jeune
fille dit avoir trouvé une famille.
et gratuits, ce qui est assez
rare aujourd’hui », remarque
­Sébastien Fath. Hada consulte
son pasteur et la femme de
celui-ci pour arbitrer tous les
choix de sa vie. Les liens dans
la communauté sont très
forts… et le contrôle du groupe important. Aux Etats-Unis, un enfant peut grandir sans
sortir du monde évangélique, où supermarchés, églises et
écoles fournissent ses jeux vidéo, ses films, ses livres, ses programmes scolaires, tous ses biens de consommation courante
et de divertissement… jusqu’à sa mort. « Les jeunes décident
eux-mêmes de se faire baptiser ou pas… donc l’enca­drement
et l’offre proposés doivent être de qualité, afin qu’ils restent
dans la communauté », poursuit ­Sébastien Fath.
En France, où la religion reste une affaire personnelle, le zèle
religieux effraie. « Gagner des âmes » est la mission de tout
évangélique. Saïd Oujibou, pasteur d’origine maro­caine,
« touché par Jésus » alors que sa mère l’envoyait espionner sa
sœur à l’église (2), organise même des « formations à l’évangélisation des musulmans ». « C’est au sein du Maghreb que
se passe le véritable réveil des chrétiens… Mais il faut ­aborder
les musulmans en connaissant leur culture », explique-t-il.
recruter sur Internet
Topchrétien.com est le symbole high-tech de l’efficacité
évangélique. Située dans une jolie maison à Ozoir-la-­Ferrière
(Seine-et-Marne), l’équipe du site, constituée de dix-sept
jeunes diplô­més, répand la bonne parole et recrute via le Net.
A l’entrée, grâce à Google Earth, tout le monde visualise le
lieu, n’importe où sur le globe, d’où une personne vient de
cliquer sur l’onglet « J’accepte Jésus ». Aussitôt un évangélique
la contacte. Accessible dans 189 pays, adapté en 13 langues,
avec 2 millions de visites par mois (dont 25 % sont âgés de
26 à 35 ans), le site Top Chrétien est devenu le premier portail
francophone chrétien. Vingt à trente vidéos sont mises en
ligne chaque jour, des émissions de télé sont produites, les
Eglises évangéliques de France et du monde sont connectées
entre elles. Eric Célérier, son boss, pasteur reconverti dans les
affaires, explique : « Aujourd’hui, comme pour le bricolage,
la recherche spirituelle a lieu sur le Net. “Who is God ?” est
l’une des dix premières phrases tapées sur Google ! On s’est
positionné sur cette demande-là. » En décembre, lors du plus
gros pic des dépressions, quand les gens tapent « suicide »,
ils tombent sur une publicité pour Top Chrétien…
« jetez vos béquilles et marchez ! »
Aussi, parfois, de l’évangélisation à l’abus il n’y a qu’un pas…
que certains franchissent. « Les évangéliques ne sont pas une
secte, précise Catherine Picard, présidente de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’indi­vidu
victimes de sectes (Unadfi). Pourtant, dans certains cultes on
constate des risques de dérive sectaire. » Quand il y a promesses de guérison, apposition des mains, pression financière
sur des populations fragilisées et un prédicateur qui sert
d’inter­médiaire avec Dieu, tous les risques sont réunis.
A Saint-Denis, Charisma fait le plein. Les cinq étages de l’immeuble sont bondés. Dans certaines pièces le culte est retransmis sur écran. Le pasteur Nuno Pedro, tout de blanc
vêtu, véritable star de cette « Eglise des champions », offre
une séance de guérison. Il fait extrêmement chaud et l’exci­
tation monte, rythmée par ses injonctions : « Dieu est capable ! », « Jetez vos béquilles et marchez ! »
Autour de moi des femmes en transe tombent par terre,
­secouées de spasmes, leur enfant apeuré penché au-dessus
d’elles. Des personnes viendront ensuite témoigner que leurs
maux ont disparu. La médecine ­soigne, elle n’a jamais dit
qu’elle guérissait. Nuno Pedro, si. Et vend des CD et des livres sur le site de ­l’Eglise. Charisma c’est aussi soixante-dix
départements d’entrai­de, quatre-vingts professeurs qui dispensent de la for­mation, de l’alphabétisation et du soutien
◼
scolaire… et subjuguent des esprits. 1. Auteur de « Du ghetto au réseau, le protestantisme évangélique
en France, 1800-2005 » (éd. Labor et Fides) et de « Dieu XXL,
la révolution des “megachurches” » (éd. Autrement frontières).
2. Saïd Oujibou a raconté sa conversion dans un spectacle, « Liberté,
égalité, couscous ».
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