Territorialités gays - Espaces et Sociétés

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Territorialités gays - Espaces et Sociétés
Territorialités gays
7
Emmanuel Jaurand
eso angers
espaces et sociétés
concEpTion ET composiTion d’un dossiEr d’habiliTaTion a dirigEr dEs rEchErchEs (hdr)
1
compte tenu de mon itinéraire scientifique atypique, de la géographie physique à la géographie
sociale et culturelle avec une transition par l’histoire de
la géographie, réaliser un dossier d’Hdr1 m’est apparu
à la fois comme une gageure, une opportunité et une
nécessité. ma réorientation rendait en effet difficile l’établissement d’une cohérence thématique et scientifique
englobant la période allant de mes recherches doctorales jusqu’à aujourd’hui. La longue durée qui sépare la
soutenance de ma thèse de la rédaction du mémoire
d’Hdr (16 ans) s’explique par les glissements progressifs de mes thématiques de recherche et la prise de
recul indispensable par rapport à des travaux nouveaux. J’ai pris le parti d’unifier le présent dossier d’habilitation autour des recherches que je mène depuis
2001 sur les territorialités nudistes et gays sur les
plages et plus largement, dans l’espace touristique.
une des difficultés de l’Hdr réside ainsi dans la
possibilité d’exprimer en une production cohérente une
dynamique de recherche en cours, saisissant dans un
même mouvement un acquis scientifique et des développements en gestation. dans cette perspective, il m’a
semblé légitime de suivre un axe thématique précis, qui
ne rassemble pas toutes mes recherches récentes,
mais qui les recoupe et permette d’en effectuer une
relecture unificatrice. cet axe est celui des seules territorialités gays: c’est à partir des gays (en rapport avec
d’autres acteurs) que j’ai ainsi revisité mes recherches
sur les plages nudistes. celles-ci pouvant être largement considérées comme un lieu touristique, même si
elles sont aussi l’objet d’une fréquentation de proximité,
elles m’ont conduit à m’interroger sur les motivations et
1- résumé du dossier d’Habilitation à diriger des recherches: Construire des territoires d’un autre genre ? Perspectives de recherche sur des territorialités marginales
dans l’espace touristique, préparé sous la direction du professeur Jean-christophe gay et soutenu à l’université de
nice-sophia antipolis le 19 novembre 2010 (vol. 3, 183 p.).
- umr 6590 cnrs - université d’angers
les espaces d’un tourisme gay, ce qui constitue le cœur
de mes recherches en cours et à venir. s’agissant plus
dans une habilitation de montrer l’intérêt géographique
de telles recherches que de les développer pour ellesmêmes (ce qui a été partiellement effectué dans le
cadre des articles), j’ai choisi à travers les gays sur les
plages, de questionner les concepts de territoire et de
territorialité et le sens du tourisme par rapport à l’identité. À partir d’un choix d’acteurs spatiaux auxquels je
m’intéresse et du champ thématique dans lequel je
m’inscris (géographie du tourisme), je vise donc à
mettre en évidence des territorialités mal connues et
« marginales », et au-delà, contribuer à la réflexion des
géographes sur la signification et l’intérêt du concept de
territoire en rapport avec des identités sexuelles en particulier.
Le volume iii du dossier d’Hdr, le mémoire inédit,
en constitue la pièce maîtresse et lui donne son titre. À
partir des travaux déjà effectués, notamment les
enquêtes de terrain sur les plages et le nudisme, il propose une réflexion d’ensemble sur l’approche géographique des territorialités gays, incluse dans la géographie des genres et des sexualités qui tend à émerger en
France au cours des années 2000 dans le prolongement des travaux anglo-saxons. Les perspectives de
recherche futures proposées, portant sur les relations
entre le tourisme et la construction de l’identité gay,
notion aussi utile que critiquable, ne seront pas évoquées en tant que telles dans le présent résumé.
parTir dEs marginaliTés au cœur dE la posTmodErniTé pour rEvisiTEr lEs TErriTorialiTés ET lE
TourismE
La marginalité est un concept transdisciplinaire dont
Liliane rioux (1998) a souligné la double dimension
sociale (ou culturelle) et spatiale. La marginalité renvoie
d’abord à un état social défini par le couple
normalité/déviance. classiquement, les études sociologiques sur la marginalité et la déviance abordent l’homosexualité. c’est en particulier le cas des travaux de
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Howard s. Becker (1963) et erving goffman (1963).
michel Foucault (1976) traita l’homosexualité parmi les
multiples « sexualités périphériques » (p. 56) dont les
auteurs furent identifiés comme pervers au XiXe siècle.
L’évolution contemporaine de la perception de l’homosexualité fait partie d’un changement social plus large,
ce qui caractérise une marginalité en évolution. La tendance à une normalisation de l’homosexualité s’inscrit
dans des dynamiques caractéristiques de la postmodernité. Les gays (ceux qui s’identifient comme tels, moins
nombreux que les hommes qui ont plus ou moins régulièrement une activité homosexuelle) peuvent être considérés comme une de ces tribus postmodernes, réunies
par un sentiment d’appartenance et le partage émotionnel (maffesoli, 1988). L’essor des gay and lesbian
studies dans les universités américaines est tout à la fois
la conséquence d’un nouveau regard scientifique, qualifié de postmoderniste, et d’une réalité sociale et spatiale nouvelle, à savoir le développement de « quartiers
gays » dans les grandes villes, phénomène qui relève
de la postmodernité (staszak et al., 2001).
À travers les gays, je souhaite apporter une contribution générale à la géographie, à travers un questionnement à propos des concepts de territoire et de tourisme. La postmodernité se marque en effet par le
développement de nouveaux rapports aux territoires,
moins précisément circonscrits dans l’espace, plus
éclatés, et liés à de nouveaux phénomènes d’ancrage
identitaire (deshaies et sénécal, 1997). Les territorialités gays dans l’espace touristique, qui participent clairement de cette dynamique, peuvent être envisagées
comme exprimant et participant à la construction d’une
identité collective spécifique. elles prendraient tout leur
sens en rapport avec un projet centré sur les touristes
eux-mêmes plutôt que sur la découverte d’un ailleurs ou
des autres. cette hypothèse centrale peut être déclinée
suivant trois axes.
1- La construction de territorialités gays dans
l’espace touristique peut être d’abord expliquée, à
l’instar de celles inscrites dans l’espace urbain, comme
une réponse à un espace marqué par l’hégémonie du
modèle hétérosexuel (Binnie, 1997) et le risque permanent pour un homosexuel d’être confronté à « l’interpellation hétérosexuelle » (eribon, 1999, p. 88). elle peut
être également lue comme exprimant une identité gay
originale, constituée en réaction ou en résistance à une
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travaux & documents
assignation identitaire, et donnant une existence
concrète et éphémère à une communauté virtuelle en
dehors de ces lieux.
2- Les territorialités gays étudiées doivent être interprétées en rapport avec les études relatives au genre,
c’est-à-dire à la construction sociale des rôles sexués et
des relations entre hommes et femmes. L’existence de
plages exclusivement (ou presque) fréquentées par des
gays soulève plusieurs questions. ces territoires jouentils un rôle dans la (re)production des genres, ou plus
précisément, les processus de territorialisation et les
valeurs des acteurs y relèvent-ils du genre féminin,
auquel les historiens renvoient classiquement la plage
(granger, 2004)? Y a-t-il vraiment une remise en cause
des normes et de la hiérarchie sociale des genres dans
ces territoires gays? ces territoires sont-ils eux-mêmes
vecteurs de certaines normes relatives au genre masculin voire d’exclusions à caractère sexué?
3- selon un dernier axe de réflexion, les territorialités gays dans l’espace touristique peuvent être envisagées comme participant à la construction du monde.
La marginalisation de groupes ou de territoires ne s’explique que par référence à un centre prescripteur en
termes de pratiques et valeurs. mais la possibilité de
fonctionnement de ces territoires autres indique aussi
l’existence d’une certaine marge de manœuvre pour
des groupes minoritaires, plus ou moins concédée ou
tolérée par le centre. c’est ainsi que les rapports entre
la marge et le centre, ou l’antimonde et le monde, laissent entrevoir des relations, connivences et intérêts
réciproques, c’est-à-dire révèlent un fonctionnement du
monde et préparent le monde à venir.
l’éTaT dEs savoirs sur lEs TErriTorialiTés gays
Le chapitre i passe en revue l’état de la littérature
scientifique sur les territorialités et le tourisme gays, en
expliquant le retard de la géographie française par rapport à la géographie anglo-saxonne et aux autres
sciences sociales, mais aussi le rattrapage opéré dans
les années 2000. constituant un champ scientifique
cohérent et pluridisciplinaire, les études gays et lesbiennes se sont développées dans les années 1980, soit
après les études féministes qui, depuis la fin des années
1960, contestaient un ordre des sexes inégal et se don-
Territorialités gays
nant comme naturel. c’est aux états-unis que sont
apparus les premiers travaux sur les rapports entre
homosexualité et espace: c’est l’étude du sociologue
manuel castells (1983) sur san Francisco qui est considérée comme ayant eu un rôle inaugural. Les recherches géographiques anglo-saxonnes sur les gays et les
lesbiennes ont été dominées au départ par la quête de
données objectives visant à cerner les territorialités communautaires dans la ville, conformément aux méthodologies alors mises en œuvre en géographie urbaine et
économique. puis, dans le champ de la géographie culturelle, marqué par les influences postmodernistes, elles
se sont davantage tournées vers l’expérience personnelle et la dimension imaginaire de l’espace. sous l’influence du mouvement queer et de la remise en cause
des catégories sexuelles vues comme produites par une
structure sociale marquée par l’hétéronormativité, les
gays et les lesbiennes ont aussi servi d’opérateurs pour
questionner l’espace en général, en renouveler l’approche et la conception, en souligner des dimensions
normées jusque-là non perçues, ainsi dans l’ouvrage
collectif Mapping desires (Bell et valentine, 1995).
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Le premier article d’un géographe français portant
sur l’homosexualité est celui de Boris grésillon (2000),
consacré à Berlin: il correspond à un des nombreux
thèmes abordés dans sa thèse de géographie culturelle
sur la capitale allemande. mais ce n’est que dans la
seconde moitié des années 2000 qu’une véritable
dynamique s’enclenche, avec l’investissement de ce
champ par plusieurs géographes: stéphane Leroy
(2005), emmanuel Jaurand (2005) et marianne Blidon
(thèse en 2007). en sociologie, urbanisme et psychologie de l’espace les recherches se poursuivent: on
citera entre autres au sein de notre umr les travaux
d’alain Léobon (2004). il nous manque évidemment la
place dans ce résumé pour citer des articles qui tendent
à se multiplier ces dernières années. ces recherches
françaises sur les rapports entre homosexualité et
espace, à la fois significatives et somme toute dispersées par comparaison avec les recherches anglosaxonnes, présentent une orientation thématique prédominante vers les questions urbaines, et en particulier
le cas parisien.
quEllE géographiE pour lEs TErriTorialiTés
À la fin des années 1990, alors que le champ des
études gays et lesbiennes se constitue en France,
aucun travail géographique n’existe. cette lacune par
rapport à l’histoire ou la sociologie ne rend pas très pertinent le recours à une explication générale comme
l’effet d’obstacle lié au modèle politique universaliste
français en soi. il me semble davantage juste de chercher les raisons d’un retard propre à la géographie française dans certaines caractéristiques de son épistémologie voire de sa sociologie. Jusqu’aux années 1980
voire 1990, une approche positiviste a largement
dominé la (nouvelle) géographie, attachée à la matérialité et soucieuse de dégager les « lois de l’espace », privilégiant l’inscription des rapports socio-économiques
ou des politiques d’aménagement dans l’espace; tandis
qu’au même moment le tournant culturel et la vague
postmoderniste affectaient une large partie de la géographie anglo-saxonne, conduite à s’intéresser aux
représentations du monde de différents groupes
(staszak et al., 2001). on peut sans doute ajouter des
réticences morales à aborder la sexualité, particulièrement l’homosexualité et, si l’on suit olivier orain (2007),
un anti-intellectualisme présent parmi une partie des
géographes français.
gays ? cadrE ThéoriquE ET concEpTuEl
Le chapitre ii précise le cadre théorique et conceptuel de la recherche: celle-ci relève d’une géographie à
la fois culturelle et sociale, prenant en compte les individus et les groupes comme des acteurs spatiaux et
approchant le tourisme à partir des pratiques et des
représentations. L’homosexualité et le tourisme permettent de questionner le concept de territoire, dans ses
diverses déclinaisons, et de vérifier son fort potentiel
analytique pour la géographie.
tout comme armand Frémont, je refuse de me
laisser enfermer dans une approche géographique
monolithique : il souligne que « pour bien appréhender
les espaces vécus, il fallait aussi s’appuyer sur une
géographie « objective » » (Frémont, in allemand,
2007, p. 98). c’est ainsi que je ne m’interdis pas d’emprunter des voies d’approche relevant d’écoles de
géographie ou de courants différents, tout comme
antoine Bailly ou robert Ferras l’avaient fait. La mobilisation de l’approche culturelle ne me semble pas
obliger à adopter un subjectivisme intégral ou à
renoncer à prendre en compte la rugosité ou la matérialité de l’espace géographique.
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La distinction entre géographie culturelle et sociale
s’est atténuée, comme le montre la prise en compte de
la diversité des acteurs par la première et de la dimension symbolique et imaginaire de l’espace par la
seconde. La géographie dans son ensemble étant
devenue une science sociale, elle est forcément sociale,
certes de façon plus ou moins affirmée et affichée; et les
questionnements à partir des discours et représentations irriguent désormais une bonne partie de la géographie, ce qui me semble relativiser l’actualité de clivages
intra-disciplinaires. J’ajoute que s’il est encore légitime
de distinguer ces deux géographies, ce que font guy di
méo et pascal Buléon (2005) ou raymonde séchet et
vincent veschambre (2006), il est également possible
dans une recherche géographique sur un objet précis
d’emprunter à ces deux courants, ce qui est ma position.
d’une part, mon questionnement sur les territorialités
s’appuyant largement sur l’observation des pratiques
spatiales relève largement de la géographie sociale.
mais, d’autre part, je ne réalise pas une étude sociale
sur les gays qui seraient assimilés à un groupe de population défini et traversé par des clivages socio-économiques; l’homosexualité est ici plutôt envisagée comme
un phénomène culturel (subculture gay), dans laquelle
le rapport à l’espace est essentiel, à la fois vecteur et
produit de comportements et d’imaginaires individuels et
collectifs. dans le sens de ce rapprochement intra-disciplinaire, l’intérêt porté dans l’approche culturelle à une
grande diversité d’objets s’accompagne aussi de l’ajout
d’une nouvelle catégorie d’acteurs de l’espace géographique: les individus, autrefois confondus sous l’appellation « l’Homme », largement désincarnée. ceux-ci
sont envisagés autant à travers leurs pratiques que leurs
discours et les représentations, qui ne se déduisent pas
simplement les uns des autres.
il existe une relation autre que simplement chronologique entre le succès du concept de territoire, et de
ses diverses déclinaisons, et le renouveau de l’approche culturelle en géographie. même si le territoire
conserve un sens politique, son usage s’est étendu à la
géographie sociale puis culturelle, jusqu’à devenir le
concept intégrateur de la géographie contemporaine.
c’est que le territoire permet d’articuler le jeu des
acteurs dans l’espace, quelles que soient la catégorie
des acteurs et la taille de l’espace d’application, en intégrant le sens qu’ils donnent à leurs actions grâce à l’analyse des discours et représentations. c’est un enri-
eso,
travaux & documents
chissement pour comprendre le rapport des sociétés à
l’espace: « la territorialité nous renseigne sur la signification culturelle des rapports sociaux et nous permet de
mieux saisir enjeux et conflits spatiaux » (Bailly et
Béguin, 1982, p. 64). par la prise en compte de la
dimension symbolique voire identitaire de la territorialité, la géographie humaine s’est ouverte à l’approche
culturelle, qui ne se restreint plus à un champ géographique mais est mobilisable par l’ensemble de la géographie. par rapport à l’objet tourisme, l’intérêt porté
aux individus et au sens qu’ils donnent à leurs actions a
aussi conduit à un renouveau épistémologique. c’est
en raisonnant à la fois en terme d’« espace touristique »
et de « territoire touristique » que l’on peut mieux comprendre les dynamiques sociales à l’œuvre dans le tourisme. certes, les « territorialités interstitielles » (capron
et al., 2005, p. 215) dont relèveraient les formes de territorialisation des plages développées par les gays sont
certes fort différentes des territorialisations officielles qui
aboutissent au contrôle et au maillage complets d’une
portion d’espace: elles imposent la mise au point d’une
méthodologie de recherche adaptée.
quEllE méThodologiE pour lEs TErriTorialiTés
gays ?
Le chapitre iii développe les problèmes méthodologiques particuliers qui se posent en rapport avec les
objets d’étude que sont l’homosexualité et le nudisme,
phénomènes sociaux caractérisés par un certain degré
de marginalité, pouvant aller jusqu’à des situations
d’illégalité.
une pluralité de méthodes, pour certaines inspirées
des sciences sociales, et notamment de la microsociologie, pour d’autres d’usage plus courant et classique
en géographie, permet de pallier la faible visibilité et le
manque de sources officielles sur ces phénomènes.
visant à mettre à jour les relations entre les gays et les
plages nudistes qu’ils fréquentent, ma recherche
associe les observations de terrain et les témoignages,
perceptions des gays et des autres publics concernés,
sans chercher à masquer des détails gênants ou des
pratiques illicites, et sans recommander telle action ou
décision aux différents acteurs. cette recherche s’est
faite en adoptant une posture tantôt impliquée, tantôt
distanciée, grâce à l’utilisation de méthodes diverses.
selon une démarche empirique, les méthodes testées
Territorialités gays
ou adoptées sont parfois issues de sciences sociales
autres que la géographie, et pour cette raison sont
moins couramment utilisées dans la géographie française, ou bien renvoient à des écoles de pensée ou à
des conceptions différentes de la discipline.
ma position est celle d’un syncrétisme méthodologique assumé. d’une part, il est attesté que l’homosexualité peut être, aussi, abordée par des méthodes
éprouvées de la géographie. aux états-unis, les premières études sur les espaces de l’homosexualité ont
été fondées sur des méthodes relevant de l’analyse
spatiale, avec la prise en compte des localisations de
commerces gays, de lieux associatifs, de résultats
électoraux de candidats gays, etc. (castells, 1983).
L’établissement de statistiques établies à partir de
sources écrites ou de données collectées à travers
des questionnaires, ainsi qu’une cartographie à base
qualitative voire modélisatrice des formes de territorialisation observées sur les plages relèvent de
méthodes classiques de la géographie. d’autre part,
si l’on veut comprendre globalement le rapport de
l’homosexualité à l’espace, il est indispensable de
prendre également en compte des pratiques qualifiées d’invisibles, ce qui est difficile avec des
méthodes fondées sur la seule objectivation des faits
sociaux. ainsi, des méthodes inspirées de l’ethnométhodologie (observation participante, conduite d’entretiens informels) et d’autres relevant de l’approche culturelle (analyse de représentations et discours :
photographies, tableaux, écrits littéraires, magazines
et guides, etc.) ont été suivies.
il existe des limites à l’enquête de terrain, liées
aussi à l’aspect dissymétrique et artificiel de la relation entre l’enquêteur et l’enquêté, au cours des entretiens à l’aide de questionnaires en particulier. La
question du rapport personnel du chercheur à son
objet et sa position au cours de l’enquête de terrain
ont été envisagées, y compris d’un point de vue
éthique, dans le but de situer la recherche et les résultats produits.
quEls apporTs sur lEs TErriTorialiTés gays ?
Le chapitre iv propose un bilan sélectif et un
approfondissement des recherches que j’ai menées sur
les plages nudistes, principalement en europe (alle-
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magne, Benelux, France, espagne, italie, grèce et
croatie), aux états-unis et au Québec, mais également
en turquie et au mexique. Les plages étudiées sont
envisagées ici comme un des exemples de lieux touristiques territorialisés par les gays. La définition de ces
territoires part de la singularisation d’une pratique, de
surcroît liée au corps, suivant ainsi une posture encore
peu répandue dans la géographie française. L’accent
est mis successivement sur la place des gays dans le
système des acteurs, le rôle du corps dans le marquage
du territoire et la réalisation de l’identité, la fonction et le
sens de ces territoires en relation avec la sexualité et le
genre, en s’appuyant sur une comparaison avec les territorialités lesbiennes, enfin les relations entre ces constructions territoriales et l’espace touristique et géographique dans lequel elles s’insèrent. La territorialisation
gay repose sur des tactiques de détournement de
l’espace public et la mobilisation d’un capital spatial
acquis avec l’expérience des lieux marginaux.
Les territorialités gays plusieurs spécificités qui
méritent d’être soulignées en ce qu’elles interrogent le
sens du déplacement touristique:
• Les territorialisations opérées dans l’espace public
le sont sur la base de la recherche de l’entre-soi monosexué, ce qui est à rapprocher des notions de « bulle
touristique » ou de « paradis relationnel », considérées
par rachid amirou (2008) comme étant au cœur de l’imaginaire touristique, même si les territorialisations
gays dont il est question ne sont pas spécifiques au tourisme. ces territorialités reposent aussi sur une circulation d’informations qui échappe aux circuits habituels: le
bouche à oreille ou les sites internet spécialisés permettent de connaître et de s’approprier des lieux résiduels ou des lieux sur lesquels un compromis doit s’établir avec les autres;
• L’importance du corps dénudé, la recherche de
nouveaux partenaires sexuels et le remplacement des
normes habituelles de comportement par des codes
propres sont à la base du fonctionnement des plages
gays. ces codes renvoient au relâchement des
contraintes, dont on sait qu’il s’opère dans le tourisme
(par rapport à l’espace-temps quotidien) et en est un
des buts recherchés par les touristes. pour les gays, la
recréation vacancière synonyme de libération est à la
mesure des contraintes de l’univers habituel. Les come
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portements transgressifs par rapport à la norme ou aux
lois et les territorialisations développées dans l’espace
public distinguent les gays des lesbiennes et ne montrent qu’une faible remise en cause des dissymétries de
genre. Les lieux qu’ils s’approprient constituent à la fois
des hétérotopies (de leur point de vue) et aussi des
fragments d’antimonde compte tenu de leur caractère
caché (par rapport aux autres);
• il existe cependant des points communs entre les
plages gays et des lieux gays urbains. L’organisation
spatiale et le fonctionnement de la plage gay sont identiques à ceux des lieux de drague extérieurs. ces
plages gays nudistes peuvent être considérées comme
leur variante littorale. ceci n’est pas contradictoire avec
leur qualité de lieu touristique puisque l’on sait que le
tourisme repose largement sur un transfert d’urbanité,
avec la duplication de modèles urbains (architecture,
équipements, pratiques, etc.).
lE TourismE gay : consTruirE lE TErriToirE, consTruirE l’idEnTiTé
Les remarques précédentes conduisent à questionner le tourisme gay dans son ensemble par rapport
à cette dimension identitaire, dans la mesure où les éléments habituellement mis en avant dans le tourisme
tiennent plus à la qualité des lieux, à la rencontre avec
l’autre (le vrai, celui qui habite toute l’année les destinations touristiques) et avec le dépaysement par rapport
au cadre de vie habituel.
L’aspiration à l’expression libre de son identité
passe par la quête par les gays d’espaces ressentis
comme accueillants, en tout cas peu contraignants. À
l’échelon local, des logiques contradictoires ou plutôt
complémentaires de repli et d’ouverture s’observent,
organisant la séparation, surtout dans les lieux dédiés à
la sexualité, ou l’intégration de l’altérité. Les quartiers à
visibilité gays des grandes villes ou des stations balnéaires, dont la qualité première pour le touriste gay est
l’urbanité, sont aussi l’objet d’une fréquentation touristique non spécifique et ne peuvent être considérés
comme des territoires exclusifs de l’identité gay, a fortiori des ghettos. À l’échelon mondial, des logiques de
réseau à base économique (entreprises du secteur touristique) ou technique (l’internet) permettent la diffusion
mondiale (occidentale?) du tourisme gay, qui même si
elle touche l’occident et aussi des pays du sud (thaï-
eso,
travaux & documents
lande, indonésie, turquie, maroc, afrique du sud,
mexique, Brésil, argentine, etc.) reste sélective car elle
se heurte à des obstacles politiques ou culturels (Jaurand et Leroy, 2011). des métropoles, spécialement les
villes dont le monde est l’horizon, et quelques stations
balnéaires sont les avant-postes et les relais actifs de
cette diffusion. par leur signalement dans des supports
d’information à l’échelon mondial, les lieux du tourisme
gay dépassent la distinction lieu local/lieu global: ils
sont potentiellement fréquentés par des gays venus du
monde entier. si des tendances à l’émergence d’une
identité gay globale sont indéniables, largement du fait
de la circulation d’images et de stéréotypes, celle-ci
souffre de nombre de limites: économiques (une minorité de gays, y compris dans les pays du nord, y participe), spatiales (l’existence d’un tourisme gay voire la
visibilité gay tout court restent impossibles dans nombre
de pays) et culturelles (plutôt que le simple transfert
d’un modèle identitaire on assiste à des recompositions
nationales de l’identité homosexuelle). doit-on voir dans
cette identité gay globale un sous-produit du capitalisme mondialisé? il faut signaler que la morale capitaliste a jusque récemment marginalisé l’homosexualité,
et que cette dernière utilise le système économique
dominant pour progresser en visibilité (gluckman et
reed, 1997), selon une tactique de ruse éprouvée:
c’est ce qui laisse augurer la diffusion, même non souhaitée, du tourisme gay dans les espaces les plus
ouverts à la mondialisation, au prix de la fragmentation
spatiale.
au total, la construction contemporaine de l’identité
gay passe par l’espace selon deux modalités principales: d’une part la recherche d’un ancrage territorial,
même éphémère, en écho au sentiment d’être déplacé;
d’autre part la mobilité, résidentielle ou touristique, pour
cette dernière à travers des réseaux permettant la constitution d’une communauté gay mondiale.
Territorialités gays
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e
e so
N° 32, décembre 2011
o
La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques
à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
15
Mathieu Durand
eso le mans
espaces et sociétés
l
es villes d’amérique latine sont depuis plusieurs décennies caractérisées par l’importance toute particulière de leurs inégalités
socio-spatiales (dureau et al. 2006). À celles-ci s’ajoutent des inégalités face à l’environnement. il s’agit d’inégalités relatives aux impacts environnementaux
(positifs et négatifs) reçus par la population, ainsi que
d’inégalités dans l’impact de chaque individu sur l’environnement local et global. les paradigmes encore
émergents d’inégalités environnementales et d’inégalités écologiques permettent d’appréhender ces situations.
pour mieux comprendre l’origine et les conséquences de ces inégalités, nous allons travailler sur un
service urbain lié aux dimensions sociale et environnementale du développement durable : les déchets
solides et liquides. ces objets permettent à la fois de
mesurer l’impact de l’environnement sur la population,
ainsi que l’impact de la population sur son environnement. ces deux types de relations ont des conséquences amenant parfois à la complémentarité ou à
l’exacerbation de logiques territoriales d’inégalités.
l’étude plus particulière de la ville de lima, capitale
péruvienne, permettra de mettre en évidence les inégalités environnementales et écologiques face à la question des déchets. elles seront ensuite interprétées en
termes de vulnérabilité, de risque et de durabilité du
modèle de développement urbain . l’ensemble de ces
notions se recoupent, s’opposent et se complètent.
elles permettent de comprendre en quoi la gestion
actuelle des déchets participe à la construction de
l’espace urbain. il est ainsi possible de voir comment le
1
1- cet article est le fruit d’une recherche doctorale, soutenue en 2010 à l’université de rennes 2, sous la direction
de vincent Gouéset et de robert d’ercole (ird) que je
remercie ici pour leur soutien. cette thèse (durand, 2010)
a été financée par l’institut Français d’etudes andines,
dans le cadre d’un programme de l’institut de recherche
pour le développement. la méthodologie développée s’est
appuyée sur un long travail de terrain et a permis d’appliquer les notions d’inégalités environnementales et écologiques au contexte spécifique d’une ville en développement (cf. durand, 2012).
- umr 6590 cnrs - université du maine
sacrifice de certaines populations permet finalement au
système urbain de fonctionner, en articulant échelle
locale et échelle métropolitaine.
I-
L’étuDe Des Déchets sous L’angLe Des
InégaLItés
envIronneMentaLes
et
écoLo-
gIques
la manipulation des concepts d’inégalités environnementales et écologiques nécessite quelques adaptations par rapport au contexte des villes en développement, afin de nommer, d’illustrer et de démontrer des
réalités pourtant bien connues. le cas liménien
démontre que tant qu’elles ne sont pas reconnues en
tant que telles, aucune politique publique ne cherche à
lutter contre ces inégalités. d’autres auteurs ont
d’ailleurs ciblé cette nécessité d’établir la réalité de ces
inégalités sans quoi « les politiques ne seraient en être
tenus pour responsables » (emelianoff, 2006). cette
réflexion s’appuie donc sur une adaptation des définitions, puis sur une recherche d’indicateurs faisant référence à des données disponibles sur le terrain, aboutissant au constat des inégalités.
Les inégalités environnementales et écologiques : des notions à définir
les notions d’inégalités environnementales et écologiques cherchent donc à faire le lien entre les inégalités sociales, depuis longtemps établies et les inégalités relatives à l’environnement. de nombreux textes
ont été publiés sur le sujet durant la dernière décennie.
le sens de ces deux notions a été débattu dans le
détail, aboutissant parfois à des divergences sémantiques importantes autour du mot « écologie ». ces
deux inégalités ont parfois été confondues, d’autres fois
incluses l’une dans l’autre. il semble aujourd’hui que la
distinction soit bien réelle. elles permettent ainsi de différencier deux phénomènes, venant parfois s’affecter
l’un l’autre. dans tous les cas, elles cherchent à établir
un lien entre les dimensions sociales et environnementales du développement durable.
e
N° 32, décembre 2011 e s o
o
16
La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
nous retiendrons donc l’une des définitions qui
semble la plus pertinente pour travailler l’objet
« déchet » et qui permet de mesurer clairement ces
inégalités en fonction d’indicateurs spatiaux précis. les
inégalités environnementales expriment ainsi « l’idée
que les populations ou les groupes sociaux ne sont pas
égaux face aux pollutions, aux nuisances et aux risques
environnementaux, pas plus qu’ils n’ont un accès égal
aux ressources et aménités environnementales »
(emelianoff, 2006). ces inégalités placent l’individu
comme récepteur d’impacts environnementaux, positifs
ou négatifs. cette réception est différenciée selon les
caractéristiques socio-économiques des individus. la
capacité de chacun à faire le choix de son lieu de résidence et à s’adapter aux éventuelles nuisances reçues
est un facteur souvent aggravant des inégalités. les
politiques publiques jouent alors un rôle très important.
les inégalités écologiques complètent le concept
précédent, prenant en compte les impacts de l’homme
sur son environnement, c’est-à-dire dans le sens
opposé aux inégalités environnementales (figure n° 1).
les inégalités écologiques se fondent sur l’idée que
chaque individu a un impact écologique. les modes de
consommation et les modes d’habiter de chacun ont un
impact sur les écosystèmes (locaux et mondiaux) en
terme de prélèvement de ressources naturelles et de
pollution (épuisement de la capacité auto-épuratrice du
milieu). il s’agit finalement d’un impact écologique différencié selon les groupes humains. plus qu’une inégalité
écologique, il s’agit ici d’une « inégalité d’impacts écologiques ». le comportement des individus induira alors
sur la capacité de charge de l’environnement en y prélevant plus ou moins de ressources et en le contaminant de façon plus ou moins importante.
Mettre en adéquation les définitions avec les
étapes de la gestion des déchets
les définitions données ci-dessus ont pour avantage de correspondre à des données déjà existantes.
leur application dans une ville en développement, où
les informations sont souvent éparses, incomplètes et
peu nombreuses, nécessite une adaptation des théories par rapport aux données disponibles. c’est ce processus de convergence qui a permis de mesurer les
inégalités environnementales et écologiques face à la
gestion des déchets dans la ville de lima. Qu’il s’agisse
des eaux usées ou des déchets solides, la gestion de
eso,
travaux & documents
Figure 1 : Définition des inégalités environnementales et écologiques
Environnement
- Nuisances
- Risques
- Aménités
- Ressources
Inégalités environnementales
Inégalités écologiques
Individus
récepteurs
d'impacts
Individus
producteurs
d'impacts
Société
Populations
socialement
différenciées
Durand M. ©ESO Le Mans, 2011
ces services urbains correspond aux mêmes étapes
techniques, qui seront mises en relation avec les éléments de la définition des deux inégalités: la production
de déchets, la collecte et l’évacuation, puis enfin le traitement (stockage, élimination, valorisation).
la réception de pollutions, de nuisances et de
risques est alors associée à la réception de déchets.
certaines populations reçoivent en effet les déchets de
leur concitadins. il s’agit des déchets collectés, par les
mairies ou par les circuits informels, qui terminent dans
des territoires marginaux où les populations vivent de
leur valorisation (recycleurs informels, agriculteurs utilisant les eaux usées) ou subissent simplement leur présence (décharge sauvage, rejet d’égout à ciel ouvert,
etc.). on peut également mesurer ces inégalités en
fonction de la réception d’une aménité qui est le service
de propreté. tous les habitants n’ont pas accès à la
même qualité de service d’enlèvement des ordures
ménagères ou du réseau d’égout. il s’agit de l’indicateur
relatif à la réception de l’aménité « propreté ».
par ailleurs, pour mesurer les inégalités écologiques, il convient de mesurer l’impact des populations
sur leur environnement; c’est-à-dire de voir quelles sont
les populations qui produisent plus de déchets que les
autres et qui donc produisent une source de pollution
potentielle plus importante. cette donnée doit ensuite
être relativisée par rapport à l’étape du traitement des
déchets qui peut atténuer l’importance de la pollution.
les eaux usées2 sont traitées à hauteur de 11 % à lima
et les déchets solides3 de 86 %. l’impact écologique
des eaux usées est donc bien plus grand que celui des
déchets solides, malgré une stigmatisation souvent plus
poussée de la question des ordures.
2- les chiffres concernant le traitement des eaux usées proviennent des données de l’entreprise d’eau de lima,
sedapal (service d’eau potable de lima - servicio de
agua potable de lima), 2005 et 2008.
3- tous les chiffres concernant les déchets solides proviennent des recensements effectués par les municipalités provinciales de lima et de callao en 2008.
La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
17
Figure 2 : Inégalités environnem entales et écologiques face aux déchets à Lim a
Cours d’eau
Zone humide
Province
District
Co
rd
ill
èr
e
Co
rd
ill
èr
e
Bâti
s
de
s
de
An
An
s
de
s
de
Centre
historique
Océan
Pacifique
Indicateurs sociaux : les extrêmes
socio-économiques
Indicateurs environnementaux
liés aux déchets
Production ou évacuation élevée
de déchets solides ou d’eaux usées
Pauvreté et extrême pauvreté
Populations aisées et classes
moyennes-hautes
Réception de déchets non traités
0
M. Durand©UMR ESO Le Mans, CNRS, 2011
10 km
Sources : Apoyo, 2005 ; INEI, 2007
Le constat des inégalités environnementales et
écologiques à Lima
la méthodologie succinctement présentée ici a
permis d’établir le constat des inégalités environnementales et écologiques face à la question des déchets à
lima. la production d’eau usée et de déchets solides
est ainsi nettement liée aux niveaux socio-économiques
de la population. la figure 2 permet de visualiser cette
corrélation. les quartiers les plus aisés sont ceux où la
production de déchets est la plus importante. il s’agit des
quartiers commerciaux, résidentiels aisés et du centre
d’affaire de lima. la production de déchets solides
municipaux dépasse les 500 kg par habitant et par an
dans les quartiers aisés, alors qu’elle descend en dessous de 200 kg dans les quartiers les plus pauvres, souvent situés en périphérie. les quartiers du centre historique constituent une exception, puisque malgré une
population relativement pauvre, la production de déchets
est élevée du fait des activités économiques. les inégalités écologiques sont alors très marquées à lima.
elles sont par ailleurs renforcées par les inégalités
environnementales. cette carte permet de voir que ce
sont les mêmes territoires, et donc les mêmes populations, qui sont touchés par les deux inégalités. la carto-
Source : SEDAPAL, 2005 ;
Municipalités, recycleurs, centres de santé,
organisations agricoles, 2006-2010
graphie de l’accès au service de collecte, est presque la
même que celle de la production de déchets. plus le
quartier est aisé, plus le taux de collecte des déchets est
important. cette corrélation peut en partie être attribuée
aux politiques publiques mises en place, ainsi qu’à des
logiques plus structurelles de construction et de fonctionnement de l’espace urbain. ainsi, dans les quartiers
aisés, plus de 98 % des déchets solides et 100 % des
eaux usées4 sont collectés et évacués. alors que dans
les périphéries populaires, ces chiffres oscillent autour
de 80 % pour les déchets solides et 40 % pour les eaux
usées5.
enfin, la figure 26 permet de localiser l’ensemble des
secteurs de la ville recevant les déchets non traités. il
4- les chiffres relatifs au service de collecte des eaux usées
proviennent du recensement de population et du logement
de l’inei (institut national de la statistique et de l’informatique – instituto nacional de estadística e informática) de
2007.
5- les districts grisés du nord et du sud de la carte de droite
sont des stations balnéaires, ayant une grosse production
de déchets l’été.
6- l’ensemble des données représentées sur cette carte est
la synthèse d’une importante base de données spatialisées.
la situation des eaux usées et des déchets solides est légèrement distincte; elle correspond cependant aux mêmes
logiques synthétisées sur ces cartes.
e
e so
N° 32, décembre 2011
o
18
La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
s’agit des égouts de sedapal rejetant directement les
eaux usées, des zones agricoles irriguant avec des eaux
usées, des décharges sauvages ou encore des quartiers où s’effectue le recyclage informel. ces trois principaux secteurs sont les périphéries populaires aux logements auto-construits du nord, de l’est et du sud de lima
(Hidalgo, 1999). Quelques petits quartiers reçoivent
également les déchets dans le péricentre, assurant une
fonction de réception et de traitement depuis le début de
la création de la ville. il s’agit de poches de pauvreté et
de marginalité au cœur de la ville, ayant une utilité
sociale bien spécifique (sierra, 2009). l’ensemble de
ces éléments permettent de faire le constat des inégalités environnementales et écologiques à lima. les
deux se cumulent généralement pour venir affecter les
mêmes populations et les mêmes territoires.
II- expLIquer Les InégaLItés par Les DIfférentIeLs De vuLnérabILIté et Les transferts De
rIsques
le constat de l’existence d’inégalités environnementales et écologiques relatives aux déchets dans
une ville, peut être analysé à partir de plusieurs
logiques. elles ont notamment à voir avec les déplacements de déchets opérés, souvent en lieu et place d’un
véritable traitement. la géographie des déchets permet
ainsi de comprendre comment ces inégalités naissent,
fonctionnent et évoluent.
Les déchets comme source de risques
« Désormais nous ne souffrons plus seulement de l’encombrement, mais, avec les ordures, naît le danger; c’est
pourquoi, on s’emploie à les ramasser pour les enfouir et
nous en protéger; nous gagnons aussi à les éloigner de
notre vue (la saleté révulse) » (Dagognet, 1997)
cette citation met en avant la notion de « danger »
liée aux déchets. pour gérer ce danger, la plupart des
sociétés ont tout d’abord mis les « déchets hors des
cités », choisissant « l’exode comme principe d’élimination des déchets » (perrin, 2004). l’objectif est alors d’éloigner les nuisances pouvant affecter les populations et
leur environnement proche. il s’agit de limiter les
risques sanitaires et environnementaux affectant directement les habitants d’un territoire ou les ressources
nécessaires à leur survie. les termes polysémiques de
nuisances et de risques sont ici utilisés pour qualifier
eso,
travaux & documents
une pollution diffuse, ce qui n’a rien à voir avec un aléa
fruit d’une catastrophe ponctuelle et exceptionnelle. les
déchets sont ainsi source de nuisances, parfois comparées à des « aléa-stress » (turner et al., 2003), c’est-àdire qui « exerce une pression continue sur le système,
mais dont la variabilité est limitée » (aschan-leygonie
et Baudet-michel, 2007).
les risques relatifs aux déchets correspondent à la
probabilité d’une population d’être affectée par la nuisance, également comprise comme l’aléa-stress. cette
probabilité dépend en partie de la vulnérabilité des
populations; vulnérabilité elle-même accrue par la présence de déchets. il s’agit d’une « vulnérabilité sociale »
ou « vulnérabilité différentielle » qui suppose que certains individus sont « plus vulnérables que d’autres
parce qu’ils n’ont pas les moyens (en général financiers, mais aussi culturels, technologiques, voire physique) de se prémunir aussi bien que d’autres, mieux
lotis de ce point de vue, contre les aléas » (Galland,
2009). de façon plus large, il s’agit de la « vulnérabilité
urbaine » qui « n’est pas seulement la susceptibilité à
subir des dommages, mais aussi la propension de la
société urbaine à les engendrer » (d’ercole et al.,
2009). la vulnérabilité urbaine s’applique à un périmètre plus étendu que la seule vulnérabilité des populations.
Les transferts de risques engendrent les inégalités
une fois cette relation entre le risque et les déchets
établie, on observe qu’en l’absence de capacités de
traitement des déchets, la politique mise en œuvre pour
les gérer est de déplacer la nuisance. l’étape technique
du transport des déchets aboutit à ce déplacement. or
ce déplacement ne se fait pas de façon aléatoire. il est
le résultat d’une vulnérabilité différenciée des populations. celle-ci s’exprime dans ce cas par la capacité à
se défaire des déchets, c’est-à-dire l’accès ou non au
service public de collecte. une population dont les institutions ont mis en place un service public de propreté,
diminue sa vulnérabilité par rapport aux déchets. elle a
alors utilisé des ressources collectives pour ne plus être
exposée aux nuisances et aux risques.
au contraire, les populations recevant les déchets
n’ont pas la capacité de les évacuer dans de bonnes
conditions. elles vivent de la valorisation des déchets
(recyclage informel de déchets solides, agriculteurs
La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
cartographier et modéliser les transferts de
risques à Lima
a lima les transferts de risques s’effectuent entre
d’une part les quartiers du centre et de la ville moderne,
d’autre part les périphéries éloignées et les zones
périurbaines, là où l’agriculture côtoie les zones
urbaines. il s’agit donc d’une logique centre/périphérie
ou encore quartiers aisés/quartiers pauvres. certains
quartiers très spécifiques du péricentre ont également
cette fonction de réception des déchets. les solutions
trouvées pour la gestion des déchets sont d’ailleurs très
souvent « essentiellement spatiales » (Bertrand, 2003).
les cours d’eau et les côtes sont parmi les principaux
territoires affectés.
l’analyse effectuée sur les déchets de lima permet
de mettre en place une typologie des quartiers affectés
par le transfert de risque (cf. figure n° 3). les premiers
ont la capacité d’évacuer leurs déchets grâce à un bon
accès aux services urbains. ils représentent aujourd’hui
la majorité des quartiers de lima. ces populations sont
à court terme peu exposées aux nuisances. les
seconds n’ont pas accès aux réseaux de collecte des
déchets. ils n’ont donc pas la capacité de réduire leur
vulnérabilité puisque les populations sont exposées aux
nuisances de leurs propres déchets. enfin les troisièmes cumulent la « non » évacuation de leurs
déchets, avec la réception des déchets provenant du
N
Cor
dill
èr
e
d
s
de
An
populations réceptrices. le transfert de risques7 est
constitutif des inégalités environnementales et écologiques, puisqu’il les construit et les renforce.
Figure 3 : Schématisation des déplacements de déchets
et des transferts de risques à Lima
es
réutilisant les eaux usées) ou pâtissent de la proximité
de dépotoirs (rejets d’égouts, décharge sauvage, etc.).
outre le fait de recevoir les déchets des autres, ces
populations n’ont la plupart du temps pas la capacité
d’évacuer leur propre production. c’est-à-dire qu’elles
n’ont pas accès aux réseaux publics de collecte. les
deux nuisances viennent alors se cumuler.
les nuisances sont donc déplacées, en fonction
d’une vulnérabilité différenciée des populations. c’est
cette conjonction entre la nuisance (« aléa-stress ») et la
vulnérabilité des populations, qui aboutit à un constat de
risque. les populations recevant les déchets et n’ayant
pas elles-mêmes accès aux services de collecte sont
exposées aux risques environnementaux, sanitaires,
etc. plus que toutes autres. les risques sont ainsi transférés des populations productrices de déchets vers les
19
Océan
Pacifique
Zone urbanisée
Cours d’eau
Zone humide
Différentiel de vulnérabilité
production et évacuation de la nuisance
Quantité de déchets produits
et taux de collecte :
élevé
moyen
faible
Réception de nuisance
Réception massive pour transfert
ou évacuation
Réception diffuse pour valorisation
ou élimination
Elimination contrôlée par les autorités
Dynamique de transfert de risque
Principaux flux de déchets
Sources : APOYO, 2005, organisations agricoles, INEI, 2007, DIGESA, 2008, Municipalités,
recycleurs, centres de santé, travail de terrain, 2006-2010
Durand M. ©ESO Le Mans, 2011
reste de la ville. les populations les plus vulnérables
face aux déchets y vivent.
le transfert de risques permet d’appréhender une
situation de cumul des inégalités environnementales et
écologiques. les populations les plus aisées sont celles
qui produisent le plus d’impacts potentiels sur l’environnement, sources d’inégalités écologiques. ces impacts
sont relativisés lorsque le traitement permet la disparition totale des déchets (enfouissement contrôlé, station
d’épuration, etc.). or ces mêmes populations sont
celles qui ont la capacité de réduire leur vulnérabilité
(accès au service public); il s’agit de la réception d’aménités inhérentes aux inégalités environnementales.
au contraire, les individus les plus défavorisés socialement ont un impact limité sur l’environnement global
(production plus faible de déchets), quand ils reçoivent
l’essentiel des nuisances. cette situation fait donc que
les inégalités écologiques et les inégalités environnementales se cumulent pour aboutir à une vulnérabilisation accrue des populations les plus marginalisées.
e
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N° 32, décembre 2011
20
La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
III-
vuLnérabILIté et DurabILIté : une reLa-
tIon aMbIguë D’opposItIon et De coMpLéMentarIté
valoriser les déchets pour aller vers plus de
durabilité
les éléments abordés jusqu’à présent envisageaient les déchets comme des nuisances venant vulnérabiliser les populations. or la gestion des déchets
peut également avoir des effets environnementaux et
économiques positifs. il s’agit de leur valorisation. celleci est pour le moment essentiellement réalisée dans de
mauvaises conditions sanitaires, environnementales et
sociales à lima, puisqu’elle est la plupart du temps illégale. elle est malgré tout la seule pratique permettant
de réduire l’impact de la ville sur son environnement.
les circuits d’acteurs informels effectuent une valorisation importante à lima. entre 10 et 15 % des
volumes d’eau usée et de déchets solides municipaux
sont recyclés et réutilisés, ce qui participe à la réduction
de l’impact écologique de la ville. au contraire, la solution prônée par les pouvoirs publics, à savoir la simple
élimination des déchets (centre d’enfouissement ou station d’épuration) ne permet que de limiter la dégradation
de l’environnement en supprimant la nuisance. elle ne
permet pas de rattraper les dommages provenant du
prélèvement des ressources naturelles. la valorisation
des déchets prend donc davantage en compte les préoccupations de durabilité du système urbain en limitant
son empreinte écologique.
la gestion des déchets ne permet cependant pas
d’aller vers un réel développement durable à lima,
puisque ses dimensions sociales et environnementales
ne sont pas prises en compte de la même façon. le
développement urbain durable suppose en effet une
gestion harmonieuse de la ville, « qui a pour autre ambition de trouver des compromis acceptables entre les
objectifs – a priori opposés – du développement urbain
(l’économique, le social, et l’écologique) » (emelianoff
et theys 2000). la gestion des déchets sous l’angle de
la ville durable implique alors d’équilibrer la protection
de l’environnement, avec les besoins sociaux d’accès à
un service public, et la stabilité économique de leur
fonctionnement. or la prise en compte de la dimension
environnementale des déchets (valorisation) à lima se
fait au détriment de certaines populations et favorise
donc les inégalités. sans aller vers un modèle de ville
eso,
travaux & documents
durable, la gestion actuelle des déchets contient toutefois des éléments positifs à ne pas négliger, permettant
d’aller vers une certaine durabilité par rapport à l’environnement de la métropole. il s’agit des pratiques informelles de valorisation des déchets. le modèle actuel
est source de nombreux risques et inégalités, il ne faut
pas pour autant le rejeter dans son intégralité, puisqu’il
permet au système urbain de fonctionner, tout comme il
permet de tirer un certain profit (économique et environnemental) d’une partie des déchets.
vulnérabilité sociale locale contre durabilité
environnementale métropolitaine
la collecte et l’évacuation des déchets, bénéficiant
aujourd’hui à la majorité de la population, permettent
d’offrir un environnement local relativement sain à une
grande partie des habitants de lima. or cette propreté
locale n’est pas synonyme de protection environnementale, car une grande partie des déchets est évacuée sans traitement. la propreté locale se fait donc au
prix d’une pollution déplacée à un autre endroit. c’est la
conséquence des transferts de risques. malgré cette
pollution, d’autres pans de la gestion des déchets permettent de prendre en compte la dimension environnementale du développement durable: leur valorisation.
celle-ci se fait au prix d’une grande vulnérabilité des travailleurs des déchets. les populations affectées par les
risques au niveau local sont celles qui agissent dans le
sens d’une meilleure prise en compte de l’environnement à l’échelle métropolitaine. l’action de ces recycleurs et de ces agriculteurs permet de limiter l’impact
écologique des habitants de la ville, tout en mettant en
danger leur propre santé.
la prise en compte de la dimension environnementale du développement durable se fait donc à lima au
détriment de sa dimension sociale, venant accroître les
inégalités environnementales et écologiques. la gestion des déchets ne permet pas d’aller vers un modèle
de ville durable, car elle met en opposition ses volets
sociaux et environnementaux. la gestion des déchets à
lima permet tout de même d’améliorer les conditions
de vie de la majorité de la population, parmi laquelle
certaines populations pauvres. ceci se fait cependant
en concentrant les risques sur les populations les plus
vulnérables, venant accentuer les inégalités. ces populations sont d’ailleurs très peu conscientes du caractère
La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
21
Figure 4 : Les échelles de la vulnérabilité et de la durabilité dans les circuits de gestion des déchets
Elimination
formelle
des déchets
sans valorisation
Populations ayant
accès au service
de collecte des déchets
Accès au service d’évacuation
des déchets
Population non vulnérable
Population vulnérable
Positif
Valorisation
formelle
des déchets
Valorisation
informelle
des déchets
Populations n’ayant
pas accès au service
de collecte des déchets
Techniques de traitement
des déchets
Sans risque au niveau local
Avec risque au niveau local
Déplacement de déchets :
diminution des risques locaux
Déplacement de déchets :
transfert des risques
Impacts du traitement des déchets
Vers plus de durabilité :
valorisation des déchets
Vers moins de durabilité :
les déchets affectent
l’environnement
Echelle locale
Traitement
des déchets
Rejet de déchets
(formel et informel)
sans traitement
Neutre
Echelle locale
Collecte des
déchets
Négatif
Echelle
métropolitaine
Impact environnemental
Non affectation de la durabilité :
absence de pollution et de
valorisation
Rétroactions de l’échelle
métropolitaine vers l’échelle
locale
Durand M. ©ESO Le Mans, 2011
bénéfique de leur action à l’échelle métropolitaine. ils
sont encore très souvent stigmatisés comme vivant
dans des conditions d’insalubrité et d’informalité. les
recycleurs revendiquent de plus en plus ce caractère
d’intérêt public de leur action, contrairement aux agriculteurs réutilisant les eaux usées.
la figure n° 4 permet de systématiser cette relation
entre la prise en compte de l’environnement sous l’égide des politiques de développement durable et la vulnérabilité des populations. on observe alors une distinction et une articulation entre les échelles locales (le
quartier) et métropolitaines. les populations vivant dans
certains quartiers sont, comme observé précédemment, plus vulnérables que d’autres. ce schéma
cherche à illustrer la relation entre les quartiers en question (l’échelle locale) et les logiques à l’œuvre à l’échelle
de la ville de lima. celles-ci ont des effets différenciés
sur l’environnement, en le contaminant (absence de
traitement) ou au contraire en limitant l’empreinte écologique des populations (le recyclage). située au point
intermédiaire entre les deux points précédents, l’élimination des déchets est considérée comme neutre, puisqu’elle annule l’impact des déchets sans pour autant les
valoriser.
cette figure met en avant le fait que seules deux
techniques de traitement permettent de limiter les
conséquences sur l’environnement métropolitain: la
valorisation formelle et la valorisation informelle. or la
valorisation formelle est quasiment inexistante à lima,
même si quelques expériences commencent à se développer. l’essentiel se fait pour le moment à travers les
acteurs informels, agissant la plupart du temps dans de
mauvaises conditions sanitaires, environnementales et
sociales. le principal circuit aboutissant à une prise en
compte de la dimension environnementale du développement durable passe donc par une situation de risque
local très élevé. c’est-à-dire que les populations et les
quartiers stigmatisés pour leur insalubrité, sont en
réalité quasiment les seuls agissant pour améliorer la
qualité de l’environnement urbain. il y a alors une forte
contradiction entre les impacts négatifs subis par ces
populations, et l’intérêt de leur action pour la société
urbaine.
conclusion
l’étude de la gestion des déchets solides et des
eaux usées dans une ville en développement telle que
lima, permet de montrer qu’ils sont source d’inégalités
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La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
environnementales et écologiques. celles-ci sont analysables à travers des logiques de transferts de risques
et de différentiels de vulnérabilité. il est ainsi possible de
mieux comprendre comment fonctionne l’espace
urbain, comment il se construit et en quoi l’action sur un
point précis du cycle des déchets peut avoir un impact
important sur l’ensemble de la ville.
par ailleurs, ces transferts de risques montrent que
la ville fonctionne grâce au sacrifice de certains territoires et de certaines populations y vivant. Jean-rené
Bertrand parle de « géographie des espaces sacrifiés »
(Bertrand, 2003) pour caractériser les espaces qui, à
leur détriment, ont de tout temps permis le fonctionnement des sociétés urbaines en gérant notamment les
déchets. la limitation des impacts environnementaux
provenant des déchets, c’est-à-dire la meilleure prise en
compte de la dimension environnementale du développement durable, se fait en réalité grâce à l’action des
populations les plus vulnérables et les plus pauvres, qui
recyclent les déchets solides et réutilisent les eaux
usées. les autorités et les populations tiennent la plupart du temps ces populations pour responsables du
manque de propreté, alors qu’elles agissent en réalité
pour une meilleure préservation des ressources et une
meilleure évacuation des déchets en ville.
de plus en plus d’acteurs, au sein des onG, des
associations ou de certaines municipalités, ont toutefois
fait le constat de ce paradoxe entre des pratiques permettant au système de fonctionner et la grande vulnérabilité de certaines populations. ils tentent alors d’organiser une collaboration (illégale) entre les acteurs
formels et informels. ce genre d’action peut mener à
terme à une réduction des inégalités et à une meilleure
articulation entre les dimensions sociales et environnementale du développement urbain durable.
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La gestion des déchets et les inégalités environnementales et écologiques à Lima : entre vulnérabilité et durabilité
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Migrations et division sociale de l’espace en Toscane :
structures et dynamiques
25
David Frantz1
eso caen
espaces et sociétés
inTroDucTion
L
a thématique de la division sociale de
l’espace, définie comme la distribution socialement différenciée des habitants dans la ville,
est transversale aux disciplines des sciences sociales
qui se préoccupent des formes spatiales engendrées
par les inégalités sociales (brun, rhein, 1994; préteceille, 1995; Fourcaut, 1996; Haumont, 1996). classiquement, la division sociale de l’espace est appréhendée suivant les professions et catégories sociales
(pcs), cette catégorisation se rapprochant le plus de la
structuration en classes d’une formation sociale capitaliste (desrosières, thévenot, 1986). L’introduction de la
question migratoire dans ce champ d’étude suggère d’étudier comment s’opèrent les rapports entre la structuration d’une société capitaliste de réception et des systèmes migratoires2 composés d’hommes et de femmes
porteurs de leur formation sociale d’origine. déjà dans
les années 1920, l’école de chicago interrogeait l’impact
de l’immigration sur l’organisation sociale et spatiale de
la ville hôte (Grafmeyer, Joseph, 1990; Wirth, 1928). La
question de la distribution spatiale des minorités et des
immigrés dans la ville s’est d’abord développée dans la
sociologie urbaine aux états-unis puis en europe occidentale, tant en fonction de l’histoire sociale de ces
pays-continents que du développement de l’information
statistique (peach, 1975; petsimeris, 1995).
1 thèse soutenue le 11 décembre 2010 à l’université de
caen-basse normandie. direction : m. petros petsimeris,
professeur de géographie. composition du jury : m. Jeanrené bertrand (professeur émérite de géographie, université du maine, rapporteur), m. sergio conti (professore
ordinario, università degli studi di torino, rapporteur),
m. marco costa (professore ordinario, università di
trento), m. Jean-marc Fournier (professeur de géographie, université de caen-basse normandie), m. robert
Hérin (professeur émérite de géographie, université de
caen-basse normandie), m. petros petsimeris (professeur de géographie, université de paris i panthéon-sorbonne, directeur de thèse). L’intégralité de la thèse ainsi
que le cd-rom des annexes sont disponibles sur HaLsHs : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00559858/fr
- umr 6590 cnrs - université de caen-basse normandie
depuis la fin du XXe siècle, les migrations internationales se caractérisent tant par une augmentation des
flux que par la diversification des systèmes migratoires
(castles, 2000; simon, 2008). L’objectif de cette thèse
a été d’étudier la distribution de l’immigration dans une
région, la toscane, qui fait partie de la “troisième italie”
du centre et du nord-est de la péninsule, et dont le
développement économique est basé sur un réseau
dense de petites et moyennes entreprises constituées
en districts industriels ainsi que sur la flexibilité du travail, entre le modèle du nord-ouest de l’industrie de
type fordiste, et le mezzogiorno capitalistiquement
sous-développé (bagnasco, trigilia, 1993). L’intérêt de
cette région est qu’elle présente nombre de caractéristiques de l’économie post-fordiste émergente, et peut
constituer le modèle vers lequel tend le mode de production capitaliste. La capitale régionale, Florence, a
été l’objet d’une attention particulière en tant que pôle
économique ainsi que comme pôle d’attraction de l’immigration en toscane. dans le contexte post-fordiste de
restructuration du capital, quelle est la traduction spatiale de l’immigration dans cette région et dans sa capitale?
Les hypothèses de recherche sur lesquelles se
base cette thèse, sont les suivantes:
• avec l’avènement du post-fordisme, les mutations
économiques et sociales exacerbent la ségrégation au
sein de la division sociale de l’espace (mingione, 1998);
• les logiques de distribution spatiale des populations migrantes s’opèrent suivant le paradigme
d’« immigration post-fordiste » du sociologue italien
e. pugliese (2002);
• en tant qu’espace central des populations immi-
2- en complément de Zanfrini (2007, p 110), nous définissons le système migratoire comme un ensemble comprenant les formations sociales de provenance et d’arrivée
(contexte économique et politique, statut et droits de l’étranger), ainsi que les caractéristiques des populations
migrantes qui entrent en jeu dans le processus de migration (histoire, chaîne, régime, projet, modalités, etc.).
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Migrations et division sociale de l’espace en Toscane : structures et dynamiques
grées sur les plans résidentiel et économique, la
grande ville est un creuset où la division sociale de
l’espace rend compte de leur insertion dans l’économie urbaine ;
• les échelles spatiales permettent l’articulation
entre d’une part l’insertion de la population immigrée
dans la division structurelle de la formation sociale,
et d’autre part le jeu des caractéristiques particulières entre communautés étrangères et sociétés
locales.
plusieurs sources d’informations ont été utiles. en
premier lieu, la nécessité d’une bibliographie importante
s’est imposée tant pour la réflexion théorique que pour
cerner le contexte social et économique italien et
toscan. il nous semblait également indispensable de
consulter les études scientifiques issues aussi bien de
la recherche universitaire que des divers organismes
transalpins. il était aussi essentiel de comprendre le
contexte politique, juridique et économique de la “question de l’immigration” en italie.
en deuxième lieu, diverses sources statistiques de l’istat (istituto nazionale di statistica), de l’irpet
(istituto regionale di programmazione economica
della toscana), de la région toscane et de l’ufficio
statistica de Florence – ont été utilisées suivant les
objectifs et les échelles d’étude. récemment développée, la base de données en ligne http://demo.istat.it
nous a été d’un grand secours afin de disposer des
données sur l’évolution et la répartition des nationalités étrangères en italie de l’échelle nationale à l’échelle communale.
en troisième lieu, la fréquentation du terrain s’est
déroulée sous différentes formes. un travail photographique a servi à rendre compte de l’évolution urbaine de
Florence depuis le XiXe siècle. L’observation participante et des entretiens auprès de personnes-ressources ont permis d’obtenir des informations sur les
mutations économiques et sociales des quartiers. cette
méthode a aussi été nécessaire pour traiter de la situation des roms dans la ville. sans parler d’une enquête
par questionnaire (200) sur un marché touristique du
centre-ville de Florence afin d’étudier les migrants dans
un espace de travail localisé.
eso,
travaux & documents
l’iMMigraTion Dans le conTexTe posT-ForDisTe
comme l’a révélé le recensement général de la
population de 1981, l’italie est devenue un pays d’immigration après avoir été longtemps un pays d’émigration
(barsotti, Lecchini, 1993). en outre, cette immigration
en provenance de pays plus pauvres a dépassé les
migrations inter-régionales du mezzogiorno vers le
nord industriel de la péninsule. de 356000 en 1991
(soit 0,6 % de la population totale), le nombre d’étrangers résidents3 est passé à 1,4 million en 2001 (2,3 %)
et à 3,8 millions en 2008 (5,8 %). cet afflux récent de
population, qui est commun aux autres pays de l’europe méditerranéenne, se caractérise cependant par
une variété des systèmes migratoires qui se sont développés à des rythmes inégaux des années 1990 aux
années 2000: une immigration “traditionnelle” en provenance du maghreb a été dépassée par les flux d’europe orientale (albanais puis roumains), tandis que
s’affirmaient des flux inter-continentaux aux caractéristiques spécifiques (chinois, philippins). diversification
et allongement des provenances, importance croissante de l’europe orientale, raison de travail ou familiale, féminisation, sont parmi les caractéristiques de la
nouvelle situation migratoire en fonction des populations considérées (caritas, 1997, 2004).
en premier lieu, la répartition territoriale des populations immigrées suit la division de la péninsule: elle
obéit aux grands déséquilibres économiques entre le
nord industriel et le mezzogiorno. ainsi, la Lombardie,
région la plus riche d’italie, concentre un quart de l’immigration de la péninsule. en second lieu, cette distribution présente aussi des particularités suivant les systèmes migratoires, entre diffusion territoriale et
concentration urbaine. on peut en effet distinguer plusieurs facteurs de distribution des populations immi3- Les étrangers résidents sont ceux qui sont officiellement
enregistrés sur les états civils des communes. Les chiffres
de l’istat sont principalement fondés sur cette catégorie.
La question du dénombrement des étrangers en italie doit
tenir compte des sources utilisées (p. ex. le ministère de
l’intérieur comptabilise les permis de séjour) ainsi que de
l’importance de l’immigration irrégulière (avec tous les cas
que concerne ce terme). il est convenu d’ajouter 20 à 25 %
aux “résidents” pour s’approcher des chiffres des “présents”, ce qui est par ailleurs loin de corroborer les discours d’« invasion ». paradoxalement, c’est à l’occasion
des lois de régularisation collective (1998 et 2002 pour les
dernières) qu’est révélée l’immigration présente sur le sol
italien.
Migrations et division sociale de l’espace en Toscane : structures et dynamiques
grées sur le territoire italien: 1) l’effet de localisation
(proximité avec le pays d’origine, division fonctionnelle
du territoire, caractéristiques du marché du travail
régional); 2) l’effet de communauté (âge de la migration, caractéristiques démographiques du migrant,
régime migratoire, raison de la migration, projet migratoire, spécialisation professionnelle); 3) l’effet politicojuridique (détention du permis de séjour, reconnaissance des acquis).
malgré des lois sur l’immigration de plus en plus
répressives, malgré un climat politique de plus en plus
hostile, le marché du travail italien se caractérise par un
besoin vital de main-d’œuvre étrangère dont la raison la
plus importante ne repose pas tant sur la crise démographique4 que sur la structuration du marché du travail
(macioti, pugliese, 1991, 2003). La segmentation du
marché du travail assigne en effet une place subalterne
aux immigrés, dont les emplois se caractérisent par les
“5 p”: precari, pesanti, pericolosi, poco pagati, penalizzanti socialmente5. depuis les années 1990, les lois sur
l’immigration, combinant paradoxalement volonté
répressive et régularisations massives (entre 634000 et
647000 régularisés par la “loi bossi-Fini” de 2002), se
succèdent pour répondre aux besoins du marché
secondaire. L’imbrication des obstacles au titre de
séjour – conformément à l’évolution de la législation sur
l’immigration de l’union européenne – qui s’appuie sur
une économie informelle structurelle entretient l’éloignement des immigrés vis-à-vis des droits communs
(droits du travail, au logement, etc.) dans un système de
vulnérabilisation (Quassoli, 1999; reyneri, 1998; berti,
2003). L’« intégration subalterne » des immigrés, c’està-dire l’emploi sans les droits, est cohérente avec la
nécessité d’accroissement de l’exploitation du contexte
post-fordiste (ambrosini, 2003). ce phénomène est par
exemple illustré par le développement d’une “économie
métropolitaine” d’aides soignantes à domicile, une
main-d’œuvre féminine, étrangère, non déclarée, princi-
27
sence de l’état social (colombo, 2003; tognetti bordogna, 2003); nous avons appelé les groupes nationaux correspondant à ce profil “communautés
urbaines”. La segmentation du marché du travail, l’image socio-symbolique attachée à certains groupes
d’une part, et les chaînes migratoires, les réseaux de
recrutement, la division sexuelle et tout caractère
propre aux communautés considérées d’autre part, font
système afin de déterminer la spécialisation professionnelle des migrants (colasanto, ambrosini, 1993).
À l’échelle de la toscane, l’articulation entre la division économique territoriale et le travail immigré
confirme les modèles d’emploi de la main-d’œuvre
immigrée de m. ambrosini (2001, p. 76; 2008, pp. 6970). La toscane a été particulièrement étudiée par les
économistes (becattini, 1975) et les sociologues
(bagnasco, trigilia, 1993) pour son développement
endogène reposant sur l’industrialisation légère des districts industriels, ayant mobilisé une variété d’acteurs et
d’institutions (famille) ancrés localement. La distribution
de la population immigrée dans la région suit celle de la
population nationale et de la richesse économique: de
Florence à la mer tyrrhénienne, le nord de la région
concentre la plus grande partie de la population immigrée (cf. carte 1)7. suivant le secteur d’activité, le sexe
et le statut du travail, les différentes communautés
immigrées se distribuent principalement entre le
modèle de l’industrie diffuse du valdarno et celui de l’économie métropolitaine de Florence (Giovani, valzania,
2004; Giovani, savino, valzania, 2005) (cf. tabl. 1).
La question des rapports entre migration et travail
dans la grande ville a été analysée par le biais d’une
enquête par questionnaire et des entretiens auprès des
vendeurs d’un marché touristique du centre de Florence, le marché san Lorenzo8 (cf. photo 1). il s’agit
d’un espace de travail cosmopolite où les deux tiers des
vendeurs sont étrangers. Les caractéristiques démographiques et migratoires témoignent tout d’abord du
contraste entre les vendeurs-employeurs florentins et
palement dans les grandes villes6, compensant l’ab4- baisse de la population en âge de travailler, vieillissement de la population nationale et une baisse de la natalité.
5- emplois précaires, fatigants, dangereux, mal payés,
socialement pénalisants.
6- un créneau traditionnellement occupé par les philippines (via les réseaux catholiques), mais de plus en plus
par les ukrainiennes, moldaves, roumaines, qui sont de
surcroît une main d’œuvre moins chère.
7- nous avons eu recours au découpage régional en quarante-deux s.e.L. (systèmes economiques Locaux) proposés par l’irpet car ils présentaient une meilleure homogénéité territoriale que les provinces (dix) et parce qu’ils
correspondent aux bassins d’emploi et de vie, proposant
une certaine cohérence sociale à la division territoriale.
8- ce travail de terrain a eu lieu en 1999, sur un marché où
je travaillais. 233 vendeurs ont été abordés, 183 (78,5 %)
ont accepté de répondre au questionnaire. deux visites en
2005 et en 2010 ont permis d’apprécier les évolutions
(entretiens ciblés).
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Migrations et division sociale de l’espace en Toscane : structures et dynamiques
Carte 1 : Etrangers résidents de Toscane en 2007
Une distribution de l’immigration conforme à la structure économique
et démographique de la Toscane
Nombre d'étrangers
résidents en 2007
Milan
56 000
28 000
Florence
Florence
Toscane
5 600
Rome
SEL aire urbaine de Florence :
55 065 étrangers résidents
20% de l'immigration régionale
200 km
Prato
Florence
Pise
Systèmes
Economiques
Locaux
figures de vendeurs d’étrangers ressortent : le patron
iranien ayant une stratégie conquérante sur le marché
s. Lorenzo, et la commise mexicaine mêlant études et
travail pour l’été. La sphère du travail est en perpétuel
mouvement tant du fait de la mobilité des commis
dont les logiques migratoires et de présence sont
diverses, que de la dynamique de substitution des
employeurs, les patrons iraniens remplaçant progressivement les Florentins. si cette étude permet d’étudier les rapports entre héritages locaux et dynamiques globales, entre division internationale du
travail et les marchés du travail très localisés, on
signalera d’une part que la structure de l’immigration
du marché ne correspond pas à celle de la ville ou de
la province de Florence (où les chinois et les marocains étaient alors les plus nombreux), et d’autre part
que le tableau ne peut être que fugace : lors de nos
visites en 2005 et en 2010, nous avons constaté que
d’autres populations s’affirment (chinois et indopakistanais), accentuant le caractère cosmopolite de
ce marché. cet espace de travail localisé met en évidence la fonction de creuset migratoire de la ville, en
tant qu’espace privilégié, de concentration et de diffusion des flux migratoires.
20 km
la ville coMMe creuseT MigraToire
David Frantz©UMR ESO, Caen, 2011
Source : ISTAT, 200
les vendeurs-commis étrangers : ces derniers sont
plus nombreux, plus jeunes, de niveau scolaire plus
élevé, et ayant par définition un rapport plus instable
avec ce lieu de travail. Les divers aspects de la division du travail s’imbriquent cependant avec la diversité et l’hétérogénéité des trajectoires migratoires des
différents groupes de vendeurs étrangers. deux
Quel(s) rapport(s) entre immigration et dynamique
urbaine ? comment de nouvelles populations s’insèrent-elles dans la périurbanisation ? en premier lieu,
les données de l’istat montrent qu’au niveau national
les étrangers suivent et participent à la redistribution
générale de la population résidente du centre vers la
périphérie urbaine. en outre, depuis les années 1980,
le développement urbain et démographique des com-
Table 1 : application des modèles territoriaux du travail immigré
de M. ambrosini à la Toscane
Modèle
espace
secteur activité
sexe
travail irrégulier
de l’industrie
diffuse
valdarno
petite industrie,
bâtiment
hommes
variable
de l’économie
“métropolitaine”
Florence
pise
Lucca
tertiaire inférieur,
domesticité,
soins à domicile
femmes
significatif
nationalités
albanais
marocains
roumains
philippines
sri Lankaises
péruviennes
David Frantz, ESO-Caen, 2011
eso,
travaux & documents
Migrations et division sociale de l’espace en Toscane : structures et dynamiques
Photo 1 : Les comptoirs du Marché San Lorenzo
cliché DF février 2005
munes environnantes de Florence, couplé à son déclin
démographique9, aux mutations économiques et à
l’augmentation des mobilités résidentielles, place la
capitale régionale en phase de périurbanisation dans
le cycle de vie urbain10., conformément à la dynamique
urbaine observée dans les grandes villes de la péninsule (sforzi, 1992 ; dematteis, 1993). cette mobilité
inter-communale du chef-lieu de région vers le reste
de la région est surtout valable pour les villes du nord
et du centre, alors que prédomine, pour les étrangers
dans le mezzogiorno, une mobilité inter-régionale en
lien avec les déséquilibres territoriaux de la péninsule.
Le deuxième constat est que la polarisation territoriale
des immigrés, c’est-à-dire leur part dans la ville au
regard du reste du territoire, est plus importante que
ne l’est celle de la population totale : comme cela a été
vérifié pour la toscane, on peut dire que la distribution
spatiale des immigrés est centrée sur la grande ville,
et que la périurbanisation de cette population a lieu
avec un temps de retard par rapport à la dynamique
générale. en troisième lieu, il y a une spécialisation
complexe des villes suivant les groupes nationaux, la
périurbanisation les mobilisant de manière différenciée
en fonction de leurs caractéristiques propres (histoire
des systèmes migratoires, ancienneté de présence) et
de la géographie du marché du travail local. sauf spécialisation fonctionnelle urbaine (cas des “communautés urbaines”), la ville est le lieu de concentration
temporaire et de diffusion territoriale des populations
9- au recensement de 2001, la commune de Florence
comptait 356 100 habitants alors que ce nombre était de
457 800 à son apogée en 1971. au 1er janvier 2011, Florence compte 371 282 habitants résidents (istat).
10- L’échelle spatiale de ces mutations nous a obligé à
prendre pour terrain d’analyse l’aire urbaine Florenceprato-pistoia (bortolotti, de Luca, 1991).
29
immigrées au fil des vagues migratoires, des groupes
désormais “historiques” (marocains) aux plus récents
(roumains).
dans les années 2000, Florence compte le plus
grand nombre d’étrangers résidents de toscane
(18 100 en 2001, 37 600 en 2007), la ville de prato
ayant un rôle secondaire non négligeable. L’étude de
la situation des différents groupes étrangers dans les
chefs-lieux de la région d’une part, dans leur implication dans la déconcentration urbaine d’autre part,
témoigne d’une grande diversité selon les villes ou
selon les groupes considérés. certes, des “communautés urbaines” (philippins, sri Lankais, péruviens)
témoignent d’une spécialisation pour la ville en lien
avec leur spécialisation fonctionnelle, mais d’autres
groupes se caractérisent par des localisations vraiment spécifiques suivant le rapport qu’elles entretiennent avec le système productif local. exemple emblématique, la concentration des chinois à prato ou à
l’ouest de Florence s’explique par la localisation de
l’industrie lainière (bortolotti, 1994).
La distribution intra-urbaine des immigrés obéit au
modèle centre/périphérie de la géo-économie de l’habitat: à l’immigré, pour lequel la vulnérabilité économique est particulièrement forte, correspond l’habitat
dégradé. en italie, conformément au modèle de la ville
méditerranéenne, c’est le centre historique des villes
qui correspond le plus souvent à l’espace résidentiel, de
vie sociale et/ou d’activités économiques des populations immigrées, ou bien certains quartiers des faubourgs (urbanistica, 1998). en outre, cette localisation
se déroule dans un contexte de crise du logement qui
est structurelle et concerne aussi les italiens. Les extracomunitari sont encore plus affectés par cette pénurie et
cette inaccessibilité, a fortiori s’ils sont clandestini: ils
doivent avoir recours à des formes d’habitat spontané
de type bidonvilles dans la périphérie des villes.
À Florence, c’est le centre historique qui joue traditionnellement le rôle de sas d’entrée, d’installation et de
diffusion des populations immigrées vers le reste de la
ville, conformément au modèle de burgess (Grafmeyer,
Joseph, 1990). cependant, cette fonction tend à s’atténuer au bénéfice de la périphérie occidentale où se
trouvent les quartiers populaires et où les immigrés sont
de plus en plus nombreux.
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Migrations et division sociale de l’espace en Toscane : structures et dynamiques
Carte 2 : L’évolution des espaces sociaux de Florence entre 1991 et 2001
type A : espace en perte de mixité sociale
type B : espace des ouvriers
type C : espace des classes populaires
type D : espace des retraités
type E : affirmation des CSP moyennes-supérieures
type F : espace des villas aristocratiques
Méthode : synthèse à partir des ACP et CAH des années 1991 et 2001
Source : 13° et 14° Censimento Generale della Popolazione,
Ufficio Statistica Comune di Firenze
N
1 km
l’iMMigraTion Dans la Division sociale De
l’espace
ville en déclin démographique, en raison à la fois du
vieillissement de sa population et d’une périurbanisation
au profit des communes voisines (surtout de l’ouest),
Florence est aussi une ville traditionnellement tertiaire
qui a aussi subi le tournant post-fordiste par la désindustrialisation de son économie et la désouvriérisation
de sa population active tandis que les csp de services
se développaient (iommi, 2002).
La perspective historique permet d’assurer que la
division sociale de l’espace florentin repose sur des rapports de force historiquement et socialement donnés, et
qui renvoient fondamentalement à une lutte de la bourgeoisie pour l’appropriation de l’espace urbain (Fei,
Gobbi sica, sica, 1995). À la fin du XiXe siècle, du plan
poggi à la destruction du quartier central et populaire du
mercato vecchio, l’urbanisme pose les grandes lignes
sociales de la division de l’espace florentin. La périurbanisation de la seconde moitié du XXe siècle confirme
la migration des catégories populaires vers les communes occidentales de Florence.
La division sociale de l’espace intra-urbain florentin
se caractérise par la permanence d’une dichotomie
entre l’ouest de la ville qui est populaire et l’est qui est
plus aisé, le centre ville étant plus composite (cf.
carte 2)11. Les analyses opérées sur la base des données des recensements de 1981, 1991 et 2001 témoignent d’une clarification plus nette entre quartiers aisés
et quartiers populaires, la relative mixité sociale du
eso,
travaux & documents
David Frantz©UMR ESO, Caen, 2011
centre ville s’atténuant en raison de l’exode de ses habitants, du vieillissement démographique, de la réorganisation des services à l’échelle de la ville, de la rente touristique et du logement. Le poids de la nouvelle petite
bourgeoisie tertiaire (professions libérales, cadres) est
croissant dans le centre et les quartiers orientaux déjà
aisés, alors que les classes populaires participent à la
dynamique de périurbanisation. cette division sociale
est/ouest est aussi mesurée à l’échelle de la première
couronne de Florence. au tournant du XXie siècle, la
ville est ainsi le théâtre d’un double mouvement d’embourgeoisement et de déprolétarisation qui s’opère sur
un espace urbain historiquement divisé.
Quel est l’espace de l’immigration dans la division
sociale de l’espace? À l’échelle régionale, la distribution
spatiale de l’immigration obéit à la structuration économique du territoire. À l’échelle intra-urbaine, elle s’articule
avec la structuration spatiale socialement déterminée de
la ville.
nous avons d’abord dû différencier les “étrangers
des pays riches”, dont Florence représente un lieu de
11- L’étude de la division sociale de l’espace de Florence a
reposé à la fois sur des analyses statistiques multivariées
- analyse des composantes principales (acp), classification ascendante hiérarchique (caH) – qui ont permis de
réaliser un travail cartographique, et sur les indices de l’écologie urbaine de l’école de chicago (indices de dissemblance, de concentration, de densité relative (location quotient) ; cf. duncan, duncan, 1955). Les changements de
nomenclature statistique et de découpages territoriaux
entre les recensements ont représenté un écueil important
pour le traitement comme pour l’analyse des informations
(cf. oberti, 2002).
Migrations et division sociale de l’espace en Toscane : structures et dynamiques
villégiature ou de travail depuis le Xviiie siècle, des
“immigrés des pays pauvres” devenus plus nombreux
après le tournant migratoire des années 1980. Leur distribution dans l’espace intra-urbain obéit à la division
socio-spatiale structurelle : les “étrangers” dans le
centre et les quartiers orientaux aisés, les “immigrés”
dans les quartiers occidentaux populaires.
mesurée avec précision pour les années 2000, la
division sociale de l’espace distribue spatialement les
communautés immigrées selon leur fonction sociale et
économique en trois types: la relégation en périphérie
occidentale socialement et urbanistiquement dégradée
(chinois, roms ex-yougoslaves), la proximité spatiale
des “communautés urbaines” (philippins, sri Lankais)
spécialisées dans les services à domicile des personnes âgées des familles aisées (et de plus en plus
des classes moyennes), et la diffusion spatiale dans
l’ouest populaire au gré des opportunités de logement
(albanais, marocains, roumains) (cf. carte 3). si
l’espace de l’immigration est structuré suivant la division
sociale de l’espace urbain, cette articulation doit aussi
tenir compte des divers systèmes migratoires ainsi que
de leur rythme. La corrélation positive entre la durée de
présence et la conformation spatiale des populations
migrantes à la division spatiale générale témoigne de
dynamiques d’insertion sociale et spatiale: présence
croissante des populations immigrées dans les communes industrielles et résidentielles de la première couronne de l’ouest de Florence, mobilité résidentielle des
“communautés urbaines” des quartiers orientaux vers
l’ouest populaire de la ville en fonction de leur accès au
logement indépendant.
31
dans notre thèse, les roms ont été l’objet d’une
attention spécifique en raison de l’importante relégation
sociale et spatiale dont ils sont l’objet dans l’espace
urbain. dans nombre de pays européens, leur acceptation a toujours posé problème aux institutions, surtout
depuis l’accroissement des flux en provenance d’europe orientale (piasere, 2004; Liégeois, 2007). réfugiés (même s’ils n’en ont pas toujours le statut juridique)
des conflits des balkans et arrivés à Florence pour leur
plus grande part dans les années 1990, les roms
cumulent les handicaps économiques, juridiques,
sociaux, urbanistiques et spatiaux (campani, 1997). ils
ont de surcroît hérité de la discrimination envers les tsiganes, historiquement prégnante en italie: leur image
socio-symbolique négative est instrumentalisée surtout
depuis les années 2000 par les “entrepreneurs de la
peur” en fonction de leur agenda politique.
étrangers/nationaux, nomades/sédentaires, ils soulèvent la question de la catégorisation institutionnelle
d’une population qui “entre mal dans les cases”. La relégation spatiale prend la forme des campi nomadi
(sigona, 2003, 2005), localisés sur des terrains
dégradés de la périphérie urbaine, à l’ouest de la ville
pour Florence, où les roms vivent dans des conditions
particulièrement difficiles (marcetti, mori, solimano,
1993; solimano, 2007).
notre étude s’est appuyée sur des visites ainsi que
sur des entretiens effectués auprès de personnes-ressources des associations impliquées dans l’aide aux
roms et à leur sortie des campi (arci, Fondazione
michelucci). après la phase d’observation de la situation de ces populations, notre attention s’est portée sur
les alternatives aux campi élaborées par les pouvoirs
Carte 3 : Etrangers résidents à Florence en 2006, le cas des Albanais, Chinois et Philippins
Systèmes Economiques Locaux * (2007)
Effectifs en 2006 par SEL*
800
400
80
Albanais
Total = 4 014
max = 147 (3,7 %)
Peretola
Chinois
Total = 3 692
Philippins
Total = 3 271
max = 721 (19,5 %)
Brozzi - Le Piagge
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max = 167 (5,1 %)
Bellariva
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Source : Ufficio Statistica Comune di Firenze, 2006
David Frantz©UMR ESO, Caen, 2011
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Migrations et division sociale de l’espace en Toscane : structures et dynamiques
Photo 2 : Vue sur l’entrée du “village” temporaire
du Nuovo Poderaccio
cliché DF février 2010
locaux (région, mairie) et les associations (vitale,
2009): édification de “villages” permanents ou temporaires (cf. photo 2), insertion dans le logement social,
redistribution dans le territoire régional sur la base d’un
plan d’accompagnement. Les divers moments de notre
étude ont permis d’établir que l’action publique avait
évolué au gré de l’augmentation du climat hostile observé à l’échelle nationale: si les roms réfugiés des balkans des années 1990 ont été ciblés par la politique
locale d’insertion, les roms de roumanie, arrivés de
manière subite et désordonnée (et pour raison économique) dans les années 2000, en ont été exclus. en
tant qu’espace-laboratoire d’une politique locale en
faveur d’une population étrangère particulièrement marginalisée, Florence témoigne des limites de l’action
publique locale à l’égard d’une minorité étrangère lorsqu’elles vont à l’encontre de dynamiques d’échelle
supérieure, nationale pour la xénophobie et européenne pour les mouvements de populations roms
(Frantz, 2011).
conclusion
L’objectif de cette recherche a été d’explorer les rapports entre la division sociale de l’espace d’une formation sociale hôte et la distribution spatiale de populations immigrées. nous sommes partis du plus simple et
du plus théorique, en interrogeant les fondements de la
division sociale de l’espace et en discutant des rapports
entre espace, capital et migrations (Gaudemar, 1976),
pour arriver à la complexité de la réalité sociale et spatiale, l’articulation entre communautés étrangères et
espace social hôte, l’inscription spatiale d’une formation
sociale en décalage (les roms) par rapport au contexte
socio-institutionnel hôte. Les hypothèses concernant la
notion d’immigration post-fordiste (pugliese, 2002), de
eso,
travaux & documents
modèles territoriaux du travail immigré (ambrosini, 2001,
2008), de cycle de vie urbain et d’insertion à la burgess
nous ont semblé vérifiées.
À l’échelle de la toscane, l’espace de l’immigration est
structuré en fonction de la division fonctionnelle de
l’espace, la géographie de l’économie territoriale et l’urbanisation. À l’échelle intra-urbaine de Florence, il s’articule
avec la division sociale de la ville et son opposition sociale
est/ouest à la fois historique et en mutation (périurbanisation et concentration socialement sélectives). il y a une
relation étroite entre la division économique et sociale de la
formation sociale d’accueil et la distribution spatiale des
immigrés, qui s’articule aussi suivant la spécificité fonctionnelle des différentes communautés immigrées, selon les
logiques propres aux systèmes migratoires.
Migrations et division sociale de l’espace en Toscane : structures et dynamiques
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Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau.
Retour sur une expérience intellectuelle singulière1
35
Emmanuelle Hellier
eso rennes
espaces et sociétés
r
éaliser un travail d’Habilitation à diriger des
recherches (HDr) est une tâche complexe
dans la mesure où cette démarche doit
répondre à deux grands objectifs scientifiques. D’une
part, ce travail doit mobiliser un certain nombre d’acquis
méthodologiques, problématiques et analytiques autour
d’un sujet délimité, original et pertinent. D’autre part, le
propos doit aussi traduire les apports de la recherche
aux champs disciplinaires dans lesquels elle s’inscrit, à
savoir ici l’aménagement de l’espace et la Géographie.
c’est pourquoi, reprenant les enseignements de cette
expérience récente pour travaux et Documents eso,
je m’attache à présenter dans cet exposé nécessairement synthétique deux grands aspects de mon travail
d’habilitation: tout d’abord, la portée du sujet choisi et
des résultats obtenus, puis une réflexion sur la manière
de faire et de construire la recherche au cours d’une
douzaine d’années de travaux en tant que maître de
conférences.
un positionnEmEnt tHématiquE Et tHéoRiquE
dans lE CHamp dE l’aménagEmEnt dE l’EspaCE
genèse et fondements
De l’ensemble de mon parcours, débuté par ma
thèse de Doctorat en 1997 sur les réseaux urbains
régionaux en l’absence de métropole, il ressort trois
grandes constantes thématiques et méthodologiques.
tout d’abord, la place accordée aux regroupements
intercommunaux dans la production des territoires institutionnels urbains s’est affirmée avec mes travaux de
recherche sur les mobilités et sur la structuration des
aires urbaines, menés à l’umr théma cnrs de l’université de Bourgogne entre 1999 et 2006. plusieurs de
1- HDr soutenue le 5 décembre 2011 à l’université européenne de Bretagne-rennes 2. Jury : rémi Barbier (examinateur), Guy Baudelle (tuteur), corinne Larrue (rapporteure), Helga-Jane scarwell (rapporteure), martin vanier
(président).
volume 1 : Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau,
199p. + annexes. volume 2 : Jalons d’une trajectoire en
Aménagement de l’espace : des réseaux urbains à la gouvernance de l’eau, 309 p.
- umr 6590 cnrs - université rennes ii
mes contributions individuelles et collectives ont mis en
évidence les déconnexions entre territoires institutionnels et territoires fonctionnels, dans la gestion des
mobilités comme dans celle des services d’eau
(renaud-Hellier, 2006a et 2006b, 2004, 2003, chapuis
et al., 2001). en outre, l’intérêt de combiner plusieurs
niveaux scalaires d’observation locaux, régionaux et
nationaux s’est sans cesse articulé avec la prise en
compte des échelons d’intervention et de régulation,
européen et international. Dans les politiques d’aménagement et les modes de gestion des services urbains,
les systèmes institutionnels nationaux apportent en
effet des différenciations entre les politiques publiques
nationales, au-delà même de l’uniformisation des
normes produite par les directives européennes en
matière environnementale. D’où l’importance pour les
recherches de « tenir » à la fois les niveaux nationaux
et européens, et d’observer la mise en œuvre de ces
deux niveaux d’intervention à des échelles locales et
régionales (Barraqué, 1995). enfin, l’importance du travail appliqué, appuyé sur la matérialité physique du terrain et la consistance humaine des sociétés, est pour
moi une constance foncière et non négociable de mon
activité de chercheuse. De mon point de vue, la qualité
de ce travail conditionne le contrôle (partiel certes) de la
validité des propositions théoriques, et permet aussi de
reformuler les hypothèses de recherche. cette phase
de travail appliqué comprend aussi toute l’activité de
collecte d’information et production d’un matériau empirique sans cesse à renouveler et à réactualiser. en
aménagement de l’espace et urbanisme, la composante appliquée de l’analyse est partie constituante des
résultats de recherche, dans la mesure où l’on cherche
à comprendre comment les théories urbaines, les documents de formalisation (planification) et les formes aménagées observables se coproduisent.
Le choix du sujet de l’HDr s’est avéré un exercice
scientifique à part entière puisque ce sujet devait à la
fois traduire l’ampleur problématique et conceptuelle
des travaux passés et en cours, et en même temps crise
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Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau. Retour sur une expérience intellectuelle singulière
talliser ces mêmes travaux dans un tout cohérent et un
objet spécialisé. c’est ainsi que le sujet « collectivités
urbaines et gouvernance de l’eau » a mûri dans les
années 2009-2010: il permettait de capitaliser des travaux collectifs et individuels menés depuis 2003 sur la
thématique de la gouvernance de l’eau. cette dernière
s’est forgée à la faveur d’un contrat avec l’inra que j’ai
coordonné avec une économiste et une juriste2. cette
thématique s’est étoffée et approfondie à l’université de
rennes au sein du laboratoire cnrs multi site espaces
et sociétés, avec de nouveaux collègues. elle est marquée par la coordination d’un ouvrage collectif sur La
ressource en eau en France, paru en 2009 et co-écrit
par catherine carré (Ladyss, paris 1), nadia Dupont
(eso, rennes 2), François Laurent (eso, Le mans) et
sandrine vaucelle (aDes, Bordeaux iii) (Hellier et al.,
2009).
Eau et intercommunalité urbaine
La gestion de la ressource en eau est un sujet à
dimension éthique, sociale et, j’espère que le texte de
l’HDr l’a montré, de plus en plus politique. L’eau constitue pour les sociétés une ressource spatialisée, inégalement répartie; elle joue par sa disponibilité spatiotemporelle, et par sa qualité plus ou moins en
adéquation avec les besoins, comme contrainte ou
levier pour le développement humain et territorial. c’est
son double statut qui m’intéresse: à la fois bien collectif
à valeur économique, telle que la conférence internationale de Dublin le pose en 1992, et bien commun
environnemental comme l’article 1er de la loi sur l’eau
française de 1992 le définit (« patrimoine commun de la
nation »). ma question de recherche porte alors sur la
manière dont est dépassée - ou non - la discordance
entre les territoires des gestionnaires technico-économiques construits autour des réseaux de services
urbains, et les territoires de gestion environnementale
fondés sur les logiques de bassins-versants. La problématique de mon mémoire interroge alors la capacité
d’un type d’acteur local, le gestionnaire des services
d’eau urbains, à intervenir dans la gouvernance de l’eau
comme ressource pour les sociétés.
2- Lert J., Hellier e., Boutelet m. (dir.), 2006, Le système
Eau-Ville-Territoire : un outil pour une approche intégrée de
l’eau et du développement territorial. Application aux
demandes d’eau dans l’aire dijonnaise. inra psDr et
conseil régional Bourgogne. université de Bourgogne et
GDr cnrs 2524 – 98p. + annexes.
eso,
travaux & documents
sans ignorer les limites politiques internes et
externes de la construction intercommunale montrées
dans la littérature par les politistes et urbanistes (entre
autres par Fabien Desage, renaud epstein, 2008,
christian Lefèvre, 2009 ou paul Boino, 2009), je considère que les communautés d’agglomération disposent
d’atouts au service d’une capacité d’action territoriale,
en particulier une vision intersectorielle de l’aménagement local nécessairement plus développée qu’un
simple syndicat à vocation unique. L’hypothèse principale sur laquelle repose la recherche est que, à la
faveur de l’exercice croissant de la compétence eau par
les communautés d’agglomération depuis 2000, les
collectivités urbaines détiennent un levier stratégique
d’organisation politique et territoriale de gestion de la
ressource3.
gouvernance, hybridité, systémique
mon entrée globale focalise l’attention sur un objet
plus large que les intercommunalités : les collectivités
urbaines et la notion de collectivité. Je définis la collectivité dans un sens très proche de celui de patrick
Le Galès (2003) comme un acteur composite formé
certes des élus décisionnaires et des services gestionnaires, mais qui englobe aussi l’action de la
société civile entrepreneuriale et habitante. Les collectivités dont je traite sont par conséquent des
entités hétérogènes et hybrides (public-privé). La
grille d’analyse de la gouvernance m’a semblé plus
pertinente que celle de la gestion, notion liée à l’ingénierie et à l’administration, car les actions sur la ressource résultent de rapports de force économiques et
politiques entre des parties prenantes localisées. par
rapport à l’idée d’une multiplicité des gestions (sectorielles et intégrée), la gouvernance traduit la complexité des intérêts et des valeurs relatives à la régulation de la protection de la ressource en eau. J’en
veux aussi pour preuve que, dans une approche relative aux régulations de la gestion des biens, les travaux des économistes tels qu’elinor ostrom portent
bien sur « la gouvernance des biens communs »
(1990), et non sur leur « gestion ». mon corpus théorique mobilise en outre trois grands référents théoriques issus des sciences sociales :
3- en avril 2011, la compétence eau potable concerne
49 % des 182 communautés d’agglomération en France.
Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau. Retour sur une expérience intellectuelle singulière
• Les théories des coalitions de croissance et des
régimes urbains adéquats à l’interprétation des processus de gouvernance urbaine des services d’eau, à
savoir le couplage des intérêts économiques et du
projet politique local;
• Dans la sociologie des organisations selon erhard
Friedberg (1997), il m’est apparu intéressant de
reprendre l’idée que les structures d’encadrement ne
sont pas surplombantes par rapport aux acteurs mais
qu’elles sont elles-mêmes prises dans l’ensemble du
système d’acteurs;
• enfin, l’approche systémique mobilisée ici relève
de la métaphore organiciste et fonctionnelle de comte
et spencer née au XiXe siècle, qui postule qu’il n’y a de
fonctions et de rôles que par rapport à l’unité d’un système. Dans le système, un élément tire son sens de luimême mais aussi des relations qu’il entretient avec les
autres éléments.
dEs Résultats à plusiEuRs nivEaux
paradigmes de l’action publique
À l’issue de cette recherche, deux grandes idées
peuvent être extraites concernant les enjeux contemporains de gestion territoriale des ressources dans
l’aménagement de l’espace. Les paradigmes de gestion de la ressource en eau sont multiples : celui de la
préservation environnementale s’ajoute aux enjeux
de l’exploitation économique de la ressource et de
sécurité sanitaire. La gestion de la ressource est très
dépendante des exigences des filières sectorielles,
portées par les représentants professionnels. Les préconisations de la Directive cadre européenne sur
l’eau d’octobre 2000, qui se focalisent sur la pérennité
des milieux aquatiques sont ainsi mises en balance
avec les objectifs de sécurisation quantitative et qualitative de la ressource. concernant l’action publique
territorialisée, deux processus simultanés produisent
une situation de gouvernance des services et de la
ressource : les échelons centraux conservent une prégnance dans la formulation des normes de gestion
locale décentralisée, tandis que les coalitions parfois
poussées entre gestionnaires publics et exploitants
privés (véolia, suez-Lyonnaise des eaux et saur),
ainsi que l’internationalisation des réponses technologiques, standardisent une partie des gestions possibles.
37
temporalités
L’analyse menée dans cette habilitation permet
aussi de relever trois types de temporalités dans les
transformations de cette action territorialisée, dont l’appréhension a structuré et structurera nos recherches à
venir: temps court, temps moyen et temps long. La
réflexion ne doit pas se faire piéger par le temps
court tout en le prenant en compte; un bon exemple en
est le processus en cours d’application de la réforme
territoriale, votée en décembre 2010, mais dont le
calendrier d’application est modulé en fonction de la
qualité du dialogue avec les élus locaux et des
échéances électorales. ainsi, la rationalisation des syndicats à vocation unique, tels que les syndicats d’eau
potable, est adossée à une refonte des communautés
de communes. La reconfiguration des syndicats d’assainissement et des syndicats de rivière ajoute à la
complexité du travail à mener, car les périmètres hydrographiques sont alors prégnants. sur le moyen terme,
les effets des directives européennes (depuis 1975), les
crises répétées de la qualité de l’eau et de pénurie donnent des orientations structurantes à la gestion des
eaux destinées à la consommation humaine. Les
retours en régie - municipale, syndicale, communautaire - depuis à peine une dizaine d’années (paris en
notamment) doivent aussi être analysés à l’aune du
moyen terme et en regard de la consolidation de la
position des délégataires privés dans d’autres agglomérations (Lyonnaise des eaux à Dijon, véolia à montpellier). Les régies à prestation de services sont-elles si
éloignées des délégations de services en termes de
maîtrise de la connaissance de la ressource et du service? Les délégations ne s’opèrent-elles pas sur de
nouveaux marchés urbains, ceux de la protection de
l’environnement et sur des marchés solides connexes
tels que ceux du traitement des déchets? Quelle est
exactement la diffusion spatiale et le rythme temporel
de ce mouvement de passage en régie, fortement lié à
une pression citoyenne et politique à l’approche des
élections municipales de 2014? enfin, la mise en perspective de la question sur le long terme s’intéresse aux
mutations des monopoles locaux liés aux modes de
4- Gestion durable de l’eau et enjeux socio-territoriaux liés
aux fermetures de captage. Analyse dans l’Ouest de la
France –– 2e apr eaux et territoires, meDDtL-cnrscemagref – 2011-2013. co-direction avec elisabeth
michel-Guillou (crpcc psychologie sociale, université de
Bretagne occidentale).
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38
Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau. Retour sur une expérience intellectuelle singulière
gestion (Lorrain, 1995; petitet, 1999), mais aussi aux
transitions techniques et sociales touchant les grands
réseaux (schneier-madanès et al., 2010). après une
phase d’équipement des agglomérations et des territoires par les réseaux d’eau collectifs (fin XiXe siècleXXe siècle), la recherche de la durabilité conjointe des
systèmes techniques et des milieux soulève au
XXie siècle de redoutables tensions et contradictions.
cet enjeu alimente autant de questionnements en
cours d’exploration dans nos travaux, qu’ils portent sur
les solidarités territoriales en contexte de crise de qualité des eaux brutes (o-Durab) 4 ou sur les démarches
autonomes d’alimentation en eau domestiques (usagers d’eau de pluie) (Hellier, 2011).
modèles économiques et normes
Les questionnements sur les formes de monopoles
locaux (publics-privés) et sur la possible soustraction
d’une partie des individus aux réseaux constituent deux
des enjeux d’urbanisme soulevés par cette recherche.
L’urbanisme, comme l’aménagement, relèvent de choix
de valeurs, de normes et de modèles, dépendantes de
contextes culturels, de conditions politiques et économiques complexes; et c’est à l’aune de quelques-unes
de ces valeurs (équité, compétitivité, solidarité, autonomie, développement), de ces normes (qualité, quantité, protection, sécurisation) et de ces modèles spatiaux (pôles, réseaux, territoires) que j’analyse les
documents de planification et les outils de gestion des
collectivités urbaines en matière de contribution à la
gouvernance de l’eau.
lEs EnsEignEmEnts plus généRaux issus
d’unE démaRCHE RéflExivE
au-delà de l’approfondissement problématique
occasionné par l’HDr, la démarche réflexive sur mes
travaux passés et actuels a délivré trois grands enseignements sur la nature de l’activité de recherche, enseignements en partie liés les uns aux autres.
apports mutuels du collectif et de l’individuel
premier grand enseignement, la conscience du lien
indissociable entre travaux collectifs et résultats individuels est une condition de la production scientifique.
Dans un sens, la contribution individuelle à recherches
collectives permet de donner à ces dernières une
eso,
travaux & documents
ampleur et une dimension discutée, voire contradictoire, qui les enrichit. pour l’ouvrage collectif La France.
La ressource en eau, la responsabilité scientifique est
partagée entre les cinq co-auteurs. ces derniers ont
signé collectivement, même s’ils ont conçu et travaillé
plus particulièrement des chapitres spécifiques et audelà de la coordination que j’ai assurée. Les discussions très longues mais fertiles autour du plan ont
permis d’exprimer des visions divergentes, par exemple
concernant l’ordre des facteurs (les usages avant les
processus hydrologiques et les aménagements?), ou le
statut de la notion de gestion intégrée de la ressource
en eau (paradigme managérial commode? outil d’évaluation scientifique?). sur ce dernier point, si la majeure
partie de la littérature continue de promouvoir l’idée que
la gestion intégrée des ressources en eau (Integrated
Water Resources Management - IWRM) proviendra
d’une amélioration du niveau de coordination entre les
instances et organisations existantes, des auteurs
anglo-saxons n’hésitent pas à interroger le mythe de la
coordination; ils considèrent que la complexité des systèmes hydrologiques et sociaux doit amener à des
niveaux très élevés d’engagement et d’interaction des
acteurs et usagers de la ressource (Bressers, Lulofs,
2010). Dans un autre sens, la maturation individuelle
est influencée et nourrie par ces échanges collectifs,
elle intègre ces éléments de réflexion au fil des recherches, au point que parfois, il devient très délicat de
démêler une origine, un auteur, une source. Bien
entendu, il revient au(à la) chercheur(se) la responsabilité éthique et déontologique de citer ses sources et de
rendre aux auteurs la paternité de leurs travaux et de
leurs idées. et l’HDr est justement l’occasion de mettre
au clair la manière dont les apports exogènes ont stimulé, voire fécondé, le projet individuel. Les réponses à
appel à projets de recherche constituent un jalon important de ces interventions exogènes qui orientent les
objets de recherche, mais aussi les équipes de travail,
donc le contexte de production de la recherche personnelle. Je peux faire ici référence au programme maGie
(mobilisation d’acteurs et Gestion intégrée des
espaces), contrat soutenu par le conseil régional de
5- Bonny Y.(dir.), Danic i., Hellier e., Keerle r., Le caro Y.,
2009, PRIR MAGIE Mobilisation d’Acteurs et Gestion Intégrée des Espaces, région Bretagne. umr eso. 20062009. co-rédaction avec sylvie ollitrault (crape, iep
rennes) de l’axe 2 : L’eau, enjeu spatialisé,
Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau. Retour sur une expérience intellectuelle singulière
Bretagne, qui m’a permis de m’insérer dans l’équipe
eso-rennes à mon arrivée dans l’umr en 2006 . or,
ce travail collectif a eu un effet structurant sur la
manière d’insérer mes propres travaux, commencés
depuis 1999 à l’umr théma, dans la nouvelle umr, en
me rappelant d’emblée que l’analyse des politiques
publiques territorialisées ne prend du sens, en géographie sociale, qu’en lien, en réaction ou en friction, avec
les pratiques habitantes et mobilisations sociales. cela
m’a amenée à un renouvellement de mes approches en
aménagement de l’espace, par une forme d’imprégnation et d’adoption sélective de références théoriques en
sociologie de l’action, géographie sociale et sciences
politiques.
5
travailler en interdisciplinarité
un deuxième grand enseignement sur la pratique
de la recherche concerne les enjeux et les modalités de
l’interdisciplinarité. cette dernière ne se limite pas aux
sciences sociales en interne, puisque, dans le domaine
de la gestion de l’eau, la collaboration avec les hydrogéologues et hydrochimistes est tout à fait pertinente et
même indispensable pour consolider la connaissance
des processus physico-environnementaux qui caractérisent l’évolution de la ressource et des milieux aquatiques. L’interdisciplinarité est une exigence de fond, de
manière à replacer ses propres références et approches dans un cadre pluriel. elle dépasse la pluri-disciplinarité qui consiste dans l’approche plurielle d’un
même objet, sans interaction particulière entre les disciplines. Le contrat « fondateur » sur le Système eau, ville
et territoires (2003-2006) fut de fait la première expérience d’interdisciplinarité menée avec des juristes (philippe Billet, marguerite Boutelet, Groupe interdisciplinaire en Droit de l’environnement), économistes (andré
Larceneux, théma, Janine Lhert, Laboratoire d’économie et de Gestion LeG, pierre-marie combe, LeG),
géographes (aleksandra Barczak, thomas thévenin,
théma) et un hydrogéologue (philippe amiotte-suchet,
Géosol). elle a débouché progressivement sur la mise
en place d’un vocabulaire disciplinaire permettant à
chaque discipline de donner « ses mots », de les définir
et de pointer les écarts et convergences possibles avec
les mots des autres disciplines (Glossaire pluridisciplinaire Les mots de l’eau, 2006). L’objectif d’interdisciplinarité est affiché dans les différents programmes de
recherche nationaux et internationaux, tel que le pro-
39
gramme eaux et territoires (ministère de l’écologie,
cnrs, cemagref) qui valorise les collaborations entre
sciences de la terre et sciences sociales autour des
temporalités respectives des processus physico-écologiques et des processus socio-politiques. La pratique
de l’interdisciplinarité opère la mise à l’épreuve de ces
objectifs théoriques; elle nécessite la mise en place de
maillons et de processus d’interaction entre chercheurs: construction de l’objet de recherche, notions
transversales, contributions partagées et explicitées,
restitution collective. parmi les méthodologies communes aux sociologues, politistes et géographes et leur
permettant de communiquer, nous avons pu expérimenter dans le programme maGie le récit d’événements situés (périodes de crises, mobilisations, conflits,
latences, négociations, solutions) ou encore les monographies de cas d’étude. L’intérêt pour mes propres
recherches est de relativiser la portée explicative de la
systémique, et de montrer que les phénomènes
sociaux se construisent aussi (et surtout?) dans leur
spatialité par des concrétions d’acteurs non déterminées a priori, et selon des formes non linéaires et parfois chaotiques. c’est ce jeu entre la formalisation systémique et la relativisation pragmatique que j’apprécie
dans l’approche inductive au cœur de la science géographique.
Chercheuse dans la société
enfin, ce travail a permis de mettre en évidence des
questionnements sur la place du (de la) chercheur(se)
dans la société. en particulier, la possibilité pour le chercheur d’accéder à plusieurs types d’acteurs, sans pour
autant atteindre l’exhaustivité, lui permet de développer
une vision plus complète des interactions que celle que
peut avoir chaque acteur pris isolément. Dans les
instances de conseils aux collectivités ou aux associations, le (a) chercheur(se) observe le fonctionnement et
les jeux de pouvoir de ces instances pour ses propres
travaux, tout en contribuant à ceux de l’instance. ma
participation au conseil scientifique de l’environnement
de Bretagne (cseB) et au conseil des personnes qualifiées de l’association eco origin, relève de ce type
d’implication à deux niveaux: le cseB répond à des
saisines du conseil régional de Bretagne, collectivité
territorialité très active dans la politique de l’eau au
regard des enjeux et de l’état. ainsi, les chercheurs du
cseB produisent des avis et en même temps, peuvent
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Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau. Retour sur une expérience intellectuelle singulière
de l’intérieur, comprendre un pan ou des éléments de la
politique du conseil régional au travers de la nature des
saisines. L’association eco origin, portée par des entreprises, le comité d’expansion et la chambre de commerce et d’industrie de rennes, et le conseil général
d’ille-et-vilaine est une plate-forme récente (2008) rendant visible le milieu économique breton dans le
domaine des éco-technonologies, en partenariat avec
des formations aux métiers de l’environnement. Dans le
cadre du comité de personnes qualifiées, je contribue
aux avis rendus sur les projets de l’association, tandis
que les réunions organisées par cette plate-forme sont
l’occasion pour moi d’observer les acteurs économiques et les partenaires publics mobilisés. Les entreprises de l’eau, grands groupes et pme, sont présentes
dans ce pôle d’initiative privée, ce qui m’a permis de
renverser l’entrée vers les acteurs dans le champ des
acteurs privés. enfin, le positionnement du(de la) chercheur(se) vis-à-vis des partenaires de la société civile
est également à double dimension, puisque lui(elle)même fait partie de la société civile en tant que citoyen
et scientifique. La question est complexe puisqu’il
relève d’une institution publique et la représente.
En guise de conclusion
au total, la réalisation de l’HDr constitue bien une
expérience scientifique à part entière, qui amène à formaliser une pensée autour d’un objet et d’une méthodologie précis. pour moi, il s’est agi d’une expérience
salutaire et singulière. cette expérience m’est apparue
salutaire dans la mesure où elle oblige le(a) chercheur(se) à s’extraire pendant un laps de temps du
« tourbillon » des activités quotidiennes d’enseignement, d’animation scientifique, de réunions et de
réponses à appels d’offres, pour (ré) organiser à frais
nouveaux une production heuristique personnelle.
L’expérience est également singulière par l’alchimie qui
se crée durant cette production, entre un sillage individuel et l’apport déterminant des travaux et échanges
collectifs au long cours. c’est en cela que ce travail est
finalement surprenant: à l’image d’une émulsion culinaire, des éléments apparemment épars prennent une
nouvelle consistance - conceptuelle et intellectuelle dans un creuset conçu pour eux. Je retiens donc que
cette nouvelle « consistance scientifique » est bien liée
au travail d’Habilitation et qu’elle n’aurait pu naître sans
lui.
eso,
travaux & documents
Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau. Retour sur une expérience intellectuelle singulière
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Communication et projets urbains :
enjeux et modalités de la communication entre acteurs du projet et habitants1
43
Hélène Bailleul
eso rennes
espaces et sociétés
L
a pratique actuelle de l’aménagement des
espaces habités promeut instamment la
coopération des acteurs territoriaux, qu’ils
soient institutionnels, économiques ou sociaux. en ce
sens, la communication entre les acteurs est valorisée
dans le but de fédérer les différents intervenants de la
production de la ville autour d’un projet commun, de
mettre en valeur l’action et d’en débattre avec ses destinataires (populations locales, usagers). une part croissante du processus des projets urbains s’attache à
définir les enjeux et à mettre en œuvre les modalités
d’une communication répondant à ces impératifs à la
fois stratégiques et démocratiques. Dans ce contexte,
ce travail de thèse se propose d’élucider la manière
dont la communication est imbriquée dans les processus de projet, dont elle est mise en œuvre, mais
aussi la manière dont elle influence la production des
espaces habités. À ce titre, les modalités de la communication des projets urbains ont été analysées pour élucider leurs impacts dans la construction d’une
démarche d’action collective. Dans ce sens, nous
avons fait le constat d’un accroissement de la production et de la diffusion de supports iconographiques dans
la conception des projets. Le développement des techniques innovantes de représentation de l’espace
(modélisation 3D), les nouveaux outils de diffusion et de
communication sur les projets urbains (presse municipale, sites internet) favorisent le recours quasi-systématique à l’image comme support des discours sur
l’espace en projet. La nature de l’information produite
par la communication des projets nous a permis d’établir différents constats quant à la nature des échanges
entre acteurs du projet et destinataires. Le recours à
ces représentations de l’espace futur implique la production d’un espace signifiant à partir duquel les interlocuteurs vont débattre, évaluer et qualifier l’action sur
la ville.
1- Bailleul H., 2009, Communication et projets urbains.
Enjeux et modalités de la communication entre acteurs du
projet et habitants, thèse de doctorat en aménagementurbanisme, sous la direction de Denis martouzet, université
François rabelais, tours, 591 p. (soutenue le 7 décembre
2009)
- umr 6590 cnrs - université rennes ii
L’image offre en ce sens des potentialités accrues
pour la compréhension des impacts du projet sur la vie
urbaine, amplifiant particulièrement le caractère symbolique de l’espace en projet. Le renouvellement, ainsi
constaté dans différents projets urbains, des discours
sur l’espace en projet nous pousse à envisager la
manière dont la proposition spatiale est reçue par les
habitants. Dans le contexte d’un urbanisme participatif,
prônant l’échange entre acteurs experts et habitants,
nous nous interrogeons sur les moyens d’une médiation des savoirs sur l’espace, visant à formaliser une
représentation partagée de l’espace en projet. en ce
sens, les débats sur les projets urbains sont des lieux
où sont mises en jeu non seulement des questions relatives à la matérialité de l’espace (organisation spatiale,
fonctions), mais aussi des interrogations sur ses valeurs
symboliques et sur le mode de vie auquel cet espace
potentiel pourra renvoyer. sa signification pour les participants aux débats est un enjeu central pour la construction d’une représentation partagée de l’espace en
projet.
un modèle d’analyse pluridisCiplinaire
ces hypothèses nous ont conduits à renouveler les
méthodes d’analyses habituellement mises en œuvre
pour étudier les débats participatifs, leurs modalités et
leurs limites. nous nous sommes ainsi intéressés aux
enjeux et modalités de la communication des projets qui
prévalent à la construction des significations de
l’espace en projet. partant du principe que ces significations sont au cœur de la négociation qui émerge
nécessairement entre producteurs et destinataires de
l’espace urbain. L’approche proposée dans ce travail de
thèse s’appuie sur une définition englobante de la situation de communication des projets urbains. La production de l’information sur l’espace, sa réception par les
habitants et les interactions entre acteurs et habitants
sont envisagées dans une perspective systémique. Les
contextes dans lesquels les individus communiquent,
les attentes qu’ils peuvent avoir par rapport à la communication, la compréhension qu’ils ont des enjeux de
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Communication et Projets urbains :
enjeux et modalités de la communication entre acteurs du projet et habitants
44
l’interaction à laquelle ils participent, sont identifiés pour
comprendre leurs impacts sur les significations qui sont
construites lors des échanges. Les hypothèses privilégiées de la recherche ont ainsi consisté à élucider les
relations entre processus de projet, communication et
réception de l’espace en projet. pour ce faire, nous
avons élaboré un modèle de la situation de communication des projets urbains prenant en compte les facteurs individuels et collectifs qui influencent le débat sur
l’espace. notre approche a notamment permis d’intégrer à une recherche en aménagement-urbanisme, les
concepts et théories des sciences de la communication.
Dans notre modèle théorique, les représentations de
l’espace, l’attente des participants par rapport à la communication démocratique, les relations d’interaction
entre les acteurs et les habitants, les modalités d’information sur le projet, les valeurs des participants, sont
autant d’éléments influençant la finalité des débats participatifs et la représentation de l’espace en projet.
Le travail de terrain fondé à la fois sur l’observation
participante des dispositifs de communication (réunions
publiques, supports d’information) et la réalisation d’enquêtes qualitatives auprès des participants (acteurs et
habitants), a été mené sur deux projets urbains en
cours de réalisation: le projet du quartier des 2 Lions à
tours et le projet saint nicolas dans les quartiers sud
du Havre. ces deux cas d’étude relativement représentatifs de l’urbanisme contemporain (projet de développement d’un nouveau quartier, projet de renouvellement urbain) ont permis de diversifier les situations de
communication étudiées afin de tester notre modèle
théorique. De plus, la méthode d’enquête auprès des
participants a proposé d’adosser aux classiques entretiens semi-directifs, une méthode de réactivation du discours sur l’espace urbain. par le visionnage, dans une
seconde partie de l’entretien, d’une simulation de
l’espace futur produite par les acteurs du projet, nous
avons pu mettre à jour les processus individuels de
réception et de jugement de l’espace en projet
tour d’Horizon des résultats
Les résultats de la recherche se situent à trois
niveaux de compréhension des interactions entre communication et construction de la ville: au niveau d’une
potentielle coproduction du projet et de la communica-
eso,
travaux & documents
tion, au niveau de la réception du projet par les habitants via les outils de communication et, enfin, au
niveau de la médiation du projet entre acteurs professionnels et habitants.
L’analyse des situations de communication a ainsi
mis en évidence, dans un premier temps, la relation de
coproduction du projet urbain et de la communication.
L’action d’aménager implique la production d’un discours sur le projet. cette mise en récit de l’espace et de
l’action est réalisée sous différentes formes et à différentes étapes. nous avons montré qu’au cours du
temps, le contenu du récit sur l’espace évolue. cette
évolution est dépendante à la fois des événements et
opportunités qui jalonnent la démarche de projet, et à la
fois de la dynamique de la communication territoriale.
cette mise en récit du projet, nous l’avons montré, est
également influencée par les objectifs que poursuivent
les acteurs et les partenaires auxquels ils s’adressent.
Le récit du projet urbain est fortement influencé dans sa
forme et son contenu, par les finalités de la communication. en ce qui concerne la communication propre
aux deux projets urbains étudiés, les analyses ont
montré qu’elle suit ainsi deux logiques distinctes:
• en interne au projet, les acteurs considèrent la
communication comme un outil d’échange. il s’agit d’alimenter la négociation et l’engagement des partenaires
du projet.
• en externe l’objectif est de rendre compte de
l’espace en projet et de provoquer l’adhésion du public
et des habitants à la proposition d’aménagement (communication persuasive).
L’analyse des projets urbains au Havre et à tours a
permis d’identifier que la communication avec les habitants est menée dans une logique de transparence de
l’action publique. associés à cette idée de transparence, de nouveaux outils comme les images de synthèse sont développés, et notamment des simulations
3D. D’après les acteurs interrogés, ce type d’images
présente des avantages qui résident à la fois dans leur
capacité à rendre lisible des projets complexes, et, à la
fois, dans leur capacité à valoriser l’espace futur. Les
outils de simulation sont des supports à la communication interne et externe du projet urbain, censés
répondre simultanément à des objectifs stratégiques et
démocratiques. cependant, nous avons montré une
limite importante que ce type de support peut présenter,
Communication et Projets urbains :
enjeux et modalités de la communication entre acteurs du projet et habitants
à savoir que la nature de ces images introduit une ambiguïté et par conséquent une certaine méfiance lorsqu’elles sont utilisées dans un contexte démocratique.
Les outils de représentation influencent la manière dont
va être accueilli le projet par les habitants. L’analyse des
réactions des destinataires de ces informations spatiales nous a permis de clarifier dans quelle mesure ils
opèrent au niveau des publics habitants.
La réception de l’information par les habitants met
en jeu des mécanismes d’interprétation et de jugement
qui sont fortement liés à leur rapport à l’espace en
projet. nous avons ainsi montré que des mécanismes
subjectifs d’interprétation influencent la manière dont
les habitants se représentent les changements intervenant dans leur espace de vie. L’enquête de terrain a mis
en évidence que les habitants construisent une
connaissance partielle du projet urbain: dans l’ensemble des informations qui leur sont transmises, ils
opèrent une sélection des éléments pertinents de leur
point de vue. cette interprétation des informations
dépend également de la manière dont ils perçoivent le
contexte de la communication. Les destinataires repositionnent l’information dans son environnement: ils
identifient les émetteurs et leur attribuent une stratégie.
cette « remise en contexte » de l’information conditionne les attentes des habitants et guide leur jugement
du projet.
Les entretiens réactivés avec les habitants ont également montré que leur rapport à l’espace est impliqué
dans la réception du projet. Dans l’élaboration de leur
jugement, les individus comparent l’espace futur avec
l’existant. en se projetant dans l’espace futur, ils sont
amenés à identifier les impacts qu’il aura sur leur mode
de vie actuel et à comparer les opportunités que leur
offre l’espace futur avec leurs habitudes et leurs pratiques actuelles. ils envisagent les changements qu’apportera le projet, à la fois sous l’angle des pratiques,
mais aussi en fonction de l’identité que leur quartier
aura dans l’avenir. La dimension symbolique, fortement
véhiculée par les supports de communication (images
de synthèse), est au cœur de l’évaluation du projet par
les habitants. L’analyse des entretiens a montré que le
jugement des habitants s’appuie principalement sur les
impacts symboliques et sociaux du projet, et plus modérément sur ses impacts fonctionnels. L’observation de
45
la réception de l’information a montré que les habitants,
loin d’être de simples spectateurs des décisions
publiques, étaient capables d’interpréter et de juger
l’espace qui leur est proposé en mobilisant leurs compétences habitantes.
Le dernier type de résultat qu’a apporté l’analyse
des situations de communication concerne les potentialités que nous avons identifiées dans les lieux de débat
(réunions publiques, dispositifs de participation, sites
internet). L’observation des modalités du débat institutionnel dans les deux cas d’étude, nous a permis de
constater l’échec des règles classiques de la participation des habitants. La mise en débat du projet lors de
réunions publiques ne permet pas la collaboration des
habitants au processus de projet. L’observation des
dispositifs de débat a mis au jour le fait que, au-delà du
contenu échangé, de nombreux conflits émergent sur
les modalités même de l’échange et prennent le dessus
sur la réflexion collective.
priorité au terrain
notre travail d’observation participante (3 ans de
participation active aux conseils de quartier) a également permis de comprendre comment les participants
tentent de renouveler les formes du dialogue. De nouvelles configurations sont expérimentées pour faciliter
les échanges directs entre participants. répondant à
une logique de projet, ces formes de débat (groupes de
travail, ateliers) offrent les conditions théoriques pour
qu’élus et citoyens soient dans une relation de partenariat. L’analyse a cependant montré que l’attitude et les
représentations des acteurs constituent une limite
importante à la mise en œuvre de ces nouvelles formes
de débat. ceux-ci persistent dans une logique de
conservation de leurs prérogatives, et ont des difficultés
à partager la décision avec les acteurs profanes.
D’un autre côté, nous avons observé que les habitants, face à cet échec du débat classique, initient d’autres formes d’échange. une expression citoyenne se
développe à travers les nouveaux médias et notamment les blogs mis en ligne par les habitants. ces outils
permettent aux citoyens de mettre en valeur leurs compétences habitantes et de se positionner comme interlocuteurs « compétents » des acteurs professionnels.
cependant ces formes d’interaction bénéficient d’un
statut « expérimental » qui ne leur permet pas d’être
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46
Communication et Projets urbains :
enjeux et modalités de la communication entre acteurs du projet et habitants
reconnues comme forme institutionnalisée et
« sérieuse » d’échange entre acteurs et habitants.
Le travail de terrain a ainsi mis en évidence qu’aux
différents niveaux de la situation de communication, les
facteurs d’interprétation individuels jouaient un rôle primordial quant à l’issue de la mise en débat de l’espace.
Loin de montrer que les seules modalités de la communication permettent d’aboutir à un débat constructif
sur l’espace et le projet, notre travail de thèse a au
contraire montré que les individus impliqués dans ces
débats étaient au cœur de la communication. Leurs
motivations, leurs valeurs, leurs connaissances et leurs
représentations sont mobilisées dans l’interaction. elles
contribuent à construire le sens de la situation de communication. La thèse a permis de mettre en évidence la
diversité des facteurs influençant la construction d’une
représentation partagée de l’espace en projet, et a
notamment soulevé la résistance des individus quant à
un modèle de co-décision prôné dans le champ de l’urbanisme, alors que les modalités d’une communication
démocratique peuvent être effectivement mises en
œuvre.
pistes de reCHerCHe
• d’une part, sur la question de l’individu et de sa
prise en compte dans l’analyse des processus d’aménagement. L’enquête menée auprès des individus
(acteurs politiques, techniques, citoyens) permet d’aborder de front la complexité qui est généralement
attribuée aux processus, sans jamais pour autant être
analysée en elle-même. L’intégration des différentes
échelles, des intérêts individuels et particuliers, des
multiples problématiques et de leur hiérarchisation est
bien le fait des individus. il apparaît nécessaire aujourd’hui d’explorer ce champ de la cognition et de l’affectivité des acteurs dans les situations d’aménagement
pour éclairer la manière dont ils parviennent à « faire
avec » cette complexité. L’approche proposée est
ainsi résolument compréhensive et empirique pour
tenter de dépasser les modèles managériaux qui ont
tendance à « simplifier la complexité » (consensus,
négociation, etc.). il est notamment fait l’hypothèse
que le conflit serait une bonne méthode heuristique et
que les situations de débat permettant l’expression
des diversités sont plus efficaces que celles visant le
consensus.
eso,
travaux & documents
• d’autre part, l’hypothèse de l’implication du rapport
à l’espace (l’habiter) des individus dans la manière dont
ils reçoivent, jugent, anticipent la proposition spatiale a
été largement vérifiée dans le cas des projets de quartier, apportant des changements dans l’espace de la
quotidienneté. il est alors utile de confronter cette hypothèse dans d’autres situations d’aménagement. La
médiation des projets « de grands territoires » pourra
ainsi constituer une suite à cette première recherche. il
pourra être fait l’hypothèse que le rapport à l’espace
n’est pas ou différemment impliqué dans les débats sur
l’aménagement de ces grands territoires (régions,
métropoles). cependant il apparaît que ces espaces
sont aussi ceux de la mobilité, qui est largement impliquée dans le rapport à l’espace des individus. nous
aurons ainsi à cœur de démêler les mécanismes de
construction d’un rapport à l’espace des flux. ce rapport, sans être de même nature que les logiques d’ancrage au quartier, joue un rôle dans les débats en aménagement qu’il nous reste à élucider. De plus, cette
piste recherche tend à suivre le mouvement que l’on
peut observer dans les sciences politiques qui, après
avoir analysé les structures locales de débat, se lancent
dans l’analyse des débats régionaux et départementaux. tout comme dans la thèse, l’objectif d’une telle
recherche sera de compléter les approches traditionnelles de la science politique (répartition des pouvoirs,
compétences, modèles de décision) par une interrogation plus spatialisée: quel rapport au territoire qui fait
l’objet du débat, quelle représentation mentale et
visuelle de ce territoire, quelle représentation partagée
de ce territoire en projet? enfin, l’analyse des débats
sur les grands territoires pourra également se focaliser
sur la médiation qui est opérée (techniques, configurations, interactions) et sur le rôle de l’espace en projet
dans cette médiation.
enfin, un dernier domaine pourra s’inscrire dans la
continuité du travail de thèse, celui qui vise à explorer
les innovations en matière d’outils de représentation de
l’espace et de médiation numérique des territoires. en
effet, les situations de communication des projets d’aménagement sont le lieu d’expérimentation et de diffusion des technologies de l’information géographique et
de l’architecture assistée par ordinateur. allant de la
rénovation des supports de visualisation jusqu’à l’expérience immersive, les innovations dans les méthodes de
débat invitent à une réflexion qui touche la modernisa-
Communication et Projets urbains :
enjeux et modalités de la communication entre acteurs du projet et habitants
tion des politiques publiques. ce champ de recherche
permet d’explorer les récents débats en matière de libération de la donnée publique, de services urbains prototypes, de design des services, etc. il s’agit alors de
mener l’analyse des nouveaux cadres logiques de la
participation des citoyens: passant du rôle classique de
décideur, qu’ont eu jusqu’à maintenant les pouvoirs
publics, à un rôle de facilitateur, de plateforme entre
initiatives privées et initiatives citoyennes. ces modifications du cadre de l’intervention publique doivent également être perçues à l’échelle des acteurs qui les mettent en œuvre, en favorisant une compréhension
du/des changement(s) dans la situation.
47
Quelques éléments bibliographiques
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La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne :
les enjeux du développement régional en Turquie
49
Benoît Montabone
eso rennes
espaces et sociétés
c
e texte vise à présenter les principaux
résultats d’un travail de thèse réalisé en
trois ans, entre septembre 2008 et
novembre 2011 (*). Fruit d’une collaboration institutionnelle entre l’université rennes 2 et l’institut Français
d’études anatoliennes (istanbul), le résultat final se
situe également dans une logique interdisciplinaire.
cette dernière a été facilitée par l’insertion de la thèse
dans le programme de recherche soutenu par la
maison des sciences de l’Homme de Bretagne, intitulé
« La turquie en réforme », et dirigé par la politiste claire
visier (crape, université rennes 1).
Le projet initial de la thèse était d’interroger le
concept de cohésion territoriale à partir de l’exemple de
la turquie. il s’agissait de passer un pays candidat au
crible des critères de la cohésion territoriale telle que
définie par les différents textes européens relatifs à l’aménagement du territoire (sDec, agenda territorial),
puis de déterminer quels étaient les changements
majeurs opérés en turquie dans le contexte des négociations d’adhésion avec l’union européenne. Le choix
avait été fait de se focaliser sur le chapitre XXii, qui
concerne le développement régional (et par extension
l’ensemble des systèmes nationaux d’aménagement du
territoire). La problématique initiale stipulait donc un
transfert institutionnel clair entre demandes européennes d’une part et transformations nationales
d’autre part. Les premières études de terrain ont rapidement révélé que cette conception descendante de
l’européanisation des territoires ne correspondait pas à
la réalité.
au moment où les premières recherches de terrain
étaient abordées, l’ensemble du débat sur la transformation des politiques nationales d’aménagement du
territoire en turquie sous impulsion de l’union européenne tournait autour de la création des « agences
de développement » (Kalkınma ajansları). Le veto présidentiel sur la création d’entités régionales pouvant
(*) - thèse soutenue à l’université rennes 2, le 29 novembre
2011, sous la direction de Guy Baudelle
- umr 6590 cnrs - université rennes ii
remettre en cause l’intégrité de l’état national avait
relativement ouvert le débat au public. Dans ce débat,
la cohésion territoriale telle que pensée par la commission européenne n’était jamais abordée, ni les
opportunités ou changements que cela pouvait avoir
pour les orientations nationales d’aménagement du
territoire. plutôt que d’analyser un transfert institutionnel qui n’existait pas directement, une approche
différente de la question a été préférée. au lieu de
partir des politiques européennes, il était plus pertinent
d’analyser les objets créés par la turquie elle-même,
en apparence indépendamment des contraintes européennes, pour en déterminer la portée et comprendre
si, in fine, ils étaient compatibles avec les attentes
européennes.
Le gouvernement turc a en effet décidé de faire correspondre les 26 divisions statistiques nuts 2, créées
en 2002, avec 26 nouvelles entités territoriales sur lesquelles s’exerce l’autorité d’agences de développement. Désignées par un néologisme en turc (ajans), ces
nouvelles structures territoriales sont au cœur des
recompositions nationales des différentes formes d’aménagement du territoire. même si ce terme, forgé à
partir de l’expérience française, ne correspond pas tout
à fait aux réalités des interventions publiques sur le territoire en turquie (pérouse, 2009), force est de constater que la création de ces agences, qui restent sous
l’autorité de l’institut de la planification nationale (Devlet
planlama teşkilatı, Dpt), introduit de « nouvelles
règles, de nouvelles procédures et de nouvelles
manières de faire » dans ce pays, pour reprendre la
définition de l’européanisation proposée par G. marcou
(2002).
ces nouvelles institutions soulèvent de nombreuses
interrogations: quelle marge de manœuvre par rapport
à une puissante administration centrale? Quel degré
d’autonomie et quelle forme de régionalisation cela
implique-t-il? il s’agit donc d’étudier plus particulièrement la forme prise par ces nouvelles institutions, leur
mode de fonctionnement, leur intégration dans les
cadres institutionnels et les rapports entre acteurs à l’é-
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La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne : les enjeux du développement régional en Turquie
chelle locale, afin de déterminer si elles peuvent être
porteuses d’un nouveau mode de développement territorial répondant aux critères européens de cohésion
territoriale. ne pouvant couvrir de manière exhaustive
l’ensemble du territoire national, trois agences ont été
sélectionnées: celle d’istanbul, car elle recoupe de
nombreuses institutions œuvrant pour le développement économique du territoire, celle d’izmir, car il s’agit
d’une agence pilote mise en place deux ans plus tôt que
les autres, et celle de Diyarbakir-saliurfa, qui associe
deux départements aux profils socio-économiques différents, plus à même d’entrer en opposition au pouvoir
central.
Le travail de recherche repose sur deux sources
essentielles, les rapports et documents officiels nombreux sur le sujet, émanant des institutions européennes,
des ministères turcs ou des collectivités locales, et des
entretiens, pour la plupart semi directifs, avec des professionnels de l’aménagement impliqués de près ou de
loin dans les réformes en cours. il a également été possible de mettre en place des observations participantes
dans deux agences de développement, celle d’izmir et
celle de Diyarbakir-sanliurfa. La limite de ce travail
réside sans doute dans la difficulté d’accès à certains
interlocuteurs, notamment élus locaux, qui n’ont pu être
approchés que de manière détournée, et le plus souvent informelle.
au final, la somme d’information récoltée permet de
tirer trois grandes idées concernant les agences de
développement en turquie. ces dernières constituent
tout d’abord une nouvelle étape dans la politique nationale d’aménagement du territoire (partie i). elles participent également à la transformation de l’échelle régionale (partie ii). enfin, elles révèlent une articulation de
plus en plus grande entre échelle métropolitaine et
entre 1930 et 1960, la politique nationale en matière
de développement industriel se manifeste par la création de grands complexes d’industrie lourde dans des
zones que les facteurs traditionnels de localisation
industrielle n’auraient pas sélectionnées. ainsi Karabük,
à plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur des
terres, est choisi pour accueillir des usines de Kardemir
pour ses fonctions d’abris en cas d’attaque maritime par
la mer noire. petit à petit, cette politique nationale va
évoluer vers un modèle économique dirigiste, mais non
étatisé. La période qui va des années 1960 aux années
1990 est en effet fortement empreinte d’un développementalisme d’état, hérité de la première période républicaine. La création du Dpt en 1960 en est l’exemple
le plus symptomatique.
cette période est caractérisée par un contrôle
depuis le centre de toutes les opérations de développement, et la croyance en la force des grands projets pour
tirer la croissance régionale et nationale vers le haut.
Les instruments principaux de cette politique sont tout
d’abord le zonage des provinces dites « prioritaires au
développement », dévoyé au fur et à mesure de l’inclusion d’un nombre croissant de provinces dans le dispositif (Bazin, 2005). ce zonage, redéfini en 2009, établit
une classification des départements en quatre classes
et accorde des exemptions d’impôts aux entrepreneurs
nationaux qui investissent dans ces départements. L’évolution des inégalités régionales montre que cette politique a été inefficace pour permettre aux régions les
plus en retard, essentiellement des régions de l’est du
pays, de rattraper les niveaux de développement des
métropoles de l’ouest (istanbul, izmir, ankara, antalya,
etc.). La deuxième caractéristique de cette période est
la multiplication de projets de développement régionaux
assurés par les principaux ministères, basés essentiel-
échelle régionale dans la recherche d’une meilleure
compétitivité territoriale (partie iii).
lement sur des grands travaux routiers ou hydrauliques,
et dont une grande partie n’a jamais vu le jour.
Les années 1990-2000 sont marquées par deux
mouvements en apparence contradictoires. Les gouvernements successifs se sont tout d’abord engagés
dans une libéralisation économique qui s’accompagnait
de nombreuses privatisations, qui signifiaient une perte
de moyens directs d’aménagement du territoire via des
politiques de localisation contraignantes. mais en parallèle, le même état a mis en chantier un vaste plan de
développement intégré à l’échelle régionale, basé sur
l’équipement hydro-électrique de deux grands fleuves
Une noUveLLe éTape dans La poLiTiqUe naTionaLe d’aMénageMenT dU TerriToire TUrc
L’analyse des neuf plans quinquennaux qui se sont
succédé depuis 1963 démontre une évolution nationale
qui n’est pas exceptionnelle, et qui suit les grands courants internationaux concernant les théories du développement, avec quelques soubresauts dus entre
autres aux coups d’état militaires.
eso,
travaux & documents
La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne : les enjeux du développement régional en Turquie
(le tigre et l’euphrate), le projet de l’anatolie du sudest (Güneydoğu anadolu projesi, Gap). après la mise
en œuvre de ce programme et les premiers résultats
alors jugés positifs (augmentation de la surface agricole
irriguée principalement), d’autres programmes d’envergure régionale ont été décidées. Dap (projet de développement de l’anatolie de l’est), DoKap (projet de
développement de la région mer noire de l’est), projet
de développement du bassin-versant du Yeşilırmak;
autant de projets qui sont restés lettre morte. Leurs
échecs marquent la fin d’une ère pour le Dpt. L’ensemble de ces programmes à dimension régionale est
concentré dans l’est du pays (figure 1).
51
n’est plus l’instigateur des politiques de développement,
il les accompagne en favorisant la mobilisation des ressources locales. ces dernières sont renforcées par le
recrutement systématique dans chaque région de personnel hautement qualifié, dont le profil international
tranche avec la culture républicaine classique des fonctionnaires d’état affectés dans les départements. La
turquie est ainsi en train d’évoluer du développementalisme d’état vers un soutien discret mais qui se veut efficace au développement territorial.
L’outil « agence de développement » n’est pas le
seul à marquer cette évolution. La création de l’agence
nationale KosBeG pour soutenir les projets innovants
des pme l’incarne également, tout comme la volonté de
multiplier les parcs industriels et les clusters de
recherche, même si souvent cela relève plus de l’incantation que de la réalité. Dans tous les cas, la candidature européenne n’est pas le moteur principal de
cette évolution. elle est arrivée au même moment et a
servi de justification auprès d’une population sceptique.
Les agences de développement peuvent donc être
vues comme des outils trouvés du côté de l’union européenne pour satisfaire une évolution nationale qui, elle,
répond à l’intégration croissante de la turquie dans les
Les agences de développement incarnent une nouvelle étape de cette évolution. Les griefs retenus à l’encontre des grands programmes régionaux sont connus:
absence d’institution ad hoc, pas de financement, pas
de programmes opérationnels ni d’évaluation. Les
agences de développement changent cette approche:
plus question de prévoir des grands programmes d’équipement. La politique est dorénavant de soutenir les
investisseurs locaux via un système d’appel d’offres et
selon le principe du co-financement, ce qui les oblige
ces derniers à assurer le suivi de leurs projets. L’état
Figure 1 : Les programmes de développement à dimension régionale en Turquie
Province
Istanbul
Bartın
Zonguldak
Karabük
Çankırı
Çankırı
Ankara
Artvin
Samsun
Ordu Giresun Trabzon Rize
Amasya
Gümüşhane
Tokat
Bayburt
Erzurum
Erzincan
Sivas
Yozgat
Çorum
Tunceli
Elazığ
Izmir
Adıyaman
G.Antep
Kilis
Programmes de développement régional
Zonguldak-Bartın-Karabük
DOKAP
GAP
Yeşilırmak
N
Ardahan
Urfa
Kars
Ağrı
Iğdır
Bingöl Muş
Bitlis
Diyarbakır
BatmanSiirt
Mardin
Şırnak
Van
Hakkari
Projet de développement rural
DAP
B. Montabone©UMR ESO, Rennes, 2011
e
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52
La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne : les enjeux du développement régional en Turquie
échanges internationaux.
La TransforMaTion de L’écheLLe régionaLe
La création des régions de type nuts 2, présentée
initialement comme étant uniquement statistique mais
qui a évolué vers une forme inédite de gestion territoriale, n’a pas bouleversé l’organisation administrative
du territoire turc, mais elle a introduit des éléments nouveaux sur au moins deux plans: spatial et juridique.
sur le plan spatial, les agences sont les seuls organismes présents sur l’ensemble du territoire qui doivent
gérer des espaces régionaux, comportant une à six provinces. il s’agit là d’une innovation territoriale majeure,
car la seule notion de région qui prévalait jusqu’alors
était un découpage théorique reposant sur des critères
physiques (essentiellement climatiques). ces régions
ne sont pas des coquilles vides: l’étude de leur fonctionnement fait apparaître une autonomie financière
acceptable (131 millions de Lires turques par an pour
la région d’istanbul, soir 65 millions d’euros), et surtout
le recrutement d’un personnel compétent, à même
d’assurer une meilleure consommation des crédits.
Bien que les territoires régionaux initiaux soient contestables, leur pratique institutionnelle les fait exister de
facto. plus que de région, on peut alors parler de circonscriptions d’action publique.
sur le plan juridique, leur place est mal définie, et en
tout cas n’est pas strictement spécifiée dans la hiérarchie territoriale républicaine classique. il s’agit plus d’un
élément souple, parallèle, permettant de réunir des
acteurs différents pour définir un projet territorial, mais
sans que ce dernier soit contraignant pour les collectivités ou administrations présentes dans le territoire
d’action de l’agence. La réforme impulsée par les
demandes européennes introduit donc un outil nouveau, innovant, dont le fonctionnement peut très bien
évoluer au fil du temps. par contre, les moyens dont les
agences sont dotées, de manière pérenne et pas seu-
taine équité entre différents types de territoire bien marqués (urbain, rural, littoral, etc.) du fait de la composition
des conseils d’administration et des conseils de Développement. La constitution de ces derniers n’est cependant pas neutre, et une lecture attentive des personnes
siégeant dans ces conseils permet d’affirmer que les
agences sont investies par les groupes sociaux qui
détiennent le pouvoir sur le plan local, et ce quel que
lement conjoncturelle, les amèneront à assurer un rôle
de plus en plus important dans le développement des
territoires pour lesquels elles sont compétentes. pour
l’instant, leur mode de fonctionnement assure une cer-
soit le bord politique (cHp à izmir1, aKp à istanbul2).
cependant, la création ex nihilo d’une nouvelle institution n’est pas chose facile. D’une région à une autre,
le degré d’investissement des élites locales au sein des
agences est variable. cela se passe rapidement quand
cette dernière vient combler un vide et que ses activités
couvrent le manque en matière d’aide au développement local, comme c’est le cas à Diyarbakır. À l’inverse,
dans des régions où ce genre d’institution est nombreux
et où la composition des instances dirigeantes de l’agence est politiquement stratégique, cela peut prendre
plus de temps, comme à istanbul. mais l’efficacité de
ces nouvelles structures réside surtout dans l’antériorité
des pratiques de concertation et de définition d’objectifs
communs à l’échelle régionale, comme c’est le cas à
izmir. La création d’un réseau entrepreneurial local ne
se décrète pas, et l’outil agence de développement est
le plus efficace là où des dynamiques existaient préalablement.
Le succès de l’agence d’izmir en est la meilleure
preuve: elle s’appuie sur l’expérience de l’association
eGev (association pour le développement économique de la région égéenne, créée en 1989). D’autres
métropoles d’envergure régionale présentent la même
configuration comme adana et Gaziantep (Bayırbağ,
2010). ce rôle des réseaux établis dans la construction
de coalitions entrepreneuriales accrédite la thèse selon
laquelle la région est un construit social relationnel: l’articulation des acteurs ayant un rôle stratégique dans la
définition d’un projet territorial est un facteur important
dans la création des nouvelles régions (figure 2). La
région ne peut être en aucun cas le fruit d’une délimitation naturelle ou historique, comme continue de l’affirmer la géographie académique turque. il arrive que
les relations sociales entre acteurs régionaux recoupent
1- cHp : parti républicain du peuple, social-démocrate,
principal parti d’opposition.
2- aKp : parti de la Justice et du Développement, islamiste
dit modéré, au gouvernement depuis 2002.
un périmètre historique ou naturel, mais ce dernier sert
uniquement de cadre et pas de facteur explicatif principal.
enfin, la création des agences de développement à
eso,
travaux & documents
La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne : les enjeux du développement régional en Turquie
l’échelle régionale participe à une redéfinition des fonctions et des pratiques de l’état central, dans le cadre
d’une remise à l’échelle (re-scaling) des politiques
publiques. en déléguant certaines compétences à des
institutions régionales semi-indépendantes, le Dpt, qui
dépend directement du premier ministre, déconcentre
certaines politiques d’aménagement et certaines pratiques de planification. mais en établissant un contrôle
étroit du Dpt sur l’activité des agences, par l’intermédiaire notamment du budget et du plan de développement stratégique qu’il doit approuver, cette transformation participe à l’instauration d’une « commande à
distance » des territoires, pour reprendre l’expression
de r. epstein forgé dans le contexte français (epstein,
2009), plus qu’à une véritable décentralisation. Les
agences de développement ne sont pas encore, et de
loin, des collectivités territoriales.
L’arTicULaTion région/MéTropoLe aU cœUr dU
déBaT enTre cohésion eT coMpéTiTiviTé TerriToriaLes
Le débat sur la cohésion territoriale ne se pose donc
pas de la même manière en turquie que dans les pays
53
fondateurs de l’ue. mais le débat entre cohésion territoriale et compétitivité territoriale n’en est pas pour
autant relégué en arrière-plan. La volonté du gouvernement d’arrimer la turquie aux circuits internationaux
(circuits d’échanges, de production, de création, d’accueil touristique, etc.) entraîne une concentration des
investissements publics et une polarisation du développement économique. Les villes choisies en 2009 pour
accueillir des clusters de recherche et de production
n’ont pas été sélectionnées au hasard. ce sont celles
qui bénéficient déjà d’une dynamique en la matière, que
le gouvernement entend soutenir et renforcer afin de
créer un nombre limité de pôles compétitifs et efficaces
pour tirer la croissance nationale vers le haut.
cette polarisation rejoint les préoccupations
majeures du sDec et de l’agenda territorial en ce qui
concerne la volonté de parvenir à un développement
équilibré et polycentrique du territoire européen. ces
pôles permettent de fixer des points de croissance en
dehors de la région métropolitaine centrale, mais ils renforcent les quelques régions déjà bien intégrées dans
l’économie internationale (Bursa, izmir, eskişehir, etc.).
en favorisant le polycentrisme à l’échelle continentale
en proposant des alternatives à istanbul dans le sud-
Figure 2 : Rôle des stratégies actorielles dans la construction de l’espace régional
A
F
A
B
Absence
de
coordination
E
F
C
E
Planification
Stratégique
Régionale
C
Objectifs
communs
D
D
Structure régionale à faible coordination actorielle
B
Structure régionale à forte coordination actorielle
Région comme espace support
A
Administrations déconcentrées
Région comme construction sociale
B
Municipalités / Municipalités Métropolitaines
Relation faible
C
Chambres de Commerce et d’Industrie
Relation solide et régulière
D
Syndicats patronaux et/ou salariaux
Orientation stratégique
E
Assemblée provinciale
Rôle moteur - Leadership
F
Organisations non-gouvernementales / Associations locales
B. Montabone©UMR ESO, Rennes, 2011
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La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne : les enjeux du développement régional en Turquie
est européen, ils renforcent la position hégémonique de
cinq ou six pôles à l’échelle nationale, oubliant le reste
du territoire, notamment toute la partie est qui est pourtant celle identifiée comme la plus délaissée. un niveau
de villes intermédiaires émerge également en anatolie
centrale, indépendamment des dynamiques européennes mais participant à la diversification de la hiérarchie urbaine; il s’agit des fameux « tigres anatoliens », nouvelles métropoles régionales de 500000 à
1000 000 d’habitants qui présentent des croissances
démographiques et économiques fortes, telles Konya,
Kayseri ou Gaziantep. Les agences nouvellement
créées ont pour objectif de renforcer ces pôles métropolitains en devenir. Le cas de la turquie confirme ainsi
la dimension multi-scalaire du polycentrisme normatif, et
illustre toute la difficulté à assurer une cohésion territoriale équitable à toutes les échelles considérées.
À l’échelle régionale, la question de l’articulation
entre les dynamiques métropolitaines et les nouveaux
découpages régionaux est essentielle. La puissance
des forces d’agglomération et des migrations intérieures
font que la plupart des grandes villes (plus de 500000
habitants) connaissent toujours aujourd’hui une forte
croissance. cette croissance est telle que les modes de
gouvernance de l’étalement semblent toujours avoir un
temps de retard sur le front urbain. il n’est pas encore
possible de déterminer si les agences de développement auront un impact sur la gestion des espaces
métropolitains, mais les trois exemples étudiés plus précisément montrent des évolutions contrastées.
À istanbul, le périmètre de l’agence est déjà trop
étroit, et rien ne semble fait pour favoriser les coopérations territoriales avec les régions voisines. À izmir, au
contraire, l’échelle provinciale retenue pour constituer la
région semble plus pertinente du fait que la municipalité
métropolitaine ne recouvre pas l’ensemble de la province
(figure 3). mais les dynamiques urbaines et régionales
vont bien au-delà de la province, et la délimitation du territoire de la nouvelle agence coupe izmir d’un nombre
important de villes relais dans son hinterland égéen.
Dans le cas des régions qui comportent deux pôles
urbains d’importance équivalente, comme celle de Diyarbakır-Şanlıurfa, la question est de savoir dans quelle
mesure les villes coopéreront entre elles, ou si l’une
d’entre elles captera l’essentiel des investissements au
détriment des autres. Les incohérences spatiales du
Figure 3 : Découpages administratifs et régionaux de la région égéenne (Ege Bölgesi)
Région égéenne
en Turquie
Mer de Marmara
Cadres administratifs traditionnels
Bursa
Çanakkale
Ancienne région
(dite «naturelle») Egée (1941)
Bilecik
Eskişehir
Balıkesir
Kütahya
Province
Préfecture
Afyon
Manisa
Membre de EGEV*
* Association pour le developpement
Uşak
économique de la région égéenne
Izmir
Nouveau découpage régional (2006)
Mer Egée
Denizli
Aydın
İsparta
Burdur
N
100 km
TR 31 Izmir
TR 32 Aydın
TR 33 Manisa
Muğla
TR 22 Balıkesir
Antalya
Izmir Centre régional
B. Montabone©UMR ESO, Rennes, 2011
eso,
travaux & documents
La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne : les enjeux du développement régional en Turquie
découpage de certaines régions laissent penser que la
deuxième option s’imposera dans bien des cas.
sur le plan de la gouvernance territoriale, les
agences instaurent un nouveau mode de gestion basé
sur la concertation et la production de projets de développement par des acteurs très différents. La hiérarchie
républicaine et les jeux partisans ne laissent pour l’instant que peu de place à ce nouvel outil pour s’imposer,
comme le montre la création d’un pôle de recherche à
izmir avec une participation de façade pour l’agence
(pôle inoviz autour du secteur biomédical lancé par la
Zone Franche égéenne). mais la seule délimitation d’un
territoire jusque-là ignoré – un ensemble de départements formant une région – permet de dépasser les
cadres existants et de permettre l’émergence de nouvelles formes de coopérations territoriales, pour
reprendre l’expression de m. Bussi (2009).
cohésion territoriale ou compétitivité métropolitaine,
le débat n’est pas clos. il ne fait que commencer. Les
agences peuvent jouer un rôle central pour orienter les
politiques publiques et les dynamiques spatiales dans
un sens ou dans l’autre. il faut maintenant attendre pour
analyser comment leurs positions vont évoluer au fil du
temps, et voir si leurs fonctions vont être maintenues
pour pouvoir mener à bien les objectifs qui leur ont été
affectés.
conclusion
La création des agences de développement n’est
pas le résultat de l’application d’un modèle européen
vers un pays candidat. il s’agit d’une opportunité saisie
du côté turc pour promouvoir l’échelle locale dans le
développement économique. La dimension européenne est bien sûr importante, car les négociations
d’adhésion servent de cadre à la mise en place de la
pas la même forme dans tous les pays de l’ue, ni dans
toutes les régions d’un même pays. La cohésion territoriale ne constitue pas un cadre juridiquement contraignant, et dans le cas de la turquie n’est pas perçue
comme un objectif essentiel. mais par l’intermédiaire
d’outils spécifiques (nécessité d’un échelon régional) et
de pratiques particulières (cofinancement, appel à
projet, etc.), le processus d’européanisation met en
place un cadre qui peut se révéler favorable à la cohésion territoriale.
cette étude permet également de remettre en question les approches systématiques en terme de transfert
institutionnel dans les théories de l’européanisation. il
est nécessaire de regarder les évolutions d’en bas et de
comprendre le sens des réformes nationales pour se
rendre compte de la puissance d’adaptation des pays
candidats. par exemple, le concept de « territoire »
dans sa définition française, essentiel dans la définition
des politiques européennes de développement local,
n’existe pas en turquie. Le territoire est le memleket,
c’est-à-dire l’assise spatiale de la nation, le territoire
national, un et indivisible. La notion de cohésion territoriale, qui n’a pas de traduction littérale en turc, renvoie
plus à la préservation de l’intégrité territoriale de la
nation (toprak Bütünlüğü) qu’à des cadres spatiaux
pouvant servir de support ou de moyen à la mise en
œuvre de politiques de développement. cela ne présume en rien de l’existence de politiques d’aménagement visant à renforcer – ou non – cette cohésion territoriale, mais il convient d’adopter une posture prudente
dans l’étude de concepts sur des terrains étrangers à
leur invention.
Les agences de développement posent ainsi les
bases d’un fonctionnement calqué sur les standards
européens, mais ces derniers ne permettent pas de
réforme. mais l’étude du chapitre XXii sous toutes ses
formes, depuis la définition de l’acquis communautaire
jusqu’aux expériences menées sous l’égide de la délégation de la commission européenne à ankara, atteste
d’une co-construction des normes européennes.
La volonté européenne de promouvoir une cohésion territoriale intervient donc de manière détournée
dans la transformation des politiques nationales d’aménagement du territoire. L’émergence de nouvelles
formes d’action publique à l’échelle régionale est bien
un des traits majeurs de l’européanisation de l’aménagement du territoire, mais cette régionalisation ne prend
choisir une orientation plutôt qu’une autre. ils assurent
le compromis, en rendant possible l’assertion selon
laquelle la compétitivité est au service de la cohésion
territoriale, et que la cohésion territoriale est indispensable pour assurer la compétitivité d’une économie.
cependant, les forces économiques étant largement
supérieures en puissance monétaire (et par ricochet
juridique) aux capacités d’intervention des pouvoirs
publics en turquie, la concentration spatiale pour favoriser la compétitivité territoriale semble être la voie
choisie par ce pays à l’heure actuelle, au détriment de
la cohésion territoriale.
55
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N° 32, décembre 2011
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56
La cohésion territoriale en périphérie de l’Union européenne : les enjeux du développement régional en Turquie
Bibliographie
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eso,
travaux & documents
Politiques de la vieillesse dans la région Pays de la Loire
57
Mickaël Blanchet
eso angers
espaces et sociétés
Un
vieiLLisseMent régionaL hétérogène, des
- umr 6590 cnrs - université angers
Figure 1 : Analyse interactionnelle des politiques de la vieillesse
PoLitiqUes de La vieiLLesse sectorieLLes
s
elon le recensement général de la population de 2006 de l’insee, la région pays de la
Loire compte 744000 personnes âgées de
plus de 60 ans et 297000 personnes âgées de plus de
75 ans, soit respectivement 21,6 et 8,6 % de la population (21,8 et 8,2 % pour la France). en constante augmentation depuis 1999 (de 10 % pour les personnes
âgées de plus de 60 ans et de 27,6 % pour les personnes âgées de plus de 75 ans), le vieillissement de la
région n’est pas uniforme sur le territoire: bien qu’en
quantité les personnes âgées habitent majoritairement
dans les agglomérations (70 %), leur proportion démographique (19,7 % de la population à plus de 60 ans en
2006) y est moins élevée que sur le littoral (26,9 %) et
en milieu rural (22,1 %). ces inégalités de contraste
constituent le point de départ de la thèse. en effet, dans
un contexte d’individualisation, de sectorisation professionnelle et administrative des politiques gérontologiques (Frinault, 2009), on est en droit de s’interroger
sur les conséquences géographiques de ces mêmes
politiques sur les besoins et les prises en charge des
publics âgés. on peut se demander quelles sont les
conséquences des segmentations administrative et
professionnelle de l’action gérontologique sur la prise
en charge territorialisée des besoins des personnes
âgées. Dans cette quête, les recherches se sont attachées à décrypter les interactions entre les institutions,
les acteurs qui prennent en charge les personnes
âgées, les besoins de ces mêmes personnes âgées et
le cadre géographique.
Les recherches se sont déroulées en trois temps.
Dans un premier temps, une multitude de données
démographiques, médicales, sociales et économiques
relatives au vieillissement de la population et à l’offre de
services et d’établissements gérontologiques ont été
(*) thèse de doctorat de géographie soutenue le 7 avril
2011 à l’université d’angers
Système d'acteurs
gérontologiques
Interactions
Besoins territoriaux
des personnes âgés
Cadre
géographique
Conséquences socio-spatiales
des politiques de la vieillesse
Blanchet M.©ESO Angers, 2009
mobilisées afin de dresser un état des lieux du vieillissement régional. ce travail a ensuite été suivi d’analyses multivariées et de typologies régionales sur la vulnérabilité des personnes âgées. ces opérations ont
alors permis de sélectionner quatre départements et six
intercommunalités d’étude propices à l’étude géographique des interactions entre les acteurs gérontologiques et les personnes âgées. L’étude de ces interactions s’est tout d’abord centrée sur les acteurs
gérontologiques qui évaluent et répondent aux besoins
des personnes âgées. 127 entretiens semi-directifs ont
été nécessaires à la réalisation de cette étape. À l’instar
des recherches, les entretiens distinguent l’échelle institutionnelle (conseils généraux, administrations d’état,
conseils de l’ordre des médecins et caisses de retraite:
16 entretiens) de l’échelle locale où 111 d’acteurs
gérontologiques locaux (médecins généralistes, infirmières libérales, services de soins infirmiers à Domicile, maisons de retraites, centres communaux d’action sociale, services d’aide à domicile, centre Locaux
d’information et de coordination…) ont été interrogés
dans les six intercommunalités d’observation. À la suite
d’un long travail d’analyse et de cartographie de l’offre
de services et d’établissements gérontologiques, il a été
possible de ressortir les pratiques spatiales des institutions et des acteurs gérontologiques. enfin, la dernière
phase de recherche a eu pour but d’évaluer le rapport
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Politiques de la vieillesse dans la région Pays de la Loire
local des personnes âgées à l’offre de services et d’établissements gérontologiques. également, menées
dans les intercommunalités d’observation, ces recherches se sont appuyées sur des sources institutionnelles
relatives aux activités gérontologiques (allocataires de
l’allocation personnalisée autonomie, minimum
vieillesse, taux d’équipement, consommations médicales, activités des services…) ainsi que sur la diffusion
d’un questionnaire auprès de 900 personnes âgées
portant sur les pratiques, le rapport local à l’offre et les
solidarités informelles (familiales, amicales, voisinage)
Carte 1 : Départements et intercommunalités d’observation en 2010
CC
CC du
du Pays
Pays
de
de Mayenne
Mayenne
Département
EPCI
Intercommunalités
d'oservation
Mayenne
Loire-Atlantique
Maine-et-Loire
en situation de besoin.
CU de Nantes
Métropole
CC du Canton
de Baugé
CA du Choletais
écheLLes et territoires d’étUde
CC du Pays
de Pouzauge
Vendée
La prise en compte de l’échelle régionale dans une
recherche sur les politiques gérontologiques peut susciter des interrogations. Le conseil régional n’intervient
en effet que partiellement sur le champ gérontologique
(formation professionnelle). L’intérêt se situe ailleurs.
tout d’abord, la majeure partie des activités gérontologiques est organisée à cette échelle (agence régionale
d’Hospitalisation, Direction régionale des affaires sanitaires et sociales, caisse régionale d’assurance maladie). ensuite, l’observation à l’échelle de la région
rend possible les comparaisons entre les politiques
gérontologiques départementales. mais surtout, cette
échelle territoriale s’avère également intéressante dans
l’observation gérontologique locale: la région compte
en effet plus d’une centaine d’intercommunalités,
maillons infra-départementaux qui se révèlent pertinents dans l’analyse des politiques territorialisées de la
vieillesse. par ses compétences gérontologiques, le
département est incontournable: une partie importante
des processus d’action, de planification et de finance-
Sarthe
CC du Pays de
Saint-Gilles Croix-de-Vie
Vendée
0
25 km
Blanchet M.©ESO Angers, 2009
ment de l’action gérontologique est concentrée à cette
échelle. Les recherches n’ont concerné que quatre des
cinq départements de la région (la sarthe n’est pas
concernée par l’étude).
enfin, l’intercommunalité a été choisie comme
maillon local de référence. Des critères géographiques
(urbain, périurbain, rural et littoral) et démographiques
(% de personnes âgées de plus de 60 et 80 ans) ont
ensuite permis de sélectionner six intercommunalités
de référence. Le choix s’est donc porté sur une intercommunalité urbaine, une intercommunalité littorale
vendéenne et trois intercommunalités rurales: les intercommunalités de nantes métropole, de l’agglomération
du choletais, du pays de pouzauges, du pays de
mayenne, du pays de saint-gilles croix de vie et du
canton de Baugé.
Tableau 1 : Caractéristiques démographiques du vieillisssement de la population
des intercommunalité d’observation en 2007
en %
plus de
80 ans
Ménages de plus de
80 ans composés
d'une seule personne
Taux d’équipements
médicalisés pour
1000 personnes de
plus de 80 ans
123
Nantes Métropole
18,0
6,4
45,0
Agglomération du Choletais
18,6
6,0
41,6
94
Canton de Baugé
27,8
11,0
38,1
181
Pays de Mayenne
20,5
7,7
44,2
238
Pays de Pouzauges
22,6
7,5
35,2
103
Pays St Gilles Croix de Vie
32,0
11,7
41,2
Blanchet M.©ESO Angers, 2009
eso,
plus de
65 ans
travaux & documents
121
RGP 2007, Insee
Politiques de la vieillesse dans la région Pays de la Loire
59
plus de 80 ans, l’origine sociale des ménages retraités, la
part des ménages de plus de 60 ans et de plus de 80 ans
composés d’une personne, la part des ménages de plus
de 60 ans et de plus de 80 ans habitant un logement
ancien (construit avant 1945), les revenus des ménages
de 60-75 ans et de plus de 75 ans et la densité démographique.
La vieiLLesse, Une Période hétérogène et
contrastée sUr Le territoire
si la vieillesse peut être période d’épanouissement
grâce à la retraite, elle est également une période de ruptures sociales, affectives et biologiques auxquelles notre
recherche s’intéresse. Face à ces mêmes ruptures, les
personnes âgées ne sont pas égales: l’âge (colin, 2001),
le sexe (Bonnet, Buffeteau et godefroy, 2004), l’origine
sociale (mizrahi, 2003), le mode d’habitation, les revenus
(noguès, 2006) constituent des facteurs d’inégalités biologiques, sociales et économiques entre les personnes
âgées. afin de dresser une typologie de la vulnérabilité
régionale des personnes âgées, ces mêmes variables
ont été croisées à d’autres variables démographiques et
géographiques à partir d’une analyse en composantes
principales (acp) puis à partir d’une classification hiérarchique ascendante (caH). Les variables utilisées lors
de ces analyses multivariées sont issues des enquêtes
de l’insee et comprennent les parts des personnes
âgées de plus de 60 ans et de plus de 80 ans, la part des
femmes dans les populations âgées de plus de 60 et de
en premier lieu, l’analyse en composantes principales nous apprend que le vieillissement de la population
régionale est solidaire de la densité démographique. À
mesure que celle-ci baisse, la proportion de personnes
âgées et la proportion de retraités d’origine populaire
dans la population augmentent; et à mesure qu’elle croît,
la part des ménages âgés composés d’une seule personne et la part des ménages retraités d’origine sociale
aisée augmentent. À la suite de cette analyse multivariée, six classes ont été retenues lors de la classification
hiérarchique ascendante dans le but de ressortir de
manière spatialisée et hiérarchique la vulnérabilité des
personnes âgées. comme le montre la carte, ces six
classes font clairement apparaître une opposition entre
Carte 2 : Typologie territoriale de la vulnérabilité des personnes âgées dans la région Pays de La Loire
VULNERABILITE
DES PERSONNES AGEES
Isolement
résidentiel
profil rural
vulnérable
profil
urbain
profil
littoral
profil
péri-urbain
Grand
vieillissement
Jeunes
profil rural
favorable
profil rural
moyen
Cohabitation
0
25 km
Blanchet M.©ESO Angers, 2009
Méthodologie
La typologie de la vulnérabilité des personnes âgées au sein des 127 intercommunalités de la Région Pays de la Loire s’est appuyée sur une
Analyse en Composantes Principales (ACP) puis sur une Classification Hiérarchique Ascendante (CAH).
L’ACP est une méthode qui consiste à à transformer des variables liées entre elles (dites “corrélées” en statistique) en nouvelles variables décorrélées les unes des autres. Ces nouvelles variables sont nommées "composantes principales", ou axes. Elle permet au praticien de réduire
l'information en un nombre de composantes plus limité que le nombre initial de variables.
La CAH est une méthode de classification automatique utilisée en analyse des données. A partir d’un ensemble de n individus et de manière
hiérarchique (entre les individus et les variables), sont but est de répartir ces individus dans un certain nombre de classes les plus hétérogènes entre
elles et les plus homogènes in-nihilo.
e
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60
Politiques de la vieillesse dans la région Pays de la Loire
milieux rural, urbain et littoral. Le profil urbain regroupe
les principales intercommunalités urbaines de la région.
ce profil se distingue par des fortes inégalités de répartition des personnes âgées, des revenus médians des
personnes âgées et par une surreprésentation des
ménages âgés composés d’une personne. Le profil périurbain, quasi-exclusif à la Loire-atlantique, se singularise
par un faible vieillissement de la population et par une
homogénéité socio-économique des ménages âgés. Le
profil littoral présente un vieillissement important, un
grand vieillissement (plus de 80 ans) pondéré et une surreprésentation des ménages âgés vivant en couple et
d’origine sociale aisée. Hétérogènes, les intercommunalités rurales sont divisées en trois profils. tout d’abord, un
profil « favorable » où le dynamisme démographique
pondère la part des personnes âgées dans la population
et où la part de ménages âgés composés d’une personne est faible (intercommunalités rurales de la Loireatlantique, du bocage vendéen, du choletais et de l’arrière-pays littoral atlantique). Le second profil rural
présente des valeurs proches des standards régionaux.
on le retrouve dans le sud de la vendée et l’est du
maine-et-Loire. Le troisième profil rural regroupe les
intercommunalités où les prédispositions face à la vulnérabilité au grand âge sont les plus fortes: surreprésentation des personnes très âgées dans la population, des
ménages composés d’une personne, des ménages d’origine agricole, des femmes très âgées, des revenus
médians les plus faibles et des habitations vétustes. ce
profil s’observe dans le nord des départements de la
mayenne, de la sarthe et du maine-et-Loire.
des PoLitiqUes territoriaLes sUBdivisées
De l’hôpital aux familles, en passant par l’aide à
domicile, l’action gérontologique recouvre un champ
d’acteurs large et varié. cependant, l’action gérontologique demeure subdivisée sur les plans sectoriels, politiques et territoriaux. comme le rappelle D. argouD
(1998), la décentralisation et la volonté politique de maîtriser les dépenses sociales ont développé cette logique
de segmentation. À la sortie des années 2000, les prérogatives gérontologiques oscillaient entre cloisonnement
et chevauchement : si les compétences sanitaires
demeuraient dans le giron de l’état, les affaires médicosociales (maisons de retraites médicalisées, soins infirmiers à domicile) et la gestion de l’allocation personna-
eso,
travaux & documents
lisée autonomie étaient partagées entre les départements, l’état et les caisses de retraites. Les entretiens
auprès des institutions et des acteurs gérontologiques
locaux corroborent ce constat. L’introduction des normes
individuelles, les politiques gestionnaires et le retour de
l’état sur le champ médico-social (loi Hpst renforçant
l’agence régionale de santé dans l’organisation territoriale des établissements et des services médico-sociaux)
et de l’aide à domicile ont alimenté ces cloisonnements
sectoriels au détriment de la politique territorialisée plus
transversale.
Dans ce jeu, le territoire constitue pour ces mêmes
institutions gérontologiques un enjeu important, et ce,
pour deux raisons: car il permet une meilleure adaptation aux besoins individuels des personnes âgées et il
constitue un support d’affirmation et d’imposition de ses
propres marges de manœuvre aux autres acteurs et
institutions.
pour exister, les administrations de l’état, les départements et les caisses de retraites territorialisent leurs
actions de manière hiérarchique et contrôlée, et n’opèrent à aucun moment de véritables jonctions territoriales
et sectorielles vers les autres institutions. Face à la
nécessité d’individualiser et d’adapter les réponses aux
besoins, les institutions et les instances gérontologiques n’ont pas convergé vers plus d’harmonisation:
souhaitant s’adresser au plus près des publics âgés en
besoin, elles ont développé de manière segmentée des
services et des établissements. résultat, en 2004, le
panel d’établissements et de services gérontologiques
sur la région pays de la Loire était de 34. en 2010, il
était de 56. si cette adaptation a en outre favorisé les
prises en charges, elle marque également en aval le
choix d’une approche sectorielle au détriment d’une
approche territoriale et transversale. Les comparaisons
départementales ainsi que la répartition, selon le type,
des établissements et des services gérontologiques
montrent que ce développement a favorisé les inégalités et les dispersions territoriales.
vers Une offre gérontoLogiqUe disPersée et
inégaLe sUr Le territoire
tout d’abord, la diversité de l’offre de services et d’établissements et de services gérontologiques au sein
des intercommunalités d’observation se révèle inégale:
Politiques de la vieillesse dans la région Pays de la Loire
leur niveau est respectivement de 26, 28 et 31 pour les
intercommunalités rurales de Baugé, pouzauges et
mayenne et, respectivement de 49 et 41 pour les intercommunalités urbaines de nantes et de cholet. Les
orientations de l’état, des conseils généraux et des
caisses de retraites, mais aussi les moindres capacités
économiques et techniques en milieu rural, expliquent
ces écarts. Le passage d’une logique d’établissement à
celle de besoin a eu pour conséquence de multiplier et
de superposer sans cohérence ni concertation les
cadres territoriaux de régulation de l’action gérontologique. il en découle une dispersion géographique de
l’offre et des territoires d’action qui interroge sur la réelle
efficacité des dispositifs et des tentatives de coordination.
De fait, la répartition héritée de l’offre de services et
d’établissements gérontologiques est tributaire des
enjeux de pouvoir dans lesquels les institutions font
valoir une multitude de critères (administratifs, sectoriels, géographiques, économiques, politiques…). il en
résulte le maintien des inégalités héritées de répartition
de l’offre gérontologique entre milieu urbain et rural. Le
recensement de l’offre d’établissements et de services
s’adressant aux publics âgés nous montre à l’échelle
régionale que:
• Les établissements hospitaliers sont répartis
sur le territoire selon le degré de spécialisation. Dans ce
schéma, les villes les plus importantes de la région
accueillent les filières les plus spécialisées et les pôles
ruraux, les établissements les moins spécialisés (les
filières gériatriques).
• La médecine libérale demeure corrélée la densité
démographique. on constate de fortes inégalités de
Figure 2 : Superposition des cadres territoriaux
de régulation de l’action gérontologique
répartition et des faibles densités médicales aux frontières rurales de la sarthe, de la mayenne et du maineet-Loire, où l’on compte en 2011, entre 170 et 213
médecins généralistes et spécialistes pour 100000
habitants (contre 259 à l’échelle régionale).
• Les services de soins infirmiers à domicile et
les établissements d’accueil sont répartis de manière
inégale sur le territoire. La médicalisation est de plus en
plus soumise à des logiques de planification partagée
entre les conseils généraux et l’état, qui vont dans le
sens d’un rééquilibrage de l’offre entre et à l’intérieur
des départements. seulement, les efforts entrepris
demeurent assujettis aux héritages locaux, notamment
en milieu rural, et à la forte croissance du nombre de
personnes âgées en ville. en conséquence, les
espaces ruraux présentent un taux d’équipements
médicalisés supérieur à celui des aires urbaines mais
disposent en revanche d’un panel d’établissements
moindre: en 2009 et en dépit des inégalités entre les
intercommunalités rurales, le taux d’équipements en lits
médicalisés est plus élevé sur l’ensemble des intercommunalités rurales (138 lits pour 1000 personnes de
plus de 75 ans) que sur l’ensemble des intercommunalités urbaines et péri-urbaines (116).
• Le secteur de l’aide à domicile, soumis à la
concurrence, est plus développé en ville. L’arrivée des
acteurs privés a été plus forte en milieu urbain et sur le
littoral, et limitée en milieu rural. on observe en ville et
sur le littoral un retrait des centres communaux d’action sociale, une arrivée massive des enseignes à but
lucratif qui vient s’ajouter aux associations historiques.
À l’inverse, les entreprises ont peu investi les zones
rurales où l’on recense une répartition homogène des
ccas et des associations.
forces et LiMites dU
dence
Territoires de santé
Départements
Cantons
EPCI
Activités
Activités
libérales
libérales
Blanchet M.©ESO Angers, 2009
61
«
déParteMent-Provi-
»
La gestion des politiques spécifiques aux personnes
âgées s’inscrit dans un rapport ambivalent de l’état avec
les marges de manœuvre des collectivités locales. Dans
ce jeu, l’état adopte vis-à-vis des conseils généraux
une double posture partenariale et d’ingérence. ainsi,
sur le champ social, l’instauration de normes concurrentielles dans le secteur de l’aide à domicile a contribué au
retour de l’état dans un secteur jusque-là sous la tutelle
des conseils généraux et des collectivités locales. sur
e
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N° 32, décembre 2011
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62
Politiques de la vieillesse dans la région Pays de la Loire
le champ sanitaire, la création des agence régionale
d’Hospitalisation puis des agences régionales de santé
en 2010 renforce les compétences de l’état en matière
de régulation de l’offre sanitaire et médico-sociale.
contrôle accru de l’état ne rime pas forcément avec
investissement. car l’état n’affirme pas d’autre ambition
politique que de réaliser des économies et d’introduire
une régulation concurrentielle (par appel à projet) et spécifiée de l’offre sanitaire et médico-sociale. outre les
économies visées, cette réforme interroge sur la redéfinition des rapports de l’état avec les institutions, les
instances et les acteurs gérontologiques locaux. Dans
un contexte de rigueur budgétaire, les caisses de
retraites et les collectivités locales s’accordent à faire
état de rapports économiques imbriqués et conflictuels.
pour autant si la conflictualité de ces rapports économiques est exposée, peu d’acteurs institutionnels interrogés les remettent en cause. De cette absence de
revendication, il ressort un compromis institutionnel et
économique entre un état soucieux de réduire ses
dépenses et des conseils généraux qui souhaitent
assumer des compétences politiques. un conseiller
général vendéen résume ce compromis: « sur la forme,
on se dispute avec les services de l’état sur les questions économiques. mais dans le fond, on a besoin d’eux
et, eux, ils ont besoin de nous. Donc quand les
demandes augmentent chez nous et quand l’état nous
dit qu’il faut se serrer la ceinture, les tensions sont ravivées. (…) mais pour moi, ces tensions sont nécessaires,
l’émulation politique ne fait jamais de mal, cela participe
à la bonne administration du territoire ».
comme le montre le tableau 2, la croissance des
budgets gérontologiques liée à l’explosion du nombre
d’allocataires de l’apa et à la médicalisation des maisons de retraites a eu pour conséquence de réduire les
politiques départementales à la gestion de la dépendance, ce qui les a incitées, selon les densités démographiques et les potentiels économiques, à réguler
l’offre entre ouverture au privé, concurrence et planification. sur les quatre départements de l’étude, la Loireatlantique, le maine-et-Loire et la vendée présentent
une régulation économique de l’offre et des demandes
en s’appuyant sur un développement sectoriel et une
ouverture contrôlée aux services lucratifs tandis que la
mayenne s’appuie sur les fédérations d’établissements
et de services pour réguler l’offre.
eso,
travaux & documents
Tableau 2 : Evolution des budgets gérontologiques
des Conseils généraux de l’étude entre 2004 et 2008 (en %)
Loire-Atlantique
Maine-et-Loire
Mayenne
Vendée
33%
39%
36%
32%
DRASS, PDL 2005 et 2009
Blanchet M.©ESO Angers, 2009
vers Une figUration PoLitiqUe et géograPhiqUe dU vieiLLisseMent ?
L’évaluation finale des interactions géographiques
entre l’offre de services et d’établissements gérontologiques et les personnes âgée s’est appuyée à l’échelle
des intercommunalités d’observation:
• sur les données relatives aux activités gérontologiques locales (les séjours hospitaliers, la consommation médicale, les actes infirmiers des personnes
âgées, l’allocation personnalisée autonomie (selon le
degré de dépendance), le minimum vieillesse, les populations âgées bénéficiant des services d’aides à domicile et de proximité).
• et sur les réponses de 900 personnes âgées, à la
suite d’une enquête sur leur rapport local à l’offre de
services et d’établissements.
Le croisement de ces sources à partir d’une analyse
en composantes principales révèle la prégnance des
modes de régulation hérités et actuels de l’offre dans la
construction locale de la vieillesse. oscillant entre héritages locaux, régulation économique et planification,
l’offre gérontologique se retrouve de plus en plus structurée sur le territoire selon son degré de savoir-faire et de
rentabilité économique. cette recherche d’activité
engendre une polarisation géographique de l’offre suivant des règles de densité démographique et technique.
cette logique met à jour un contraste entre les villes où
les activités les plus techniques et les plus soumises à la
concurrence sont surconcentrées et les périphéries
rurales où les pouvoirs publics maintiennent une offre
d’établissement et de services moins variée. Dans ce
jeu, l’allocation personnalisée autonomie nivelle les
inégalités de l’offre et institue de fait un alignement de la
demande. par ricochet, le questionnaire montre que
cette logique de concentration-polarisation modèle les
régulations locales entre les personnes âgées, les
familles et la collectivité. il en ressort trois formes de
régulation solidaires de la structuration et de la lisibilité
locale de l’offre professionnelle.
Politiques de la vieillesse dans la région Pays de la Loire
63
Figure 3 : Régulations locales entre les personnes âgées, les aidants informels et les professionnels
Régulations
SOLIDARITES
FAMILIALES
consumériste
familiale
collective
Aides
de la famille
CC Pays de
Pouzauges
Aidants
potentiels
CC Saint-Gilles
Croix de Vie
CA
Choletais
Recours aidés
à un service
Banlieue
nantaise
Recours aidés
à une allocation
ETABLISSEMENTS
DOMICILE
CC Canton
de Baugé
EHPAD
CC Pays
de Mayenne
% 82 ans
Densité
démographique
faible
Recours direct
à une allocation
Aides des amis
SAD
Professions libérales
Densité démographique élevée
+ recours direct à un service
Ménages âgés seuls
Recours
à plusieurs
services
Nantes
Aides
des voisins
SOLIDARITES
COLLECTIVES
Blanchet M.©ESO Angers, 2009
• une première forme de régulation dans les intercommunalités rurales de mayenne et de Baugé où les
pouvoirs publics et les services sociaux tentent de combler les distances familiales et maintiennent l’offre existante.
• une deuxième forme de régulation rurale au
niveau de l’intercommunalité de pouzauges, où les solidarités familiales s’inscrivent en complément d’un
niveau moyen de l’offre locale.
• enfin, la régulation nantaise, où malgré leurs proximités, les familles tendent à se désengager en faveur
d’un développement élevé et multiple de l’offre de services et d’établissements. en parallèle, on observe
dans ces zones des liens de solidarités étroits avec les
voisins.
au final, l’adaptation locale des personnes âgées
aux inégalités de répartition et de niveau de l’offre professionnelle se révèle inverse aux objectifs politiques
annoncés. cet inversement fige le grand âge en tant
qu’objet politique, social et géographique. en effet, il ressort de la prise en charge politique des vieillards une
double figuration autour de la dépendance et des objectifs de développement économique et territorial. Dans ce
jeu, on observe une « gestion » spatiale différenciée de
la vieillesse: entre des zones où l’adoption des normes
concurrentielles par les acteurs gérontologiques se traduit pour les personnes âgées et leurs familles par des
pratiques et des parcours de choix et d’indépendance, et
des zones rurales où la moindre rentabilité économique
de l’action gérontologique se traduit par une prise en
charge par les familles et la collectivité et par un conditionnement local plus élevé des pratiques et des parcours des personnes âgées qui présentent des besoins.
PersPectives
L’objectif de la thèse était, à partir d’un espace
précis, d’analyser l’organisation spatiale des politiques
de la vieillesse pour mieux ressortir ses conséquences
géographiques. si nombre de sociologues (montovani
1998, argoud, 1998) ou politologues (Frinault, 2009) ont
contribué au décryptage des politiques territorialisées à
destination des personnes âgées, il n’existe pas d’ée
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Politiques de la vieillesse dans la région Pays de la Loire
tudes qui en ont recherché la portée géographique.
cette approche que propose la recherche enrichit le
corpus scientifique sur cette question et approfondit les
connaissances sur la dimension inégalitaire et normative des politiques de la vieillesse. Dans ce sens, la
thèse montre que les politiques de la vieillesse sont de
plus en plus tributaires de l’adoption par les pouvoirs
publics des normes du secteur privé. il en découle la
sédimentation d’inégalités gérontologiques entre les
espaces dotés de capacités économiques et professionnelles et les espaces moins riches et moins structurés professionnellement. Devant la croissance à venir
de personnes âgées dépendantes et de retraités en
situation de précarité/pauvreté, il sera intéressant de
suivre dans la région pays de la Loire mais aussi dans
d’autres espaces, l’évolution et les conséquences
socio-spatiales de ce mode gestion par poche, par segment des politiques sanitaires et sociales.
Bibliographie
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région Pays de la Loire, thèse de géographie, 435 p.
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eso,
travaux & documents
« soundspace : espaces, expériences et politiques ».
positionnement de l’école thématique du cnrs
67
claire guiu
ESO NANTES
ESpACES ET SOCIÉTÉS
D
ans la continuité de l’école thématique
« Images et sons dans l’étude des rapports
à l’espace (ISERE) », le laboratoire ESO
(Espaces et Sociétés, UMR 6590), en collaboration
avec les laboratoires CRESSON et CERMA
(Ambiances architecturales et urbaines UMR 1563),
ARIAS (Atelier de recherche sur l’intermédialité et les
arts du spectacle, UMR 7172), IDEMEC/MUCEM
(Institut d’Ethnologie Méditerranéenne, Européenne et
Comparative », UMR 6591) et le bureau de recherches
« Aménités », ont organisé une nouvelle rencontre interdisciplinaire autour de l’utilisation des sons dans l’étude
des rapports à l’espace. Cette semaine de formation,
portée par le CNRS, a pu bénéficier de différents partenariats: le bureau d’études « Euphonia », l’Université
européenne de Bretagne (UEB), les Universités de
Rennes II et de Nantes, la Maison des Sciences de
l’Homme de Bretagne, l’Ecole Nationale Supérieure
d’Architecture de Strasbourg (INSA-ENSA) et le Centre
de Découverte du Son de Cavan. Elle a réuni 54 participants et s’est déroulée du 4 au 8 juillet 2011 à la station biologique de Roscoff.
espaces sonores : quels enjeux épistémologiques ?
L’école thématique SOUNDSpACE s’inscrit dans un
mouvement de prise en compte des sons en sciences
humaines et sociales et positionne la réflexion sur les
espaces sonores au cœur d’enjeux épistémologiques
et sociétaux, à partir d’une perspective pluri/transdisciplinaire et d’une approche systémique, quantitative et
qualitative.
En 1985, Jean-François Augoyard soulignait que
les sciences humaines étaient marquées par un « oubli
sonore ». En effet, jusque dans les années 1970, les
sons ont été principalement abordés en tant que
« bruit » et analysés en termes acoustiques et quantitatifs par le biais de la gêne et des impacts sur la santé et
sur l’environnement. Depuis, l’analyse des relations
sons/espaces s’est développée, à partir de plusieurs
- UMR 6590 CNRS - UNIvERSITÉ DE NANTES
entrées disciplinaires (ethnologie, histoire, arts du spectacle, sociologie, psychosociologie, géographie etc.).
Un mouvement d’écologie acoustique initié par le
Canadien R. M. Schafer (World Soundscape project)
dans les années 60-70, fédéré ensuite à l’échelle internationale autour des Soundscapes studies, a posé les
bases d’une analyse pluridisciplinaire des « paysages
sonores » 1. Le Forum Mondial de l’Écologie Acoustique
créé en 1993 comprend aujourd’hui sept organisations
et publie la revue Soundscape: The Journal of Acoustic
Ecology. Ce mouvement d’écologie sonore s’est
décliné en France de multiples façons à partir des
années 1980, dans un contexte d’évolution des réglementations et d’émergence publique d’enjeux environnementaux. Bernard Delage, pierre Mariétan ou JeanFrançois Augoyard parmi beaucoup d’autres ont
revendiqué une « culture sonore du quotidien », une
approche qualitative des sonorités et ont proposé d’aller
au-delà des zonages sonores. Ces chercheurs se sont
intégrés dans des projets visant à proposer des référentiels communs pour l’étude des espaces sonores,
par une prise en compte qualitative des contextes, des
perceptions et des sources sonores. p. Mariétan a
fondé le LAMU (Laboratoire d’acoustique et de
musiques urbaines); J.-F. Augoyard et son équipe du
laboratoire Cresson ont promu la démarche audio-ethnographique et proposé plusieurs outils d’analyses
comparatives et d’application pour l’aménagement
urbain, à partir notamment du répertoire des effets
sonores, des méthodes d’analyse des identités sonores
urbaines ou des ambiances (H. Torgue, C. Régnault,
p. Amphoux etc.) 2. plusieurs chercheurs ont mené des
1- voir SCHAFER R. Murray, 1976, 1977, The tuning of the
world. New York: Knopf.
2- voir par exemple :
AMpHOUX p. (dir), 1981. Aux écoutes de la ville. La qualité
sonore des espaces publics européens. Méthode d’analyse
comparative. Enquête sur trois villes suisses. CRESSON.
AUGOYARD J.-F. et TORGUE H. 1998, A l’écoute de l’environnement. Répertoire des effets sonores, Ed. parenthèses.
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« Soundspace : Espaces, expériences et politiques ». Positionnement de l’école thématique du CNRS
études sur la caractérisation qualitative de l’environnement sonore (p. Woloszyn, A. Léobon, C. Sémidor par
exemple).
parallèlement, différentes disciplines ont développé
une approche critique de la domination du visuel dans
l’écriture de l’histoire et en particulier de l’histoire des
arts dits « du spectacle » (M.-M. Mervant-Roux, D. Deshays, M. Chion, Jonathan Stern). vue et connaissance
sont socialement intrinsèquement liées. Certains historiens se sont intéressés aux paysages sensibles, aux
bruits et au paysage sonore des activités festives et
marchandes, ainsi qu’à l’évolution des tolérances et
sensibilités (A. Corbin, J-p. Gutton, Massin). D’autres
ont mené des travaux sur la reconstruction archéologique des sons du passé développés en architecture ou
en acoustique (O. Balaÿ, J-p. Gutton) 3.
Les arts du spectacle, l’histoire ou la musicologie
ont également renouvelé l’historiographie du spectacle
et du concert par la prise en compte des techniques de
diffusion sonore et des lieux de concert et de théâtre
volution des techniques et de ses usages a aussi
amené des chercheurs en sciences de la communication ou de la sociologie à analyser les impacts de l’écoute au casque sur le rapport à l’environnement urbain
notamment (M. Bull, J-p. Thibaud, A. pecqueux) 4.
Enfin, les enjeux sociaux et politiques de l’aménagement des sons ont été analysés. Des travaux de géographie sociale s’intéressent dès les années 1990 aux
acteurs, modes d’action, représentations et contextes
socioculturels des conflits relatifs au « bruit ». D’autres
analysent les représentations et les impacts socio-spatiaux des nuisances sonores dues aux transports ou
encore l’action publique relative aux sons (G. Faburel,
B. Chartier, F. Roulier, H. Kariel, B. Ohlson, p. Mélé).
Le sonore est donc un objet transdisciplinaire, à la
croisée entre sciences physiques et de l’ingénieur,
sciences humaines et sociales et approches artistiques.
La pluralité des collaborations pour l’organisation de l’école thématique SOUNDSpACE est constitutive de la thé-
(M-M. Mervant-Roux, O. Balaÿ, B. Suner, D. Deshays,
M. Chion, K. Le Bail, D. Laborde).
L’ethnomusicologie a également abordé le sonore à
partir des frontières du musical, en s’intéressant à la
voix, aux cris, aux musiciens de rue, à la musicalité des
sociabilités (C. Guillebaud, M. Degen, O. Féraud,
J. Ayats). Ces nouveaux objets ont suscité des débats
sur la transposition des modèles d’analyse musicale à
l’étude de l’environnement sonore. Certains chercheurs
se sont définis comme appartenant à une anthropologie
sonore et ont abordé la production sociale des catégories son/bruit/musique (D. Laborde, R. pelinski.
C. Guiu).
par ailleurs, l’émergence du sensible, des émotions
et du corps a contribué à l’essor des approches kinesthésiques. Des géographes humanistes, anthropologues, psychosociologues ont abordé le son en tant
qu’expérience sensible, travaillant les notions de microsociabilités, de performances, de mises en corps et d’émotion (D. Lowenthal, B. Anderson, D. pocock,
p. Rodaway, S. Cohen, A. Moles, D. Dubois etc.). L’é-
matique abordée. L’école thématique a voulu être
représentative des différentes approches des espaces
sonores et a regroupé des spécialistes de différentes
disciplines. Les participants se rattachaient à la géographie (16), à l’ethnologie ou anthropologie (10), à la
sociologie (3), à l’architecture (6), l’ingénierie du son et
l’acoustique (5), à l’histoire et l’histoire de l’art et des
« arts du spectacle » (4), aux Lettres (1), aux sciences
de la communication (2).
L’analyse des espaces, des expériences et des politiques sonores se nourrit nécessairement d’une complémentarité entre les disciplines, mais aussi entre différents porteurs de savoirs et de savoir-faire,
c’est-à-dire ici entre chercheurs, experts, acteurs culturels et acteurs politiques. En ce sens, l’école thématique
a accueilli des artistes (pauline Boyer, Jérôme Joy,
Étienne Noiseau, Daniel Deshays) et des chercheursartistes. De tout temps, les mouvements contemporains
de la création musicale n’ont cessé de jouer sur les relations entre l’oreille et l’environnement sonore, en cherchant à bousculer les conditions sociales de l’écoute
musicale (musique descriptive, bruitisme et composi-
3- voir par exemple :
CORBIN Alain, 1994. Les cloches de la terre. Paysage
sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe
siècle. paris : Albin Michel.
GUTTON Jean-pierre, 2000. Bruits et sons dans notre histoire : essai sur la reconstitution du paysage sonore. paris,
pUF.
4- par exemple :
RODAWAY paul, 1994. Sensuous Geographies. Body,
Sense and Place. London and New York : Routledge.
Bull M., 2004. « Sound Connections : an aural epistemology of proximity and distance in urban culture », Environment and Planning, D. Society and Space, 22 : 103-116.
eso,
travaux & documents
« Soundspace : Espaces, expériences et politiques ». Positionnement de l’école thématique du CNRS
tions futuristes, musique concrètes, art sonore etc.). L’école a également réuni des acteurs culturels (Guy-Noël
Olivier, Jérôme Hamelin, Chantal Latour) et des ingénieurs du son et acousticiens (Arnault Damien, Thomas
Leduc, Jean-Dominique pollack, philippe Woloszyn).
Si les réflexions sur les espaces sonores sont
menées depuis plusieurs décennies maintenant, plusieurs dynamiques sociétales placent aujourd’hui le
sonore au centre de d’enjeux épistémologiques, politiques et d’aménagement renouvelés.
En effet, l’essor des préoccupations environnementales et des aménités territoriales, du bien-être et de la
qualité de vie, la multiplication des approches écologiques et esthétiques des espaces (paysages sonores)
encouragent des démarches associant sciences physiques et de l’ingénieur et sciences humaines et
sociales autour de la gestion des nuisances sonores et
de l’évaluation des ressentis et représentations des
ambiances sonores. La croissance des déclarations de
gêne sonore, la multiplication des plaintes et la diffusion
des revendications associatives révèle à la fois des
variations de tolérance aux messages sensoriels et des
dynamiques sociales marquées par l’individuation, l’industrialisation ou l’essor des mobilités. La diffusion du
son redéfinit les frontières entre l’espace public et
l’espace privé, frontières qui se font d’autant plus
poreuses que les nouvelles technologies multiplient les
formes individuelles d’écoute. Ces frontières sonores
créent donc des tensions et des jeux de pouvoir entre
différents groupes, entre des bulles individuelles et des
sphères collectives. parallèlement se développent des
politiques spécifiques du sonore et des réglementations
à différentes échelles, ce qui pose la question d’une territorialisation de l’action publique passant par la définition de périmètres de zones de bruit ou de zones
calmes, de zonages, à différentes échelles.
par ailleurs, le mouvement de patrimonialisation
des territoires depuis les années 1990, engendré par
l’essor des territoires de projet et la mise en concurrence des territoires locaux, encourage différentes collectivités et acteurs locaux à développer des stratégies
de singularisation et de distinction. Celles-ci passent
souvent par la valorisation d’éléments d’une culture
définie au sens anthropologique, permettant une identification au territoire. Dans ce contexte, au-delà du
recueil de traditions orales (chants, récits, spécificités
locales du langage), les paysages sonores définis
69
comme « exemplaires » ou « remarquables » peuvent
faire l’objet d’inventaires, d’atlas, de labellisations, de
mises en tourisme. Des objets de diffusion sonore tels
que les beffrois sont transformés en bien patrimoniaux.
plusieurs acteurs culturels tendent de répondre par des
initiatives de sensibilisation à ce qu’ils perçoivent
comme une « crise sonore », marquée par une uniformisation des objets sonores (qu’ils soient signaux ou
musiques) et des modes d’écoute, par une « désinstrumentation » de l’oreille.
Enfin, la vulgarisation des techniques d’enregistrement et de manipulation des sons encourage les chercheurs à s’emparer de nouveaux outils pour diversifier
les approches de terrain et les techniques d’enquêtes.
Les documents sonores peuvent donner lieu à la fois à
de nouvelles formes de restitution des recherches et
constituer des outils de médiation pour le développement d’une recherche participative. D’une manière
générale, l’essor des techniques de captation a
engendré une multiplication des initiatives de collecte,
mais aussi d’inventaire, de classification, de repérage et
de (re) localisation de sons. Grâce au numérique, au
perfectionnement des logiciels de traitement sonore et
à la banalisation des usages de la cartographie, des
pratiques phonographiques se multiplient, tant dans le
domaine de la recherche que dans celui de la valorisation patrimoniale.
Fort de ce constat, l’école thématique SOUNDSpACE a
voulu offrir les outils épistémologiques, théoriques et
techniques de la collecte, de l’analyse et de la restitution
de matériaux sonores dans le cadre d’études sur les
rapports à l’espace et/ou la caractérisation d’espaces
sonores spécifiques (ambiances, paysages, créations
audio, acoustiques des salles et des lieux théâtraux).
Une large ouverture des horizons disciplinaires et l’association de différents acteurs ont été convoquées de
façon à ouvrir les « espace-temps disciplinaires »
(Marie-Madeleine Mervant-Roux), à lutter contre un certain cloisonnement des acteurs de la recherche et
contre l’existence de « verrous cognitifs » entre certains
domaines de l’action et certains producteurs de
connaissance (Guillaume Faburel). Ces isolements,
ces « surdités théoriques » (Marie-Madeleine MervantRoux) tendent à freiner l’épanouissement d’une
réflexion intégrée sur le sonore, que tant d’acteurs
appellent pourtant de leurs vœux depuis les propositions de Murray Schafer. Aujourd’hui, des initiatives à
e
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« Soundspace : Espaces, expériences et politiques ». Positionnement de l’école thématique du CNRS
l’échelle nationale telles que la semaine du son, les
assises nationales de la qualité de l’environnement
sonore sont autant de manifestations révélatrices des
ambitions de fédération. L’école thématique s’inscrit
dans cette perspective. La réflexion sur les espaces
sonores évolue donc sur le mode d’une hélice, par l’intégration d’acteurs toujours plus nombreux, dont la
diversité et les complémentarités permettront peut-être
de desserrer les blocages et d’impacter le champ
social.
aspects plus qualitatifs des paysages et ambiances
sonores à l’échelle de projets d’urbanisme. Cette répartition historique, encore très étanche, ne permet pas
toujours aux premières de se territorialiser et aux
secondes de faire montre de leur généralité (Guillaume
Faburel). L’atelier a donc proposé, à partir de l’analyse
de documents et de la mise en place d’un jeu de rôle,
de croiser et de confronter les référentiels d’action, en
vue notamment d’ouvrir normes et outils à des approches plus qualitatives et d’y intégrer les compétences,
savoirs et aspirations politiques de l’habitant.
organisation de l’école
L’école s’est structurée en trois grands ateliers permettant d’aborder le sonore à différents niveaux et
étapes de la recherche (le sonore comme objet d’étude
ou en complément à diverses analyses). Les participants se sont inscrits dans l’un des ateliers qu’ils ont
suivi tout au long du séjour. Une introduction générale
et collective a permis d’amorcer une réflexion sur la
construction sociale et politique du « sonore », par une
analyse de ses définitions (son/bruit/musique), de ses
représentations et de ses législations. Elle a proposé
une analyse épistémologique des usages du son dans
l’enquête en sciences sociales (contextualité des
regards et finalités) et une réflexion sur l’« acoustic
turn » en sciences humaines.
Le premier atelier « Espaces et politiques du
sonore », encadré par Guillaume Faburel et philippe
Woloszyn, a porté sur l’articulation entre le sonore et le
politique. Il s’agissait de comprendre les différentes
formes de caractérisation des espaces sonores (environnement, ambiances et paysages sonores): comment identifier des éléments permettant de décrypter et
de qualifier les espaces, ambiances, paysages, environnements urbains sonores dans leur pluralité? Comment les représenter? Quels sont les outils possibles
pour appréhender, analyser et restituer ces espaces
sonores? Surtout, l’atelier s’est interrogé sur les effets
de ces caractérisations dans la mise en place de politiques spécifiques au sonore. Au vu de l’existant, les
politiques relatives au sonore se sont construites selon
deux grands axes: une approche technico-normative
contre le bruit aux échelles de la réglementation nationale et supranationale et une approche architecturale et
sociologique, consistant à prendre en compte des
eso,
travaux & documents
Le second atelier « perceptions et sociabilités »,
encadré par Henry Torgue, Cécile Régnault et Anthony
pecqueux, a construit une réflexion collective sur les
perceptions, représentations, pratiques et modes d’écoute. À partir des expériences de chacun, l’atelier a fait
émerger les éléments d’une réflexion commune portant
sur le rôle du sonore comme « embrayeur de la
parole », sur les temporalités et spatialités du sonore,
sur les processus d’attention, d’éducation, d’« habituation » à l’écoute, sur la polyphonie des espaces. Les
participants se sont notamment interrogés sur les techniques d’enquêtes spécifiques à l’étude des expériences sonores. Celles-ci requièrent de passer par des
démarches indirectes, à travers des marches (promenades sonores ou parcours commentés), des enregistrements (entretiens sur écoute réactivée, enquêtes
« phono-réputationnelles »), des dessins (cartes mentales sonores) ou des récits. Mais comment articuler
l’observation, les paroles et commentaires recueillis
auprès des différents acteurs et l’enregistrement, ces
trois champs qui témoignent d’une situation sonore?
Quels sont les processus de traduction du sonore en
d’autres modes d’expression? Comment décrire en
mots des sensations auditives? Comment représenter
en images graphiques les sons et leurs temporalités?
(Henry Torgue, Cécile Régnault, Anthony pecqueux).
Le troisième atelier, encadré par Marie-Madeleine
Mervant-Roux, a porté sur les mises en sens et les
mises en scène des sons. Il a montré la diversité des
formes de productions sonores conçues à des fins
scientifiques ou artistiques (création sonore, reportage
radiophonique, cylindres et disques de théâtre, archives
sonores etc.). À partir de retours d’expériences, il a
notamment fait émerger une réflexion collective sur l’usage des archives sonores par les chercheurs, sur l’uti-
« Soundspace : Espaces, expériences et politiques ». Positionnement de l’école thématique du CNRS
lisation des sons dans le cadre de projets de développement local, de vulgarisation scientifique et/ou de
démarches participatives.
une école thématique associant savoir,
savoir-faire et faire-savoir
L’école thématique a voulu concilier l’acquisition de
savoirs, de savoir-faire spécifiques et de faire-savoir.
pour cela, elle a alterné des conférences en séance
plénière avec des ateliers collectifs, des sessions théoriques et pratiques, des sorties de terrain.
Les deux premières demi-journées ont été consacrées à des conférences en séance plénière, de façon
à constituer un ensemble de connaissances communes
sur les questions d’ontologie (sons, bruit, musiques),
sur la pluralité des approches possibles, sur les nécessaires réagencements des « cartographies institutionnelles » et du grand partage disciplinaire amenant à des
cloisonnements inopérants pour l’étude des relations
espaces/sons. Les conférenciers ont souligné l’intérêt
d’une prise en compte du sonore pour l’étude des
espaces à différentes échelles (écriture sonore et création d’espaces narratifs, approfondissement de l’étude
de la dimension sensible et phénoménologique des
espaces, renouvellement d’une réflexion sur les lieux
de spectacle, approche critique de la territorialisation de
l’action publique sur le sonore). Deux conférences ont
insisté sur les articulations entre enjeux de sociétés,
épistémologies et évolutions des techniques de prédiction, de captation et de reproduction du son dans
l’espace. Ensuite, tout au long de l’école thématique,
les participants ont pu se positionner sur des savoirs
spécifiques en fonction des différents ateliers (caractérisations des espaces sonores et règlementations, techniques d’enquêtes et perceptions, mises en scène et
mises en sens des sons). plusieurs interventions en
soirée ont contribué à sensibiliser les participants à l’écoute, à leur donner des éléments de réflexion sur l’écriture sonore et à alimenter les réflexions sur la posture
du chercheur dans le cadre de restitutions sonores.
Daniel Deshays, auteur de nombreuses compositions
sonores pour la radio et le cinéma notamment et de plusieurs ouvrages sur l’écriture du son, a proposé le lundi
4 juillet une écoute commentée de différents films. Le
lendemain, deux documentaires (« Je vous écris
du Havre » de Françoise poulin Jacob et « place
71
publique pour une parole publique ou le territoire du
mal-entendu » d’Abdelmadjid Arrif) ont permis d’aborder à la fois la question de la ville sonore (ambiances
et dynamiques de patrimonialisation) et les problématiques liées au rôle de la technique de restitution audio
dans l’écriture filmique des espaces. Les débats ont été
animés.
L’acquisition de savoirs s’est conjuguée tout au
long de l’école avec des ateliers et séances plénières
portant sur les savoir-faire (techniques d’enquête, formation aux outils d’enregistrement, de traitement et de
manipulation des sons). L’école a mis à disposition des
participants du matériel d’enregistrement (enregistreurs numériques portables, matériel stéréophonique
B-Format - 4 canaux) ainsi qu’une salle équipée permettant une restitution sonore spatialisée pour l’ensemble d’un auditoire (Wave Field Synthesis). Une formation générale au maniement du logiciel REApER
par le Cabinet d’études Euphonia a été organisée en
séance plénière le mercredi après-midi. Les participants ont pu mettre en pratique cette initiation le lendemain et s’initier à différents instruments d’enregistrement pendant une journée de terrain au Centre de
Découverte du son de Cavan, encadrée par différents
chercheurs. La dernière demi-journée de l’école a été
consacrée à l’écoute des différentes compositions
(documentaire WFS, montages radiophoniques composés par Daniel Deshays et par différents participants
encadrés par l’artiste Étienne Noiseau). Au sein de l’atelier 2 portant sur les perceptions et sociabilités, les
participants ont réfléchi plus spécifiquement aux techniques d’enquêtes et aux outils de restitution mobilisant
le sonore (cartographies sensibles, entretiens sur
écoute réactivée, archives sonores, cartes postales
sonores, perception des ambiances) à partir de leurs
recherches personnelles. Ils se sont interrogés sur les
fondements épistémologiques des différentes
méthodes, sur les positions, les statuts du savoir et les
postures du chercheur qu’elles impliquent. par ailleurs,
une session transversale collective a été organisée le
mardi 5 juillet sur les formes et enjeux des cartographies sensibles du sonore. À partir des interventions de
Sylvie Laroche, de pauline Boyer, de Thomas Leduc et
de philippe Woloszyn, les participants se sont interrogés sur les formes cartographiques du sonore
(approches sensibles, quantitatives et/ou artistiques) et
e
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N° 32, décembre 2011
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« Soundspace : Espaces, expériences et politiques ». Positionnement de l’école thématique du CNRS
sur les enjeux de la carte, utilisée à la fois en tant
qu’objet d’expression, qu’outil de diagnostic ou que
support de médiation. Enfin, la soirée collective du mercredi a été pensée comme un temps de partage autour
de savoir-faire et faire-savoir artistiques: le « cafédébat » a rassemblé les participants autour de lectures
de poèmes sonores (Michel De Lannoy, Daniel Deshays), d’écoutes de compositions musicales/sonores
(Étienne Noiseau, Henry Torgue, Frédéric Barbe, Noha
Saïd) et d’enregistrements (paysages sonores de
guerre par exemple).
Tout au long de l’école thématique, les participants
se sont interrogés sur les questions d’ontologie.
Qu’est-ce fait l’objet sonore ? L’écoute, les sons, leur
retranscription ? Des réflexions sur la captation et la
représentation des sons ont été posées : comment
délimiter un élément sonore dans ses temporalités et
spatialités ? La notion d’intentionnalité est alors
apparue comme un élément clé pour aborder le
sonore : Quelle est l’intentionnalité du chercheur ? Que
donne-t-il à entendre aux enquêtés ? Comment passet-on d’une écoute ordinaire à une écoute intentionnelle ? Si l’enregistrement restitue une approche
métrique, chronométrique, comment rendre compte
de notre écoute oublieuse, partielle ? Dans ce cadre,
une réflexion collective sur le faire-savoir a été menée.
D’un côté, il s’agit de s’interroger sur la façon dont le
chercheur s’empare des différentes formes de restitution des sons préexistantes pour approfondir ses analyses de l’espace. Comment la matérialité transforme
l’expérience de l’écoute et la mémoire au cours de
l’histoire ? Mélissa van Drie et Bénédicte Boisson ont
par exemple montré comment des archives sonores,
dans la pluralité de leurs objets (enregistrements, supports) permettaient d’envisager de façon renouvelée
l’analyse des modes, des lieux d’écoute et des représentations théâtrales. De l’autre, il convient de réfléchir
aux différentes formes et aux enjeux liés aux restitutions sonores produites par les chercheurs : écriture
sonore, constitution d’archives sonores (pour la valorisation patrimoniale ou l’observation de paysages),
composition architecturale. Enfin sont abordées l’utilisation de nouveaux médias pour associer les populations au processus de recherche (recherche participative), ainsi que la variété des formes de valorisation et
de communication des travaux de recherche.
eso,
travaux & documents
le sonore dans ses différents statuts :
objet d’étude, prisme et outils
Le sonore peut être abordé en tant qu’objet central
d’analyse, à travers l’étude des spécificités des
espaces, ambiances et paysages sonores (temporalités, spatialités) et leur caractérisation (typologies,
mesures, définitions). Thomas Leduc montre par
exemple comment concilier approches quantitative et
qualitative pour caractériser l’environnement sonore
d’une personne en cheminement. paul-Louis Colon
présente un outil d’évaluation de l’environnement
sonore perçu, basé sur la notion de « points d’écoute »
et alimenté par les habitants. plusieurs chercheurs travaillant sur le paysage attendent de l’école thématique
une ouverture à la notion de « paysage sonore ». Laurence Le Du-Blayo se demande comment étendre le
champ des observatoires photographiques du paysage
au sonore. D’autres développent une approche plurisensorielle et s’interrogent sur les spécificités du sonore
dans l’étude sensible des paysages (Eva Bigando).
Les sons constituent également des indicateurs,
des prismes pour l’étude des rapports
espaces/sociétés. L’entrée par le sonore permet de
révéler des ressentis et représentations, de sonder les
dynamiques de sociabilité au sein des espaces publics.
Dans quelles mesures les conflits autour du bruit sontils révélateurs d’usages et de représentations divergents, mais également de l’évolution des articulations
entre privatisation et publicisation des espaces? Dans
quelles mesures le son permet-il de repenser l’action
publique, et notamment la territorialisation de l’action,
les formes de participation et de concertation et les
figures et modes de l’expertise? La doctorante Noha
Saïd s’intéresse par exemple aux crieurs publics dans
un quartier populaire au Caire et aborde l’action du
sonore dans un tissu urbain populaire en tant que marqueur social, signal économique, indicateur temporel et
porteur d’émotions collectives. Sylvie Laroche travaille
sur les sociabilités vocales en actions, sur les espaces
d’écoute et les distances habitées. Laurence Moisy s’intéresse au sonore comme nouvelle entrée pour comprendre le fonctionnement d’un lieu touristique. Hélène
Marche montre comment la qualification et le contrôle
des ambiances sonores dans les services de cancérologie constituent une façon de gérer les sensations et
émotions au sein de l’hôpital.
« Soundspace : Espaces, expériences et politiques ». Positionnement de l’école thématique du CNRS
Enfin, le sonore peut constituer un élément de création et de restitution (projets artistiques, création d’ambiances, archives sonores). Il s’agit dès lors de s’interroger sur les relations entre l’évolution des techniques
de stockage et de diffusion et les usages et circulations
des objets sonores, que ce soit dans des cadres artistiques ou patrimoniaux. plusieurs chercheurs montrent
le rôle des archives sonores dans l’étude des lieux de
spectacle et des formes d’écoute. D’autres présentent
différentes initiatives de collecte et/ou d’élaboration
d’archives sonores pour des institutions ou collectivités,
à différentes échelles (Centre de Découverte du Son de
Cavan, MuCEM, Région Centre, European Acoustic
Heritage, Unesco). Enfin, les artistes sonores présentent les lignes directrices de leurs travaux et la diversité
des procédés mobilisés pour composer de nouveaux
espaces. Delphine Chambolle présente le travail
sonore de Nicolas Frize ainsi que la conception sonore
d’un spectacle commandé par le parc Naturel régional
des Caps et Marais d’Opale.
l’après soundspace : perspectives
73
fortement enthousiaste pour poursuivre la réflexion
engagée grâce à la constitution d’un réseau, d’une plateforme en ligne, d’une publication et peut-être d’une
prochaine école thématique sur les rapports entre
espaces et polysensorialités. « Je suis venue avec des
questions et je repars avec d’autres », a souligné l’une
des participantes.
Céline Prunneaux
Sortie au Centre du Son de Cavan, juillet 2011
La formation était ouverte aux chercheurs (doctorants et chercheurs confirmés), artistes et autres professionnels intéressés par la dimension sonore dans le
cadre de leurs projets. Elle a rassemblé quinze doctorants et trois post-doctorants, seize enseignants-chercheurs, neuf chercheurs CNRS, quatre chercheurs
indépendants, trois artistes et quatre professionnels de
la culture. Les participants ont apprécié la pluridisciplinarité de cette école et ont pu découvrir plusieurs techniques d’enquête (parcours commentés, ballades
sonores, cartes postales sonores), techniques d’enregistrement ou de manipulation du son (soundmapping,
enregistrement multidirectionnel tétraédrique) ou
notions nouvelles (spatialisation sonore, topologie,
bien-être sonore, objet sonore, territoire sonore,
ambiance sonore) dont ils ont rendu-compte dans l’évaluation. Des doctorants ont noté que cette école
contribuait à réorienter leur approche ou à préciser leur
objet de recherche. Quelques-uns ont regretté l’absence d’un corpus documentaire d’entrée leur permettant de se familiariser avec la bibliographie élémentaire
sur les espaces sonores. D’autres ont souligné la particulière densité de cette formation, qui s’étalait chaque
jour de 9 h. à 24 h. Une grande majorité s’est montrée
Sortie au Centre de Découverte du Son de Cavan, juillet 2011
Atelier 3 « Mises en scènes et mises en sens des sons »
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N° 32, décembre 2011
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la fabrique des enseignements supérieurs professionnels en géographie :
retour sur une journée d’étude
75
samuel delépine, magali hardouin, régis Keerle, Jean-robert laot, rémi rouault,
Jean-françois thémines, stéphane Valognes, Céline Vivent
ESO CAEN, ESO ANgERS, ESO RENNES
ESPACES ET SOCIéTéS
D
ans le cadre de l’axe transversal de l’UMR,
une journée d’étude a été consacrée le
5 décembre 2011, à l’IUT d’AlençonDamigny, à « la fabrique des enseignements supérieurs
professionnels en géographie ». Cette journée s’inscrit
dans le projet 2012-2015 de l’UMR (point 2.1.3.): « la
présence au sein d’ESO d’enseignants-chercheurs en
poste en IUFM et en IUT « Carrières sociales » ainsi
que le fort investissement dans le montage de formations universitaires dites professionnelles et dans la préparation des concours de l’enseignement devraient permettre de développer des recherches sur la géographie
apprise ». À ce titre, « la géographie dans les formations universitaires professionnalisantes » sera un objet
privilégié de ces recherches. La journée du 5 décembre
ne se situe pas sur un terrain de recherche, mais elle y
conduit.
Les huit interventions (liste en fin de texte) se sont
centrées pour la majorité sur des enseignements
réalisés en DUT (carrières sociales), en licence professionnelle (tourisme) et en master professionnel (métiers
de l’enseignement). Les comptes rendus d’expériences, les réflexions et les interrogations qu’elles suscitent relativement à l’enseignement dans ces formations, aux contenus qui y sont enseignés et à la
réception de ces contenus par les étudiants, ont été
complétés d’un regard sociologique et quantitatif sur la
population des étudiants en formations supérieures professionnelles, tous niveaux et toutes filières confondus,
dans les trois régions d’implantation de l’UMR: BasseNormandie, Bretagne et Pays de Loire. Plutôt que de
résumer chaque intervention, le propos consiste à les
relier toutes, en esquissant une revue de questions susceptible de faire émerger un objet de recherche.
De quoi est-il exactement question lorsque de la
géographie figure dans les cursus de formation supérieure professionnelle? Quelles références les enseignants-chercheurs concernés utilisent-ils pour sélec-
- UMR 6590 CNRS
tionner des contenus d’enseignement? À quelle idée de
la géographie ont-ils affaire dans la mise en œuvre de
ces enseignements, aussi bien chez les étudiants que
chez les intervenants extérieurs identifiés dans les
maquettes de diplôme comme des « professionnels »
ou du côté de leurs responsables de département ou
d’école? En quoi la transposition de savoirs de référence relèveraient-ils d’une logique particulière dans ce
cadre de travail? Habituellement, les intervenants universitaires dans des diplômes professionnels s’interrogent sur l’efficacité des dispositifs et des pratiques
mises en place pour faire adhérer les étudiants aux
objectifs de leur formation; préoccupations que reflètent
les colloques du type Questions pédagogiques dans
l’Enseignement Supérieur. Mais on ne cerne pas ainsi
la question didactique qui nous est apparue centrale:
en quoi des contenus de géographie (et lesquels)
contribuent-ils à la « professionnalisation » des étudiants? Comment définir cette « professionnalisation »? En quoi cette définition pourrait-elle relever
d’une approche spécifique portée dans l’UMR?
la géographie dans les enseignements supérieurs professionnalisants : de l’offre aux
attentes
la pertinence d’une approche didactique des
enseignements supérieurs professionnalisants
La multiplication des diplômes professionnels comprenant des enseignements de géographie est à
replacer dans un vaste « mouvement de généralisation
de la professionnalisation de l’offre de formation dans
lequel la « norme » devient la visée professionnalisante
de l’offre de formation » (Wittorski, 2011, p. 25). Ce
mouvement suscite beaucoup d’interrogations chez des
enseignants du supérieur « impliqués dans la pédagogie et désireux de faire progresser leurs pratiques »
et ayant « ressenti le besoin d’organiser des échanges
et des partages entre des enseignants-chercheurs de
différentes disciplines afin de croiser réflexions et
e
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76
La fabrique des enseignements supérieurs professionnels en géographie : retour sur une journée d’étude
manières de faire » (Actes du VIe Colloque QPES,
2011). Cette dynamique d’échange reste cependant sur
le terrain de la pédagogie (comment motiver les étudiants? qu’est-ce qu’un accompagnement efficace?
comment développer leur autonomie? etc.), alors que
la professionnalisation de l’offre de formation pose
aussi des questions propres aux contenus enseignés et
à la façon dont s’en saisissent les étudiants, questions
que l’on qualifie généralement de didactiques.
Ainsi, les postes de géographie ont été créés dans
les IUT sous l’effet d’une réforme des enseignements
(rapport Brévan-Picard). On peut faire l’hypothèse qu’il
s’agissait de mettre davantage de « territoire » dans le
social et de produire une rupture avec la tradition
dominée par une approche a-spatiale ou spatialement
peu différenciée. Dans ces formations éclectiques où
coexistent de nombreuses spécialités, à quels besoins
répondent les enseignements confiés à des géographes? Qui a identifié ces besoins et au regard de
quelles exigences? Comment l’offre de formation qui en
découle rencontre-t-elle ou se confronte-t-elle aux
attentes des étudiants?
professionnalisation de l’offre de formation:
quelle référence?
La création de diplômes ayant pour objectif l’insertion professionnelle immédiate des étudiants, pose d’un
point de vue didactique pour la géographie, la question
de ce qui fait référence pour les parties prenantes dans
la formation: les professionnels intervenants, les intervenants enseignants-chercheurs, les employeurs
potentiels des étudiants, les étudiants eux-mêmes. La
notion de référence renvoie à la notion de légitimité des
contenus prescrits (institutions, responsables de
diplômes) ou enseignés. La référence, c’est une « origine, un déjà là » (Terrisse, 2001) par lequel on justifie
des choix dans une multitude de possibles. L’origine à
laquelle le choix se rapporte peut être scientifique, scolaire/universitaire (auto-référence, tradition) ou encore,
justement, professionnelle. La professionnalisation de
l’offre de formation s’est ainsi accompagnée d’une
montée en puissance des référentiels métiers comme
moyen de cadrage des contenus, au détriment de
logiques de spécialité ou de discipline. Mais les
échanges de la journée montrent plutôt l’importance
d’« outils » venus des milieux professionnels, outils dont
la présence dans la formation garantirait qu’elle est pro-
eso,
travaux & documents
fessionnelle. Avec ces outils: le diagnostic territorial
dans les DUT, en licence professionnelle et en master
professionnel, la matrice SWOT en licence professionnelle de tourisme, un acronyme dérivé de l’anglais: pour
S-trengths (forces), W-eaknesses (faiblesses), Opportunities (opportunités), T-hreats (menaces) qui désigne un
outil d’analyse de situation, sont en jeu des conceptions
de l’activité professionnelle, des conceptions du social et
de l’espace des sociétés.
Ainsi, l’enseignement de géographie sociale assuré
par Rémi Rouault en licence professionnelle tourisme à
l’UCBN représente 10 % du volume des enseignements
reçus par les étudiants. Cet enseignement coexiste
avec des interventions assez hétérogènes mais qui
convergent pour construire chez les étudiants une
vision sectorielle du tourisme qui place l’espace du côté
des déterminations de cette activité. L’espace avec
« ses forces » et « ses faiblesses » contraindrait le
développement de l’activité touristique. Dans ce cadre,
l’objectif de l’enseignant-chercheur est de proposer une
géographie utile mais non centrée sur la commercialisation des produits, de poser qu’il existe des populations d’accueil et des populations accueillies et que la
question de leur mise en rapports est importante pour
comprendre le fait touristique, de présenter le tourisme
comme un facteur d’aménagement de l’espace. Il s’agit
de faire acquérir ou de conforter des techniques et des
méthodes pour comprendre les enjeux spatiaux et l’instrumentalisation des espaces: faire que les étudiants
s’intéressent aux formes spatiales, aux fonctions, aux
représentations de l’espace; faire schématiser les jeux
d’acteurs. Ainsi, pourrait-on dire que l’enjeu est d’ouvrir
les étudiants à un questionnement de géographie
sociale à partir de l’exemple du tourisme. Ce faisant, le
cours s’oppose à des images du tourisme et de
l’espace portées par « la profession », mais au service
de l’idée que ces étudiants ont à apprendre à se situer
en tant que futur professionnel du tourisme contribuant
à l’aménagement ou dépendant de celui-ci.
« La profession » peut donc prendre la forme d’une
filière dont les porte-parole en formation appartiennent
au groupe qui la contrôle et en diffusent en même
temps qu’une vision de l’activité, une vision des rapports sociaux et une approche de l’espace que
devraient partager les futurs employés.
La fabrique des enseignements supérieurs professionnels en géographie : retour sur une journée d’étude
des attentes de professionnalisation différenciées chez les étudiants
L’ensemble des interventions souligne les différences de logiques de professionnalisation recherchée
par les étudiants suivant qu’ils sont en formation initiale
ou continue. Pour les premiers, l’attente à l’égard de la
formation est qu’elle leur permette d’obtenir un emploi
dans le secteur visé. Se professionnaliser en formation,
c’est intégrer les codes de « la profession » telle qu’elle
apparaît à travers ses porte-parole. Pour les seconds
qui investissent les diplômes professionnels à des fins
de montée en qualification, de pérennisation de leur
emploi ou de réorientation, l’attente est ciblée sur une
plus-value de formation intellectuelle et critique, de
compréhension du sens des mots et de l’action auxquels ils sont confrontés par leur pratique professionnelle.
La problématique de la prise en compte de ces
attentes de professionnalisation clairement distinctes
chez les étudiants, n’est certainement pas propre aux
diplômes qui comprennent des enseignements de géographie. Mais elle s’y décline de façon spécifique. Tendent ainsi à s’indurer chez les étudiants d’un côté, une
demande de maîtrise des procédures de « traitement »
d’un problème par « le territoire »; de l’autre, une
demande de déconstruction de ces procédures ou de
ces outils et en conséquence une demande d’élaboration de méthodologies capables d’intégrer à la réflexion
les enjeux sociaux et spatiaux de la décision et de l’action.
En somme, l’enseignement de la géographie ou de
modules confiés à des géographes est au cœur de tensions liées d’une part aux cultures et aux attentes différentes selon les intervenants dans des diplômes professionnels au contenu éclectique, et d’autre part, aux
expériences et aux attentes hétérogènes des étudiants
vis-à-vis de ces diplômes.
Quelles déterminations des enseignements ?
À la question de savoir quelles contraintes président
à la définition des contenus de géographie ou d’enseignements confiés à des géographes, on peut répondre
au moins de trois manières. On peut se focaliser sur les
processus de transformation d’objets de savoir en
77
objets d’enseignement (perspective épistémologique).
On peut narrer l’histoire de la formation, repérer dans
les pratiques et les outils, la marque d’une expérience
politique, scientifique et humaine toujours singulière
(perspective historique). On peut aussi rapporter les
déterminations de contenus à des rapports de force
entre acteurs dépositaires de visions différentes de la
formation, rapports qui se traduisent dans les moyens
mis à disposition (perspective organisationnelle).
Questions de transposition
À l’Université comme ailleurs, enseigner implique
un processus normal de transformation des énoncés de
savoir, de telle manière qu’ils apparaissent sous une
forme appropriable par les étudiants (Verret, 1975).
D’ordinaire, dans ce processus, le savoir qui fait référence, celui dont on va chercher à restituer les conditions de sa production, les questions nouvelles qu’il
permet ou a permis de poser, les débats et les controverses qui l’entourent, est produit par un ou des spécialistes au sein d’une communauté universitaire. Les
cas abordés pendant la journée d’études montrent que
bien des questions se concentrent autour de ce qui fait
l’objet d’une transposition: la référence scientifique ne
va pas de soi dans un diplôme professionnel.
Les milieux professionnels, voire certains responsables de diplôme ou d’école semblent attendre de la part
de spécialistes universitaires, l’enseignement de
contenus techniques et procéduraux auxquels ils assimilent cette spécialité. Un cas emblématique est celui
du diagnostic territorial. Méthodologie issue de l’urbanisme, développée dans les collectivités territoriales,
elle envahit les enseignements de tous niveaux et dans
un grand nombre de filières, « spontanément » associée à la géographie: DUT carrières sociales, licence
professionnelle gérontologie, master pro intervention
sociale. On se trouve là devant un autre sens possible
de la notion de professionnalisation: il s’agirait d’une
professionnalisation des contenus d’enseignement
cette fois-ci, par introduction dans les curricula de
savoirs, d’outils, de méthodes qui ont cours dans certains des métiers auxquels prépare la formation universitaire.
Le diagnostic territorial est une référence aux yeux
des employeurs potentiels des étudiants; il le devient
e
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N° 32, décembre 2011
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78
La fabrique des enseignements supérieurs professionnels en géographie : retour sur une journée d’étude
par conséquent pour les étudiants. Il entre dans les
contenus d’enseignement (comment l’ignorer si l’on
veut garder suffisamment d’étudiants?), mais dans un
jeu compliqué de transpositions:
• Quelle transposition de pratiques professionnelles
(et non seulement d’outils) autour du diagnostic territorial en direction des étudiants? Comment, en
tant qu’enseignant-chercheur, connaît-on ces pratiques et comment se positionner par rapport à elles
dans un enseignement qui cohabite avec celui de
professionnels que leurs pratiques légitiment pour
intervenir?
• Quels aménagements de cette transposition suivant les niveaux d’études? Quelle logique de progressivité trouver dans l’apprentissage d’un objet
procédural?
• Quels aménagements, quelles contributions scientifiques introduire dans la transposition en même
temps que l’on assure celle de ces outils professionnels ? Par exemple, jusqu’où et comment
croiser les méthodologies de diagnostic avec celles
de la recherche (Samuel Delépine)? Quel est le
statut des savoirs enseignés qui puisent à ces deux
types de référence?
Finalement, quel objectif se fixer quand on enseigne
le diagnostic territorial et que l’on est sceptique devant
la prolifération du terme territoire (Séchet et Keerle,
2009)? Pour Régis Keerle, l’objectif est de faire acquérir
une sensibilité géographico-spatiale face au cadre
formel discursif que constitue le territoire.
celle des cartes mentales pour enseigner les espaces
proches à l’école élémentaire et en classe de sixième
(Jean-Robert Laot). Mais qu’est-ce qui, face à des programmes qui peuvent sembler constituer des répertoires de problèmes de société, fait référence pour les
enseignants d’histoire-géographie qui les mettent en
œuvre? Quels enjeux primordiaux d’une formation en
géographie dans les Masters Métiers de l’enseignement?
Culture hybride et « façonnage » de la formation
À prendre chaque formation du point de vue non
plus de ce qu’elle cherche à faire apprendre, mais de
son histoire et de la biographie scientifique de ses
enseignants, il apparaît que les contenus effectifs
d’enseignement sont multi-déterminés. Certes, en formation professionnelle, l’enseignement prend une
coloration méthodologique qui l’éloigne peut-être de
la figure classique d’un enseignement centré sur les
contenus. Si ces méthodologies ne font pas à elles
seules une discipline ou même une matière, elles n’en
constituent pas moins un contenu. Ce contenu est
malléable, indiscutablement façonné par l’histoire de
l’installation de la formation sur le site et de ses
inflexions, par des choix de décideurs locaux et de
responsables d’école, par les recrutements effectués
(l’intention qui préside au recrutement et les apports
de la personne recrutée), enfin la culture scientifique
des enseignants et leur façon de répondre aux enjeux
de la professionnalisation.
La question de la transposition se pose en des
termes voisins dans l’enseignement secondaire de la
géographie. Tandis que la référence disciplinaire scien-
Ainsi l’enseignement de la monographie développé
par Stéphane Valognes à l’IUT d’Alençon est-il l’hybride
d’un modèle initial de monographie défini à la création
du diplôme et d’une pratique scientifique renouvelée
tifique semble s’estomper, le vocabulaire des politiques
publiques et les images du marketing territorial avancent. Après une période de ré-arrimage partiel à de la
géographie scientifique notamment pour le lycée
(années 1990), les programmes ont aujourd’hui tendance à désigner des objets non disciplinaires (ressources et risques, développement durable, mondialisation) et à articuler l’ensemble des contenus autour de
l’idée de territoire, contenus que les manuels illustrent
en s’appuyant sur des documents issus de collectivités
territoriales. Une pratique de transposition consiste à
intégrer des méthodes utilisées en recherche comme
notamment par la prise en compte ultérieure des
apports méthodologiques de Stéphane Beaud et Florence Weber. Les recrutements ont apporté des références inusitées dans la formation, des articulations
nouvelles entre champs de spécialité. L’injonction du
chef de département de valoriser la formation auprès
des élus a aussi contribué à en orienter la forme. L’outil
emblématique de cet enseignement (un livret ressource) combine ainsi des contenus d’architecture, d’analyse urbaine et d’enquête ethnographique qui prennent sens en guidant les étudiants dans leur travail
monographique.
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travaux & documents
La fabrique des enseignements supérieurs professionnels en géographie : retour sur une journée d’étude
Contraintes organisationnelles et stratégies
Enfin, on peut décrire et analyser les contenus de
formation professionnelle en géographie à partir des
contraintes posées par l’organisme ou la structure
responsable des orientations de la formation. La multiplication des spécialités professionnelles et scientifiques représentées se traduit alors en une compétition
horaire dont l’issue est prise en compte dans les choix
d’enseignement. La légitimité discutable de certains
objets (le diagnostic territorial) garantit quelquefois que
l’on obtienne une masse horaire adaptée aux objectifs
visés. Lorsque les heures sont rares, on recourt à des
stratégies d’alliance qui ne sont toutefois pas sans
risque.
Magali Hardouin présente la stratégie d’interdisciplinarité qu’elle a adoptée pour former en géographie,
des étudiants qui se préparent au métier de professeur des écoles. La formation est prioritairement
orientée vers des analyses de pratiques et de situations d’enseignement plutôt que vers des objectifs de
maîtrise de contenus disciplinaires. Ainsi, les étudiants bénéficient de quatre heures années pour la
géographie (huit pour l’histoire-géographie). Pour tirer
le meilleur parti de ces quatre heures, un projet interdisciplinaire permet d’étendre les préoccupations
initiées en géographie au-delà du temps initialement
imparti. D’autre part, l’interdisciplinarité est un argument pertinent dans la préparation à un métier caractérisé par sa polyvalence. Le cadre du projet est
défini au sein d’un groupe de formateurs. Le thème
de la ville a été retenu comme un objet interdisciplinaire d’apprentissage en géographie, français, EPS,
culture artistique, histoire, éducation civique. Un travail de recueil d’expériences déjà conduites, de
mémoires déjà réalisés, l’élaboration d’un lexique
commun et de séances à expérimenter avec des
enseignants, constituent le programme de ce groupe.
La géographie gagne dans ce projet le statut de discipline capable de décloisonner des enseignements
et de dynamiser une équipe au sein d’un établissement. Elle y joue aussi son identité et il n’est pas certain que des ressorts anciens ne soient à l’occasion
réactivés, lesquels tendent à faire de la géographie
au choix une discipline de synthèse, une discipline
concrète ou le théâtre de l’action et des passions
humaines.
79
enseigner/apprendre dans des formations
supérieures professionnelles
Qu’est-ce que le travail enseignant dans ces formations?
La mise en œuvre d’enseignements supérieurs professionnels présente au moins quatre aspects:
• Une réflexion sur son positionnement comme
enseignant intervenant parmi un ensemble de professionnels et d’universitaires. Cette réflexion peut être
adossée à des outils et des travaux de spécialistes des
métiers de l’animation et de l’intervention. Quelques
ouvrages et articles (Augustin et gillet, 2000; Richelle,
2010) livrent des observations et des réflexions de nature
à mieux comprendre et peut-être travailler sa propre posture d’intervenant (Régis Keerle). Comment réagir et se
positionner en tant que scientifique par rapport à un environnement (étudiants, universitaires, professionnels) qui
vous « estampille diagnostic territorial » (Samuel Delépine)? Comment maintenir le sens d’une initiative qui
peut être dénaturée si chaque intervenant l’interprète et
l’exploite indépendamment du collectif qui la fonde?
Ainsi, comment construire dans la durée une interdisciplinarité à partir de la géographie sans que cette interdisciplinarité ne devienne une fin en soi ignorante des
apports de chaque spécialiste dans la formation (Magali
Hardouin)?
• L’utilisation d’outils scientifiques qui permettent
d’introduire la dimension géographico-spatiale absente
des références professionnelles. Répertorier ces outils
et leurs usages en situation permettrait de répondre à la
question de savoir quelle géographie ou quel rapport à
l’espace est enseigné par les enseignants-chercheurs
ESO dans ces formations ? Une modélisation de
l’espace-temps des pratiques de tourisme (auteur:
Rémi Knafou) retouchée par l’enseignant et utilisée à
des fins de positionnement de leurs pratiques touristiques par des étudiants de licence professionnelle. Des
outils d’« analyse spatiale » des situations rencontrées
en stage: le recours à la méthode de la métastructure
socio-spatiale (Di Méo, 1991), le recours à la réfutation
de la proxémie comme noyau de la territorialité
(Hoyaux, 2003), le recours à l’analyse de la territorialisation institutionnelle (gumuchian et al., 2003);
• La fabrication de ressources et d’outils originaux
pour anticiper les difficultés d’identification par les étudiants des objectifs et contenus de formation: création
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La fabrique des enseignements supérieurs professionnels en géographie : retour sur une journée d’étude
d’un schéma avec lequel l’enseignant insiste sur la proximité entre démarche de recherche et démarche de
diagnostic territorial (Samuel Delépine); invention d’un
livret enrichi, complexifié, hybridé avec l’arrivée de collègues de diverses disciplines, mais qui vise à expliciter
l’objectif d’une « écriture des lieux » (Stéphane Valognes).
• Les innombrables conseils ad hoc pas toujours formalisés ou même mémorisés et les commentaires formalisés d’outils en usage non seulement dans les professions, mais aussi dans d’autres formations,
communiqués par les étudiants (« monsieur, qu’en
pensez-vous? »); conseils et commentaires nombreux,
dispensés dans ces formations professionnelles où les
étudiants interpellent davantage les enseignants, du fait
entre autres des tutorats en IUT.
diants. Leurs différences de posture conduisent quelquefois les groupes d’étudiants à se cliver relativement
à la méthode du diagnostic territorial. Tandis que les
étudiants en formation initiale veulent faire du « professionnel » en apprenant et appliquant strictement une
procédure, l’autre partie prend une direction plus
réflexive et conceptuelle et souhaite travailler sur les
représentations des acteurs.
Dans ces conditions d’hétérogénéité des publics, le
bilan des enseignements est contrasté. Il n’est pas sûr
par exemple que les étudiants en licence professionnelle tourisme aient changé de vision de la géographie
du tourisme, laquelle demeure pour eux une géographie du produit, telle qu’elle est déterminée par « la profession ». Mais ils semblent avoir pris conscience du
caractère culturel (au sens d’appris) des rapports à
l’espace et développent une capacité d’analyse des
jeux d’acteurs qui leur était inconnue avant (Rémi
Rouault). En master professionnel, les étudiants rennais arrivent avec une formation spatialiste et la
confrontation à une géographie d’acteurs et d’enjeux
les bouscule. Certains étudiants en formation continue
parviennent à s’approprier les outils d’analyse de
l’espace qui leur sont proposés pour leur stage.
et les étudiants, qu’apprennent-ils?
Les attentes et les comportements des étudiants
doivent être distingués suivant qu’ils sont en formation
initiale ou en formation continue. Les seconds comme
nous l’avons dit, ne sont pas affectés par le télescopage
entre des savoirs qu’ils jugeraient abstraits et le concret
de la profession. Ils recherchent ces savoirs universitaires et perçoivent ce qu’ils peuvent en tirer dans leur
activité professionnelle, à la différence des premiers
pour lesquels le savoir est dans les manuels ou dans
les cours et doit être consensuel. On retrouve là des
caractéristiques du rapport au savoir identifié dans des
enquêtes réalisées auprès d’élèves de lycée professionnel dans les années 1990. « Apprendre, c’est se
mettre des choses dans la tête: le modèle de base de
ces jeunes est un modèle capter-stocker. Pour
apprendre, il faut d’abord écouter, éventuellement
regarder et ensuite retenir » (Charlot, 1999, p. 308).
Néanmoins, sous réserve d’une analyse approfondie et étendue à l’ensemble des sites, on peut opérer
une première dichotomie à l’issue des formations entre
des étudiants sensibilisés à la dimension spatiale et
d’autres peu sensibilisés, voire hermétiques, étanches
à elle (60 %). Parmi les sensibilisés, il faudrait opérer
une distinction entre ceux qui parviennent à vaincre leur
réticence à l’idée de penser à petite échelle – géographique: la rue, un équipement et ceux qui ne la dépas-
L’idée d’un savoir sur le monde qui pourrait être consensuel renvoie aux observations réalisées aussi dans les
années 1980 et 1990 pour l’histoire-géographie dans le
secondaire: il ressort alors que, majoritairement, l’enseignement de l’histoire-géographie transmet des
représentations partagées du monde et de son passé.
Tout conflit sur l’espace ou sur la mémoire sociale
semble gommé (refus du politique, transmission d’un
référent consensuel) (Audigier, 1993). Ce ne sont pas
les intentions des enseignants qui concourent à cette
représentation du savoir dans les formations supérieures professionnelles, mais les attentes des étu-
sent pas. Une deuxième dichotomie parmi les insensibles à la dimension spatiale est à tracer entre ceux qui
développent une psychologisation très avancée allergique à toute analyse sociologique et ceux qui parviennent à cette analyse (Régis Keerle). Le public des étudiants de DUT carrières sociales développe quant à lui
un goût pour les études de publics en difficultés, handicapés, personnes seules: des populations difficiles à
enquêter en général. Ce goût se mêle à un refus d’entrer dans le domaine de la théorie, l’usage d’outils pour
penser et l’hypothèse de déterminations sociales des
conditions et des modes de vie (Stéphane Valognes).
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travaux & documents
La fabrique des enseignements supérieurs professionnels en géographie : retour sur une journée d’étude
Conclusion
Il n’est pas possible de clore ici un propos qui s’est
efforcé de refléter des pratiques et des interrogations
professionnelles. Nous proposons simplement une dernière et courte liste de questions, ébauche non exhaustive de questions de professionnels de l’enseignement,
chercheurs par ailleurs et en relation avec cette activité
d’enseignement. Il s’agit alors de cerner notre métier
commun à partir des conditions vécues du travail dans
des formations supérieures professionnelles et non à
partir d’un référentiel prescrit de l’activité d’enseignantchercheur.
S’agit-il de donner aux étudiants des méthodes
et/ou de leur apprendre « les territoires » au sens large
car on est à l’université et qu’il s’agit de leur ouvrir l’horizon? Quelles priorités? Quelles méthodes? Quelles
ouvertures?
Comment articuler pratiques de recherche et pratiques d’enseignement? Comment faire entrer les premières dans les contenus d’enseignement, dans l’horizon des étudiants pendant la formation? Comment
l’enseignement dans les formations supérieures professionnelles contribue-t-il à l’activité de recherche sur la
dimension spatiale des sociétés?
Quels repères se donner pour aménager une progressivité des apprentissages chez des étudiants de
provenance très diverse, qui peuvent avoir l’impression
d’être mis en présence pendant leur cursus des mêmes
objets à répétition?
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références bibliographiques
• Audigier F., 1993, Les représentations que les
élèves ont de l’histoire et la géographie. À la
recherche des modèles disciplinaires entre leur définition par l’institution et leur appropriation par les
élèves. Thèse université de Paris VII, 677 p.
• Augustin J.-P. et gillet J.-C., 2000, L’animation professionnelle. Histoire, acteurs, enjeux. Paris: L’Harmattan, Coll. Débats jeunesse, 188 p.
• Beaud S. et Weber F., 2003, Guide de l’enquête de
terrain. Paris: éditions La Découverte. Coll. grands
repères, 356 p.
• Charlot B., 1999, Du rapport au savoir. Eléments
pour une théorie. Paris: Anthropos, Coll. Poche éducation, 112 p.
• Di Méo g., 1991, L’homme, la Société, l’Espace.
Paris: Anthropos-Economica, 318 p.
• gumuchian H. et al, 2003, Les acteurs, ces oubliés
du territoire. Paris: Anthropos, 185 p.
• Hoyaux A.-F., 2003, « Les constructions des
mondes de l’habitant: Eclairage pragmatique et herméneutique », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne] document 232, mis en ligne le
15 janvier 2003, consulté le 22 janvier 2012. URL:
http://cybergeo.revues.org/3401
• Séchet, R. et Keerle, R., 2009, « Petite histoire des
délicatesses de « l’équipe-de-géographie-sociale-dela-France-de-l’Ouest » avec le territoire », in
Vanier M. (dir.), Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives. Rennes: Presses
Universitaires de Rennes, coll. Espace et territoires,
p. 83-93.
• Richelle J.-L., 2010, « La ville socio-culturelle en
construction et l’animation ». Cahiers ADES n° 7: L’animation sociale et socioculturelle: une interaction
permanente entre formation et recherche, p. 49-64
• Terrisse A. (éd.), 2001, Didactique des disciplines.
Les références au savoir. Bruxelles: De Boeck Université, 161 p.
• Verret M., 1975, Le temps des études. Lille: Atelier
national de reproduction des thèses, 2 tomes, 637 p.
• Wittorski, R., 2011, « Professionnaliser la formation:
enjeux, modalités, difficultés », in Actes du VIe Colloque Questions de pédagogies dans l’enseignement
supérieur. Les courants de la professionnalisation:
enjeux, attentes, changements. ISSBA, Université
d’Angers, tome I, p. 21-29
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La fabrique des enseignements supérieurs professionnels en géographie : retour sur une journée d’étude
liste des interventions de la journée d’étude
L’enseignement du Diagnostic Territorial en DUT
Carrières Sociales et dans les LP et MP d’intervention sociale, Samuel Delépine (ESO-Angers)
Enseignant et enseignés face aux espaces et aux
territoires en formations Carrières sociales option
Animation sociale et socioculturelle, Régis Keerle
(ESO-Rennes)
Enseigner la géographie par le biais de l’interdisciplinarité à l’école primaire. Pourquoi? Comment?
Magali Hardouin (ESO-Rennes)
La construction du concept de territoire chez des
élèves de 6e scolarisés en milieu rural isolé, JeanRobert Laot (ESO-Rennes)
Contribution d’un géographe social à la licence professionnelle « Mise en valeur et gestions des équipements touristiques et culturels », ou comment
sensibiliser un public hétérogène aux dimensions
socio-spatiales de l’interaction, Rémi Rouault (EsoCaen)
Questions de pédagogies dans l’enseignement
supérieur: état des lieux à partir de colloques
récents, Jean-François Thémines (ESO-Caen)
L’investigation monographique en DUT Carrières
Sociales, Stéphane Valognes (ESO-Caen)
Caractéristiques des publics d’étudiants du supérieur professionnel de l’Ouest français, Céline
Vivent (ESO-Caen)
eso,
travaux & documents