Deux revendications essentielles à l`origine de la pression faite sur l

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Deux revendications essentielles à l`origine de la pression faite sur l
Publié dans La Revue internationale et stratégique, Paris, été 2008, pp. 195-207.
La campagne contre Iran : le lobby sioniste et l’opinion juive
/ Yakov M. Rabkin, professeur d’histoire à l’Université de Montréal et auteur
du livre Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme/
Résumé
Deux allégations formulées à l’endroit du président iranien Mahmoud
Ahmadinejad intensifient les pressions que les États-Unis et Israël font peser sur
l’Iran : il est accusé de nier la Shoah et de menacer de génocide la population
israélienne. Souvent, on présente l’Iran comme une nouvelle Allemagne nazie et le
président Ahmadinejad comme un nouvel Adolf Hitler. Cet article retrace les
origines de ces accusations en mettant en lumière le rôle que joue, dans la
formation du discours occidental sur l’Iran, l’amalgame que d’aucuns pratiquent
entre les juifs, d’une part, et l’État d’Israël, d’autre part. En terminant, l’article met
en garde contre les réactions épidermiques et fait ressortir la nécessité d’agir
rationnellement, particulièrement lorsque les Occidentaux ont affaire à des
dirigeants qu’ils jugent irrationnels.
Abstract
1
Two claims attributed to Iran’s President Mahmoud Ahmadinejad have intensified
the pressure that the United States and Israel have put on his country: he is accused
of denying the Holocaust and threatening a genocide against Israel’s population.
Iran is often presented as a new Nazi Germany and President Ahmadinejad as a
new Adolf Hitler. This article traces the origins of these accusations and explains
the role that the confusion between the Jews, on one hand, and the state of Israel,
on the other, has played in shaping Western perceptions of Iran. The article
concludes by emphasizing the importance of avoiding knee-jerk reactions and
acting rationally, particularly when dealing with leaders the West deems irrational.
Deux accusations dominent dans le discours occidental sur l’Iran depuis
quelques années. On accuse le président Mahmoud Ahmadinejad de nier la
Shoah et de vouloir rayer de la carte l’État d’Israël. Les médias répètent souvent
ces accusations dans les émissions et les textes consacrés à l’Iran. Ce discours
influe sur les décisions politiques, potentiellement graves, que prennent les
gouvernants ou leurs représentants. Lorsque le représentant des États-Unis quitte
une réunion plénière de l’Assemblée générale de l’ONU, à l’automne 2006, il
donne principalement deux raisons pour justifier son refus d’écouter le discours
du président iranien : M. Ahmadinejad nie la Shoah et veut rayer Israël de la
carte. Un an plus tard, le président de l’Université de Columbia réitère les
mêmes allégations dans le « discours de bienvenue », plutôt hostile, qu’il
2
adresse au président iranien, invité à parler sur le campus. Ces allégations
fournissent une justification morale aux pressions exercées sur l’Iran pour qu’il
cesse ses activités nucléaires et elles offrent par conséquent à Israël et aux ÉtatsUnis un argument convaincant pour la préparation d’une attaque militaire contre
l’Iran. C’est pourquoi les deux forfaits que l’on reproche au président iranien
méritent un examen attentif.
Cet article se propose de retracer les origines de ces accusations, sans pour autant
discuter de la personne du président iranien ni, encore moins, de ses intentions. Cet
article ne traite donc pas de la politique étrangère de l’Iran, mais plutôt de quelques
particularités du discours occidental sur l’Iran. Il s’intéresse aux propos de ceux
qui présentent l’Iran comme la nouvelle Allemagne nazie et Mahmoud
Ahmadinejad, son président, comme un nouvel Adolf Hitler. À preuve, la
représentation que l’on donne couramment aujourd’hui de l’Iran, à savoir que le
pays et son président représenteraient une grave menace pour le monde entier. Ces
déclarations sont à l’origine des pressions exercées sur l’Iran pour que le pays
mette fin à ses activités d’enrichissement de l’uranium, même s’il a signé le traité
de non-prolifération (TNP) et que ses représentants ont affirmé à de nombreuses
reprises qu’ils n’avaient pas l’intention de se doter d’armes nucléaires.
Les pressions auxquelles est soumis l’Iran se fondent largement sur les
préoccupations affichées par le gouvernement américain concernant la sécurité
3
d’Israël. Les deux accusations reflètent l’amalgame assez courant entre l’État
d’Israël, d’une part, et les juifs, d’autre part, ainsi qu’entre l’antisémitisme et
l’antisionisme. Cette confusion politiquement utile étouffe depuis longtemps le
débat politique sur Israël et la Palestine dans les pays occidentaux. Ceux qui se
livrent à des critiques contre Israël se voient souvent qualifiés d’antisémites, même
s’ils sont juifs. On n’hésite pas à recourir aux insultes ad hominem: l’ancien
président Jimmy Carter et le pasteur Desmond Tutu comptent parmi les cibles les
plus illustres de ces accusations, qui commencent à avoir des effets sur les relations
internationales à plus grande échelle.
Négation de la Shoah
D’après la BBC, M. Ahmadinejad s’est exprimé de la manière suivante : « Si les
pays européens insistent sur le fait qu’ils ont massacré des juifs pendant la Seconde
Guerre mondiale… pourquoi n’offriraient-ils pas au régime sioniste un territoire en
Europe ? » Bien sûr, il s’agit à l’évidence d’une provocation, pourtant ni cette
affirmation ni les nombreux autres propos du président iranien que l’on pourrait
citer n’indiquent qu’il ait eu comme but de nier le génocide nazi. Il utilise plutôt le
souvenir de la Shoah pour attirer l’attention sur le sort des Palestiniens et pour
tester les limites de la liberté de parole que réclame l’Occident. Il met en relief le
fait que l’on peut publier en Occident des caricatures de Mahomet, de Jésus ou de
Moïse tandis que dans bien des pays européens il est interdit par la loi de
4
s’interroger sur la réalité de la Shoah ou de s’en moquer. Il montre que la Shoah a
été transformée en objet sacré.
Le concours de caricatures sur la Shoah organisé en Iran visait justement à
souligner cette sensibilité particulière et, comme on aurait pu le prévoir,
l’exposition a provoqué une réaction furibonde de la part d’Israël et de nombreux
pays occidentaux. C’était précisément là l’effet escompté par le président iranien.
Certaines caricatures étaient franchement antisémites et elles s’accompagnaient
d’une iconographie imagée empruntée à l’arsenal antisémite européen, que des
médias musulmans diffusent régulièrement. D’autres caricatures pouvaient être
considérées comme révisionnistes, voire négationnistes. Peut-on pour autant en
conclure que le président iranien même nie la Shoah?
Il proteste, certes, contre les conséquences de la formation de l’État sioniste sur les
Palestiniens (musulmans, chrétiens, ainsi qu’un certain nombre de juifs non et antisionistes), qui ont dû payer le prix d’un crime commis par les Européens. Bien
qu’il soit ouvertement antisioniste, M. Ahmadinejad précise souvent qu’il n’est pas
antisémite. La présence de six rabbins barbus et vêtus de noir à la conférence
intitulée « Bilan de la Shoah, une vision d’ensemble », qui s’est tenue à Téhéran en
décembre 2006, a donné au président iranien l’occasion de dire encore une fois
qu’il n’était point antisémite. Les rabbins antisionistes ont maintes fois répété que
la Shoah était un fait historique indiscutable et que parmi eux plusieurs avaient
5
perdu des parents durant la Shoah. L’un d’entre eux, le rabbin Y. D. Weiss, a
ajouté qu’il n’était pas allé à Téhéran pour donner du crédit à la négation de la
Shoah : il était venu expliquer la distinction à faire entre sionisme et judaïsme,
entre la Shoah et les bénéfices qu’en retirent le mouvement sioniste et l’État
d’Israël. Selon le rabbin, M. Ahmadinejad « n’est pas l’ennemi du peuple juif. Il ne
l’a jamais été. C’est un homme très croyant. Il respecte le peuple juif et le protège
en Iran, mais si les sionistes continuent à le décrire comme un ennemi, il a prévenu
qu’il pourrait alors, que Dieu l’en garde, devenir un ennemi. »
Selon l’agence officielle de presse iranienne IRNA, M. Ahmadinejad a en outre
déclaré que « les êtres humains prudents et justes ne blâmeraient pas les juifs pour
les crimes commis dans les territoires occupés par le régime sioniste illégitime et
par ses partisans ». En Iran, où ils vivent depuis des milliers d’années, les juifs
continuent à pratiquer leur religion sans trop d’ingérence de la part des autorités
gouvernementales. Or, si M. Ahmadinejad avait été antisémite, n’aurait-il pas
commencé par harceler les juifs de son pays, avant de défier la superpuissance de
la région, dotée de l’arme nucléaire ?
Cependant, notons-le, la conférence de Téhéran mise sur pied par M. Ahmadinejad
n’avait pas comme objectif de contribuer à la recherche historique. Elle avait des
visées politiques évidentes, puisqu’on a refusé d’accueillir plusieurs délégations de
survivants du génocide nazi, qui avaient demandé à y participer, ainsi que des
6
chercheurs qui désiraient y présenter leurs travaux. L’Iran a même refusé
d’accorder un visa à Khaled Mahameed, Israélien palestinien qui a fondé le
premier musée arabe de la Shoah. Parallèlement, parmi les invités se trouvaient des
personnes qui, comme le Français Robert Faurisson, étaient accusées de
négationnisme ou de vouloir revoir à la baisse le nombre des victimes du génocide
nazi.
Si le président iranien utilise ouvertement la mémoire de la Shoah à des fins
politiques, il n’est pas le seul à le faire ni le premier. Selon Moshé Zimmermann,
professeur d’histoire allemande et intellectuel bien connu tant en Israël qu’en
Allemagne, « la Shoah est un événement souvent utilisé. Si l’on était cynique, on
pourrait dire que la Shoah est l’événement historique le plus utilisé pour manipuler
l’opinion publique, particulièrement chez le peuple juif lui-même, à l’intérieur et
hors d’Israël. Dans la vie politique israélienne, la Shoah est invoquée pour
démontrer qu’un juif désarmé équivaut à un juif mort. » Plus récemment, le sousministre israélien de la Défense Matan Vilnaï a eu recours à ce terme pour agiter
contre les Palestiniens de Gaza la menace d’une destruction totale. Ce glissement
dans l’usage du terme Shoah semble constituer un précédent discursif.
La négation de la Shoah paraît exceptionnellement grave. Quelqu’un qui nierait les
pogroms de Kichinev de 1903, ou le massacre de centaines de milliers de juifs en
Ukraine au XVIIe, ou encore l’expulsion des juifs d’Espagne au XVe siècle,
7
n’attirerait pas plus l’attention qu’un membre de la Flat Earth Society
(organisation qui prétend que la Terre est plate). C’est non seulement l’ampleur de
la tragédie, mais aussi l’usage qu’on en fait à des fins politiques, procédé décrié
par Moshé Zimmermann et par beaucoup d’autres juifs, qui font de la Shoah un
phénomène unique en son genre.
Un ancien ministre israélien de l’Éducation affirme que « la Shoah n’est pas
seulement le fruit de la démence d’un État, qui a eu lieu une seule fois et qui est
révolue, mais bien une idéologie qui n’est pas morte, et encore aujourd’hui le
monde devrait s’excuser des crimes commis contre nous ». En plus de contribuer à
légitimer le caractère sioniste d’Israël -- État du peuple juif plutôt qu’État
appartenant à tous ses citoyens -- la Shoah a été un excellent moyen de bénéficier
de l’aide fournie par les pays occidentaux. Un parlementaire israélien n’a-t-il pas
déclaré, tout à fait ouvertement ?
Même les meilleurs amis d'Israël se sont abstenus de donner aux juifs européens une aide
substantielle et ont tourné le dos aux cheminées des camps de la mort [...]. C'est pourquoi
tout le monde libre, particulièrement de nos jours, doit démontrer sa repentance [...] en
procurant à Israël une aide diplomatique, défensive et économique.
L’industrie de l’Holocauste, ouvrage de l’intellectuel américain Norman
Finkelstein, renferme de nombreux documents sur la manière dont le génocide nazi
a été exploité à des fins politiques. Le souvenir de la Shoah sert notamment à faire
taire les critiques et à susciter la sympathie envers cet État qui se présente, depuis
8
la Déclaration d’indépendance, comme l’héritier des six millions de victimes. Ce
fut le cas en 1948, et tout particulièrement en 1967 lorsque le gouvernement
d’Israël a sonné l’alarme en évoquant l’imminence d’un second génocide, même si
les recherches historiques effectuées depuis lors montrent que les généraux
israéliens n’avaient jamais douté de leur victoire. Ce recours au spectre de la Shoah
a été utilisé sciemment pour justifier l’attaque préventive contre les États arabes
voisins, en juin 1967.
Ces événements encouragent les juifs à embrasser l’idéologie sioniste, à soutenir
l’État d’Israël considéré comme une réparation pour le sort tragique des victimes
de la Shoah. En renforçant le lien idéologique entre la Shoah et l’État d’Israël, on
affirme que la survie des juifs ne peut être assurée par les États libéraux, mais
uniquement par l’État sioniste. Ce fut un symbole fort quand le premier astronaute
israélien, descendant d’une famille de survivants du génocide nazi, emporta avec
lui un souvenir de cette époque dans la navette spatiale américaine : un paysage
lunaire dessiné par un adolescent dans le camp de concentration de Theresienstadt.
Le message était celui de la renaissance du peuple juif, de la fierté d’appartenir à
l’État d’Israël après l’horreur de la Shoah.
La mention de la Shoah permet également de souligner l’importance et la
légitimité du recours aux armes. Alors qu’ils participaient à une foire aéronautique
en Pologne, trois avions de chasse israéliens frappés de l'étoile de David et pilotés
9
par des descendants de survivants de la Shoah ont survolé l'ancien camp
d'extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau tandis que deux cents soldats israéliens
les observaient à partir du sol. Commentant cette manifestation, un pilote israélien
a exprimé ainsi sa confiance en la force armée: « C'est un triomphe pour nous. Il y
a soixante ans, nous n'avions rien : pas de pays, pas d'armée, rien. Maintenant nous
arrivons ici à bord de nos avions de chasse. »
C’est précisément ce lien entre l’État d’Israël et la Shoah, plutôt que le génocide
perpétré par les nazis, que M. Ahmadinejad considère comme un « mythe ». Cet
usage du terme « mythe » est assez courant ; son emploi par le président iranien ne
représente pas plus une négation de la Shoah que l’ouvrage du respecté historien
israélien Zeev Sternhell intitulé The Founding Myths of Zionism 1 ne constitue « un
déni du sionisme ».
Appel à l’anéantissement des juifs d’Israël
Les médias occidentaux, dont Le Monde daté du 27 octobre 2005, annoncent que le
président iranien a déclaré qu’« Israël doit être rayé de la carte ». Or, les experts
s’entendent pour dire que le président iranien, lors de son discours, n’a prononcé ni
le mot « rayer » ni le mot « carte ». Il a plutôt repris l’une des déclarations de
l’ayatollah Khomeyni : « Esrâ’il bâyad az sahneyeh roozégâr mahv shavad », ce
10
qui signifie « Israël doit disparaître de la page du temps ». Nous avons puisé cette
phrase dans un site Web de l’opposition iranienne à l’étranger dont on ne peut pas
soupçonner de vouloir embellir les paroles du président 2 . Dans un premier temps,
une traduction erronée, selon laquelle la phrase signifiait qu’Israël devait « être
rayé de la carte », a circulé dans le monde entier. Toutefois, certains instigateurs
israéliens de la campagne contre l’Iran ont par la suite cessé discrètement de
l’utiliser. Ainsi, un rapport sur l’Iran publié en 2006 par le Jerusalem Center for
Public Affairs (JCPA), groupe de réflexion (think tank) particulièrement actif dans
la campagne contre l’Iran, a omis la traduction inflammatoire, tout en attribuant au
président iranien « une intention génocidaire ». Cet adjectif revient de plus en plus
fréquemment dans les publications sionistes récentes : le même rapport fait aussi
référence à « la guerre génocidaire manquée menée contre Israël, en 1948, par
plusieurs États arabes et par les Palestiniens ».
Pourtant, selon les propos du ministre des Affaires étrangères de l’Iran, M.
Manouchehr Mouttaki (tels que les rapporte un autre site de l’opposition au régime
actuel en Iran), son pays « ne projette de détruire aucune nation, ni aucun pays ». Il
ajoute que « tout enfant allant à l’école sait qu’il est impossible de rayer un pays de
la carte 3 ». L’agence de presse iranienne officielle IRNA indique que
M. Ahmadinejad « a appelé à la nécessité de résoudre les problèmes mondiaux,
1
En français, le le livre s’intitule Aux origines d'Israël : entre nationalisme et socialisme.
2
http://www.iran-emrooz.net/index.php?/news/more/4898
3
http://www.iran-3.com/affiche.php?type=news&id=7910
11
notamment le problème palestinien, au moyen du dialogue ». Sur les ondes du
réseau ABC News, il appelle à résoudre la situation en Palestine en conformité
avec la charte des Nations Unies et à laisser aux Palestiniens le droit de décider de
leur avenir en proposant de tenir « un référendum basé sur le droit international,
auquel participeraient tous les Palestiniens, musulmans et juifs ». Dans la même
interview, Ahmadinejad réitère son affirmation selon laquelle « nous nous
efforçons d’éviter tout conflit ou effusion de sang. Étant opposés aux conflits de
toute nature, nous avons souvent répété que l’on peut résoudre les problèmes du
monde par le recours au dialogue, à la logique et à l’amitié. Il n’y a nul besoin
d’utiliser la force. »
Curieusement, alors que certaines positions de M. Ahmadinejad font la une des
quotidiens, on accorde peu d’attention aux propos de l’ayatollah Khamenei, qui
détient le véritable pouvoir en Iran et qui a déclaré que son pays appelait à la
normalisation des relations avec Israël si celui-ci accepte la proposition dite des
deux États formulés par la Ligue arabe en 2002, puis de nouveau en 2007.
Par ailleurs, la fameuse phrase prononcée par M. Ahmadinejad s’inscrit dans
une série de comparaisons historiques. Selon l’Associated Press, le président
iranien a déclaré également : « Le régime sioniste sera bientôt effacé, de la
même façon que l’a été l’Union soviétique, et l’humanité sera libre. » En réalité,
il s’attend à ce qu’Israël se désagrège pacifiquement, sous le poids de ses
12
contradictions internes, comme cela a été le cas de l’URSS, dont le déclin a été
pacifique. Comme la disparition de l’Union soviétique n’est pas attribuable à
l’utilisation de l’arme nucléaire, le président iranien ne propose pas d’utiliser la
force armée pour précipiter la fin de l’État d’Israël. De toute façon, cela ne serait
guère sérieux, car on estime qu’Israël bénéficie d’une supériorité militaire
incontestable dans la région. M. Ahmadinejad prévoit que, de même que le
communisme a perdu sa légitimité et s’est évanoui, le mouvement sioniste
disparaîtra un jour. Dans le même discours, il mentionne d’autres phénomènes
historiques, comme la chute du régime du Shah, ou encore la disparition des
pharaons en Égypte, marquant la fin de régimes qui apparaissaient alors comme
invincibles et éternels. Si le communisme en URSS et le régime du Shah ont
disparu sans que la Russie et l’Iran aient été rayés de la face de la Terre, argue
Ahmadinejad, il en ira de même du mouvement sioniste : sa disparition n’est pas
synonyme de la destruction de l’État d’Israël ou du peuple juif. Commentant le
discours du président iranien, Jonathan Steel, journaliste au quotidien
britannique The Guardian, est d’avis qu’il n’exprime rien de plus « qu’un vague
souhait pour l’avenir 4 ». En fait, ce que souhaite le président iranien est un
changement de régime en Israël, et non l’élimination physique de sa population.
Dans ce domaine, le gouvernement de G.W. Bush a certes pris les devants en
s’efforçant de remplacer les régimes politiques qui ne se pliaient pas à ses
4
http://www.juancole.com/2006/05/bill-scher-importance-of-cole-v.html
13
attentes, par exemple en menant une guerre en Irak, tout comme ses
prédécesseurs l’avaient fait, ou tenté de le faire, à Cuba et au Chili.
Même quand les militants sionistes de la campagne contre l’Iran ont abandonné
l’allégation basée sur la fausse traduction et décriée par l’ambassadeur iranien
aux Nations Unies sur les ondes de CNN, presque tous les membres du Congrès
des États-Unis (411 en tout) ont condamné le président iranien pour « avoir
voulu inciter au massacre massif des juifs d’Israël ». Le démocrate Steve
Rothman maintenait, à l’été 2007, que l’Iran avait menacé « de rayer Israël de la
carte ». Shimon Peres, actuel président de l’État d’Israël et lauréat du prix
Nobel pour la paix, avertissait que « l’Iran aussi pourrait être rayé de la carte ».
Ne pourrait-on rapprocher ce souhait des prières « pour l’anéantissement pacifique
de l’État sioniste » prononcées régulièrement par les juifs antisionistes, groupe
dont sont issus les rabbins qui ont donné l’accolade au président iranien, à la
conférence de Téhéran ? En fait, on trouve fréquemment dans la liturgie juive le
voeu de voir disparaître ceux qui ne reconnaissent pas Dieu ou qui commettent des
actes malveillants. Par exemple, pendant les offices célébrés lors du Nouvel An
juif (Rosh Hashanah) et de Kippour, on rencontre l’expression « ou’malkhout
ha’reshaa koula ké’ashan tikhleh » (et le royaume du Mal périra comme la fumée).
Une fois de plus, le sens littéral de cette citation pourrait renvoyer à des
destructions et à des massacres, cependant son sens réel est que tous les actes
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malveillants, perpétrés à quelque endroit que ce soit, devraient disparaître
définitivement. Bien entendu, on n’envisage de tuer personne, certainement pas des
milliers d’innocents.
Mais si on voulait diaboliser les juifs, on pourrait prendre cette prière à la lettre.
Certains Israéliens antireligieux ont même interprété cette prière traditionnelle
comme un appel à la destruction de la majorité athée de la population juive
d’Israël. La tradition juive abhorre les lectures littérales des textes sacrés ; elle se
fie plutôt aux interprétations rabbiniques, même s’il arrive que celles-ci paraissent
parfois forcées. Par exemple, depuis toujours les rabbins considèrent l’adage
biblique « œil pour œil » (la loi du talion) comme l’obligation d’offrir un
dédommagement; on n’incite pas la victime à se venger en crevant l’œil de celui
qui a crevé le sien. Ces fragments choisis de la liturgie juive constituent un
exemple de la rhétorique religieuse qui se fonde souvent sur de puissantes
métaphores.
Le président iranien, inspiré par sa religion, prédit la fin du régime sioniste, mais il
n’annonce pas le massacre des habitants d’Israël. Même si l’Iran n’hésite pas à
fournir des armes aux chiites combattant en Irak et au Liban, la dernière attaque de
l’Iran contre un autre pays remonte à plus de trois siècles. En outre, le président
iranien est loin d’avoir le dernier mot dans son pays il doit composer avec le
complexe équilibre des pouvoirs de cet État mi-théocratique, mi-démocratique. Par
15
ailleurs, ses excès rhétoriques ont été dénoncés par un certain nombre
d’intellectuels iraniens. Les médias ont rapporté aussi que des groupes d’étudiants
avaient protesté à Téhéran contre la tenue de la conférence sur la Shoah et brûlé en
effigie le président iranien.
Le lobby sioniste
Le lobby israélien a joué un rôle important dans la campagne de propagande contre
l’Iran. Lors du congrès, qui s’est tenu au printemps 2006, l’AIPAC (American
Israel Public Affairs Commitee) fait de l’Iran sa cible principale et présente sur
écran géant un montage juxtaposant Adolf Hitler dénonçant les juifs et le président
iranien menaçant de « rayer Israël de la carte ». Le spectacle se termine par un
fondu sur la maxime énoncée après la Shoah « Never again ! » (Plus jamais ça !).
Au fil des mois, ces images sont devenues courantes.
Le JCPA fait la promotion de la campagne contre l’Iran à partir d’Israël et des
États-Unis. En décembre 2006, il organise une conférence de presse dans laquelle
on propose d’inculper le président iranien pour avoir menacé de commettre un
massacre. Deux avocats, l’Américain Alain Derschowitz et le Canadien Irwin
Cotler, connus pour les liens qu’ils entretiennent avec la droite israélienne, sont
présents et soutiennent l’inculpation. Plus tard, Cotler a renforcé l’accusation en
recourant à l’association B’nai B’rith Canada; celle-ci a exigé que le Canada et
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d’autres gouvernements intentent une poursuite contre l’Iran pour avoir violé la
convention des Nations Unies sur le génocide. L’initiative du JCPA est à l’origine
de mises en accusation similaires aux États-Unis, en Australie et dans d’autres
pays.
Mais c’est l’Israel Project, groupe appartenant au lobby israélien et ayant son siège
au Hudson Institute à Washington, qui met au point la manœuvre la plus
impressionnante pour intensifier la campagne contre l’Iran. En mars 2007, le
groupe a distribué un kit de presse sur l’Iran, à plus de 17 000 journalistes
professionnels et à 40 000 militants pro-israéliens aux États-Unis. En outre, le
bureau d’Israel Project à Jérusalem a distribué la trousse à plus de 400 journalistes
étrangers accrédités en Israël. Ce dossier de presse réaffirme que le président
iranien « nie la Shoah» et « veut rayer Israël de la carte ». Il ajoute aussi que les
dirigeants politiques iraniens ont soutenu des attaques qui ont tué des milliers
d’Américains. Comme bon nombre d’Américains croient que le séculariste
Saddam Hussein était impliqué dans les attentats islamistes du 11 septembre 2001,
ils n’auraient pas eu de difficulté à accepter cette nouvelle accusation.
L’Israël Project joue aussi sur la peur d’une attaque nucléaire : l’un des documents
compris dans le kit de presse s’intitulait «The nuclear clock is ticking… and time is
running out » (Les secondes s’écoulent sur l’horloge nucléaire… il ne reste plus
beaucoup de temps). Les documents distribués par l’Israel Project constituent sans
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doute la tentative la plus efficace et l’effort le plus abouti pour présenter l’Iran
comme une menace pour la sécurité des États-Unis. Le projet s’ajoute à d’autres
activités menées par le lobby sioniste, par ailleurs plus visibles que son appui à
l’attaque contre l’Irak, en 2003.
À automne 2007, la B’nai B’rith achète une page publicitaire dans le New York
Times afin de « promouvoir l’action militaire contre l’Iran ». Norman Podhoretz,
rédacteur vétéran de la revue Commentary et militant sioniste, fait d’Ahmadinejad
« un révolutionnaire comme Hitler … qui veut établir un nouvel ordre mondial
sous la tutelle de l’Iran ». Il ne voit aucune autre solution possible que le « recours
effectif à la force ». Bernard Lewis, orientaliste chevronné, sioniste et conseiller du
président Bush, prophétise, dans les pages du Wall Street Journal, la date exacte à
laquelle Ahmadinejad provoquera « la fin du monde ».
L’alarmisme est un instrument souvent utilisé dans l’histoire du mouvement
sioniste. Nathan Sharansky et Shlomo Avineri, en dépit de leurs différends
politiques, appellent les juifs du monde entier à s’unir contre l’Iran. Ils répètent que
« l’Iran veut rayer Israël de la carte ». Sharansky voit dans l’opposition à l’Iran
l’occasion de « sauver le monde ». L’historien israélien Benny Morris, lui, craint
qu’il y n’ait une autre Shoah et décrit un scénario apocalyptique dans le Jerusalem
Post. L’hystérie est quasiment palpable. L’anxiété qui se fait jour à l’égard de
l’Iran reflète la préoccupation concernant la sécurité profondément ancrée dans la
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mentalité israélienne et constamment exprimée. Aussi bien les critiques d’Israël
convaincus que les sionistes les plus engagés mettent en évidence le paradoxe
suivant : Israël, souvent présenté comme l’ultime refuge du peuple juif, est en
réalité devenu pour lui l’un des lieux les plus dangereux.
Ce sentiment d’impasse n’est pas nouveau. Lorsque, en 1948, la première guerre
éclate en Palestine, Hannah Arendt lance un avertissement:
Et même si les juifs étaient amenés à gagner la guerre […], ils vivraient encerclés par une
population arabe qui leur est hostile, isolés à l’intérieur de frontières encore menaçantes,
absorbés par la nécessité de se défendre. […] Et tout ceci serait le destin d’une nation qui
– sans se soucier du nombre d’immigrants pouvant encore être absorbés et de l’endroit où
se situeraient les frontières – resterait encore un très petit peuple largement en souseffectifs si on le comparait à ses voisins hostiles.
Cette mise en garde montre que l’intellectuelle et politologue juive avait compris
qu’il était périlleux et hasardeux d’établir un État contre la volonté des habitants de
la région et des États environnants. Plusieurs penseurs juifs éminents, qu’ils soient
athées ou religieux, craignaient que le sionisme selon Ben Gourion ne mette en
danger tant la survie physique que la survie spirituelle des juifs. De nos jours, alors
qu’aucun État arabe ne peut s’opposer à Israël sur le plan militaire, c’est sur l’Iran
que se concentrent les peurs israéliennes. Juste à l’est de l’Iran, qui a encore un
long chemin à parcourir avant d’acquérir l’arme nucléaire, se trouve le Pakistan,
régime instable qui possède un arsenal nucléaire bien réel. Comme Arendt l’a
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prophétisé, les menaces à l’égard de l’existence d’Israël ne prendront jamais fin, si
l’État pratique la politique de développement séparé et ne compte que sur la force
dans ses rapports avec les Arabes.
Dissensions parmi les juifs
Il est facile d’associer la campagne anti-iranienne à Israël et aux juifs, et cela pose
un danger pour les juifs, tout d’abord en Iran. Du même souffle, les sionistes
poussent les juifs vivant en Iran à émigrer vers Israël « comme ils auraient dû le
faire depuis longtemps ». Cette attitude complique la vie de la plus vieille
communauté juive du monde musulman. On reconnaît là une constante du projet
sioniste : la volonté de convaincre les juifs de quitter leurs pays respectifs pour les
rassembler en Israël prend le pas sur le bien-être et la volonté des individus. En
effet, les médias israéliens rapportent que 40 juifs iraniens sont arrivés en Israël en
décembre 2007. Il s’agit d’un projet financé par l’International Fellowship of
Christians and Jews, regroupant des sionistes et des évangéliques qui songent à
accélérer le Second Avènement du Christ en rassemblant les juifs en Terre sainte.
L'appui massif qu'offrent à l'État d'Israël des millions de partisans chrétiens du
sionisme est motivé par cet espoir ouvertement exprimé : le retour des juifs à la
Terre sainte servirait de prélude à leur adhésion au Christ ou, pour ceux qui s’y
refuseraient, à leur élimination physique. Ce scénario messianique prévoit la
destruction d'un grand nombre de juifs et la conversion au christianisme de ceux
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qui échapperaient à ce sort. Selon un observateur israélien, il s’agit d’«une pièce en
cinq actes où les juifs disparaissent au quatrième». La collaboration des
organismes sionistes juifs avec les mouvements évangéliques met en relief le fait
que certains organismes nominalement juifs sont en train de perdre leurs liens
avec le judaïsme au profit de l’engagement inconditionnel pour le sionisme.
La relation avec l’État d’Israël et avec le sionisme divise depuis longtemps la
communauté juive selon un axe séparant tous les groupes: Ashkénazes et
Séfarades, traditionalistes et non-traditionalistes, pratiquants et non-pratiquants.
Dans chacune de ces catégories, on peut trouver des juifs pour qui la fierté
nationale, le pouvoir politique et militaire sont devenus des valeurs positives : ils
donnent leur soutien enthousiaste à l’État qui incarne pour eux une force vitale, le
triomphe de la volonté collective et la garantie de la survie des juifs du monde
entier. Mais chacune de ces catégories inclut aussi des juifs qui croient que la
simple idée d’un État juif, et l’investissement moral et humain qu’il exige, va à
l’encontre de tout ce que le judaïsme enseigne, particulièrement des valeurs
centrales d’humilité, de compassion et de charité.
La question d’Israël et du sionisme pourrait diviser irrémédiablement les juifs,
comme l’a fait l’avènement du christianisme, il y a deux mille ans. Le
christianisme, incarnant une lecture grecque de la Torah, s’est finalement
détaché du judaïsme. Le sionisme, un nationalisme foncièrement européen,
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incarne une lecture romantique de la Torah et de l’histoire du peuple juif. Il reste
à voir si la scission entre ceux qui restent attachés à la tradition morale juive et
les adeptes du nationalisme juif pourrait être colmatée. Bien que fatale pour les
juifs et le judaïsme, cette fracture ne devrait pas menacer l’avenir de l’État
d’Israël qui, de nos jours, compte beaucoup plus de chrétiens que de juifs parmi
ces partisans inconditionnels.
Des organismes ayant un nom à consonance religieuse, tant juifs que chrétiens,
participent à la campagne anti-iranienne. Bon nombre d’entre eux ont lancé une
pétition en ligne accusant le président iranien d’inciter au génocide. Les
synagogues sionistes organisent des événements où l’on fait de la propagande
contre l’Iran et des rabbins mettent en garde les fidèles contre le président iranien,
qui aurait des visées génocidaires.
La campagne contre l’Iran a mis en lumière une profonde scission entre les juifs
qui soutiennent inconditionnellement Israël et ceux qui rejettent ou remettent en
cause le sionisme et les actions entreprises par l’État d’Israël. Les rabbins
antisionistes qui ont embrassé Ahmadinejad à Téhéran ne sont pas les seuls juifs à
critiquer, voire dénoncer Israël. Le débat public sur la place que doit prendre Israël
pour assurer la continuité juive est devenu ouvert et franc, non seulement en Israël
mais partout dans le monde. Il coïncide avec les graves préoccupations que suscite
l’avenir de l’État qui, à cause de la dépossession et du déplacement des
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Palestiniens qu’a provoqués sa fondation, condamne des générations de ses
citoyens à mener une guerre continue.
Même si les juifs sont peu nombreux à se demander publiquement si cet État
ethnocratique et chroniquement assiégé est « bon pour les juifs », des figures
politiques aussi notoires que l’ancien président de l’Organisation sioniste mondiale
Avraham Burg affirme que l’État sioniste met les juifs en danger, tant en Israël que
dans la diaspora. Des théologiens juifs déplorent l’érosion des valeurs morales du
judaïsme imputable au projet sioniste 5 .
Cette préoccupation commence à se manifester dans la culture populaire. Ainsi,
dans son film Munich, le cinéaste juif américain Steven Spielberg analyse avec une
grande précision le coût moral du constant recours à la force. Dans une scène du
film, l’un des membres du commando israélien qui traque les militants de la
diaspora palestinienne ressent un tel dégoût qu’il en vient à démissionner. Pour
expliquer son geste, il déclare: « Nous sommes juifs. Les juifs n’agissent pas
violemment parce que leurs ennemis le font…nous devons être justes. C’est beau,
c’est juif. » Alors que dans La liste de Schindler Spielberg explorait les menaces
pesant sur la survie physique des juifs, dans Munich il expose les risques qu’ils
encourent quant à leur survie spirituelle. Le lobby sioniste, aligné sur la droite
nationaliste en Israël, a vivement attaqué le réalisateur juif et son film, qui pourtant
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n’était alors qu’à l’état de projet. Le lobby a également lancé des assauts contre des
ouvrages récents - Prophets Outcast, Wrestling with Zion, Myths of Zionism, The
Question of Zion, ainsi que contre des titres français comme Exil et souveraineté,
La révolution sioniste est morte, Les démons de la Nakbah - qui portent sur le
conflit fondamental entre le sionisme et les valeurs juives.
Même si les conflits d’opinion bien marqués constituent une constante de l’histoire
juive, le lobby sioniste (s’exprimant cette fois par le truchement de l’American
Jewish Committee) affirme que les juifs qui osent critiquer Israël mettent en danger
son « droit à l’existence » et encouragent l’antisémitisme. En réaction à cette
accusation, un nombre important de juifs – en Israël, au Royaume-Uni, au Canada,
aux États-Unis et ailleurs - ont ranimé le débat portant sur Israël et l’on trouve des
reflets de cela même dans les publications conservatrices. Ainsi, en janvier 2007,
The Economist publie une enquête sur la situation des juifs, ainsi qu’un éditorial
appelant la diaspora juive à s’écarter de l’attitude « mon pays, qu’il ait tort ou
raison » adoptée par de nombreuses organisations juives. Le même journal, parmi
d’autres médias papier ou électroniques, a publié un reportage détaillé sur la visite
des rabbins à la conférence de Téhéran en décembre 2006. L’opposition des
rabbins au mouvement sioniste et à l’existence d’Israël en tant qu’État sioniste (ils
refusent de l’appeler « État juif » ou « État hébreu ») a affaibli encore davantage
l’image d’un peuple juif uni autour du drapeau israélien.
5
Marc Ellis, Reading the Torah out Loud, : a Journey of Lament and Hope, Fortress Press, 2007.
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Bien des juifs et des Israéliens croient que le lobby pro-israélien qui agit contre
ceux qui œuvrent pour la réconciliation dans la région constitue une menace pour
la sécurité d’Israël. Ils affirment aussi que le lobby est une source potentielle
d’antisémitisme, car il est souvent perçu comme « juif », ce qui crée l’impression
erronée que les juifs dictent aux Américains leur politique étrangère en l’orientant
vers la droite. En réalité, plus des trois quarts des juifs américains – tout comme les
trois quarts des musulmans américains – ont voté contre G. W. Bush à l’élection
présidentielle de 2004. Les juifs américains sont plus opposés à la guerre en Irak
que leurs concitoyens en général. Il serait également faux de conclure que « les
juifs » attisent le feu contre l’Iran. En fait, plusieurs organisations œuvrant pour la
paix en Israël et dans diverses diasporas juives ont tenu des propos qui condamnent
la campagne contre l’Iran.
Dans les milieux sionistes, les efforts visant à s’opposer à la campagne contre
l’Iran sont souvent perçus comme des actes de trahison. On a pu le constater dans
la manière dont les rabbins antisionistes ont été traités à leur retour de la
conférence de Téhéran où ils avaient donné l’accolade au président iranien. Sans
prendre la peine de vérifier les faits ni d’en parler avec les principaux intéressés,
des rabbins influents en Israël et un peu partout ont appelé à leur
excommunication. Des manifestations se sont tenues devant leurs maisons. Les
enfants de l’un des rabbins ont été renvoyés d’une école juive. Un autre rabbin a
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été exclu du cimetière juif local: on a annulé l’achat qu’il y avait fait d’un terrain
pour sa propre sépulture. Un groupe d’Israéliens a agressé physiquement l’un des
six rabbins antisionistes, quelques semaines après la visite des religieux à Téhéran.
Les assaillants ont été félicités pour leur action, ce qui montre combien
l’allégeance au sionisme a affaibli la tradition juive de compassion et de nonviolence.
On ne peut imaginer quel autre acte aurait pu provoquer une telle indignation,
certainement pas une transgression des commandements de la Torah. L’ampleur
exceptionnelle de la réaction indique à coup sûr que les rabbins antisionistes ont
touché un point sensible. Ils ont mis en cause une croyance devenue sacrée pour
bien des juifs : l’idée qu’Israël constitue une réparation offerte à la suite de la
Shoah et une garantie contre tout autre désastre.
Bien des critiques juifs jugent cette croyance peu lucide et dangereuse. L’historien
du sionisme Boaz Efron nous rappelle la nature transitoire de toutes les
organisations politiques :
L'État d'Israël, et tous les États du monde, apparaissent et disparaissent. L'État d'Israël
aussi, bien évidemment, disparaîtra dans cent, trois cents, cinq cents ans. Mais je suppose
que le peuple juif existera aussi longtemps que la religion juive existera, peut-être pour
des milliers d'années encore. L'existence de cet État ne présente aucune importance pour
celle du peuple juif... Les juifs dans le monde peuvent très bien vivre sans lui.
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Cet avertissement force de nombreux juifs à faire face à la contradiction entre la
religion juive à laquelle ils prétendent d’adhérer et l’idéologie sioniste dont ils sont
imprégnés. La campagne menée contre l’Iran aiguise les divisions morales et
politiques parmi les juifs, qui sont de plus en plus nombreux à la dénoncer. Ainsi,
le journal juif socialiste The Forward (New York) affirme que l’Iran ne se compare
en rien avec l’Allemagne nazie, mais que la rhétorique anti-iranienne fait écho à la
campagne de propagande contre l’Irak qui a contribué au déclenchement d’une
guerre meurtrière et désastreuse. L’ancien chef du Mossad Efraïm Halévy et
l’expert en affaires militaires à l’Université hébraïque de Jérusalem Martin van
Creveld s’entendent pour dire que l’Iran ne représente pas véritablement une
menace pour la sécurité d’Israël.
L’éloge de la précision
Les deux allégations empreintes d’émotion lancées contre le président iranien ont
occupé une place importante dans les médias occidentaux. Par exemple, une
rumeur lancée par le National Post de Toronto, au printemps 2006, selon laquelle
le gouvernement iranien aurait fait passer une loi obligeant les juifs à porter un
insigne de couleur jaune, a contribué à présenter M. Ahmadinejad comme un
nouveau Hitler. Même si le journal s’est rétracté le lendemain, c’est la première
nouvelle, source d’effroi si elle avait été vraie, qui reste dans la mémoire, plutôt
que le rectificatif du journal, dont les propriétaires sont actifs au sein du lobby
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sioniste. Ce type de désinformation contribue à préparer l’opinion publique à un
assaut militaire – effectué par les États-Unis ou par Israël – contre l’Iran. Une fois
de plus, c’est le spectre d’une nouvelle Shoah qu’on invoque, même si Israël
possède des centaines d’armes nucléaires, alors que l’Iran, contrairement à Israël, a
signé le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), et que ses dirigeants ont
déclaré ne pas avoir l’intention de se doter de l’arme nucléaire. Les services de
renseignements américains sont arrivés à la conclusion que l’Iran ne vise pas à
fabriquer des explosifs nucléaires. Or, les cercles pro-israéliens aux États-Unis
insistent sur le durcissement des sanctions et ils poussent à appliquer d’autres
pressions sur l’Iran, ce qui rappelle le prologue de la guerre contre l’Irak.Cet
activisme, que déplorent beaucoup de juifs en Israël et ailleurs, contribue à la
perception populaire selon laquelle l’État d’Israël constitue pour la paix mondiale
un danger plus grave que l’Iran,.
Afin de maintenir la ferveur de la campagne contre l’Iran, il est essentiel de
présenter le président iranien comme un négationniste acharné à rayer de la carte
Israël par un acte de génocide. Certes, on peut dire que, comme tout politicien,
M. Ahmadinejad n’a rien d’angélique, mais ses propos ont été déformés d’une
manière particulièrement dangereuse. On en a fait un dictateur extrémiste aux
pouvoirs illimités, susceptible d’agir de façon irrationnelle, un chef d’État
« génocidaire ». Ce qui signifie qu’on doit l’arrêter à tout prix. Les ténors de la
droite israélienne, comme Benjamin Netanyahu, appellent ouvertement à
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attaquer l’Iran et de nombreux politiciens américains leur font écho, même si les
États-Unis ne sont pas menacés par une attaque iranienne. À l’instar des
militants sionistes, le président Bush invoque le spectre de l’« holocauste
nucléaire » que préparerait, selon lui, son homologue iranien. Malgré les avis
contraires provenant des services de renseignements américains et de l’Agence
internationale de l’énergie atomique (AIEA), aux États-Unis les instances
officielles continuent de parler du « programme iranien d’armes nucléaires ».
Les accusations contre l’Iran reflètent la confusion sciemment entretenue entre
l’État d’Israël et les juifs et cette confusion semble influer sur la politique étrangère
des États-Unis. Dans ce dossier, on constate que la droite israélienne et ses alliés
ailleurs dans le monde n’hésitent pas à manipuler la mémoire de la Shoah pour
atteindre leurs objectifs politiques.
Les intellectuels aiment bien la précision, mais les politiciens en ont eux aussi
grand besoin. Ils ne devraient pas interpréter l’opposition aux utilisations sionistes
de la Shoah comme une tentative de nier cet événement, ni considérer que le
souhait de voir s’effondrer l’État sioniste équivaut à une menace de massacrer des
millions de juifs israéliens. Les décideurs politiques doivent éviter les réactions
épidermiques et ne pas se laisser manipuler par des amalgames sans fondement. Il
faut que les Occidentaux agissent prudemment et rationnellement, particulièrement
lorsqu’ils ont affaire à des dirigeants qu’ils jugent irrationnels.
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Traduit de l’anglais par Laure Alteirac ; révision de Louise Garneau et Yakov
Rabkin ; traduction du farsi par Shahram Nahidi ; traduction de l’hébreu par
Yakov Rabkin.
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