Hypothèses. La figuration des corps de la ville. Photographie

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Hypothèses. La figuration des corps de la ville. Photographie
La figuration des corps de la ville.
Photographie et cinéma de la fragmentation
Laetitia Devel *
Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)
La photographie et le cinéma contemporains, quand ils racontent
la ville, nous parlent aussi des corps qui l’habitent et qui s’y
croisent. Au travers de cette figuration esthétique du corps, c’est
toute la société urbaine qui s’exprime dans sa complexité. Des
formes fragmentées et confuses apparaissent alors, nous entraînant dans un questionnement autour des conditions contemporaines d’existence du corps. Le corps qui se disperse serait-il en
train d’œuvrer en faveur de sa perte ?
Quel est ce corps qui aujourd’hui circule dans la ville, s’affiche sur ses
murs, s’expose dans nos écrans de télévision, explore les nouvelles technologies de la communication ?
Pour appréhender ce corps contemporain et cerner ses nouvelles mises
en forme, il est intéressant d’analyser comment la photographie et le
cinéma, aujourd’hui, le figurent et le mettent en scène. Si ces productions
artistiques font preuve d’une certaine subjectivité – celle du photographe
ou du réalisateur – elles s’inscrivent aussi dans une réalité contemporaine, un imaginaire social, et dans ce sens, nous parlent bien de nous, ici
et maintenant. Cette valeur documentaire, au-delà d’un simple témoignage du temps, nous permet de voir, d’entendre, de toucher, les nouvelles consistances de notre contemporanéité. Par le rythme qu’elles lui
imposent et les jeux visuels dans lesquels elles le plongent, les images
photographiques et cinématographiques – quand nous les faisons entrer
en résonance – révèlent de nouvelles formes visuelles qui permettent, audelà de leur valeur esthétique, de penser les nouvelles conditions
d’existence du corps.
*
Effectue une thèse en Sciences de
l’information et de la communication à l’Université de Bordeaux III
(« Michel-de-Montaigne ») sous la direction d’Alain Mons.
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Une petite fille passe dans la rue, devant une affiche qui expose l’œil
géant d’un visage de femme…
De plus en plus, la photographie comme le cinéma nous parle du corps
dans la ville. On sait que la grande ville tend à s’imposer comme le lieu
de vie principal de nos sociétés, et c’est donc naturellement qu’elle s’est
imposée comme un objet de toutes les attentions et de toutes les interrogations. Les objectifs des appareils photo et des caméras se braquent
également sur cet espace urbain au sein duquel le corps évolue dans ses
pratiques et ses représentations. Le corps dans la ville, le corps avec la
ville est mis en image, scruté, détaillé, comme un organe à se réapproprier. Dans ces images, le corps n’est pas simplement dans la ville, dans
les lieux, juxtaposé à son cadre matériel, il est aussi cette ville qu’il habite
et qui l’habite. Maurice Merleau-Ponty écrit : « L’expérience révèle sous
l’espace objectif, dans lequel le corps finalement prend place, une spatialité primordiale
dont la première n’est que l’enveloppe et qui se confond avec l’être même du corps. Être
corps, c’est être noué à un certain monde, et notre corps n’est pas d’abord dans
l’espace : il est à l’espace. » 1 Les images contemporaines semblent bien nous
révéler cette contagion réciproque du corps et de l’espace urbain, en
déployant de nouvelles esthétiques ; celle de la fragmentation, celle de la
confusion.
Le corps en morceaux
Un coup d’œil furtif sur les photographies de Bernard Baudin 2 et de
Denis Bourges 3 nous permet déjà de voir que les corps représentés ne le
sont pas dans leur unité – des pieds à la tête – mais qu’ils sont coupés.
Nous sommes en présence de fragments de corps. La photographie de
Bernard Baudin met en scène une affiche publicitaire. Sur ces « placards »,
comme les appelle Pierre Fresnault-Deruelle, les corps sont déjà figurés,
la plupart du temps, de manière morcelée : « Depuis quelques temps apparaissent sur les placards de gigantesques fragments du corps humain, morcelé pour les
besoins de la cause, ici une bouche, ailleurs un œil, un pied, un sein, un nombril, une
oreille » 4. On connaît la volonté publicitaire qui, pour vendre, nous entraîne vers un monde parfait, toujours plus beau, plus ensoleillé, plus
souriant que celui dans lequel nous vivons quotidiennement. C’est bien
au service de ce champ onirique et fantasmatique que l’affiche publicitaire utilise les coupes. La fragmentation semble en effet aller dans le
sens d’une érotisation du corps qui doit vendre du rêve. Nous serions là
dans un érotique diffus que Patrick Baudry capte au-delà de ses
1
2
3
4
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 2001,
p.173.
Photographe du collectif Le Bar Floréal, Paris.
Photographe du collectif Tendance Floue, Paris.
Pierre Fresnault-Deruelle, L’image placardée, Nathan, Paris, 1997, p.35-36.
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expressions les plus franches : « Elle [l’érotisation] ne signifie pas un repli des
formes convenables d’expressions des messages, mais à l’inverse l’extension d’une
mentalité du sexe qui ne se réfugie plus, pour s’exprimer, en des lieux séparés et
secrets. Et cette érotisation des médias quotidiens ou ordinaires, signifie aussi bien le
succès de diffusion d’un sexe dont les expressions “extraordinaires”, hors du quotidien
ou du routinier, se logent dans l’espace urbain le plus banal. » 1 Ici, dans la rue,
quand le corps, qui pourtant s’affiche, cache plus qu’il ne dévoile (je n’en
vois qu’un œil), c’est bien à notre imaginaire, à nos fantasmes, qu’il
s’adresse. Dans l’esthétique de la fragmentation, le hors-champ de
l’image joue un rôle essentiel : il ne donne pas à voir mais plutôt à
ressentir. Il convoque dans la lecture de l’image une dimension imaginaire qui sollicite non seulement notre œil, mais l’ensemble de nos
organes sensoriels.
À cette première fragmentation du corps, vient s’ajouter, bien souvent en
photographie urbaine, une seconde coupe. En effet, par un recadrage le
photographe, comme ici Bernard Baudin, ne se contente pas de saisir des
affiches publicitaires, mais les met en image dans la construction d’un
récit urbain. « Puisque je photographie, je crée moi-même une image, donc je crée une
autre fiction à partir d’une image fictionnelle introduite dans la ville par des gens qui
savent très bien ce qu’ils font, là où ils la mettent, et ce qu’ils vont dire et expliquer
aux gens, quel message ils vont faire passer. Moi, si je la photographie, que je la mets
dans un certain environnement, que je la complexifie, je détourne son message en
quelque sorte. Je le détourne, je le recompose et je crée une fiction qui peut être plus
poétique, un autre message à caractère politique parfois. » 2 Pour servir ce détournement de sens, le photographe recoupe le corps affiché, le déglace en
lui donnant la profondeur d’un récit urbain, ici celui de la rencontre de
deux corps.
Quelle nouvelle consistance la fragmentation donne-t-elle au corps ? En
même temps qu’elle dissimule du corps, elle nous le révèle autrement,
nous le fait découvrir dans la densité de ses détails. Comme dans cette
photographie, le réalisateur Darren Aronofsky, dans son dernier film
Requiem for a Dream (2000), utilise abondamment les plans très serrés ou
très gros plans principalement sur le corps des quatre protagonistes : le
jeune Harry Goldfarb, sa mère Sarra, sa petite amie Marion, et leur ami
commun Tyrone. Tous, pour des raisons différentes, souffrent de dépendances à des substances destructrices (drogues dures, antidépresseurs,
anxiolytiques…). Dans ce film très dur sur la perdition du corps et de
l’esprit, le corps est figuré dans ses détails, ses fragments, comme pour
mieux pénétrer les effets physiologiques des drogues. Comme dans
l’affiche du film – qui déjà donne son ton visuel : un œil est pris en gros
plan laissant apparaître sa pupille dilatée et ses veines rouges (état de
shoot) –, le spectateur est entraîné dans le corps maltraité et sa progressive
1
2
Patrick Baudry, La pornographie et ses images, Armand Colin, Paris, p.77.
Bernard Baudin, propos recueillis en entretien le 26 juin 2003 à Paris.
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descente aux enfers. Filmé de si près, par morceaux, le corps se révèle
ainsi au fil du récit cinématographique, dans la souffrance mais aussi le
plaisir de sa chair et de ses sens.
Bernard Baudin, 1989, Paris. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur.)
Rencontre et confusion des “genres” corporels dans la ville
Avec cette esthétique de la fragmentation que développent les images
contemporaines, semble naître une esthétique de la confusion. Dans son
travail, Bernard Baudin capte des instants de rencontre entre différents
types de corps dans le quotidien de nos villes. Ici, il souligne que dans
l’espace urbain, nos corps de chair et de sang ne sont plus seuls : ils
cohabitent avec ces corps de papier toujours plus nombreux à s’apposer
sur les murs. Plus que la cohabitation du réel (la petite fille) avec l’image
(l’affiche), c’est l’entremêlement des corps qui nous est donné à voir et à
penser. Au-delà de l’effet de distorsion que les aberrations d’échelle provoquent (la tête de la petite fille est de la taille de l’iris de l’œil géant), une
telle proximité des corps trouble nos repères de réalité. En effet, l’œil
géant semble d’une grande réalité et la petite fille pourrait appartenir,
pourquoi pas, au monde de l’affiche. Dans cette image d’image, nous
sommes plongés dans une confusion des représentations et des genres.
De cette démultiplication du corps et de ces entremêlements incongrus
naît donc une confusion visuelle. C’est encore ce que la photographie de
Denis Bourges nous révèle. Nous sommes ici en présence de plusieurs
corps qui viennent troubler la perception et le sens de l’image. Corps
humains, corps de papier, corps de plastique se découpent ça et là dans
l’espace de manière confuse. Où sont-ils ? Qui sont-ils ? Des jambes de
femme montant un escalier surgissent, des mannequins sont postés sur la
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chaussée, un homme et une femme se déplacent… chaque corps laissant
le doute quand à sa consistance et sa nature même.
Denis Bourges (Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.)
On repère dans cette image, en plus d’un effet de fragmentation et de
cohabitation de différents types de corps, un jeu d’image particulier qui
vient renforcer encore la confusion : un jeu de reflet et de transparence.
Un travail à perspective historique sur la photographie urbaine 1, nous a
permis de voir dans ces reflets, la construction d’une image proprement
contemporaine. En effet, de plus en plus, photographes et réalisateurs
travaillent avec cette image complexe. L’image-reflet trouve matière à
exister dans la présence, de plus en plus fréquente dans les lieux urbains,
de surfaces en verre : vitrines des commerces, vitres de voitures et
d’autobus, fenêtres, portes et baies vitrées… Visuellement, ce matériau
engendre une image très intéressante dans la mesure où il permet d’allier
subtilement, simultanément, le reflet à la transparence. Par réflexion, je
perçois l’environnement qui se situe de mon côté, devant, sur les côtés
ou encore derrière moi. La vitre peut ainsi faire office de miroir sans
pour autant refléter les formes de manière aussi nette. Le double en effet
se dessine de manière moins précise, il s’estompe par endroits, il est
troublé, il est confus. Si maintenant je pose mon regard sur un autre
plan, je perçois, par transparence, la réalité qui se trouve de l’autre côté
de la vitre. Au travers de la surface filtrante la réalité visuelle trans-paraît,
laissant des formes apparaître et d’autres disparaître. Ainsi, face à une
vitrine de magasin, par exemple, mon regard peut jouer sur ces différents
1
C’est un travail de recherche que j’ai effectué dans le cadre de mon travail de
thèse (en cours) Communication visuelle de la ville à travers la photographie
contemporaine.
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plans, percevoir une réalité immédiate qui se trouve devant lui en même
temps qu’une réalité seconde – car réfléchie – qui se trouve derrière lui.
C’est exactement à ce jeu visuel que s’adonne la caméra de la réalisatrice
Sophia Coppola dans son dernier film Lost in translation (2004). Nous
sommes dans un grand hôtel de luxe de Tokyo où séjournent Bob Harris
et Charlotte. Une vingtaine d’années pour elle, une cinquantaine pour lui,
tous deux se retrouvent autour d’un moment transitoire de leur vie. Dans
cet hôtel, comme dans la ville, les gens vivent ensemble séparément, les
corps se croisent, glissent les uns à côté des autres, se touchent parfois,
ou, comme Bob et Charlotte, se rencontrent plus intimement. Dans cette
atmosphère, mêlée à leur ennui réciproque, les personnages du film font
le point sur leur existence, prennent du recul par rapport à leur vie, de la
même façon que nous sommes en retrait de l’agitation urbaine qui fourmille non loin. Cette distance à la vie (ils sont loin de leur quotidien des
États-Unis), cette distance à la ville, plonge le film dans un rythme lent,
propice au retour sur soi-même. Charlotte reste souvent seule dans sa
chambre. Une grande baie vitrée lui donne par transparence une vue
imprenable sur Tokyo. Elle s’assoit tout contre elle, pouvant tantôt se
perdre dans l’immensité de la ville et de l’existence, tantôt regarder sa
propre image, sa propre vie, dans un reflet.
Dans la photographie de Denis Bourges, cet effet de reflet-transparence
contribue fortement à l’incertitude qui y règne. Le photographe est luimême placé derrière une baie vitrée qui joue le rôle d’un filtre et entraîne
un effet visuel de brouillage des formes, généralisé à l’ensemble de la
photo. Par brouillage, les éléments représentés demeurent reconnaissables (je reconnais qu’il s’agit d’un corps, d’une voiture, d’une route…)
mais plus de manière précise dans la mesure où leurs formes, leurs
contours sont altérés par d’autres éléments qui viennent se superposer.
L’image nous échappe, le corps aussi.
Être ici en même temps qu’ailleurs
De ces effets de fragmentation et de confusion naît une certaine ubiquité
du corps qui apparaît, dans notre société de communication, comme une
nouvelle condition. Cette faculté d’être présent en plusieurs lieux à la fois
ne se joue pas, bien sûr, physiquement, mais sur un mode visuel et
imaginaire.
L’ensemble des images qui nous entourent, comme les affiches dans les
rues, nous renvoient sans cesse vers un ailleurs, autrement. Un autre
monde de papier, d’objets qui nous enveloppent dans l’illusion d’une
“chaleur communicative”, qui nous fait penser que la publicité s’occupe
de nous 1. Quand ce bonheur passe par le corps – c’est de plus en plus le
cas, comme si tout, pour être vendu, devait se rapporter à lui… –, il
1
Voir Jean Baudrillard, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1968.
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apparaît suffisamment proche du nôtre pour que l’identification opère,
suffisamment différent pour nous aspirer à être autre. Ainsi, nous vivons
notre corps dans sa chair en même temps que nous le vivons au travers
de multiples représentations iconiques qui nous rappellent que le corps
fait aussi image, que le corps est aussi image. Au sein du même espace,
des corps affichés font écho à nos corps qui se déplacent, se promènent,
vivent leur quotidien… Dans la ville, nous sommes dans un effet de mise
en abyme où des récits enchâssés nous renvoient, par redondance et
réflexion, à notre “ici et maintenant”. « Il est facile de voir intuitivement quelle
infinité de miroirs parallèles, quel “espace du dedans” ce procédé [la mise en abyme]
introduit au sein même de l’œuvre (c’est par des jeux de glace analogues que les décorateurs agrandissent de l’intérieur les pièces trop exiguës) – avec quelle attirance, quel
vertige métaphysique nous nous penchons sur cet univers de reflets qui s’ouvre brusquement à nos pieds. » 1 Dans ce jeu de réflexion, le détour par l’image pour
un retour vers soi peut paraître en effet infini, tel deux miroirs
positionnés l’un en face de l’autre…
Avec l’affiche, c’est un autre corps mis en image qui me renvoie au mien
propre. Sur un même principe mais de manière différente, les miroirs qui
se multiplient dans nos espaces urbains, sont là aussi pour nous rappeler
que notre propre corps fait image. Déjà dans les années 1920, Walter
Benjamin, le flâneur des villes, repère les jeux de miroirs qui s’instaurent
dans une ville comme Paris. Il intitule d’ailleurs son récit sur la capitale
française : « Paris, la ville dans le miroir ». Traversée par la Seine, la ville
se reflète éternellement dans ces flots : « C’est elle le grand miroir toujours
vivant de Paris ». À une autre échelle, la réflexion s’opère également dans
les rues, comme dans ces célèbres cafés parisiens : « Devant tous les cafés des
parois de verre ; les femmes se regardent ici plus encore qu’ailleurs. La beauté des
Parisiennes est sortie de ces miroirs. (…) Les miroirs rendent chaque reflet sans
retard, mais par une translation symétrique, semblables en cela à la technique des
répliques dans les comédies de Marivaux : les miroirs projettent l’extérieur animé, la
rue, dans l’intérieur d’un café. » 2 Aujourd’hui les surfaces réfléchissantes font
toujours partie intégrante du tissu urbain. Ainsi, je peux à tout instant,
dans tout lieu, observer mon reflet, mon double, bref m’observer en
train de vivre dans la ville.
Par ces jeux de dédoublement, au travers des affiches, au travers des
miroirs, au travers de tout ce qui me rend image, en même temps que je
ressens mon corps physiquement ici, je le perçois, je l’imagine ailleurs et
autre. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication entretiennent également cet “éclatement” du corps. Le téléphone
portable, Internet avec son chat et ses visioconférences, qui se sont imposés en quelques années comme des “prothèses” indispensables à la
1
2
Texte de C.E. Magny repris dans Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Essai
sur la mise en abyme, Seuil, Paris, 1977, p.34.
Walter Benjamin, Sens unique, précédé de, Une enfance berlinoise, et suivi de, Paysages
urbains, Éd. Maurice-Nadeau, 1998, p.290.
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communication et donc à l’existence, nous place chaque jour en situation
d’ubiquité. Alors que je suis physiquement présent dans un lieu, entouré
par certaines personnes, ce lien technologique me permet de m’échapper,
de m’extirper de ce lieu, pour être en même temps, ailleurs avec un autre.
Notre environnement s’ouvre ainsi en de multiples failles 1 entraînant
avec elles une part de notre corporéité.
Le corps serait-il en train de disparaître ?
Fragmenté, coupé, incertain, confus, dédoublé… le corps que nous
donnent à voir la photographie et le cinéma contemporain, le corps qui
s’adonne aux nouvelles technologies, semble travaillé par de nombreuses
tensions. Nous voyons là le signe d’un corps urbain au sens où il est traversé par les espaces, la matière, le rythme de nos grandes villes. Au travers de ces représentations, le corps n’est plus là comme simple forme
essentielle à notre existence, mais comme espace, catalyseur de l’urbain.
Autrement dit, par le corps et sa mise en image, c’est l’urbain qui
s’exprime. L’urbain entendu comme mode de vivre, mode d’être, mode
d’exister. « Il ne s’agit plus de la ville comme territoire, comme gestion d’espaces,
comme distribution d’activités, mais d’un rapport à la ville où la corporéité joue de son
intrigante évidence. À la prétendue séparation du corps et de la ville se substitue
l’imprégnation urbaine de la corporéité. » 2 Le corps ne peut plus faire sans
l’urbain, de même que l’urbain ne peut faire sans le corps. Ils se traversent, se co-construisent dans leurs formes et leurs évolutions.
À partir de cette fragmentation du corps, on peut s’interroger sur sa
capacité à se recentrer sur lui-même, à ne faire qu’un seul, entier. Une
unité du corps est-elle encore possible ?
Dans la photographie de Patrick Messina 3, le corps urbain tend à disparaître. C’est encore un autre effet visuel qui est utilisé pour brouiller sa
représentation. Le flou, cet effet « caractérisé par l’effacement des lignes et
contours, et plus généralement par un estompage des formes clairement délimitées, en
faveur d’une impression de voile » 4 favorise le trouble. Les formes des corps
en présence dans la ville, se déplaçant dans cette rue de New York, sont
en effet estompées, rendues à l’état de traces. Plus intrigant encore, les
têtes des passants, qui ont bougé trop vite pour que leur présence puisse
s’inscrire sur la pellicule, ont disparu. Les corps, alors amputés de leurs
têtes continuent, malgré tout, leur progression dans la ville ; figuration de
1
2
3
4
Alain Mons, La traversée du visible, chapitre « Pouvoirs de la faille », Paris, Éd.
de la Passion, 2002, p.177-205.
Patrick Baudry, Violences invisibles. Corps, monde urbain, singularité, Bègles, Éd.
du Passant, p.142.
Photographe de l’Agence Métis Image, Paris.
Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, p.751.
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l’anonymat des corps, ou encore, représentation de la fugacité des
déplacements dans une ville où tout n’est que mouvement, rapidité et
flux… Le corps dans la ville, non identifié, en perpétuel transit, parfois
peu sollicité dans sa physicalité (développement des moyens de transport
dans lequel le corps se laisse porté…) serait-il en train de disparaître ?
Est-ce cette forme de disparition que les images contemporaines, par
l’utilisation de nouvelles esthétiques, nous dévoilent ? Si le corps devient
flou dans ses formes, s’il ne se donne que par fragments dans un rythme
visuel saccadé, peut-il encore être saisi dans une unité de sens ?
Patrick Messina, New York. (Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.)
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Jean Baudrillard fait lui-même le constat de la fragmentation, généralisée
à tout un système social. Il s’agit pour lui d’une nouvelle forme d’appréhension des choses : « Le fragmentaire résulte de la volonté de destruction d’un
ensemble, et de celle d’affronter le vide et la disparition. » 1 Loin d’être assimilé à
une notion de perte, le fragmentaire penche du côté d’une reconstitution
de l’ensemble travaillée lucidement par le détail et le vide. C’est tout le
sens du travail photographique de Agnès Noltenius qui a suivi le Ballet
de Francfort dirigé depuis 1984 par William Forsythe. « Dans le travail de
Forsythe, chaque élément du corps est important ; chaque détail peut être indépendant.
Au moment où je photographiais, j’étais plus à même de voir ces détails, de voir les
corps fragmentés. (…) J’ai souhaité capter des détails, des fragments, qui, par l’espace
qu’ils laissent libre, donnent à imaginer le mouvement. (…) Pour moi, photographier
le ballet de Francfort était une manière d’interroger le travail, de disséquer le mouvement, de révéler des détails afin de rendre visible l’invisible. » 2 Ainsi, le travail du
corps du chorégraphe, des danseurs et du photographe, passe par la fragmentation pour retrouver le sens du mouvement. Par la mise en œuvre
de cette esthétique, il ne s’agit donc pas de fuir le corps et de le laisser
s’échapper, mais au contraire de le laisser venir à soi dans les doutes de
chacune de ses fibres, et de peut-être, ainsi, espérer atteindre son
essence.
1
2
Jean Baudrillard, D’un fragment l’autre, Paris, Albin Michel, 2001, p.45.
Agnes Noltenius, Detail, Éd. Arte, Paris, 2003.
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