Bombe sale - Labor Spiez

Transcription

Bombe sale - Labor Spiez
Le point
sur un sujet d’actualité
Mars 2005
«Bombe sale»:
la menace est-elle sérieuse?
Conséquences possibles d’un attentat terroriste radiologique
1. Introduction
2. Qu’est-ce qu’une «bombe sale»?
3. Est-il difficile de fabriquer une «bombe sale»?
4. Quelles sont les conséquences de disséminations de matériau radioactif?
5. Digression: l’accident radiologique de Goiânia
6. Les disséminations de matériau radioactif dues à un attentat à la «bombe sale» présentent-elles
un danger immédiat pour la santé?
7. Les disséminations de matériau radioactif causées par un attentat à la «bombe sale» augmententelles le risque de cancer?
8. Quelles seraient les mesures prises pour protéger la population?
9. Possibles répercussions économiques et psychologiques d’un attentat terroriste radiologique
10. Bilan et conclusions
1. Introduction
On appelle «dirty bomb» ou «bombe sale» une bombe «normale», conventionnelle, contenant
du matériel radioactif. L’éventualité d’un attentat terroriste à la «bombe sale» a récemment fait
l’objet d’intenses discussions parmi les experts. Les médias, particulièrement dans le monde
anglo-saxon, ont largement relayé l’information auprès du public. Or, les intervenants
s’opposent quant à l’évaluation de la menace: les opinions divergent aussi bien sur la probabilité d’un tel attentat que sur ses incidences.
Apparemment, les services secrets britanniques et américains considèrent que l'engagement
d'une «bombe sale» sera bientôt réalité. Pour eux, la question n’est pas de savoir si un tel
attentat aura lieu, mais quand il interviendra. 1
1
The Guardian, 18 juin 2003: MI5 says dirty bomb attack is inevitable.
D’autres experts considèrent quant à eux que l'utilisation d'une «bombe sale» n'intéresse pas
vraiment les terroristes car elle ne causerait guère plus de dommages qu’un explosif conventionnel alors que sa préparation et sa réalisation sont beaucoup plus complexes. Ainsi, dans la
logique d’un terroriste, un attentat réalisé avec une «bombe sale» n’en vaudrait pas la peine, ce
qui rend la perspective d’un tel événement peu probable dans un avenir proche. 2
Les incidences d’un attentat à la «bombe sale» dépendent de très nombreux paramètres: du
type et de la quantité de matériau radioactif contenu dans la bombe, de la quantité d’explosif
utilisé, des conditions météorologiques et de bien d’autres éléments. L’éventail des conséquences possibles d’un tel attentat est donc très large.
Malheureusement, des «études» absurdes ont été publiées sur Internet présentant des
scénarios-catastrophes selon lesquels un attentat à la «bombe sale» provoquerait le cancer
chez une personne sur dix vivant dans la région la plus contaminée, soit des milliers, voire des
dizaines de milliers de personnes dans une grande ville. 3 De tels scénarios sont totalement
irréalistes: ils partent du principe que les autorités ne feraient rien ni pour protéger la population
ni pour décontaminer la région touchée, et que la population continuerait de vivre normalement
dans cette région contaminée pendant quarante ans.
Notons par ailleurs que, jusqu’à ce jour, aucune «bombe sale» n’a encore explosé. Il n’existe
qu’un seul cas de menace sérieuse: en novembre 1995, des rebelles tchétchènes ont annoncé
à plusieurs chaînes de télévisions russes avoir déposé un paquet contenant du matériel
radioactif dans le parc Ismailovsky de Moscou. Les forces d’intervention ont effectivement
trouvé, à l'endroit indiqué, un récipient contenant du césium. Cet incident n’avait donc rien d'un
véritable attentat et sa portée se limitait, pour les rebelles tchétchènes, à prouver leur capacité
à fabriquer une «bombe sale».
Le LABORATOIRE SPIEZ a étudié les conditions et les répercussions possibles d’un attentat à
la «bombe sale». Le présent document contient le résultat de ces études sous une forme
adaptée au profane intéressé par la question. Il ne s’agit évidemment pas de publier des
informations qui pourraient servir de mode d’emploi pour la fabrication ou l’utilisation d’une
«bombe sale». Nous avons concentré notre attention sur les conséquences possibles d’un tel
événement.
2. Qu’est-ce qu’une «bombe sale»?
Les experts distinguent quatre scenarii différents de terrorisme nucléaire: 4
1. la bombe atomique de fabrication artisanale; dans le jargon, on parle de «Improvised
Nuclear Device» (IND) («engin explosif improvisé»);
2. le vol ou l’achat d’une arme atomique à un Etat qui en possède dans son arsenal;
3. l’attaque d’une installation nucléaire, en particulier d’une centrale nucléaire ou d’un
convoi de matériel nucléaire;
4. le terrorisme radiologique, c’est-à-dire la libération ciblée de matériau radioactif.
Seuls les premier et deuxième cas supposent l’utilisation d’une bombe atomique, c’est-à-dire
d’une bombe dont l’explosion résulte de la fission d’uranium ou de plutonium de qualité militaire.
Comme l’ont montré les exemples historiques d’Hiroshima et de Nagasaki, une telle bombe
2
3
4
News Bureau, University of Illinois at Urbana-Champaign, 1er juillet 2002: Danger of dirty bomb
exaggerated.
Testimony of Dr. Henry Kelly before the Senate Committee on Foreign Relations, 6 mars 2002.
Bernard Anet, Ernst Schmid, Christoph Wirz: Nuklearterrorismus: Eine Bedrohung für die Schweiz?
(Terrorisme nucléaire: une menace pour la Suisse?), Laboratoire Spiez, Rapport ACLS 2000-03,
24 octobre 2000.
2
possède une énorme puissance destructrice. Par opposition, la «bombe sale» n’est pas une
bombe atomique mais une bombe constituée d’un explosif conventionnel entouré de matériau
radioactif. L’explosion d’une «bombe sale» ne résulte pas d'une fission nucléaire: le matériau
radioactif ne joue aucun rôle dans l’explosion d’une «bombe sale». La puissance explosive
d’une «bombe sale», soit l’effet direct de l’explosion, est donc la même que celle d’une bombe
normale contenant la même quantité d’explosifs. Il faut donc s’attendre au même nombre de
morts et de blessés et aux mêmes dégâts sur les infrastructures.
Outre les effets de l’explosion en soi, l’explosion d’une «bombe sale» libère du matériel
radioactif qui contamine la région. 5 Dans la liste ci-dessus, un attentat à la «bombe sale» entre
ainsi dans la catégorie du terrorisme radiologique.
3. Est-il difficile de fabriquer une «bombe sale»?
Pour fabriquer une «bombe sale», les terroristes doivent avant tout avoir accès à des explosifs
et savoir comment les utiliser. Le nombre relativement important d’attentats à la bombe montre
qu’il ne s’agit pas d’un obstacle majeur. L’élément déterminant est de savoir si les terroristes
parviendraient à se procurer du matériau radioactif approprié et ce en quantité suffisante. Or,
même si les sources radioactives sont répandues dans le monde entier et dans divers
domaines d’application – la Suisse en compte des centaines –, elles ne se prêtent de loin pas
toutes à une attaque à la «bombe sale». La plupart des sources sont en effet beaucoup trop
faibles pour provoquer d'importants dommages. Reste qu’on ne peut exclure l’éventualité que
des terroristes puissent se procurer suffisamment de matériau radioactif adéquat.
La manipulation d’une source radioactive d’une certaine puissance exige des connaissances à
manipuler du matériau radioactif et de la protection contre l’irradiation. Néanmoins, le terroriste
moderne, à savoir le kamikaze, n'accorde qu'une importance secondaire à l’autoprotection. En
effet, un terroriste qui prévoit un attentat suicide ne se préoccupera guère du risque de développer un cancer à long terme.
On peut donc partir du principe que des terroristes seraient en mesure de manipuler du matériel
radioactif qu’ils se seraient procuré pour en faire une «bombe sale». Ils seraient en outre
capables d’utiliser dans un autre Etat le matériau dérobé dans un certain pays.
Du point de vue de la faisabilité technique, la fabrication d’une «bombe sale» est envisageable:
quoi qu'il en soit, cette fabrication exige un savoir-faire et une planification considérables, une
procédure très ciblée et des dépenses importantes; mais il n'y a pas d'obstacle insurmontable à
la mise au point d'une «bombe sale» par des terroristes.
4. Quelles sont les conséquences de disséminations de matériau radioactif?
Une attaque à la «bombe sale» libérerait de la radioactivité de façon ciblée. Qu’est-ce que cela
signifie exactement? La radioactivité est une caractéristique naturelle de certains noyaux
atomiques. Pour simplifier, les noyaux atomiques instables ou radionucléides se désintègrent
pour se transformer en nouveaux noyaux atomiques; durant ce processus, ils émettent un
rayonnement. Le degré d’instabilité des radionucléides est très variable et se traduit sous la
forme de durée de demi-vie, soit la période au bout de laquelle le nombre initial de noyaux est
réduit de moitié. Un atome avec un noyau très instable a une durée de demi-vie courte, dans
5
Cependant, la «bombe sale» ne constitue qu’une méthode de propagation parmi d’autres; l’explosion
d’une bombe n’est pas forcément nécessaire. Les spécialistes parlent d’engin de dispersion
radiologique ou «Radiological Dispersion Device» (RDD), mais aussi de «dispositif explosif ou
incendiaire non conventionnel» (DEINC) avec charge radioactive.
3
des cas extrêmes, comme celui du polonium-214, elle se calcule en fractions de secondes. Ce
matériau émet donc un rayonnement intense sur une période extrêmement courte. Toutefois,
un matériau possédant une durée de demi-vie si brève ne peut être libéré dans la pratique car
son existence est extrêmement courte. Mais il existe aussi des atomes radioactifs qui ont une
durée de demi-vie de plusieurs milliards d’années, par exemple l’uranium-238; la libération d’un
tel matériau provoquerait une faible contamination radioactive de l’environnement sur une très
longue période. Il apparaît donc clairement que seuls quelques rares radionucléides se
prêteraient à la fabrication d’une «bombe sale».
Il existe un certain rayonnement à l’état naturel sur la Terre, provoqué surtout par les éléments
radioactifs rencontrés dans l’environnement ainsi que par le rayonnement cosmique dirigé vers
notre planète. A très faibles doses – comme celles du rayonnement naturel – aucun effet
néfaste sur les organismes vivants n’a pu être prouvé. A doses plus élevées en revanche, la
radioactivité peut être nocive pour tous les organismes vivants. En l'occurrence, les éventuels
dommages causés à la santé sont proportionnels à la dose.
5. Digression: l’accident radiologique de Goiânia
Le 13 septembre 1987, dans la ville brésilienne de Goiânia, des voleurs dérobent un appareil
de radiothérapie usagé dans une clinique abandonnée, pensant avoir à faire à du métal
précieux. En démontant l’appareil, les ferrailleurs ouvrent la capsule de césium-137 radioactif,
le laissant s’échapper. La poudre phosphorescente émet dans l’obscurité une lumière bleue qui
fascine les voleurs: ils se la répartissent, puis l’emportent chez eux pour la distribuer à leur
famille et à leurs proches. Ce n’est que le 29 septembre, après que plusieurs personnes ont
développé un syndrome aigu d’irradiation, et après qu’une personne a amené la poudre à un
médecin car elle présumait à juste titre que c’était la cause des maladies survenues dans sa
famille, que l’on se rend compte de la gravité de la situation.
Dans l’intervalle, de nombreuses personnes avaient été irradiées, parfois à doses élevées.
Quatre d'entre elles sont mortes des suites des maladies causées par la radioactivité. 28 autres
ont présenté des brûlures causées par le rayonnement. Par la suite, les mesures de la contamination effectuées auprès des quelque 112'000 habitants de la ville de Goiânia et de ses
environs ont permis d’identifier 249 personnes contaminées. La radioactivité s’était répandue
dans plusieurs quartiers, des rues et des places entières étaient contaminées.
Au total, près de 85 maisons ont été touchées; plus de 200 personnes ont dû être évacuées de
41 maisons fortement contaminées. Sept bâtiments ont dû être entièrement rasés. Dans les
jardins et les parcs publics, la couche supérieure de terre a dû être partiellement déblayée. En
tout, près de 3'500 m3 de déchets radioactifs ont dû être éliminés à la suite de cet accident.
En dépit de tous les efforts déployés pour décontaminer le site, le rayonnement mesuré dans
certains parcs et rues concernés demeure, plus de 15 ans après l’accident, plus élevé que dans
les quartiers voisins non touchés par la contamination. Dès lors, on comprendra aisément que
l'accident a également eu de graves répercussions économiques sur la ville et la région de
Goiânia. Les ventes de produits locaux se sont effondrées et le produit national brut a chuté de
près de 20% à l'échelle de la province. Il a fallu 5 ans avant que l’économie régionale ne se
rétablisse plus ou moins. 6 Cet accident démontre bien quels problèmes et quels dangers
peuvent présenter la libération de grandes quantités de substances radioactives dans
l’atmosphère.
6
Louis Charbonneau: A Dirty Bomb may not kill, but it sure would hurt, Reuters, 17 mars 2003.
4
6. Les disséminations de matériau radioactif dues à un attentat à la «bombe sale»
présentent-elles un danger immédiat pour la santé?
En pénétrant dans le corps humain, le rayonnement radioactif dégage une partie de son
énergie. Cette énergie absorbée est appelée «dose», alors que l’absorption d’énergie par unité
de temps est désignée par «débit de dose». L’unité de mesure utilisée habituellement pour
indiquer le débit de dose est le sievert ou millisievert par heure (Sv/h ou mSv/h). En Suisse, le
débit de dose de la radioactivité naturelle se situe normalement entre 0,1 et 0,3 μSv/h (1 μSv
équivaut à 1 microsievert = 1 millionième de sievert), selon que l'on se trouve dans le Jura, sur
le Plateau ou dans les Alpes. Le danger découlant du rayonnement radioactif est très
étroitement lié à la dose et au débit de dose enregistrés. Une irradiation de tout le corps
entraînera un syndrome aigu notamment dans le cas où une dose élevée se sera accumulée
dans le corps en quelques heures. Le tableau montre, dans le cas d’une irradiation de quelques
heures à la dose indiquée, le nombre de personnes touchées qui présenteront un
syndrome aigu d’irradiation ainsi que le temps qui s’écoule avant que les symptômes ne se
manifestent.
Dose
< 0,25 Sv
Temps
Nausées, vomissements
aucuns
1 Sv
2 Sv
6 Sv
8 Sv
> 30 Sv
3–6h
2–4h
1–2h
<1h
minutes
5%
50 %
75 % +
90 % +
100 %
Manifestation des premiers symptômes d’une irradiation aiguë
Les quatre personnes décédées des suites de l’accident de Goiânia ont toutes pris dans leurs
mains la poudre radioactive et – probablement fascinées par l’effet lumineux du matériau et
dans un esprit ludique – se sont enduit des parties du corps avec cette poudre. Ce faisant, elles
ont aussi ingéré de la nourriture et donc avalé de la poussière radioactive. Quant aux
28 personnes qui ont souffert de brûlures, elles ont également tenu dans leurs mains la poudre
radioactive et s’en sont enduit des parties du corps. Si l'on revient à la «bombe sale», le danger
est similaire, surtout pour les terroristes qui doivent forcément manipuler le matériau radioactif.
En revanche, toutes les personnes contaminées par de la poussière radioactive lors de
l’explosion d’une «bombe sale», soit les riverains, les passants, les policiers, les sapeurspompiers et les membres des services sanitaires, n’entreraient en contact qu’avec de très
petites quantités de substances radioactives, en comparaison à celles qui ont provoquées des
radiolésions chez les personnes touchées à Goiânia.
Une explosion d'une bombe conventionnelle déclenche un processus chimique libérant
rapidement une grande quantité de chaleur. S’ensuit une onde de choc qui se propage dans
toutes les directions. La chaleur ainsi émise peut faire fondre du matériau et l’onde de choc
peut le désintégrer en petits éléments. Le même phénomène se produirait en présence d'une
source radioactive mélangée à l’explosif. De petites particules seraient transportées par le vent
et risqueraient ainsi de contaminer une plus vaste région. Suivant la taille des particules en
suspension, la substance radioactive pourrait être inhalée par des passants. En règle générale,
la contamination radioactive dans une région polluée diminue à mesure que l’on s’éloigne de
l'épicentre de l’explosion. De même, le degré de contamination baisse avec le temps, d’une
part, parce que les intempéries permettent d’éloigner durablement la radioactivité de la région
contaminée et, d’autre part, grâce à la désintégration naturelle des atomes radioactifs. Cette
désintégration entraîne à elle seule un recul de 50% en l’espace d’une durée de demi-vie.
Les modélisations démontrent qu’en cas d’attentat à la «bombe sale», selon le scénario
considéré il faut compter, à l’endroit de l’explosion, là où le débit de dose est le plus élevé, avec
des débits de dose allant jusqu’à 10 mSv/h. Une personne devrait rester une centaine d’heures
dans ce périmètre pour développer des symptômes d’une irradiation aiguë avec une probabilité
5
de 5%. Il est donc pratiquement exclu que les riverains, les sauveteurs ou les passants
accumulent une dose d’irradiation susceptible de conduire à un syndrome aigu, voire à la mort.
Par conséquent, les émanations radioactives libérées par une «bombe sale» ne peuvent guère
causer de dommages sérieux au sens d’un risque grave pour la santé dans l'immédiat. Toutefois il pourrait s’avérer nécessaire de prendre certaines mesures pour protéger la population
concernée: les valeurs légales relatives au rayonnement autorisé se situent largement en deçà
du seuil pertinent en matière de radiolésions aiguës. Les mesures de protection à prendre suite
à une attaque à la «bombe sale» consisteraient donc exclusivement à réduire des dommages
tardifs causés par la radioactivité, soit concrètement à réduire l’augmentation du risque
d’apparition, à long terme, de cancers et de leucémies.
7. Les disséminations de matériau radioactif causées par un attentat à la
«bombe sale» augmentent-elles le risque de cancer?
Alors que les conséquences directes d’une brève exposition à une dose d’irradiation élevée
sont très bien connues, les séquelles à long terme d’une irradiation sont plus difficiles à évaluer
surtout avec une faible dose. L’exposition à de faibles doses isolées, mais aussi l'exposition
permanente à de faibles doses, sont susceptibles d’augmenter le risque de développer à long
terme un cancer ou une leucémie. Il est également prouvé que chaque personne présente une
sensibilité différente aux rayonnements et réagit donc différemment à une dose d’irradiation
donnée. D'où la difficulté, suite à une irradiation, d’établir un pronostic individuel précis du
risque à long terme.
Les cancers et leucémies causées par l’irradiation ne se manifestent qu’après une longue
période de latence, soit des années, voire des dizaines d’années après une exposition aux
rayonnements. Etant donnée qu'un cancer causé par une irradiation ne se distingue pas dans
son apparence d'autres cancer apparus spontanément, il est impossible de constater au cas
par cas dans quelle mesure la maladie a été provoquée par des rayonnements. Seules des
méthodes statistiques permettent d’établir un lien entre les émanations radioactives et le
cancer: lorsque, dans un groupe de population suffisamment important, la prévalence de
cancers est manifestement plus élevée que dans un groupe de population comparable, mais
épargné par les irradiations.
Il est scientifiquement prouvé que le risque de développer un cancer s’accroît à mesure que la
dose est élevée. Cependant, en l’état actuel des connaissances, il ne sera probablement guère
possible d’établir un parallèle entre des décès dus au cancer et un attentat à la «bombe sale»;
en l'occurrence, les statistiques ne révéleraient probablement rien de significatif. Etant donné
qu’en Suisse, près un habitant sur trois développe un cancer, il est fort peu probable qu’un
attentat à la «bombe sale» entraîne une recrudescence sensible et avérée des cas de cancers.
Le nombre de cas oscillerait plus vraisemblablement autour de son niveau normal, «naturel».
Cela ne signifie pas pour autant que les autorités compétentes n'entreprendraient rien en cas
d'attentat à la «bombe sale»: elles ordonneraient des mesures en rapport avec la contamination
radioactive dans une région délimitée.
8. Quelles seraient les mesures prises pour protéger la population?
En Suisse, les circonstances dans lesquelles des mesures doivent être prises et la nature de
ces mesures sont fixées dans l’ordonnance relative à l’organisation d’intervention en cas
d’augmentation de la radioactivité (OROIR). Compte tenu de l'étendue de la contamination dans
une région définie, les mesures suivantes peuvent être ordonnées pour protéger la population:
6
•
recommandation à toutes les personnes se trouvant à l’extérieur au moment de l’attentat
de changer de vêtements et de se doucher;
•
restriction temporaire du séjour en plein air;
•
séjour temporaire à la cave ou dans l’abri;
•
restrictions dans la consommation de certains produits agricoles;
•
interdiction de récolter, de pâturer, de chasser et de pêcher;
•
évacuation temporaire ou
•
déplacement définitif de la population.
Le fait de rester à l’intérieur d’une maison plutôt qu’à l’extérieur représente déjà un facteur de
protection d’environ 10; autrement dit, lorsqu’un débit de dose de 1 mSv/h est mesuré à
l’extérieur, on ne mesure que 0,1 mSv/h à l’intérieur. L’évacuation peut être ordonnée pour une
courte période afin de donner la possibilité aux forces d’intervention d'effectuer les mesures
nécessaires et de décontaminer sans entraves la région touchée. L’évacuation est également
envisagée lorsque la protection offerte par les immeubles est insuffisante ou lorsque les
conditions de séjour imposées ne sont plus tolérables.
Si la décontamination de la région s’avère irréalisable ou trop onéreuse, on envisagera probablement le déplacement de la population et le bouclage de la zone concernée. De telles
mesures prises dans le cas d’une contamination radioactive permettent de diminuer les risques
pour la santé, voire de les exclure. Le risque de développer un cancer suite à une irradiation
pourrait ainsi être réduit au point qu'aucune augmentation avérée des cas de cancers ne serait
observable. Considérées uniquement sous l'angle du danger pour la santé, les mesures
nécessaires pourraient être prises sans urgence particulière: en effet, un report de quelques
jours n’exercerait pas d'influence déterminante sur leur efficacité. Il est en outre tout à fait
possible que la contamination soit si faible qu’aucune des mesures décrites ne doivent être
ordonnées.
En cas de contamination plus importante, il peut s’avérer indispensable de décontaminer les
personnes, les bâtiments et les rues concernés, soit de les débarrasser de tout matériau
radioactif. Pour qu'une personne soit décontaminée dans une large mesure, il suffit qu'elle
enlève ses vêtements et qu'elle se douche consciencieusement. Il convient de retirer ses
vêtements et ses chaussures contaminés avant d’entrer dans un bâtiment afin d'éviter de
contaminer l’intérieur de ce dernier. Les vêtements retirés seront conservés temporairement
dans un sac en plastique hermétique, ce qui permettra d’éviter de propager la contamination et
de la détecter plus tard. Il est en revanche bien plus difficile de décontaminer les rues, places et
bâtiments, qui doivent être arrosés et frottés avec une grande quantité d’eau, voire aspirés.
Selon le type de contamination et la nature de la surface, une telle procédure de décontamination permet de réduire de 10 à 90% de la radioactivité – il arrive que plusieurs procédures de
décontamination soient nécessaires pour réduire l’irradiation de façon sensible. En outre,
certaines substances radioactives peuvent se mélanger à l’asphalte ou au béton; dans ce cas,
ces mesures n'aboutissent qu’à une décontamination insuffisante. En l'occurrence, il peut
s’avérer indispensable de démolir les bâtiments ou d’arracher les revêtements de routes et de
les éliminer comme des déchets radioactifs. Il en va de même pour des surfaces non décontaminables telles que les jardins ou les parcs publics où la couche supérieure de terre doit
être déblayée sur une profondeur de 20 à 30 cm. Cela signifie que d’énormes quantités de
matériau devront être éliminées en tant que déchets radioactifs.
Une décontamination de ce type à large échelle exigerait le recours à l’armée, à la protection
civile et à des entreprises privées. A cet effet, il existe en Suisse une Organisation
d’intervention en cas d’augmentation de la radioactivité (OIR) dont l’activité est définie et réglée
dans l’ordonnance susmentionnée (OROIR).
7
Toutes les personnes impliquées dans une telle intervention devraient faire l'objet de contrôles
dosimétriques. Pour ce faire, il conviendrait de faire appel à de nombreux spécialistes
d’organismes civils, de l’armée et de la protection civile. Une fois les travaux de décontamination achevés avec succès, les habitants peuvent retourner dans leurs maisons après quelques
jours ou quelques semaines. Au cas où la décontamination devait être irréalisable ou trop
onéreuse, il faudrait alors démolir et reconstruire les bâtiments, ou déplacer la population.
9. Possibles répercussions économiques et psychologiques d’un attentat
terroriste radiologique
Dans une région à forte densité de population, la décontamination minutieuse de la zone
concernée engendrerait vraisemblablement des coûts énormes, même si la zone en question
est relativement limitée. Les entreprises directement touchées de la région devraient probablement interrompre leurs activités et de nombreux habitants disposant d’une alternative
iraient sans doute s’établir ailleurs. Outre ces coûts plus ou moins directs, l'insécurité qu'un tel
événement provoquerait très certainement auprès d'une grande partie de la population aurait
des répercussions très négatives pour l'économie: même si les risques pour la santé demeuraient marginaux, il y a fort à parier que l’attrait de la ville affectée, voire de l’ensemble de la
région, diminuerait sensiblement aux yeux des habitants, des entreprises et des touristes.
C'est sous un nouvel angle que devrait être examinée la menace que fait peser une «bombe
sale» sur notre société moderne: jusqu’ici, la question des conséquences a été abordée d'un
point de vue purement technocratique, celui qui part de l’hypothèse tacite que les personnes
concernées se comporteraient de façon raisonnable, dans l'esprit d'une maîtrise efficace de
l’événement. Or, un sondage effectué aux Etats-Unis a révélé que face à un tel événement,
environ 40% de la population adulte ne suivrait pas les instructions des autorités et essaierait à
tout prix de quitter la ville aussi vite que possible. 7
Quant aux conséquences psychologiques qu'un tel événement aurait à moyen et à long terme,
elles ne peuvent faire l’objet que de spéculations. Après les attentats du 11 septembre 2001, on
a dénombré de nombreux cas de syndrome de stress post-traumatique, de dépression,
d’insomnie ou d’angoisse parmi la population affectée. Une étude publiée en 2002 a révélé que
plus de 67'000 habitants de Manhattan souffraient à ce moment-là du syndrome de stress posttraumatique et 87'000 personnes de dépression. 8 Dans certains cas, les personnes
concernées, et plus particulièrement celles qui ont participé aux travaux de déblaiement, auront
besoin d'un suivi médical des années encore après l’événement. Des symptômes tels que
troubles du sommeil, angoisses, troubles de la concentration et apathie sont monnaie courante
parmi ces personnes.
Enfin, il faut noter que les répercussions psychologiques et, au bout du compte, les répercussions politiques peuvent largement dépasser le groupe de population directement concerné.
Les attentats du 11 septembre illustrent bien quelles peuvent être les conséquences d’un
attentat terroriste dévastateur sur la politique intérieure et extérieure d’un pays: une alliance
militaire est véritablement entrée en guerre, en Afghanistan et en Irak, contre les gouvernements qui ont soutenu le terrorisme. Au niveau national, on a assisté à un renforcement des
mesures de contrôle et de protection. Constituant, dans une société libre et ouverte, une
atteinte potentielle aux droits de la personnalité et à la liberté des citoyens, ce renforcement a
provoqué d’âpres débats, aux Etats-Unis et dans le monde entier, sur l’opportunité des mesures
de lutte contre le terrorisme.
7
8
Roz D. Lasker: Redefining Readiness: Terrorism Planning through the Eyes of the Public, Center for the
Advancement of Collaborative Strategies in Health, The New York Academy of Medicine, 14 Sep 2004.
RD. Marshall: If we had known what we know now: a review of local and national surveys following
September 11, 2001. CNS Spectr. 2002 Sep;7(9):645-9.
8
10. Bilan et conclusions
Une «bombe sale» est une bombe constituée d'un explosif conventionnel auquel on a ajouté du
matériau radioactif. En plus de l’explosion et de son effet, du matériel radioactif est dissémine
dans l’environnement, entraînant une contamination radioactive des environs. Du point de vue
de la faisabilité technique, la fabrication et l'engagement d’une telle bombe sont à la portée d'un
groupe terroriste bien organisé. On peut néanmoins se demander si le jeu en vaut la chandelle
pour les terroristes, car les conséquences directes d’un attentat à la «bombe sale» ne varient
guère de celles d’un attentat perpétré au moyen d’une bombe conventionnelle dotée d'une
puissance explosive comparable: l'explosion en soi cause le même nombre de morts et de
blessés. En outre, mesurée à l’aune des conséquences directes, la contamination radioactive
de l’environnement causée par une «bombe sale» ne revêt pas une importance décisive: elle
est trop faible pour causer une irradiation aiguë, voire des morts parmi les passants et les
habitants de la région touchée ou parmi les forces d’intervention.
Toutefois, si aucune mesure n’est prise pour protéger la population des conséquences à long
terme de l’augmentation de la radioactivité, il faudrait s’attendre, après des années et des
dizaines d’années, à un accroissement des cas de cancers parmi la population touchée. Il est
possible d'atténuer ces répercussions en prenant des mesures appropriées. En Suisse,
l’ordonnance relative à l’organisation d’intervention en cas d’augmentation de la radioactivité
(OROIR) règle les compétences, l’organisation et l'engagement des organes de la Confédération dans les cas où la population et l’environnement sont ou pourraient être mis en danger
par une augmentation de la radioactivité. En fonction du type et du degré de contamination, il
serait nécessaire de prononcer une restriction du séjour en plein air, une interdiction de récolter,
de pâturer, de chasser et de pêcher dans les régions les plus fortement touchées, voire
d’ordonner l’évacuation et la décontamination à grands frais ou la démolition de bâtiments
entiers. Il n’est toutefois pas indispensable de prendre immédiatement des mesures onéreuses
et radicales telles qu'une évacuation. Eu égard à la menace, on disposerait de suffisamment de
temps pour préparer minutieusement toutes les mesures nécessaires sans exposer la population à un risque significatif. On peut cependant se demander si la population concernée serait
à même de témoigner de la confiance et du discernement nécessaires, ou si elle céderait à la
panique, ce qui causerait des dommages encore plus importants.
Ainsi, alors que les dommages corporels et autres dégâts générés directement par un attentat à
la «bombe sale» seraient relativement limités, les préjudices économiques, du moins en cas de
forte contamination, seraient bien plus importants: outre les grosses difficultés technologiques
et logistiques liées à l’évacuation et la décontamination d’une région, ces mesures s'avéreraient
extrêmement onéreuses. Dans une région à forte densité de population et de constructions, les
coûts pourraient ainsi se chiffrer en milliards. Et la question de la prise en charge de ces coûts
est loin d'être clairement réglée: en Suisse, serait-ce la Confédération, le canton ou la commune concernée qui les assumerait, et dans quelle mesure? Quelle serait la part laissée aux
propriétaires privés?
Au vu des conséquences sanitaires limitées, d'une part, et des répercussions économiques
certainement bien plus importantes, d'autre part, les spécialistes s’accordent pour dire que la
«bombe sale» ne constitue pas une «weapon of mass destruction», soit une arme de destruction massive, mais une «weapon of mass disruption», soit une arme de «perturbation» massive.
Les terroristes pourraient être tentés de recourir à une telle arme s’ils souhaitent causer un
maximum de dommages matériels aux effets à long terme. Jusqu’à présent, tel n’était apparemment pas le but des terroristes; ils visaient davantage à provoquer un maximum de
dommages directs. Continueront-ils d’agir de la sorte à l’avenir? Développeront-ils de nouvelles
stratégies et des formes d’attentat inédites? On ne peut que spéculer sur la question.
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Quoi qu’il en soit, la Suisse doit également tout mettre en œuvre pour protéger au mieux sa
population dans l'éventualité d'un attentat à la «bombe sale». Il s’agit, à l'échelle mondiale,
d'améliorer la prévention contre l’acquisition illégale et l’utilisation abusive de substances
radioactives. En Suisse, nous avons atteint un niveau relativement élevé, en identifiant et
comblant sans cesse les lacunes existantes. Mais les mesures doivent être coordonnées sur le
plan international. Dans ce domaine, le LABORATOIRE SPIEZ soutient notamment le travail de
l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). En outre, les autorités suisses travaillent à
la mise au point de mesures visant à réduire le risque de réalisation d’un attentat terroriste à la
«bombe sale» et ses conséquences potentielles. Le LABORATOIRE SPIEZ participe lui aussi à
ces efforts.
Les auteurs: Emmanuel Egger, Kurt Münger
LABORATOIRE SPIEZ - L’institut suisse pour la protection ABC
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