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Volume 7, numéro 1 — Hiver 2010 Ensemble pour un monde réconcilié ! Dans ce numéro : MISSION DE LA CRC Espérance dans la fragilité ? Membres de la Conférence — Lorraine Caza, cnd 3 religieuse canadienne et leaders des Instituts et des Sociétés de vie apostolique de l’Église catholique Avons-nous reconnu les surprises de l’Esprit en ces temps de bourrasques ? — Lorraine Caza, cnd 4 au Canada, nous sommes appelés à collaborer entre nous et à être dans l’Église et dans la société le signe Les deux faces de l’espérance — Joan Campbell, csm 6 prophétique d’une vie vécue radicalement selon l’Évangile. « L’amour du Christ nous presse… » (2 Co 5, 14) Dimensions de notre appel en ces temps de fragilité — Ulysse Paré, csb 8 d’être solidaires avec les pauvres, de dénoncer les Qui est ton Dieu ? injustices, de promouvoir le — Donna Geernaert, sc 10 souci de l’environnement, de travailler en faveur de la paix et de l’avènement du règne Témoins de l’espérance de Dieu. En 2004, la CRC — Anne Murtagh, scsl 12 s’est donné le mot d’ordre : « Ensemble pour un monde réconcilié ». D’une génération à l’autre — Carmelle Bisson, amj La vie religieuse et les défis de la « nouvelle évangélisation » — Rick van Lier, op Ésaü et Jacob : une fraternité fragile ! — Diane Foley, osu Dieu ne nous a jamais promis un jardin de roses ! — Michel Côté, op 14 16 18 20 Ensemble pour un monde réconcilié ! Comité de rédaction Lise Barbeau, Jean Bellefeuille Annette Noël, SP Rédactrice en chef Louise Stafford, FSP Conception et mise en page www.coopdesign.ca Informations Conférence religieuse canadienne 1431, rue Fullum (casier 6) Montréal (Québec) H2K 3M3 Tél. : 514 259 0856 Télec. : 514 259 0857 [email protected] www.crc-canada.org Revue EN SON NOM – Vie consacrée aujourd’hui La revue EN SON NOM, de mars-avril 2010, traitera principalement des voeux et autres formes d’engagement à la suite de Jésus-Christ. On retrouvera des articles de Daniel Cadrin, op, André Charbonneau, sj, Sandra Schneiders, ihm, Alain Ambeault, csv, et autres. La revue, qui n’est pas une publication de la CRC, appartient à un consortium de congrégations religieuses. Bulletin CRC | Hiver 2010 — 2 Ensemble pour un monde réconcilié ! Espérance dans la fragilité ? En septembre 2009, lorsque nous avons déterminé le thème que nous aimerions approfondir, un consensus s’est rapidement fait autour des réalités espérance et vulnérabilité. Nous ne pouvions être davantage en syntonie avec la Déclaration 2008 de la CRC qui affirmait que nous voulions « encore et toujours » continuer de répondre à notre appel avec espérance, courage et clarté. Cette même déclaration attestait que nos voeux, de par la liberté qu’ils apportent, nous permettent de vivre dans la vulnérabilité, la vérité et la simplicité. Que d’angles sous lesquels aborder notre thème ! Lorsqu’il réfléchit sur le rôle de la vie religieuse dans les défis de la nouvelle évangélisation, Rick ne voit pas les fragilités que nous expérimentons comme obstacles à l’espérance, mais bien comme opportunité pour l’approfondir. Carmelle, qui vit et creuse les possibilités de l’intergénérationalité, croit que l’espérance a toutes les chances de se fortifier dans un contexte où chaque génération doit reconnaître les fragilités qui la caractérisent. Diane a demandé à l’Ésaü et au Jacob de la Bible (Gn 25-34) de nous ouvrir des voies de conversion constante dans nos relations. Ici encore, on voit espérance et fragilités partagées se rencontrer. Ulysse a également trouvé inspiration chez Paul pour nous présenter des éléments de notre appel, particulièrement importants en ces temps de fragilité; le soin donné à l’élément mystique de notre appel nous aiderait à expérimenter avec Paul l’espérance au coeur de la vulnérabilité. Notre espérance, semble nous dire Donna, avec des accents teilhardiens, elle a nom Jésus-Christ. L’Incarnation signifie sa saisie définitive de l’univers. Bien sûr, notre monde est fragile mais rien n’est impossible à Dieu. Avec un regard résolument tourné vers nos expériences de perte, de deuil, Michel nous rappelle que Dieu ne nous a pas promis un jardin de roses, mais bien sa présence pour la route. Amante de littérature anglaise, Anne a cueilli avec soin dans son répertoire une mine de pensées évoquant cette espérance qui éclate au coeur de la fragilité. Temps de bourrasques que le nôtre! L’espérance a besoin de s’abreuver aux surprises de l’Esprit. J’ai voulu témoigner ici du profit qu’il y a à s’en émerveiller. Joan a demandé à la Bible, singulièrement à Paul, de lui révéler sa compréhension de l’espérance. Le lien si fort qu’elle a perçu chez l’Apôtre des Nations entre souffrance et espérance appuie notre inclination à relier fragilités et espérance. Ce numéro du Bulletin, nous, de la commission théologique de la CRC, l’avons pensé et produit dans l’enthousiasme. Nous vous redisons notre désir que notre projet soit interactif. Pour aider votre résolution de faire écho à nos propos, l’adresse courriel de chacun paraît à la fin de son article. Bonne lecture, oui, et RSVP. Lorraine Caza, cnd Bulletin CRC | Hiver 2010 — 3 Ensemble pour un monde réconcilié ! Avons-nous reconnu les surprises de l’Esprit en ces temps de bourrasques ? Que nous vivions à un moment de l’histoire, familier des bourrasques, qui le contestera ? Mais sommes-nous suffisamment accordés aux manières de l’Esprit pour demeurer à l’affût de ses surprises ? En d’autres mots, quelle habileté développons-nous à discerner les déroutants sentiers que Dieu emprunte pour nous rencontrer ? Comment Dieu visite la communauté à laquelle nous appartenons ? Quels beaux chemins de contemplation nous sont ouverts si nous sommes à l’écoute de l’action de l’Esprit au coeur de nos rencontres de même que de celles de nos frères et soeurs qui nous en partagent le récit. Arrêtons-nous au témoignage de Christian de Chergé et d’Etty Hillesum. Comment l’Esprit a surpris Christian de Chergé Moine trappiste, prieur du monastère de Tibhirine, dans l’Atlas algérien, Christian de Chergé fut enlevé et séquestré avec six de ses confrères en 1996, avant que les sept ne soient tragiquement exécutés deux mois plus tard. En 1994, il avait rédigé pour sa famille un testament ne devant être lu qu’à sa mort, texte qui a fait le tour du monde et qui commençait par cet avertissement : « S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays… » Beaucoup de personnes ont entendu parler du martyre des sept moines, du testament de Christian, mais peu de gens connaissent l’expérience fondatrice qui a été la plus décisive pour la vie et la mission du prieur de Tibhirine 1. De juillet 1959 à janvier 1961, après deux ans comme séminariste au séminaire des Carmes à Paris, Christian, comme tant d’autres Français, a servi comme officier dans les SAS (Sections administratives spécialisées). C’est à cette époque qu’il rencontre Mohammed, père d’une famille de dix enfants, musulman profondément croyant. Ils deviennent amis. Lors d’un accrochage, Mohammed prend la défense de son ami, attestant qu’il est ami de l’Algérie et des musulmans. Christian a la vie sauve et exprime à Mohammed que ce dernier est maintenant à risque pour l’avoir sauvé. Christian s’engage donc à prier pour Mohammed. Celui-ci lui dit : « Mais, les chrétiens ne savent pas prier… » Le lendemain, Mohammed est trouvé assassiné au bord de son puits. Christian écrira : « Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ aurait à se vivre tôt ou tard dans le pays même où m’avait été donné le gage de l’amour le plus grand. » Il semble donc que l’Esprit soit passé par le musulman Mohammed pour éclairer de façon décisive Christian sur le mystère pascal, si déterminant dans la foi chrétienne, et sur le sérieux de la vie de prière. g Bulletin CRC | Hiver 2010 — 4 Ensemble pour un monde réconcilié ! Comment l’Esprit s’est frayé un chemin déroutant chez Etty Hillesum Ces derniers temps, beaucoup d’attention est accordée à Etty Hillesum, la jeune femme juive d’Amsterdam, non pratiquante, morte à Auschwitz à 29 ans, en novembre 1943. À l’âge de 25 ans, Etty détenait une maîtrise en droit et avait également entrepris l’étude de la langue russe. Femme qui respire la passion de vivre, « libre, pleine d’ardeur et de curiosité, enivrée de lectures et d’expériences amoureuses ». En février 1941, elle rencontre Julius Spier, occupé par le chant et la chirologie (étude de la personnalité par la lecture des mains). Son thérapeute devient très tôt son amant. Il a « une sensibilité plutôt chrétienne » et il joue un rôle tout spécial dans le cheminement religieux d’Etty. Grâce à son influence, elle relit la Bible (les 2 testaments) et découvre saint Augustin; elle entreprend alors la rédaction de son journal intime. Alexandra Pleshoyano, par une étude fouillée de ce journal et des lettres d’Etty 2, nous aura permis de saisir l’évolution spirituelle d’Etty et de la voir passer d’une incapacité à prononcer le mot Dieu à un dialogue intime avec Lui, devenu le cœur de sa vie : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi… C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu 3. » Et nous, en ces temps de bourrasques ? Sur les routes de nos vies, nous n’avons peutêtre pas rencontré des Christian de Chergé ou des Etty Hillesum, mais creusons un peu... n’avons-nous pas été témoins de parcours étonnants, de réorientations radicales ? Aurons-nous suffisamment laissé ces itinéraires nous étonner pour que notre façon de penser et de vivre notre engagement pour l’Évangile en ait été élargie ? Les bourrasques… Les surprises de l’Esprit pour ce temps de bourrasques… Clarissa Pinkola Estès disait : « C’est le temps de nous tenir debout et de montrer notre âme. » J’ajoute : c’est le temps de témoigner de ces surprises de l’Esprit. Lorraine Caza, cnd [email protected] 1 Pour ce qui concerne l’expérience fondatrice décisive, je m’inspire de Christian Salenson, Christian de Chergé. Une théologie de l’Espérance, Bayard, Paris, 2009, chap. 3. 2 Alexandra Pleshoyano, J’avais encore mille choses à demander. L’univers intérieur d’Etty Hillesum, Novalis, Montréal, 2009. 3 Etty Hillesum, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork (trad. de Philippe Noble), Seuil, Paris, 1995, p. 175. 4 Ibid., p. 188. Alexandra Pleshoyano nous montre Etty évoluant d’une répugnance à s’agenouiller à l’aveu du 23 juillet 1942 : « En traversant aujourd’hui ces couloirs bondés, j’ai été prise d’une impulsion soudaine : j’avais envie de m’agenouiller sur le carrelage au milieu de tous ces gens. Le seul geste de dignité humaine qui nous reste en cette époque terrible : nous agenouiller devant Dieu 4. » Le journal permet aussi de saisir le passage d’une vie centrée sur soi à une vie livrée pour les autres : l’Esprit à l’œuvre dans la vie d’Etty Hillesum, grâce au concours de Julius Spier, dans des conditions historiques de violence et de terreur… Bulletin CRC | Hiver 2010 — 5 Ensemble pour un monde réconcilié ! Les deux faces de l’espérance « Que le Dieu de l’espérance vous comble de joie et de paix dans la foi afin que vous débordiez d’espérance par la puissance de l’Esprit Saint ! » (Rm 15,13). L’espérance, valeur biblique fondamentale, nous pourrions la comparer à une pièce de monnaie. D’un côté, nous trouvons ce que certains qualifieront d’espérance au rabais, un espoir axé sur des choses comme les richesses 1, les villes fortifiées 2, les chevaux et les chars de guerre 3, les armures 4, voire la famille et les amis 5. Les auteurs bibliques s’empressent de faire remarquer que la poursuite de ce genre de choses aboutit rapidement à la déception et à la vacuité. De l’autre côté de la monnaie, nous trouvons l’autre espérance, celle qui ne déçoit jamais et qui porte des fruits inestimables parce que centrée sur Dieu qui donne sens à notre vie. En fin de compte, Dieu seul est digne de l’espérance 6 dont il nous faut rendre compte. Dans la Bible, l’espérance centrée sur Dieu se caractérise par la confiance 7, l’assurance 8 et la persévérance dans l’attente de la révélation de l’amour de Dieu 9. Et même si la confiance constante, la ferme loyauté et l’espérance inébranlable en Dieu passent pour une erreur ou une illusion aux yeux de l’observateur extérieur, rien n’est plus éloigné de la réalité. Près de la croix, certains spectateurs se moquent de Jésus : « Il a mis en Dieu sa confiance, que Dieu le délivre maintenant » (Mt 27,43). À ce moment-là, le bon sens semble du côté des rieurs mais la résurrection va donner raison à Jésus. Notre souffrance, elle aussi, est motif d’espérance, une espérance fondée sur l’identité de Dieu et sur l’intervention de Dieu. Saint Paul en convient, l’espérance est précieuse puisque notre choix de continuer d’espérer s’enracine dans l’expérience que nous avons faite de la fiabilité de Dieu. « C’est lui qui nous a arrachés à une mort si terrible et qui nous en arrachera; en lui, nous avons mis notre espérance, il nous en arrachera encore » (2 Co 1,10). C’est un sentiment de sécurité de cette nature qui nous permet d’agir avec une grande audace 10, sans craindre d’avoir à rougir de honte 11. Abraham, modèle d’espérance Pour Paul, l’espérance n’est pas exempte de douleur. En fait, les deux réalités sont si étroitement associées qu’on peut parler d’espérance souffrante dans les lettres de Paul. Dans sa lettre aux Romains, on trouve en Abraham un exemple d’espérance souffrante. Les promesses de Dieu – la terre, la descendance et les bénédictions – ne se sont pas accomplies du vivant d’Abraham. Celui-ci persista néanmoins à croire et c’est en raison de sa foi que Dieu estima qu’il était juste (Rm 4,3). Dans la foi, Abraham espéra contre toute espéStock Photo : Gravure de Gustave Dore (1832-1883). Abraham se prépare à sacrifier son fils Isaac sur l’ordre de Dieu. g Bulletin CRC | Hiver 2010 — 6 Ensemble pour un monde réconcilié ! r 11,28; Ps 62,10; P Lc 18,18-25. 2 Jr 5,17; Dt 28,52. 3 Is 31.1. 4 Lc 11,21-22. 5 Jr 9,4-6; Jb 8,14; 18,14; Mi 7,5; Ps 41,9. 6 Rm 15,13; Ep 2,12. 7 1 Th 4,13. 8 1 Co 15,19; 2 Co 1,10; 3:12; Ph 1,20. 9 1 Co 13,7. 10 2 Co 3,12; He 3,6. 11 Ph 1,20. 12 Même si la cosmologie ancienne était différente de la cosmologie contemporaine, elle envisageait une sorte d’interconnectivité de toute la création, qu’on retrouve dans plusieurs approches contemporaines de la spiritualité de la création. 1 rance (4,18), offrant ainsi un poignant exemple à ceux qui croient dans le Christ (4,23-25). L’histoire d’Abraham et de Sara (Gn 17,1-27) nous enseigne que la foi et l’espérance sont inséparables. De fait, l’espérance sans la foi n’est plus l’espérance. Dans l’épître aux Romains, saint Paul se demande comment la foi, l’espérance et la souffrance se répercutent sur l’existence de ceux et celles qui croient dans le Christ. Pour Paul, de même que l’épreuve a trempé la foi d’Abraham (Rm 4,2022), elle confirmera aussi les disciples du Christ. « Nous mettons notre orgueil dans nos détresses mêmes, sachant que la détresse produit la persévérance, la persévérance la fidélité éprouvée, la fidélité éprouvée l’espérance, et l’espérance ne trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (5,3-5). Pour Paul, la souffrance est précisément le point où se fait la rencontre avec l’espérance et c’est l’espérance qui trempe le caractère et développe l’endurance. Il faut bien voir cependant que rien de tout cela ne se fait sans l’intervention de Dieu. La certitude de l’amour de Dieu est la garantie de notre espérance et le don de l’Esprit Saint est l’instrument de l’effusion de l’amour de Dieu (Rm 8,15-17; Ga 4,6). Toute la création espère Paul promet aussi à ceux et celles qui croient dans le Christ que leur gloire à venir dépassera de loin leurs souffrances actuelles (Rm 8,18-39). Il le fait en les invitant à se mettre au diapason de l’espérance que vit la création, attente impatiente de la gloire promise aux croyants (8,19). Dans sa vision de la glorification des croyants, qui doit bientôt se manifester, Paul fait entrer toute la création de Dieu assujettie au péché du fait des humains. Toute la création, soit les entités célestes et les entités terrestres puisque, pour les Méditerranéens du premier siècle, l’environnement humain comprend des entités dans le ciel aussi bien que sur la terre. Les anciens croyaient que les deux sphères, la céleste et la terrestre, avaient été créées par Dieu et qu’elles avaient une incidence l’une sur l’autre 12. Paul voit toute la création, y compris l’humanité, gémir comme une femme en travail (8,22-23). Une telle espérance est en fait un douloureux mouvement d’aspiration à Dieu, une sorte de souffrance éclairée par l’espérance. En réalité, pour Paul, voir ce qu’on espère, ce n’est plus espérer (8,24-25). L’espérance chrétienne, dès lors, ne cherche pas ce qu’on peut voir mais bien le royaume de Dieu, royaume invisible, royaume à venir, sur lequel nous n’avons aucun pouvoir. Puisqu’il en est ainsi, l’espérance n’a rien d’abstrait car elle ne porte pas seulement sur notre avenir : elle affecte notre expérience présente. L’espérance, à bien des égards, c’est l’abandon à Dieu, vécu en Dieu sur le mode du mystère. Plusieurs d’entre nous perçoivent aujourd’hui l’espérance de manière positive même si le terme véhicule un sentiment de menace pour l’immédiat et un certain malaise mêlé d’anxiété pour l’avenir. Nous n’avons pas besoin de regarder bien loin pour trouver des motifs d’angoisse. Les signes du déclin sont partout autour de nous. En face de tous ces problèmes, comment sommes-nous soutenus par l’espérance dans le Dieu qui nous aime ? Comment notre vie continue-t-elle de témoigner de l’évangile d’espérance et du Dieu de l’espérance ? « Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière » (Rm 12,12). Joan Campbell, csm [email protected] Stock Photo : Gravure de Gustave Dore (1832-1883). Abraham se met en route pour le pays de Canaan. Bulletin CRC | Hiver 2010 — 7 Ensemble pour un monde réconcilié ! Dimensions de notre appel en ces temps de fragilité Introduction Notre appel à la vie religieuse comporte plusieurs dimensions. La plus fondamentale, bien entendu, est la quête de Dieu ou, plus précisément, le désir de répondre au magnétisme de l’amour de Dieu. Cette réaction peut obéir à diverses motivations. Pour les uns, ce sera l’attrait du programme du Royaume de Dieu qui inspire la religieuse ou le religieux à s’engager dans le charisme d’un institut donné : l’éducation, la santé, le service des pauvres sous diverses formes. Pour d’autres, sans négliger l’appel à la justice et à la miséricorde, le premier attrait tient à une vie spirituelle structurée, ordonnée, vécue avec d’autres qui la soutiennent, l’encouragent et la célèbrent ensemble. Un rythme de prière quotidien et surtout l’Eucharistie donnent son sens à la vie consacrée. Telle est du moins la façon classique d’articuler l’appel à la vie religieuse : la possibilité de changer quelque chose, de travailler à incarner les valeurs du Royaume dans le contexte d’un appel communautaire à la sainteté et au service. Très souvent, l’institut aura eu la charge d’institutions qui lui permettaient d’exercer son charisme. Le candidat recevait l’instruction et la formation nécessaires pour contribuer au projet communautaire. C’était comme ça. Maintenant, c’est différent. Le nouveau contexte Aujourd’hui, jeunes et vieux sont invités à réexaminer les éléments de leur appel dans un contexte qui a radicalement changé. Les instituts restent attachés aux valeurs du Royaume et à la croissance spirituelle mais, le plus souvent, ce sont des individus ou de petits groupes qui sont chargés de les vivre. Même s’il reste raisonnable et important de mettre l’accent sur la justice et la vie communautaire, nous sommes contraints de souligner l’élément mystique de l’appel. À défaut de nous sentir profondément enracinés dans le mystère du Christ, nous risquons de sombrer dans l’incertitude et le découragement. Le nouveau contexte nous invite souvent à découvrir les besoins des gens qui nous entourent – et à y répondre – selon des modèles moins éprouvés : rendre visite aux malades et aux aînés à domicile, animer la vie communautaire et la prière dans les hôpitaux ou les résidences pour personnes âgées, s’engager dans des dossiers de justice sociale comme le statut des travailleurs migrants, des femmes ou des enfants. Tout cela exige créativité, imagination et courage. Un coup d’œil sur l’expérience de saint Paul illustrera certains aspects de cette spiritualité en contexte de fragilité. g Bulletin CRC | Hiver 2010 — 8 Ensemble pour un monde réconcilié ! L’expérience du jeune Paul Les premières années de Paul sont évoquées en Actes 8,1; on le voit approuver la lapidation d’Étienne. Formé selon la doctrine de l’époque, il se décrit ainsi : « J’allais plus loin dans le judaïsme que la plupart des gens de mon peuple qui avaient mon âge et, plus que les autres, je défendais avec une ardeur jalouse les traditions de mes pères » (Ga 1,14). Cela sent le zèle juvénile et même le fanatisme; d’ailleurs, 1 Tm 1,13 le traite de « blasphémateur, persécuteur et violent ». Une vision qui transforme La vie de Paul fut radicalement changée quand le Seigneur vint à sa rencontre sur la route de Damas (Ac 9). Le contenu de cette révélation fut dramatique : Jésus est vivant, il vit dans ses disciples. Paul semble avoir eu besoin de quelques années pour assimiler ces notions. Sa première prédication n’est guère couronnée de succès. On le renvoie à Tarse. Sa façon de surmonter ce premier échec pourrait nous inspirer dans nos tentatives plus ou moins teintées d’improvisation. Se recentrer. Quand, à Antioche, Paul émerge de l’obscurité à l’invitation de Barnabé, il semble plus mûr et mieux en mesure d’adapter son message à un contexte qui a évolué. Nous le voyons réagir à la situation des Juifs et des Gentils dans différentes villes d’Asie mineure et d’Europe. Ses lettres témoignent de sa sagesse et de son courage. Il s’oppose même ouvertement à Pierre quand celui-ci évite la table des chrétiens d’origine païenne (Ga 2,11). Il peut le faire parce qu’il a saisi la nouveauté radicale de l’incorporation au Christ. C’est la dimension mystique de sa foi. Le mystique est celui qui vit avec la réalité profonde, invisible, d’avoir été saisi par Dieu. Cette expérience est à la portée de tout chrétien, et elle est particulièrement importante aujourd’hui pour les religieuses et les religieux. Importante et fondée. Ne sommes-nous pas enfants de Dieu par adoption ? « Envoyé par Dieu, l’Esprit de son Fils est dans nos cœurs et il crie vers le Père en l’appelant : Abba ! » (Ga 4,5-6; cf. Rm 8,15-16). Il s’agit là d’une réalité entièrement nouvelle. « Vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ; il n’y a plus ni juif ni païen, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28). Le mystique et le sacramentel Cette spiritualité est le fruit du baptême. Au baptême, nous sommes morts et ressuscités à la vie nouvelle dans le Christ (Rm 6,3-4). Plus encore, cette réalité nouvelle est célébrée dans l’Eucharistie (1Co 11) qui rappelle le passé, s’accomplit au présent et annonce l’avenir : sacrement transtemporel et trans-spatial, elle fonde et enracine la vie mystique. Souffrir. Cet enracinement dans le Christ est la source du grand courage et de l’admirable constance de saint Paul. Il a pu écrire : « pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage » (Ph 1,21) et encore : « je peux tout supporter en celui qui me donne la force » (Ph 4,13). L’aspect le plus éclairant de cette spiritualité se trouve peut-être dans l’expérience mystique de 2Co 12, quand Paul dit avoir été enlevé jusqu’au troisième ciel. Vision merveilleuse mais vécue dans la fragilité : « ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2Co 12,9). Conclusion. À l’heure où s’effondrent les structures et où l’avenir paraît incertain, nous devons assurément mettre l’accent sur la dimension mystique de notre appel. Avec saint Paul, nous pouvons remporter la victoire (Rm 8,31ss), et vivre l’espérance et la joie qu’il a connues (Ph 2,14-15) dans la fragilité. Ulysse Paré, csb [email protected] Bulletin CRC | Hiver 2010 — 9 Ensemble pour un monde réconcilié ! Qui est ton Dieu ? Sandra Schneiders, ihm, est à compléter un ouvrage en trois volumes sur la vie religieuse pour le nouveau millénaire; elle en décrit le charisme fondamental comme « une quête de Dieu à longueur de vie, axée sur une forme particulière d’amour de Jésus 1 ». La religieuse, le religieux est donc quelqu’un qui a été réclamé par Dieu, dont la vie a été revendiquée par Dieu à l’exclusion de tout autre engagement. Mais qui est ce Dieu qui réclame et revendique ainsi la vie des religieux ? Ce court article voudrait explorer les conséquences que peut entraîner notre façon à nous, religieuses et religieux chrétiens, de nommer notre Dieu. Moïse demande à Dieu un nom Les noms sont importants pour nous. Avez-vous déjà remarqué comment, à travers la rumeur confuse des voix d’une salle bondée, le son de votre nom retient immanquablement votre attention ? Après avoir rencontré quelqu’un à quelques reprises, nous nous attendons à ce que cette personne sache notre nom et nous sommes toujours un peu agacés lorsqu’il est mal prononcé. Le fait de nommer peut aussi devenir un moyen de contrôle. Quand vous étiez en classe, quels étaient les premiers noms que vous appreniez ? Le fait de se nommer, de donner son nom à l’autre indique qu’on est disposé à entrer en rapport avec lui. Se rappeler le nom de l’autre, c’est montrer l’importance que nous lui accordons. Se présenter, c’est demander quelque chose à l’autre. C’est nouer une relation personnelle. Aussi Moïse, lorsqu’il rencontre Dieu pour la première fois dans le buisson ardent, lui demande-t-il un nom. La réponse de Dieu tient dans la formule énigmatique JE SUIS, formule dans laquelle certains commentateurs voient un refus de divulguer son nom. Dieu, qui n’est pas un dieu quelconque à ranger à côté d’autres dieux semblables, n’a pas besoin de nom. Ce JE SUIS masque et révèle à la fois le mystère de ce Dieu insaisissable. Par ailleurs, le nom donné par Dieu offre une garantie d’identité qui permettra à Moïse de guider le peuple d’Israël vers la liberté. Aussi, d’autres commentateurs suggèrent-ils qu’il vaudrait mieux rendre ce nom par une expression comme « Je suis là » ou « Je suis là pour toi », qui exprime la constance et la présence. Dieu devient personnel; non plus le dieu d’un lieu mais un dieu d’êtres humains : un Dieu présent et puissant partout où il y a des gens. Le nom donné à Jésus Cette façon de comprendre le nom de Dieu dessine le contexte où situer la parole prophétique d’Isaïe qui lui confère le nom d’Emmanuel, Dieu-avec-nous. Et lorsque le passage d’Isaïe se trouve cité au début de l’Évangile de Matthieu, Jésus est désigné comme l’enfant promis qui sera « Dieu-avec-nous ». En Jésus, le Dieu qui promet d’être toujours présent devient désormais une personne. En Jésus, le Verbe de Dieu se fait chair pour établir sa demeure parmi nous et partager en plénitude notre humanité. Nous voici en présence de la spécificité merveilleuse et scandaleuse de l’incarnation. g Bulletin CRC | Hiver 2010 — 10 Ensemble pour un monde réconcilié ! Teilhard de Chardin est du nombre. Pour lui, le monde en évolution devient une sorte de « christogénèse » dans laquelle les mystères de la création, de l’incarnation et de la rédemption communiquent sur le plan logique comme sur le plan historique 3. Par l’incarnation, Dieu est immergé dans l’univers sous la forme d’une personne historique capable de nouer et d’entretenir des rapports humains. Événement particulier dont on peut entrevoir les dimensions cosmiques, l’incarnation signifie « l’emprise définitive » du Christ sur l’univers. Contrairement à d’autres traditions qui sont disposées à affirmer que Dieu peut apparaître sous une forme humaine, comme avatar ou comme bodhisattva, les chrétiens prétendent qu’en Jésus Dieu devient humain. C’est là une affirmation audacieuse qui a des conséquences incroyables. En fait, nous autres chrétiens ne pouvons que contester toute forme de foi qui creuse un fossé entre les valeurs physiques et les valeurs spirituelles. Comme chrétiens, nous ne cessons d’affirmer que c’est dans et par le monde physique de l’espace-temps qu’on rencontre Dieu. L’amour de Dieu et l’amour du prochain ne peuvent être séparés. Plus précisément, l’enseignement radical de Jésus affirme que Dieu ne peut être aimé sans amour du prochain et que c’est même Dieu qui est aimé dans l’amour du prochain. Le second commandement est aussi important que le premier et l’amour de Dieu s’incarne dans le service actif du prochain. Parce que nous croyons à l’incarnation, nous sommes appelés à repenser le type de gestes que nous serions portés à qualifier de « seulement humains ». En Jésus, nous voyons que ces gestes, en réalité, nous rendent pleinement humains. Même si la particularité historique de l’incarnation a toujours été une sorte de scandale et de pierre d’achoppement pour la foi, la conscience que nous avons aujourd’hui d’habiter un univers en évolution aux immenses dimensions d’espace-temps nous pose un défi encore plus grand. Dans ce contexte, bien des chrétiens se sont mis à réfléchir à la présence cosmique du Christ incarné 2. Dès lors que le Christ est « tellement incrusté dans le Monde visible qu’on ne saurait l’en arracher désormais qu’en ébranlant les fondements de l’Univers 4 », l’humanité devient capable de percevoir, de découvrir et d’aimer Dieu selon toute la longueur, la largeur et la profondeur de notre monde en mouvement. C’est là une prière, dit Teilhard, qui ne peut se faire que dans l’espace-temps 5. Le Dieu de la Bible n’est pas une entité abstraite mais un Dieu toujours fidèle et toujours présent, un Dieu qu’on peut nommer et avec lequel « rien n’est impossible ». Le pouvoir de nommer Dieu et Jésus nous est donné au cœur même de notre vie, et fait que tout devient possible à ceux et celles qui croient. Le geste de nommer nous habilite à vivre et à proclamer les valeurs du Règne de Dieu, subversives pour le monde, en attendant leur pleine réalisation à la fin du temps. Donna Geernaert, sc [email protected] 1 Sandra Schneiders, Finding the Treasure: Locating Catholic Religious Life in a New Ecclesial and Cultural Context, New York, Paulist Press, 2000, p. 285-286, 364. 2 La christologie cosmique prend son origine dans les épîtres de Paul (Romains, Éphésiens et Colossiens) et dans l’œuvre des premiers théologiens chrétiens, tels Irénée de Lyon, qui ont souligné la dimension cosmique de la rédemption pour réagir à l’attitude négative de la Gnose face à la réalité matérielle. Pierre Teilhard de Chardin, « Christianisme et évolution. Suggestions pour servir à une théologie nouvelle », « Introduction à la vie chrétienne. Introduction au christianisme », dans Comment je crois, Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 212-213; p. 184. 3 4 Pierre Teilhard de Chardin, « Mon Univers » dans Science et Christ, Paris, Éd. du Seuil, 1965, p. 89. 5 Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, Éd. du Seuil, 1955. Bulletin CRC | Hiver 2010 — 11 Ensemble pour un monde réconcilié ! Témoins de l’espérance Dans l’encyclique Spe Salvi (Nous avons été sauvés dans l’espérance), le pape Benoît XVI compare la vie à un voyage en mer, guidé par les astres que sont les personnes qui ont su vivre dans la droiture. « Elles sont des lumières d’espérance 1. » Le Christ est la lumière par excellence, ajoute-t-il, mais les personnes qui reflètent sa lumière éclairent notre route d’espérances grandes ou petites. Il y a différentes façons pour nous de rencontrer ces lumières d’espérance, surtout quand les problèmes, les difficultés et la confusion nous assaillent. Elles nous surprennent souvent là où nous ne les attendions pas, d’une façon que nous n’avions ni prévue ni souhaitée. Mais nous le savons par l’Écriture, par expérience, pour l’avoir vu chez les autres, pour l’avoir lu ou en avoir entendu parler. Les formes et les teintes de l’espérance, différentes quoique toujours présentes 2, nous inspirent et nous étonnent. Récits d’espérance Tho’ much is taken, much abides; and tho’ We are not now that strength which in old days Moved earth and heaven, that which we are, we are, – Made weak by time and fate, but strong in will To strive, to seek, to find, and not to yield 3. Bien que diminués, nous persistons; et même si Nous n’avons plus la force qui jadis remuait Ciel et terre, nous sommes ce que nous sommes – Affaiblis par le temps et par le sort mais bien résolus À lutter, à chercher, à trouver sans baisser les bras. (Traduction libre) Dans l’Écriture, l’histoire bien connue de Sara et d’Abraham est un récit d’espérance. Dieu leur a promis une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel (Gn 22,17). Âgés et stériles, ils n’avaient pas eu d’enfant mais continuaient de croire et d’espérer en la promesse de Dieu. Paul décrit Abraham comme un homme qui « espérait contre toute espérance » (Rm 4,18). La naissance d’Isaac allait accomplir la promesse de Dieu. Le Psaume 92 dit du juste que « vieillissant, il fructifie encore, il garde sa sève et sa verdeur ». Belle image pour nous avec nos rides, nos os perclus d’arthrite et notre vue qui baisse, si nous prenons conscience qu’en nous ouvrant à la promesse de Dieu, nous devenons, comme Sara et Abraham, les porteurs de cette promesse. Je trouve un de mes exemples préférés d’espérance et de détermination dans un poème du grand écrivain noir américain, Langston Hughes, « Mother to Son ». Une femme âgée y exhorte son fils découragé; il ne doit pas surtout se laisser abattre par les problèmes et arrêter de lutter : So don’t you set down on the steps, ‘cause you finds it’s kinda hard. Don’t you fall now – I’m still goin’ honey. I’m still climin’. And life for me ain’t been no crystal stair 4. [Vâ pâ t’écraser dans ’es march’ parc’ tu trouves çâ dur. Tomb’ pâ, là – Regârd’moé, mon ’ti-pit : j’continue d’grimper même si ma vie ’a jamais été brillante.] « Ulysse », le poème de Tennyson, décrit un vieillard qui « a des songes et des visions » (Ac 2,17) jusqu’à un âge avancé. Homme d’action, l’inactivité qui le guette ne correspond ni à son tempérament ni à la vie qu’il a menée. Même accablé de fatigue et de désespoir, il continue pourtant. « Comme il est morne de s’interrompre, de s’arrêter; de rouiller, dépoli, faute de briller au combat. » La vie quotidienne nous offre plusieurs manifestations d’espérance pour peu que nous ayons des yeux pour voir. Spe Salvi nous rappelle que notre culture attend et demande la réussite avec toutes ses pompes. Nous ne sommes pas très habiles à reconnaître la présence de Dieu dans ce qui est ordinaire, pas plus que dans ce qui est difficile, ambigu ou complexe 5. Manifestations d’espérance g Bulletin CRC | Hiver 2010 — 12 Ensemble pour un monde réconcilié ! Et pourtant, chacune et chacun de nous a vu des signes tangibles d’espérance. Je connais une sœur qui a obtenu son diplôme à plus de soixante-dix ans. D’autres acceptent dans le silence et la sérénité la souffrance d’une maladie débilitante et exercent un véritable ministère auprès des personnes qui les entourent par la douceur de leur présence et la profondeur de leur prière. Certaines se réjouissent de travailler au service de la communauté quand elles ne peuvent plus le faire à l’extérieur. N’avons-nous pas rencontré quelqu’un qui n’a jamais vraiment prononcé de parole agressive, un artisan de paix, plein de compassion, toujours prêt à reconnaître ce qu’il y a de bien en l’autre ? Chacun de ces exemples nous remet devant les yeux la présence et la promesse du Christ. L’espérance peut survenir à l’improviste, comme une sorte d’eurêka. Tant d’incidents de notre vie en sont un exemple : le sourire d’un enfant, un beau coucher de soleil, les sommets enneigés, l’exubérance de la jeunesse, le coup de main spontané, la joie que les enfants éveillent chez les parents, la famille qui se reconstruit au lendemain d’une tragédie, la réconciliation et le pardon après une longue rupture. Kathleen Fischer, dans Winter Grace, nous dit que nous n’arrivons pas à l’espérance tout seuls. Il s’agit plutôt d’un geste mutuel de communion par lequel nous faisons naître l’espérance chez l’autre 6. Elle ajoute que c’est souvent le rire et l’humour qui viennent à notre aide. Nous aurons sûrement entendu des personnes âgées dire des choses comme : « le bon Dieu m’a oubliée », « on s’accroche », « je me prépare à passer mon dernier examen ». J’ai une tante qui, à l’âge de 91 ans, déclarait : « Je ne pense pas repeindre la maison cette année. Je peux encore attendre. » L’humour des aînés est une grâce qui nous rappelle que l’âge ou la maladie n’entament pas notre courage et notre capacité d’espérer. L’espérance demeure; donc, je demeure. Bien des frustrations m’ont intimidée. Mais je suis toujours là, débordante de vie 7 ! Résilience de l’espérance C’est un motif d’espérance pour ceux et celles qui ne travaillent plus à temps plein de penser qu’ils ont accompli un travail dont bénéficieront les générations à venir. Ils peuvent se dire avec le sentiment du devoir accompli : « je me suis bien battu, j’ai tenu jusqu’au bout de la course » (2 Tm 4,7). D’ailleurs, l’espérance nous dit qu’il n’est jamais trop tard pour toucher le cœur de l’autre car il se peut que le plus grand message d’espérance ne nous rejoigne qu’aux dernières heures de notre vie. Jésus fondait son espérance sur la conviction inébranlable que la puissance de Dieu était à l’œuvre dans le monde et que le règne de Dieu allait se manifester en plénitude. Comme chrétiennes et chrétiens, nous sommes appelés à faire de même. Et, en fin de compte, nous avons la consolation de savoir que par delà les espérances – grandes ou petites – qui nous maintiennent en chemin, « notre grande espérance ne peut être que Dieu seul… qui nous a aimés jusqu’au bout 8 ». Anne Murtagh, scsl [email protected] 1 Benoît XVI, Lettre encyclique Spe Salvi (2007), #49. 2 Ibid., #31. Alfred Lord Tennyson, « Ulysses », dans Major British Writers, New York, Harcourt, Brace and Company, 1959, p. 56. 3 4 Langston Hughes, « Mother to Son », dans Collected Poems, New York, Harcourt, Brace, 1994, p. 42. 5 Spe Salvi, #9. Kathleen Fischer, Winter Grace: Spirituality for the Later Years, New York, Paulist Press, 1985, p. 110. 6 7 Sri Chinmoy, « Hope » dans Collected Poems, Hyperlien: Sri Chinmoy Poetry, © 2007. 8 Spe Salvi, #31. Bulletin CRC | Hiver 2010 — 13 Ensemble pour un monde réconcilié ! D’une génération à l’autre Une espérance fragilisée L’intergénérationnel : un lieu de croissance Serons-nous les derniers à nous engager dans la vie religieuse ? Qui nous survivra dans cette voie radicale pour porter le charisme de l’Institut et l’exprimer dans des oeuvres ? Quels sont les facteurs de réussite pour la relève vocationnelle ? Ces questions presque usées maintenant ont le don de nous affecter à la manière d’une allergie qui nous irrite ou, peut-être même, de nous laisser dans la complète indifférence… sauf, à l’occasion, osons-nous prier pour que Dieu entende le cri de détresse de son peuple (Ex 2, 23). Par ailleurs, ce genre de questions révèle une blessure au cœur même de notre espérance. Prendre au sérieux l’Esprit Saint suppose l’entrée dans l’inattendu de Dieu, porteur d’un devenir empreint d’espérance. Comment réagissez-vous aux propos suivants ? « Avez-vous encore de l’espérance pour la relève vocationnelle », demandait récemment une religieuse à ses consoeurs ? Devant l’hésitation de son auditoire, elle s’empressa de dire : « Moi, en tout cas, si j’étais supérieure et que j’avais des candidates, je leur donnerais toute la formation que je peux et je leur dirais : Maintenant, faites des sœurs 2010 à la suite de Jésus, dans la communauté X avec ce que vous êtes et ce que vous avez reçu. » Notre espérance est envahie par un doute intérieur et nous risquons de transmettre ce doute au point de penser que ceux et celles qui se présenteront ne seront pas de taille à poursuivre ce que nous avons si bien planté et arrosé. Oui, notre espérance est fragilisée, fissurée. Elle a besoin d’être guérie de ses doutes, sinon la mission évangélisatrice qui nous incombe n’est plus possible. Cette guérison, ou la prise au sérieux de l’Esprit Saint, est le premier pas à faire pour que, d’une génération à l’autre, s’établissent de nouveaux ponts dont la traversée est, sans nul doute, pascale. Ces propos ont été communiqués à une candidate en formation. Elle a répondu : « Mais on ne peut pas nous laisser toutes seules à nousmêmes… nous avons besoin de l’expérience des devancières. » La réponse ouvre l’espace à l’intergénérationnel. Les nouveaux venus, disons-le bien simplement, ne nous remplaceront pas, mais ils nous succèderont avec la force qui les anime, l’élan des nouveaux départs et l’appel à se consacrer totalement à la suite de Jésus, tout comme pour nous autrefois. Et ces nouveaux venus, de décennies et d’horizons divers pour la plupart, font face entre eux à la réalité de l’intergénérationnel, au moment où ils entreprennent ensemble un cheminement qui les prépare à vivre leur engagement. L’intergénérationnel est un lieu par excellence de croissance, de devenir, à la condition de ne pas perdre de vue qu’un tel devenir est de toute façon éprouvant. Tout devenir en soi est porteur de crises. Celui des apôtres et des disciples du Christ n’y a pas échappé; il en est de même pour nous. Pour faire un bout de chemin ensemble, les générations mises en présence ont le devoir de s’accompagner mutuellement. g Bulletin CRC | Hiver 2010 — 14 Ensemble pour un monde réconcilié ! Dans les inattendus de Dieu ou les demi-obscurités ou les impasses, qu’est-ce qui est assez fort pour nous inciter à poursuivre notre marche ensemble ? En chemin, les nouvelles générations posent des questions : « Pourquoi faites-vous ceci comme cela ? Pourquoi avez-vous gardé cette tradition et non pas telle autre ? » Nos réponses sont vitales, mais davantage nos manières significatives de vivre et de transmettre ce qui est porteur de vie et d’espérance. Avec les nouvelles générations, nous sommes conviés à célébrer Pâques ensemble tous les jours. Et l’expérience du « corps à corps avec la Parole » (combat de Jacob) a besoin d’être vécue lucidement afin que tombent nos fausses résistances et que, de nos différences, s’élève une parole créatrice qui permet de susciter, à même le quotidien, des espaces de rencontre d’une génération à l’autre. Le texte suivant, intitulé « le sac à dos et la mallette », nous en fournit un exemple. Sac à dos et mallette : une rencontre intergénérationnelle Les relations intergénérationnelles sont semblables à un voyage 1 qu’entreprennent ensemble une jeune adulte et une personne aînée en compagnie d’autres personnes. Tendresse, la jeune adulte, voyage avec son gros sac à dos bien garni, tandis que Sagesse, la personne aînée, voyage avec une mallette plutôt légère. Tendresse n’en revient simplement pas et demeure muette devant ce qu’elle observe. Pourtant, Sagesse et Tendresse feront le même bout de chemin et connaîtront la même destination. Au départ, tout semble tellement similaire dans cette expérience commune. Quoi de plus normal que d’apporter des articles courants pour les nécessités quotidiennes dans un sac à dos ou une mallette ! Pendant de bons moments, rien n’a filtré de ce que porte en elle Tendresse par rapport à ce qu’elle observe de la minceur des bagages de Sagesse. Finalement, toujours étonnée, elle s’exclame : « Que j’ai hâte de ‘voyager léger’ à la manière de Sagesse ! Elle peut se contenter de si peu. » Et voilà qu’un dialogue prend naissance et que Sagesse révèle à Tendresse ce que signifie pour elle « voyager léger ». Assez rapidement, Tendresse découvre que la vie, avec ses crises et ses espérances, a purifié profondément Sagesse et ce qui était auparavant de première nécessité est devenu, avec le temps, bien secondaire. Et Sagesse, de son côté, en écoutant Tendresse, est émerveillée par la symbolique du sac à dos reliée aux marches pèlerines qui fascinent tant de jeunes et de moins jeunes aujourd’hui. Invitation Ainsi en est-il de la réalité intergénérationnelle. Le regard posé uniquement sur les réalités extérieures risque de faire écran aux véritables richesses. Que sac à dos et mallette disparaissent « aux yeux de chair » et que s’ouvrent les cœurs à l’intelligence de ce que l’Esprit écrit dans le cœur de chaque génération : Sac à dos et mallette se rencontrent Sagesse et Tendresse s’embrassent 2 ! Demeurons donc éveillés dans une espérance fortifiée et écrivons d’autres paraboles 3 afin que la vie circule d’une génération à l’autre dans le réel quotidien. Carmelle Bisson, amj [email protected] 1 Cette mini-parabole est basée, en partie, sur une histoire vécue. Ps 85, 11 : Amour et vérité se rencontrent; Justice et paix s’embrassent. 2 Invitation à nous faire parvenir vos paraboles : [email protected] 3 Bulletin CRC | Hiver 2010 — 15 Ensemble pour un monde réconcilié ! La vie religieuse et les défis de la « nouvelle évangélisation » De tout temps et à travers ses multiples formes, la vie religieuse a été partie prenante de la mission évangélisatrice de l’Église. Cette mission a une constante : annoncer le nom du Christ et incarner l’Évangile en plein cœur du monde. Par ailleurs, les manières de réaliser cette mission varient au gré des époques et des besoins émergents de l’Église et du monde. Qu’en est-il aujourd’hui ? Trois types de pauvretés Historiquement, la vie religieuse a répondu à trois types de besoins ou de pauvretés. (1) La pauvreté matérielle ou l’indigence. Au 20e siècle, en particulier, les communautés religieuses ont été partie prenante, souvent pionnières, de l’édification d’une société humaine plus juste. (2) L a pauvreté physique, psychique et intellectuelle. Ici se profile la cohorte des communautés hospitalières, caritatives et enseignantes. (3) L a pauvreté spirituelle. Les monastères ont souvent été des phares dans le maintien et la progression du christianisme. Sans compter les communautés explicitement dédiées à l’évangélisation par le ministère de la parole (Frères Prêcheurs, Congrégations missionnaires, etc.). Fondement et équilibre de l’évangélisation La réponse à la pauvreté spirituelle englobe, en fait, les réponses aux deux pauvretés précédentes. Elle en constitue même le fondement. « Les besoins auxquels répondent les instituts religieux, écrit Patricia Wittberg, sont habituellement plus spirituels que sociaux. Il n’y a que dans la tradition catholique que des congrégations religieuses ont été fondées avant tout pour l’enseignement, le soin des malades ou le travail social. […] Et ce n’est que graduellement, et surtout à compter du seizième siècle, que des congrégations et des ordres ont été fondés spécifiquement pour enseigner, prendre soin des malades ou faire un autre travail socialement utile 1 ». Autrement dit, la motivation sous-jacente à l’agir des religieux et des religieuses est l’annonce du Christ et l’irruption de son Règne. Toute action est une occasion d’évangéliser. Ces trois registres d’apostolat sont inséparables les uns des autres; une vision complète de l’évangélisation doit chercher un équilibre entre ces aspects. Les communautés religieuses, en fonction de leurs charismes respectifs, insisteront d’avantage sur l’une ou l’autre de ces pauvretés. À besoins nouveaux, communautés nouvelles Pour caractériser la situation et la mission de l’Église en Occident, Jean-Paul II a employé et popularisé l’expression « nouvelle évangélisation ». En contraste avec les sociétés majoritairement chrétiennes qui ont subsisté jusqu’au milieu du 20e siècle, l’Église évolue actuellement en contexte séculier. Les catholiques se retrouvent, au plan des pratiques et des appartenances effectives, souvent en situation minoritaire. Quel rôle jouent les communautés religieuses dans ce contexte nouveau ? Nombre de congrégations apostoliques – particulièrement celles fondées au 19e et au 20e siècles – ont été rudement touchées par les développements socioecclésiaux contemporains, notamment par la reprise étatique des œuvres. La raison d’être de ces communautés est-elle révolue ? Patricia Wittberg affirme « qu’il y a encore de la place pour les ordres apostoliques qui préconisent une participag Bulletin CRC | Hiver 2010 — 16 Ensemble pour un monde réconcilié ! tion active – et il y a certainement de la place pour ceux qui s’impliquent directement dans le travail auprès des moins fortunés 2 ». Du même souffle, il faut ajouter toutefois que le contexte actuel fait émerger des besoins nouveaux où la pauvreté spirituelle est particulièrement criante. En observant l’évolution de la vie religieuse au Canada, nous trouvons un indicateur de ces besoins nouveaux dans l’éclosion de nouvelles communautés fondées après le concile Vatican II 3. À besoins nouveaux, communautés nouvelles. Celles-ci insistent en particulier sur quatre aspects : Une réflexion nouvelle Ces observations sont loin d’être complètes. Elles conduisent néanmoins à lancer nos communautés de tradition ancienne dans une réflexion nouvelle. Nous terminons notre propos par trois questions que vous êtes invités à vous approprier en fonction de votre appartenance communautaire. (1) La prière comme lieu de rencontre du Christ. Nombre de fondations nouvelles sont de type monastique ou semi-monastique alliant l’apostolat et la prière. (1) F idélité créatrice au charisme fondateur. Ce n’est pas parce qu’on est un vieux pommier qu’on produit des vieilles pommes ! Autrement dit, des communautés anciennes peuvent retrouver la sève vitale qui les a fait naître jadis, en fonction des besoins actuels. Quelles sont alors les similitudes entre le contexte qui a fait naître le charisme de ma communauté et le contexte actuel? (2) L’annonce explicite de la foi. Une parole audible et une vie religieuse visible sont souvent préconisées. Sans rapport d’exclusion, l’image de la lumière qui ne doit pas être mise sous le boisseau semble vouloir primer sur celle du levain dans la pâte. (2) L’urgence de répondre à la pauvreté spirituelle. En fonction du charisme de ma communauté et des moyens dont nous disposons aujourd’hui, comment est-ce que je me situe face aux impératifs de la nouvelle évangélisation ? (3) U ne vie communautaire forte. Le fait d’être plus fragiles comme catholiques oblige à tisser des liens plus forts entre les membres de l’Église et des communautés. Au plan apostolique, les nouvelles communautés privilégient des actions communes plutôt qu’individuelles. (3) R ééquilibrage des politiques financières en matière de dons. Une grande proportion de l’aide financière des communautés religieuses canadiennes va à des œuvres sociales au service de la justice, de la paix, de l’écologie, etc. C’est important : c’est le reflet de l’histoire et du charisme d’un nombre considérable de communautés. Cependant, considérant le contexte qui vient d’être décrit, comment nos politiques financières en matière de dons s’articulent-elles avec la situation nouvelle de notre Église, de notre société, et des priorités qui s’y élaborent ? (4) L ’éducation de la foi. Il y a de nouvelles générations, d’origine canadienne, qui ont désormais peu de contacts avec la foi chrétienne. Les écoles n’assument plus partout la transmission religieuse qui relève désormais de l’entière responsabilité des parents et des Églises. La catéchèse, pour tous les âges, est devenue prioritaire. Les nouvelles communautés s’engagent sur ce front. Rick van Lier, op [email protected] 1 Patricia Wittberg, Religious Apostolates, Past and Future: Lessons from the Present Refounding Cycle, National Association for Treasurers of Religious Institutes, Miami, 2007. Référence Internet : http://www.natri.org/programs/2007%20Handouts/Patricia%20 Wittberg%20Keynote.pdf, p. 2-3. Patricia Wittberg, Apostolat religieux, passé et futur : les leçons du présent cycle de refondation. Partie II, En son nom. Vie consacrée aujourd’hui, septembre-octobre 2009, p. 247. 2 Voir le dossier sur les « communautés nouvelles » publié dans Bulletin CRC, vol. 6, no 3, automne 2009. 3 Bulletin CRC | Hiver 2010 — 17 Ensemble pour un monde réconcilié ! Ésaü et Jacob : une fraternité fragile ! « En vérité, Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas ! » (Gn 28,16) U ne rencontre récente entre « communautés anciennes » et « communautés nouvelles », a permis de grandir en communion dans l’aveu de leurs fragilités respectives. Nouveauté dans le paysage de la vie consacrée. deux fils est préféré de l’un des deux parents. Quel noeud relationnel porteur de comparaisons malsaines! Ne se manifeste-t-il pas encore bien souvent dans nos relations communautaires, face à l’autorité ! Le dernier numéro du Bulletin de la CRC suggérait des pistes de réflexion et d’action visant à créer des dialogues féconds entre communautés religieuses ainsi qu’avec les réseaux d’Église et de société. Devant la grande soif spirituelle de notre monde en fracture, une intuition me tenaille, comme un appel aux « communautés de longue tradition » à créer des voies d’intériorité communautaire : • développer l’être ensemble d’un groupe pour devenir un seul cœur, une seule âme (Ac 2); • prendre les décisions appropriées, par discernements vécus dans le partage de la vie et de la Parole de Dieu; • puiser dans le charisme la manière unique d’aimer et de s’engager en faisant des choix conformes à ce don! Tout cela demande une constante conversion dans notre vie relationnelle. Rivalité dans les rapports fraternels : Gn 25, 29-34 Gn 27, 1-40 Ésaü, rentrant épuisé de la chasse, demande à Jacob de lui servir cette soupe rouge, énergisante, qu’il vient de faire. Jacob en profite pour lui extirper son droit d’aînesse. Plus tard, Jacob, avec la complicité de sa mère, dérobe à Ésaü la bénédiction solennelle qui faisait du fils aîné le chef du clan et le gestionnaire de l’héritage. Pour se venger, Ésaü veut tuer Jacob. Informé par sa mère, Jacob doit s’expatrier chez son oncle Laban. N’avons-nous pas en mémoire le meurtre d’Abel par son frère Caïn ? Ici, le conflit se terminera par l’exil de Jacob. Quoi de mieux que de changer de milieu pour fuir une relation conflictuelle ? Les fragilités dans la fraternité d’Ésaü et de Jacob (Gn. 25 à 34) Rivalités dans le clan et exploitation de Jacob par son oncle : Gn 29, 1-30 Au cœur même de cette brisure affective, Jacob s’exile et rencontre l’amour, mais un amour exploité par son oncle. En effet, ayant travaillé sept ans pour obtenir Rachel comme épouse, il est trompé par un subterfuge de Laban qui lui donne sa fille aînée Léa. La confiance de Jacob est mise à l’épreuve : il travaillera encore sept ans pour avoir Rachel. Au cœur de ces relations mensongères, Jacob apprend à lutter pour assumer ses propres choix au lieu de s’en laisser imposer. Il travaille très fort et devient de plus en plus riche. Compétition dans les rapports parentaux : Gn 25, 22-28 Jacob, deuxième fils dans la hiérarchie familiale se trouve sous la tutelle du frère aîné. Jacob est imberbe, presque féminin, et protégé par sa mère contrairement à Ésaü, chasseur viril, poilu, costaud et valorisé par son père à qui il prépare ses plats préférés de gibier. Chacun des Son oncle Laban entre alors en compétition avec lui. Jacob renonce à vouloir tout posséder par ruse comme il l’avait fait avec Ésaü et se plie aux conditions de son oncle. Sa vie devient tellement difficile qu’il se voit dans l’obligation de partir. Dieu le réconforte et lui donne l’ordre de revenir dans son pays natal. Jacob part avec femmes, enfants et troupeaux. Une question se pose : comment développer davantage cette intériorité communautaire à travers des relations interpersonnelles parfois difficiles ? La fraternité éprouvante d’Ésaü et de Jacob les a conduits à découvrir ensemble la présence unifiante de Dieu, au coeur même de leurs fragilités humaines. g Bulletin CRC | Hiver 2010 — 18 Ensemble pour un monde réconcilié ! vécu la même lutte intérieure puisqu’il s’est mystérieusement ouvert à l’accueil de son frère et a accepté de le bénir. Conséquence ? Ésaü facilite le retour de Jacob. Un cœur qui s’ouvre opère la même ouverture gracieuse dans le cœur de l’ennemi, même si cela doit prendre des années ! Gn 33, 1-11 Jacob et Ésaü ne sont plus des compétiteurs, mais bien des frères vulnérables qui s’ouvrent à la réciprocité. Jacob changera sa façon de marcher et son rythme puisqu’il boîte : il ira désormais au pas des enfants et du petit bétail, de ce qui est fragile et vulnérable. La victoire de la fraternité entre Ésaü et Jacob restaure la réciprocité entre frères et permet la continuité du Peuple de Dieu. C’est le renversement de la lutte fratricide entre Caïn et Abel. Nous voyons Dieu face à face. Application concrète Le changement profond au niveau de la relation entre les deux frères nous interpelle. Comme pour eux, nos recherches de pouvoir prennent parfois le visage de la rivalité, de la vengeance, de la méfiance des intérêts étrangers à la communauté qui ne conduisent qu’à la mort de la vie communautaire. Stock Photo : Gravure de Gustave Dore (1832-1883). Jacob et Ésaü se retrouvent. Passage au gué de Yaboq : Gn 32, 23-25 Après son retour, Jacob reste seul, démuni, dénudé d’appartenance, exilé, victime du processus de compétition, de rivalité et d’exclusion, fréquent dans les rapports familiaux et fraternels. Au cœur de cette immense solitude, Jacob découvrira la face de Dieu dans sa lutte et sa réconciliation avec Ésaü. Jacob découvre que Dieu les appelle, lui et son frère, à se laisser retrouver dans les racines de la fraternité qui les unit. C’est la base de l’intériorité communautaire. Gn 32, 26-31 – Où s’enracinent nos relations fraternelles ? Le combat avec l’Ange, c’est le combat spirituel de la rencontre entre amour et vérité. Jacob s’est montré « FORT CONTRE DIEU » parce qu’il a fait face à ses ruses pour tromper Ésaü. Il a vaincu sa peur de rentrer chez lui et d’affronter la colère et la violence de son frère. De son côté, Ésaü a Entrer dans la lutte avec l’Ange, combat avec la vérité profonde de l’être, amène une autre manière de marcher, au rythme de nos pas fragiles mais porteurs de réconciliation, de vie et de bénédiction fraternelle. L’intériorité passera par des prises de conscience personnelles d’abord et, ensuite, par des dialogues francs et courageux sur nos rivalités, nos peurs de l’autre, nos violences verbales ou muettes. Nos prières surgiront davantage de nos cœurs d’enfants! Oui, « en vérité, Dieu est ici », dans nos fragilités partagées et « nous ne le savions pas ! » (Gn 28,16) Diane Foley, osu [email protected] Bulletin CRC | Hiver 2010 — 19 Ensemble pour un monde réconcilié ! Dieu ne nous a jamais promis un jardin de roses ! Pertes troublantes Toute perte est douloureuse. Dernièrement, j’ai oublié mon agenda près d’un téléphone public dans un centre de congrès de Cornwall. Ce calepin contient ma vie : il me dit où aller, quoi faire, me donne accès à mon travail et à mes amis. Un peu plus tard le même jour, à Ottawa, je ne le trouvais plus. J’ai paniqué. Je me sentais tout à fait démuni, dépouillé. Où, quand avais-je utilisé mon agenda pour la dernière fois ? Je me suis même tourné vers Dieu : « Il faut que tu m’aides ! » Le lendemain, la sécurité du centre m’apprit qu’on avait trouvé mon trésor... La perte est si douloureuse, troublante, bouleversante. Cependant, si important qu’il ait été pour moi, ce petit livre n’était jamais qu’un objet. Et même si j’avais perdu un bras ou une jambe, ce n’aurait jamais été une perte totale. Quoi que je puisse perdre, JE SUIS TOUJOURS LÀ ! Les individus vivent des traumatismes de ce genre, mais les communautés religieuses aussi. On sait que les deux tiers des communautés religieuses qui existaient au Moyen Âge ont maintenant disparu. On se demande comment elles ont vécu leur disparition terrestre, leur perte existentielle. Les pertes remettent en question nos attentes À quoi nous attendions-nous quand nous sommes entrés dans la communauté à laquelle nous appartenons aujourd’hui ? N’avions-nous vraiment que le Règne de Dieu en tête ? Nous étions-nous formulé certaines conditions, pour nous-mêmes ou pour Dieu ? Nous étions-nous engagés inconditionnellement à « faire la volonté de Dieu », quelle qu’elle soit un jour ? Nous avions nos rêves, mais la vie n’est rien moins que prévisible. Peut-être avons-nous reçu des coups, des coups durs. Peut-être avons-nous dû encaisser la perte de l’identité que nous conféraient nos œuvres, notre travail ou notre lieu de résidence. En ce cas, nous avons subi un vrai traumatisme : nous nous sentons désorientés, rien ne va plus, nous avons perdu nos balises. Tout devient chaos, désordre, agitation : plus rien à quoi s’accrocher. Notre sensibilité est écorchée, le deuil s’installe. Notre sentiment d’appartenance, les relations sur lesquelles nous étions habitués de compter et le sens que nous donnions à nos travaux quotidiens, tout s’est évanoui. Même le temps se vit autrement. Il arrive même qu’on vive ce genre de perte comme une perte d’identité : je ne m’y retrouve plus, JE N’Y SUIS PLUS … Et pourtant, J’Y SUIS TOUJOURS ! … Comment se fait-il que je puisse survivre à la perte des « liens » que j’avais (les personnes, les lieux, le travail) ? Si je suis toujours vivant, c’est peut-être que ces références qui me paraissaient essentielles ne sont pas si essentielles après tout. Peutêtre SUIS-JE plus que tout ce que m’offrait ma coquille institutionnelle. Peut-être suis-je appelé à regarder d’un œil différent le charisme et la spiritualité que le fondateur ou la fondatrice a légués à la communauté. Même si j’ai la sensibilité à vif, rien ne nous empêche, moi et les g Bulletin CRC | Hiver 2010 — 20 Ensemble pour un monde réconcilié ! personnes autour de moi, de penser du neuf, de rompre les amarres de ce « passé préférentiel » qui nous retient. Il est possible de s’appuyer sur la présence d’une mémoire historique pour mettre à jour le passé sans s’y noyer. Ce n’est que de cette façon que je, que nous arriverons à percer le deuil paralysant pour en faire un point tournant, un moment décisif qui nous permettra de construire du sens avec les personnes, les lieux et les événements. J’apprends, nous apprenons à dire adieu sainement à ce qui n’est plus [grâce à des rituels originaux] et à aborder le présent avec toutes ses possibilités. Cela voudra dire recommencer à petits pas, avancer humblement. Cela voudra dire chercher Dieu dans des lieux nouveaux. Cela voudra dire ouvrir ensemble de nouveaux chantiers apostoliques qui tiennent compte de notre âge et qui relancent le charisme et la mission de notre institut. Dans nos familles, nombre de nos proches ont dû affronter ce genre de traumatismes : pourquoi devrions-nous, nous autres, échapper à tout ça ? Sommes-nous si différents ? N’oublions pas que Dieu est toujours avec nous... Combien de temps sommes-nous censés rester là ? Dieu nous réserve des surprises. Quand je suis entré dans l’Ordre, l’âge critique se situait entre 45 et 55 ans. Plusieurs frères mouraient à cet âge-là, mais, si vous passiez à travers, vous pouviez atteindre 80 ans. Au fil des siècles, l’espérance de vie a beaucoup changé. Au début de l’Empire romain [vers 300 avant l’ère chrétienne], elle était de 18 ans; à la fin de l’Empire [700 ans plus tard], c’était 25 ans. Au Moyen Âge, elle était de 30 ans pour une femme du peuple et de 40 ans pour une aristocrate. En 1850, en Suède, elle était de 45 ans et, aujourd’hui, en Amérique du Nord, elle est de 79 ans pour les hommes et de 84 ans pour les femmes. On dit qu’une petite fille qui a deux ans aujourd’hui, dans notre pays, pourrait vivre jusqu’à l’âge de 130 ans ! Pourquoi Dieu nous laisse-t-il vivre si longtemps ? On sait bien que nous n’avons plus l’énergie de « la force de l’âge » à investir dans la mission. Dieu prolonge-t-il « pour rien » notre vie dans une sorte de quête impossible ? Ou n’est-ce pas plutôt que nous avons remplacé les valeurs qui inspirent notre style de vie par celles qui régissent la société ? Avons-nous simplement décidé de suivre le modèle du Christ, Roi glorieux plutôt que celui du Serviteur souffrant ? Il faut nous rappeler la promesse très simple que Dieu nous a faite par la bouche de Jésus : « De même, vous aussi, quand vous aurez fait tout ce que Dieu vous a commandé, dites-vous : nous sommes des serviteurs quelconques, nous n’avons fait que notre devoir » (Lc 17,10). Une nouvelle mission ? Peut-être, après tout, Dieu veut-il que nous demeurions là. Peut-être avons-nous encore une mission à remplir. Pourquoi pas quelque chose de nouveau et d’inouï, quelque chose qu’il nous faudra apprendre : comment servir de modèle au monde vieillissant qui nous entoure ? L’Occident vieillit, lui aussi. Peut-être sommes-nous appelés à être, de nouveau, levain dans la pâte, à quitter la sécurité de nos villages monastiques et l’enceinte de nos œuvres pour nous jeter dans la mêlée. Certaines communautés affrontent déjà cette réalité : elles vivent avec des laïques ou avec d’autres communautés dans un lieu, comme elles disent, « qui n’est plus à nous ». Non, Dieu ne nous a jamais promis un jardin de roses... seulement d’être toujours avec nous ! Michel Côté, op [email protected] Bulletin CRC | Hiver 2010 — 21