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Volume 7, numéro 1 — Hiver 2010
Ensemble pour un monde réconcilié !
Dans ce numéro :
MISSION DE LA CRC
Espérance dans la fragilité ?
Membres de la Conférence
— Lorraine Caza, cnd
3
religieuse canadienne et
leaders des Instituts et des
Sociétés de vie apostolique de l’Église catholique
Avons-nous reconnu les surprises de l’Esprit
en ces temps de bourrasques ? — Lorraine Caza, cnd
4
au Canada, nous sommes
appelés à collaborer entre
nous et à être dans l’Église
et dans la société le signe
Les deux faces de l’espérance
— Joan Campbell, csm
6
prophétique d’une vie vécue
radicalement selon l’Évangile. « L’amour du Christ
nous presse… » (2 Co 5, 14)
Dimensions de notre appel en ces temps de fragilité
— Ulysse Paré, csb
8
d’être solidaires avec les
pauvres, de dénoncer les
Qui est ton Dieu ?
injustices, de promouvoir le
— Donna Geernaert, sc
10
souci de l’environnement, de
travailler en faveur de la paix
et de l’avènement du règne
Témoins de l’espérance
de Dieu. En 2004, la CRC
— Anne Murtagh, scsl
12
s’est donné le mot d’ordre :
« Ensemble pour un monde
réconcilié ».
D’une génération à l’autre
— Carmelle Bisson, amj
La vie religieuse et les défis de la
« nouvelle évangélisation » — Rick van Lier, op
Ésaü et Jacob : une fraternité fragile !
— Diane Foley, osu
Dieu ne nous a jamais promis un jardin de roses !
— Michel Côté, op
14
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20
Ensemble pour un monde réconcilié !
Comité de rédaction
Lise Barbeau,
Jean Bellefeuille
Annette Noël, SP
Rédactrice en chef
Louise Stafford, FSP
Conception
et mise en page
www.coopdesign.ca
Informations
Conférence religieuse
canadienne
1431, rue Fullum (casier 6)
Montréal (Québec)
H2K 3M3
Tél. : 514 259 0856
Télec. : 514 259 0857
[email protected]
www.crc-canada.org
Revue EN SON NOM
– Vie consacrée aujourd’hui
La revue EN SON NOM, de mars-avril 2010, traitera principalement des voeux et autres
formes d’engagement à la suite de Jésus-Christ. On retrouvera des articles de Daniel
Cadrin, op, André Charbonneau, sj, Sandra Schneiders, ihm, Alain Ambeault, csv, et autres.
La revue, qui n’est pas une publication de la CRC, appartient à un consortium de congrégations religieuses.
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 2
Ensemble pour un monde réconcilié !
Espérance dans la fragilité ?
En septembre 2009, lorsque nous avons déterminé le thème que nous aimerions approfondir, un
consensus s’est rapidement fait autour des réalités espérance et vulnérabilité. Nous ne pouvions
être davantage en syntonie avec la Déclaration 2008 de la CRC qui affirmait que nous voulions
« encore et toujours » continuer de répondre à notre appel avec espérance, courage et clarté. Cette
même déclaration attestait que nos voeux, de par la liberté qu’ils apportent, nous permettent de
vivre dans la vulnérabilité, la vérité et la simplicité.
Que d’angles sous lesquels
aborder notre thème !
Lorsqu’il réfléchit sur le rôle de la vie religieuse
dans les défis de la nouvelle évangélisation, Rick
ne voit pas les fragilités que nous expérimentons comme obstacles à l’espérance, mais bien
comme opportunité pour l’approfondir.
Carmelle, qui vit et creuse les possibilités de l’intergénérationalité, croit que l’espérance a toutes
les chances de se fortifier dans un contexte où
chaque génération doit reconnaître les fragilités
qui la caractérisent.
Diane a demandé à l’Ésaü et au Jacob de la Bible
(Gn 25-34) de nous ouvrir des voies de conversion constante dans nos relations. Ici encore,
on voit espérance et fragilités partagées se rencontrer.
Ulysse a également trouvé inspiration chez Paul
pour nous présenter des éléments de notre
appel, particulièrement importants en ces temps
de fragilité; le soin donné à l’élément mystique
de notre appel nous aiderait à expérimenter avec
Paul l’espérance au coeur de la vulnérabilité.
Notre espérance, semble nous dire Donna, avec
des accents teilhardiens, elle a nom Jésus-Christ.
L’Incarnation signifie sa saisie définitive de l’univers. Bien sûr, notre monde est fragile mais rien
n’est impossible à Dieu.
Avec un regard résolument tourné vers nos expériences de perte, de deuil, Michel nous rappelle
que Dieu ne nous a pas promis un jardin de
roses, mais bien sa présence pour la route.
Amante de littérature anglaise, Anne a cueilli
avec soin dans son répertoire une mine de pensées évoquant cette espérance qui éclate au
coeur de la fragilité.
Temps de bourrasques que le nôtre! L’espérance
a besoin de s’abreuver aux surprises de l’Esprit.
J’ai voulu témoigner ici du profit qu’il y a à s’en
émerveiller.
Joan a demandé à la Bible, singulièrement à Paul,
de lui révéler sa compréhension de l’espérance.
Le lien si fort qu’elle a perçu chez l’Apôtre des
Nations entre souffrance et espérance appuie
notre inclination à relier fragilités et espérance.
Ce numéro du Bulletin, nous, de la commission
théologique de la CRC, l’avons pensé et produit dans l’enthousiasme. Nous vous redisons
notre désir que notre projet soit interactif. Pour
aider votre résolution de faire écho à nos propos,
l’adresse courriel de chacun paraît à la fin de son
article. Bonne lecture, oui, et RSVP.
Lorraine Caza, cnd
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 3
Ensemble pour un monde réconcilié !
Avons-nous reconnu les surprises de
l’Esprit en ces temps de bourrasques ?
Que nous vivions à un moment de l’histoire, familier des bourrasques, qui le contestera ?
Mais sommes-nous suffisamment accordés aux manières de l’Esprit pour demeurer à
l’affût de ses surprises ? En d’autres mots, quelle habileté développons-nous à discerner
les déroutants sentiers que Dieu emprunte pour nous rencontrer ? Comment Dieu visite
la communauté à laquelle nous appartenons ?
Quels beaux chemins de contemplation nous sont ouverts si nous sommes à l’écoute
de l’action de l’Esprit au coeur de nos rencontres de même que de celles de nos frères
et soeurs qui nous en partagent le récit. Arrêtons-nous au témoignage de Christian de
Chergé et d’Etty Hillesum.
Comment l’Esprit a surpris
Christian de Chergé
Moine trappiste, prieur
du monastère de Tibhirine, dans l’Atlas algérien, Christian de Chergé
fut enlevé et séquestré
avec six de ses confrères en 1996, avant que
les sept ne soient tragiquement exécutés deux
mois plus tard.
En 1994, il avait rédigé pour sa famille un testament ne devant être lu qu’à sa mort, texte qui
a fait le tour du monde et qui commençait par
cet avertissement : « S’il m’arrivait un jour – et ça
pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant
tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais
que ma communauté, mon Église, ma famille se
souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à
ce pays… »
Beaucoup de personnes ont entendu parler du
martyre des sept moines, du testament de Christian, mais peu de gens connaissent l’expérience
fondatrice qui a été la plus décisive pour la vie
et la mission du prieur de Tibhirine 1.
De juillet 1959 à janvier 1961, après deux ans
comme séminariste au séminaire des Carmes à
Paris, Christian, comme tant d’autres Français,
a servi comme officier dans les SAS (Sections
administratives spécialisées). C’est à cette
époque qu’il rencontre Mohammed, père d’une
famille de dix enfants, musulman profondément
croyant. Ils deviennent amis. Lors d’un accrochage, Mohammed prend la défense de son
ami, attestant qu’il est ami de l’Algérie et des
musulmans. Christian a la vie sauve et exprime
à Mohammed que ce dernier est maintenant à
risque pour l’avoir sauvé.
Christian s’engage donc à prier pour Mohammed.
Celui-ci lui dit : « Mais, les chrétiens ne savent pas
prier… » Le lendemain, Mohammed est trouvé
assassiné au bord de son puits. Christian écrira :
« Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à
suivre le Christ aurait à se vivre tôt ou tard dans
le pays même où m’avait été donné le gage de
l’amour le plus grand. » Il semble donc que l’Esprit
soit passé par le musulman Mohammed pour
éclairer de façon décisive Christian sur le mystère pascal, si déterminant dans la foi chrétienne,
et sur le sérieux de la vie de prière.
g
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 4
Ensemble pour un monde réconcilié !
Comment l’Esprit s’est frayé un chemin
déroutant chez Etty Hillesum
Ces derniers temps,
beaucoup d’attention
est accordée à Etty Hillesum, la jeune femme
juive d’Amsterdam, non
pratiquante, morte à
Auschwitz à 29 ans, en
novembre 1943. À l’âge
de 25 ans, Etty détenait
une maîtrise en droit et
avait également entrepris l’étude de la langue
russe. Femme qui respire la passion de vivre,
« libre, pleine d’ardeur et de curiosité, enivrée de
lectures et d’expériences amoureuses ».
En février 1941, elle rencontre Julius Spier,
occupé par le chant et la chirologie (étude de
la personnalité par la lecture des mains). Son
thérapeute devient très tôt son amant. Il a « une
sensibilité plutôt chrétienne » et il joue un rôle
tout spécial dans le cheminement religieux d’Etty.
Grâce à son influence, elle relit la Bible (les 2 testaments) et découvre saint Augustin; elle entreprend alors la rédaction de son journal intime.
Alexandra Pleshoyano, par une étude fouillée
de ce journal et des lettres d’Etty 2, nous aura
permis de saisir l’évolution spirituelle d’Etty et
de la voir passer d’une incapacité à prononcer le
mot Dieu à un dialogue intime avec Lui, devenu
le cœur de sa vie : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne
pas t’éteindre en moi… C’est tout ce qu’il nous est
possible de sauver en cette époque et c’est aussi
la seule chose qui compte : un peu de toi en nous,
mon Dieu 3. »
Et nous, en ces temps de bourrasques ?
Sur les routes de nos vies, nous n’avons peutêtre pas rencontré des Christian de Chergé
ou des Etty Hillesum, mais creusons un peu...
n’avons-nous pas été témoins de parcours étonnants, de réorientations radicales ? Aurons-nous
suffisamment laissé ces itinéraires nous étonner
pour que notre façon de penser et de vivre notre
engagement pour l’Évangile en ait été élargie ?
Les bourrasques… Les surprises de l’Esprit pour
ce temps de bourrasques… Clarissa Pinkola
Estès disait : « C’est le temps de nous tenir debout
et de montrer notre âme. » J’ajoute : c’est le temps
de témoigner de ces surprises de l’Esprit.
Lorraine Caza, cnd
[email protected]
1
Pour ce qui concerne l’expérience fondatrice décisive, je m’inspire
de Christian Salenson, Christian de Chergé. Une théologie de l’Espérance, Bayard, Paris, 2009, chap. 3.
2
Alexandra Pleshoyano, J’avais encore mille choses à demander.
L’univers intérieur d’Etty Hillesum, Novalis, Montréal, 2009.
3
Etty Hillesum, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork
(trad. de Philippe Noble), Seuil, Paris, 1995, p. 175.
4
Ibid., p. 188.
Alexandra Pleshoyano nous montre Etty évoluant
d’une répugnance à s’agenouiller à l’aveu du
23 juillet 1942 : « En traversant aujourd’hui ces
couloirs bondés, j’ai été prise d’une impulsion
soudaine : j’avais envie de m’agenouiller sur le
carrelage au milieu de tous ces gens. Le seul geste
de dignité humaine qui nous reste en cette époque
terrible : nous agenouiller devant Dieu 4. » Le journal
permet aussi de saisir le passage d’une vie centrée sur soi à une vie livrée pour les autres : l’Esprit à l’œuvre dans la vie d’Etty Hillesum, grâce
au concours de Julius Spier, dans des conditions
historiques de violence et de terreur…
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 5
Ensemble pour un monde réconcilié !
Les deux faces de l’espérance
« Que le Dieu de l’espérance vous comble de joie et de paix dans la foi afin que vous
débordiez d’espérance par la puissance de l’Esprit Saint ! » (Rm 15,13).
L’espérance, valeur biblique fondamentale, nous
pourrions la comparer à une pièce de monnaie.
D’un côté, nous trouvons ce que certains qualifieront d’espérance au rabais, un espoir axé sur
des choses comme les richesses 1, les villes
fortifiées 2, les chevaux et les chars de guerre 3,
les armures 4, voire la famille et les amis 5. Les
auteurs bibliques s’empressent de faire remarquer que la poursuite de ce genre de choses
aboutit rapidement à la déception et à la vacuité.
De l’autre côté de la monnaie, nous trouvons
l’autre espérance, celle qui ne déçoit jamais et
qui porte des fruits inestimables parce que centrée sur Dieu qui donne sens à notre vie. En fin
de compte, Dieu seul est digne de l’espérance 6
dont il nous faut rendre compte.
Dans la Bible, l’espérance centrée sur Dieu se
caractérise par la confiance 7, l’assurance 8 et
la persévérance dans l’attente de la révélation
de l’amour de Dieu 9. Et même si la confiance
constante, la ferme loyauté et l’espérance inébranlable en Dieu passent pour une erreur ou
une illusion aux yeux de l’observateur extérieur,
rien n’est plus éloigné de la réalité. Près de la
croix, certains spectateurs se moquent de Jésus :
« Il a mis en Dieu sa confiance, que Dieu le délivre
maintenant » (Mt 27,43). À ce moment-là, le bon
sens semble du côté des rieurs mais la résurrection va donner raison à Jésus. Notre souffrance,
elle aussi, est motif d’espérance, une espérance
fondée sur l’identité de Dieu et sur l’intervention
de Dieu.
Saint Paul en convient, l’espérance est précieuse
puisque notre choix de continuer d’espérer s’enracine dans l’expérience que nous avons faite de
la fiabilité de Dieu. « C’est lui qui nous a arrachés
à une mort si terrible et qui nous en arrachera;
en lui, nous avons mis notre espérance, il nous
en arrachera encore » (2 Co 1,10). C’est un sentiment de sécurité de cette nature qui nous
permet d’agir avec une grande audace 10, sans
craindre d’avoir à rougir de honte 11.
Abraham, modèle d’espérance
Pour Paul, l’espérance n’est pas exempte de
douleur. En fait, les deux réalités sont si étroitement associées qu’on peut parler d’espérance
souffrante dans les lettres de Paul. Dans sa
lettre aux Romains, on trouve en Abraham un
exemple d’espérance souffrante.
Les promesses de Dieu – la terre, la descendance et les bénédictions – ne se sont pas
accomplies du vivant d’Abraham. Celui-ci persista néanmoins à croire et c’est en raison de
sa foi que Dieu estima qu’il était juste (Rm 4,3).
Dans la foi, Abraham espéra contre toute espéStock Photo : Gravure de Gustave Dore (1832-1883).
Abraham se prépare à sacrifier son fils Isaac sur l’ordre de Dieu.
g
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 6
Ensemble pour un monde réconcilié !
r 11,28; Ps 62,10;
P
Lc 18,18-25.
2
Jr 5,17; Dt 28,52.
3
Is 31.1.
4
Lc 11,21-22.
5
Jr 9,4-6; Jb 8,14; 18,14;
Mi 7,5; Ps 41,9.
6
Rm 15,13; Ep 2,12.
7
1 Th 4,13.
8
1 Co 15,19; 2 Co 1,10;
3:12; Ph 1,20.
9
1 Co 13,7.
10
2 Co 3,12; He 3,6.
11
Ph 1,20.
12
Même si la cosmologie
ancienne était différente de
la cosmologie contemporaine,
elle envisageait une sorte
d’interconnectivité de toute la
création, qu’on retrouve dans
plusieurs approches contemporaines de la spiritualité de
la création.
1
rance (4,18), offrant ainsi un poignant exemple
à ceux qui croient dans le Christ (4,23-25). L’histoire d’Abraham et de Sara (Gn 17,1-27) nous
enseigne que la foi et l’espérance sont inséparables. De fait, l’espérance sans la foi n’est plus
l’espérance.
Dans l’épître aux Romains, saint Paul se demande
comment la foi, l’espérance et la souffrance se
répercutent sur l’existence de ceux et celles qui
croient dans le Christ. Pour Paul, de même que
l’épreuve a trempé la foi d’Abraham (Rm 4,2022), elle confirmera aussi les disciples du Christ.
« Nous mettons notre orgueil dans nos détresses
mêmes, sachant que la détresse produit la persévérance, la persévérance la fidélité éprouvée, la
fidélité éprouvée l’espérance, et l’espérance ne
trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu
dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été
donné » (5,3-5).
Pour Paul, la souffrance est précisément le point
où se fait la rencontre avec l’espérance et c’est
l’espérance qui trempe le caractère et développe
l’endurance. Il faut bien voir cependant que rien
de tout cela ne se fait sans l’intervention de
Dieu. La certitude de l’amour de Dieu est la
garantie de notre espérance et le don de l’Esprit
Saint est l’instrument de l’effusion de l’amour de
Dieu (Rm 8,15-17; Ga 4,6).
Toute la création espère
Paul promet aussi à ceux et celles qui croient
dans le Christ que leur gloire à venir dépassera
de loin leurs souffrances actuelles (Rm 8,18-39).
Il le fait en les invitant à se mettre au diapason
de l’espérance que vit la création, attente impatiente de la gloire promise aux croyants (8,19).
Dans sa vision de la glorification des croyants,
qui doit bientôt se manifester, Paul fait entrer
toute la création de Dieu assujettie au péché
du fait des humains. Toute la création, soit les
entités célestes et les entités terrestres puisque,
pour les Méditerranéens du premier siècle, l’environnement humain comprend des entités dans
le ciel aussi bien que sur la terre.
Les anciens croyaient que les deux sphères, la
céleste et la terrestre, avaient été créées par
Dieu et qu’elles avaient une incidence l’une sur
l’autre 12. Paul voit toute la création, y compris
l’humanité, gémir comme une femme en travail
(8,22-23). Une telle espérance est en fait un
douloureux mouvement d’aspiration à Dieu, une
sorte de souffrance éclairée par l’espérance. En
réalité, pour Paul, voir ce qu’on espère, ce n’est
plus espérer (8,24-25).
L’espérance chrétienne, dès lors, ne cherche
pas ce qu’on peut voir mais bien le royaume
de Dieu, royaume invisible, royaume à venir, sur
lequel nous n’avons aucun pouvoir. Puisqu’il en
est ainsi, l’espérance n’a rien d’abstrait car elle
ne porte pas seulement sur notre avenir : elle
affecte notre expérience présente. L’espérance,
à bien des égards, c’est l’abandon à Dieu, vécu
en Dieu sur le mode du mystère.
Plusieurs d’entre nous perçoivent aujourd’hui
l’espérance de manière positive même si le
terme véhicule un sentiment de menace pour
l’immédiat et un certain malaise mêlé d’anxiété
pour l’avenir. Nous n’avons pas besoin de regarder bien loin pour trouver des motifs d’angoisse.
Les signes du déclin sont partout autour de
nous. En face de tous ces problèmes, comment
sommes-nous soutenus par l’espérance dans le
Dieu qui nous aime ? Comment notre vie continue-t-elle de témoigner de l’évangile d’espérance
et du Dieu de l’espérance ?
« Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans
la détresse, persévérants dans la prière » (Rm
12,12).
Joan Campbell, csm
[email protected]
Stock Photo : Gravure de Gustave Dore (1832-1883).
Abraham se met en route pour le pays de Canaan.
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 7
Ensemble pour un monde réconcilié !
Dimensions de notre appel
en ces temps de fragilité
Introduction
Notre appel à la vie religieuse comporte plusieurs
dimensions. La plus fondamentale, bien entendu,
est la quête de Dieu ou, plus précisément, le
désir de répondre au magnétisme de l’amour
de Dieu. Cette réaction peut obéir à diverses
motivations. Pour les uns, ce sera l’attrait du
programme du Royaume de Dieu qui inspire la
religieuse ou le religieux à s’engager dans le charisme d’un institut donné : l’éducation, la santé,
le service des pauvres sous diverses formes.
Pour d’autres, sans négliger l’appel à la justice
et à la miséricorde, le premier attrait tient à une
vie spirituelle structurée, ordonnée, vécue avec
d’autres qui la soutiennent, l’encouragent et la
célèbrent ensemble. Un rythme de prière quotidien et surtout l’Eucharistie donnent son sens à
la vie consacrée.
Telle est du moins la façon classique d’articuler l’appel à la vie religieuse : la possibilité de
changer quelque chose, de travailler à incarner
les valeurs du Royaume dans le contexte d’un
appel communautaire à la sainteté et au service. Très souvent, l’institut aura eu la charge
d’institutions qui lui permettaient d’exercer son
charisme. Le candidat recevait l’instruction et la
formation nécessaires pour contribuer au projet
communautaire. C’était comme ça. Maintenant,
c’est différent.
Le nouveau contexte
Aujourd’hui, jeunes et vieux sont invités à
réexaminer les éléments de leur appel dans un
contexte qui a radicalement changé. Les instituts
restent attachés aux valeurs du Royaume et à la
croissance spirituelle mais, le plus souvent, ce
sont des individus ou de petits groupes qui sont
chargés de les vivre. Même s’il reste raisonnable
et important de mettre l’accent sur la justice et la
vie communautaire, nous sommes contraints de
souligner l’élément mystique de l’appel. À défaut
de nous sentir profondément enracinés dans le
mystère du Christ, nous risquons de sombrer
dans l’incertitude et le découragement.
Le nouveau contexte nous invite souvent à découvrir les besoins des gens qui nous entourent – et
à y répondre – selon des modèles moins éprouvés : rendre visite aux malades et aux aînés à
domicile, animer la vie communautaire et la prière
dans les hôpitaux ou les résidences pour personnes âgées, s’engager dans des dossiers de
justice sociale comme le statut des travailleurs
migrants, des femmes ou des enfants. Tout cela
exige créativité, imagination et courage. Un coup
d’œil sur l’expérience de saint Paul illustrera
certains aspects de cette spiritualité en contexte
de fragilité.
g
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 8
Ensemble pour un monde réconcilié !
L’expérience du jeune Paul
Les premières années de Paul sont évoquées
en Actes 8,1; on le voit approuver la lapidation
d’Étienne. Formé selon la doctrine de l’époque, il
se décrit ainsi : « J’allais plus loin dans le judaïsme
que la plupart des gens de mon peuple qui avaient
mon âge et, plus que les autres, je défendais avec
une ardeur jalouse les traditions de mes pères »
(Ga 1,14). Cela sent le zèle juvénile et même
le fanatisme; d’ailleurs, 1 Tm 1,13 le traite de
« blasphémateur, persécuteur et violent ».
Une vision qui transforme
La vie de Paul fut radicalement changée quand
le Seigneur vint à sa rencontre sur la route de
Damas (Ac 9). Le contenu de cette révélation fut
dramatique : Jésus est vivant, il vit dans ses disciples. Paul semble avoir eu besoin de quelques
années pour assimiler ces notions. Sa première
prédication n’est guère couronnée de succès. On
le renvoie à Tarse. Sa façon de surmonter ce premier échec pourrait nous inspirer dans nos tentatives plus ou moins teintées d’improvisation.
Se recentrer. Quand, à Antioche, Paul émerge
de l’obscurité à l’invitation de Barnabé, il semble plus mûr et mieux en mesure d’adapter son
message à un contexte qui a évolué. Nous le
voyons réagir à la situation des Juifs et des
Gentils dans différentes villes d’Asie mineure et
d’Europe. Ses lettres témoignent de sa sagesse
et de son courage. Il s’oppose même ouvertement à Pierre quand celui-ci évite la table des
chrétiens d’origine païenne (Ga 2,11). Il peut
le faire parce qu’il a saisi la nouveauté radicale
de l’incorporation au Christ. C’est la dimension
mystique de sa foi.
Le mystique est celui qui vit avec la réalité profonde, invisible, d’avoir été saisi par Dieu. Cette
expérience est à la portée de tout chrétien, et
elle est particulièrement importante aujourd’hui
pour les religieuses et les religieux. Importante
et fondée. Ne sommes-nous pas enfants de Dieu
par adoption ? « Envoyé par Dieu, l’Esprit de son
Fils est dans nos cœurs et il crie vers le Père en
l’appelant : Abba ! » (Ga 4,5-6; cf. Rm 8,15-16).
Il s’agit là d’une réalité entièrement nouvelle.
« Vous tous que le baptême a unis au Christ, vous
avez revêtu le Christ; il n’y a plus ni juif ni païen, il
n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus
l’homme et la femme car tous, vous ne faites plus
qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28).
Le mystique et le sacramentel
Cette spiritualité est le fruit du baptême. Au baptême, nous sommes morts et ressuscités à la vie
nouvelle dans le Christ (Rm 6,3-4). Plus encore,
cette réalité nouvelle est célébrée dans l’Eucharistie (1Co 11) qui rappelle le passé, s’accomplit
au présent et annonce l’avenir : sacrement transtemporel et trans-spatial, elle fonde et enracine
la vie mystique.
Souffrir. Cet enracinement dans le Christ est
la source du grand courage et de l’admirable
constance de saint Paul. Il a pu écrire : « pour moi,
vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage » (Ph
1,21) et encore : « je peux tout supporter en celui
qui me donne la force » (Ph 4,13). L’aspect le plus
éclairant de cette spiritualité se trouve peut-être
dans l’expérience mystique de 2Co 12, quand
Paul dit avoir été enlevé jusqu’au troisième ciel.
Vision merveilleuse mais vécue dans la fragilité :
« ma puissance donne toute sa mesure dans la
faiblesse » (2Co 12,9).
Conclusion. À l’heure où s’effondrent les structures et où l’avenir paraît incertain, nous devons
assurément mettre l’accent sur la dimension
mystique de notre appel. Avec saint Paul, nous
pouvons remporter la victoire (Rm 8,31ss), et
vivre l’espérance et la joie qu’il a connues (Ph
2,14-15) dans la fragilité.
Ulysse Paré, csb
[email protected]
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 9
Ensemble pour un monde réconcilié !
Qui est ton Dieu ?
Sandra Schneiders, ihm, est à compléter un ouvrage en trois volumes sur la vie religieuse pour le
nouveau millénaire; elle en décrit le charisme fondamental comme « une quête de Dieu à longueur
de vie, axée sur une forme particulière d’amour de Jésus 1 ». La religieuse, le religieux est donc
quelqu’un qui a été réclamé par Dieu, dont la vie a été revendiquée par Dieu à l’exclusion de tout
autre engagement. Mais qui est ce Dieu qui réclame et revendique ainsi la vie des religieux ? Ce
court article voudrait explorer les conséquences que peut entraîner notre façon à nous, religieuses
et religieux chrétiens, de nommer notre Dieu.
Moïse demande à Dieu un nom
Les noms sont importants pour nous. Avez-vous
déjà remarqué comment, à travers la rumeur
confuse des voix d’une salle bondée, le son de
votre nom retient immanquablement votre attention ? Après avoir rencontré quelqu’un à quelques
reprises, nous nous attendons à ce que cette
personne sache notre nom et nous sommes toujours un peu agacés lorsqu’il est mal prononcé.
Le fait de nommer peut aussi devenir un moyen
de contrôle. Quand vous étiez en classe, quels
étaient les premiers noms que vous appreniez ?
Le fait de se nommer, de donner son nom à
l’autre indique qu’on est disposé à entrer en rapport avec lui. Se rappeler le nom de l’autre, c’est
montrer l’importance que nous lui accordons.
Se présenter, c’est demander quelque chose à
l’autre. C’est nouer une relation personnelle.
Aussi Moïse, lorsqu’il rencontre Dieu pour la première fois dans le buisson ardent, lui demande-t-il
un nom. La réponse de Dieu tient dans la formule
énigmatique JE SUIS, formule dans laquelle certains commentateurs voient un refus de divulguer
son nom. Dieu, qui n’est pas un dieu quelconque
à ranger à côté d’autres dieux semblables, n’a
pas besoin de nom.
Ce JE SUIS masque et révèle à la fois le mystère
de ce Dieu insaisissable. Par ailleurs, le nom
donné par Dieu offre une garantie d’identité qui
permettra à Moïse de guider le peuple d’Israël
vers la liberté. Aussi, d’autres commentateurs
suggèrent-ils qu’il vaudrait mieux rendre ce nom
par une expression comme « Je suis là » ou « Je
suis là pour toi », qui exprime la constance et la
présence. Dieu devient personnel; non plus le
dieu d’un lieu mais un dieu d’êtres humains :
un Dieu présent et puissant partout où il y a
des gens.
Le nom donné à Jésus
Cette façon de comprendre le nom de Dieu dessine le contexte où situer la parole prophétique d’Isaïe qui lui confère le nom d’Emmanuel,
Dieu-avec-nous. Et lorsque le passage d’Isaïe se
trouve cité au début de l’Évangile de Matthieu,
Jésus est désigné comme l’enfant promis qui
sera « Dieu-avec-nous ». En Jésus, le Dieu qui
promet d’être toujours présent devient désormais une personne. En Jésus, le Verbe de Dieu
se fait chair pour établir sa demeure parmi nous
et partager en plénitude notre humanité. Nous
voici en présence de la spécificité merveilleuse
et scandaleuse de l’incarnation.
g
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 10
Ensemble pour un monde réconcilié !
Teilhard de Chardin est du nombre. Pour lui, le
monde en évolution devient une sorte de « christogénèse » dans laquelle les mystères de la
création, de l’incarnation et de la rédemption
communiquent sur le plan logique comme sur
le plan historique 3. Par l’incarnation, Dieu est
immergé dans l’univers sous la forme d’une personne historique capable de nouer et d’entretenir
des rapports humains. Événement particulier
dont on peut entrevoir les dimensions cosmiques, l’incarnation signifie « l’emprise définitive »
du Christ sur l’univers.
Contrairement à d’autres traditions qui sont
disposées à affirmer que Dieu peut apparaître
sous une forme humaine, comme avatar ou
comme bodhisattva, les chrétiens prétendent
qu’en Jésus Dieu devient humain. C’est là une
affirmation audacieuse qui a des conséquences
incroyables. En fait, nous autres chrétiens ne
pouvons que contester toute forme de foi qui
creuse un fossé entre les valeurs physiques et
les valeurs spirituelles. Comme chrétiens, nous
ne cessons d’affirmer que c’est dans et par le
monde physique de l’espace-temps qu’on rencontre Dieu.
L’amour de Dieu et l’amour du prochain ne peuvent être séparés. Plus précisément, l’enseignement radical de Jésus affirme que Dieu ne
peut être aimé sans amour du prochain et que
c’est même Dieu qui est aimé dans l’amour du
prochain. Le second commandement est aussi
important que le premier et l’amour de Dieu s’incarne dans le service actif du prochain. Parce que
nous croyons à l’incarnation, nous sommes appelés à repenser le type de gestes que nous serions
portés à qualifier de « seulement humains ». En
Jésus, nous voyons que ces gestes, en réalité,
nous rendent pleinement humains.
Même si la particularité historique de l’incarnation a toujours été une sorte de scandale et de
pierre d’achoppement pour la foi, la conscience
que nous avons aujourd’hui d’habiter un univers en évolution aux immenses dimensions
d’espace-temps nous pose un défi encore plus
grand. Dans ce contexte, bien des chrétiens se
sont mis à réfléchir à la présence cosmique du
Christ incarné 2.
Dès lors que le Christ est « tellement incrusté
dans le Monde visible qu’on ne saurait l’en arracher désormais qu’en ébranlant les fondements
de l’Univers 4 », l’humanité devient capable de
percevoir, de découvrir et d’aimer Dieu selon
toute la longueur, la largeur et la profondeur de
notre monde en mouvement. C’est là une prière,
dit Teilhard, qui ne peut se faire que dans l’espace-temps 5.
Le Dieu de la Bible n’est pas une entité abstraite
mais un Dieu toujours fidèle et toujours présent,
un Dieu qu’on peut nommer et avec lequel « rien
n’est impossible ». Le pouvoir de nommer Dieu et
Jésus nous est donné au cœur même de notre
vie, et fait que tout devient possible à ceux et celles qui croient. Le geste de nommer nous habilite
à vivre et à proclamer les valeurs du Règne de
Dieu, subversives pour le monde, en attendant
leur pleine réalisation à la fin du temps.
Donna Geernaert, sc
[email protected]
1
Sandra Schneiders, Finding the Treasure: Locating Catholic Religious Life in a New Ecclesial and Cultural Context, New York, Paulist
Press, 2000, p. 285-286, 364.
2
La christologie cosmique prend son origine dans les épîtres de
Paul (Romains, Éphésiens et Colossiens) et dans l’œuvre des
premiers théologiens chrétiens, tels Irénée de Lyon, qui ont souligné
la dimension cosmique de la rédemption pour réagir à l’attitude
négative de la Gnose face à la réalité matérielle.
Pierre Teilhard de Chardin, « Christianisme et évolution. Suggestions pour servir à une théologie nouvelle », « Introduction à la vie
chrétienne. Introduction au christianisme », dans Comment je crois,
Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 212-213; p. 184.
3
4
Pierre Teilhard de Chardin, « Mon Univers » dans Science et Christ,
Paris, Éd. du Seuil, 1965, p. 89.
5
Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, Éd. du
Seuil, 1955.
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 11
Ensemble pour un monde réconcilié !
Témoins de l’espérance
Dans l’encyclique Spe Salvi (Nous avons été sauvés dans l’espérance), le pape Benoît
XVI compare la vie à un voyage en mer, guidé par les astres que sont les personnes
qui ont su vivre dans la droiture. « Elles sont des lumières d’espérance 1. » Le Christ
est la lumière par excellence, ajoute-t-il, mais les personnes qui reflètent sa lumière
éclairent notre route d’espérances grandes ou petites.
Il y a différentes façons pour nous de rencontrer
ces lumières d’espérance, surtout quand les
problèmes, les difficultés et la confusion nous
assaillent. Elles nous surprennent souvent là
où nous ne les attendions pas, d’une façon que
nous n’avions ni prévue ni souhaitée. Mais nous
le savons par l’Écriture, par expérience, pour
l’avoir vu chez les autres, pour l’avoir lu ou en
avoir entendu parler. Les formes et les teintes de
l’espérance, différentes quoique toujours présentes 2, nous inspirent et nous étonnent.
Récits d’espérance
Tho’ much is taken, much abides; and tho’
We are not now that strength which in old days
Moved earth and heaven, that which we are,
we are, –
Made weak by time and fate, but strong in will
To strive, to seek, to find, and not to yield 3.
Bien que diminués, nous persistons; et même si
Nous n’avons plus la force qui jadis remuait
Ciel et terre, nous sommes ce que nous sommes –
Affaiblis par le temps et par le sort mais bien
résolus
À lutter, à chercher, à trouver sans baisser les bras.
(Traduction libre)
Dans l’Écriture, l’histoire bien connue de Sara et
d’Abraham est un récit d’espérance. Dieu leur a
promis une postérité aussi nombreuse que les
étoiles du ciel (Gn 22,17). Âgés et stériles, ils
n’avaient pas eu d’enfant mais continuaient de
croire et d’espérer en la promesse de Dieu. Paul
décrit Abraham comme un homme qui « espérait
contre toute espérance » (Rm 4,18). La naissance
d’Isaac allait accomplir la promesse de Dieu.
Le Psaume 92 dit du juste que « vieillissant, il
fructifie encore, il garde sa sève et sa verdeur ».
Belle image pour nous avec nos rides, nos os
perclus d’arthrite et notre vue qui baisse, si nous
prenons conscience qu’en nous ouvrant à la promesse de Dieu, nous devenons, comme Sara et
Abraham, les porteurs de cette promesse.
Je trouve un de mes exemples préférés d’espérance et de détermination dans un poème du
grand écrivain noir américain, Langston Hughes,
« Mother to Son ». Une femme âgée y exhorte son
fils découragé; il ne doit pas surtout se laisser
abattre par les problèmes et arrêter de lutter : So
don’t you set down on the steps, ‘cause you finds
it’s kinda hard. Don’t you fall now – I’m still goin’
honey. I’m still climin’. And life for me ain’t been
no crystal stair 4. [Vâ pâ t’écraser dans ’es march’
parc’ tu trouves çâ dur. Tomb’ pâ, là – Regârd’moé, mon ’ti-pit : j’continue d’grimper même si
ma vie ’a jamais été brillante.]
« Ulysse », le poème de Tennyson, décrit un vieillard
qui « a des songes et des visions » (Ac 2,17) jusqu’à
un âge avancé. Homme d’action, l’inactivité qui le
guette ne correspond ni à son tempérament ni à
la vie qu’il a menée. Même accablé de fatigue et
de désespoir, il continue pourtant. « Comme il est
morne de s’interrompre, de s’arrêter; de rouiller,
dépoli, faute de briller au combat. »
La vie quotidienne nous offre plusieurs manifestations d’espérance pour peu que nous ayons
des yeux pour voir. Spe Salvi nous rappelle que
notre culture attend et demande la réussite avec
toutes ses pompes. Nous ne sommes pas très
habiles à reconnaître la présence de Dieu dans
ce qui est ordinaire, pas plus que dans ce qui est
difficile, ambigu ou complexe 5.
Manifestations d’espérance
g
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 12
Ensemble pour un monde réconcilié !
Et pourtant, chacune et chacun de nous a vu
des signes tangibles d’espérance. Je connais
une sœur qui a obtenu son diplôme à plus de
soixante-dix ans. D’autres acceptent dans le
silence et la sérénité la souffrance d’une maladie débilitante et exercent un véritable ministère
auprès des personnes qui les entourent par la
douceur de leur présence et la profondeur de
leur prière. Certaines se réjouissent de travailler
au service de la communauté quand elles ne
peuvent plus le faire à l’extérieur. N’avons-nous
pas rencontré quelqu’un qui n’a jamais vraiment
prononcé de parole agressive, un artisan de paix,
plein de compassion, toujours prêt à reconnaître
ce qu’il y a de bien en l’autre ? Chacun de ces
exemples nous remet devant les yeux la présence et la promesse du Christ.
L’espérance peut survenir à l’improviste, comme
une sorte d’eurêka. Tant d’incidents de notre vie
en sont un exemple : le sourire d’un enfant, un
beau coucher de soleil, les sommets enneigés,
l’exubérance de la jeunesse, le coup de main
spontané, la joie que les enfants éveillent chez
les parents, la famille qui se reconstruit au lendemain d’une tragédie, la réconciliation et le pardon
après une longue rupture.
Kathleen Fischer, dans Winter Grace, nous dit que
nous n’arrivons pas à l’espérance tout seuls. Il
s’agit plutôt d’un geste mutuel de communion
par lequel nous faisons naître l’espérance chez
l’autre 6. Elle ajoute que c’est souvent le rire et
l’humour qui viennent à notre aide. Nous aurons
sûrement entendu des personnes âgées dire des
choses comme : « le bon Dieu m’a oubliée », « on
s’accroche », « je me prépare à passer mon dernier
examen ». J’ai une tante qui, à l’âge de 91 ans,
déclarait : « Je ne pense pas repeindre la maison
cette année. Je peux encore attendre. » L’humour
des aînés est une grâce qui nous rappelle que
l’âge ou la maladie n’entament pas notre courage et notre capacité d’espérer.
L’espérance demeure; donc, je demeure.
Bien des frustrations m’ont intimidée.
Mais je suis toujours là, débordante de vie 7 !
Résilience de l’espérance
C’est un motif d’espérance pour ceux et celles
qui ne travaillent plus à temps plein de penser
qu’ils ont accompli un travail dont bénéficieront
les générations à venir. Ils peuvent se dire avec
le sentiment du devoir accompli : « je me suis
bien battu, j’ai tenu jusqu’au bout de la course »
(2 Tm 4,7). D’ailleurs, l’espérance nous dit qu’il
n’est jamais trop tard pour toucher le cœur de
l’autre car il se peut que le plus grand message
d’espérance ne nous rejoigne qu’aux dernières
heures de notre vie.
Jésus fondait son espérance sur la conviction
inébranlable que la puissance de Dieu était à
l’œuvre dans le monde et que le règne de Dieu
allait se manifester en plénitude. Comme chrétiennes et chrétiens, nous sommes appelés à
faire de même. Et, en fin de compte, nous avons
la consolation de savoir que par delà les espérances – grandes ou petites – qui nous maintiennent en chemin, « notre grande espérance
ne peut être que Dieu seul… qui nous a aimés
jusqu’au bout 8 ».
Anne Murtagh, scsl
[email protected]
1
Benoît XVI, Lettre encyclique Spe Salvi (2007), #49.
2
Ibid., #31.
Alfred Lord Tennyson, « Ulysses », dans Major British Writers,
New York, Harcourt, Brace and Company, 1959, p. 56.
3
4
Langston Hughes, « Mother to Son », dans Collected Poems,
New York, Harcourt, Brace, 1994, p. 42.
5
Spe Salvi, #9.
Kathleen Fischer, Winter Grace: Spirituality for the Later Years,
New York, Paulist Press, 1985, p. 110.
6
7
Sri Chinmoy, « Hope » dans Collected Poems, Hyperlien:
Sri Chinmoy Poetry, © 2007.
8
Spe Salvi, #31.
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 13
Ensemble pour un monde réconcilié !
D’une génération à l’autre
Une espérance fragilisée
L’intergénérationnel :
un lieu de croissance
Serons-nous les derniers à nous engager dans
la vie religieuse ? Qui nous survivra dans cette
voie radicale pour porter le charisme de l’Institut
et l’exprimer dans des oeuvres ? Quels sont les
facteurs de réussite pour la relève vocationnelle ?
Ces questions presque usées maintenant ont le
don de nous affecter à la manière d’une allergie
qui nous irrite ou, peut-être même, de nous laisser dans la complète indifférence… sauf, à l’occasion, osons-nous prier pour que Dieu entende
le cri de détresse de son peuple (Ex 2, 23). Par
ailleurs, ce genre de questions révèle une blessure au cœur même de notre espérance.
Prendre au sérieux l’Esprit Saint suppose l’entrée
dans l’inattendu de Dieu, porteur d’un devenir
empreint d’espérance. Comment réagissez-vous
aux propos suivants ? « Avez-vous encore de l’espérance pour la relève vocationnelle », demandait
récemment une religieuse à ses consoeurs ?
Devant l’hésitation de son auditoire, elle s’empressa de dire : « Moi, en tout cas, si j’étais
supérieure et que j’avais des candidates, je leur
donnerais toute la formation que je peux et je
leur dirais : Maintenant, faites des sœurs 2010 à
la suite de Jésus, dans la communauté X avec ce
que vous êtes et ce que vous avez reçu. »
Notre espérance est envahie par un doute intérieur et nous risquons de transmettre ce doute
au point de penser que ceux et celles qui se
présenteront ne seront pas de taille à poursuivre
ce que nous avons si bien planté et arrosé. Oui,
notre espérance est fragilisée, fissurée. Elle a
besoin d’être guérie de ses doutes, sinon la mission évangélisatrice qui nous incombe n’est plus
possible. Cette guérison, ou la prise au sérieux
de l’Esprit Saint, est le premier pas à faire pour
que, d’une génération à l’autre, s’établissent de
nouveaux ponts dont la traversée est, sans nul
doute, pascale.
Ces propos ont été communiqués à une candidate en formation. Elle a répondu : « Mais on
ne peut pas nous laisser toutes seules à nousmêmes… nous avons besoin de l’expérience des
devancières. » La réponse ouvre l’espace à l’intergénérationnel.
Les nouveaux venus, disons-le bien simplement,
ne nous remplaceront pas, mais ils nous succèderont avec la force qui les anime, l’élan des
nouveaux départs et l’appel à se consacrer totalement à la suite de Jésus, tout comme pour nous
autrefois. Et ces nouveaux venus, de décennies et
d’horizons divers pour la plupart, font face entre
eux à la réalité de l’intergénérationnel, au moment
où ils entreprennent ensemble un cheminement
qui les prépare à vivre leur engagement.
L’intergénérationnel est un lieu par excellence
de croissance, de devenir, à la condition de ne
pas perdre de vue qu’un tel devenir est de toute
façon éprouvant. Tout devenir en soi est porteur
de crises. Celui des apôtres et des disciples du
Christ n’y a pas échappé; il en est de même pour
nous. Pour faire un bout de chemin ensemble, les
générations mises en présence ont le devoir de
s’accompagner mutuellement.
g
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 14
Ensemble pour un monde réconcilié !
Dans les inattendus de Dieu ou les demi-obscurités ou les impasses, qu’est-ce qui est assez
fort pour nous inciter à poursuivre notre marche
ensemble ? En chemin, les nouvelles générations
posent des questions : « Pourquoi faites-vous ceci
comme cela ? Pourquoi avez-vous gardé cette tradition et non pas telle autre ? » Nos réponses sont
vitales, mais davantage nos manières significatives de vivre et de transmettre ce qui est porteur
de vie et d’espérance.
Avec les nouvelles générations, nous sommes
conviés à célébrer Pâques ensemble tous les
jours. Et l’expérience du « corps à corps avec la
Parole » (combat de Jacob) a besoin d’être vécue
lucidement afin que tombent nos fausses résistances et que, de nos différences, s’élève une
parole créatrice qui permet de susciter, à même
le quotidien, des espaces de rencontre d’une
génération à l’autre. Le texte suivant, intitulé
« le sac à dos et la mallette », nous en fournit un
exemple.
Sac à dos et mallette :
une rencontre intergénérationnelle
Les relations intergénérationnelles sont semblables à un voyage 1 qu’entreprennent ensemble
une jeune adulte et une personne aînée en compagnie d’autres personnes. Tendresse, la jeune
adulte, voyage avec son gros sac à dos bien
garni, tandis que Sagesse, la personne aînée,
voyage avec une mallette plutôt légère. Tendresse
n’en revient simplement pas et demeure muette
devant ce qu’elle observe. Pourtant, Sagesse
et Tendresse feront le même bout de chemin et
connaîtront la même destination.
Au départ, tout semble tellement similaire dans
cette expérience commune. Quoi de plus normal
que d’apporter des articles courants pour les
nécessités quotidiennes dans un sac à dos ou
une mallette ! Pendant de bons moments, rien n’a
filtré de ce que porte en elle Tendresse par rapport à ce qu’elle observe de la minceur des bagages de Sagesse. Finalement, toujours étonnée,
elle s’exclame : « Que j’ai hâte de ‘voyager léger’ à
la manière de Sagesse ! Elle peut se contenter de
si peu. » Et voilà qu’un dialogue prend naissance
et que Sagesse révèle à Tendresse ce que signifie pour elle « voyager léger ».
Assez rapidement, Tendresse découvre que la
vie, avec ses crises et ses espérances, a purifié
profondément Sagesse et ce qui était auparavant
de première nécessité est devenu, avec le temps,
bien secondaire. Et Sagesse, de son côté, en
écoutant Tendresse, est émerveillée par la symbolique du sac à dos reliée aux marches pèlerines qui fascinent tant de jeunes et de moins
jeunes aujourd’hui.
Invitation
Ainsi en est-il de la réalité intergénérationnelle.
Le regard posé uniquement sur les réalités
extérieures risque de faire écran aux véritables
richesses. Que sac à dos et mallette disparaissent « aux yeux de chair » et que s’ouvrent les
cœurs à l’intelligence de ce que l’Esprit écrit
dans le cœur de chaque génération :
Sac à dos et mallette se rencontrent
Sagesse et Tendresse s’embrassent 2 !
Demeurons donc éveillés dans une espérance
fortifiée et écrivons d’autres paraboles 3 afin que
la vie circule d’une génération à l’autre dans le
réel quotidien.
Carmelle Bisson, amj
[email protected]
1
Cette mini-parabole est basée, en partie, sur une histoire vécue.
Ps 85, 11 : Amour et vérité se rencontrent; Justice et paix
s’embrassent.
2
Invitation à nous faire parvenir vos paraboles :
[email protected]
3
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 15
Ensemble pour un monde réconcilié !
La vie religieuse et les défis
de la « nouvelle évangélisation »
De tout temps et à travers ses multiples formes, la vie religieuse a été partie prenante de
la mission évangélisatrice de l’Église. Cette mission a une constante : annoncer le nom
du Christ et incarner l’Évangile en plein cœur du monde. Par ailleurs, les manières de
réaliser cette mission varient au gré des époques et des besoins émergents de l’Église
et du monde. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Trois types de pauvretés
Historiquement, la vie religieuse a répondu à
trois types de besoins ou de pauvretés.
(1) La pauvreté matérielle ou l’indigence. Au 20e
siècle, en particulier, les communautés religieuses ont été partie prenante, souvent pionnières, de l’édification d’une société humaine
plus juste.
(2) L
a pauvreté physique, psychique et intellectuelle. Ici se profile la cohorte des communautés hospitalières, caritatives et
enseignantes.
(3) L
a pauvreté spirituelle. Les monastères ont
souvent été des phares dans le maintien et
la progression du christianisme. Sans compter les communautés explicitement dédiées à
l’évangélisation par le ministère de la parole
(Frères Prêcheurs, Congrégations missionnaires, etc.).
Fondement et équilibre
de l’évangélisation
La réponse à la pauvreté spirituelle englobe, en
fait, les réponses aux deux pauvretés précédentes. Elle en constitue même le fondement. « Les
besoins auxquels répondent les instituts religieux,
écrit Patricia Wittberg, sont habituellement plus
spirituels que sociaux. Il n’y a que dans la tradition catholique que des congrégations religieuses
ont été fondées avant tout pour l’enseignement,
le soin des malades ou le travail social. […] Et
ce n’est que graduellement, et surtout à compter du seizième siècle, que des congrégations et
des ordres ont été fondés spécifiquement pour
enseigner, prendre soin des malades ou faire un
autre travail socialement utile 1 ». Autrement dit,
la motivation sous-jacente à l’agir des religieux
et des religieuses est l’annonce du Christ et
l’irruption de son Règne. Toute action est une
occasion d’évangéliser.
Ces trois registres d’apostolat sont inséparables les uns des autres; une vision complète
de l’évangélisation doit chercher un équilibre
entre ces aspects. Les communautés religieuses, en fonction de leurs charismes respectifs,
insisteront d’avantage sur l’une ou l’autre de
ces pauvretés.
À besoins nouveaux,
communautés nouvelles
Pour caractériser la situation et la mission de
l’Église en Occident, Jean-Paul II a employé et
popularisé l’expression « nouvelle évangélisation ». En contraste avec les sociétés majoritairement chrétiennes qui ont subsisté jusqu’au
milieu du 20e siècle, l’Église évolue actuellement
en contexte séculier. Les catholiques se retrouvent, au plan des pratiques et des appartenances effectives, souvent en situation minoritaire.
Quel rôle jouent les communautés religieuses
dans ce contexte nouveau ? Nombre de congrégations apostoliques – particulièrement celles
fondées au 19e et au 20e siècles – ont été rudement touchées par les développements socioecclésiaux contemporains, notamment par la
reprise étatique des œuvres. La raison d’être de
ces communautés est-elle révolue ? Patricia Wittberg affirme « qu’il y a encore de la place pour les
ordres apostoliques qui préconisent une participag
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 16
Ensemble pour un monde réconcilié !
tion active – et il y a certainement de la place pour
ceux qui s’impliquent directement dans le travail
auprès des moins fortunés 2 ». Du même souffle, il
faut ajouter toutefois que le contexte actuel fait
émerger des besoins nouveaux où la pauvreté
spirituelle est particulièrement criante.
En observant l’évolution de la vie religieuse au
Canada, nous trouvons un indicateur de ces
besoins nouveaux dans l’éclosion de nouvelles communautés fondées après le concile
Vatican II 3. À besoins nouveaux, communautés
nouvelles. Celles-ci insistent en particulier sur
quatre aspects :
Une réflexion nouvelle
Ces observations sont loin d’être complètes. Elles conduisent néanmoins à lancer nos
communautés de tradition ancienne dans une
réflexion nouvelle. Nous terminons notre propos
par trois questions que vous êtes invités à vous
approprier en fonction de votre appartenance
communautaire.
(1) La prière comme lieu de rencontre du Christ.
Nombre de fondations nouvelles sont de
type monastique ou semi-monastique alliant
l’apostolat et la prière.
(1) F
idélité créatrice au charisme fondateur. Ce
n’est pas parce qu’on est un vieux pommier
qu’on produit des vieilles pommes ! Autrement dit, des communautés anciennes peuvent retrouver la sève vitale qui les a fait
naître jadis, en fonction des besoins actuels.
Quelles sont alors les similitudes entre le
contexte qui a fait naître le charisme de ma
communauté et le contexte actuel?
(2) L’annonce explicite de la foi. Une parole audible et une vie religieuse visible sont souvent préconisées. Sans rapport d’exclusion,
l’image de la lumière qui ne doit pas être
mise sous le boisseau semble vouloir primer
sur celle du levain dans la pâte.
(2) L’urgence de répondre à la pauvreté spirituelle. En fonction du charisme de ma communauté et des moyens dont nous disposons
aujourd’hui, comment est-ce que je me situe
face aux impératifs de la nouvelle évangélisation ?
(3) U
ne vie communautaire forte. Le fait d’être
plus fragiles comme catholiques oblige à
tisser des liens plus forts entre les membres
de l’Église et des communautés. Au plan
apostolique, les nouvelles communautés
privilégient des actions communes plutôt
qu’individuelles.
(3) R
ééquilibrage des politiques financières en
matière de dons. Une grande proportion de
l’aide financière des communautés religieuses canadiennes va à des œuvres sociales au
service de la justice, de la paix, de l’écologie,
etc. C’est important : c’est le reflet de l’histoire et du charisme d’un nombre considérable de communautés. Cependant, considérant
le contexte qui vient d’être décrit, comment
nos politiques financières en matière de dons
s’articulent-elles avec la situation nouvelle de
notre Église, de notre société, et des priorités
qui s’y élaborent ?
(4) L
’éducation de la foi. Il y a de nouvelles générations, d’origine canadienne, qui ont désormais peu de contacts avec la foi chrétienne.
Les écoles n’assument plus partout la transmission religieuse qui relève désormais de
l’entière responsabilité des parents et des
Églises. La catéchèse, pour tous les âges, est
devenue prioritaire. Les nouvelles communautés s’engagent sur ce front.
Rick van Lier, op
[email protected]
1
Patricia Wittberg, Religious Apostolates, Past and Future: Lessons
from the Present Refounding Cycle, National Association for
Treasurers of Religious Institutes, Miami, 2007. Référence Internet :
http://www.natri.org/programs/2007%20Handouts/Patricia%20
Wittberg%20Keynote.pdf, p. 2-3.
Patricia Wittberg, Apostolat religieux, passé et futur : les leçons du
présent cycle de refondation. Partie II, En son nom. Vie consacrée
aujourd’hui, septembre-octobre 2009, p. 247.
2
Voir le dossier sur les « communautés nouvelles » publié dans
Bulletin CRC, vol. 6, no 3, automne 2009.
3
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 17
Ensemble pour un monde réconcilié !
Ésaü et Jacob : une fraternité fragile !
« En vérité, Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas ! » (Gn 28,16)
U
ne rencontre récente entre « communautés
anciennes » et « communautés nouvelles », a
permis de grandir en communion dans l’aveu de
leurs fragilités respectives. Nouveauté dans le
paysage de la vie consacrée.
deux fils est préféré de l’un des deux parents.
Quel noeud relationnel porteur de comparaisons
malsaines! Ne se manifeste-t-il pas encore bien
souvent dans nos relations communautaires,
face à l’autorité !
Le dernier numéro du Bulletin de la CRC suggérait des pistes de réflexion et d’action visant à
créer des dialogues féconds entre communautés
religieuses ainsi qu’avec les réseaux d’Église
et de société. Devant la grande soif spirituelle
de notre monde en fracture, une intuition me
tenaille, comme un appel aux « communautés de
longue tradition » à créer des voies d’intériorité
communautaire :
• développer l’être ensemble d’un groupe pour
devenir un seul cœur, une seule âme (Ac 2);
• prendre les décisions appropriées, par discernements vécus dans le partage de la vie et de
la Parole de Dieu;
• puiser dans le charisme la manière unique
d’aimer et de s’engager en faisant des choix
conformes à ce don!
Tout cela demande une constante conversion
dans notre vie relationnelle.
Rivalité dans les rapports fraternels :
Gn 25, 29-34 Gn 27, 1-40
Ésaü, rentrant épuisé de la chasse, demande
à Jacob de lui servir cette soupe rouge, énergisante, qu’il vient de faire. Jacob en profite pour
lui extirper son droit d’aînesse. Plus tard, Jacob,
avec la complicité de sa mère, dérobe à Ésaü
la bénédiction solennelle qui faisait du fils aîné
le chef du clan et le gestionnaire de l’héritage.
Pour se venger, Ésaü veut tuer Jacob. Informé
par sa mère, Jacob doit s’expatrier chez son
oncle Laban. N’avons-nous pas en mémoire le
meurtre d’Abel par son frère Caïn ? Ici, le conflit
se terminera par l’exil de Jacob. Quoi de mieux
que de changer de milieu pour fuir une relation
conflictuelle ?
Les fragilités dans la fraternité
d’Ésaü et de Jacob (Gn. 25 à 34)
Rivalités dans le clan et exploitation
de Jacob par son oncle : Gn 29, 1-30
Au cœur même de cette brisure affective, Jacob
s’exile et rencontre l’amour, mais un amour
exploité par son oncle. En effet, ayant travaillé
sept ans pour obtenir Rachel comme épouse, il
est trompé par un subterfuge de Laban qui lui
donne sa fille aînée Léa. La confiance de Jacob
est mise à l’épreuve : il travaillera encore sept
ans pour avoir Rachel. Au cœur de ces relations
mensongères, Jacob apprend à lutter pour assumer ses propres choix au lieu de s’en laisser
imposer. Il travaille très fort et devient de plus
en plus riche.
Compétition dans les rapports parentaux :
Gn 25, 22-28
Jacob, deuxième fils dans la hiérarchie familiale
se trouve sous la tutelle du frère aîné. Jacob
est imberbe, presque féminin, et protégé par
sa mère contrairement à Ésaü, chasseur viril,
poilu, costaud et valorisé par son père à qui il
prépare ses plats préférés de gibier. Chacun des
Son oncle Laban entre alors en compétition avec
lui. Jacob renonce à vouloir tout posséder par
ruse comme il l’avait fait avec Ésaü et se plie aux
conditions de son oncle. Sa vie devient tellement
difficile qu’il se voit dans l’obligation de partir.
Dieu le réconforte et lui donne l’ordre de revenir
dans son pays natal. Jacob part avec femmes,
enfants et troupeaux.
Une question se pose : comment développer
davantage cette intériorité communautaire à
travers des relations interpersonnelles parfois
difficiles ? La fraternité éprouvante d’Ésaü et de
Jacob les a conduits à découvrir ensemble la
présence unifiante de Dieu, au coeur même de
leurs fragilités humaines.
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Ensemble pour un monde réconcilié !
vécu la même lutte intérieure puisqu’il s’est mystérieusement ouvert à l’accueil de son frère et a
accepté de le bénir. Conséquence ? Ésaü facilite
le retour de Jacob. Un cœur qui s’ouvre opère
la même ouverture gracieuse dans le cœur de
l’ennemi, même si cela doit prendre des années !
Gn 33, 1-11
Jacob et Ésaü ne sont plus des compétiteurs,
mais bien des frères vulnérables qui s’ouvrent à
la réciprocité. Jacob changera sa façon de marcher et son rythme puisqu’il boîte : il ira désormais au pas des enfants et du petit bétail, de ce
qui est fragile et vulnérable.
La victoire de la fraternité entre Ésaü et Jacob
restaure la réciprocité entre frères et permet la
continuité du Peuple de Dieu. C’est le renversement de la lutte fratricide entre Caïn et Abel.
Nous voyons Dieu face à face.
Application concrète
Le changement profond au niveau de la relation
entre les deux frères nous interpelle. Comme
pour eux, nos recherches de pouvoir prennent
parfois le visage de la rivalité, de la vengeance,
de la méfiance des intérêts étrangers à la communauté qui ne conduisent qu’à la mort de la vie
communautaire.
Stock Photo : Gravure de Gustave Dore (1832-1883).
Jacob et Ésaü se retrouvent.
Passage au gué de Yaboq : Gn 32, 23-25
Après son retour, Jacob reste seul, démuni,
dénudé d’appartenance, exilé, victime du processus de compétition, de rivalité et d’exclusion, fréquent dans les rapports familiaux et fraternels.
Au cœur de cette immense solitude, Jacob
découvrira la face de Dieu dans sa lutte et sa
réconciliation avec Ésaü. Jacob découvre que
Dieu les appelle, lui et son frère, à se laisser
retrouver dans les racines de la fraternité qui
les unit. C’est la base de l’intériorité communautaire. Gn 32, 26-31 – Où s’enracinent nos
relations fraternelles ?
Le combat avec l’Ange, c’est le combat spirituel
de la rencontre entre amour et vérité. Jacob s’est
montré « FORT CONTRE DIEU » parce qu’il a fait
face à ses ruses pour tromper Ésaü. Il a vaincu
sa peur de rentrer chez lui et d’affronter la colère
et la violence de son frère. De son côté, Ésaü a
Entrer dans la lutte avec l’Ange, combat avec
la vérité profonde de l’être, amène une autre
manière de marcher, au rythme de nos pas fragiles mais porteurs de réconciliation, de vie et de
bénédiction fraternelle.
L’intériorité passera par des prises de conscience
personnelles d’abord et, ensuite, par des dialogues francs et courageux sur nos rivalités,
nos peurs de l’autre, nos violences verbales ou
muettes. Nos prières surgiront davantage de nos
cœurs d’enfants!
Oui, « en vérité, Dieu est ici »,
dans nos fragilités partagées
et « nous ne le savions pas ! » (Gn 28,16)
Diane Foley, osu
[email protected]
Bulletin CRC | Hiver 2010 — 19
Ensemble pour un monde réconcilié !
Dieu ne nous a jamais promis
un jardin de roses !
Pertes troublantes
Toute perte est douloureuse. Dernièrement, j’ai
oublié mon agenda près d’un téléphone public
dans un centre de congrès de Cornwall. Ce calepin contient ma vie : il me dit où aller, quoi faire,
me donne accès à mon travail et à mes amis.
Un peu plus tard le même jour, à Ottawa, je ne
le trouvais plus. J’ai paniqué. Je me sentais
tout à fait démuni, dépouillé. Où, quand avais-je
utilisé mon agenda pour la dernière fois ? Je
me suis même tourné vers Dieu : « Il faut que tu
m’aides ! »
Le lendemain, la sécurité du centre m’apprit
qu’on avait trouvé mon trésor... La perte est si
douloureuse, troublante, bouleversante. Cependant, si important qu’il ait été pour moi, ce petit
livre n’était jamais qu’un objet. Et même si j’avais
perdu un bras ou une jambe, ce n’aurait jamais
été une perte totale. Quoi que je puisse perdre,
JE SUIS TOUJOURS LÀ !
Les individus vivent des traumatismes de ce
genre, mais les communautés religieuses aussi.
On sait que les deux tiers des communautés
religieuses qui existaient au Moyen Âge ont maintenant disparu. On se demande comment elles
ont vécu leur disparition terrestre, leur perte
existentielle.
Les pertes remettent en
question nos attentes
À quoi nous attendions-nous quand nous sommes entrés dans la communauté à laquelle
nous appartenons aujourd’hui ? N’avions-nous
vraiment que le Règne de Dieu en tête ? Nous
étions-nous formulé certaines conditions, pour
nous-mêmes ou pour Dieu ? Nous étions-nous
engagés inconditionnellement à « faire la volonté
de Dieu », quelle qu’elle soit un jour ?
Nous avions nos rêves, mais la vie n’est rien
moins que prévisible. Peut-être avons-nous reçu
des coups, des coups durs. Peut-être avons-nous
dû encaisser la perte de l’identité que nous
conféraient nos œuvres, notre travail ou notre
lieu de résidence. En ce cas, nous avons subi
un vrai traumatisme : nous nous sentons désorientés, rien ne va plus, nous avons perdu nos
balises. Tout devient chaos, désordre, agitation :
plus rien à quoi s’accrocher. Notre sensibilité
est écorchée, le deuil s’installe. Notre sentiment
d’appartenance, les relations sur lesquelles nous
étions habitués de compter et le sens que nous
donnions à nos travaux quotidiens, tout s’est
évanoui. Même le temps se vit autrement. Il
arrive même qu’on vive ce genre de perte comme
une perte d’identité : je ne m’y retrouve plus, JE
N’Y SUIS PLUS …
Et pourtant, J’Y SUIS TOUJOURS ! … Comment se
fait-il que je puisse survivre à la perte des « liens »
que j’avais (les personnes, les lieux, le travail) ?
Si je suis toujours vivant, c’est peut-être que
ces références qui me paraissaient essentielles
ne sont pas si essentielles après tout. Peutêtre SUIS-JE plus que tout ce que m’offrait ma
coquille institutionnelle. Peut-être suis-je appelé
à regarder d’un œil différent le charisme et la
spiritualité que le fondateur ou la fondatrice a
légués à la communauté. Même si j’ai la sensibilité à vif, rien ne nous empêche, moi et les
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Bulletin CRC | Hiver 2010 — 20
Ensemble pour un monde réconcilié !
personnes autour de moi, de penser du neuf, de
rompre les amarres de ce « passé préférentiel »
qui nous retient.
Il est possible de s’appuyer sur la présence d’une
mémoire historique pour mettre à jour le passé
sans s’y noyer. Ce n’est que de cette façon que
je, que nous arriverons à percer le deuil paralysant pour en faire un point tournant, un moment
décisif qui nous permettra de construire du sens
avec les personnes, les lieux et les événements.
J’apprends, nous apprenons à dire adieu sainement à ce qui n’est plus [grâce à des rituels
originaux] et à aborder le présent avec toutes
ses possibilités. Cela voudra dire recommencer à
petits pas, avancer humblement. Cela voudra dire
chercher Dieu dans des lieux nouveaux. Cela voudra dire ouvrir ensemble de nouveaux chantiers
apostoliques qui tiennent compte de notre âge et
qui relancent le charisme et la mission de notre
institut. Dans nos familles, nombre de nos proches ont dû affronter ce genre de traumatismes :
pourquoi devrions-nous, nous autres, échapper à
tout ça ? Sommes-nous si différents ? N’oublions
pas que Dieu est toujours avec nous...
Combien de temps
sommes-nous censés rester là ?
Dieu nous réserve des surprises. Quand je suis
entré dans l’Ordre, l’âge critique se situait entre
45 et 55 ans. Plusieurs frères mouraient à cet
âge-là, mais, si vous passiez à travers, vous
pouviez atteindre 80 ans. Au fil des siècles, l’espérance de vie a beaucoup changé. Au début de
l’Empire romain [vers 300 avant l’ère chrétienne],
elle était de 18 ans; à la fin de l’Empire [700 ans
plus tard], c’était 25 ans. Au Moyen Âge, elle
était de 30 ans pour une femme du peuple et de
40 ans pour une aristocrate. En 1850, en Suède,
elle était de 45 ans et, aujourd’hui, en Amérique
du Nord, elle est de 79 ans pour les hommes et
de 84 ans pour les femmes. On dit qu’une petite
fille qui a deux ans aujourd’hui, dans notre pays,
pourrait vivre jusqu’à l’âge de 130 ans !
Pourquoi Dieu nous laisse-t-il vivre si longtemps ?
On sait bien que nous n’avons plus l’énergie de
« la force de l’âge » à investir dans la mission.
Dieu prolonge-t-il « pour rien » notre vie dans une
sorte de quête impossible ? Ou n’est-ce pas
plutôt que nous avons remplacé les valeurs qui
inspirent notre style de vie par celles qui régissent la société ? Avons-nous simplement décidé
de suivre le modèle du Christ, Roi glorieux plutôt
que celui du Serviteur souffrant ? Il faut nous
rappeler la promesse très simple que Dieu nous
a faite par la bouche de Jésus : « De même, vous
aussi, quand vous aurez fait tout ce que Dieu vous
a commandé, dites-vous : nous sommes des serviteurs quelconques, nous n’avons fait que notre
devoir » (Lc 17,10).
Une nouvelle mission ?
Peut-être, après tout, Dieu veut-il que nous
demeurions là. Peut-être avons-nous encore une
mission à remplir. Pourquoi pas quelque chose
de nouveau et d’inouï, quelque chose qu’il nous
faudra apprendre : comment servir de modèle au
monde vieillissant qui nous entoure ? L’Occident
vieillit, lui aussi. Peut-être sommes-nous appelés
à être, de nouveau, levain dans la pâte, à quitter la sécurité de nos villages monastiques et
l’enceinte de nos œuvres pour nous jeter dans
la mêlée. Certaines communautés affrontent
déjà cette réalité : elles vivent avec des laïques
ou avec d’autres communautés dans un lieu,
comme elles disent, « qui n’est plus à nous ».
Non, Dieu ne nous a jamais promis un jardin de
roses... seulement d’être toujours avec nous !
Michel Côté, op
[email protected]
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