Antonio PORCHIA - Gérard Barrière | accueil
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Antonio PORCHIA - Gérard Barrière | accueil
La Nouvelle Revue Française 138 Février 1980 LETTRES ÉTRANGÈRES Voix, traduit de l'espagnol par Roger Munier, avec une préface de J. L. Borges et une postface -de Roberto Juaezzo (Fayard). ANTONIO PORCHIA : « Quand le superficiel me fatigue, il me fatigue tant que pour me reposer j'ai besoin d'un abîme. » Chercheurs d'abîmes, voici peut-être quelque chose pour vous : l'insondable livre d'Antonio Porchia, d'où sont puisés ces mots. A vous, fatigués d'actuel et de superficiel, épuisés des livres de (grandes) surfaces, excédés de cette littérature par la bande (magnétique) dont nous envahissent aujourd'hui ceux qui méprisent les mots et sous-estiment le silence, à vous tous, frères en lassitude, s'offre cet abîme, ce recueil de vertigineux aphorismes. Puissiez-vous y trouver salutaire repos, grande paix des profondeurs, loin des modes et marées, loin des remous, loin des courants. Ce livre n'est point des œuvres obscènes du profit et de la hâte.- est, lentement mûri dans la solitude, l'attention et le silence, le fruit unique d'une vie qui fut de lente dépossession. Il ne rapporta rien, mais coûta de la douleur. Ce livre n'est pas de ceux qui tôt surgissent lorsque ont crevé les nuages de l'événement, qui vite disparaissent lorsque d'autres vents apportent d'autres pluies. Il est comme le soleil, inactuel. Publié confidentiellement a Buenos-Aires en 1943, découvert alors par Roger Caillois qui en donne six ans plus tard une première et partielle traduction française, admiré par les esprits les plus exigeants, parmi lesquels Borges et Queneau, introuvable depuis longtemps, enfin republié et cette fois dans sa version intégrale, il n'a Tien perdu de sa nouveauté, .de sa présence, de sa force... Celles même des plus anciens textes sacrés, des livres de Sapience, des Paroles de Job ou du Tchoung niu-Tchen King (Le Vrai Classique du vide parfait') de Lie-Tseu. Ce livre est inactuel, « Idées », Gallimard. Notes 139 comme l'essentiel. « La fleur que tu as dans les mains est née aujourd'hui, et déjà elle a ton âge », écrit Porchia. Son livre, que je tiens dans les miennes, est né il y a trente-six ans — aujourd'hui — et déjà il a l'âge de l'homme. Ce livre n'est- pas d'une vedette. Son auteur ne fut ministre, ni courtisane, ni gangster, pas davantage athlète, altesse ou starlette. Son auteur fut un inconnu. Un héros, sans nul doute, tel qu'en dissimulent plus souvent qu'on ne croit les banlieues et le quotidien. Un « délivré-vivant », probablement. Peut-être même un saint, bien caché, de l'Église invisible. Antonio Porchia est né en 1866 en Calabre, il fut ouvrier typographe en Argentine, il y mourut en 1968. Voici à peu près toute sa biographie. Impressionnante d'humble sobriété, surtout à considérer les curricula fleuves qu'arborent aujourd'hui au revers de leurs livres certains auteurs de trente ans. Il ne fut pas philosophe, ne fit profession d'écrivain, et si on le peut dire homme de lettres, c'est sous impérative condition de corriger qu'il ne le fut, au sens le plus immédiat, que par le métier de ses mains. Aussi, pour avoir si souvent manipulé leur plomb, connaissait-il très concrètement le poids des mots et le prix de la concision. On le vérifie à lire ses laconiques aphorismes, à éprouver leur densité. Ce faisant, je ne pouvais me retenir d'imaginer quelque utopique république des lettres où obligation serait faite aux auteurs de composer eux-mêmes leurs livres. Que d'inutiles « pavés » nous seraient alors épargnés! Mais la littérature y gagnerait sans doute, les mots retrouvant le poids soudain perdu par les volumes. Ce livre n'est point d'une raison. Écrit par toute une vie, il doit être lu par toute une vie, lu peu à peu, lentement relu, médité, jusqu'à ce qu'en nous ces Voix fassent enfin le silence. Il n'est pas destiné à la distraction mais, au contraire, au recentrement de tout notre être autour de son évidence, de son vide. Il est, par excellence, le livre évident, j'avais envie d'écrire évident. Ce souci de vacuité (« Qui a vu tout se vider, sait presque de quoi tout se remplit »), cette volonté d'effacement (« Quand il me semble que tout est sans moi, que tout est extraordinaire s) apparente cette œuvre au taoïsme aussi qu'a la pensée de Simone Weil qu'elle rejoint en une même ascèse 140 La Nouvelle Revue Française de la « décréation ». Mais à peine s'agit-il ici de philosophie. Plutôt d'une mystique, .« mystique à l'état sauvage », disait Caillois, hors des dogmes. Et, quelque fois, souvent, d'une haute poésie abrupte : « Il est des choses qui ne tiennent pas dans l'infini. Et qui tiendraient dans mes mains, si je les avais dans mes mains. » «.L'espérance n'est pas dans les fleurs. Parce que l'espérance est un lendemain et que les fleurs n'ont pas de lendemain. » On doit être reconnaissant à Roger Munier de nous avoir donné cette traduction de ce livre que je n'hésite pas-à ranger parmi les trois ou quatre chefs-d'œuvre essentiels de ce temps. Un mot, cependant, à propos de cette traduction. Munier semble avoir choisi de conserver les tournures abruptes, le rythme sec de la phrase espagnole. Ainsi dans la « voix » : « Me dit que je suis un aveugle ce que je vois », la construction originelle, brisée, est-elle parfaitement respectée. Mais au prix, peut-être, de la simplicité que devait toujours rechercher Porchia et qui aurait alors commandé en français : « Ce que .je vois me dit que je suis aveugle. » On voit le dilemme. Conserver le rythme cassé, presque brutal, violent, de l'espagnol et retrouver aussi, derrière cette voix, la rudesse tragique de .la langue de saint Jean de la Croix et des grands mystiques castillans, ou préférer la naïveté, l'extrême sobriété qui toujours fut• celle de Porchia. Roger Munier a choisi la première voie. On ne peut lui donner tort, tant le texte conserve ainsi d'âpre saveur. Mais on doit, en le lisant, se souvenir qu'il fut plus simplement écrit, sans la recherche qu'illusoirement pourrait laisser supposer la traduction. GÉRARD BARRIÈRE