La Défense en classe de 1ère d`ECJS

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La Défense en classe de 1ère d`ECJS
LA DEFENSE
La notion de Défense détonne dans le programme d'ECJS, à la fois par sa nature
radicalement différente des six autres notions, et par cette précision qui rend son étude
obligatoire: "Dans le cadre de la philosophie générale de l’ECJS, et conformément à la loi
du 28 octobre 1997, l’étude du devoir de défense sera abordée quels que soient le ou les
thèmes choisis".
Cette loi, qui a remplacé le service national par les Journée d'appel de préparation à la
défense (JAPD), fait elle-même explicitement référence au rôle dévolu à l'Education
Nationale: "L'enseignement de la défense est organisé dans les conditions fixées par
l'article L. 312-12 du code de l'éducation ci-après reproduit : «Les principes et
l'organisation de la défense nationale et de la défense européenne ainsi que l'organisation
générale de la réserve font l'objet d'un enseignement obligatoire dans le cadre de
l'enseignement de l'esprit de défense et des programmes de tous les établissements
d'enseignement du second degré. Cet enseignement a pour objet de renforcer le lien arméeNation tout en sensibilisant la jeunesse à son devoir de défense.»" (article L114-1du code
du service national).
Les enseignants concernés par l'ECJS se retrouvent donc en quelque sorte "en service
commandé" tout en étant pris au dépourvu: aucun d'eux n'est en effet "spécialiste" de
questions de défense, même si chacune de leurs disciplines effleure implicitement cette
notion à travers l'étude de conflits précis (l'historien), de territoires et de géostratégies
(le géographe), de mécanismes de production et de consommation (l'économiste),
d'institutions et de concepts (le philosophe, le politologue ou le sociologue).
Cette fiche poursuit donc trois objectifs:
- souligner, contre l'évidence et l'indifférence, l'enjeu et le caractère problématique de
cette notion;
- montrer à quel point cette question est affaire de citoyens et non de techniciens;
- apporter de nombreux exemples (d'où la longueur inhabituelle de cette fiche) afin de
mieux clarifier et conceptualiser un domaine parfois perçu comme vague et lointain.
La Journée d'appel de préparation à la défense (JAPD), qui concerne filles et garçons
français dans leur dix-huitième année, et devrait tenir lieu de sensibilisation, semble au
contraire contribuer à banaliser et "déproblématiser" la notion de défense. De
nombreux français ne s'étonneraient pas, aujourd'hui, que leurs filles ou leurs fils
choisissent sans aucune vocation militaire le métier de soldat. Cette évidence d'un métier
"comme un autre" de plus en plus "technicisé", tend à repousser toute interrogation sur
la finalité de la défense: il "faudrait" des militaires, comme des comptables ou des
commerçants, ce serait là une fonction sociale naturelle ou évidente.
Au sein d'une société estimant sa sécurité acquise, l'élaboration d'une doctrine de
défense est donc soit remplacée par de simples sentiments exprimés sous le choc des
images et des violences guerrières, soit confiée à des "spécialistes" qui confisquent aux
citoyens toute réflexion. La vérité est que la notion de défense est éminemment politique.
Son inscription dans le programme d'ECJS ne relève donc aucunement d'un
endoctrinement, mais au contraire d'une réflexion critique sur une dimension essentielle
d'une société démocratique moderne.
Le rôle de l'Etat
La défense dont il est ici question est avant tout collective. Elle concerne des
communautés constituées, construites, et non un individu engagé dans un conflit
personnel (domaine du droit), ni des individus agrégés par une simple convergence
d'intérêts catégoriels. Ainsi la grève, qui peut être considérée comme un instrument de
défense au sein d'un rapport de force politique ("défense des intérêts") ne sera pas ici
considérée comme relevant de la notion de défense.
En première approche, la défense est "défense nationale", défense de la nation par le
biais de l'Etat. Avec la levée des impôts, le droit de battre monnaie et les affaires
étrangères, la défense est du ressort de l'Etat (central ou fédéral), dont l'une des
fonctions essentielles est la garantie de la sécurité du peuple: l'Etat possède, selon
l'expression de Max Weber, le monopole de la violence légitime (1) . La défense relève
donc de la politique, activité collective des hommes appliqués à défendre leur
communauté: "La guerre n'est pas une relation d'homme à homme, mais une relation
d'Etat à Etat, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, comme
ses défenseurs." (Rousseau).
Il faut noter que, depuis quelques années, les conflits de souveraineté (guerre d'un Etat
contre un autre Etat: la guerre du Golfe, Falkland, guerre Iran/Irak) cèdent désormais
la place aux conflits de légitimité dans lesquels l'un au moins des belligérants conteste la
légitimité même de l'opposant, non nécessairement constitué en Etat: guerres de Bosnie,
du Cachemire, de Tchétchénie ou du Kurdistan - mais avant elles la guerre d'Algérie,
appelée "événements" par une France qui refusait d'y voir une guerre faute d'opposant
à ses yeux légitime. Le fait que le nombre d'Etats ait doublé depuis 30 ans (la plupart
d'entre eux étant faibles: 75% sont moins riches et moins peuplés que la région RhôneAlpes) contribue à rendre moins lisible la limite entre guerre civile, guerre nationale et
guerre internationale (2).
Défense et relations internationales
La défense d'un Etat implique, bon gré mal gré, de reconnaître l'existence de fait des
Etats voisins, ne serait-ce pour s'y opposer. La diplomatie constitue en ce sens une forme
essentielle de défense, qui suppose de reconnaître la légitimité des Etats voisins, de tenter
d'aplanir les inévitables difficultés pratiques qui peuvent surgir (circulation des biens et
des personnes, tracé des frontières, etc.), puis négocier des accords et traités assurant
une stabilité aux relations inter-étatiques, et garantissant ainsi temporairement la
sécurité réciproque.
Les conflits qui peuvent surgir opposent deux ou plusieurs Etats selon des rapports de
force variables. Lorsque l'équilibre est rompu (l'un des Etats n'est plus en mesure
d'assurer sa défense, l'enjeu devient supérieur au risque encouru, le jeu des alliances se
modifie…) surgit le passage à l'affrontement ("l'épreuve de force"). "La guerre n'est
rien d'autre que la continuation des relations politiques, avec l'appoint d'autres moyens".
La phrase célèbre de Clausewitz, (De la Guerre, VIII, VI) souligne la continuité
essentielle de l'acte guerrier et de l'activité politico-diplomatique, celui-là étant le
prolongement et le constat d'échec de celui-ci. La défense ne saurait donc se limiter ni à
l'engagement armé, ni à sa préparation: elle est avant tout affaire de politique
internationale.
Forme ritualisée de violence, la guerre s'est trouvée progressivement bornée par des
formes juridiques modernes élaborées dans les périodes majeures de tension (XVI° et
XVII° siècles, Grotius, Pufendorf, Hobbes…). Le droit international énonce donc que la
défense d'un pays ne justifie pas tout (la convention de Genève s'impose même à
l'agressé), et que la forme violente prise par un conflit doit s'inscrire dans des règles
internationales au préalable acceptées(3) . La communauté internationale, qui s'est peu
à peu dotée d'instances de négociation et de médiation, a constitué à plusieurs reprises
depuis la fin de la seconde guerre mondiale des instruments juridiques contraignants: à
Nuremberg tout d'abord, puis au Rwanda et dans l'ex-Yougoslavie Tribunal Pénal
International, avant de créer une Cour Pénale Internationale dont le principe a été
arrêté à Rome en 1998.
Défense et économie
"La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but:
celui de posséder ce que l'on désire. (…) Un homme qui serait toujours le plus fort n'aurait
jamais l'idée du commerce". De ce constat originaire, Benjamin Constant, théoricien du
libéralisme tire une conclusion optimiste selon laquelle la guerre de conquête étant
devenue chaque jour plus inefficace, elle relève d'un "état de choses qui n'existe plus",
les hommes ayant compris leur intérêt véritable à n'entrer en conflit armé que dans les
cas d'usurpation du pouvoir. Constant souligne ainsi le lien essentiel entre la défense
d'une nation et son activité économique, précédant en cela l'analyse marxiste selon
laquelle la guerre n'est qu'une forme extrême de l'expression de conflits économiques (4)
.
L'énormité des dépenses militaires ($ 60 milliards programmés dans les 20 prochaines
années pour le bouclier antimissile américain) transforme la défense en enjeu
économique fondamental. Les dépenses militaires représentent généralement de 3 à 4%
du PNB (France: 3%, soit 42 milliards de $ en 1997; USA: 3,4%, soit 273 milliards de $),
tandis que des pays comme l'Egypte, la Libye, l'Irak ou l'Arabie Saoudite dépassent les
5 %.
La France est le 3° exportateur mondial d'armes (35 milliards de francs par an, soit 12 à
15% de parts du marché mondial), après les USA et la Grande-Bretagne (à eux trois, ces
pays assurent plus des 3/4 des ventes mondiales). Parmi les acheteurs qui assurent les
exportations françaises, trois pays font preuve d'une grande stabilité: les Emirats arabes
unis (7 milliards/an), l'Arabie saoudite (6) et le Qatar (1). C'est dire que la course aux
armements et à leur commerce tend à faire primer les réalités économiques sur les
alliances politiques (5).
Mais la continuité des relations internationales et le lien entre défense et économie
s'illustrent bien au-delà d'une phase armée, à l'occasion de la reconstruction d'un pays.
La guerre du Kosovo a montré le paradoxe de pays européens conduits à détruire des
villes et équipements dont ils se savaient par avance condamnés à financer plus tard la
reconstruction dans le cadre de l'Union Européenne. La guerre du Golfe s'est pour sa
part transformée après coup en conflit d'intérêt entre des groupes industriels désireux
d'obtenir des marchés, en partie en fonction des prises de position politique de leurs
gouvernements respectifs.
Enfin, les conflits relèvent eux-mêmes d'un marché réunissant pays à capacité militaire
et pays dépourvus de cette capacité, mais susceptibles de financer les interventions
militaires: la guerre du Golfe a ainsi été financée par les contributions de pays non
directement impliqués (Japon, Allemagne…) qui se sont ainsi "acheté une défense". La
France a été économiquement bénéficiaire puisqu'elle a reçu 10,5 milliards de francs
pour un coût de 4,5 milliards "seulement"...
Défendre quoi?
Lorsqu'un conflit éclate, passant d'une phase politique à une phase militaire, les
passions occultent fréquemment l'identification des objectifs politiques: battre l'ennemi
en neutralisant son potentiel militaire? Le détruire de façon systématique? Le
contraindre à modifier radicalement sa politique future? (6) Il est donc essentiel de
définir précisément ce qu'un Etat entend défendre.
La souveraineté et l'indépendance de la nation sont considérées comme les valeurs les
plus hautes, celles qui garantissent la liberté du pays et donc de ses citoyens. La lutte
contre l'envahisseur semble ainsi le cas le plus évident de "légitime défense": lutter pour
sa survie en tant qu'entité autonome, autrement dit pour sa liberté, tel est l'archétype de
la "guerre juste" aux yeux d'une longue tradition. Reste à préciser quelles sont les
conditions de cette souveraineté, et à quel moment elle se trouve mise en danger.
L'intégrité du territoire a, historiquement, constitué le principal sujet d'engagement
guerrier, au point que certains refusent de parler de "défense" lorsqu'il n'est pas
question d'un territoire, d'une résistance à l'annexion ou à l'invasion. Pourtant, la
notion de territoire est plus complexe qu'il n'y paraît: au sein d'un pays, tous les
territoires ne sont pas vécus avec la même intensité (voir tableau en annexe 2). En outre,
l'argument de la souveraineté territoriale a pu servir de prétexte. Ainsi l'invasion
française menée par Charles VIII en 1494 et les guerres d'Italie qui ont suivies étaientelles "justifiées" par des droits du roi de France sur le royaume de Naples.
Les intérêts stratégiques désignent alors une réalité plus crue: la défense ne saurait se
limiter à l'intégrité physique du territoire, un Etat se doit de défendre ses intérêts sous
toutes ses formes: économiques (approvisionnement en matières premières, maintien des
exportations), géostratégiques (maintien d'une base militaire en un point du globe),
politiques (respect des ressortissants, traités de mutuelle assistance…).
Toutefois, la définition des intérêts vitaux ou stratégiques reste bien floue, en particulier
dans son articulation avec des réalités territoriales: lors des accrochages avec des
chalutiers espagnols dans le golfe de Gascogne, la marine nationale française défend-elle
des eaux territoriales ou le principe d'une libre activité pour ses ressortissants? Lors de
la guerre du Golfe, les USA affirmaient défendre leurs intérêts vitaux, tandis que l'Irak
arguait de la défense de son territoire contre un découpage ancien mais arbitraire et
impérialiste (7).
Des principes: Ces dernières années ont vu se développer des conflits engagés au nom de
la défense de principes. C'est la thèse du "devoir d'intervention" ou "droit
d'ingérence", selon lequel des nations peuvent et doivent intervenir dans les "affaires
intérieures" d'une autre nation, au prétexte que celle-ci agirait contrairement à des
principes supérieurs. L'armée est alors engagée dans des missions dites humanitaires,
dans lesquelles la défense touche à des principes, en particulier le respect des droits de
l'homme.
Outre la question des moyens et des critères d'une telle défense (qui sera le gendarme du
monde, au-dessus des parties?), une telle forme extensive de la défense remet en cause
radicalement le principe de souveraineté des Etats: est-il légitime d'intervenir, au nom
des droits de l'homme, au sein d'un Etat dont on reconnaît par ailleurs la légitimité?
Pourquoi s'arrêter en chemin, et ne pas renverser le gouvernement fauteur de pareilles
infractions afin d'instaurer un régime démocratique? Qu'en est-il alors du principe
d'autodétermination des peuples? (8)
Défendre comment? Guerre et dissuasion
On ne connaît pas d'exemple de "ministère de l'attaque nationale", et les Etats renient
toute velléité d'agression pour afficher un souci de défense (9).
Malgré ces précautions oratoires, chacun reconnaît en la guerre un risque permanent,
l'horizon inévitable de toute défense. "Si tu veux la paix, prépare la guerre": le vieil
adage donne pour acquis l'objectif pacifique, tandis qu'il conseille l'anticipation
("prépare") et souligne le moyen ("la guerre", ou plutôt la possibilité de la guerre) pour
assurer sa défense. Les Etats se dotent donc, sauf exception, d'armées capables de
combattre un jour pour assurer leur défense (10).
La force d'une défense ne se ramène pourtant pas exclusivement à l'efficacité réelle
d'une armée lors d'un conflit: la stratégie de dissuasion consiste à montrer sa force pour
effrayer, et ainsi ne pas l'utiliser. La force est une puissance physique, c'est-à-dire une
capacité à être effectivement utilisée comme à rester une simple menace. Les parades et
autres démonstrations de puissance ont représenté les premières étapes de cette
dissuasion qui existait déjà dans l'Europe classique, lorsque Louis XIV invitait les
ambassadeurs étrangers à l'occasion des revues militaires (voir annexe 3, la notion de
dissuasion).
La dissuasion impliquant la recherche d'un équilibre entre différentes puissances, elle
relève donc d'une forme de rationalité dans laquelle la menace remplace le combat (à la
façon dont la ruse était une arme civilisée chez Machiavel, parce qu'elle évitait la
violence effective). Mais la dissuasion implique pourtant le développement d'une logique
de terreur qui, pour être logique, n'est pas pour autant rationnel: "la guerre ne consiste
pas seulement dans la bataille et les combats effectifs; mais dans un espace de temps où la
volonté de s'affronter en des batailles est suffisamment avérée". Pour Hobbes, la
dissuasion ne mériterait pas le nom de paix parce que le régime permanent de crainte
relève de la guerre en puissance, susceptible de devenir en acte d'un moment à l'autre.
Une armée citoyenne ou des citoyens en armes?
C'est le président de la République, élu au suffrage direct, qui est aujourd'hui chef
suprême des armées en France. Toute déclaration de guerre doit être approuvée par le
Parlement, qui exprime le pouvoir législatif populaire(11) . La souveraineté résidant
dans le peuple, ses représentants élus sont à ce titre dépositaires d'une légitimité en
matière de défense comme ailleurs. Les militaires constituent une force au service de la
nation, leur expérience et leurs capacités restant purement instrumentales: soumis à des
objectifs et des décisions politiques, les militaires doivent analyser, proposer des
solutions viables, puis appliquer les choix du pouvoir politique(12) .
Machiavel soulignait déjà le dilemme où se trouvent les cités défendant leur
indépendance: recourir à des mercenaires étrangers, efficaces mais d'autant plus
dangereux qu'ils tiendront le pays en cas de victoire, ou bien recruter des citoyens, les
entraîner et les armées au risque qu'ils se révoltent contre leur prince? Ayant lui-même
joué les sergents recruteurs en organisant la milice florentine, Machiavel prit clairement
le parti d'une "armée citoyenne", le risque d'une armée forte et rebelle étant conjuré
par le développement d'une dimension réellement politique du prince(13) .
Dès 1789, la Révolution Française énonce le principe d'une armée citoyenne: "en France
tout citoyen doit être soldat et tout soldat citoyen" (Dubois-Crancé le 12 décembre 1789 à
la tribune de l'Assemblée). Rupture politique radicale avec les reliquats d'une société
des trois ordres, cette doctrine se traduira par une stratégie militaire innovante,
formulée par Guibert, mise en œuvre par Bonaparte, même si la réalité de la "Nation en
armes" et de la conscription généralisée doivent être nuancées (voir annexe 4).
M. Auvray souligne bien à quel point la question politique de la défense continue
d'exister quelles que soient les formes et les législations militaires en vigueur: "Le service
militaire abandonné, c'en est fini du citoyen-soldat. Demeure, et ô combien, le problème du
soldat-citoyen, du militaire pleinement citoyen, contrôlé par ses pairs" (L'Age des
casernes, p. 273).
Quelques exemples illustrent la difficulté de ce contrôle du soldat-citoyen par ses pairs
ou leurs représentants.
Le ministère de la défense français étudie actuellement des procédures permettant aux
gendarmes (qui sont des militaires) de contester auprès d'instances non hiérarchiques
des ordres qu'ils jugeraient illégaux. Il s'agit là de tirer les conséquences de "l'affaire
des paillotes" en Corse, et de réaffirmer le primat de la raison sur l'obéissance. Avant de
respecter l'autorité et la discipline, les militaires sont des citoyens au service de la
République, des "soldats du droit". Le respect de la hiérarchie, de l'ordre reçu, ne
sauraient justifier les agissements d'un militaire, qui reste responsable de ses actes
devant la société (et éventuellement devant les tribunaux pénaux).
Dans un tout autre contexte, l'histoire de la guerre froide montre clairement à quel point
les militaires des deux camps manipulaient et terrorisaient … leurs propres tutelles
politiques, ce dont Kennedy comme Kroutchev étaient largement conscients. Truman
refusa en 1946 la demande de l'état-major américain d'exercer un "contrôle technique"
sur l'arsenal atomique, et d'avoir plus de "flexibilité opérationnelle" (c'est-à-dire de
pouvoir en décider l'usage après déclaration de guerre). Deux ans plus tard, son propre
ministre de la Défense réitéra la demande, arguant qu'"il n'est pas sage de confier ces
armes à d'autres que ceux responsables de leur emploi" (cité par Ph. Delmas, p. 25).
Le recours à la notion de "secret défense" souligne enfin le risque d'une conception
"techniciste" de la défense, qui protégerait les citoyens sans émaner d'eux. Si l'on peut
admettre que certaines informations soient traitées confidentiellement, il paraît clair que
le secret appliqué à la défense sert aujourd'hui à exclure des pans entiers d'opérations
(signature de contrats commerciaux) au nom d'impératifs économiques déguisés en
éléments de défense.
Quel devoir de défense?
Dans de nombreuses sociétés, le passage à l'âge adulte (généralement des jeunes mâles)
possède une dimension "de défense": rites de chasse aux têtes en Asie du Sud-Est,
éphébie dans la Grèce antique, etc. Le service militaire a longtemps été vécu en France
comme la marque (c'est-à-dire à la fois l'indice et l'accomplissement) d'une maturité de
la part d'un jeune adulte désormais capable d'assurer une défense collective de la
société.
On peut se demander si le devoir de défense consiste encore, aujourd'hui, à "porter les
armes", et pas seulement parce que celles-ci sont devenues extraordinairement
complexes dans leur maniement. La défense ne relève en effet pas de considérations
techniques, ni d'une logique militaire qui serait "autre" qu'une "logique civile". Il y a
continuité entre la paix et la guerre, le civil et le militaire.
La défense relève à ce titre d'un choix délibéré, par l'ensemble des citoyens décidés à
construire leur vie commune dans ses relations avec d'autres nations. Tout se joue en
amont, et plus que jamais c'est avant les conflits qu'il faut intervenir, en une pensée à la
fois critique, civile et collective, qui définisse les buts et les moyens d'une vie collective.
On le voit, une véritable réflexion sur la défense impose donc avant tout de penser la
paix, entendue non plus comme simple absence de guerre, mais bien comme le
développement maîtrisé d'une société.
Le véritable devoir de défense est aujourd'hui devoir de penser la défense.
Bibliographie
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Machiavel, Le Prince (1532),
Hobbes, Le Léviathan (1651), Editions Gallimard, Coll. Folio
Benjamin Constant, De l'esprit de conquête (1814), in Ecrits politiques, Editions
Gallimard, Coll. Folio
Clausewitz, De la Guerre (1830), éd. De Minuit, 1955
Michel Auvray, L'Age des casernes, Aube, 1998
Daniel Bensaïd, Contes et légendes de la guerre éthique, Textuel, 2001
Philippe Delmas, Le bel avenir de la guerre, Gallimard, 1995
Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, O. Jacob poche, 2000
Michael Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999
La France et sa défense, Cahiers Français, n° 283, octobre-décembre 1997
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www.defense.gouv.fr
NOTES
(1) La création de l'Etat centralisé dans la France du XVII° a ainsi privé les Grands de
leur capacité de défense (châteaux rasés, armées particulières supprimées) au profit du
seul roi. (retour au texte)
(2) L'intégration européenne et la crise des Etats-nations rendent aujourd'hui
doublement limitative la notion de "défense": par le bas (des communautés en quête de
légitimité donc d'indépendance peuvent, comme les kurdes organiser leur défense), mais
aussi par le haut (la défense est de plus en plus supra-nationale, européenne ou atlantiste
dans le cas de la France: voir annexe 1). C'est la raison pour laquelle le programme
d'ECJS porte sur la notion de "défense", et non de "défense nationale". (retour au
texte)
(3) Ainsi, faute d'avoir formellement déclaré la guerre à l'Argentine lors de l'invasion
des îles Malouines en 1982, la Grande-Bretagne est aujourd'hui attaquée en justice pour
non-respect des conventions de La Haye par les familles des militaires argentins tués à
l'époque…(retour au texte)
(4) Lorsqu'à la veille de 1914 les socialistes allemands et français refusent de s'engager
dans le conflit qui se prépare, c'est au nom d'une analyse qui dénonce les intérêts
économiques camouflés en passions nationalistes, et revendique l'internationalisme
comme valeur supérieure à la défense nationale. (retour au texte)
(5) Durant la guerre des Malouines, la France dut détailler à son alliée la GrandeBretagne le fonctionnement des missiles qu'elle avait vendus à l'Argentine ennemie; le
scandale de l'Irangate dévoila comment les USA avaient enfreint l'embargo des ventes
d'armes à l'Iran afin de récolter des fonds. (retour au texte)
(6) La guerre du Golfe a clairement montré les ambiguïtés de cette notion de défense,
liée à la définition d'objectifs: défaire l'armée irakienne ou renverser le gouvernement?
Si la "défense" occidentale a pu sembler s'arrêter aux portes de Bagdad, c'est parce que
le choix de ne pas envahir la capitale constituait un compromis militairement
contestable mais politiquement acceptable par l'opinion publique (même si les USA
révisèrent peu après à la hausse cet objectif en affichant ouvertement leur intention de
renverser Saddam Hussein…). (retour au texte)
(7) La doctrine officielle française revendique d'ailleurs presque le caractère flou de ces
éléments: "Pas plus que par le passé, la frontière entre les intérêts vitaux et les intérêts
stratégiques ne peut être précisée par avance. Les uns et les autres doivent être défendus
avec détermination. Pour l'essentiel, ces intérêts stratégiques résident dans le maintien de
la paix sur le continent européen et les zones qui le bordent (Méditerranée, Moyen-Orient),
et dans les espaces essentiels à l'activité économique et à la liberté des échanges. Au-delà,
la France a des intérêts qui correspondent à ses responsabilités internationales et à son
rang dans le monde, un rang qui est issu, comme pour chaque pays, d'une combinaison de
facteurs historiques, politiques, stratégiques, militaires mais aussi économiques,
scientifiques et culturels. Sans une défense adaptée, la pérennité de ces intérêts ne saurait
être assurée". (La politique de défense et de sécurité, www.defense.gouv.fr). (retour au
texte)
(8) La politique étrangère du nouveau président des Etats-Unis revendique, parmi
d'autres principes, l'idée que les Etats jouissent d'une "souveraineté conditionnelle" liée
à la manière dont les gouvernants traitent leurs propres citoyens. Pour autant, cette
même doctrine américaine stipule, à l'inverse, que la promotion de la démocratie n'est
pas un objectif fondamental , et qu'il existe pour les Etats-Unis d'autres intérêts vitaux,
sous-entendu "supérieurs à l'instauration de la démocratie". (déclarations de Richard
Haas, Le Monde 16 12 2000).(retour au texte)
(9) Rappelons le précédent de la Constituante énonçant le 22 avril 1790: "la nation
française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et elle
n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple". Il suffira d'attendre les
guerres d'Italie pour voir les Français renouer avec une tradition de conquête et
d'échange de territoires occupés.(retour au texte)
(10) Si la Suisse n'a pas d'armée, on peut y voir a contrario, plutôt que le choix d'une
défense civile efficace grâce à des citoyens régulièrement entraînés, la marque d'une
confiance dans le rôle stratégique de la Suisse en matière financière, qui constitue sa
véritable défense.(retour au texte)
(11) Mais le formalisme juridique permet d'éviter le recours aux instances légitimes:
l'engagement armé de la France lors de la guerre du Golfe n'a ainsi donné lieu à aucune
déclaration de guerre, donc à aucun accord préalable du Parlement, qui s'est trouvé
placé devant un fait accompli.(retour au texte)
(12) Ainsi les débats concernant la guerre d'Algérie ne sauraient-ils se réduire à une
simple critique des agissements des militaires français: ils impliquent surtout l'examen
d'une abdication politique, de la part de l'opinion publique et des responsables de la IV°
République, accusés d'avoir délibérément délégué leurs pouvoirs aux militaires, tout en
niant un caractère de guerre à ce qui n'était alors tenu que pour des
"événements"…(retour au texte)
(13) On notera inversement comment Thiers, président de la République, s'oppose à
la loi de 1872 instaurant le service universel au nom de la garantie de l'ordre: "Je
conçois que tout le monde vote, je ne conçois pas que tout le monde soit armé". Dans son
esprit, il faut bien une garde nationale, mais composée " des hommes seuls qui ont à
l'ordre un intérêt véritable". (retour au texte)
ANNEXES
Annexe 1
Défense nationale ou défense européenne?
Les pays membres de l'Union européenne ont décidé de limiter leur souveraineté dans
de nombreux domaines: législatif, fiscal, monétaire, etc. Il en va de même pour la
défense, sachant que l'intégrité de l'Europe est désormais considérée comme relevant
des intérêts vitaux de la France et des autres pays de l'U.E.
Les atermoiements européens en ex-Yougoslavie ont montré les conséquences d'une trop
grande dépendance à l'égard de l'OTAN. Aussi l'Europe a-t-elle décidé de créer une
Force européenne de réaction rapide: non pas un corps constitué, ni une armée effective,
mais un ensemble de capacités à disposition de l'U.E., qui pourrait ainsi déployer en 60
jours au plus 60.000 hommes capables de tenir sur le terrain au moins une année.
L'instrument existera donc d'ici peu. Restera à définir une politique, des objectifs et des
règles d'engagement…
Annexe 2
Mourir pour la patrie? selon les cas…
En cas de …
Trouvez-vous
justifié que des
soldats français
donnent leur vie?
Etes-vous
prêt à
donner votre
vie?
Invasion étrangère de la
France métropolitaine
83 %
75 %
Agression étrangère contre
les DOM-TOM
71 %
33 %
Participation française à une
opération militaire concertée
avec l'Otan, l'U.E…
66 %
28 %
Invasion d'un pays ayant
signé un traité d'assistance
ou de coopération
(Afrique…)
50 %
16 %
Sondage du ministère de la défense réalisé en mars 2000 (Le Monde, 15 juillet 2000)
Annexe 3
La notion de dissuasion
L'ironie fréquente à l'égard de la "guerre en dentelles" du XVIII° néglige le fait qu'il
s'agit d'un des rares moments historiques où la force militaire fut effectivement au
service d'une politique d'équilibre entre Etats rivaux mais liés par une dissuasion
réciproque, convaincus d'être malgré eux solidaires. L'irruption de la révolution
française a modifié radicalement la notion de défense parce que les concepts politiques
eux-mêmes étaient transformés: la souveraineté du peuple se traduisait désormais par
Valmy et "le peuple en armes", qui marquaient la fin d'une dissuasion entre Etats de
même nature.
L'apparition des armes nucléaires a radicalisé la situation internationale, en
bouleversant les conceptions classiques de défense d'un territoire limité et d'objectif de
victoire en cas de conflit. La nature totale du nucléaire entraînait cette conception
paradoxale selon laquelle c'est l'existence même de cette arme chez plusieurs Etats qui
garantissait sa non-utilisation. Un fossé radical se creusa donc entre les membres du
"club nucléaire" (réduit pendant une vingtaine d'années aux actuels membres
permanents du conseil de sécurité de l'ONU: USA, ex-URSS, Chine, Grande-Bretagne,
France) et les pays qui ne possédaient pas l'arme atomique. Enfin, dans la mesure où le
déséquilibre dans la terreur fragilisait autant le faible que le fort, le monde se lança dans
une course aux armements.
La multiplication des puissances nucléaires et la disparition d'un ennemi clairement
identifié ont modifié la donne: la question n'est plus désormais de garantir un équilibre
de la terreur par la limitation des arsenaux nucléaires des "grands", ni même de
développer une dissuasion "du faible au fort" (position de la France s'estimant capable
de causer suffisamment de dégâts, même à un "super-grand", pour garantir son
indépendance). L'ensemble des "grandes et moyennes puissances" développent
désormais la crainte d'un "pays fou", thèse connue sous le nom d'Etats-voyous ("roguestates"), ces parias qui feraient courir des risques aux pays réunis dans un ordre
planétaire: il faudrait donc se prémunir par avance contre une attitude irrationnelle,
par exemple d'une dictature dotée de l'arme nucléaire, prête à sacrifier son propre
peuple contre toute attente. La théorie des jeux trouve donc sa limite lorsque l'un des
joueurs ne se contente pas de raisonner ou de bluffer, mais adopte délibérément une
démarche suicidaire ou irrationnelle.
La dissuasion nucléaire est ainsi entrée dans une phase nouvelle dite de "dissuasion du
fort au fou", avec le projet américain d'un "bouclier antimissile", qui devrait tout à la
fois protéger les USA contre une éventuelle attaque "irrationnelle" de la part d'un
"pays-fou", et garantir aux puissances nucléaires "raisonnables" que les Etats-Unis ne
seraient pas pour autant invincibles à leur endroit. Autant dire qu'un tel projet est
perçu comme une déclaration offensive bien plus qu'une préparation défensive…
Annexe 4
Du service militaire à la Journée d'appel et de préparation à la défense (JAPD)*
Contrairement à une légende tenace, la Révolution Française n'est pas à l'origine de la
conscription. Si elle entend dès 1789 rendre les citoyens mobilisables, l'armée reste
professionnelle et la conscription généralisée assimilée au despotisme ou à l'esclavage:
même Marat dénonce le projet absurde "d'assujettir la nation entière à devenir un
peuple de soldats". Outre la perte de temps au détriment de l'agriculture, de l'industrie
et des sciences, Marat réfute en outre par avance l'idée d'un "impôt du sang":
"assujettir au même service l'indigent et l'opulent (…) serait obtenir une loi inique,
vexatoire, oppressive".
Qu'il s'agisse de Valmy (où se mêlent, lors de la levée en masse, bataillons de volontaires
nationaux et soldats de la ci-devant armée royale) ou de la première constitution de la
Première République ("Tous les Français sont soldats, ils sont tous exercés au
maniement des armes" juillet 1793), le principe du volontariat coexiste avec la
conscription: ce n'est que si les volontaires sont insuffisants que le pouvoir législatif
détermine le nombre des "défenseurs inscrits". Quant à la loi instituant la conscription
(loi Jourdan, du 5 septembre 1798, 19 fructidor an VI), si elle est encore d'inspiration
républicaine, elle relève néanmoins plus d'un accommodement des anciennes milices
royales débarrassées de leurs exemptions injustes, et ne trouvera son application qu'avec
un Premier Empire bâti sur une conscription plus proche de la mission que de la corvée.
Le service militaire a longtemps été tenu comme la preuve du caractère démocratique de
l'armée: prolongement de la nation en armes, il aurait assuré la formation militaire de
toute la population masculine, tout en évitant les dangers d'une armée trop autarcique.
Ainsi l'échec du putsch des généraux à Alger en 1961 a-t-il été souvent attribué à la
résistance des appelés du contingent. En vérité, de nombreux régiments putschistes
étaient composés majoritairement d'appelés, et l'on peut sérieusement contester les
vertus citoyennes de ce service.
Paradoxalement, les effets sociaux et civils du service militaire sont les moins
contestables: instrument de brassage social, la caserne arrache les hommes aux
influences sociales: pour Jaurès, les jeunes paysans y entrent obtus et en sortent
affranchis, presque républicains. La loi républicaine de 1872 prévoyait "l'instruction
scolaire, à base de lecture et des éléments de calcul". De fait, le service militaire
contribua à socialiser les classes populaires (tout en neutralisant les éléments rebelles),
mêlant les univers ruraux et urbains, diffusant puissamment une langue française
encore souvent ignorée.
On notera d'ailleurs que la JAPD revendique toujours cette fonction sociale, dans le
cadre d'une lutte contre l'exclusion: "des tests d'évaluation des apprentissages
fondamentaux de la langue française sont conduits", et "les jeunes en grande difficulté se
voient proposer (…) un accompagnement personnalisé par des organismes compétents"
(Défense actu n° 33, 30 septembre 2000, dossier JAPD). En deux ans, la JAPD a touché
1.150.000 jeunes, dont 11% éprouvent des difficultés dans les lectures de la vie
quotidienne. 15.700 jeunes ont ainsi "accepté de communiquer leurs coordonnées afin de
bénéficier d'un soutien". Le ministère de l'éducation nationale ne venant pas à bout de
sa mission sociale d'éducation, le ministère de la défense semble prendre le relais - au
nom d'un "devoir de penser la défense"?
* informations sur l'histoire du service militaire tirées de Michel Auvray: L'Age des
casernes, Aube, 1998
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