l`intime et le collectif dans l`œuvre de claude

Transcription

l`intime et le collectif dans l`œuvre de claude
Heval Güler
[email protected]
L’INTIME ET LE COLLECTIF DANS L’ŒUVRE DE
CLAUDE LEVEQUE
VOLUME I : TEXTE
MEMOIRE DE MASTER 2
SOUS LES DIRECTIONS DE MONSIEUR SERGE LEMOINE ET DE MONSIEUR ULRICH KREMPEL
UNIVERSITE DE PARIS IV – LA SORBONNE
UFR D’HISTOIRE DE L’ART ET D’ARCHEOLOGIE
SESSION DE SEPTEMBRE 2007
1
REMERCIEMENTS
Je tiens à exprimer ma gratitude à Jean-Sylvain Bieth pour avoir accepter de
m’envoyer l’intervention de Claude Lévêque lors du colloque « Final Cuts » qu’il a organisé à
l’école des Beaux Arts de Nantes1.
Je remercie très sincèrement Phillipe-Alain Michaud pour avoir pris le temps de me
parler des influences du cinéma à l’œuvre dans le travail de Claude Lévêque.
Enfin, je tiens particulièrement à témoigner ma gratitude à Claude Lévêque pour
m’avoir accordé un entretien et pour avoir répondu à toutes mes questions avec patience.
1
Jean-Sylvain Bieth (dir.), « Final Cuts », colloque sur l’installation, Ecole des Beaux-Arts de
Nantes, 2007.
2
SOMMAIRE
INTRODUCTION ....................................................................
I/ MYTHOLOGIE PERSONNELLE ET COLLECTIVE........................... 10
A) LES CÉLÉBRATIONS ............................................................................................................................................. 12
B) LES MEUBLES : UNE INTROSPECTION ARCHÉOLOGIQUE ..................................................................................... 19
C) LES « FINS DE FÊTES »......................................................................................................................................... 26
II / EXPÉRIMENTATION ..............................................................
A) ART IN SITU : UNE INTERACTION AVEC LE LIEU .................................................................................................. 32
B) LE VISITEUR À L’ÉPREUVE DU DISPOSITIF ........................................................................................................... 42
C) L’EXPÉRIMENTATION COMME MODE DE CONNAISSANCE ................................................................................... 51
III / DIVERTISSEMENT ET DÉSILLUSION............................................. 5
A) LE SPECTACULAIRE ET L’ALTÉRATION DE LA PERCEPTION ................................................................................ 58
B) AMNÉSIE ET SOCIÉTÉ DU SPECTACLE .................................................................................................................. 65
C/ LA FAILLITE DES UTOPIES ................................................................................................................................... 75
CONCLUSION........................................................................
3
INTRODUCTION
« Vous avez ce livre ?
- Non
Je vous l’offre. Ce sont des photos que j’ai fait au cours de mes voyages, de mes amis.
C’est ce qu’il y a de plus autobiographique, même au niveau de l’image. »
Claude Lévêque me tend son livre Le Manège1, publié en 2005 et composé uniquement
de photographies.
Ce recueil de photographies, s’ouvre sur une double page présentant sur un fond rouge
composé de Strass, un marteau et une faucille croisés et posés l’un sur l’autre (Fig.1). Un
éclairage met en lumière ces objets dont la valeur symbolique n’échappe à personne. « M.B
France » est incisé sur le manche en bois du marteau tandis que la faucille porte une étiquette sur
laquelle est inscrite « BAHCO », l’objet provenant certainement de Russie. La lame de la
faucille est entachée par une substance rouge, difficile à identifier, qui peut être tout aussi bien
une goutte de sang qu’une pierre précieuse. Ensuite défilent des images diverses : un vieux
monsieur assis sur une chaise regardant vers le sol l’air désabusé et présentant deux singes en
peluche affichant un large sourire (fig.2), une vielle dame portant un ours en peluche comme on
porte un enfant (Fig.3), des affiches abîmées (Fig.4), sur l’une est inscrit « Mitterrand
Président. » l’autre annonce la venue du cirque Achille Zavatta. Les autres photographies ont
pour sujet un canard en peluche à l’air malicieux (Fig.5), un couple de jeunes mariés (Fig.6), une
vue d’un camp de concentration dans la brume du matin (Fig.7). Des clichés de banlieues grises
et désertes aux murs taggés : « Merde » (Fig.8), « Sexo anal » (Fig.9) , « Décathlon au goulag »
(Fig. 10) , « KOBOÏ » (Fig.11), deux croix gammées de couleur rose (Fig.12 ). La devanture
d’un stand de fête foraine (Fig.13) portant une enseigne lumineuse affichant : « Un instant de
rêve. ». Un rayonnage de jante de voiture sur une double page (Fig.14). Une déchetterie de
voiture (Fig.15). Deux jeunes garçons promenant des chiens en laisse dans une banlieue déserte
(Fig.16), un jeune de dos (Fig.17), au milieu d’une foule, portant un tee-shirt blanc sale sur
1
Claude Lévêque, Le Manège, Janvier / Léo Schérrer, 2005, Paris.
4
lequel est écrit : « Fight the war, Fuck the norm » ou encore un garçon (Fig.18) pissant sur la
« Rue du Vatican ». Parmi ces photos d’un genre documentaire l’artiste a placé des
reproductions de certains de ces dispositifs : Welcome to pacific dream (Fig.19), Tambour
(Fig.20), Scarface (Fig.21) pour n’en citer que trois.
Beaucoup de ces images figent des environnements quotidiens anodins sur lesquels on ne
s’attarde pas habituellement. La dernière double page répète la première image et met fin à ce
livre.
Les clichés montrent des lieux vides portant la trace d’une occupation passée (Fig.22) qui
évoquent encore plus intensément l’absence. Des paysages gris parsemés de graffitis qui
expriment des revendications, des révoltes. Des objets cassés (Fig.23) qui témoignent d’actes de
violence. Des vitrines d’un monde industrialisé, des personnes âgées ayant comme seuls
compagnons des peluches, et des enfants seuls. Le travail photographique de Claude Lévêque
porte un regard hyperréaliste sur la société. Les lieux qui y sont représentés sont pour la plupart
des espaces urbains de solitude.
Pourquoi avoir intitulé ce recueil « Le Manège » ? Ce livre propose-t-il un tour d’horizon
telle une « attraction foraine1 » ? Est-ce en référence au « lieu où l’on dresse les chevaux 2
Ȉ
l’exception que l’artiste montre ici les lieux où l’on « dresse » l’homme ? Où est-ce une allusion
aux « comportements habiles et trompeurs3 » des politiques pour arriver à leurs fins d’une
manière dissimulée ?
Il s’agit sans doute de tous cela à la fois. Le regard de l’artiste est ici critique. L’artiste
dresse un constat négatif sur qu’ont engendré les deux grandes idéologies politiques après la
Seconde Guerre mondiale. La substance rouge sur la faucille, qu’il s’agisse d’une goutte de sang
ou d’une quelconque pierre précieuse semble évoquer une souillure, une corruption. L’idéologie
communiste dans laquelle a été berce Claude Lévêque dans sa jeunesse est aujourd’hui source
d’une grande désillusion :
« J’ai eu un idéal, j’ai été militant au parti communiste. J’étais proche de ces idées là,
parce que je pensais encore que la dimension humaine était possible. Mais la pratique des
systèmes totalitaires a prouvé le contraire. Ca été une grosse déception de ce que j’ai pu
rêver dans ma jeunesse4. »
1
Définition du mot « Manège » dans Le petit Larousse illustré 2000, Larousse, Paris, 1999, p. 622.
Ibid.
3
Ibid.
4
Claude Lévêque, in « Entretien personnel », Cahier Iconographique, avril 2007, p.55.
2
5
Ce recueil « autobiographique » témoigne des principaux sujets de préoccupations qui
rythment le travail de Claude Lévêque : l’ancrage dans le quotidien, une vision critique de la
société et une certaine mélancolie. Le Manège tout comme son œuvre nous plonge dans son
histoire et celle de la société dans laquelle il vit. Le travail de Claude Lévêque déconstruit la
société par l’évocation de thèmes comme l’anonymat, la violence et la mémoire par le
truchement d’une pratique artistique qui s’adresse aux visiteurs dans leurs émotions et leurs
souvenirs les plus intimes. C’est pourquoi, j’ai orienté ma réflexion autour des thèmes de
l’intime et du collectif. Or ces questions ne sont traitées que de biais dans les différents ouvrages
sur l’œuvre de Claude Lévêque. Il paraissait dès lors fondamental d’approfondir le sens que
donne l’artiste à ses créations dans un contexte politique et social où la constitution de la contre
culture Punk apparaît comme une réaction face à la chute des grandes utopies du XXe siècle.
Claude Lévêque est né en 1953 à Nevers. Il grandit dans « Une cité ouvrière austère,
très noire1 » entourée de terrains vagues et à proximité du chemin de fer. Dès sa plus tendre
enfance, une violence l’habite et il ne parvient pas à s’adapter au milieu scolaire :
« J’étais assez dur, je le suis toujours, mais je me suis sociabilisé. Mes années d’enfance
étaient assez solitaires, parce que j’étais tyrannique, autoritaire, comme aujourd’hui…
Les copains ne sont venus que plus tard, surtout quand j’étais adolescent2. »
Il vit donc une scolarité difficile et adolescent, il est orienté contre son gré dans un lycée
technique. Il évoque cette période comme une « expérience horrible » :
« Je détestais l’école une réalité insupportable, le manque totale de liberté. Cela m’a
rendu vigilant et m’a ouvert à des tas de choses.3 »
Il obtient son Contrat d’Apprentissage Professionnel avec une mention. Il est alors major
de sa région. Il s’oriente vers l’école des Beaux-Arts de Bourges. Il évoque son orientation vers
l’art comme « sa seule échappatoire4 ». A cette même époque, il semble qu’au même titre que
l’art la musique et plus particulièrement la musique punk fut pour Claude Lévêque un second
1
Claude Lévêque, in « Premier souvenir », Metropolis, Arte, 02 mars 2002
Claude Lévêque, in Elen Fleiss et Olivier Zham, My Way, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris,
1996, n. p.
3
Ibid.
4
Ibid.
2
6
souffle de liberté. L’esprit contestataire et l’esthétique de l’inversion1 s’accordent avec la
sensibilité de Claude Lévêque :
« La musique c’est la base de mon univers, de l’univers dans lequel je travaille. Ca me
stimule, ça me permet de comprendre le monde. S’il n’y avait plus la musique je pense
que je ne percevrai pas le monde dans lequel je vis parce qu’il m’intéresse moyennement
et que je fais peu confiance à l’humain2. »
A l’obtention de son diplôme Claude Lévêque rebuté par l’image qu’il se fait des artistes
et du milieu de l’art, préfère ne pas s’engager dans une carrière artistique. Il se tourne vers le
milieu de la mode. Il réalise des vitrines pour des magasins mais rapidement déçu par ce milieu
le jeune homme quitte la mode et s’engage dans la politique culturelle de sa ville natale. Il
devient ainsi, l’espace de quelque temps, le programmateur culturel de la maison de la culture de
Nevers où il organise des concerts (Taxi girl, marquis de Sade, Béruriers noirs). Il invite les
artistes qu’il admire comme Michel Journiac et Gina pane et organise également quelques
festivals de cinéma expérimental consacrés à Andy Warhol, Kenneth Anger, Michael Snow ou
Jonas Mekas. Le jeune homme n’abandonne pas pour autant la pratique artistique, passionné par
le cinéma expérimental et s’inspirant de réalisateurs cités plus haut, il fabrique des petits films
qu’il diffuse lors de festivals locaux, il fait également des photos de la nature et de ses amis.
C’est grâce à ces photos qu’il est invité à exposer pour la première fois à Créteil en 1982.
Aujourd’hui, à 54 ans après 25 ans de carrière Claude Lévêque est considéré comme un
artiste « institutionnel », Conscient de cette situation, il se déclare lui-même, non sans ironie,
comme un « artiste officiel ». L’artiste a attiré l’attention sur son travail, au gré de ses dispositifs,
présentés lors de diverses expositions personnelles et collectives aussi bien en France qu’à
l’étranger que ce soit dans des lieux alternatifs ou dans des institutions bien établies. Claude
Lévêque, loin de s’asseoir sur sa notoriété ascendante, multiplie ses dispositifs à un rythme
effréné. Ainsi, pour l’année en cours son travail s’inscrit dans cinq expositions : « Hymne » à
Berlin, « La Guerre de chocolat » à Barcelone, « Luce di Pietra » à Rome, « L’Emprise du lieu »
à Reims et « Le Crépuscule du Jaguar » à Albi.
Une abondante publication accompagne ses expositions traitant de son oeuvre et permet
d’approfondir le sens de son travail. Ces ouvrages sources ont constitué la base de la
bibliographie sur laquelle je me suis appuyée pour analyser la pratique artistique de Claude
1
On emploi l’ « esthétique de l’inversion » pour désigner la façon dont les punk détournent les codes du
vestimentaires et de l’esthétique en général.
2
Claude Lévêque, in « Art contemporain », Journal de la culture, I> Télé, 06 juin 2006
7
Lévêque et notamment sur sa manière d’appréhender la société. Le catalogue d’exposition Herr
Monde1, accompagnant l’exposition éponyme organisée en 2000 au Creux de L’enfer à Thiers,
constitue un témoignage direct de l’artiste sur son œuvre. Cet ouvrage de petit format se
compose de photographies et d’un dialogue entre le commissaire de l’exposition Frédéric Bouglé
et l’artiste. L’entretien appréhende l’œuvre de Claude Lévêque décennie par décennie à partir de
ses débuts : les années 1980. Les déclarations de l’artiste sur son travail sont nombreuses. Une
interview menée par Ellen Fleiss et Olivier Zham est publiée dans le catalogue de l’exposition
« My way »2 qui se déroula en 1996 au Musée d’Art moderne de la ville de Paris . Le catalogue
de l’exposition « Le Grand Sommeil »3 contient un entretien réalisé avec Pascal
Mazoyer et
Gérôme Nox, deux collaborateurs de l’artiste. Le catalogue de l’exposition « Dormir… rêver et
autres nuits »4 qui eut lieu au CAPC de bordeaux, Musée d’art contemporain en 2006 offre une
interview conduit par Richard Leeman.
Certains spécialistes se sont d’ores et déjà constitués ; Michel Nuridsany5, qui a le
premier découvert le travail de Claude Lévêque en 1982, et qui n’a cessé de l’encourager, de le
soutenir et de le faire connaître. Le critique d’art est l’auteur de nombreux articles de presse, il a
également signé plusieurs textes de catalogues d’expositions personnelles : Cérémonies Secrètes,
Meubles, My Way et collectif : Clartés, Mise en scène.
Eric Troncy, critique d’art et commissaire d’exposition, a abordé l’ensemble de l’œuvre
de Claude Lévêque dans une monographie publiée en 20016.
Le travail de l’artiste composé pour une grande partie de dispositifs temporaires n’est
plus accessible. Les photographies n’offrent que l’aspect visuel d’un travail qui englobe bien
plus de paramètres. L’artiste avec la collaboration d’Armand Morin, a créé d’un DVD7 qui
présente ses œuvres réalisées entre 2000 et 2004, un entretien avec Michel Nuridsany datant de
janvier 2004, la vidéo de l’exposition « Sentier Lumineux » réalisée en 2000 au Lieu Unique à
Nantes et celle de l’exposition « J’ai rêvé d’un autre monde » qui se déroula en 2001 collection
Lambert à Avignon ainsi que les néons réalisés entre 1997 et 2003. La vidéo si elle retransmet le
son et le mouvement ne peut retransmettre les odeurs, les sensations tactiles et la manière dont
1
Frédéric Bouglé, Herr monde, le Creux de l’enfer, Thiers, 2000.
Elen Fleiss et Olivier Zham, 1996, op.cit.
3
Alexia Fabre, Frank Lamy, Léa Gauthier, Léo Ferré, Claude Lévêque, Pascal Mazoyer et Gerome Nox, Le
Grand Sommeil, MAC-VAL, Musée d'art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine, 2006.
4
Richard Leeman, Dormir, rêver… et autres nuits, CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux, Bordeaux,
2006.
5
Michel Nuridsany était alors critique d’art pour Art Press et tenait une rubrique dans Le Figaro.
6
Eric Troncy, Claude Lévêque, Hazan, Paris, 2001.
7
Claude Lévêque, in Armand Morin, Installation 2000-2004, Mamco et le Carré, scène nationale, ChâteauGontier, 2004.
2
8
les environnements de l’artiste agissent sur le visiteur. Ainsi, les descriptions et les témoignages
dans la presse m’ont été d’une grande aide pour la connaissance des émotions et des sensations
engendrées par les dispositifs de l’artiste.
Le travail de recherche autour de ces documents sur l’œuvre de Claude Lévêque incite à
sonder davantage certains thèmes qui ne sont qu’évoqués par les différents auteurs. Plus
précisément, l’œuvre de l’artiste ne s’articule t-elle pas autour de concepts contradictoires tel que
l’intime et le collectif ? L’anonymat et l’identité ? L’actif et le passif ? La mémoire et
l’amnésie ?
Les premières installations de l’artiste nous amènerons à analyser comment elles
construisent une mythologie qui prend comme point de départ la mémoire intime de l’artiste
évoquée par la mise en scène de cérémonies célébrant l’enfance. Cette quête de l’enfance se
poursuivra par une introspection « archéologique » autour des objets de l’enfance de l’artiste. Le
travail sur les objets portera par la suite vers des questionnements autour de l’identité et de
l’anonymat.
De cette recherche un travail artistique in situ émerge qui interroge l’identité des lieux et
leur manière d’agir sur des individus. Le pratique in situ amène l’artiste à développer des
expérimentations sur la perception polysensorielle qui sont autant de critiques du mode de
connaissance classique du monde. Ce travail interroge le visiteur dans sa manière de participer à
l’œuvre et au monde.
Dans cette perspective les dispositifs aux effets spectaculaires de l’artiste sont destinés à
provoquer des altérations de la perception. Les manipulations sensorielles ont pour fonction
d’interroger une société où le divertissement tend à envahir la mémoire collective. L’artiste
souligne ainsi à travers ses dispositifs, comment, aux grandes idéologies du XXe siècle a
succédé une société de la consommation en perte d’illusion.
9
I/ Mythologie personnelle et collective
L’appellation « mythologie » dans le domaine de l’art contemporain apparaît pour la
première fois en 1964 à l’initiative de Gérald Gassiot-Talabot, lors de l’exposition « Mythologie
quotidienne1 » à l’ARC, au département expérimental du Musée d’Art moderne de la Ville de
Paris. La manifestation regroupe des peintres comme Adami, Aillaud, Arroyo, Cremonini, Erro,
Monory ou encore Rancillac. Les artistes sélectionnés se distinguent par leur refus :
« D’être de simples témoins indifférents ou blasés, auxquels la réalité s’imposait par sa
propre inertie, par son envahissante obsédante présence (…) Ils ont tous cherché à en
donner une relation qui gardât la saveur, le charme particulier, la puissance de conviction
de tout ce qui relève de la confidence ou du cri, de la célébration ou du réquisitoire2. »
Les « mythologies quotidiennes » rassemblent ainsi des artistes dont les tableaux
interrogent la place de l’homme dans la vie quotidienne et la sphère sociale.
La cinquième édition de la Documenta de Kassel, en 1972, introduit la notion de
mythologie « individuelle » ou « personnelle » dans une acception très différente de celle de
Gassiot-Talabot. Harald Szeemann, qui organise une section intitulée « Individuelle
Mythologien » (Mythologie individuelle), expose des travaux d’artistes aussi différents que
Etienne-Martin (dont l’œuvre est à l’origine de cette appellation), Joseph Beuys, Francis Picabia,
Paul Thek, Jean Le Gac, Christian Boltanski et bien d’autres. L’intention de Harald Szeemann
n’est pas de créer un groupe ou une tendance mais de mettre en exergue une condition de l’artiste
contemporain qui s’exprime par :
« L’impossibilité de se couler dans un monde de règles et de normes, de s’illustrer dans
un genre aux codes déterminés (…) et l’obligation corollaire de réinventer le monde, de
s’en refaire une image intelligible en fonction de ses seules expériences, souvenirs ou
obsessions. 3»
Le terme « mythologie individuelle » fut par la suite employé en histoire de l’art pour
désigner des artistes dont les œuvres sont intrinsèquement liées à un récit autobiographique, dont
1
Gérald Gassiot-Talabot, Mythologie quotidienne, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris, 1964.
Ibid., n. p.
3
Didier Semin, « Mémoire et mythologie », L’art au XX e siècle, Citadelles et Mazenod, Paris, 2005, p. 301.
2
10
ils donnent à voir les traces ou les indices. Christian Boltanski et Annette Messager sont les
artistes associés à cette tendance. En 2004, Isabelle de Maison-Rouge publie Mythologie personnelle, l’art contemporain
et l’intime1. Cet ouvrage rassemble douze artistes contemporains parmi lesquels Gilbert
and
George, Sarkis, Orlan, Cyndy Sherman, Sophie Calle, Mathew Barney ou encore Nan Goldin,
dont les pratiques sont aussi variées qu’hétéroclites. L’auteur précise que les artistes dont elle
évoque le travail ne constituent pas en soi un groupe, un collectif ou un mouvement mais qu’ils
présentent néanmoins un lien dans leurs attitudes, à savoir une expression de l’intime vouée à :
« Leurs obsessions intimes ; archéologie de la mémoire, expression d’une souffrance,
projection de souvenirs d’enfance, méditation sur le temps ou recherche d’identité2. »
Les œuvres de jeunesse de Claude Lévêque sont à considérer dans cette même
démarche. Ses premières créations constituent les pièces de puzzle d’une histoire intime :
« À l’origine, mon travail s’est basé sur des thèmes liés à ma mémoire d’enfant et à mes
mythologies personnelles3.»
Le thème des « mythologies » se dégage en trois cycles d’œuvres au sein du travail de
Claude Lévêque. Le premier d’entre eux s’illustre par des projections de souvenirs d’enfance qui
prennent la forme d’une mise en scène s’apparentant à des « célébrations ». Puis vient la période
des « meubles » avec dans un premier temps les « mobiliers domestiques », qui renvoient aux
souvenirs et aux émotions de l’enfance de l’artiste, suivi par la série des « équipements de
collectivité ». L’artiste s’interroge sur les conséquences de la standardisation dans la sphère
sociale. Les « fins de fêtes », dernier cycle de ces mythologies, proposent des paysages de
désolation comme expression du collectif.
1
Isabelle de Maison Rouge, Mythologie personnelle, l’art contemporain et l'intime, Ed. Scala, Paris, 2004.
Ibid., Quatrième de couverture.
3
Claude Lévêque, in Hélène Chouteau, “ Welcome to Pacific Dream”, Paris-Art.com, 16 mai 2002, http:
www.paris-art.com/interview/interview/270/claude.html.
2
11
A) Les célébrations
Claude Lévêque débute sa carrière artistique en 1982 avec sa participation remarquée à
l’exposition Une Autre photographie qui se déroule à Créteil. Il réalise à cette occasion Grand
Hôtel (fig.24), « une sculpture photographique », réalisée à partir des photos de ses amis. Des
clichés de petites dimensions sont présentés dans des cadres dorés à l’esthétique kitsch et
disposés sur une table recouverte d'une nappe de satin vert. Un bouquet de roses rouges
correspondant au nombre des photographies, placé au centre de la table, instaure une certaine
solennité ; tandis qu’au pied de la table des éclats de verre répartis avec précision sur le sol
empêchent les visiteurs de s’approcher trop près de l’autel. Un éclairage fixé au plafond baigne
l’ensemble d’une lumière rouge.
Cette première œuvre dévoile l’univers personnel de l’artiste. Elle laisse percevoir ses
goûts et ses influences. Les photographies montrent des corps nus adolescents, recouverts d’or.
Les poses sont tantôt théâtrales et tantôt empruntées à l’imagerie de la sculpture antique. Cette
mise en scène poétique des corps dévoile une fascination et une « tentation pour le corps1 » que
l’artiste ne cache pas :
« J’ai commencé à faire des photos de nature, puis des photos de modèles masculins, des
adolescents, autour du travestissement, en utilisant pas mal d’accessoires. J’étais très
marqué par ce genre d’exposition du corps et de la sexualité, par Gilbert and George, par
Michel Journiac aussi. Je me suis mis à constituer un dispositif de toutes les photos que
j’avais fait2.»
Le Rôdeur (Fig.25), dispositif installé à la Galerie des Carrache dans le cadre de
l’exposition collective « Luce di Pietra » à Rome en 2007, confirme ce goût pour la beauté
physique. Claude Lévêque installe des voilages blancs, ondulant sous le souffle des ventilateurs
dont le son berce les visiteurs. Ces derniers sont invités à s’allonger sur des matelas posés sur le
sol afin d’admirer les fresques des Carrache dans une version en noir et blanc, tandis que les
sculptures des alcôves teintées de rose instaurent une ambiance sensuelle. Par ailleurs, les
photographies reflètent également la période des années quatre-vingt, marquée par un goût
prononcé pour la mise en scène, les costumes et le maquillage extravagants aussi bien pour les
1
2
Claude Lévêque, in Hélène Chouteau, 2002, op.cit.
Claude Lévêque, in Elen Fleiss et Olivier Zham, 1996, op.cit., n. p.
12
femmes que pour les hommes. Un style mené de front par la scène musicale punk et underground
dont Claude Lévêque se revendique. L’artiste joue avec le mot « hôtel » que l'on peut entendre
également comme l’autel de l’église, lieu de la révélation. Il propose une variation sur la notion
de sacré. La beauté physique, par la théâtralisation et le cérémonial, élève au plus haut rang ces
moments partagés avec des amis. Cette sculpture photographique serait-elle un éloge de la
jeunesse ? Un hymne consacré à la célébration des corps ?
Les vestiges de cet « âge d’or » sont mêlés à des paysages nocturnes et à des formes
difficiles à identifier telles que la forêt, un lustre, une enseigne d’où toute forme de trace
humaine est absente. Cette composition fragmentaire et désordonnée laisse présager une issue
inquiétante. L’incompréhension fait place à un certain malaise. Quel est le sens de ce
cérémonial : s’agit-il d’une célébration d’idoles adolescentes ou d’une chambre funéraire ?
Les vers d’August von Platen : « Celui dont les yeux ont vu la Beauté / A la mort dès lors
est prédestiné » offrent une clef de lecture de l’œuvre. Souvent associés au film Mort à Venise de
Visconti, ces vers en résument l’intrigue. Gustav von Aschenbach, compositeur en
convalescence à Venise, est saisi d’une passion inattendue et tragique pour un adolescent,
prénommé Tadzio. La mise en scène solennelle et troublante de Grand Hôtel est à rapprocher de
la tension dramatique du film :
« J’ai fait des photos de autour de différentes situations, de références que je
m’appropriais, comme l’univers de Visconti1.»
Le caractère affectif que l’artiste a construit dans cette œuvre se reflète dans le choix du
format des photographies. De petites dimensions, elles préservent une certaine confidentialité,
contrairement au grand format qui aurait conféré un côté exhibitionniste. L’artiste expose des
moments intimes tout en cherchant à les préserver. Les cadres disposés sur plusieurs rangées
réduisent la visibilité tandis que la disposition des bris de verres impose une certaine distance au
visiteur. De même, les reproductions de cette œuvre ne proposent que des vues à distance, ce qui
ne permet donc pas une vision distincte des photos. La distance imposée par l’artiste est ainsi une
des conditions de perception inhérentes à l’œuvre. Elle lui confère une confidentialité qui trahit
1
Claude Lévêque, in Catherine Franchlin, Michel Nuridsany et Philippe Régnier, « L’art dans un monde
impitoyable », Fondation d’entreprise Ricard, 8 novembre 2004, http : www.fondation-entreprisericard.com/conferences/entretiens/art/claude-leveque/.
13
une certaine affectivité de l’artiste pour ses souvenirs. A la question « Pourquoi n’avez-vous
jamais accepté de vendre ou céder votre œuvre ?1», Claude Lévêque répond ainsi :
« Parce qu’elle appartient vraiment à mon histoire. C’est une histoire avec des amis, c’est
très personnel.2»
Grand Hôtel, conservé par l’artiste, n’est plus visible. Cette œuvre fait figure de relique
dans la carrière de Claude Lévêque. Elle constitue un véritable manifeste dans le sens où elle
contient les principales composantes de son œuvre. Elle révèle les affinités de ce dernier avec le
cinéma et son intérêt pour la mise en scène dont les premiers témoignages remontent à l’époque
où il décorait des vitrines de mode. Le souci de la lumière est déjà présent ainsi que le rapport au
spectateur. Seul le recours à la photographie disparaît. Cependant, le plasticien n’abandonne pas
cette activité, comme l’attestent les différents recueils photographiques qu’il a publiés : Le
Manège, Valstar3, Holidays in France
4
, La vie c’est si joli
5
et
Bellevue : Landscapes
photographs6 compilation de photographies sur la vision du paysage par des artistes
contemporains. Les recueils personnels de Claude Lévêque présentent des environnements et des
personnes qui ne sont pas montrés de manière générale. Le travail de l’artiste est proche de la
photographie documentaire.
En 1983, Claude Lévêque est invité à participer à la biennale de Tours pour laquelle il
réalise Anniversaire (Fig.26). L’installation se compose de quatre socles rectangulaires de
couleur blanche s’élevant jusqu’à mi-corps, sur lesquels reposent des reconstitutions réduites de
paysages en trois dimensions. Au-dessus de chaque sculpture sont suspendues des lettres en
néons composant un prénom : Laurent, David, Régis et Claude. Une lumière bleue inonde toute
la salle, enveloppant ainsi le spectateur et créant un climat énigmatique presque oppressant.
L’éclairage situe la scène entre ciel et mer, tandis qu’un fond sonore diffuse des chants
d’oiseaux. Par ailleurs, la disposition des socles n’est pas anodine. Agencés selon les quatre
points cardinaux, ils tracent les lignes d’un losange invisible, comme une zone sacrée qui
1
Claude Lévêque, in Manou Farine et Bénedicte Ramade, « Art contemporain : Claude Lévêque et Gérôme
Nox », Minuit dix, France Culture, 29 août 2006.
2
Ibid.
3
Claude Lévêque, Valstar, Onestar Press, Paris, 2002.
4
Claude Lévêque, Holidays in France, Flux, Le Havre, 2001.
5
Claude Lévêque, La vie c’est si joli, Quiquandquoi, collection « Art y es-tu ? », Genève, 2004.
6
Jeff Rian, Bellevue : landscape photographs, Purple Books-Fiction, Paris, 2000.
14
scellerait une union. Quelle est la signification de ces paysages ? Pourquoi l’artiste utilise-t-il des
socles pour les présenter ? Quel anniversaire célèbre Claude Lévêque ?
Trois des quatre îlots forment des paysages montagneux, le dernier une île sableuse
plantée d’un palmier. Le plasticien joue avec le pouvoir d’évocation de ces sites. Présentés sous
la forme de maquettes, ces reliefs s’apparentent à des jouets, dont les enfants se servent pour se
projeter dans des univers imaginaires. Cette imagerie évoque des paysages de vacances, grâce
auxquelles il est possible de s’évader, de découvrir de nouveaux décors, de faire de nouvelles
rencontres. Les vacances tout comme les anniversaires permettent d’échapper au quotidien, ce
sont des occasions où tout peut être possible. Ainsi, Claude Lévêque a peut-être ici :
« Simplement voulu fournir au spectateur une occasion de se souvenir de son enfance qui rêvait
d’aventures merveilleuses1.»
Ces images semblent surgir de la mémoire de l’artiste. Elles ont ainsi un caractère
fortement personnel. Cependant elles ne se réfèrent pas à des événements précis, ce qui leur
confère une portée universelle. Le plasticien donne forme à une imagerie collective. Tout un
chacun peut retrouver devant ces paysages, ces souvenirs d’enfance et laisser libre cours à son
imagination dans laquelle ces endroits sont toujours plus beaux et plus effrayants. Les premières
créations de Claude Lévêque mettent à l’honneur l’imagerie de l’enfance qui est omniprésente
chez lui :
« C’est l’affrontement des réalités et le parti pris pour le monde de l’enfance. Je voulais
réintroduire dans le monde de l’art une certaine puissance de l’imaginaire et du
sensible2.»
L’enfance est de cette façon associée à la sensibilité et à l’imagination. Lorsque l’artiste
présente les paysages de dimensions réduites sur un socle destiné habituellement aux sculptures,
c’est l’univers de l’enfance qu’il place comme une œuvre d’art dans un musée. Les bruits,
l’éclairage bleu, la disposition des supports, les paysages et les prénoms racontent une
mystérieuse histoire qui a le goût des secrets d’enfance :
« Songe d’un artiste jaloux de préserver son secret - un secret qui, paradoxalement,
s’exhibe tout en cherchant à se dissimuler - soucieux de ménager de grands nocturnes de
cérémonies qu’il organise d’abord pour lui-même3.»
1
Note introductive au film Les Disparus de Saint-Agil réalisé par Christian Jaque en 1939.
Claude Lévêque, in Frédéric Bouglé, 2000, op.cit., p. 11.
3
Michel Nuridsany, « Les paradis inquiets de Claude Lévêque », Le Figaro, 20 janvier 1989, p. 23.
2
15
Les célébrations de Claude Lévêque prennent comme origine les souvenirs d’enfance de
l’artiste. Toutefois, les récits de ce dernier ne sont jamais des histoires fermées sur soi qui
empêcheraient toute ouverture vers l’extérieur. Elles revêtent ainsi un caractère universel.
En 1984, Claude Lévêque présente Le Jardin (Fig.27) à la Galerie Eric Fabre. L’installation se
déploie dans l’obscurité. Au centre de la pièce, une surface circulaire est recouverte de terre et
plantée de bougies coiffées de petites ampoules, tandis que sur les murs peints en noir, des
morceaux d’écorce factice, en stuc, abritent de minuscules photographies des lieux de l’enfance
de l’artiste. Ces clichés de petites dimensions semblent évoquer la disparition des souvenirs et la
perte de l’enfance tout en donnant un caractère confidentiel au lieu. Le tout baigne dans une
ambiance sonore de bruits de nature et de thèmes musicaux. La mise en scène envahit la
globalité de l’espace, l’artiste s’empare des lieux et se les approprie. Le décor crée un lieu
autonome, libéré des conventions muséales. Le visiteur est plongé dans un univers fictif où le
décor est au service d’une narration autobiographique qui prend une fois de plus des allures de
cérémonie secrète. Les constructions de Claude Lévêque figent des souvenirs, des images de
l’enfance qui sont à jamais perdus. Elles témoignent de sentiments nostalgiques. Les mises en
scène apportent un caractère sacré à ces œuvres. Les célébrations de l’enfance sont ainsi des
messes d’adieux. Elles marquent la fin d’une époque :
« Oui mais dès le départ il y avait cette dimension-là, même si le travail revêtait c’est
certain une forme plus onirique, elle était cependant déjà liée à une thématique difficile :
la perte d’un monde, le religieux, un univers quelque peu mortuaire. C’est vrai que les
œuvres éclairent, c’est vrai qu’il y avait quelque chose de merveilleux dans le
rayonnement de la lumière. C’est ce que j’appelle “des icônes de célébration en voie de
disparition”. Les portraits de garçon entourés d’ampoules célèbrent aussi un univers qui
s’estompe, et la fin de cet univers1. »
« Les portraits de garçon entourés d’ampoules » désignent l’installation La Nuit (Fig.28),
conçue la même année que l’œuvre précédente à l’occasion d’une exposition consacrée à la
nouvelle scène artistique française et réalisée à l’initiative de l’ARC, au Musée d’Art moderne de
la Ville de Paris. Dans l’obscurité d’une salle, le sol recouvert de sable accueille trois tipis dont
les toiles sont éclairées de l’intérieur. Sept bustes de jeunes garçons, peints sur du bois et aux
1
Claude Lévêque, in Frédérique Bouglé, 2000, op. cit., p. 20.
16
contours ornés d’ampoules, sont placés entre les tentes. Parmi les bustes d’enfants anonymes
figure un visage plus familier que les autres, celui de Mehdi, le héros de la série télévisée Belle et
Sébastien. L’artiste mêle ainsi l’imagerie collective à son imaginaire personnel. Les petites
sculptures, uniques sources de lumière, capturent toute l’attention. Elles instaurent une ambiance
magique et secrète. L’image figée des corps ensevelis dans le sable jusqu’au buste immortalise le
temps sur une scène qui précède l’action. Tout semble possible mais chaque icône paraît garder
son secret quant à ce qu’il va advenir et ce qui se trame derrière les lueurs des tentes.
La Nuit, également intitulée La nuit, nous chanterons à la mémoire des passions
aujourd’hui disparues, célèbre une fois de plus l’enfance et l’imaginaire qui lui est rattaché. Les
cérémonies secrètes orchestrées par l’artiste expriment une nostalgie et un attachement à
l’enfance, elles révèlent la difficulté à quitter cet univers pour devenir adulte :
« On a tous la nostalgie de l’enfance. Les épreuves de la vie ne font que la renforcer. Le
monde dans lequel nous vivons une fois devenue adulte est fourbe, spéculatif. L’enfance,
c’est la lucidité, la cruauté, la fragilité, l’imprévisible, la limite entre le bien et le mal. Je
recherche dans ma mémoire les moments, les lieux que je peux associer aux circonstances
de ma vie aujourd’hui. Cela m’aide à m’affirmer car j’ai peur de certaines réalités :
vieillir, mourir. Il est possible que les gens se reconnaissent dans mon travail, nous vivons
souvent des situations essentielles assez similaires. J’ai de la chance de pouvoir
m’exprimer grâce à l’opportunité du jeu de l’art1. »
Les « sociétés secrètes2 » d’Annette Messager, qui transfère les jeux enfantins à l’univers
des adultes, sont proches de l’esthétique des célébrations. Les « Piques », composées de grandes
tiges de métal dressées contre les murs et sur lesquelles s’empalent des peluches, des animaux
empaillés ainsi que des éléments fabriqués par l’artiste, donne à voir des scènes imaginaires qui
semblent prévues à l’usage de cérémonies particulières. Les moustiquaires (Fig.29), présentées
en 1993 au Centre Georges Pompidou, se composent de piques surmontées de corps hybrides
faits d’organes épars et de poupées monstrueuses enchevêtrées avec des tiges portant des cartes
dessinées à la main et des images d’actualité retouchées par ses soins. Celles-ci recouvrent les
murs tandis que des moustiquaires disposées dans la salle renferment des animaux empaillés :
chat, lapin, coq et canard dont les têtes sont recouvertes d’une cagoule de tissu qui les désigne
comme des victimes ou des accusés attendant un verdict. Annette Messager explore avec cette
1
Claude Lévêque, in Marie-Claude Beaud, Nos années 80, Beaux-Arts Magazine, Paris, 1989, p. 56.
Expression employé par Catherine Grenier pour désigner la série des « Piques », in Catherine Grenier, Annette
Messager, Flammarion - Centre National des Arts Plastiques, Paris, 2000, p. 137.
2
17
série la face noire de l’humanité. Elle met en scène des objets liés à l’univers de l’enfance qu’elle
mêle à des éléments témoignant de réalités plus dures. Les poupées hérissées de crayons de
couleur côtoient ainsi les scènes de guerre. L’artiste juxtapose la violence de l’enfance et celle
des adultes. Toutefois, là où les enfants s’amusent à se faire peur, les adultes commettent des
crimes.
Les mises en scène de Claude Lévêque tout comme celles d’Annette Messager, si elles
montrent un monde onirique, laissent deviner également la difficile réalité de l’âge adulte.
L’enfance est ainsi un refuge, une période d’insouciance où l’imaginaire est une échappatoire. La
pratique artistique est un moyen pour Claude Lévêque de renouer avec cette période où l’on
perçoit le monde et le construit au gré de son imagination :
« Quand j’étais gamin j’adorais sans arrêt fabriquer des trucs créer des univers, à petite
échelle, bon à la limite du château de sable. Aujourd’hui je continue, ce qui m’intéresse
c’est ça. C’est effectivement observer des choses, capter, avoir de l’émotion, avoir des
réactions, être crispé par ce que je vais percevoir et après tout de suite créer ce que
j’appelle aujourd’hui une fiction, une histoire, un système qui va transporter les gens
d’une certaine manière parce qu’il y a un état de métamorphose, il y a un état de
déséquilibre1.»
Les histoires mise en scène par l’artiste sont autant de mises à distance qui permettent de
repenser le monde et de se l’approprier. Dans les œuvres qui suivent, le travail de Claude
Lévêque se resserre davantage sur son enfance. Il donne à voir des objets domestiques liés à
celle-ci.
1
Claude Lévêque, in « Entretien personnel », 2007, op.cit., pp.- 53 et 54.
18
B) Les meubles : une introspection archéologique
A partir de 1984, Claude Lévêque abandonne les installations mettant en scène ses
univers de jeunesse pour une « introspection archéologique ». Les évocations poétiques font
place à un travail autour de meubles et d’objets appartenant à son enfance :
«“Ma période meuble”, (c’est) une étape d’évocation,, et qui correspondait à des
retrouvailles avec des lieux et des objets autour desquels je vivais quand j’étais enfant,
que ce soit chez mes parents, ou qu’ils soient reconstitués ou retrouvés 1.»
La série des meubles, tout comme les œuvres précédentes, présente un caractère
autobiographique qui se rattache à des souvenirs. Le travail sur les éléments du mobilier se
concentre sur le pouvoir d’évocation des objets domestiques. L’artiste dérobe ainsi les objets au
réel pour les exposer. La vision de l’enfance ne s’offre plus par des images issues de l’imaginaire
mais par la présence tangible d’un objet rattaché à cette période. Le plasticien expose lit (Fig.30),
chaise (Fig.31), vélo (Fig.32), autant d’objets personnalisés par ses souvenirs et porteurs d’une
charge émotionnelle forte. Ces meubles sont le plus souvent accompagnés d’une phrase inscrite
au néon, qui apparaît comme un fragment de récit d’une histoire à compléter. Elle révèle des
lieux de la mémoire personnelle de l’artiste : « trou dans la tête » (Fig.30), « la fontaine d’argent,
le château d’eau, le chemin de fer » (Fig.31), « peur du vide » (Fig.32). L’artiste sort ainsi ces
meubles de leur silence et de leur anonymat pour les interroger :
« Je compose avec des objets, des mots, la lumière, le mouvement et parfois le son, des
installations illustrant des lieux et des moments de la vie. C’est ce que l’on peut nommer
une approche autobiographique autour de l’objet, mais il y a la définition de sculpture –
dispositif d’installation où l’objet banal dans ce qu’il représente comme matérialité
intrinsèque devient métaphore lorsque je le détourne en l’installant de manière à évoquer
un lieu ou un moment de la vie. L’objet devient alors attitude (énigme ?) où se mêlent
réalisme et irréalité 2.»
1
2
Claude Lévêque, in Frédéric Bouglé, 2000, op. cit., p. 21.
Claude Lévêque, Marie-Claude Beaud, 1989, op. cit., p. 56.
19
En 1986, Claude Lévêque expose un lit d’enfant en bois (Fig.30) dans un état vétuste.
Une ampoule tombant du plafond et se balançant au-dessus du lit éclaire une inscription agencée
sur une latte de sommier : « LE TROU DANS LA TETE ». Concrètement, la phrase fait
référence au trou qui se trouve dans la paroi du lit. Le meuble présenté dans une nudité froide
confronte le spectateur à des témoignages de violence et aux traces du temps. A travers
l’altération du mobilier, l’artiste aborde un aspect souvent tu de l’enfance, celui de la cruauté que
peuvent exercée les enfants. Or, la période de l’enfance est perçue le plus souvent comme celle
de l’innocence et de l’age tendre :
« Quand j’étais enfant, je cassais tout, j’étais assez violent, le lit était complètement
déchiqueté, je faisais des trous dedans1.»
Les premières œuvres de l’artiste portant sur le thème de l’enfance et de souvenirs
personnels sont moins nostalgiques qu’elles n’y paraissent. Le propos de Claude Lévêque n’est
pas tant le regret d’une période douce et heureuse que le questionnement sur des aspects plus
dérangeants. La violence est un thème important dans l’œuvre de l’artiste. Elle renvoie non
seulement à des références autobiographiques mais elle est indissociable de l’univers de
l’enfance. Par ailleurs, elle est l’expression de la difficulté à se sociabiliser :
« J’étais assez dur, je le suis toujours, mais je me suis sociabilisé. Mes années d’enfance
étaient assez solitaires, parce que j’étais tyrannique, autoritaire, comme aujourd’hui…
Les copains ne sont venus que plus tard, surtout quand j’étais adolescent2.»
La violence chez Claude Lévêque est souvent liée à la difficulté à se construire, à celle de
« l’être-ensemble » et d’une socialisation. Elle révèle ainsi le renfermement et la solitude.
Une chaise de la même année que l’œuvre précédente (Fig.31), au dossier presque
totalement détruit, témoigne également d’un acte de violence. Le plateau du siège porte des
inscriptions formant un cercle « LA FONTAINE D’ARGENT, LE CHATEAU D’EAU, LE
CHEMIN DE FER ». Ces lieux désignent des repères de l’enfance de l’artiste. A l’intérieur du
cercle, un espace ajouré de petits trous forme également une figure circulaire dans laquelle
s’inscrit une étoile. Un éclairage au plafond projette l’ombre de ces formes au sol. Les
1
2
Claude Lévêque, in Elen Fleiss et Olivier Zham, 1996, op.cit, n. p.
Ibid.
20
« bricolages » de l’artiste, réalisés avec une économie de moyens métamorphosent, chaque objet
et les chargent d’une intensité dramatique. Chacun d’entre eux possède une histoire, une identité.
Ils nous plongent dans le passé personnel, réel ou fictif, du plasticien.
En 1987, l’artiste réalise une œuvre présentant une roue de bicyclette (Fig. 32) installée
sur l’extrémité d’une longue table face à un mur. Les rayons de la roue portent l’inscription :
« LA PEUR DU VIDE ». Une lampe torche posée à l’autre extrémité de la table dessine l’ombre
de la roue au mur. La silhouette ainsi projetée produit un effet d’optique, les proportions de
l’objet paraissent bien plus grandes. L’ombre de la roue rappelle étrangement les grandes roues
de fêtes foraines. « La peur du vide » trouve ici toute sa justification. Claude Lévêque joue ainsi
avec les associations d’objets et d’idées présentes dans l’inconscient collectif, procédé que
l’artiste exploitera également dans ses œuvres ultérieures. Les meubles servent alors de tremplin
à l’imaginaire, ils guident le visiteur vers des souvenirs enfouis. Ces œuvres illustrent des œuvres
du quotidien transcendés par le bricolage et la transformation.
Les meubles sont détachés de leur contexte et exposés dans une mise en scène qui rompt
avec leur fonction usuelle. Les objets sont éclairés par des dispositifs visibles (ampoule, lampe
torche, lampe portative) qui font partie intégrante de l’œuvre. L’éclairage de celle-ci,
habituellement dévolu au domaine de la muséologie, participe dans cette série à l’œuvre ellemême. La mise en lumière fonctionne comme une activation de souvenirs effacés, d’émotions
oubliées. Elle réactive les objets. Elle crée des ambiances, instaure une certaine gravité par un
jeu d’ombres.
Ces œuvres exposées sans titre permettent à chacun de les approprier en fonction de ses
référents et de son imagination. Elles se veulent des vestiges témoins d’une époque. En ce sens,
elles sont dépositaires de souvenirs et détentrices d’un pouvoir émotionnel fort. Les meubles
constituent ainsi des reliques contemporaines qui dépassent le strict cadre individuel :
« Tous ces objets intimes (souvent saturés jusqu’à l’extrême par la mémoire de
l’enfance), ces objets qui parlent, qui crient et parfois même hurlent, ne témoignent pas
seulement de la seule sphère de l’intimité. Car, du plus profond du singulier, de son être
exposé sur les bords de l’œuvre, ce qui nous parle, ce n’est pas le seul vécu personnel,
mais en même temps en lui et hors de lui, le plus commun, ce qui nous touche et nous
concerne tous1.»
1
Michel Gaillot, « Du “vide” inguérissable », La Mazarine, 1999, source de l’artiste.
21
Les meubles sont exposés en tant que traces archéologiques d’un passé proche où les
souvenirs personnels de l’artiste se confondent aux souvenirs collectifs .L’introspection
archéologique que constituent ces éléments est à rapprocher des premières œuvres de Christian
Boltanski, artiste déterminant par lequel Claude Lévêque découvre l’art contemporain et dont les
premiers travaux s’articulent également autour de l’enfance.
La mémoire est au centre du processus créatif chez Boltanski. Celui-ci a développé une
réflexion autour des thèmes de l’identité, de l’anonymat, de l’absence, du temps et de la mort. En
mai 1969, il élabore son premier livre, Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon
enfance, 1944-1950 (Fig.33). C’est la première de ses nombreuses tentatives de reconstitution de
sa jeunesse. Le fascicule de neuf pages présente des photographies de classe de Boltanski en
1951, une page de rédaction, des photographies de son lit et d’une de ses chemises d’enfant.
Boltanski collectionne les vestiges de son enfance. Mais dans son cas, les différents objets ne
sont pas authentiques, Boltanski s’invente une famille différente de la sienne. Il reconstitue des
instants de vie avec des objets qui ne lui ont jamais appartenu mais qu’il expose pourtant comme
tels. Il raconte une vie qu’il prétend avoir vécu. Ainsi les œuvres de l’artiste font appel aux
souvenirs d’enfance, à ceux des défunts en faisant la part entre une histoire personnelle et
l’histoire commune.
Le travail sur les meubles est intimement lié à la mémoire personnelle et collective. En ce
sens, les « meubles » sont indissociables de la notion d’identité. Dans cette perspective, la
réflexion de l’artiste s’achemine peu à peu vers l’utilisation d’objets moins personnels.
Objets standard ou la perte de l’identité
A partir de 1988, Claude Lévêque n’utilise plus d’objets personnels, mais travaille sur des
objets de collectivité, des objets de fabrication industrielle, sérielle et anonyme. Les références
autobiographiques disparaissent de même qu’un certain sens de la narration. Les objets familiers
et les petites ampoules laissent la place à l’esthétique froide des objets standard et à la lumière
violente du néon. Cette évolution sous-tend une réflexion sur la standardisation et ses
conséquences. Ainsi, l’objet est exploité dans le sens archéologique puisque le plasticien les
22
utilise pour « appréhender (…) les activités de l’homme, ses comportements sociaux ou religieux et son
environnement1.» :
« La nostalgie je n’aime pas ce terme j’ai horreur de la référence au passé même si pour
moi c’est très important pour situer le présent mais ce sera plutôt des objets qui
évoqueront des choses qui me préoccupent comme la perte d’identité, la solitude, un autre
regard provoqué par le déplacement des objets et en référence au quotidien de la vie des
gens et puis à travers l’histoire les arts et les gens2.»
L’intérêt de l’artiste pour les équipements de collectivité semble ainsi la suite logique de
son travail sur les meubles qui évoquent une mémoire personnelle :
« J’ai basé mon travail sur une globalité, celle de ma vie, et celles des autres. C’est ce que
j’appelle des “ lieux communs”, ce qu’on appelle encore les mythologies collectives de la
mémoire3.»
Cet intérêt survient alors que l’artiste est convié à travailler dans un établissement
scolaire :
« J’étais invité à travailler dans un établissement public à Meaux, un important complexe
scolaire… J’ai planté mon atelier dans un “préfet” au milieu de la cour du lycée, et c’est
là que les choses ont changé. J’ai commencé à travailler avec ce que je trouvais autour de
moi, les objets et mobiliers d’école, et ce furent mes premières appropriations avec les
équipements de collectivité. J’effectuais des sortes d’associations entre le lieu, le
réfectoire, la douche, le dortoir et les matériaux liés à cette scolarité comme la chaise ou
la table d’école. C’est ainsi que je discernais la normalisation et la banalisation4.»
Les équipements de collectivité sont tous sans titre comme les œuvres précédentes mais
alors que ces dernières permettaient une appropriation qui s’inscrivait dans une mythologie
collective, le choix de présenter des œuvres sans titre pour cette nouvelle série semble faire
référence à la standardisation et à l’anonymat qui caractérisent les objets exposés.
1
Définition du mot « archéologie », in Le Petit Larousse 2000, Larousse, Paris, 1999, p.82.
Claude Lévêque, in « Claude Lévêque » Œuvres croisées, France Culture, 9 octobre 2000.
3
Claude Lévêque, in Frédéric Bouglé, 2000, op. cit., p. 23.
4
Ibid., p. 22.
2
23
Une installation Sans titre de 1990 (Fig.34) se compose d’une assiette vide, posée à
même le sol, sur laquelle est placée une cuillère. Une lampe de bureau à proximité éclaire ces
objets insignifiants. L’éclairage qui fonctionne pour les meubles comme un « détonateur de
souvenir », une énergie qui insuffle/rend la vie à des objets abandonnés ne semble pas interagir
de la même manière avec ces objets standard. D’ailleurs, quelle histoire raconteraientils puisqu’ils n’appartiennent à personne mais servent à tout le monde ? Les phrases ont disparu,
aucun souvenir ne se rattache à cette assiette et à cette cuillère. Elles sont vides d’histoire. Les
objets sont réduits à leur usage purement fonctionnel. L’époque post-moderne arrive à grands
laissant la place à une société impersonnelle et à une ère aseptisée.
Une autre oeuvre Sans titre (Fig.35) de la même année propose un lit métallisé sur lequel
est fixé un tube de néon blanc qui éclaire les quatre côtés du cadre. La lumière n’éclaire plus
l’objet mais la signale froidement. Elle isole le lit d’un halo froid et révèle ainsi le vide qui
l’entoure. Le meuble dénudé fait écho au vide qui l’enveloppe. Le visiteur est ainsi confronté à
l’absence et à des espaces désaffectés. Cet objet dépouillé de toute trace anecdotique s’oppose au
lit d’enfant portant les marques du temps passé. Les équipements de collectivité « sortent de
l’anecdote et se présentent dans une évidence aseptisée.1». La neutralité et l’impersonnalité,
attributs des sociétés industrielles, sont dénoncées comme des outils d’uniformisation menaçant
la diversité et l’altérité. Claude Lévêque propose ici une réflexion sur l’anonymat et la perte
d’identité qu’il assimile à une forme de déshumanisation moderne :
« J’ai quitté un certain sens de la narration, celui précisément qui s’appliquait à l’objet, un
objet qui était en quelque sorte dévitalisé de son contexte. Les néons, le mobilier
métallique, les objets standard, les lumières violentes, les effets d’aveuglement, figurent
aussi un certain détachement, un type de référence. C’est la période où je me suis
intéressé à la perte d’identité, à l’anonymat, à un phénomène de déshumanisation2.»
En 1991, un Sans titre présente des chemises blanches d’écoliers (Fig.36) alignées au
sol le long d’un mur. Les chemises sont toutes identiques impeccablement pliées et repassées,
disposées à distance égale. Ces objets posés à même le sol brisent la perception habituelle de ces
vêtements. L’artiste joue avec les habitudes visuelles des visiteurs. La disposition inaccoutumée
des chemises révèle avec d’autant plus d’évidence la sérialité où les signes personnels sont
exclus. La façon dont Claude Lévêque présente les objets du quotidien hors de leur contexte les
1
2
Léa Gauthier, in « Une histoire possible », Le Grand Sommeil, 2006, op.cit., p 21.
Claude Lévêque, in Frédéric Bouglé, 2000, op. cit., pp-22 et 23.
24
soustrait d’un rapport au concret et à la réalité. Par ce procédé il souligne leur caractère standard
et indifférencié.
En 1996, Claude Lévêque expose une œuvre particulièrement dure (Fig. 37). Il imagine
une cage aux dimensions humaines constituée de grillage. Un ventilateur industriel est installé
sur la partie supérieure, tandis que des ceintures sont accrochées à trois niveaux, sur le haut, au
milieu et au bas de la cage. Cette œuvre interpelle le visiteur qui s’interroge sur la fonction de cet
objet. Les dimensions indiquent qu’il s’agit d’une cage individuelle. Celle-ci donne l’impression
d’un outil de torture, elle évoque l’univers carcéral et la barbarie humaine. Par cette installation,
l’artiste évoque la dimension répressive des sociétés contemporaines, qu’il analyse comme un
constat d’échec du système.
Les objets de collectivité exposés par Claude Lévêque dévoilent l’envers négatif des
formes de collectivité. Cette série cristallise les préoccupations de l’artiste autour du conflit de
l’individualité et du collectif qui seront abordées et développées de différentes manières dans son
travail ultérieur. Les « fins de fêtes » imaginées à la même époque sont une autre façon de traiter
des thèmes liés au collectif.
25
C) Les « Fins de fêtes »
Claude Lévêque conçoit plusieurs installations qui évoquent des « fins de fêtes ». Ces
œuvres sont présentées sous la forme d’une image en trois dimensions dans laquelle le visiteur
arrive « trop tard ». Les pièces désertes sont jonchées d’éléments cassés, de guirlandes, de fleurs
en papier crépon déchirées ou de bris de verre. Le visiteur est ainsi confronté à des paysages de
désolation.
L’artiste réalise sa première installation évoquant une fin de fête en 1993 à Montréal, au
centre d’art Optica (Fig.38). Il dispose dans une grande salle des reliefs de fête : tessons de
bouteilles, guirlandes de papier, gobelets, fleurs en papier crépon et guirlandes électriques.
Depuis le fond de la salle, au travers de larges fenêtres, le visiteur aperçoit la ville. Le dispositif
s’ouvre ainsi sur l’extérieur, abolissant l’espace clos de la galerie. Cette œuvre sans titre évoque
un décor de fin de fête ordinaire comme en témoigne le désordre d’objets jonchant le sol.
Toutefois, certains d’entre eux n’ont rien d’innocent. Les guirlandes déchirées et les tessons de
bouteilles laissent percevoir des traces de violences, thème récurent dans le travail de Claude
Lévêque. Les « fins de fêtes » ne sont pas tant pour l’artiste l’occasion de mettre en scène le
plaisir, le divertissement et la convivialité que de pointer un constat d’échec et une impossibilité
à communiquer. Par ces dispositifs, le plasticien montre l’envers du décor, les dessous de la fête :
« Cette installation renvoyait à la déchéance des fêtes que font les Indiens là-bas, qui se
saoulent et font des fêtes vraiment violentes, extrêmes, d’une cruauté inouïe. Ces
installations sont également liées à l’idée de quelque chose qui a eu lieu, mais il n’en reste
presque rien, cette impression d’absence vient du positionnement des objets qui sont
réellement jetés, pour créer un dispositif crédible. C’est comme un constat d’après fête,
tout est abandonné, détruit, cet aspect-là m’intéresse, on le retrouve aussi dans les fêtes
familiales par exemple, cet aspect un peu dur1.»
1
Claude Lévêque, in Frédéric Fournier, « Claude Lévêque, the party’s over », Blocnotes, n°13, 1996, p. 47.
26
L’évocation de la fête est l’occasion pour Claude Lévêque d’interroger la violence
collective. Les fêtes sont appréhendées comme la manifestation extrême du malaise social. Elles
sont désignées comme les exutoires d’une société en crise, qu’elles incarnent. L’artiste donne à
voir un équilibre social fragile :
« Oui ça fait partie de la façon dont je me positionne quand je manipule ces éléments. Un
constat d’échec de la communication dans les rapports humains. Quand je conçois ces
installations, j’agis de façon très violente aussi. Je montre un certain état de la fête, toutes
ces choses dédiées au plaisir de l’humain qui s’amuse. Mais je vais un peu plus loin,
quand le défoulement glisse vers cette extrême violence1.»
En 1994, Claude Lévêque présente au PS 1 de Brooklyn (Fig.39) à New York une
nouvelle fin de fête. Dans une salle au parquet en mauvais état, l’artiste dispose des bouteilles,
confettis et autres débris sur le sol. Les attributs de la fête sont invariablement associés à des
objets qui témoignent de traces de violence. Les fêtes ont ainsi toutes une issue tragique. Cette
série est un miroir tendu aux visiteurs qui montre la face cachée de nos sociétés. C’est
l’expression d’une violence non maîtrisée mais contenue au quotidien. Face à cette exhibition de
violence, le visiteur est confronté à la sienne propre refoulée. La fête est ici pensée comme un
moment défouloir opérant un basculement des identités sociales quotidiennes :
« C’est assez caractéristique d’une société en crise, je pense que la techno, les raves avec
leurs foules mettent en lumière cette nécessité de compenser toutes nos contraintes et les
désillusions envers l’avenir. C’est intéressant le phénomène qui se passe autour de la
techno, c’est très révélateur d’un comportement humain. Il ne s’agit pas d’un simple
divertissement (…) C’est cette volonté de sortir de soi-même, d’être différent du
quotidien. Les carnavals momentanés viennent de cette nécessité de créer une rupture,
d’aller au-delà de ce qu’on est. A travers le travestissement transcender la banalité,
transgresser l’ordinaire 2.»
I Wanna be your Dog (Fig.40), installation in situ réalisée en 1996 à l’Atelier Saint-Anne
à Bruxelles constitue le dernier tableau de ces « fins de fêtes ». L’artiste investit une salle de
1
2
Claude Lévêque, in Frédérique Fournier, 1996, op. ct., pp-47 et 48.
Ibid. p. 48.
27
théâtre. Le désordre ambiant laisse deviner un concert qui aurait viré au cauchemar. Du matériel
de son, des chaises renversées et des tessons de bouteilles parsèment le sol tandis que des
guirlandes déchirées pendent du plafond et qu’une sono diffuse dans un espace contigu quelques
applaudissements. Ce spectacle est éclairé par des spots de différentes couleurs et par une boule
à facettes tournant sur elle-même. Le titre fait référence à une chanson phare de la musique punk
qui exalte les sentiments violents. Ces installations reconstituent les traces d’un événement festif,
mais dont les seuls restes sont des manifestations de pulsions non contrôlées : objets cassés,
déchirés et détruits. Par ailleurs, bien que la musique constitue l’élément le plus important des
fêtes, elle est toujours absente de ces œuvres :
« Non, la musique est ailleurs. Dans les installations, dans les images que je produis, je
crois que c’est très proche de la musique. Je travaille en écoutant de la musique. Les idées
arrivent avec de la musique que j’écoute. Je fonctionne au rythme de la musique. Mais je
ne l’utilise pas directement dans la représentation de forme explicite. Je pense que les
dispositifs émotionnels instantanés que je produis appartiennent un peu à ce domainelà1.»
Les mise en scène de Claude Lévêque fonctionnent comme des transpositions de ses
goûts musicaux. Les installations des fins de fêtes semblent être réalisées au gré de rythmes
rapides, saccadés et violents. Tout comme les refrains punks, elles expriment la violence, la
difficulté de la vie et la révolte. Les « fins de fêtes » témoignent d’un réel travail de composition.
Les œuvres s’inscrivent dans leur lieu d’exposition non pas comme des objets rapportés mais par
l’investissement de l’espace. En ce sens, cette série préfigure le travail in situ de l’artiste où les
créations sont déterminées par leur cadre. Une profonde mélancolie et un grand vide se dégagent
de ces œuvres et les objets jonchant le sol ne rappellent que davantage les corps absents. Les fins
de fêtes abordent telle une obsession, qui s’exprime par la répétition de ces œuvres en série, les
thèmes de la violence, de l’absence et de la fugacité de la vie. De fait, ces travaux s’inscrivent
dans la perspective du thème des Vanités. Elles en proposent une vision contemporaine et
originale par le recours aux installations.
A l’origine, les Vanités avaient pour fonction de mettre en garde le spectateur contre un
trop grand attachement aux biens du monde. Dans la peinture hollandaise au XVIIe siècle, elles
témoignent d’une intention hautement spirituelle dont il était aisé de déchiffrer les indices
symboliques comme le crâne, le sablier, la montre ou la bougie à demi consumée. Autant
1
Claude Lévêque, in Elen Fleiss et Olivier Zham, 1996, op.cit., n. p.
28
d’objets qui désignaient et désignent toujours le caractère éphémère de l’existence. Les Vanités
dans l’art contemporain1 dirigé par Anne-Marie Charbonneaux, ouvrage consacré à ce thème,
analyse comment les symboles usités au XVIIe siècle sont renouvelés à la fois dans leurs
expressions et dans leurs thèmes par des artistes contemporains réinventant les Vanités. La
dimension religieuse et les références théologiques comme morales sont absentes des œuvres
contemporaines, mais la teneur philosophique et métaphysique subsiste. Elles sont traitées avec
beaucoup de liberté au travers de divers matériaux. L’esthétique de la fête dans l’œuvre de
Claude Lévêque est interprétée comme un motif de Vanité par Marie-Claude Lambotte :
« Ce sont des restes, des indices qui occupent la salle autrement totalement vide et, loin
de la matière figée dans son éclat des Vanités du XVIIe siècle, l’artiste expose au
contraire l’envers de la réception qu’évoquent les déchets laissés sur place une fois la fête
terminée. Le temps du plaisir a passé en laissant les marques de la dégradation ; et la
perspective frontale de la salle qui se termine sur les trois fenêtres du mur du fond
amplifie le sentiment de malaise et de regret tout à la fois que ressent le spectateur de la
même façon que s’il se trouvait devant une Vanité classique. Certes, la scène n’évoque en
rien une visée religieuse ; seul le passage du Temps avec la corruption de toute chose
renvoie au spectateur la pensée de sa propre finitude comme en un miroir suggéré par les
trois fenêtres qui laissent refléter la lumière sur le parquet de la pièce - tout comme le
reflet de la lumière continue de briller sur les riches vaisselles d’orfèvrerie des Vanités
traditionnelles. En plus de la dégradation du temps qui s’inscrit dans l’avant et dans
l’après de la fête, doit-on comprendre que s’y ajouterait nécessairement une dégradation
“morale” dans l’indication de la violence à laquelle mènent inévitablement les excès ? 2 »
Claude Lévêque adhère complètement à cette interprétation de son travail et revendique
cet aspect lors d’un entretien :
«C’est marrant parce qu’on m’avait demandé de participer à ce livre sur les Vanités – un peu
fourre-tout hétéroclite parce qu’évidemment pas mal de choses se rapprochent de cette question
- mais je m’en réclame complètement. La façon dont je m’approprie les objets ou les situations
sont assez directement liés à ça3.»
1
Anne-Marie Charbonneaux, Les Vanités dans l’art contemporain, Flammarion, Paris, 2005.
Marie-Claire Lambotte, in Anne-Marie Charbonneaux, 2005, op. cit., pp-14 et 15.
3
Claude Lévêque, Richard Leeman, 2006, op.cit., p. 73.
2
29
Ainsi, la série des « fins de fêtes » offre une version contemporaine des traditionnelles
natures mortes mais en trois dimensions. Les Champions (1996) (Fig.41) exposé à la Galerie de
Paris matérialise l’absence et le temps qui passe. L’artiste donne à voir une salle au sol jonché de
pneus sur lesquels sont négligemment jetées des chemises blanches. Des chaînes de levage
pendent du plafond et une boule à facettes tournant sur elle-même projette des ronds de lumière,
éclairant la pièce déserte. Encore une fois, le spectateur est confronté à une image qui propose un
instant arrêté montrant la fin d’un spectacle. Toutefois, la boule tournant sur elle-même se
détache de cette fixité et indique la fuite du temps
De nombreuses œuvres contemporaines traitant des thèmes de la mort, du temps et de
l’exaltation des plaisirs peuvent être assimilées au genre des Vanités contemporaines et en ce
sens ce genre artistique n’aurait plus aucune spécificité. Toutefois, le travail de certains artistes
illustre parfaitement ce thème. L’artiste britannique Damien Hirst traite du rapport entre l’art, la
vie et la mort. A ses débuts dans les années 1980, il expose pour des cabinets médicaux des
objets provenant de la vie quotidienne comme des tables, des cendriers, des mégots (Fig. 42), des
médicaments (Fig.43) montrant la fragilité de la vie. Puis, à partir de 1992, il présente des
animaux plongés dans du formol dans des aquariums (Fig.44), qui expriment la fugacité de la vie
et le désir d’éternité. Sa dernière œuvre exposée actuellement à la galerie White Cube à Londres
est un moulage d’un crâne humain datant du XVIIIe siècle incrusté de huit mille six cent un
diamants d’une valeur de soixante quatorze millions d’euros, intitulé For the love of God (Fig.45). Le crâne qui est le symbole par excellence de la Vanité est ici riche de sens. Serti de
diamants, ne résume-t-il pas l’absurdité de la condition humaine ? Les pierres précieuses
renvoient au désir de possession de biens matériels tandis que le crâne rappelle la fugitivité des
choses. Damien Hirst semble appliquer ici de manière littérale la citation de l’Ecclésiaste : «
Vanités des vanités ! tout est vanités !1 ».
Le peintre français Roman Opalka travaille également sur des motifs de la vanité. Le
thème du temps est au cœur de son travail. Il entreprend en 1965 de peindre la suite des nombres
entiers. L’artiste travaille avec rigueur et suivant un certain protocole. Il peint sur une toile,
toujours de même format 196 _135 cm, à la peinture acrylique blanche et à l’aide d’un pinceau
numéro 0, des nombres entiers sur un fond noir (Fig.46). Partant de 1 en 1965, il a atteint en
1972 le nombre 1000000. Il décide à partir de cette année-là d’ajouter au fond 1% de blanc par
rapport à la toile précédente (Fig.47). L’artiste atteint peu à peu le blanc sur blanc. Lorsqu’il
termine une séance de travail, il prend une photographie de lui-même dans des conditions
1
Paroles de l’Ecclésiaste, fils de David et roi de Jérusalem.
30
invariablement identiques. Il pose devant un fond blanc vêtu d’une chemise immaculée et adopte
toujours la même expression (Fig. 48). La photographie est saturée par un éclairage blanc :
« Je voulais manifester le temps, son changement, la durée, celui qui montre la nature,
mais d’une manière propre à l’homme, sujet conscient de sa présence définie par la mort :
émotion de la vie dans la durée irréversible du temps1.»
Roman Opalka poursuit obsessionnellement le temps qui passe. Son travail illustre
parfaitement le Memento mori : « souviens-toi que tu vas mourir ». Les Vanités qui renvoient
l’Homme à sa condition ne représentent-elles pas la première forme d’expression d’une
mythologie personnelle et collective ?
Les « fins de fêtes » marquent une nouvelle orientation dans le travail de Claude
Lévêque. Le plasticien abandonne sa réflexion autour des objets et de leur pouvoir d’évocation
au profit d’un travail in situ s’articulant autour d’un espace. L’évolution de son travail se
concentre de plus en plus sur l’environnement dans lequel il installe ses différents dispositifs.
1
Roman Opalka, in Phillipe Piguet, « Opalka, Infiniment peintre », L’Oeil, 01 avril 2004.
31
II / Expérimentation
A) Art in situ : une interaction avec le lieu
Les « fins de fêtes » sont des créations imaginées par rapport à la configuration du lieu
d’exposition. Le cadre détermine ainsi la forme et la signification de ces œuvres. Cette manière
de travailler oriente le travail de l’artiste vers une pratique in situ qui définit aujourd’hui sa
démarche artistique. Il convient de rappeler le contexte d’apparition et les enjeux théoriques
associés à cette pratique artistique, afin de mieux comprendre la démarche personnelle de Claude
Lévêque.
Le Petit Robert définit la locution « in situ » comme désignant quelque chose « dans son
milieu naturel ». Le terme est utilisé habituellement en archéologie pour désigner des objets
retrouvés à la place où ils étaient censés être utilisés. Il indique également l’exploitation
muséologique des structures conservées en lieu et place de leur découverte. La notion d’in situ
signale ainsi un lien entre des éléments donnés et leur situation. C’est l’acception qu’elle
recouvre dans l’art contemporain à partir de la réflexion et de la pratique de Daniel Buren dans
les années 1970.
Jean-Marc Poinsot, dans son article « L’in situ et sa circonstance de mise en vue 1 »,
indique que la locution in situ apparaît pour la première fois dans l’art contemporain en 1969
sous la plume de Barbara Rose, dans sa monographie sur Claes Oldenburg2. Elle emploie ce
terme pour désigner le Lipstick (Fig.49) géant construit à l’université de Yale en 1969. Cette
sculpture répond à la demande des étudiants de Yale qui voulaient commémorer la « seconde
révolution américaine », dont ils avaient été les acteurs. Le Lipstick prend place à côté d’un
monument aux morts de la Première Guerre mondiale, d’un drapeau américain et d’une
bibliothèque de livres rares. Jean-Marc Poinsot explique la qualification « in situ » attribuée par
1
Jean-Marc Poinsot, « L’in situ et sa circonstance de mise en vue », Quand l’œuvre à lieu, l’art exposé et ses
récits autorisés, Mamco, Genève, 1999.
2
Barbara Rose, Claes Oldenburg, Museum of Modern Art, New York, 1970, p. 113.
32
Barbara Rose par le fait que le Lipstick représente « une œuvre reproduite dans son cadre réel
d’implantation1 ». La locution est ainsi employée pour désigner un monument qui se trouve sur
son lieu de destination. Cependant, il fait remarquer que la conception de la sculpture par Claes
Oldenburg ne présente aucune relation avec le site d’accueil. En ce sens, Claes Oldenburg pose
la question du monument dans l’art contemporain tel que l’expose Rosalind Krauss :
« Une très grande sculpture dépourvue de toute relation conceptuelle ostensible avec son
site ne constitue pas ce que nous appelons un monument, pas plus qu’une figuration
commémorative dépossédée de son lieu2.»
Les monuments commémoratifs peuvent ainsi être considérés comme les premières
œuvres in situ puisqu’ils sont conceptuellement liés à leurs sites. L’art in situ s’inscrit ainsi dans
la logique des monuments commémoratifs dans le sens où « l’œuvre ne peut avoir d’autre réalité
que mise en place, et ceci pour les circonstances pour lesquelles elle avait été prévue ». C’est
dans ce sens que Daniel Buren développe sa pratique artistique in situ. À partir du début des
années 1970, il conduit une réflexion interrogeant le rapport des œuvres d’art à leur
environnement. Sa première recherche dans ce sens est matérialisée lors de sa participation
controversée à la 6e Exposition internationale du musée Guggenheim en 1971. Il installe une
grande toile rayée de tissu blanc et bleu de 20 mètres de haut sur 10 mètres de large dans le hall
du musée (Fig.50), sur toute la hauteur, du sol à la coupole. Une seconde toile, de 1,50 mètre de
haut sur 10 mètres de large, constituée du même tissu, était placée dans une rue adjacente au
musée, suivant une orientation perpendiculaire à la première pièce. Daniel Buren donne à voir
ainsi les différences de perception qu’impliquent les lieux, suivant que le spectateur se situe à
l’intérieur ou à l’extérieur du musée. Par ailleurs, le choix de l’emplacement de son œuvre dans
le hall du musée au détriment des salles dédiées aux expositions s’inscrit dans la perspective de
ses nouvelles recherches. Toutefois, Daniel Buren est contraint de retirer sa toile la veille de
l’ouverture de l’exposition en raison de la plainte des autres participants, qui lui reprochent de
couvrir la vue de leurs œuvres. Buren justifie la compréhension et le sens de son œuvre par son
environnement :
1
Jean-Marc Poinsot, 1999, op.cit., p. 68.
Rosalind Krauss, Qu’est ce que la peinture moderne ?, Musée national d’art moderne, Centre Georges
Pompidou, Paris, 1976, p. 247.
2
33
« La seule chose que je voulais dire avec cette pièce pouvait seulement être dite par la
pièce elle-même in situ. En la retirant de la vue, cela signifiait que chacun en discutait
dans le vide1.»
Ainsi, la toile ne peut avoir de signification et de justification en dehors du contexte pour
lequel elle a été prévue. Son nouveau processus de création amène l’artiste à remettre en cause le
musée comme lieu de présentation unique. Il considère en ce sens le musée comme un
instrument d’assujettissement pour les œuvres d’art. Il pose la question de la neutralité des
institutions muséales et des galeries. Buren dénonce ainsi les partis pris qu’implique une
présentation, et ce à divers niveaux, aussi bien d’ordre sociologique, économique, voire
esthétique. Le musée est alors considéré comme un lieu de « décontextualisation » de la
production artistique, dans le sens où les œuvres sont déracinées de leur milieu d’origine et
disposées selon des arrangements subjectifs :
« Le Musée/Galerie… n’est pas le lieu neutre qu’on voudrait nous faire croire, mais bien
le point de vue unique où une œuvre est vue et, en fin de compte, le point de vue unique
en vue duquel elle est faite. (…) Le musée/Galerie devient le cadre mythique/déformant
de tout ce qui s’inscrit2.»
Cette réflexion autour de la présentation des œuvres d’art l’amène à distinguer l’espace
de l’atelier de celui du musée. Buren n’a pas d’atelier, il réfute l’atelier comme lieu de création
de l’œuvre d’art, car celui-ci suppose de faire sortir l’œuvre de ses murs et donc de la soumettre
aux manipulations, aux déplacements et à la mise en situation dans un autre contexte, en
l’occurrence celui du musée ou de la galerie, qui entraînent forcément, selon lui, des
dénaturations de son sens premier :
« On peut dire que nous nous trouvons en face de l’inéquation suivante : ou bien l’œuvre
est dans son lieu propre, l’atelier, et n’a pas lieu (pour le public), ou bien elle se trouve
dans un endroit qui n’est pas son lieu, le musée, et alors elle a lieu3.»
1
Daniel Buren, in Jean-Marc Poinsot, 1999, op.cit., p. 93.
Daniel Buren, in Thierry Laurent, Mots-clés pour Daniel Buren, Ed. Au Même Titre, Paris, 2002, p. 133.
3
Ibid., p.127.
2
34
Cette réflexion est à la source de son travail in situ, où la création de l’œuvre est
intimement liée, voire soumise, à son lieu d’exposition. Le contexte est ainsi déterminant pour la
forme et la signification de l’œuvre :
« Mes idées découlent du contexte – le contexte incluant les gens, la situation, le lieu dans
son ensemble, l’actualité, certains de ces éléments mis ensemble1. »
C’est à partir des caractéristiques architecturales, mais aussi sociologiques, politiques et
économiques, que l’artiste pense son œuvre :
« Qui dit architecture dit contexte social, politique, économique. L’architecture quelle
qu’elle soit est en fait le fond, le support et le cadre inéluctables de toute œuvre2.»
Ainsi, le travail in situ s’inscrit dans l’actualité d’un lieu, et il est en cela éphémère par
nature. Le caractère éternel de l’œuvre d’art est aboli. La durée de l’exposition détermine la
durée de l’œuvre. Il faut préciser que, si la réflexion de l’artiste remet en cause le mode
d’exposition muséale, ses intentions ne sont pas de nuire aux institutions muséales ou de les
discréditer :
« Je n’ai donc en fait jamais critiqué le Musée, mais cherché à étudier et à comprendre
son fonctionnement et ses fonctions, ses éventuelles implications dans le faire des œuvres
ou leurs transformations dès qu’exposées3.»
Le travail in situ de Claude Lévêque
La pratique artistique in situ de Claude Lévêque s’inscrit complètement dans la démarche
artistique in situ de Daniel Buren :
« Buren représente à mon sens la référence incontournable dans ce domaine. Il prend le
problème dans sa globalité, et c’est bien dans cette direction que je me dirige aussi, c'està-dire jouer sur la transformation du lieu1.»
1
Ibid., p. 183.
Daniel Buren, in Thierry Laurent, 2002, op.cit., p. 183.
3
Ibid., p. 145.
2
35
Cette manière de travailler se précise au début des années 1990. Il s’agit d’une période où
le plasticien s’émancipe du cadre strict de l’objet pour s’intéresser aux qualités de l’espace,
autrement dit le volume, le son et la lumière :
« C’est le moment où l’objet ne m’intrigue plus. J’en ai fait le tour. (…) Avec les objets,
ce sont aussi mes évocations et mes lieux habités de mobiliers que je laisse tomber.
Maintenant, c’est sur le lieu seul que je m’attarde et sur les matériaux qui le constituent2.»
Les créations in situ de Claude Lévêque, tout comme ses premières œuvres de référence
autobiographique et son travail sur les meubles sont profondément ancrés dans la réalité et
intrinsèquement liés à son vécu :
« Mon travail avant d’être formel est alimenté de la réalité… Je suis assez sensible à ce
qui se passe, ce qui m’environne dans le monde, au quotidien, je construis des trucs à
partir de ça3.»
Le quotidien est en ce sens le moteur de création et une source d’inspiration de l’artiste,
dont le travail peut être défini comme un processus artistique qui est de l’ordre du ressenti face à
un espace. L’activité de Claude Lévêque est imprégnée des préoccupations de son temps, il lui
faut ainsi être complètement immergé dans les réalités de la société à laquelle il appartient :
« J’ai besoin moi de ne pas être déconnecté des réalités, c’est clair parce qu’en même
temps je les utilise, je suis complètement connecté à ça. J’étais dans un complexe
d’ateliers d’artistes et je n’ai vraiment pas aimé ça. C’était trop ghettoïsé, trop coupé des
réalités4.»
L’artiste réalise sa première installation in situ, Sans titre (Fig.51 et 52), en 1990 à la
galerie de Paris. Il utilise la configuration du lieu afin de piéger les visiteurs. La salle consacrée à
l’exposition se situant au bas d’un escalier, l’artiste avait obstrué l’entrée par un mur qui
réduisait l’accès à un mètre de hauteur. Les visiteurs étaient ainsi obligés de se pencher pour
1
Claude Lévêque, in Frédéric Bouglé, 2000, op.cit., pp- 33 et 34.
Claude Lévêque, in Frédéric Bouglé, 2000, op.cit., p. 27.
3
Claude Lévêque, in Eugène Savitzkaya, Chambre 321, Le Confort Moderne, Poitiers, 1995, n. p.
4
Claude Lévêque, in Jean-Claude Scliwinski, Claude Lévêque, documentaire vidéo, Production Kiosque,
Bordeaux, 2001.
2
36
franchir le palier et se trouvaient presque nez à nez avec un matériel de porcherie. Une
mangeoire était placée au centre, et des box pourvus de sangle près des murs. Présenter un
matériel d’équipement collectif dévolu aux animaux est une manière pour l’artiste d’exacerber la
réalité et de proposer ainsi une certaine distanciation aux spectateurs par rapport à leur propre
situation dans la société. Selon lui, l’individu est contraint d’adopter un comportement en
fonction des règles de sociabilité. Le travail in situ est l’occasion pour Claude Lévêque de
développer une véritable stratégie scénographique, non seulement vis-à-vis du lieu, mais aussi
vis-à-vis du spectateur. Claude Lévêque bouleverse complètement la position traditionnelle du
spectateur passif pour en faire, selon sa propre expression, « un visiteur1 ». Les visiteurs ne
peuvent pas aborder son œuvre comme de simples spectateurs puisqu’ils sont les destinataires de
l’exposition. Le but du dispositif étant d’interpeller ces derniers afin de les sensibiliser à son
environnement. En ce sens, le travail de Claude Lévêque s’articule en interaction avec son lieu
d’accueil, selon l’acception du terme proposé par Le Dictionnaire des sciences humaines2 :
« Le terme “interaction” recouvre des phénomènes extrêmement disparates, qui vont de
la coordination sensorimotrice des comportements de deux ou plusieurs individus à la
constitution d’une intersubjectivité, en passant par la communication verbale et non
verbale. Le plus souvent, l’interaction est envisagée comme ayant lieu entre des
organismes, des personnes ou des groupes. On tend alors à négliger l’interaction avec
l’environnement, voire l’interaction avec soi-même3.»
La pratique in situ de Claude Lévêque est ainsi à envisager comme l’expression d’une
communication subjective avec l’environnement. C’est ainsi tout le contexte historique,
architectural, social, économique et esthétique du lieu investi qui est engagé dans le processus
artistique.
En 1994, Claude Lévêque est invité par l’association Emmetrop4 à occuper un
appartement vide dans un HLM de Bourges. Répondant à l’invitation, l’artiste investit un
appartement. Lors d’un entretien, il explique les difficultés et les impératifs liés au travail in
situ :
1
Claude Lévêque in Fréderic Bouglé, 2000, op.cit., p. 27 : « Je dis “le visiteur” car je n’aime pas le terme de
“spectateur”».
2
Sylvie Mesure et Patrick Savidan (dir), Le Dictionnaire des sciences humaines, Quadrige-PUF, Paris, 2006,
p. 647.
3
Ibid., pp-638-640.
4
Emmetrop : association culturelle de Bourges.
37
« J’ai de plus en plus de difficultés à faire les choses d’un seul jet. À Bourges, comme je
disais, j’ai monté une installation assez importante, et je me suis rendu sur place plusieurs
fois avant d’arriver à régler certains problèmes. C’est pourquoi je me rends compte qu’il
me faut être présent constamment sur le lieu. Ce qu’il faut savoir, c’est que pour arriver à
maîtriser un pareil travail il faut entreprendre de nombreuses expériences et faire des
essais sur le site même. C’est cela qui pose des contraintes pragmatiques avant d’arriver à
ce résultat d’évidence de l’exposition terminée, et parfois le problème de coût de
production que peuvent demander certains types d’intervention1.»
Cette occupation fera l’objet de multiples expérimentations allant jusqu’à la
transformation complète du lieu (Fig.53). Des matelas de collectivité, récupérés dans des lycées
et des prisons, disposés contre les murs, réduisaient sensiblement l’espace de l’appartement. En
outre, le plafond, rabaissé à hauteur des matelas, créait un environnement « claustrophobique ».
Les pièces étaient balayées par une lumière blafarde et à peine animées par le son brouillé des
ondes d’une radio. Ici, Claude Lévêque exacerbe le caractère standard, anonyme et étouffant des
lieux de concentration collective. Le contexte social, économique et architectural détermine
clairement la mise en œuvre d’Appartement occupé :
« Les espaces que j’ai réalisés dans des HLM sont, je crois, à l’origine de mon inscription
dans certains types de lieux avec l’idée de receler une réalité de ces lieux. C’était en
1993-1994. Ça s’appelait Appartement occupé. Je travaillais vraiment dans des HLM,
dans des quartiers assez durs où ma présence n’était pas programmée. Les rencontres se
faisaient comme ça, parce que je vivais là. Après, j’ai ouvert l’appartement où je vivais.
Les gens sont venus. Dans toutes les pièces, j’ai tapissé les murs de matelas. C’était
vraiment fait par rapport à la perception des lieux. On était dans l’isolement sensoriel
total. D’où le choc en retour, lorsqu’on sortait. Là, je me suis vraiment posé le problème
de ces lieux vécus2.»
La réduction de l’espace et les grésillements insupportables et omniprésents dans tout
l’espace de l’appartement occupé traduisent le manque d’espace et l’isolement par rapport
monde extérieur. Les modifications apportées par l’artiste fonctionnent en interaction avec le lieu
d’exposition. Le contexte, l’histoire, l’architecture et l’esthétique du lieu déterminent les
circonstances d’apparition de ses dispositifs. Les créations de Claude Lévêque sont donc
1
2
Claude Lévêque, in Frédéric Bouglé, 2000, op.cit., p. 34.
Claude Lévêque, in Geneviève Bréerette, « Claude Lévêque repense l’espace », Le Monde, 26 août 2000.
38
engendrées par leur environnement. Les expérimentations in situ amènent le plasticien à
développer une réflexion portant sur le conditionnement de l’individu par son milieu. Claude
Lévêque entreprend un travail qui agit sur les sens et les émotions, et privilégie ainsi une
perception multi-sensorielle pour révéler l’envers du décor des collectivités.
Les Non-lieux
Le travail in situ autour de l’espace tout comme celui sur les meubles mettent en évidence
des préoccupations similaires, à savoir une réflexion sur les « dispositifs1 » contemporains qui
conduisent la société à la standardisation, à l’anonymat et à l’enfermement. Cette réflexion
amène Lévêque à porter sa réflexion sur la notion de « Non-lieu ». En effet, les lieux de
concentration collective qui illustrent le mieux ce phénomène s’opposent aux « lieux
anthropologiques » qui se définissent par leurs propriétés identitaires, relationnelles et
historiques. Ces lieux, qui n’ont aucune identité, relèvent de ce que Marc Augé définit comme
des « non-lieux » :
« Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne
peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira
un non-lieu2. »
Chambre 321 (Fig.54 et 55), conçu en 1995, illustre parfaitement cette réflexion sur la
notion de « non-lieux ». Le dispositif est créé en réponse au programme intitulé « Humanité(s) »,
à l’initiative du Confort Moderne3, dont le projet visait à inviter chaque année un artiste à réaliser
un projet spécifique en rapport avec la communauté universitaire et étudiante de Poitiers. Claude
Lévêque inaugure ce programme avec une installation in situ qui peut être considérée comme
l’aboutissement de son travail sur les lieux de collectivité. Chambre 321 est le résultat d’un
investissement de seize mois de présence intermittente sur le campus, pendant lesquels il a
1
Giorgio Agamben, Qu’est ce qu’un dispositif ?, Rivages poche, Paris, 2006, p.31.
« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de
déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les
discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les
usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais
aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les
téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être… » .
2
Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris, 1992, p. 10.
3
Le Confort Moderne est une salle de concert et un espace d’exposition de la ville de Poitiers.
39
rencontré et interrogé des étudiants habitant la résidence universitaire Rabelais à Poitiers. Claude
Lévêque s’attache au lieu de vie des étudiants qu’est la cité universitaire. Il s’agit d’une
résidence de type HLM, composée de centaines de chambres de onze mètres carrés meublées à
l’identique : un lit, une table, une chaise, une lampe, une armoire, un lavabo éclairé par deux
néons. Le plasticien y observa les modalités de l’occupation personnalisée d’un espace anonyme
et composa deux installations : une au sein de la résidence universitaire Rabelais et l’autre au
Confort Moderne. À Rabelais, le travail de l’artiste s’inscrivait dans la chambre 321 (Fig.54),
située au deuxième étage de l’escalier C. Claude Lévêque avait vidé tout le mobilier de la pièce,
hormis les éléments fixes comme le radiateur, les appliques et le lavabo. Il recouvrit l’ensemble
d’une peinture laquée de couleur blanche. Le visiteur était invité à entrer seul, chaussé de
chaussons de chirurgiens pour protéger le sol et éviter les rayures. La blancheur immaculée,
presque aveuglante, dématérialisait les frontières de la chambre et altérait la perception en
donnant l’impression que tout l’espace baignait dans la lumière. Le visiteur perd tous ses repères,
il est déstabilisé dans un espace à la fois isolé du monde et vide. Cette proposition de Claude
Lévêque découle directement des entretiens effectués avec les étudiants de la résidence
universitaire :
« Cette recherche m’a énormément servi, même si je n’ai pas tiré parti d’anecdotes
particulières. Elle m’a servi pour créer du néant, du vide, pour retrouver un espace miroir,
laiteux1. »
Ce dispositif révèle la dimension impersonnelle des chambres universitaires, où toute
appropriation et individuation est impossible. Les individus se succèdent sans que jamais ne
puisse s’écrire aucune histoire, sans qu’aucun élément ne s’inscrive dans l’espace.
Au Confort Moderne (Fig.55), l’artiste avait transporté les éléments de la chambre et
reconstruit les lieux à l’identique, puis délimité l’espace avec des couvertures de laine
empruntées à la lingerie de la résidence. Les couvertures constituaient une enceinte rectangulaire
cachant la reconstitution d’un espace aux dimensions de la chambre 321, mais dont les murs ne
s’élevaient qu’à 1,25 m de hauteur. À l’intérieur, était placé le mobilier propre aux chambres des
résidences universitaires, les lits, les chaises ou les lampes, mais le recouvrement par des draps
blancs en suggérait l’absence et la disparition. Alors que les frontières réelles de la chambre 321
de la résidence Rabelais étaient dématérialisées par un jeu de lumière, au Confort Moderne,
1
Claude Lévêque, in Eugène Savitzkaya, 1995, op.cit, n. p.
40
endroit plus spacieux, le plasticien s’est attaché à définir les frontières strictes d’une chambre
universitaire type. Les visiteurs pouvaient circuler autour de l’enceinte constituée par les
couvertures et ainsi faire le tour d’un espace de vie en quelques secondes. Ils découvraient
derrière les couvertures un espace réduit à des considérations fonctionnelles, autrement dit un
« non-lieu ».
Les installations in situ de Claude Lévêque dévoilent les contraintes des environnements
collectifs, elles mettent en évidence l’assujettissement et le conditionnement des individus à leur
cadre de vie. Le plasticien propose une réflexion sur l’envers du décor des lieux investis. Ce
constat de la soumission des individus au lieu habité influence directement l’évolution du travail
du plasticien. À partir de cette période, c’est la contrainte qui devient l’objet même du dispositif.
41
B) Le visiteur à l’épreuve du dispositif
Les dispositifs de Claude Lévêque évoluent vers des environnements sensoriels dont la
fonction est de proposer une nouvelle perception de l’espace à éprouver par tous les sens : aussi
bien la vue, le toucher, l’odorat que l’ouïe. Le corps devient alors le récepteur privilégié des
œuvres de l’artiste. Ces environnements conçus pour interpeller les sens et provoquer des
émotions posent la question de la participation du visiteur.
En 1996, Claude Lévêque est invité à exposer individuellement à l’ARC, au Musée d’art
moderne de la ville de paris. « My Way » (Fig.56) a lieu douze ans après sa première exposition
collective, qui était consacrée à la nouvelle scène artistique française. Cette invitation marque
ainsi un tournant dans la carrière de l’artiste, puisqu’elle est un gage de reconnaissance par une
institution publique.
Un écran métallique géant (Fig.57) barrait l’entrée de l’exposition. Une vidéo en noir et
blanc montrait un adolescent au crâne et aux sourcils rasés, dansant au rythme d’une musique
non audible par le visiteur. Ce jeune homme dépersonnalisé bougeant de manière automatique,
c’est Élie, le petit garçon à qui l’artiste avait demandé de dessiner des fleurs pour la pièce
homonyme, Elie (Fig.58). Le plasticien lui avait fait dessiner des centaines de fleurs pour ne
conserver que les quatre dernières, dessinées dans un geste répétitif et automatique. Par ce
procédé, la fleur est peu à peu désincarnée et perd toute singularité.
Derrière l’écran métallique, le visiteur découvrait une grande salle (Fig.59) transformée
en couloir au plafond rabaissé par des grillages métalliques laissant pénétrer une lumière vive.
Des chemises, élément fréquemment exposé par l’artiste, qu’elles soient impeccablement pliées
comme dans le Sans titre 1991 ou froissées dans L’Hiver de l’amour 1994 (Fig.60), étaient
négligemment jetées sur les grillages. La chemise constitue un des thèmes importants de l’œuvre
de l’artiste. Elle renvoie autant à l’uniforme d’écolier qu’à la camisole de force. La chemise est
également un objet fortement symbolique du statut social puisqu’elle représente la tenue correcte
souvent exigée dans la sphère professionnelle. L’expression « cols blancs » est caractéristique de
cette fonction sociale du vêtement. Quant aux grillages, ils évoquent l’univers industriel et
carcéral :
42
« Bien souvent mes choix de matériaux ou de dispositifs présentent une raideur en écho à
ce monde de dressage, j’essaie d’y dégager une tension, ou un humour permettant une
distanciation1. »
Les chemises jetées négligemment sur les grillages au-dessus des murs impeccablement blancs
détonent dans ce décor aseptisé et introduisent du désordre, voire de la désobéissance. Dans la
deuxième salle (Fig.56), courbe, le visiteur s’enfonce encore un peu plus dans une blancheur
immaculée. Les murs étaient recouverts de laque blanche « pour créer un effet de miroir2 » ; la lumière
se réfléchissait sur les murs, créant un effet de réverbération éblouissant. Dans ce cadre aseptisé, des
agrès, cordes lisses, cordes à nœuds, anneaux et échelles tombaient du plafond. La pureté était ainsi
associée à la discipline et à la performance. L’exposition se terminait dans une salle obscure (Fig.56)
malgré la présence d’une dizaine d’ampoules de faible intensité fixées au plafond. Le son d’un rire
étranglé était diffusé dans tout l’espace, pressant les visiteurs de quitter les lieux. L’artiste joue avec les
émotions de ses visiteurs. Il les invite dans un parcours semé d’astreintes visuelles causées par la
lumière et par des hauteurs de plafond inhabituelles. En outre, il s’amuse à les surprendre et à leur faire
peur. La conception de cette exposition repose sur une réflexion autour de la perception de l’espace,
qu’elle soit visuelle, sonore ou psychologique :
« Le lieu était gigantesque, j’ai donc pensé contraindre le spectateur par rapport à
des hauteurs de plafond, à la circulation, à la lumière. Pour que mon dispositif
suscite un acte en retour, pas une contemplation passive3. »
L’artiste explicite ici ses intentions : faire réagir le visiteur. L’exposition est ainsi pensée
en fonction de l’émotion qu’elle suscitera auprès du public. Chaque exposition devient
l’occasion d’une nouvelle expérience sensorielle.
Lors de l’exposition « Plus de lumière » (Fig.61 et 67), en 1998, Claude Lévêque
transforme la Villa Arson, centre national d’art contemporain de Nice, en puits de lumière. La
lumière, élément souvent utilisé par l’artiste, constitue le sujet même de l’exposition. L’artiste
procède à l’obturation de toutes les fenêtres, opération qu’il répétera presque systématiquement
1
Claude Lévêque, in Aurélien Bidaud, « Une navigation spatio-temporelle », lacritique.org, 09 juin 2006, http :
www.lacritique.org/article-navigation-spatio-temporelle.
2
Claude Lévêque, in Catherine Francblin, Michel Nuridsany et Phillipe Régnier, « L’Art dans un monde
impitoyable », Fondation d’entreprise Ricard, 8 novembre 2004, www.fondation-entreprisericard.com/conferences/entretiens/art/claude-leveque/.
3
Claude Lévêque, in Michel Nuridsany, « À Nice, Grenoble et Paris, Lévêque d’une lumière à l’autre »,
Le Figaro, 10 mars 1988.
43
dans ses créations futures pour s’approprier les lieux à partir d’un éclairage artificiel. Il utilise
l’éclairage au néon pour façonner l’espace de manière à élaborer un parcours plongeant le
visiteur en immersion totale dans l’œuvre. Des néons de couleurs différentes agencent l’espace
en plusieurs zones chromatiques. Le visiteur traverse tour à tour des ambiances de couleur jaune,
vert, rose puis bleue. Dans le coin d’une salle, une grille barre (Fig.62) l’accès à un escalier
descendant vers un espace interdit au public. Derrière la grille, se trouvait un lustre en cristal sur
lequel étaient jetés des ceinturons en cuir. Ainsi, les symboles de la richesse et du luxe sont
juxtaposés à ceux de la violence et du fétichisme. À l’étage supérieur, les premières salles
baignent dans le jaune ; l’une est remplie de filets et de cordons (Fig.63). À cette salle succède
un espace articulé en trois cellules successives, où trois matelas posés au sol avec des couettes
sont accompagnés de rideaux qu’un ventilateur agite (Fig.64). Il y a également une salle où l’on
discerne une rangée de pommeaux de douche fixés au mur comme des appliques (Fig.65).
Ailleurs, une grande roue d’ampoule blanche (Fig.66) fixée au mur constitue un élément
mystérieux dont le sens est à deviner par le public. D’immenses échelles en métal mènent vers
un ciel bouché évoquant une nouvelle fois l’enfermement (Fig.67). Les lumières toujours plus
fortes de salle en salle guident le parcours, tandis que la mise en scène énigmatique et intrigante
achève de perturber le visiteur, pris à la fois dans une expérience sensorielle et intellectuelle, au
sens où il lui appartient de déchiffrer la signification de l’exposition.
Le titre de l’exposition, « Plus de lumière », fait référence aux dernières paroles
prononcées par Goethe sur son lit de mort. Sachant que le célèbre auteur se passionnait
également pour la science et qu’il a écrit une théorie sur l’optique, l’exposition peut être un
hommage aux recherches de ce dernier. Par ailleurs, le titre renvoie également à l’expression
allemande « Mehr licht », qui signifie « plus de clarté intellectuelle » ou « plus de vérité ». Dans
ce cas, Claude Lévêque utilise ainsi la lumière dans son installation au sens philosophique du
terme.
Les colorations de l’espace rappellent les Chromosaturations (Fig.68) de Carlos CruzDiez au début des années 1960. Ces environnements saturés de lumière constituent une première
expérience artistique de l’appropriation d’un espace tridimensionnel par la couleur. Cruz-Diez
imagine des espaces et des habitacles saturés de couleurs au moyen de néon ou de plastique
transparent teint, afin de démontrer différents états de la couleur isolée. Il propose ainsi à
l’observateur une expérience chromatique pure. En 1969, il installe un habitacle à la sortie du
métro Odéon, à Paris, où les passants étaient invités à traverser une suite de cabines de couleurs
différentes permettant aux visiteurs de se perdre dans un labyrinthe visuel modifiant à chaque
pas la perception du monde extérieur. L’année suivante, lors de la Biennale de Venise en 1970,
44
Cruz-Diez prépare un parcours qui fait passer le spectateur par une série de « situations »
successives, où le visiteur fait l’expérience du bleu, du rouge et du vert, entrecoupées par des
phases de « déconditionnement » dans des couloirs noirs, afin d’éviter le mélange des couleurs
par effet cumulatif.
Par ailleurs, la salle remplie de fils et de cordes rappelle les « Pénétrables » (Fig. 69) de
Jesus Rafael Soto, exposés pour la première fois en 1967 à la Galerie Denise René à Paris. Les
Pénétrables de Soto intègrent souvent un élément tactile ou sonore. Ils se composent de fils
obtenus à partir de matériaux flexibles ou métalliques se mettant en marche au gré des
mouvements des spectateurs. Ils marquent le passage d’une implication optique du spectateur à
une implication polysensorielle. Le public évoluait dans de fins tubes de plastique pendant du
plafond jusqu’au sol, brouillant les limites de la perception spatiale. Il s’agissait pour Soto de
soumettre l’œuvre non seulement à la fluctuation des champs lumineux mais aussi de sonder la
participation du spectateur.
Ainsi, certains aspects des dispositifs de Claude Lévêque sont proches de l’art des années
soixante, décennie qui voit l’émergence des environnements sensoriels sur la scène artistique.
Frank Popper, dans son ouvrage Art, action et participation1, consacré à l’analyse des
nouvelles relations entre l’artiste, le théoricien et le spectateur à l’aube des années soixante,
définit l’environnement au sens plastique du terme comme un espace « où les rapports entre
homme et environnement sont plus dynamiques que statiques ». Cette nouvelle forme plastique
est ainsi associée à une nouvelle manière d’aborder l’art qui bouleverse complètement la position
du spectateur :
« Quant au rôle du spectateur dans l’art qui exige une participation, il a radicalement
changé dès que ce spectateur a été invité à donner une réponse totale, c’est-à-dire à la fois
intellectuelle et physique.2 »
Frank Popper poursuit en expliquant que l’apparition d’environnements favorise les
expériences plastiques à une échelle différente. Elles introduisent des éléments qui développent
la participation du spectateur et impliquent des relations esthétiques nouvelles entre objet d’art,
artiste et public :
1
2
Frank Popper, Art, action et participation, Klincksieck, Paris, 1980.
Ibid., p.12.
45
« Le statut de l’“œuvre d’art” s’est progressivement effrité. L’artiste a choisi d’assumer
de nouvelles fonctions, plus proches du médiateur que du créateur, et entrepris d’énoncer
des propositions d’environnement non conclusives, ouvertes. Quant au spectateur, il a été
appelé à intervenir dans le processus de création esthétique d’une manière entièrement
nouvelle1. »
Ces différents phénomènes sont étroitement liés. La participation accrue du spectateur
contribue à la disparition de l’objet traditionnel. L’évolution artistique tend à se rapprocher du
public. L’essentiel n’est plus l’objet lui-même, mais la confrontation dramatique du spectateur à
une situation perceptive. Les Nouveaux Réalistes, dont la démarche artistique est motivée par
une « nouvelle approche perceptive du réel » reprennent les objets du quotidien pour en faire des
reliques, symbole sans équivoque de la société de consommation. Dans un souci d’investir le
réel, ils développent un art interactif qui prend la forme d’« actions-spectacles ». Les artistes
décident alors de quitter leur atelier pour organiser des événements et aller à la rencontre du
public. Ce dernier est invité à participer aux manifestations de façon spontanée et généralement
sur un mode festif, comme en témoignent les Tirs (Fig.70) de Niki de Saint Phalle, où le public
était invité à tirer sur ces « tableaux-pièges », ou les Repas (Fig.71) de Daniel Spoerri, où les
convives confectionnaient leurs propres tableaux-pièges en collant les restes de leurs repas.
Par ailleurs, les Nouveaux Réalistes collaborèrent à des installations monumentales
destinées à accueillir et à divertir les spectateurs. En 1966, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely
construisent La Hon (Fig.72) une gigantesque sculpture pénétrable prenant la forme d’une
femme allongée sur le dos. La Hon, qui signifie « elle » en suédois, était une œuvre éphémère
qui fut détruite à la fin de l’exposition. À l’intérieur, l’espace était aménagé afin de constituer
une promenade ludique à l’instar d’une attraction de fête foraine. Chaque partie du corps
correspondait à des installations auxquelles il était possible d’accéder par plusieurs itinéraires.
L’utérus accueillait un bassin dans lequel nageaient des poissons rouges tandis qu’une musique
de Jean-Sébastien Bach retentissait dans l’espace. À la surface du ventre se trouvaient un
restaurant et un belvédère pour profiter de la vue panoramique. La visite prenait fin par un
toboggan qui conduisait les spectateurs vers l’extérieur. La conception de la gigantesque
sculpture habitable à l’effigie des Nana de Niki de Saint Phalle, au-delà du symbole de la toutepuissance féminine, répond à un idéal social :
1
Frank Popper, 1980, op.cit., p.13.
46
« La nana cathédrale reste pour moi importante, parce qu’elle était une cathédrale de notre
temps, un lieu où l’on pouvait se rassembler, les gens y sont venus très nombreux1. »
La comparaison de La Hon avec une cathédrale exprime le désir de créer un lieu de
rassemblement ainsi qu’une farouche volonté de transformer les cadres d’exposition en lieux
vivants et accueillants, dédiés entièrement au public. Parallèlement au mouvement des Nouveaux
Réalistes et dans la même volonté de rapprochement avec le public, les membres du Groupe de
recherche et d’art visuel (GRAV) développent une réflexion théorique visant à un élargissement
du langage artistique :
« Rechercher de nouveaux moyens de contact du public avec les œuvres produites (afin
de) libérer le public des inhibitions et des déformations d’appréciations produites par
l’esthétisme traditionnel, en créant une nouvelle situation artiste-société2. »
Ils s’interrogent sur la fonction sociale de l’art et se donnent comme ambition de créer
une interaction entre l’œuvre et le spectateur. Leur recherche place le spectateur au centre de leur
préoccupation. L’ambition du GRAV étant de stimuler le spectateur et de changer radicalement
la relation entre l’art, le public et l’artiste :
« Sortir le spectateur de sa dépendance apathique qui lui fait accepter d’une façon
passive, non seulement ce qu’on lui impose comme art, mais tout un système de vie3. »
Ce renouvellement de l’art s'exprime notamment dans de nombreuses installations telles
que les Labyrinthes et les Aires de jeux (entre 1963 et 1968), reposant sur l’interactivité :
« DÉFENSE DE NE PAS PARTICIPER, DÉFENSE DE NE PAS TOUCHER,
DÉFENSE DE NE PAS CASSER4. »
1
Niki de Saint Phalle, in Claude Arthaud, Les Palais du rêve, Paris-Match, Paris, 1970, p. 221.
Marion Hohlfeldt, in « Le GRAV sous le signe du jeu », GRAV : Groupe de recherche d’art visuel, 1960-1968,
Magasin- Centre national d’art contemporain, 1998, p. 35.
3
Flyer : la 3e biennale de Paris est ouverte/ Le Groupe de Recherche d’Art Visuel répète/ assez de mystifications,
Paris, octobre, 21,9_28 cm, in Ibid., p. 126.
4
Ibid.
2
47
Lors de la troisième Biennale de Paris, en 1963, le GRAV réalise son premier labyrinthe
(Fig.73). L’historien d’art Arnaud Pierre1, dans un ouvrage consacré à la place du spectateur,
analyse cette première œuvre collective comme une succession « d’instabilités visuelles » :
« Les premières cellules de parcours soumettaient le spectateur à des effets rétiniens
divers, vibrations, saturations et scintillement extrêmement agressifs et
physiologiquement éprouvants, sur le plan visuel, instabilité. Étendus sur l’ensemble des
parois et même au plafond de ces environnements, ces effets d’optique stimulaient non
seulement la vision frontale, mais aussi périphérique, engageant le spectateur dans des
réactions motrices diverses (tourner la tête, la lever, tourner sur soi-même) traduisant une
vaine et épuisante recherche de l’accommodation. Ces procédés relèvent de la recherche
d’états d’instabilité visuelle2.»
Par la suite, la réflexion des membres du GRAV sur la participation active du spectateur
s’étend à « la question du corps et de son équilibration ». Le Labyrinthe II, présenté lors de
l’exposition collective « Propositions visuelles du mouvement international Nouvelle
Tendance » au Musée des arts décoratifs en 1964, propose un parcours s’articulant autour de la
contrainte corporelle :
« Plusieurs dispositifs nouveaux organisaient des situations stimulant la motricité du
spectateur, appelé à gravir des escaliers, à se glisser dans un couloir obstrué par des
cloisons en chicane, à traverser des passages accidentés, revêtus d’un sol mou ou de dalles
mobiles qui obligeaient le spectateur à mobiliser toutes ses facultés d’équilibre et à affiner
ses perceptions kinesthésiques s’il ne voulait pas courir le risque de la chute – en bref, à
adopter une série d’attitudes et de comportements généralement peu souvent associés à la
contemplation des œuvres d’art, et où dominaient les perceptions corporelles3. »
Les dispositifs in situ de Claude Lévêque, tout comme les environnements sensoriels des
années soixante, fonctionnent sur la base de la participation du public. Toutefois, alors que les
avant-gardes font des environnements des lieux de convivialité, de jeu et d’exploration
scientifique, où la participation se faisait sur un mode ludique, Claude Lévêque met en scène des
1
Arnauld Pierre, « De l’œil au corps : place et participation du spectateur dans l’environnement cinétique », in
La place du spectateur et la participation, Acte de la quatrième journée d’études d’histoire de l’art moderne et
contemporain, Université Michel de Montaigne de Bordeaux 3, 2003.
2
Ibid. p. 77.
3
Ibid. p. 78.
48
ambiances claustrophobiques où le visiteur est mis à l’épreuve au niveau physique,
physiologique ou psychologique. C’est le changement de contexte culturel, social et historique
qui sépare ces œuvres et détermine leur aspiration profonde. Alors que les artistes des années
soixante s’inscrivent dans un contexte de bouleversement culturel et social s’exprimant par des
actes contestataires isolés qui menèrent aux événements de Mai 68, le travail de Claude Lévêque
s’inscrit dans l’époque de la mondialisation, où l’interdépendance entre les nations à l’échelle du
monde favorise un système économique libéral dont les conséquences sont la paupérisation des
populations et la disparition des cultures traditionnelles. Autrement dit, un conditionnement de
vie orchestré à l’échelle mondiale et la disparition de la différence : les thèmes dominants du
travail de l’artiste.
Ainsi, si certains dispositifs de Claude Lévêque se rapprochent des créations du GRAV
dans leur élaboration d’un parcours confrontant le public à des troubles de la perception ainsi
qu’à des contraintes physiques, les créations du GRAV fonctionnent sur un mode ludique alors
que les espaces façonnés par le plasticien sont souvent affectés d’une charge de violence, voire
d’agressivité.
The World is a game (Fig. 74 et 75), présenté en 1998 à Grenoble dans un quartier HLM
de la Villeneuve, place le visiteur dans un environnement insupportable. Au plafond, une vidéo
projetée en boucle montre les images d’une façade jouxtant le lieu d’exposition, tandis que des
lampes posées au sol lancent des flashs et qu’une bande-son diffuse de manière irrégulière un
jingle sur une tonalité stridente. Le visiteur, pris dans un tourbillon auditif et visuel frénétique,
est complètement déstabilisé. Il est assailli de flashs aveuglants, de bruits insupportables et de
flots d’images incessants qui sont autant d’agressions éprouvantes tant sur un plan
psychologique que physiologique. Plongé dans un espace où la perception est totalement
instable, le visiteur désorienté ne peut rester plus de quelques minutes à l’épreuve du dispositif :
« Je suis assez satisfait, sourit-il, quand on me dit que les gens ne peuvent pas rester dans
l’exposition1. »
La satisfaction du plasticien peut prêter à confusion quant à ses intentions. Or, son
contentement ne s’explique pas tant par l’effroi des visiteurs que par l’efficacité expressive de
ses dispositifs. Il ne s’agit pas d’élaborer des espaces de soumission physique ou psychologique,
mais de créer des zones de réaction qui éveillent des réponses spontanées et automatiques. Les
1
Claude Lévêque, in « Tortionnaire des sens », Aden, 7 au 13 octobre 1998, p. 26.
49
dispositifs de Claude Lévêque sont des parcours émotionnels à vivre. Ainsi, l’effet perturbant
produit par les installations sonores et visuelles est à considérer comme un générateur
d’émotions.
Les œuvres de Claude Lévêque, si elles sortent bien le visiteur de sa passivité, ne
l’invitent pas à une participation avec l’œuvre, au sens d’une collaboration ; elles appellent
davantage des réactions qui font appel aux instincts. Les dispositifs conçus par l’artiste sont une
nouvelle manière de faire l’expérience de la violence et de la brutalité urbaine, à l’opposé de la
contemplation. L’interactivité dans les constructions de Claude Lévêque permet ainsi
d’envisager une connaissance du monde inédite privilégiant la perception sensorielle.
50
C) L’expérimentation comme mode de connaissance
Dans La Phénoménologie de la perception1, Merleau-Ponty s’appuie sur l’héritage
phénoménologique husserlien pour développer une réflexion sur l’expérience originelle de la
perception. La phénoménologie dans l’acception husserlienne prône le retour « aux choses ellesmêmes » afin d’accéder à leur vérité intrinsèque. La méthode consiste à retourner aux intuitions
originelles et préconise le rejet total des préjugés. Il s’agit de rétablir un contact naïf, sousentendu « primaire », avec la réalité avant toute conceptualisation. La suspension de tout
jugement est ainsi nécessaire pour accéder à une connaissance du monde débarrassée de tout
préjugé, afin de retourner à un état d’étonnement face au monde et de le voir par le truchement
d’un regard vierge, afin de « réapprendre à voir le monde ». Dans La Phénoménologie de la
perception, Merleau-Ponty place le corps au centre de ses préoccupations et considère la
perception comme l’origine de la connaissance. Le philosophe s’oppose ainsi au mode classique
de connaissance hérité de Descartes au XVIIe siècle, qui veut que la connaissance soit déterminée
par la raison. Merleau-Ponty s’appuie sur l’expérience vécue pour décrire concrètement le
réel. La perception physique est désignée comme le point de départ de toute connaissance :
« C’est dans l’épreuve que je fais d’un corps explorateur voué aux choses et au monde,
d’un sensible qui m’investit jusqu’au plus individuel de moi-même et m’attire aussitôt de
la qualité à l’espace, de l’espace à la chose et de la chose à l’horizon des choses, c’est-àdire à un monde déjà là, que je noue ma relation avec l’être2. »
C’est par le corps vécu que s’établit le rapport au monde. L’expérience précède ainsi la
pensée. La phénoménologie propose ainsi la possibilité d’un autre régime de l’expérience pour
sortir de l’aliénation des sociétés contemporaines au sein desquelles le savoir ne passe plus par
l’expérience mais par la transmission d’informations ou d’images :
« Le gratte-ciel de New York ou le forum romain, la navette spatiale ou La Joconde, les
lunettes de Woody Allen ou le chapeau du Président : sans me déplacer de mon fauteuil
je peux connaître tout cela. Le rapport entre ce qui se connaît par image différée et ce qui
se connaît par expérience directe ne cesse de se modifier en faveur du premier terme.
1
2
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, (1er Ed. 1945) 2006.
Ibid., Quatrième de couverture.
51
C’est une évolution relativement récente et il est clair que ses effets sur notre façon de
concevoir la connaissance et notre rapport avec les choses n’ont pas encore trouvé leur
complète expression. Aujourd’hui, lorsqu’on visite un lieu où l’on n’est jamais allé, on
vérifie qu’il correspond aux images qu’on a déjà vues plutôt que d’affronter la nouveauté
dans ce qu’elle a d’inconnu1. »
La Phénoménologie de la perception, publiée en 1945, est intrinsèquement liée au
contexte de la société occidentale contemporaine. En effet, selon Merleau-Ponty, toute réflexion
philosophique s’élabore dans un contexte bien déterminé. La pensée de chacun reflète ainsi les
préoccupations de son époque. La phénoménologie s’oppose au mode de connaissance classique
ordonné par la raison et prône la connaissance par l’investissement personnel. La
recommandation du philosophe selon laquelle « il faut rapprendre à voir le monde » peut
s’appliquer au fonctionnement des dispositifs de Claude Lévêque, qui se veulent une
expérimentation physique totale. Il est alors légitime de se demander si les dispositifs du
plasticien ne proposent pas de faire ressentir l’expérience du réel à des individus qui ne seraient
plus que des spectateurs passifs subissant le réel.
Claude Lévêque façonne des espaces à éprouver physiquement. Il propose ainsi des
expériences à vivre qui sont génératrices d’émotion. Il s’agit de sortir de la contemplation et de
la position de spectateur. C’est ainsi que l’œuvre d’art visuelle disparaît au profit d’« un espace
sensoriel » où la connaissance n’est possible que par la perception physique. Il s’agit d’instaurer
un autre mode de connaissance du monde.
« Kollaps » en allemand, ou « collapsus » en Français, désigne un « malaise » ou une
« crise cardio-vasculaire ». L’installation du même nom qui se tint au Consortium, centre d’art
contemporain de Dijon en 1999, propose une expérience sensorielle déstabilisante. Le visiteur
pénètre par une chicane dans une salle de plusieurs centaines de mètres carrés plongée dans
l’obscurité totale ; une fois à l’intérieur, il est balayé par des vents puissants au-dessus de sa tête
et soumis au bruit assourdissant d’un hélicoptère qui décolle. Dans la pénombre et sans aucun
repère, les visiteurs s’enfoncent dans le sol mou et se cognent aux autres visiteurs, se déplacent,
dès lors, dans la peur. La seule connaissance possible des lieux se fait par des sens secondaires
qui ne sont pas utilisés habituellement pour appréhender le monde. Les visiteurs sont ainsi aux
prises avec la sensibilité et la fragilité de leur corps :
1
Ezio Manzini, La Matière de l’invention, Ed. du Centre Georges Pompidou/CCI, Paris, 1989, p. 25.
52
« J’ai voulu faire quelque chose d’absolument non visuel, un espace sensoriel aux limites
de ce que le corps peut supporter1. »
Le dispositif aussi éprouvant que spectaculaire est rythmé par des émotions fortes et
violentes. Le visiteur est transporté vers une expérience introspective.
Lors de l’exposition « Voilà », dédiée à la notion de « mémoire », qui eut lieu en 2000 à
l’ARC, Claude Lévêque imagine une installation nommée Claude (Fig. 76), qui place le visiteur
une nouvelle fois dans un dispositif effroyable. Avant d’accéder au dispositif, ce dernier traverse
un corridor plongé dans l’obscurité d’où lui parviennent des bruits violents, puis il accède à une
salle plongée dans le noir où il tâtonne désespérément dans le vide. Soudain, il est abasourdi par
le son violent d’un détonateur accompagné d’un éclair qui l’éblouit. Le bruit du détonateur,
retravaillé à partir d’un vrai coup de feu, est amplifié par le dispositif de tôle qui couvre les murs
de la pièce. Le déclenchement de la déflagration, réglé de manière aléatoire, déstabilise
totalement le visiteur, qui est pris de panique : « C’est une des rares œuvres qui me soit totalement insupportable. C’est du masochisme
pur. Je la trouve extrêmement stressante. Surtout, le temps d’attente dans le noir où l’on
ne sait pas ce qui va se passer m’est insupportable. Les émotions que provoque cette
œuvre sont tout à fait ingérables pour moi, l’intensité est trop forte2. »
Cette œuvre fut conçue au retour d’un voyage aux États-Unis, où l’artiste avait eu
connaissance des guerres des gangs et des balles perdues. Cet autoportrait de l’artiste est dédié à
tous les enfants victimes de la violence contemporaine. Il rend hommage aux adolescents morts
par balle dans les gangs. Le plasticien travaille en se réappropriant les composantes les plus
dures de la société contemporaine, pour mieux les critiquer. Il affronte les aspects les plus
violents de la vie et leur fait front. Les situations données à vivre par l’artiste se veulent des
expériences destinées à éveiller la conscience des visiteurs quant à un certain état du monde. Le
fonctionnement par empathie est destiné à émouvoir, à surprendre, à impressionner, et à réveiller
les corps. Autrement dit, à provoquer des réactions :
1
Claude Lévêque, in Jean-Max Colard, « Sueurs Froides », Les Inrockuptibles, 1er janvier 1999.
Philippe Régnier, directeur de la rédaction du Journal des arts, in Catherine Francblin, Claude Lévêque et
Michel Nuridsany, 2004, op.cit.
2
53
« Il y a beaucoup de réactions autour de mes dispositifs à cause de leur charge
émotionnelle1. »
L’implication physique et émotionnelle permet d’accéder à une prise de conscience des
réalités les plus dure. La perception sensorielle permet ainsi d’accéder à des expériences
subjectives qui s’opposent à la connaissance d’un monde donné d’avance. Les environnements
polysensoriels de Claude Lévêque reviennent ainsi à la connaissance par l’expérience vécue. Ils
interrogent les visiteurs sur leur rapport au monde.
La réflexion de Claude Lévêque sur la perception et la déstabilisation du visiteur est
proche de certains travaux de Bruce Nauman. Ce dernier affirme. Les premières œuvres de
l’artiste américain se concentrent sur l’étude du corps et de ses déplacements. Alors qu’à ses
débuts l’artiste est le sujet autant que l’objet de situations filmées, à partir de 1970 il déplace le
spectateur à la place de l’acteur.
Lors de sa première exposition personnelle, en 1966, à la Galerie Nicholas Wilder, à Los
Angeles, Nauman installe une série de panneaux de revêtement, courant parallèlement sur toute
la longueur de la salle. Des caméras et des moniteurs sont placés de telle sorte qu’une personne
marchant dans l’un des couloirs et passant dans un autre ne puisse se voir dans un moniteur
qu’au moment où elle passe dans l’autre couloir. Les couloirs construits par Nauman sont plus
longs et plus étroits que les couloirs de l’habitat quotidien. Ils constituent en ce sens des parcours
inconfortables et procurent des sensations d’isolement et de désorientation auxquelles s’ajoute
l’effet frustrant de ne pouvoir s’approcher de son image.
Dans les années 1970, Bruce Nauman développe une réflexion sur la sensorialité avec
Live-taped Vidéo Corridor (1969/70) (Fig.77) ; il utilise l’esthétique de la caméra de surveillance
pour déstabiliser le spectateur. Il installe le visiteur face à un couloir bouché qu’ornent deux
moniteurs ; sur l’un, le spectateur se voit de dos, marchant dans le corridor. L’image correspond
à la retransmission en direct de sa progression. L’autre moniteur montre l’espace du corridor
vide. La vue correspond à une retransmission en différé du corridor vide. Le visiteur fait
l’expérience perceptive d’une disharmonie entre sa progression réelle et l’image contradictoire
que lui en donne le moniteur. Les recherches de Nauman portent sur la manière de ressentir
l’espace, la façon dont il agit sur les individus. Les dispositifs in situ de Claude Lévêque, comme
Appartement occupé ou Chambre 321, fonctionnent de façon similaire.
1
Claude Lévêque, in Richard Leeman, 2006, op.cit., p. 73.
54
L’artiste et mathématicien a également développé un travail qui explore les mécanismes
de la perception et leurs conséquences sur la connaissance. Marcia Tucker1, dans son article
consacré à l’artiste, rapporte que, dans un ensemble de notes informelles et inédites intitulé
Withdrawal as an Art-Form, Nauman décrit différentes sortes de phénomènes et les méthodes
possibles qui permettent de les manipuler. Ses réflexions portent sur l’étude des réactions
physiques et psychologiques dans des situations simples ; ou encore, il interroge nos manières de
réagir dans des situations extrêmes et incontrôlées, nos mécanismes de défense spontanés ou
involontaires et leurs conséquences :
« Si ce que nous connaissons du monde est la somme de nos perceptions et de nos
réactions physiques, émotionnelles et intellectuelles à notre environnement, il faut alors
opérer un changement virtuel dans ce monde pour manipuler de manière effective ces
facteurs2. »
L’artiste, dans sa recherche sur la perception, met au point des environnements
particulièrement agressifs qui peuvent être comparés à ceux de Claude Lévêque. En 1991, à
l’occasion de l’exposition « DISLOCATIONS », une salle du MOMA était plongée dans une
quasi-obscurité pour les besoins de l’installation « ANTHRO/SOCIO » (Rinde Facing Camera)
(Fig.78). Trois appareils vidéo projettent sur les trois murs-écrans de l’installation le visage d’un
personnage au crâne rasé, également diffusé par six moniteurs. Les écrans empilés fonctionnent
en même temps mais pas de façon synchronisée. Le visage filmé en plan serré débite
continuellement les mêmes injonctions obsédantes : « Feed Me/Eat Me/Anthropology… Help
Me/Hurt Me/Sociology… » Les yeux de Rinde fixent le spectateur tandis que sa bouche hurle. Le
chant répété assaille et étourdit le spectateur. Les désirs contradictoires de l’homme sont autant
de cris d’alarme et de réactions violentes face au monde. Toutefois, le public fuit les propos de
Rinde car il supporte mal la litanie interminable. En ce sens, cette pièce ressemble à la dernière
salle de l’exposition « My Way », où les visiteurs étaient chassés par un rire effrayant. Bruce
Nauman et Claude Lévêque emploient tous deux des procédés agressifs mettant à l’épreuve les
sens des visiteurs afin de les faire réagir.
Le travail de Claude Lévêque, tout comme celui de Bruce Nauman, dirige le visiteur vers
des environnements sensoriels qui engagent ce dernier dans une expérience au sens littéral. La
notion d’« expérience » désigne le fait d’éprouver quelque chose, et donc de le vivre ou de
1
2
Marcia Tucker, « Phénauménologie », in Bruce Nauman, Ed. du Centre Georges Pompidou, Paris 1997.
Bruce Nauman, in Ibid., p. 87.
55
l’avoir vécu. La racine latine expeiri signifie « éprouver », « essayer ». L’expérience recouvre les
processus relatifs à la découverte, intentionnels ou subis, qu’engagent les êtres humains dans un
face-à-face avec ce qui les environne.
Les dispositifs de Claude Lévêque ont justement pour fonction d’interpeller le public sur
le fait qu’il n’occupe plus dans les sociétés qu’une place de spectateur passif, dépossédé de sa
propre expérience. Ainsi, les dispositifs de l’artiste proposent un mode de connaissance passant
par la perception physique. Par les procédés artistiques, il exprime comment l’individu et le
collectif ne sont plus les sujets de leur propre perception. Agamben, dans son ouvrage Enfance et
Histoire1, développe une réflexion sur la perte de l’expérience. Il explique le phénomène comme
une conséquence due au mode de vie des sociétés contemporaines occidentales :
« Pour détruire l’expérience point n’est besoin d’une catastrophe : la vie quotidienne, dans
une grande ville, suffit parfaitement en temps de paix à garantir ce résultat. Dans une
journée d’homme contemporain, il n’est presque plus rien qui puisse se traduire en
expérience (…) C’est bien cette impossibilité où nous sommes de la traduire en
expérience qui rend notre vie quotidienne insupportable, plus qu’elle ne l’a jamais été ; ce
n’est nullement une baisse de qualité, ni une prétendue insignifiance de la vie
contemporaine (jamais, peut-être, l’existence quotidienne n’a été aussi riche
qu’aujourd’hui en événements significatifs) (…) c’est que le quotidien, précisément, et
non l’extraordinaire, constituait jadis la matière première de l’expérience que chaque
génération transmettait à la suivante. (…). Tout événement, si banal et insignifiant qu’il
fût, devenait ainsi la minuscule impureté autour de laquelle se cristallisait comme une
perle l’autorité de l’expérience. (…) Ce qui caractérise le temps présent, c’est au contraire
que toute autorité se fonde sur ce qui ne peut être expérimenté (…). Ce qui ne veut pas
dire qu’il n’y ait plus d’expériences aujourd’hui ; mais elles s’effectuent en dehors de
l’homme. Et l’homme, curieusement, se contente de regarder ; avec soulagement. La
visite d’un musée ou d’un lieu de pèlerinage touristique est particulièrement instructive à
cet égard. Lassée devant les plus grandes merveilles de la terre, une écrasante majorité de
nos contemporains se refuse à en faire l’expérience : elle préfère laisser ce soin à
l’appareil photographique2. »
1
Giorgio Agamben, « Essai sur la destruction de l’expérience », in Enfance et histoire, Payot, Paris, (1er
Ed.1978), 2002.
2
Ibid., pp-24-27.
56
Les propos du philosophe rejoignent ceux de l’artiste quant à ses dispositifs. Ils mettent
en évidence la structure d’une société où la connaissance se fait de plus en plus par image
interposée et de moins en moins par l’expérience vécue. C’est précisément l’expérience vécue,
qu’elle soit subie ou intentionnelle, qui fait passer le spectateur du statut de public à celui de
participant, dans la vie comme sur la scène artistique. La participation est ainsi envisagée comme
un acte politique.
La tendance de l’art contemporain à solliciter la participation du public s’oppose au
statut de l’individu dans la sphère sociale. Les installations de Claude Lévêque, dont la fonction
est de rompre l’état de passivité des corps et des consciences, sont ainsi de véritables manifestes
politiques.
Dans ces espaces conçus comme des zones de réactivités, l’artiste a recours au procédé
relevant du spectaculaire et du divertissement. La culture populaire, qu’il s’agisse de références
filmiques musicales ou publicitaires, est intégrée par l’artiste comme autant d’éléments
métonymiques de la « société du spectacle »1 qu’il s’amuse à détourner afin de provoquer son
public. Le spectaculaire est ainsi, pour l’artiste, un moyen d’expression privilégié afin de
transmettre au visiteur sa perception du monde.
1
Guy Debord, La Société du Spectacle, Gallimard, Paris, (1er Ed. 1967) 1992.
57
III / Divertissement et désillusion
A) Le spectaculaire et l’altération de la perception
Le concept de spectaculaire est intrinsèquement lié à la notion du spectateur. Le contenu
et les formes du spectaculaire sont conçus en fonction d’un public et posent la question de la
perception.
Le terme « spectaculaire » apparaît au début du XXe siècle, il est employé originellement
en référence à la vision. D’ailleurs, la racine latine spectaculum renvoie à la vue. Le spectacle se
définit ainsi comme :
« Ce qui se présente au regard. Vue d’ensemble qui attire l’attention et/ou éveille des
réactions1. »
Toutefois, comme le fait remarquer Philippe Roger, dans son article « Spectaculaire,
Histoire d’un mot2 », l’adjectif « spectaculaire » connaît très vite un emploi plus large et ne se
limite plus au seul champ de la vue. Dès les années 1930 « le terme équivaut à sensationnel
(1936) et impressionnant (1937)3» et renvoie à quelque chose de « frappant, curieux, digne
d’intérêt ». Le Trésor de la langue française de 1992 définit le mot dans son acception
contemporaine :
« [ En parlant d’une chose, d’un événement ] Qui frappe la vue, l’imagination par son
caractère remarquable, les émotions, les réflexions suscitées » [ En parlant d’un
phénomène ou d’un processus] qui suscite la surprise l’admiration par son importance,
son ampleur, sa rapidité. Qui fait beaucoup d’effet sans grande portée, qui concerne les
spectacles, les représentations théâtrales, musicales chorégraphiques, qui produit, qui
cherche à produire un effet visuel, émotionnel ; [ en parlant d’une discipline sportive] qui
1
Trésor de la langue française, Gallimard, Paris, 1992, tome 15, p.855.
Philippe Roger in, Christine Hamon-Sirejols (dir.), Le spectaculaire, ALEAS, Lyon, 1997.
3
Ibid., p. 11.
2
58
est assimilée à un spectacle par la performance, le sens artistique présenté, les émotions
provoquées1. »
Les procédés spectaculaires visent donc à attirer l’attention et à frapper les sens. Or, qu’il
s’agisse d’« attirer l’attention », d’« éveiller des réactions », de « frapper la vue et
l’imagination » ou de provoquer « beaucoup d’effet » les créations de l’artiste relèvent du
spectaculaire :
« Moi l’univers du spectacle, l’univers de la féerie, l’univers de l’inscription de la lumière
me concerne. Je suis assez lié à cet univers théâtral, spectaculaire2. »
Les effets spectaculaires à l’œuvre dans la production de Claude Lévêque sont souvent
liés à la lumière, matière omniprésente de son vocabulaire artistique. Elle est l’objet d’une
réflexion et de recherches expérimentales, présente depuis ses premières œuvres et exploitée de
différentes manières :
« La lumière intervenait vraiment comme un impact lumineux pour créer des ambiances
de la mémoire personnelle et collective. Ensuite, elle est devenue de plus en plus
aveuglante, c’est-à-dire qu’elle intervenait pour perturber la perception qu’on avait de
lieux et des objets. Il y avait donc un aveuglement, ce n’était plus une question
d’éclairage mais une question de source lumineuse extrêmement agressive qui vient
vraiment nous mettre en situation de déstabilisation par rapport à la lecture qu’on a d’une
proposition dans un lieu. La lumière devient quelque chose d’imperceptible,
d’immatérielle qui va modifier la perception qu’on a du lieu, et de l’implication du corps
dans le lieu. Elle est là pour inscrire quelque chose de vivant dans un lieux, qui va
conditionner, contraindre le corps à partir d’un impact comme ça de la lumière à circuler
autrement dans les lieux, c’est-à-dire à ouvrir les murs, à repositionner le sol à créer une
espèce de déstabilisation sensorielle, c’est plus ce qui m’intéresse que de vouloir mettre
en valeur des marches d’escalier ou un certain type de plafond. C’est plutôt pour qu’on
soit dans une perturbation paroxystique, mais mentale, qui est vraiment liée à une espèce
d’affectation mentale3. »
1
Trésor de la langue française, Ibid., p. 857.
Claude Lévêque, in « Claude Lévêque », Profil d’artiste, Mezzo, 28 mai 2004.
3
Claude Lévêque, in « Des mots dans la lumière », Les Nuits magnétiques, France Culture, 25 mai 1999.
2
59
La lumière est employée comme un éclairage pour créer des atmosphères, pour marquer
des situations ou pour troubler la perception. Le plasticien ne se sert jamais de la lumière
naturelle, il utilise des éclairages. Les fenêtres et les autres sources de lumière naturelle, sont le
plus souvent bouchées ou recouvertes par un film de couleur. L’éclairage est, soit manipulé à
saturation et provoque un éblouissement comme pour l’exposition Chambre 321, soit, réglé pour
composer des ambiances nocturnes comme pour La Nuit quand elle n’est pas utilisée pour
constituer des ambiances totalement fictives comme dans Plus de lumière. L’annulation de toute
source lumineuse naturelle vise ainsi à composer des espaces fictifs circonscrits mettant en scène
l’imaginaire de l’artiste.
Lors de l’exposition le Grand sommeil (Fig. 79) en 2006, Claude Lévêque investit un
espace de 1300 m2 au MAC/VAL. L’installation était cachée derrière un rideau opaque que
devait franchir le visiteur. Ce rideau marquait le passage du réel à un univers nocturne et
poétique. Dès les premiers pas dans ce décor envoûtant, le visiteur est submergé par l’obscurité
et par le son d’une mélodie asiatique. Au plafond, une quarantaine de lits de dortoir renversés et
inclinés sont suspendus au-dessus des têtes des visiteurs. Les barreaux latéraux des lits sont
munis de boules, à l’instar des bouliers chinois. Ces mêmes boules sont présentes au sol dans de
grands vases transparents de plexiglas. Le lit est un objet fréquemment employé par l’artiste,
depuis le lit d’enfant en passant par celui de l’artiste, aux lits de collectivité et aux matelas
récupérés dans les hôpitaux ou les prisons dans Appartement occupé.
Où sommes nous cette fois-ci ? Dans un dortoir d’orphelinat ? Dans un hôpital ? Le lit est
un sujet cher à l’artiste, il symbolise l’univers du rêve ou du cauchemar, l’enfermement, la
maladie, la disparition et le temps qui passe.
Ici, les lits blancs ainsi que les boules réfléchissent la lumière et brisent l’obscurité. Le
parcours au sein du dispositif s’effectue soit la tête en l’air pour regarder les lits, et dans ce cas,
le visiteur éprouve un léger étourdissement ; soit le regard fixé vers le sol pour découvrir le reflet
des lits retournés dans le plexiglas concave des vases. Trompé par ses perceptions visuelles, il
essaie de retrouver un équilibre par la mise en alerte de ses autres sens. Le Grand sommeil,
comme La Nuit, les « Fins de fêtes » ou encore My way, est conçu comme une image en trois
dimensions, à l’échelle humaine, dans laquelle le visiteur est invité à pénétrer pour vivre une
expérience inédite. Les mises en scène spectaculaires de Claude Lévêque ressemblent à certains
décors de cinéma. Ils plongent le visiteur dans un univers totalement fictif, à la différence près
que les espaces créés par l’artiste sont des espaces à vivres et non à regarder. Toutefois,
l’influence du septième art dans la construction des dispositifs du plasticien n’est pas
60
négligeable. En effet, l’artiste qui a réalisé des films à ses débuts, confie que le cinéma constitue
une réserve de source visuelle dans laquelle il puise son inspiration :
« Je faisais des petits films aussi parce que je m’intéressais beaucoup au cinéma
expérimental et indépendant, à des gens comme Jonas Mekas, Kenneth Anger Andy
Warhol, Michael Snow. Je prenais des notes par rapport à ces films qui ont été une sorte
de réserve de ce qui s’est passé après. Je ne les passe plus parce qu’ils sont vraiment en
mauvais état. C’était une réserve d’approches, d’observations qui explicitent bien le
travail que j’ai fait après1. »
L’influence du cinéma dans le travail de Claude Lévêque n’a, à ce jour, fait l’objet
d’aucune publication. Toutefois, le musée du Mac/Val, proposa à l’occasion de l’exposition Le
Grand sommeil une conférence donnée par Philippe-Alain Michaud, intitulée « Claude
Lévêque : La scène, le rêve et la séance ». Le conservateur en charge de la collection des films
du centre Pompidou revenait sur les composantes cinématographiques dans l’œuvre de Claude
Lévêque. La conférence était complétée par la diffusion de films cultes et d’avant-gardes ayant
inspiré l’artiste: Fireworks et La lune de lapins de Kenneth Anger, La Fureur de vivre de Nicolas
Ray, Leçons de ténèbres de Vincent Dieutre, Un Chant d’amour unique film de Jean Genêt,
Sciuscia de Vittorio De Sica, La Nuit du Chasseur de Charles Laughton, Viva la muerte de
Fernando Arrabal et Ariel de Kaurismäki.
L’intérêt de Claude Lévêque pour le cinéma se manifeste par l’attribution des titres de
film à ses œuvres : Scarface, Le Droit du plus fort. Il utilise également ce procédé avec les titres
de chanson I wanna be your Dog, Herr monde, ce qui laisse deviner la revendication d’une
culture populaire. L’influence du cinéma se traduit également dans la manière de concevoir ses
œuvres. Claude Lévêque engage des recherches expérimentales concernant l’image. Il conjugue
manipulation technique et mise en scène pour créer des décors irréels. La perception de ses
créations est toujours définie minutieusement par un éclairage adapté, tout comme au cinéma. En
outre, le contrôle du parcours des visiteurs est strictement régulé selon une durée et un
déroulement déterminé tel que dans Plus de Lumière où le cheminement corporel du visiteur fait
l’objet d’une manipulation par l’artiste, ou avec Claude, œuvre d’une telle agressivité que le
visiteur ne supporte pas d’y rester plus de quelques minutes. L’artiste compose son œuvre
comme s’il s’agissait du montage de film, dont le processus détermine l’assemblage des plans
d’un film dans certaines conditions d’ordre et de temps.
1
Claude Lévêque, in « Entretien personnel », 2007, op.cit., pp-51 et 52.
61
Le cinéma offre un champ d’expérimentation privilégié dans les domaines de recherche
de l’artiste. Les réalisateurs ont exploré avec une grande liberté de moyen, d’action et
d’imagination les effets d’optique et ont donné naissance aux décors les plus troublants et
fantaisistes. Le plasticien, sans vouloir imiter les décors de cinéma, cherche à faire basculer le
réel dans la fiction et ainsi à interroger la nature des lieux investis.
A l’occasion de l’exposition Stigmata (Fig. 80 et 81) en 1999 au PS 1 de New York,
Claude Lévêque s’empare des escaliers du centre d’art contemporain et transforme totalement le
lieu en s’inspirant du film Psychose de Hitchcock. Des filtres rouges obstruent les fenêtres
imposant ainsi une vision rougeoyante de la ville environnante, tandis que des miroirs tendus
sous les plafonds et sous chaque palier d’escalier entraînent un dédoublement visuel des
escaliers. Des colonnes lumineuses rouges clignotantes dans le sens de la montée, sont
accompagnées d’un extrait de la bande sonore du film Psychose, passé en boucle et superposé à
une stridulation suivant le rythme des impulsions lumineuses. La musique instaure, dès les
premiers pas dans l’installation, une atmosphère inquiétante. Elle oriente la vision du décor tout
comme dans les films. La séquence de musique diffusée en boucle, associée à la saturation de
l’espace par l’éclairage rouge, envahit totalement le visiteur et capte toute son attention. L’esprit
est ainsi totalement conditionné par l’atmosphère angoissante du lieu.
Stigmata, titre énigmatique, évoque les marques laissées sur la peau par une plaie ou une
maladie, ou encore les marques miraculeuses du Christ. Le mot est également employé pour
désigner les traces d’une dégradation. Ce dispositif évoquerait-il les « stigmates » des grandes
villes : comme peuvent l’être l’isolement causé par la densité, l’enfermement et la peur qui en
résulte ?
Les installations de Claude Lévêque bien que réalisées avec une économie de moyen ne
laissent jamais le visiteur indifférent et provoquent toujours de vives émotions. Les procédés
employés sont précisément étudiés afin de provoquer une réaction déterminée, que ce soit la
peur, l’étonnement ou l’inquiétude :
« Oui, complètement, bien sur c’est calculé, c’est pas des trucs hasardeux. Je m’intéresse
beaucoup à cette relation du visiteur dans le contexte de l’exposition. Le visiteur au lieu
qu’il soit contemplatif ou éventuellement qu’il tourne autour d’un truc, je veux qu’il
réagisse. Dans certain cas ça m’intéresse d’obtenir une certaine réaction par rapport à une
certaine fiction, par rapport à ces éléments que je vais assembler dans l’espace pour de
nombreuses raisons. La raison même de la fonction de l’espace, de son histoire, de la
62
situation géographique dans lequel il est. Tous cela joue et puis après j’amène tous ces
éléments qui vont dans le meilleur des cas créer des zones de réactivités chez le visiteur,
c’est important1. »
La perturbation des lieux investis est pensée en fonction d’un parcours prédéterminé. La
visite est l’occasion d’une expérience physique, psychologique et émotionnelle. Cette expérience
se veut une réflexion du visiteur sur sa propre participation qui est le reflet de sa position active
ou passive dans une sphère sociale élargie. Ainsi, les dispositifs de l’artiste interrogent le social
dans le sens où y sont déconstruits les codes et les normes du fonctionnement ordinaires de la
société. Les procédés spectaculaires en place dans les créations de Claude Lévêque visent à faire
réagir le visiteur. En ce sens, la conception du spectaculaire de l’artiste est à rapprocher de celle
du réalisateur Sergueï Eisenstein2 :
« Tout moment agressif du théâtre soumet le spectateur à une action sensorielle ou
psychologique expérimentalement vérifiée et calculée mathématiquement pour produire
chez lui certains chocs émotionnels qui, à leur tour, une fois réunis, conditionnent seuls la
possibilité de percevoir l’aspect idéologique du spectacle monté3. »
Eisenstein donnent au montage, sous l’égide de la pensée marxiste, une fonction
entièrement nouvelle : c’est une méthode d’analyse de la réalité et un instrument de pédagogie.
Dans son film Le Cuirassé Potemkine datant de 1925, le réalisateur russe reprend les évènements
de la révolution de 1905, contre les troupes du tsar, pour donner un sens à celle de 1917. Toutes
les scènes expriment la conscience qu’avait Eisenstein du pouvoir de manipulation du cinéma.
Avant ce dernier, le théâtre révolutionnaire soviétique utilisait le spectaculaire dans le but d’unir
en une émotion unanime, les spectateurs par la force des chocs produits. Serguei Eisenstein,
s’inscrit dans cette tradition, pensant que la juxtaposition d’images choquerait les spectateurs et
les pousserait à devenir des agents actifs de la société.
A l’instar des films de Sergueï Eisenstein, les dispositifs de Claude Lévêque
fonctionnent comme des chocs visuels et multi sensoriels, puisque vécus et non contemplés.
Mais alors que la pratique du réalisateur russe se destine à provoquer un choc idéologique, celle
du plasticien questionne la place accordée à la participation dans la construction sociale de
l’individu. Claude Lévêque transpose les visiteurs dans des situations extrêmes telles qu’elles
1
Claude Lévêque, in « Entretien personnel », 2007, op.cit., p.53.
Sergueï Mikhai1ovitch Eisenstein : (1898-1948), réalisateur russe et théoricien du cinéma.
3
Serguei Eisenstein, « Le Montage des attractions », Au-delà des étoiles, coll. 10/18, Paris, UGE, 1974, p. 117.
2
63
sont données à voir sur le grand écran. Les dispositifs Kollaps et Claude en sont des exemples
tout comme Ende, dont le titre rend hommage à la fin de son aventure avec la Galerie Agnes B.
et marque son arrivée dans la Galerie Lambert.
La pièce est présentée à Galerie Yvon Lambert en 2001. Dans une salle complètement
obscure, les visiteurs privés de la vue, marchent en aveugle dans la peur de heurter une personne
ou un quelconque objet. L’hésitation du parcours est accompagnée d’une célèbre chanson de Joe
Dassin fredonnée par la voix tremblante de la mère de l’artiste : « Si tu n’existais pas dis moi
pourquoi j’existerai ». Les pieds s’enfoncent dans le sol mou, composé de latex et de moquette, il
est impossible de rester dans une position fixe, il faut donc se déplacer mais toujours à tâtons. Le
visiteur se retrouve prisonnier de cet espace cherchant la sortie. Les dispositifs aussi
spectaculaires soient-ils engagent l’implication du visiteur aussi bien au niveau physique
qu’intellectuel. L’artiste par l’appropriation des procédés spectaculaires se joue non seulement
des règles mais dénonce également les effets pervers du divertissement :
« C’est mon côté « terroriste ». J’ai réalisé « Ende », après être allé à Auschwitz. Je me
sens concerné par cette période de notre Histoire car un de mes grands-pères a été déporté
politique1. »
Dans ce contexte dramatique, les paroles de la chanson bien connue prennent un sens
particulier, au-delà des considérations sentimentales. D’ailleurs, c’est la voix frêle de la mère de
l’artiste qui prononce les paroles : « Si tu n’existais pas dis moi pourquoi j’existerai ». Cette
pièce, conçue après la visite des camps de concentrations d’Auschwitz, pointe les dangers de la
perte de la mémoire dans le contexte d’une société aliénée par le spectacle.
1
Claude Lévêque, in Catherine Francklin, Michel Nuridsany et Philippe Régnier, 2004, op.cit..
64
B) Amnésie et société du spectacle
La notion d’amnésie dans la réflexion de l’artiste est intimement liée à la société
contemporaine tel qu’elle est analysée par Guy Debord dans La Société du Spectacle1 en 1967.
L’ouvrage, composé de deux cent vingt et une thèses, critique la société moderne à travers la
dénonciation du fétichisme, de la marchandise et du spectacle. L’auteur y dénonce les formes
d’aliénation engendrées par le divertissement :
« A mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient
nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui
n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est gardien du rêve2. »
A l’instar de Guy Debord, Claude Lévêque voit dans la société contemporaine un
envahissement de la vie par le spectacle. Il considère ce phénomène comme responsable d’une
« amnésie collective » dans une société où le spectacle tend à effacer les références historiques,
les traces de la mémoire et une certaine réalité. Les premières œuvres qui témoignent de cette
préoccupation se traduisent sous la forme d’écriture de phrases au néon. Dès ses débuts ces
écritures accompagnent les meubles comme des détonateurs imprévisibles de la mémoire. Par la
suite il emploie l’écriture néon à l’entrée de ses expositions « My Way » ou « Plus de lumière ».
Puis, les phrases installées seules contre un mur se suffisent à elles-mêmes: Pluie Pourrie en
2005 (Fig. 82), Goût à rien en 2003 (Fig. 83), Nous sommes heureux en 2006 (Fig. 84), Je suis
une merde en 2001, (Fig. 85), Vous allez tous mourir en 2001 (Fig. 86). Les phrases manuscrites
par l’écriture tremblante de la mère de l’artiste donnent à voir l’envers d’une société où le
spectacle domine la vie quotidienne.
L’artiste détourne l’utilisation du néon, habituellement utilisé dans la publicité, comme
enseigne lumineuse pour donner à voir des expressions du quotidien qui sont révélatrices d’un
certain malaise :
« Pour une exposition chez Gabrielle Maubrie sera par exemple écrit : Vous allez tous
mourir. Une de ces phrases que je vois dans les rues, et que je récupère. Celle-là, je
1
2
Guy Debord, 1992, op.cit.
Ibid., p. 11.
65
l’avais découverte dans une cage d’escalier, elle était écrite sur le plafond, au noir de
fumée. Magnifique1. »
L’utilisation du néon, symbole de l’aseptisation de notre société, mêlée à des expressions
graves crée un décalage entre les moyens utilisés et les messages transmis. Les énoncés figurés
sur les néons colorés sont des phrases chocs destinées à interpeller le public. Elles dévoilent un
certain mal-être : « Je suis une merde », « Pourquoi vivre ? » ou « Vous allez tous mourir ». De
ce fait, le fond est en contradiction totale avec la forme. Les phrases de l’artiste dévoilent ce que
cachent les slogans publicitaires qui diffusent des messages positifs. Ils dévoilent le fossé entre
ce qui est donné à voir : un univers de bonheur attractif et distractif et ce qui est vécu au
quotidien : souffrance et violence du monde.
Anormal (Fig. 87) présenté en 2003 est une des rares inscriptions à ne pas être écrite par
la mère de l’artiste. Le graphisme est impersonnel et irrégulier. Les lettres sont construites par
l’assemblage de plusieurs tubes de néon blanc. L’effet du néon blanc rappelle la lumière des
hôpitaux, univers aseptisé où l’on soigne les anormalités. Le titre Anormal fait une allusion aux
normes sociales établies et diffusées par la publicité à grands flots d’images, normes qui
imposent des diktats physiques et sociaux. La confrontation entre la norme et l’altérité est une
des obsessions de l’artiste qui s’exprime dans de nombreuses œuvres.
Le travail de l’artiste américaine Jenny Holzer, qui se concentre sur le langage afin de
faire passer ses messages sur les rapports sociaux, la politique, la vie quotidienne et la violence,
présente des similitudes avec la démarche de Claude Lévêque. Jenny Holzer s’empare des
méthodes publicitaires pour faire passer ses messages et ainsi obliger le lecteur à réfléchir. Elle
utilise différents supports. Elle commence à écrire ses textes sur des tableaux abstraits, puis des
Tee-shirts, des affiches diffusés anonymement dans l’espace urbain, des plaques de bronze ou de
métal apposées au côté des plaques professionnelles des cabinets médicaux sur lesquelles elle
grave en majuscule des messages quotidiens, des ordres, des injonctions ou des conseils. Elle se
sert des moyens publicitaires dans l’environnement urbain pour s’opposer aux slogans lisses et
communiquer ses messages. En 1982, elle présente ses phrases sur un panneau d’affichage
électroluminescent dont les annonces changent constamment. A cette occasion, la phrase qui
revenait en boucle porte le message fort de : « Protect me from what I whant » (Fig. 88). Dés
lors, elle installera ces supports publicitaires dans les lieux les plus divers : stade, banques ou à
Las Vegas, se rapprochant au maximum de la publicité pour produire un contraste fort. Le
1
Claude Lévêque, in E.L., « Claude Lévêque : actions à réactions », Aden, 01 janvier 2001.
66
caractère subversif du travail de Jenny Holzer s’inscrit dans le contexte des néo-avant-gardes qui
ont marqué les années soixante-dix. Une période où les artistes étaient fortement politisés et
imaginaient un monde moins aseptisé dans lequel l’individu est plus libre et en pleine possession
de sa propre conscience.
Les installations de Claude Lévêque, loin de l’affichage militant et à l’écart de toutes
surabondances visuelles, sont souvent repliées dans l’espace clos de la galerie. Elles nécessitent
donc une perception attentive et un certain recueillement. Toutefois, les intentions des deux
artistes s’inscrivent dans la même démarche, interpeller le lecteur et combattre un discours
affiché qui ne correspond pas à la réalité vécue des individus. Le propos du plasticien, comme
celui de Jenny Holzer ou d’autres artistes, qui se sont emparés de médiums publicitaires dans un
détournement du signe, s’inscrit dans le contexte de domination de la « Culture de masse »,
conséquence de l’omniprésence des mass médias :
« C’est au Etats-Unis qu’ont été crée les néologisme de
mass média -terme qui englobe
la grande presse, le cinéma, la radio, la télévision- et de mass culture qui embrasse la
culture produite, jouée et diffusée par les mass media1.»
Ainsi, la « Culture de masse » désigne une société définie par son mode de
communication. Alain Corbin dans son essai sur L’avènement des Loisirs explique que la
« culture de masse » a remplacé la « culture populaire » au lendemain de la seconde guerre
mondiale dans les grandes villes occidentales et s’inscrit en opposition au modèle traditionnel de
cette dernière :
« Fonder sur l’éducation, la promotion intellectuelle et la moralisation des travailleurs.2 »
A cet égard, les propos de Claude Lévêque rejoignent la critique émise sur la culture de
masse, désignée comme une « pseudo-culture » ou « anti-culture » :
« Ces critiques reprochent à la culture de masse sa standardisation, caractère mercantile,
sa force conquérante, jugée abrutissante. Ils la perçoivent comme la reproduction des jeux
de l’arène antique. Ils voient en elle un outil de stérilisation de la pensée et de la
1
2
Edgar Morin, « Sociologie de masse », Universalis, Paris, 2002, p. 519.
Ibid., p. 520.
67
réflexion, une forme d’asservissement aux professionnels du loisir, un instrument de
domination symbolique1. »
Claude Lévêque dont le travail s’articule autour d’une réflexion sur les notions
d’ « individu » et du « collectif », aborde le sujet de la culture de masse dans nombreuses
oeuvres. En 1990, un Sans titre « ARBEIT MACHT FREI » (Fig. 89) exposé à la Galerie de
Paris, au même moment que les éléments de porcherie, évoque les dangers de la culture de
masse. L’installation murale juxtapose une figure de Mickey en tube de néon blanc dessinée par
la main tremblante d’Elie2, à l’écriture, en métal rouillé, « ARBEIT MACHT FREI » qui était
présente à l’entrée du camp d’Auschwitz. Cette œuvre volontairement agressive et provocante
vise à interpeller le visiteur et le mettre en garde contre une société de l’aliénation :
« J’ai déterminé une relation entre deux symboles de notre histoire contemporaine, parce
que notre mémoire, sur des faits de société particulièrement atroces, est mise en péril par
la surconsommation quotidienne d’images, de jeux et de loisirs, qui nous rend amnésique
et brouille notre discernement ; A travers la confrontation des symboles Mickey et
ARBEIT MACHT FREI, le spectateur réagira peut-être, contre la bonne conscience,
(politiquement correct) qui nous fait trop souvent oublier qu’aujourd’hui les
manipulations, expérimentations, mutilations et tortures sont encore d’actualité. Pendant
que nous célébrons le cinquantenaire de la libération des camps de concentration nous
pouvons constater que la dignité humaine n’est toujours pas respectée dans le monde3. »
L’artiste dénonce l’effet lénifiant de l’univers des loisirs et des idéologies politiques.
Confronter deux symboles contradictoires, celui du monde du loisir et celui de la barbarie la plus
extrême est une stratégie pour déclencher un choc visuel chez le spectateur et ainsi l’amener à
réagir afin de rompre un état de passivité. Le plasticien, en associant deux symboles fortement
opposés, celui de la « civilisation des loisirs »4, à celui du génocide des juifs, souhaite montrer
les travers du divertissement qui est, selon lui, un leurre dangereux puisqu’il dissout le réel dans
l’irréalité et l’irréalité dans le réel, brouillant les frontières entre le mythe et l’historique, le fictif
et le tangible, l’anecdote et l’événement :
1
Alain Corbin, L’avènement des loisirs : 1850-1960, Aubier, Paris, 1995, p 18.
Enfant des amis de Claude Lévêque qui a contribué à certaines œuvres de l’artiste.
3
Claude Lévêque, in Présumés innocents, CAPC- Musée d’art contemporain de Bordeaux, Bordeaux, 2000, p.
115.
4
Alain Corbin, 1995, op.cit., p.18.
2
68
« Je voulais réagir face à l’anesthésie collective par rapport à cette période historique et
face à la domination de la société de loisirs1. »
En 2005, Arbeit Macht Frei fut présenté dans le cadre de l’exposition « Mots d’ordre,
Mots de passe » à l’espace Paul Ricard à Paris. Les commissaires de l’expositions Cyril Jarton et
Laurent Jeanpierre proposaient une réflexion sur le regard critique de la société contemporaine
par les artistes. Dominique Laffin, tout comme Claude Lévêque, exposa une œuvre dénonçant
une contamination du vocabulaire des jeux par l’évocation d’évènements réels. Le jeune artiste
avait disposé au pied des spectateurs la phrase « It’s not a game, It’s not over » une réponse au
« Game is over » de G.W. Bush qui annonçait en février 2003 la fin des négociations et les
intentions d’entrer en conflit avec l’Irak. L’utilisation d’un terme appartenant au vocabulaire des
loisirs et du jeu pour évoquer une guerre aux conséquences bien réelles révèle une confusion
générale entre réel et de l’imaginaire.
Arbeit Macht Frei fut également sélectionnée pour être montrée à l’exposition « Walt
Disney » au Grand Palais à Paris en 2006, pour être exposée dans la section consacrée à
l’imagerie de Disney chez les artistes contemporains, mais elle fut refusée en dernière instance
car jugée « très irresponsable » par Dominique Païni, commissaire de l’exposition :
« Cette pièce ne m’a pas plu personnellement, donc je ne l’ai pas retenue. Je l’ai trouvé
idéologiquement douteuse, car elle fait un amalgame entre l’empire visuel Disney et la
référence concentrationnaire de la Shoah. Or, l’essentiel de cette imagerie à été crée par
des artistes de confession juives ayant fui l’Allemagne nazie. J’ai donc trouvé cette pièce
très irresponsable2. »
Il est vrai que comparer les loisirs à l’idéologie nazie est radical et peut faire l’objet
d’interprétation de l’œuvre et susciter des réserves légitimes. D’ailleurs, lors de la première
exposition de l’installation, un journaliste la jugea antisémite et attaqua l’artiste ce qui l’obligea à
écrire une notice explicative pour exprimer ses intentions :
« J’ai failli passé en procès pour ARBEIT MACHT FREI à cause de journalistes qui s’en
était emparés pour essayer de convaincre d’anciens déportés de porter plainte contre une
caricature de leur mémoire, j’ai même été présenté par la presse comme un artiste néonazi à l’occasion d’une exposition à Albi. J’ai fait alors un texte destiné aux anciens
1
2
Claude Lévêque, in Hélène Chouteau, 2002, op.cit.
Dominique Païni, in Sophie Flouquet, « Lévêque refusé chez Disney », Journal des Arts, mai-juin 2006.
69
déportés pour clarifier ma position. La pièce a alors été perçue d’une toute autre manière,
mais elle pose encore de nombreuses questions. Je l’ai présenté au CAPC de Bordeaux,
dans l’exposition « Présumés innocents », et avant même l’ouverture, il y a eu des
réactions négatives. Le musée m’a tout de suite demandé de présenter le texte. Je trouve
terrible d’être obliger de justifier ma démarche avec un écrit car les gens doivent pouvoir
lire et interpréter cette œuvre par eux-mêmes. Effectivement, elle est dure. L’association
des deux symboles (celui du rêve du monde parfait avec celui du sacrifice humain) crée
des chocs de significations. Je laisse en suspens, volontairement et parfaitement
consciemment, le sens de jeu esthétique de comparaison. Il est important de provoquer
des questionnements et c’est pour cela que j’ai toujours envie de montrer cette pièce1. »
« Il est important de provoquer des questionnements », Les installations de l’artiste
confrontent les visiteurs à une certaine réalité mais ne donnent jamais de réponses toute faites et
prêtes à être consommées, son intention est d’amener le visiteur à s’interroger sur sa situation, au
monde qui l’entoure et à son environnement quotidien. La violence contenu dans ARBEIT
MACHT FREI est à rapprocher du port de la croix gammée par les punks, mouvement duquel se
revendique Claude Lévêque. La culture punk développe un mode d’expression fondé sur la
provocation agressive qui s’inscrit en opposition aux grandes idées utopiques des hippies. Le
détournement des signes idéologiques affiché par pure provocation exprime un rejet général des
conventions, mais c’est aussi une manière de retourner ces insignes contre ceux qui les génèrent.
L’appréhension de l’histoire se fait sur le mode de la dérision. Les jeunes punks répondent ainsi
au mal par le mal :
« Le punk était catalyseur d’un certain effet de miroir qu’il brandissait face à une certaine
réalité pour dire : « voilà ce que vous êtes ». L’utilisation de la svastika, des croix
gammées, c’était un manière de dire : « voilà ce que vous avez engendré », nous on va le
porter ». Il y avait des actions portées sur le corps avec des éléments symboliques, qui
étaient plutôt dérangeants, qui entraînaient des interrogations. C’était une manière de
dire : « voilà nous on est le déchets de ce que votre société a engendré, de ce que le XXe
siècle a engendré2. »
1
2
Claude Lévêque, in Hélène Chouteau, 2002, op.cit.
Claude Lévêque, in « Entretien personnel », 2007, op.cit., p.50.
70
Claude Lévêque crée Arbeit Macht Frei en 1994, or le début des années 1990 fut marqué
par le retour de l’antisémitisme et par la profanation répétitive de cimetières juifs. L’artiste en
associant l’univers merveilleux de Walt Disney au symbole de la barbarie nazie met en évidence
de quelle manière la société contemporaine s’est construite sur des paradoxes qu’elle a
incorporées : la violence innommable et l’innocence de l’enfance sacralisée.
L’empire Disney symbolise pour de nombreux artistes et intellectuels la société de
spectacle et de divertissement. En ce sens, elle a attiré l’attention d’un grand nombre d’entre eux.
Depuis que Roy Lichtenstein a peint en 1961 Look Mickey (Fig.90) de nombreux artistes ont
utilisé une iconographie inspirée de Walt Disney. Christian Boltanski en 1972 réalise Les 62
membres du Club Mickey de 1955 (Fig.91). Le titre est l’unique référence à Disney. Les photos
représentent, pour la plupart, des portraits d’enfants souriant tels qu’ils étaient représentés dans
le magazine français Le journal de Mickey. Chaque photo porte un numéro du Club Mickey,
aucune autre indication n’est fournie au sujet de ces enfants. Seul les visages et les numéros
apparaissent. Boltanski traite ici la question de la perte d’identité. D’autres œuvres de Boltanski
montrent des photographies d’enfants, présentés de la même manière, mais victimes du génocide
juif. Tout comme pour le club Mickey chaque photo porte un numéro attribué pour celles-ci par
les nazis. Seul le titre de l’oeuvre change et indique la tragédie. Ce n’est sûrement pas un hasard
si l’artiste présente des portraits d’enfants membres du Club Michey nés au lendemain de la
seconde guerre mondiale.
Gottfried Helnwein, artiste autrichien a réalisé plusieurs œuvres inspirées par l’imagerie
Disney. Mouse (Fig. 92) en 1995 reproduit le portrait d’un Mickey au sourire effrayant, The
Golden Age (Fig. 93) en 2003 présente un personnage portant les oreilles de Mickey dans
l’obscurité dont la tête est recouverte de maquillage noir excepté le contour des yeux et de la
bouche peints en blanc. Le déguisement prend toute sa signification avec le sourire de la créature
qui laisse découvrir des dents en argent. L’artiste transforme la figure symbolique du dessin
animé en un personnage effrayant. Il dénonce ainsi l’entreprise Disney comme une machine
économique dévastatrice :
«Cette création magnifique a tourné en quelque chose d’abominable, un grand
commerce, un symbole des multinationales1. »
1
Gottfierd Helnwein, in Sophie Hervier,” Revolution… Aktion!”, Hard N’Heavy, 01 mai 2003, www.helnweinmusic.com/article1219.htlm.
71
L’empire Disney en tant qu’élément métonymique de la société du divertissement a été
également l’objet de nombreuses réflexions de la part des penseurs du XXe siècle s’attachant à
comprendre le monde contemporain. Cette critique fut amorcée par Eisenstein qui a rencontré
Walt Disney en 1930. Dans un livre inachevé, écrit en 19411 et publié en 1991, le réalisateur
russe qui était un admirateur de Disney essaie d’établir les raisons du succès de l’empire :
« « Dear Mickey Mouse… » (…) englobe tout, tous âges confondus (…). Du juvénile au
canonique toutes les nationalités, toutes les races et tous les systèmes sociaux s’en
régalent avec un enthousiasme authentique et se laissent charmer par la même
exaltation2.»
Il révèle l’universalité des dessins animés dont les personnages zoomorphes s’adressent
au monde entier. Il qualifie en cela le travail de Disney de perfection absolue.
Quant à l’anthropologue Marc Augé, il analyse dans L’Impossible voyage3 le parc
Disneyland comme l’apogée du nouveau rapport que nous entretenons au monde et au passé.
Selon lui les lieux traditionnels ont perdu, dans le monde occidental, toute substance tant nous
passons notre temps à les mettre en scène :
« Ce que nous venons visiter n’existe pas. Nous y faisons l’expérience d’une pure liberté,
sans objet, sans raison, sans enjeu. » « L’expérience du vide et de la liberté4. »
Il met en évidence une condition de l’homme contemporain, délié de ses racines. La
réflexion de Claude Lévêque s’oriente dans ce sens : des œuvres comme Arbeit Macht Frei ou
Valstar Barbie pointent une société désagrégée de son histoire.
Valstar Barbie (Fig. 94 et 95) conçue à l’occasion de la biennale de Lyon en 2003 montre
comment la société de consommation envahit le quotidien et anesthésie la mémoire. L’artiste
installe son dispositif à la Sucrière, ancien local du fabricant de sucre Begin Say. Dans la grande
salle de l’entrepôt aux murs recouverts de peinture rose, couleur de la marque, le plasticien place
des voiles blancs sur la partie basse des murs qui ondulent sous le souffle des ventilateurs. Les
trois colonnes de la salle sont décorées d’une frise d’ampoules qui clignotent en chaîne. Au bout
1
Sergei Mikhailovitch Eisenstein, Walt Disney, Circe Poche, Strasbourg, 1991.
Ibid, p. 17.
3
Marc Augé, L’Impossible voyage, Payot-Rivage, Paris, 1997.
4
Ibid., p.33.
2
72
de la grande pièce désaffectée un gigantesque escarpin rouge est enfermé dans une cage. Le tout
baigne dans un éclairage rose au rythme ralenti et distordu de La Valse de l’empereur de Johann
Strauss qui provoque une atmosphère lancinante. L’anomalie dans la musique tout comme la
douceur apparente masque une brutalité latente. L’escarpin rouge au regard du titre du
dispositif Valstar Barbie fait référence à la poupée Barbie. La dimension démesurée de
l’escarpin dénonce les normes d’un canon de beauté imposé dès le plus jeune âge par le jouet le
plus vendu au monde. La poupée Barbie, référence de la beauté pour les petites filles,
conditionne les goûts vers un modèle unique et engendre des projections d’identité. L’artiste, par
l’utilisation de la gigantesque chaussure fait référence à la poupée Barbie dans ce qu’elle peut
représenter d’effrayant et d’écrasant. Par ailleurs, par un jeu de mots, le plasticien souhaite
raviver les mémoires par association d’idée et rappeler le nom de Klaus Barbie, chef de la
Gestapo à Lyon et surnommé « le boucher de Lyon ». Claude Lévêque, une fois de plus, fait le
rapprochement entre l’horreur du nazisme et la violence et la frustration engendrée par la société
de consommation.
Le mot « Valstar » fait référence à une ancienne marque de bière populaire qui était servit
à table. L’association des mots « Valstar » et « Barbie » juxtapose les symboles du rêve et de la
beauté à ceux de l’ivresse et du désenchantement. La boisson économique serait-elle le seul
remède du peuple à toutes ses illusions perdues ?
Valstar Barbie n’a pas fonctionné comme le souhaitait Claude Lévêque, un grand nombre
de visiteur n’ont pas soupçonné la part angoissante et le malaise qui se dégagent du dispositif :
« Ca a beaucoup plus, ça eu un succès populaire énorme moi ça m’a inquiété. J’ai perçu
là-dedans un côté un peu trop sucré, alors qu’au départ je réagissais à une situation
d’inquiétude sur le rapport de Klaus Barbie et la poupée Barbie, tous ces espèces
d’emblèmes et en fait les gens était content, ils ont dansé comme dans une féerie à la
Walt Disney1. »
Seul l’aspect distrayant a été perçu : la partie visible. L’effet lénifiant de la musique et de
la couleur rose n’a pas été soupçonné tout comme l’aspect menaçant de l’escarpin rouge
démesurément grand et la référence à Klaus Barbie. Les visiteurs se sont laissés bercer par
l’atmosphère ambiante, certains d’entre eux se sont essayés à quelques pas de valse. Bien que
1
Clause Lévêque, in Jean-Sylvain Bieth (dir.), « Final Cuts », Colloque sur l’installation à l’Ecole des BeauxArts de Nantes, 2007.
73
Valstar Barbie n’ai pas été appréhendée comme le prévoyait son auteur, elle illustre parfaitement
ce que l’artiste souhaitait dénoncer : le détournement d’attention qu’entraînent les loisirs et le
spectacle et de ce fait l’amnésie collective.
Le travail de Claude Lévêque dresse le portrait d’une société en manque d’idéal. A
l’espoir et à l’utopie du siècle précédent succède la société du spectacle et de la consommation.
74
C/ La Faillite des Utopies
Claude Lévêque appartient à une génération d’enfants nés après la Seconde Guerre
mondiale, il a vu l’effondrement des empires coloniaux et les nations gagner leur indépendance
ainsi que la construction des grandes idéologies du XXe siècle porteuses d’espérance en un
monde meilleur. Les années quatre-vingt et quatre-vingt dix au contraire sont celles de la
désillusion :
« Avoir un idéal, c’est difficile parce qu’aujourd’hui on peut plus se permettre de rêver à
des utopies. Tout ce qui a pu amener des changements de société ça été plutôt dans
l’aboutissement assez catastrophique, comme le communisme dont l’aboutissement a été
un échec total. Le système libéral est devenu très autoritaire. On ne permet pas à tout le
monde d’accéder au minimum vital. Aujourd’hui c’est ce qui est difficile. J’ai eu un idéal,
j’ai été militant au parti communiste. J’étais proche de ces idées là, parce que je pensais
encore que la dimension humaine était possible. Mais la pratique des systèmes totalitaires
a prouvé le contraire. Ca a été une grosse déception de ce que j’ai pu rêver dans ma
jeunesse parce que j’ai plutôt milité dans ma jeunesse1. »
Sa vision du monde témoigne de cette déception. La société évoquée à travers l’œuvre de
Claude Lévêque est celle de la violence et de la déshumanisation engendrées par un système
économique libéral. Les œuvres sont ainsi conçues comme moyens de lutte. Elles transfigurent le
réel par l’appropriation d’icônes contemporaines que ce soit Mickey ou la chaussure de Barbie
ou par les références aux films ou aux chansons. Par ce processus de réinterprétation les
symboles contemporains il détourne le sens commun pour montrer les travers de la société du
spectacle.
Dans une démarche d’appropriation, il manipule les signes et crée ainsi un nouveau
langage pour dévoiler le pouvoir de ses signes. Il offre une mise en scène du réel destiné à
interroger les visiteurs sur leur rapport au monde. L’artiste confronte le visiteur à des thèmes qui
lui sont chers : la place accordée à l’altérité, la violence sociale, la production d’une société
uniformisée :
1
Claude Lévêque, in «Entretien personnel », 2007, op.cit., p.55.
75
« L’expérimentation n’existe qu’en relation avec des milieux, des publics, pour trouver
une communication possible. Je trouve le monde effrayant de violences sociales,
économiques, sans parler de l’hystérie de la guerre. L’indication à consommer du produit
culturel est une partie du prêt-à-penser assénée. Il faut absolument reconstruire un
langage. J’ai compris, à un moment de mon adolescence où j’étais complètement paumé,
que je me battrai pour cela1. »
La pratique artistique est abordée conne un outil de politique qui permet à l’artiste de
prendre position et de proposer une vision singulière de la société.
Mon combat (Fig. 96) exposée en 2001 à la Salle de Bains de Lyon réunit les principales
préoccupations de Claude Lévêque depuis la fin des années quatre-vingt. Les murs de la pièce
d’exposition de la Salle de Bains ainsi que ceux de la cour de la galerie, sont entièrement
recouverts de caisses de bière empilées jusqu’à la hauteur du plafond de la salle d’exposition. La
cour, de surface identique à la pièce intérieure constitue un dédoublement de la salle et perturbe
la perception de l’espace. Les caisses rouges dédoublent les murs formant comme une enceinte
en même temps qu’elles saturent l’espace. Le visiteur se retrouve enfermé dans un champ visuel
monochrome où seul le vide répond à l’accumulation. La saturation de l’espace par l’abondance
des caisses évoque la consommation, l’ébriété, l’abandon, tandis que l’ordonnancement rigide
donne l’impression d’un rangement militaire. Le carton d’invitation de l’exposition affiche le
logo de la bière Kronenbourg dont les mots sont détournés pour « Mon Combat » référence
directe à Mein Kampf et au nazisme. Le mal-être de la société moderne et les allusions de la
barbarie humaine planent toujours dans les œuvres de Claude Lévêque :
« Ces caisses de bière font référence aux skinheads, à l’écriture gothique, à un univers de
la désespérance. La société, prise dans la mondialisation, ne répond plus d’une manière
critique et réactive au pouvoir. Je fais le constat de la perte des idéaux au profit de la
consommation. C’est un constat qu’on fait au quotidien2. »
Le choix de la boisson se porte une nouvelle fois comme pour Valstar Barbie vers une
bière populaire. Le nombre de bouteilles vides contenues dans les caisses rouges ne
correspondent il pas au nombre d’illusions perdues ?
1
Claude Lévêque, in Dominique Widermann, «Il faut absolument reconstruire un langage», L’Humanité, 11
décembre 2001.
2
Claude Lévêque, in Annabelle Gugnon, « Entretien avec Claude Lévêque », Beaux-Arts Magazine, n°216, mai
2002, p. 77.
76
Innombrables et étouffantes, les bouteilles vides ne laissent pas de place à l’espoir. D’une
manière générale, le travail de Claude Lévêque renvoie à la faillite des utopies, un thème abordé
par de nombreux artistes depuis les années 1980. Claude Lévêque aborde ce sujet à partir d’un
constat qui est celui la difficulté de « l’être ensemble » :
« Je pense qu’il est très difficile de trouver sa place dans le monde. Mes réalisations
attestent formellement de cela 1. »
Prêts à crever de 1994 (Fig.97) montre la photo d’une maison pavillonnaire générique
comme il est possible d’en voir dans les publicités. Une phrase à la typographie « tremblante »
est apposée sur la maison : « Prêts à crever ? ». Cette interrogation s’adresse directement au
visiteur.
L’artiste fait allusion à une ambition qui mène de nombreuses personnes à emprunter sur
toute une vie et au prix de nombreuses privations. L’artiste sans aucun détour dénonce une
société où la propriété est conçue comme la valeur suprême. Le propos de Claude Lévêque est
d’autant plus percutant qu’il s’inscrit dans l’actualité. En effet, l’un des « quinze point du
projet 2» de campagne de Nicolas Sarkozy était l’accession à la propriété :
« Je veux permettre à chaque ménage d’être propriétaire parce que la propriété est le rêve
de chacun d’entre nous3. »
Le plasticien dénonce un système économique qui encourage la possession et la
consommation à tout prix. L’artiste examine la réalité au-delà des belles images.
Nous voulons en finir avec ce monde irréel (Fig.98) réalisée en 1995 témoigne
clairement d’un mal-être profond. Cette œuvre prend la forme d’affiches qui étaient mises à la
disposition du public dans des concerts. Elle présente, dans les tonalités camaïeux, une
photographie d’un repas d’une famille modeste riant et trinquant. Sur ce fond était écrit de la
main tremblante de sa mère : « Nous voulons en finir avec ce monde irréel ». Cette oeuvre est
d’autant plus dure que la déclaration est empruntée à une phrase écrite dans le journal intime de
Florence Rey. Cette étudiante de Lettres modernes de dix-neuf ans accompagnée de son amant,
1
Claude Lévêque, in Damien Sausset «Dans les pièges de Damien Sausset », Connaissance des Arts, n°611,
2003, p. 58.
2
Référence au programme de campagne de Nicolas Sarkozy, téléchargeable sur : http :
www.sarkozy.fr/lafrance/.
3
Ibid., p.11.
77
un étudiant en philosophie de vingt-trois ans, s’engagea en 1994 dans une course poursuite qui
tua cinq personnes :
« A l’époque j’avais été frappé par une phrase écrite par Florence Rey : « Nous voulons
en finir avec ce monde irréel.» Cela tombait pile au moment où le fameux questionnaire
Balladur était adressé à la jeunesse. Cette phrase que j’ai reprise dans une de mes œuvres
était une réponse désespérée à ce questionnaire1. »
Le travail de l’artiste s’inscrit dans l’actualité qui l’entoure. Sa vision acerbe dévoile
l’angoisse du quotidien, elle témoigne d’une volonté de déconstruire les faux-semblants des
apparences et les certitudes :
« Nous vivons tous je pense cette aliénation au quotidien presque comme une fatalité,
cette rationalité très dure, cette condition humaine qui comptent tout, le temps qui va, le
temps qui vient, le temps qui reste2. »
Le choix des lieux investit par l’artiste n’est pas anodin. Les lieux alternatifs dans
lesquels s’installe l’artiste reflète bien un souci de s’adresser à des gens n’ont pas habituellement
accès à l’art. En ce sens, la démarche de Claude Lévêque témoigne d’un véritable engagement
politique bien qu’il s’en défende et qu’il se méfie de l’instrumentalisation des artistes :
« Ca n’empêche pas que l’artiste aujourd’hui est très instrumentalisé. Dans le rapport au pouvoir
il y a parfois un manque de discernement sur des enjeux. Ca reste des situations très fragiles3. »
Ainsi, lorsqu’il répond à l’invitation du Frac PACA, (Fonds Régional d’Art
Contemporain Provence-Alpes-Côte d’Azur), il jette son dévolu sur un ancien cinéma
pornographique désaffecté de Marseille Les Variétés. Il installe au milieu d’une salle une
enseigne lumineuse formant le mot : « Scarface » (Fig.99). Les lettres en or sont composées
d’ampoules à intensité progressive éclairant jusqu’à éblouissement, tandis qu’une machine à
brouillard perturbe un peu plus la vision. La pièce est construite « selon la méthode des
enseignes à Las Vegas des années 30 ». Scarface reprend le titre du film de Brian de Palma qui
1
Claude Lévêque, in Phillipe Schweyer, « Claude Lévêque, Histoire Parallèles », Polystyrène, Strasbourg,
février 2005, http://www.exporeveue.org/magazine/fr/interview_leveque.html.
2
Claude Lévêque, in Aurélien Bidaud, « Une navigation spatio-temporelle », lacritique.org, 09 juin 2006, http :
www.lacritique.org/article-navigation-spatio-temporelle.
3
Claude Lévêque, in « Entretien personnel », 2007, op.cit., p. 56.
78
raconte la gloire et la fin tragique de Tony Montana, un réfugié politique cubain qui accède au
rêve américain au prix de crimes et de trafics de drogues. Le personnage incarne l’idole de toute
une génération de jeunes de banlieue sans perspectives d’avenirs, sans cesse confrontée à
l’expérience de la privation, à la dévalorisation et la confrontation avec la police. La création de
cette œuvre est d’ailleurs inspirée par Quartier nord de Marseille :
« C’est une façon de m’imprégner de l’esprit de Marseille, des cités de Marseille, du
Quartier Nord1. »
L’éblouissement de l’enseigne traduit l’aveuglement du héros face aux dangers et fait
allusion à sa fin tragique. Cette pièce engage une réflexion sur la banlieue en tant que creuset de
tous les maux de la société. Elle exprime bien les préoccupations de l’artiste sur les questions
sociales et culturelles.
La réflexion autour de l’espace social et de l’identité est au coeur du travail de nombreux
artistes des années 90, notamment d’un groupe d’artistes désignés sous la bannière de
l’Esthétique relationnelle fondé par Nicolas Bourriaud2. Le critique d’art et commissaire
d’exposition définit l’art relationnel comme :
« Un ensemble de pratiques artistiques qui prennent comme point de départ théorique et
pratique l’ensemble des relations humaines et leur contexte social, plutôt qu‘un espace
autonome et privatif3. »
L’élaboration de ce nouveau concept s’appuie sur l’étude des travaux de Dominique
Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe, Fabrice Hybert, Pierre Joseph, Alix Lambert, Philippe
Parreno, Philippe Perrin ou encore Rirkrit Tiravanija. L’enjeu principal est de créer des échanges
sociaux, d’engendrer une communication. L’art devient l’occasion d’une relation active avec le
spectateur. Cette interactivité fonctionne le plus souvent à l’instar des jeux. L’exposition est alors
conçue en tant qu’œuvre d’art vouée à la rencontre et à l’échange.
Ainsi, Rikrirt Tiravanija, artiste thaïlandais vivant à New York, crée des espaces
conviviaux favorisant l’échange. En 2002 au sous sol de la Galerie Crousset, il conçoit une
installation composée de vidéo, et de revues mises à disposition sur des tables. Les bénéfices des
1
Claude Lévêque, in Jean-Sylvain Bieth, 2007, op.cit.
Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Presse du réel, Dijon, 1998.
3
Ibid., p. 117.
2
79
ventes sont reversés au projet social et environnemental The Land qui vise à acquérir et à cultiver
dans un esprit communautaire des champs de riz situés en Thaïlande.
Là où Claude Lévêque expose les contraintes de la vie sociale et déconstruit la réalité, les
œuvres des artistes appartenant à l’Esthétique Relationnelle relationnelles se construisent autour
de la notion de convivialité et ses corollaires (l’interactivité, l’espace communautaire, le jeu). En
ce sens, l’esthétique relationnelle se présente comme une résurgence des environnements des
années 70. Toutefois à la différence de leurs aînés les artistes des années 90 n’agissent pas dans
le désir de subvertir ou de réformer la société mais dans le but de créer des « dolce utopia1 ».
Celles-ci désignent des interstices qui proposent les possibilités d’échange autre que celles qui
sont en vigueur dans le système en place :
« Je pense que dans un monde qui est de plus en plus standardisé, de plus en plus normé,
de plus en plus soumis à une loi unique il est important de favoriser des espaces qui
essaient autre chose 2. »
L’investigation de la sphère sociale par l’art relationnel relève ainsi du politique. Phillipe
Parreno, autre figure emblématique de l’Esthétique relationnelle, réalise Snow Dancing (Fig.100)
en 1995 au Consortium de Dijon. L’artiste invite la veille du vernissage une centaine de
personnes à une fête dans les locaux du centre d’art. De la musique était diffusée par quarante
chaînes stéréophoniques jouant chacune un morceau successivement. Un bar se trouvait à la
disposition des invités. Différentes activités dont le seul but semblaient être le plaisir ludique et
le rassemblement étaient également proposées. L’inauguration proposait les traces de cet
évènement. L’esthétique de la fête crée par Phillipe Parreno s’oppose complètement à celle de
Claude Lévêque qui exprime la destruction et la violence. En ce sens, le travail de Claude
Lévêque s’inscrit en opposition au concept de l’Esthétique relationnelle, comme le souligne
Nicolas Bourriaud :
« Ces structures groupales déterminent l’envers négatif de ce que l’on peut trouver chez
des artistes comme Rikrit Tiravanija ou Phillipe Parreno. (…) Il explore ainsi les formes
1
Nicolas Bourriaud, in « Interview de Nicolas Bourriaud », Nouveaux territoires de l’art,
http://lafriche.org/nta/ressources/contribution/nbourriaud.html.
2
Ibid
80
de collectivisation ou de communauté, qu’elles soient temporaires ou durables, dans leur
envers désastreux1. »
Tandis que l’art relationnel s’efforce de créer du social, les œuvres de Claude Lévêque
posent des questions, mais ne donne jamais de réponse :
« Je suis plus arrêté par le faux que par le vrai, par des questions que par des réponses, par
les choses troubles, ambiguës, entre deux, où l’on ne sait pas très bien2. »
La démarche de Claude Lévêque n’est pas d’offrir de l’art à consommer mais d’interroger
les visiteurs sur leur rapport à la réalité :
« Je suis aussi extrêmement réservé sur tout cet aspect démagogique de l’Esthétique
relationnelle. On nous parle de participation mais en fait on voit des produits de galerie
ou des thématiques d’exposition vraiment navrantes et boy scout !3»
Le travail de Claude Lévêque tout comme l’art relationnel est construit sur la base d’une
interaction avec le visiteur. Mais alors que l’Esthétique relationnelle place l’interaction dans une
perspective de création de liens sociaux, l’appréhension de l’interaction chez Claude Lévêque
met en avant les mécanismes de l’ordre social et confronte le visiteur aux enjeux des espaces
sociaux. Les dispositifs du plasticien se veulent une expérience intime, vécue intérieurement. Ils
induisent davantage l’expérience introspective qu’une gestuelle ostentatoire et expressive.
La démarche artistique de Claude Lévêque est intimement liée au rôle qu’il attribue aux
artistes et à l’art :
« L’art est encore la seule zone de réactivité qui puisse exister. Les artistes ont une vision
assez particulière, encore assez libre. C’est pour moi une poche de résistance critique4. »
Ainsi, l’attitude de l’artiste face à sa création correspond à celle qu’il adopte dans la vie :
Sa liberté d’action et de pensée ainsi que la force de sa vision critique sont au service d’une
conception de l’art où la création devient l’arme ultime de sa résistance :
1
Nicolas Bourriaud, in Charles Barachon, Claude Lévêque indice de l’accident 1982-1998, mémoire de Maîtrise
dirigé par Patrick de Haas, Université Panthéon-Sorbonne-Paris I, Paris, 1998, p. 100.
2
Claude Lévêque, in Annabelle Gugnon, 2002, op.cit. p.77.
3
Claude Lévêque, in Frédérique Bouglé, 2000, op.cit., p. 37.
4
Claude Lévêque, in « Entretien personnel », 2007, op.cit., p. 56.
81
« Je crois encore que l’art puisse une zone d’expérimentation, une zone laboratoire. Je
pense que c’est indispensable que ce soit comme ça et que les artistes ne soient pas des
supers stars à qui on vole l’âme pour faire de la production, de l’argent et du placement
boursier. (…) Mon idéal ça serait que l’art puisse être partagé par tout le monde C’est
vraiment une poche de résistance critique qui est encore idéale pour que les gens se
l’approprient.1»
La faillite des grandes utopies n’a pas ébranlé l’engagement de l’artiste. Bien au
contraire, il semble que cela a aiguisé son jugement critique et a provoqué chez lui une nécessité
d’être toujours plus vigilant face aux constantes mutations sociales et politiques. La radicalité
des messages de Claude Lévêque qui parsèment l’ensemble de son œuvre sont tout autant des
signaux d’alarme visant à « éveiller les consciences » que des cris de révolte face à une réalité
sociale qu’il dénonce sans détours. La radicalité des messages de Claude Lévêque est à la mesure
de son engagement de citoyen face à la vie.
1
Claude Lévêque, in « Entretien personnel », 2007, op.cit., pp- 55 et 56.
82
CONCLUSION
Au terme de ce travail, il apparaît que l’ensemble de l’œuvre de Claude Lévêque s’inscrit
dans un contexte sociale et historique singulier correspondant à la chute des grandes idéologies
du XXe siècle. Depuis les années soixante-dix, les jeunes générations sont ainsi confrontées à un
monde en perte d’illusion. L’artiste lui-même est un contemporain de ces bouleversements qui
ont transformé le paysage urbain. Il a vu la construction des grands ensembles aux portes des
villes, l’émergence des cités dortoirs et la désagrégation du lien social traditionnel. C’est dans
cette dure réalité sociale que s’inscrivent les œuvres de l’artiste qu’il conçoit en miroir d’une
certaine « déshumanisation » d’un monde où l’individualisme apparaît comme l’ultime valeur.
La critique sociale et politique se fait donc ici sans détours. Au cœur de ces préoccupations
apparaissent les notions de l’intime et du collectif qui cristallisent en quelque sorte toutes les
tensions sociales. L’intime est analysé par l’artiste comme relevant de l’individu. C’est tout
autant la trajectoire personnelle, la mémoire, que l’expérience introspective. A cela s’oppose le
collectif, concept qui apparaît dans l’œuvre de Claude Lévêque comme la perversion et/ou
l’échec de l’identité en ce qu’il dilue le singulier dans l’indifférenciation normalisé à travers le
prisme de la culture de masse omniprésente et surpuissante. Ces notions contradictoires
structurent l’ensemble des créations de l’artiste est servent de support théorique à l’élaboration
de son travail.
Le thème de l’enfance apparaît ainsi en tout premier lieu. Il est traité par l’artiste aussi
bien en fonction du fait que l’enfance est une période heureuse et tendre, celle de la curiosité, de
la naïveté et de l’illusion, que celle de toutes les violences. D’abord, il peut s’agir des violences
infligées aux enfants sous la forme de punition ou de privation. Elle peut-être ensuite celle de la
violence cruelle qu’exerce l’enfant sur les choses qui l’entoure. Elle est enfin la violence du
souvenir en ce qu’elle rappelle à l’adulte qui a perdu toute ses illusions une période idyllique à
jamais révolue. L’enfance prend alors un sens mythique puisqu’elle est l’objet d’une
construction fantasmée et sublimée n’existant plus ou n’ayant jamais existé mais dont la seule
évocation suffit à marquer le sujet de façon indélébile. Ces traces mémorielles d’un « paradis
perdu » se retrouvent, dans l’œuvre de l’artiste, sous la forme d’objets archéologiques pensés
83
comme autant d’élément d’une histoire fictive à reconstituer. Or ces témoignages d’un passé
mythique appartenant à priori au domaine de l’intime sont, dans l’œuvre de l’artiste des objets
industriels, sérielles et anonyme : ceux du collectif.
La dichotomie entre l’identité et l’anonymat s’exprime également avec force et violence
dans ses installations de fins de fêtes, espaces chaotiques qui loin d’être constitutifs de liens
d’interconnaissances et de distraction n’évoque plus que l’absence et la destruction.
Par ailleurs le travail sur l’espace l’amène à aborder les problématiques relatives à l’in
situ. Il s’interroge sur la façon dont le public s’approprie les lieux publics d’exposition. C’est
l’expérience qui apparaît alors au cœur de son processus artistique. La perception sensorielle
permet ainsi d’accéder à un mode de connaissance par une participation active du spectateur qui
incorpore à sa propre histoire personnelle le parcours de l’exposition.
En outre, Claude Lévêque conçoit ses dispositifs en fonction de la participation active
des spectateurs afin de rompre la position passive qu’ils adoptent vis-à-vis d’une société où
règne l’image et le simulacre. L’expérimentation du public à donc pour fonction non seulement
de leur permettre se s’approprier les œuvres et de les incorporer à leur intimité, mais le but est
aussi politique. L’artiste condamne, par ce processus, la domination du divertissement sur la
conscience collective. Il s’agit pour lui, en s’appropriant les formes du spectaculaire, de les
détourner afin de contrer l’effet lénifiant du spectacle. En ce sens, les références aux chansons et
aux films sont utilisées par Claude Lévêque comme autant de symboles et d’icônes
contemporaines dont il s’amuse à détourner le sens et la fonction initiale.
Enfin, le travail de Claude Lévêque se structure autour de l’opposition entre la mémoire
et l’éphémère. En effet, ses œuvres, en ce qu’elles sont des installations conçues pour ne durer
que le temps de leur exposition, ne sont pas de nature pérenne. A l’opposé de cette temporalité
courte, le thème de la mémoire est sous jacent dans l’ensemble de son œuvre. Qu’il s’agisse
d’évoquer des souvenirs d’enfances fantasmés ou des dangers de la perte de la mémoire
collective sur un plan historique, le thème est à ce point redondant qu’il apparaît obsessionnel. Il
semble bien qu’il y a là un point déterminant de la pensée de Claude Lévêque dont les enjeux
dépassent même le travail de l’artiste en ce qu’ils s’apparentent aux problématiques soulevées
par les « arts de mémoire ».
D’autres aspects de l’œuvre de Claude Lévêque qui n’ont été qu’évoqués ici
nécessiteraient qu’on y consacre toute une étude. L’influence de l’esthétique et de l’idéologie
Punk sur l’œuvre de Claude Lévêque ainsi que l’importance du cinéma dans l’élaboration des
dispositifs de l’artiste sont deux exemples des plus riches offrant des perspectives de recherches
s a n s
d o u t e
p a s s i o n n a n t e s .
84
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CLAUDE LEVEQUE
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AUTRES SOURCES :
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