Leurre et chaleur

Transcription

Leurre et chaleur
Natura
Leurre et chaleur :
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Détail des fleurs à la base du spadice d’Arisarum vulgare. La “chambre” florale a été ouverte et
découpée. Une vingtaine d’étamines surmontent les quelques fleurs femelles (ovaires jaunes rayés
de mauve, surmontés d’un “long” style et du stigmate blanc).
novembre 2012-janvier 2013
Cliché A. Quilichini
Stantari #31
La pollinisation par duperie
chez les Aracées
Nature
par Angélique Quilichini & Marc Gibernau
Angélique Quilichini est maître de conférences en
écologie évolutive et biologie de la conservation,
actuellement adjointe au DRRT de Corse (Ajaccio).
Marc Gibernau est chercheur en écologie évolutive dans
l’UMR EcoFoG (UMR CNRS 8172, Kourou) en Guyane.
La pollinisation des fleurs par les insectes n’est pas toujours
affaire de bonnes relations. Certaines plantes dupent les
insectes qui les pollinisent. En Corse, cette pollinisation par
déception a été étudiée chez les Aracées : celles-ci leurrent les
insectes visitant leurs fleurs, malgré l’hospitalité chaleureuse
qu’elles leur promettent.
Chez les plantes à fleurs, la pollinisation est un processus
vital qui nécessite très fréquemment l’intervention des animaux. Chacun des partenaires impliqués dans cette relation
y trouve, dans la plupart des cas, un profit : on parle alors
d’interaction mutualiste. Ainsi, les insectes, principaux pollinisateurs des plantes à fleurs, obtiennent-ils une ressource
nutritive (nectar, pollen) et/ou complètent leur reproduction
(partenaires sexuels, site d’oviposition) en visitant les fleurs.
En retour, les plantes assurent leur propre reproduction par
la pollinisation de leurs fleurs et la production de graines
qui en résulte (Stantari n° 30). Toutefois, chez certaines
plantes comme les orchidées du genre Ophyrs, par exemple,
les insectes pollinisateurs ne retirent aucun bénéfice de leur
visite : les fleurs, imitant les femelles des abeilles, attirent
les pollinisateurs mâles par des leurres visuels et olfactifs
(Stantari n° 28). De fait, il existe un certain nombre d’espèces
de plantes qui ne partagent pas de relations mutualistes avec
leurs pollinisateurs. Ainsi parle-t-on, lorsque l’interaction
n’est bénéfique qu’à la plante, de pollinisation par duperie ;
la relation est alors antagoniste. La pollinisation par duperie existe chez de nombreuses familles de plantes à fleurs
mais des interactions similaires (on ne peut pas parler de
pollinisation) ont été découvertes chez des mousses ou des
champignons (voir encadré page suivante). Ce type d’interaction entre plantes et insectes a évolué de nombreuses fois
et de façon indépendante au cours de l’histoire évolutive des
plantes et de leurs pollinisateurs.
Dans la pollinisation par duperie, les fleurs leurrent les
pollinisateurs en signalant la présence d’une ressource qui
n’existe pas, notamment par sélection d’adaptations florales
très surprenantes. L’insecte pollinisateur visite alors la fleur
Schéma d’une inflorescence type
d’Aracée.
Stantari #31
L
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Natura
La duperie chez les Aracées
La duperie chez les plantes à fleurs
La pollinisation par duperie existe dans 34 familles de plantes à fleurs, soit environ 8 000 espèces végétales. Elle est principalement
représentée chez les orchidées où l’on estime que près de 7 000 espèces leurrent leurs pollinisateurs. En dehors des orchidées, ce
mode de pollinisation existe chez 68 genres et environ 1 000 espèces. Ainsi la pollinisation par duperie a-t-elle évolué de manière
indépendante dans ces différentes familles de plantes. Il peut s’agir de familles basales ou de familles plus dérivées de plantes
eudicotylédones (Nymphaeacées et Bégoniacées) et monocotylédones (Aracées et Orchidacées).
Voici la liste par ordre alphabétique des familles contenant au moins une espèce pollinisée par duperie :
Annonacées, Apocynacées, Aracées, Arécacées (Palmiers), Aristolochiacées, Asclépiadacées, Astéracées, Bégoniacées,
Berberidacées, Bignoniacées, Burmanniacées, Buxacées, Caricacées, Clusiacées, Cucurbitacées, Euphorbiacées, Fabacées,
Fagacées, Hyacinthacées, Hydnoracées, Iridacées, Malpighiacées, Malvacées, Moracées, Myristicacées, Nymphaeacées, Orchidacées,
Rafflesiacées, Santalacées, Scrophulariacées, Siparunacées, Solanacées, Sterculiacées et Taccacées.
Stantari #31
Les noms des familles en gras présentent une forme de duperie particulière. Il s’agit en fait d’une duperie intraspécifique entre les
sexes d’une espèce dioïque (voir Stantari n° 30). En général, les plants femelles dupent les pollinisateurs alors que les plants mâles
leur “offrent” du pollen. Des travaux récents ont montré qu’une duperie similaire existe aussi chez les végétaux sans fleurs tels que
les “mousses-bouses” (Splachnacées) ou certains champignons (Phallacées) qui dupent des insectes (principalement des diptères)
afin de disperser leurs spores vers des sites de germination favorables.
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en cherchant à obtenir la ressource “annoncée” et son activité
dans la fleur permet de la polliniser. La duperie existe du
fait même que les insectes pollinisateurs sont incapables
de distinguer une fleur avec ressource d’une fleur-leurre
tant qu’ils ne l’ont pas visitée. S’ils en étaient capables, les
insectes éviteraient les fleurs sans ressources… et les plantes
les portant, ne pouvant donc plus se reproduire, auraient
disparu depuis des millénaires. Il s’agit donc d’une vraie
“course aux armements” entre la faculté de reconnaissance
du signal d’une ressource par les pollinisateurs et la capacité
des fleurs à imiter finement le signal de ladite ressource. Les
plantes ont développé différents types de duperie en fonction
de la ressource imitée (nutritive ou reproductrice) (voir
encadré p. 42).
La duperie est surtout connue chez les Orchidées, une
famille de plantes particulièrement riche en espèces leurrant
leurs pollinisateurs par des mécanismes parfois complexes
(Stantari n° 
28). On estime qu’environ 6 500 espèces
d’orchidées dupent leurs pollinisateurs en imitant la présence
d’une ressource nutritive, et 400 autres espèces proposent un
leurre sexuel. Même si les orchidées constituent la famille la
plus “riche” en termes d’espèces ayant sélectionné la duperie
comme stratégie de pollinisation, ce n’est pas la seule chez qui
cette adaptation florale est importante. Dans le classement
des familles végétales possédant des espèces à pollinisation
par duperie, la famille des Aracées occupe la deuxième place,
avec des stratégies tout aussi étonnantes. En effet, dans cette
famille, quelque 13 genres et pas moins de 500 espèces ont
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sélectionné des leurres floraux olfactifs, sexuels, mais aussi
thermiques… et les espèces corses ne font pas exception !
Les Aracées en Corse
Les Aracées sont principalement présentes dans les régions
tropicales et équatoriales du globe et constituent une famille
horticole très appréciée dans nos appartements. Il existe
toutefois quelques espèces tempérées, notamment des
tubercules herbacés. En France métropolitaine, la famille
des Aracées est représentée par cinq espèces sauvages (Arum
italicum, A. cylindraceum, A. maculatum, Calla palustris et
Arisarum vulgare). La flore des Aracées est bien représentée
en Corse et compte huit espèces dont six à l’état natif*,
parmi lesquelles deux espèces sont endémiques et deux sont
protégées. Trois gouets différents ont été décrits sur l’île. Si
l’icaru, le gouet d’Italie (Arum italicum Mill.), est commun en
Corse et sur le continent et recouvre les champs au printemps
de ses spathes vertes, le gouet cylindrique (Arum cylindraceum
Gasp.) se fait rare et peuple surtout les anfractuosités des
falaises. Le gouet peint (Arum pictum L.f.) est endémique de
Corse, de Sardaigne, des Baléares et de Monte-Cristo. Il est
rare sur l’île, où il se développe le long du littoral. L’arecchia di
porcu, l’arum mange-mouches (Helicodiceros muscivorus (L.f.)
Engl.), est une espèce endémique des grandes îles du bassin
ouest-méditerranéen (Corse, Sardaigne et Baléares) et est
protégée en Corse, où elle se fait peu fréquente. L’ambrosinie
de Bassi (Ambrosina bassii L.) est une petite herbacée menacée
La duperie chez les Aracées
et protégée au niveau national ; on ne la trouve que dans le
sud de l’île où elle se développe dans la limite nord de son
aire de répartition. Le capuchon de moine (Arisarum vulgare
O. Targ. Tazz.), a lumarella, est représenté en Corse par la
sous-espèce vulgare ; ce taxon est très commun sur l’île. Enfin,
deux espèces introduites, échappées des jardins, se retrouvent
parfois à l’état sauvage : il s’agit de la serpentaire commune
(Dracunculus vulgaris Schott.) et de l’arum d’Éthiopie, ou
calla des fleuristes, (Zantedeschia aethiopica (L.) Spreng.).
La pollinisation de la plupart de ces espèces a été étudiée.
Toutefois, l’endémique ambrosinie, malgré sa morphologie
très particulière, n’a pas encore livré tous ses secrets. Les
aracées corses (des genres Arisarum, Arum, Helicodiceros et
Dracunculus) sont pollinisées par des insectes, principalement
des diptères et des coléoptères, soit saprophytes (se nourrissant de matières organiques en décomposition), coprophiles
(consommant des matières fécales), mycétophiles (vivant et/
ou se développant dans les champignons) ou nécrophages
(mangeant des cadavres). Ainsi, les aracées ne proposentelles pas de nectar, mais attirent plutôt leurs pollinisateurs
en imitant l’odeur de leur site de ponte (type 3 de l’encadré
p. 42), à savoir celle de la matière organique en décomposition, des excréments, des champignons, voire des cadavres !
Nature
Les pollinisateurs ne tirent aucun profit de cette association
puisqu’ils sont leurrés par la plante et ne peuvent pas pondre
sur celle-ci. Cette pollinisation, que l’on peut aussi qualifier
de déception, se déroule selon un mode de duperie bien réglé,
en deux grandes étapes, accompagnées chacune de stratégies
de leurre floral bien étonnantes.
La duperie chez les aracées corses :
un leurre floral perfectionné et chaleureux
La pollinisation par duperie nécessite l’attraction des
insectes vers des fleurs “malhonnêtes”. La première étape
correspond donc à l’attraction des pollinisateurs, notamment
par imitation de leur site d’oviposition. Cette attraction est
olfactive, mais les parfums émis ne sont pas précisément ce
qu’il y a de plus délicat dans la grande gamme des fragrances
naturelles… Comme il est important que ces insectes
dupés s’activent néanmoins sur les fleurs afin d’y déposer
efficacement le pollen nécessaire à la reproduction de la
plante, mais aussi d’en repartir chargés de nouveaux grains
de pollen, la deuxième étape doit donc permettre de retenir
suffisamment les insectes avant de les “laisser” repartir vers
une autre plante : il s’agit donc bien de créer des conditions
Cliché M. Gibernau
Stantari #31
Feuillage d’Arum italicum, le gouet
d’Italie, dans un sous-bois.
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Natura
La duperie chez les Aracées
idéales à l’emprisonnement des insectes et à leur remise en
liberté. Pour réaliser cela, nous allons voir que les aracées ne
sont pas en manque d’ingéniosité… ni de chaleur.
Les aracées corses
ne sentent pas la rose
Les aracées ne produisent pas de fleurs simples mais des
inflorescences, groupements de fleurs le long d’un axe
florifère appelé le spadice. La morphologie de l’inflorescence
des aracées corses est caractéristique et similaire (exception
faite d’Ambrosina bassii), et c’est le spadice qui émet les
odeurs caractéristiques attractives. Chaque espèce produit
son bouquet floral, attirant des cohortes d’insectes différents.
Ainsi, le gouet d’Italie, plante des sous-bois et lieux humides,
imite-il le site d’oviposition de toute une cohorte de petits
diptères tels les moucherons des éviers (Psychodidés), les
mouches des lacs ou des sables (Chironomidés) et les mouches
des terreaux (Sciaridés). Lorsque les femelles diptères sont
actives et cherchent à pondre leurs œufs, au crépuscule, les
inflorescences de ce gouet émettent une odeur désagréable de
matière végétale en décomposition, voire de matière fécale.
La volatilisation des odeurs à la tombée de la nuit est facilitée
par la production de chaleur par l’appendice (“massue” stérile
située à l’apex du spadice) dont la température peut s’élever à
près de 20 °C au-dessus de celle de l’air ambiant.
Dans un autre registre de senteurs, les inflorescences du
gouet cylindrique, poussant dans les forêts méditerranéennes
de feuillus de montagne, émettent dans la journée une odeur
discrète, fruitée, proche de celle des figues mûres ou des
champignons. Les insectes attirés sont de petits moucherons
plutôt associés aux champignons (Cécidomyidés (galligènes),
Mycetophilidés et Chironomidés). L’appendice de cette
espèce n’est pas renflé et produit une thermogenèse modérée.
La température maximale du spadice est atteinte en fin de
matinée et début d’après-midi, et elle ne s’élève que de 2 °C
au-dessus de celle de l’air ambiant – ce qui pourrait être lié à
la faible odeur florale perçue, mais cela reste à étudier.
Inflorescence ouverte (2e jour, phase mâle) du gouet d’Italie (Arum italicum), exposant l’appendice (à gauche) ; “chambre” florale ouverte
montrant les fleurs femelles à la base (blanches) une couronne d’étamines jaunes au-dessus (à droite). À noter la constriction de la spathe
au niveau de la couronne de poils stériles, assurant la fermeture de la “chambre” florale, et le pollen tombé au fond de la chambre florale.
Appendice
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Clichés M. Gibernau
Stantari #31
Fleurs stériles
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Nature
Chez l’arum mange-mouches,
le premier jour, l’appendice
produit de la chaleur et émet
une odeur nauséabonde
de cadavre qui attire de
nombreuses mouches
nécrophages (Calliphora,
Lucilia, etc.).
Le cas du gouet peint, espèce endémique, est particulièrement
intéressant, car cette espèce possède des caractéristiques
spécifiques, bien différentes des autres aracées insulaires.
D’une part, contrairement aux autres espèces de gouets, sa
floraison est automnale. Mais comment attirer les insectes
pollinisateurs avec une floraison automnale ? Arum pictum
semble avoir trouvé la parade, en combinant attraction
olfactive et thermique. Le gouet peint attire les insectes
pollinisateurs en émettant une odeur de bouse (d’âne),
plusieurs composés volatils étant effectivement identiques à
ceux émanant d’une bouse. D’autre part, alors que l’attraction
des pollinisateurs et l’activité thermogénique sont nocturnes
chez A. italicum, chez A. pictum, au contraire, l’attraction des
insectes a lieu dans la journée. L’appendice produit deux pics
de chaleur dans la même journée : le matin puis à la fin de
l’après-midi. Cela laisse supposer que le gouet d’Italie, espèce
commune, attire des insectes nocturnes, alors que le gouet
peint est pollinisé par des insectes diurnes. De fait, dans les
inflorescences de l’espèce endémique, on ne retrouve parmi
les pollinisateurs aucun des Psychodidae, principaux insectes
capturés par l’espèce commune. Arum pictum capture surtout
des diptères des genres Coproica et Spelobia (Sphaerocéridés)
et des coléoptères Staphylinés.
L’arum mange-mouches (Helicodiceros muscivorus) est
pollinisé durant la journée par des insectes nécrophages
(mouches et coléoptères) qui pondent leurs œufs dans les
cadavres de mammifères. Les inflorescences de cette aracée
produisent des odeurs nauséabondes de viande avariée
grâce à des composés soufrés, les sulfides (diméthyl diou tri-sulfides) et sont couvertes de poils. En Corse, les
pollinisateurs sont principalement des mouches de cadavres
de la famille des Calliphoridés, appartenant aux deux genres
Calliphora et Lucilia. Les calliphoras sont de grosses mouches
noires, dont certaines possèdent des reflets bleu métallique.
La principale espèce pollinisatrice de l’arum mange-mouches
porte un nom évocateur : Calliphora vomitoria. Plusieurs
espèces de Lucilia, de couleur vert métallique, sont aussi
attirées par l’odeur cadavérique de l’arum mange-mouches.
La production de chaleur favorise également la pollinisation
chez cette espèce. En effet, des chercheurs sardes ont montré
que sans chaleur, une inflorescence empestant le cadavre
attire moins de mouches (et produit donc moins de graines).
De fait, ces mouches font partie des premiers cortèges
d’insectes qui dégradent les cadavres toujours tièdes, de
sorte que la thermogenèse augmente significativement la
capacité de l’inflorescence à leurrer ses pollinisateurs. Dans
la chambre florale de certaines inflorescences pollinisées
de l’arum mange-mouches, il arrive d’observer un certain
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Clichés M. Gibernau
La duperie chez les Aracées
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La duperie chez les Aracées
Clichés M. Gibernau
Natura
Le gouet des Alpes (Arum cylindraceum) en sous-bois. Cette espèce est caractéristique des forêts décidues méditerranéennes (hêtre, chêne
blanc ou pubescent). En vignette, détail de l’inflorescence dont la “chambre” florale a été ouverte. Les fleurs femelles sont à la base du
spadice surmontées d’une couronne d’étamines violettes.
Stantari #31
nombre de mouches mortes, souvent dévorées par leurs
propres larves. L’explication de ce phénomène n’est toujours
pas claire de nos jours, mais de pareilles observations ont
incité les botanistes du xixe siècle à parler de plante carnivore
au sujet de cette espèce (d’où son nom), mais tel ne semble
pas être le cas… jusqu’à preuve du contraire !
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La serpentaire commune, petit dragon commun, ou gouet
serpentaire (Dracunculus vulgaris), est une espèce native de
l’est et du centre méditerranéen, depuis la Turquie jusqu’à
la Sardaigne. Elle a probablement été introduite dans les
jardins corses… où elle devient subspontanée dans quelques
localités. La pollinisation du gouet serpentaire est similaire
à celle de l’arum mange-mouches. L’appendice, en milieu
de journée, émet une odeur d’animal en décomposition
(de poisson pourri même), riche en composés aminés et
soufrés. On ne connaît pas en Corse la pollinisation du gouet
serpentaire, qui fleurit au printemps. Mais en Italie, il a été
montré que l’odeur émise par l’appendice attire surtout des
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coléoptères nécrophages (Dermestes, Dermestidés ; Saprinus,
Histeridés ; Oxytelus, Staphylinidés), mais aussi quelques
diptères nécrophages (Sarcophaga, Sarcophagidés ; Lucilia et
Calliphora, Calliphoridés). Ici aussi, l’appendice produit de
la chaleur au moment de dégager ses effluves nauséabonds.
Enfin, le capuchon de moine (Arisarum vulgare), très
commun sur l’ensemble du pourtour méditerranéen,
présente la particularité de fleurir à l’automne et en hiver,
entre octobre et mars, avec un cycle de floraison long de 3 à
4 semaines. On ne connaît pas la pollinisation du capuchon
de moine en Corse, mais celle-ci a été étudiée en Israël, où
il a été montré que la spathe s’ouvre à différentes heures de
la journée et émet une faible odeur désagréable, rappelant
celle du poisson, durant toute l’anthèse*. Contrairement
aux autres aracées corses étudiées, les inflorescences de cette
espèce ne produisent pas de poils stériles et ne développent
pas de système de piégeage efficace. De fait, peu d’insectes ont
été observés dans les inflorescences du capuchon de moine
et, lorsqu’ils y sont capturés, les insectes ne s’éternisent pas
La duperie chez les Aracées
dans l’inflorescence (on estime qu’ils y séjournent moins
d’une heure). Les pollinisateurs sont des petits moucherons
des habitats humides tels les Mycetophilidés, Sciaridés,
Psychodidés et Chironomidés associés aux champignons,
litières et excréments. Il a été montré que cette espèce est
auto-incompatible (ses ovules ne peuvent pas être fécondés
par son propre pollen), mais cette auto-incompatibilité
peut être levée par “blessure” mécanique des stigmates,
expérimentalement avec un pinceau, ou naturellement par
les déambulations des insectes (pattes griffues) sur les fleurs.
Ainsi, les insectes assurent-ils la pollinisation croisée s’ils
sont chargés de pollen ; sinon, ils permettent néanmoins
l’autopollinisation en “griffant” les stigmates. Le capuchon
de moine ne capture des insectes que de façon temporaire
et sporadique. Toutefois, les inflorescences sont réceptives
durant environ un mois, ce qui permet d’augmenter la
probabilité de visite. De plus, son pollen est viable sur une
longue période, ce qui permet d’augmenter la probabilité
de fécondation. Il s’agit là, certainement, d’adaptations à la
pollinisation en période hivernale où les insectes sont rares
et actifs seulement pendant les courtes périodes de temps
clément.
Nous avons donc vu que, pour chacune des espèces insulaires,
les insectes sont attirés vers l’inflorescence par différentes
émissions olfactives. Toutefois, ces insectes ne vont pas y
trouver la ressource recherchée (par exemple un substrat
pour le développement de leurs œufs) et ils chercheront donc
à quitter au plus vite la fleur “ingrate” voire “malhonnête”.
La stratégie sélectionnée par la plante va donc concerner les
adaptations permettant de retenir le pollinisateur, le piéger
dans la chambre florale, pour assurer ainsi sa reproduction.
Nature
(phase femelle) débute et prend fin avant la libération
des grains de pollen (phase mâle). Cette caractéristique
implique que les inflorescences, bien que constituées de
fleurs mâles et femelles, ne peuvent pas être fécondées par
leur propre pollen. La partie supérieure de la spathe forme
un limbe lancéolé ou elliptique de couleur variable et sa
partie basale, enroulée autour de la zone fertile du spadice,
est renflée, formant une “chambre” florale, en début de cycle
de reproduction. Cette “chambre” est quasi fermée dans sa
partie supérieure par une constriction de la spathe. Des poils
horizontaux se développent généralement sur le spadice au
niveau de cette constriction. Ces structures sont en réalité
des fleurs mâles modifiées qui forment ainsi une couronne
compacte, obstruant l’entrée de la “chambre” florale. Ce
système de piégeage perfectionné permet ainsi aux plantes de
retenir leurs pollinisateurs dans la chambre florale pendant
l’intervalle de temps séparant les deux phases sexuelles, grâce
à un mécanisme bien réglé. En début de floraison, la spathe
est étroitement enroulée autour du spadice, et ce dernier
n’est pas visible. Avant que ne débute la phase d’attraction
des pollinisateurs, la partie basale de la spathe se desserre
pour former la “chambre” florale (autour de la partie fertile
du spadice). La partie supérieure se déroule, formant un
limbe vertical (ou horizontal chez l’arum mange-mouches)
qui laisse l’appendice visible. Après la phase de pollinisation,
la spathe s’enroule à nouveau à sa partie supérieure, offrant
une protection aux fruits en développement.
Cycle biologique des moucherons Psychoda (à gauche),
cycle de pollinisation par duperie des aracées, avec capture
des psychodes leurrés (à droite).
La deuxième phase du leurre floral est ainsi représentée par le
piégeage des insectes dans l’inflorescence. Cette morphologie
florale particulière et surprenante, qui est commune à la
majorité des espèces d’aracées insulaires, représente ainsi
un véritable piège à insectes, impliquant chacune de ses
structures ! En effet, l’inflorescence est constituée du spadice
entouré d’une expansion foliacée, la spathe, qui est une
feuille modifiée. Le spadice est divisé en deux parties : une
partie basale fertile portant les fleurs unisexuées mâles et
femelles (la plante étant ainsi hermaphrodite), et une partie
supérieure stérile, l’appendice. Les inflorescences d’aracées
sont dites protogynes : la période de réceptivité des stigmates
Document P. Gibernau
La morphologie de l’inflorescence des aracées,
le piège “parfait”
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Natura
La duperie chez les Aracées
Leurre floral : une orchestration torride !
Le cycle floral des aracées corses est caractérisé par une
production surprenante de chaleur. Ainsi, l’émission des
odeurs impliquées dans l’attraction des insectes et les
conditions de rétention de ceux-ci dans la chambre florale
sont-ils des processus permis par la production de chaleur. Un
seul organe est impliqué dans cette production de chaleur : le
spadice. Cet organe, capable d’une forte thermogenèse, émet
aussi, nous l’avons vu, les composés odorants volatils leurrant
les pollinisateurs.
Dans chaque inflorescence, quatre phases de production de
chaleur accompagnent le processus de pollinisation. Deux
premiers pics de chaleur, dus à l’activité thermogénique des
fleurs mâles, s’observent respectivement la veille puis au
premier jour de la floraison, avant l’ouverture de la spathe.
Ces deux premiers pics ne sont pas impliqués dans l’attraction
des pollinisateurs et pourraient intervenir dans l’ouverture de
la spathe.
Une fois la spathe ouverte, une troisième production de
chaleur intervient au niveau de l’appendice. Elle facilite
l’émission de divers composés odorants volatils. Les insectes
sont principalement attirés par l’odeur des inflorescences
(l’attraction visuelle de l’appendice contrastant avec la spathe
semble secondaire). Les insectes attirés sont alors capturés
à l’intérieur de la “chambre” florale. Les poils (fleurs mâles
modifiées) qui garnissent l’entrée de la “chambre” florale
empêcheraient la sortie des insectes capturés, mais aussi
l’entrée d’insectes trop gros pour être des pollinisateurs
efficaces.
Durant leur séjour dans cette “chambre”, certains insectes
peuvent déposer le pollen qu’ils ont apporté sur les sécrétions
des stigmates des fleurs femelles, qui sont alors réceptives. Les
conditions qui règnent dans la chambre florale permettent aux
insectes de survivre vingt-quatre heures, en attendant le début
de la phase mâle (libération du pollen). En effet, la paroi de
la chambre florale est constituée d’un mésophylle* spongieux
(comprenant de nombreux espaces intercellulaires) et d’un
épiderme lacunaire, couplé avec de très nombreux stomates
sur la surface extérieure : ces tissus permettraient de fournir
l’apport d’oxygène nécessaire à la survie des insectes. De plus,
l’humidité relative dans la chambre florale peut rester élevée
indépendamment des conditions extérieures, et les sécrétions
stigmatiques légèrement sucrées pourraient alimenter les
insectes. Ainsi, la chambre florale du gouet serpentaire (mais
aussi celle de l’arum mange-mouches) reste-elle, durant
toute la nuit, à une température de 17-19 °C, soit 6 à 9 °C
au-dessus de la température extérieure. Alors que les nuits
printanières peuvent être fraîches, l’inflorescence garde ainsi
les pollinisateurs bien au chaud dans sa chambre florale, afin
qu’ils puissent s’envoler le lendemain, “en pleine forme” et
chargés de pollen !
Les différentes formes de duperie chez les Angiospermes
Il existe différents types de pollinisation par duperie. Le tableau ci-dessous présente les différents types de pollinisation par duperie
existant en détaillant le mécanisme impliqué, le comportement de l’insecte qui est dupé (la ressource) et une brève description du
processus.
L’imitation du site d’oviposition est un type de duperie que l’on rencontre principalement chez des fleurs tropicales ou subtropicales
(Orchidacées, Asclepiadacées) mais qui est rare en Europe, à l’exception de quelques Aristolochiacées (les aristoloches et Asarum
europaeum) et des Aracées (avec les genres Arum, Arisarum, Biarum, Dracunculus et Helicodiceros).
Stantari #31
Mécanisme
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Comportement
Description
Attraction des pollinisateurs en imitant :
Duperie nutritive
Recherche
de nourriture
un signal de ressource nutritive ou d’une fleur en général.
Mimétisme floral
Recherche
de nourriture
des fleurs particulières qui offrent une ressource nutritive.
Imitation du site
d’oviposition
Site d’oviposition
Rendez-vous*
Sexuel
Réponse sexuelle*
Sexuel
* Mécanismes uniquement connus chez les orchidées
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un type de site d’oviposition tels que les bouses, cadavres ou champignons.
les fleurs visitées par les insectes femelles (pour récolter du pollen ou nectar)
durant les vols nuptiaux des insectes mâles.
le signal sexuel d’un des insectes partenaires
(en particulier leurs phéromones).
La duperie chez les Aracées
Nature
Production de chaleur, émission d’odeurs, duperie et
déception… à travers ces exemples d’histoire naturelle,
la flore de notre île nous révèle la beauté et l’ingéniosité
du vivant. Les stratégies évolutives développées par les
différentes formes de vie n’en finissent effectivement pas de
nous étonner, et l’engouement actuel pour le biomimétisme
en représente un des exemples flagrants. Il ne faut toutefois
pas oublier que la mise en place de tels systèmes perfectionnés
et adaptés est issue de millions d’années de coévolution entre
deux des plus grands groupes d’organismes terrestres, avec
tout ce que cela comporte en terme d’essais, de ratés, de
gagnants et d’adaptations dans un environnement et sous
un climat particuliers. L’émerveillement toujours plus grand
que l’on peut éprouver pour les choses de la nature doit nous
inciter à la respecter et à essayer de maintenir les conditions
nécessaires au maintien du potentiel évolutif du vivant. La
recherche en biodiversité est nécessaire à la connaissance
de plus en plus approfondie des systèmes vivants qui nous
entourent. Elle nous enseigne la diversité, mais aussi l’humilité
Dracunculus vulgaris, la serpentaire commune est
une espèce présente en Sardaigne. C’est une plante
ornementale et cultivée en Corse, parfois échappée,
et peut-être indigène ou naturalisée sur l’île.
Clichés M. Gibernau
Le second jour de la floraison intervient un quatrième
pic thermogénique, provoqué par les fleurs mâles, qui
contribuerait à l’ouverture des sacs polliniques et à la
libération du pollen. À ce stade, les cellules de l’appendice
et de l’épiderme interne de la chambre florale ont perdu leur
turgescence, et les poils obstructifs ont fané. Les insectes
remontent alors le long du spadice et s’échappent, chargés
de pollen. Ces insectes déposeront leur charge pollinique sur
les stigmates d’une autre inflorescence, à condition de se faire
capturer à nouveau. Mais cette capture doit avoir lieu dans les
deux jours, car le pollen des aracées corses perd rapidement
son pouvoir germinatif (à l’exception de celui du capuchon
de moine).
dont nous devons faire preuve face à ce mécanisme évolutif. Il
est de notre devoir de citoyen du monde de tirer partie de cet
enseignement pour contribuer au bien-être des populations
de notre espèce, populations fortement dépendantes de ce
vivant en ébullition.
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Glossaire
• Gibernau M. & Barabé D. 2007 - “Des fleurs à ‘sang chaud”, Pour la
Science, 359, septembre, p. 50-56.
• Gibernau M. & Chartier M., 2010 - “Les aracées, une diversité
d’arômes ou les différentes stratégies de la séduction”, Le courrier de la
Nature, Spécial communication, 260, p. 26-32.
• J eanmonod D. & Gamisans J., 2007 - Flora Corsica, Édisud.
Pour en savoir plus
• Quilichini A. & Grosso B., 2012 - “Une histoire de la pollinisation
en Corse”, Stantari n° 30, p. 18-26.
• Chartier M., Maia A. & Gibernau M., 2009 - “La pollinisation
des aracées”, Insectes, 154 (3), p. 5-7.
•S
chatz B., Geniez P, Delage A. & Hugot L., 2012 - “Sauvegarder
les orchidées de Corse”, Stantari n° 28, p. 8-15.
• Fridlender, A., 2000 - “Le genre Arum en Corse”, Candollea, 55(1),
p. 255-267.
•w
ww.aroidpictures.fr : magnifiques photos d’aracées de David
Scherberich (jardin botanique de Lyon).
novembre 2012-janvier 2013
Stantari #31
> Anthèse : processus d’épanouissement de la fleur.
> Natif : l’état natif correspond à un état originel : la zone géographique
où l’espèce se développe naturellement, sans processus d’introduction
humaine.
>M
ésophylle : tissu foliaire impliqué dans la photosynthèse. Sa face
inférieure est spongieuse (ou lacuneuse) et réservée au stockage des
gaz échangés.
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