Carcasses et Émotions, par Éric Troncy

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Carcasses et Émotions, par Éric Troncy
Carcasses et Émotions, par Éric Troncy
Un jeune, un voisin et encore un voisin ou même peut-être un autre frère.
Ils n’ont rien à faire donc ils sortent, trouvent de quoi jouer, un caddie ; pour le moment tout va bien mais ils vont grandir
et ce sera la même histoire ;
rien à faire mais ce ne sera pas un caddie mais une voiture ou même un
magasin. La violence arrivera avec des affrontements alors qu’ils ne voulaient que jouer et seulement jouer.
Nouredine Lachgar
« Autour des années-lumière
Qui a planté là ces carcasses ?
[…]
Station de stimulation
L’homme n’a plus d’émotions. »
Edith Nylon, Notre avenir, 1980.
Carcasses et émotions
L’art n’est pas une chose qui existerait en soi, isolée, protégée, autonome, et qui poursuivrait
tranquillement son histoire, dans une relative et idéale indifférence au monde. Il n’est pas non plus, contre toute attente,
au regard de ce qui suscite aujourd’hui bien des engouements circonstanciés, un décalque du monde, son exposition
sans transfiguration, son récit pur et simple.
Bien au contraire, ce champ d’exploration, d’invention, d’expression, est à la fois ailleurs et inexorablement lié à un
ensemble de paramètres profondément indexé sur le monde, ensemble qui évoque cet « élément relatif » dont parlait
Charles Baudelaire dans une tirade du « Peintre de la vie moderne » qui donna, d’ailleurs, un titre à une exposition
fameuse au centre GeorgesPompidou à Paris en 1987 (à laquelle claude Lévêque ne participait pas) : un « élément relatif,
circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion ». Plus qu’à
bien d’autres artistes pourtant, ceci s’applique sans réserve à l’œuvre de claude Lévêque, pour l’étude de laquelle on
ferait bien de garder à l’esprit, comme un peu moins qu’un fond sonore mais comme un peu plus qu’un simple souvenir,
l’une ou l’autre des chansons d’Edith Nylon, groupe français à l’existence tellement fulgurante, au début des années
quatre-vingt, qu’il ne figure même pas aujourd’hui dans le récent et pléthorique Dictionnaire du rock – quand pourtant
elle marqua au fer un moment précis de son histoire.
Justement, un peu d’histoire
Claude Lévêque est né en 1953 à Nevers, dans la Nièvre, une petite ville d’obédience socialiste – Pierre Bérégovoy y
fut maire de 1983 jusqu’au 1er mai 1993 où il décida de s’y donner la mort, d’un coup de pistolet, sur les bords du canal.
Lévêque y grandit dans une cité ouvrière bordée de terrains vagues, au bord des voies du chemin de fer. Il vit très mal
les contraintes du système scolaire, dont l’étroitesse l’engonce douloureusement ; il obtient sans joie son CAP de menuiserie au lycée technique, second du département, on est en 1970. Selon ses dires, l’art l’intéresse alors bien moins
que la musique (Jimi Hendrix, les Rolling Stones) : il part cependant poursuivre ses études à Bourges, à une soixantaine
de kilomètres, à l’école des beaux-arts – Small Town Boy quittant la province pour une bien maigre capitale. Conçu
comme unique échappatoire possible à une réalité qui l’horripile, ce choix reçoit les faveurs de ses parents : sa mère est
artiste et ne s’opposera jamais à sa décision – bien au contraire, il la mettra plus tard à contribution. C’est à l’école des
beaux-arts qu’il découvre l’art moderne, et se lie d’amitié avec l’une de ses professeurs, Micheline Laboret, mais c’est à
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Paris, au CNAC, où se tient alors une exposition de Christian Boltanski qu’il découvre l’art contemporain.
À la fin de ses études, en 1977, il trouve le milieu de l’art « folklo » et « s’illusionne beaucoup » pour d’autres champs
d’activités qu’il pense moins codifiés, moins contraints et empesés : la mode, la publicité. Le Small Town Boy prend
souvent le train pour Paris, où se solidifie une scène avant-garde remarquablement prolixe, probablement la dernière
avant-garde française, qui n’avait pas la prétention de s’appeler « culture » (à l’inverse de la « culture techno » qu’on
ne connaît que trop aujourd’hui) et acceptait sans honte l’idée qu’elle était une mode. Ce sont « Les jeunes gens modernes », la new wave française, lookée par Serge Krüger, designée par les graphistes de Bazooka et de Un regard
moderne, peinte par Kiki Picasso, sonorisée par Edith Nylon, les Stinky Toys, Taxi Girl, qui a ses propres stars (Jacno,
Marie-France, elli Medeiros, Alain Pacadis…) et son quartier général : le Palace de Fabrice Aemer, et l’enchaînement
ininterrompu des concerts et des fêtes, construisant une esthétique de rupture. C’est là, et certainement pas dans le
champ de l’art, que Lévêque puise ses influences, cadre son approche visuelle des choses, et développe, finalement,
les bases de son travail.
L’occasion se présente à lui de réaliser des vitrines pour certains des acteurs de cette scène : le chausseur Sacha, ou
Fiorucci. Il réalise des mises en scène où s’exprime une vision du monde qu’on rapprocherait des lyrics de Elli et Jacno
: « Bienvenue l’âge atomique / Quelle période magnifique / On dit que tout va sauter / Nous ça nous fait rigoler. » On ne
dira jamais assez comment, à la fin des
années soixante-dix à Paris, une jeunesse inspirée a défini les codes esthétiques et comportementaux pour un monde
à venir qui les a d’ailleurs parfaitement respectés (ici s’origine, par exemple, l’esthétique Habitat), a construit une vision
du futur à mettre en œuvre dès maintenant : peu après, la
victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle en sera la traduction populaire. Lévêque a une carte de visite,
elle indique : « Claude Lévêque : les vitrines les plus modernes de Paris » ; elles lui procurent un certain succès, ses
idées seront allégrement pillées, exportées, et bien que l’expérience ait été pour lui fort lucrative, il comprendra vite les
limites d’un système qu’il avait imaginé autrement.
Nevers reste pour lui un port d’attache dont il ne se défait pas : il veut y importer les émanations de cette effervescence
parisienne dont il mesure parfaitement les conséquences politiques. Quiconque connut dans les années quatre-vingt le
quartier du Banlay, son ensemble de lycées et ses barres d’habitation parfaitement indifférents à l’église Sainte-Bernadette toute proche, de Claude Parent,
monument historique de l’architecture en béton, n’aura aucun mal à s’immerger dans l’univers de
Lévêque – mais finalement, sans doute n’importe quelle autre zone périurbaine de n’importe quelle ville de province
aurait aussi bien fait l’affaire. à force de persuasion il réussit à être investi de quelques
responsabilités au sein de la maison de la culture de Nevers, où il organise alors divers concerts
(Marquis de Sade, Taxi Girl, Edith Nylon), un festival de cinéma expérimental (Andy Warhol, Kenneth Anger, Jonas
Mekas) et de grandes expositions consacrées à l’art corporel (Michel Journiac, Gina Pane, Rudolf Schwarzkogler). Son
travail artistique personnel prend forme dans ce contexte : il produit sans but précis de petits films et des photographies
où transpirent toutes ces influences.
C’est presque par accident qu’il se trouve invité à participer à une exposition à la Maison des arts de Créteil, par un ami
cinéaste, Claude Postel. On est en 1982, il y présente une installation intitulée Grand Hôtel.
« À cette époque, je m’intéressais beaucoup à ce que Michel Nuridsany écrivait dans art press. Il avait une approche
originale des artistes que j’aimais beaucoup : Boltanski, Gilbert and George… et je m’étais focalisé sur l’idée de le rencontrer un jour. Le jour du vernissage à la maison des arts de Créteil, j’étais très intimidé, c’était ma première exposition,
et une amie me dit que quelqu’un est devant ma pièce depuis un certain temps, qu’il est en train d’écrire, qu’elle veut me
le présenter. Je ne voulais rien savoir, et tandis qu’elle me le présentait en dépit de mes protestations, je découvris qu’il
s’agissait de Michel Nuridsany. Il avait aimé cette pièce, il en a parlé : cela a été en quelque sorte le point de
départ. Je lui dois aussi, très certainement, mes invitations aux expositions suivantes, y compris la
biennale de Paris. » Au début des années quatre-vingt encore, le destin d’un artiste est d’autant plus vif qu’il est lié à la
passion d’un critique : Michel Nuridsany sera celui-là, défendant inlassablement Lévêque devant des assemblées plus
enclines à absorber bientôt le néo-expressionnisme et les néo-géo.
Grand Hôtel
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Grand Hôtel est la mise en forme des travaux réalisés à Nevers, des photographies prises pour la plupart dans les loges
de la maison de la culture de Nevers transformées en studios de fortune. Influencé par l’art corporel, il y photographie
les corps de ses amis dans des environnements de verre et de miroirs brisés qui réfléchissent une lumière dorée.
Certains de ses modèles sont recouverts d’or, dans une évocation des Living Sculptures de Gilbert and George qu’il
admire, et leurs visages sont maquillés pareils à celui du Bowie de White Duke – une autre influence qui sera déterminante. Mais Lévêque avoue aussi une passion pour Goldfinger, et il ne serait pas sot de penser ici à la lumière du soleil
de Venise dans les cheveux de Tadzio dans le Mort à Venise de Visconti. Sommé d’articuler formellement ce travail
pour l’exposition de Créteil, il conserve aux photographies leur dimension de photo-souvenir, et accentue ce trait en les
sertissant dans de petits cadres dorés ready-made, à mi-chemin de l’univers fantastique que construisent ces images
et d’un kitch qui n’effraiera jamais
Lévêque – qui y voit sans doute une simple forme d’altérité populaire, un souvenir d’enfance, et la version ironique du
Glitter. Les photographies encadrées sont disposées sur une grande table
recouverte de velours vert et installée sur un fond noir ; en son centre trône un somptueux
bouquet de roses rouges (il y a autant de roses que de photographies). Entre les cadres et au sol, des fragments de
miroirs dispersent la lumière et interdisent au spectateur l’accès à ce « grand autel » où reposent dans un religieux silence ces petits morceaux de vie fantasmée, magnifiés, les preuves quasi tangibles de l’existence d’un ailleurs réel où
les choses sont différentes. Il y a dans
l’aspect cérémonieux de l’ensemble un évident hommage à Michel Journiac ; dans le danger des corps endormis près
des éclats de verre, un clin d’œil à Gina Pane.
Chaque œuvre de Claude Lévêque, depuis vingt ans, a un peu à voir avec Grand Hôtel (dont il n’a jamais voulu se défaire et qu’il conserve encore aujourd’hui, disons, « religieusement ») : œuvre programmatique qui contient en substance,
comme un ensemble de venins, un peu de ce que seront ses préoccupations futures. Si Grand Hôtel est une cérémonie,
son sens reste obscur, tu volontairement, comme dissimulé pour laisser le spectateur dans un état de frustration mais
aussi de disponibilité pour entrer dans un monde que l’œuvre esquisse, construisant ainsi un ensemble de relations sur
le modèle attirance/répulsion dont Claude Lévêque utilise aujourd’hui encore le mécanisme implacable. De la théâtralité
de l’ensemble, il ne se départira jamais, de même que de la profonde dramaturgie narrative qui nimbe ses installations
comme autant de vapeurs dangereuses – vapeurs irréelles, surchauffe du réel. Et puis aussi, il faut le dire, au travers
de tout cela, une provocante beauté, exprimée dans l’indifférence bougonne aux codes esthétiques en vigueur. Il n’y a
pas de calcul dans l’œuvre de Lévêque, hormis celui, peut-être, sinon de déplaire, du moins d’avancer l’irrecevable. Dès
l’origine il aura choisi la marge, inscrivant sa pratique en opposition au règne de la prestation de service à travers
laquelle l’art, méthodiquement, s’est fait sa place jusqu’à aujourd’hui où il y sommeille grassement.
Dans la veine de Grand Hôtel s’inscrivent ses œuvres d’alors, tel Bonheur perdu, ensemble de tablettes en verre (qu’on
rapprocherait volontiers de celles utilisées par Gina Pane) sur lesquelles sont disposés des objets ramassés à Théora,
petit village près de Naples, en Italie, dans les
décombres d’un récent tremblement de terre. Son intérêt pour les phénomènes naturels l’avait conduit là-bas – on comprend un peu mieux son travail d’aujourd’hui à la lumière de sa fascination pour ces déclenchements soudains et injustes de force, d’énergie, de violence. Mais le plus déterminant était encore en formation, il n’allait pas tarder à surgir.
« La nuit, nous chanterons à la mémoire des passions aujourd’hui disparues »
C’est sous ce titre tout à la fois programmatique et énigmatique que Claude Lévêque présente l’œuvre qu’il expose aux
Ateliers de l’ARC (musée d’art moderne de la ville de Paris) en 1984, où il est invité en compagnie, entre autres, de
Pierre et Gilles. Mais la présence des deux artistes issus eux aussi de la scène noctambule parisienne ne suffira pas
à compenser l’incongruité de l’œuvre de Lévêque, singulière et superbe, et surtout, à mille lieues des conventions de
l’œuvre d’art alors en vigueur. Pour autant qu’elle soit apparue comme parfaitement inattendue dans ce musée parisien,
et dans le contexte, qui plus est, d’un annuel frisson estampillé « jeune », elle fut quand même précédée d’une autre,
intitulée Anniversaire, que Lévêque présente à la biennale de Tours, en 1983.Celle-ci est composée de quatre petits
fragments de paysages posés sur autant de socles, surmontés de néons inscrivant d’un trait vif de lumière bleue, dans
la galaxie immédiate
de ces petits territoires, un prénom : Régis, Laurent… De même qu’elle inaugure l’utilisation de la
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lumière du néon dans son travail, cette œuvre contient en substance les enjeux de La nuit : un désir de narration tenu
au secret, une jubilation à la figuration, comme l’explosion en trois dimensions d’une vieille carte postale aux couleurs
passées, et l’installation d’un véritable climat par un simple et habile jeu de lumière.
La Nuit, enfin, capitalisera ce premier essai au-delà de toute prévision, campant impeccablement un véritable monde,
imposant des choix esthétiques oh ! combien novateurs et imprévisibles, inaugurant, c’est peu de le dire, et au corps
défendant parfois de ses successeurs, de nouvelles voies pour la suite. Trois tentes à la façon des tipis sont fichées
dans un espace dont le sol est recouvert de gravier ; sept bustes sont peints sur des supports en deux dimensions ornés
de petites
lumières ; l’ensemble est dans une semi-pénombre ; une bande-son diffuse une comptine à la
guitare. Tous ces éléments sont disposés comme peut-être le support d’un récit à construire, où l’on imagine quelques
fragments d’autobiographie – et, en effet, il ne s’agit aucunement de portraits imaginaires, les enfants portraiturés sont
d’une manière ou d’une autre dans l’entourage immédiat de Claude Lévêque, dans son lexique personnel – mais aussi
dans un répertoire plus collectif,
jusqu’à Medhi, héros de la série télévisée Belle et Sébastien qui marqua une génération entière
d’enfants. L’ensemble en tout cas semble contenir mille secrets, dans un gel photographique du temps que tente de
réchauffer la bande-son, qui restitue à l’ensemble un souffle de vie, un peu de buée, un battement. La scène est réelle
et elle est fausse, rien ne se passera que le spectateur
n’invente, ne construise, dans un obsédant travail de construction, de formulation d’hypothèse, d’écriture tout simplement : il s’agit en somme d’une partition à interpréter.
L’ensemble définit un espace sur lequel on ne marche pas, et inaugure le succès futur de la forme de l’« installation » :
en 1984, ce n’était pas la priorité des artistes. De même, le modèle de ces sept bustes d’enfants connaîtra plus tard une
bonne fortune chez ceux qui emprunteront un modèle aux « PLV » (publicité sur le lieu de vente). La facture même de
la peinture, particulièrement décalée dans le contexte strict de l’art d’avant-garde de l’époque, comme empruntée à
la couverture d’un roman à l’eau de rose, a aujourd’hui été adoptée, par exemple, par Karen
Kilimnik ou Elizabeth Peyton. Les petites ampoules, qui confèrent à l’ensemble la magie désuète et inéluctablement
efficace d’un sapin de Noël, composent une œuvre auto-éclairée, et sont une vraie invention (Christian Boltanski ne les
utilisera que plus tard avec le succès qu’on sait). La conception, enfin, d’une œuvre comme un scénario, qui demande
sa propre bande-son – de Philippe Parreno à Doug Aitken, et jusque dans les expositions de groupes qui proposent
leur propre bande-son (AIR AIR, au Grimaldi Forum de Monaco, ou Elysian Fields au Centre Georges-Pompidou pour
n’évoquer que les plus récentes), ce qui aujourd’hui semble bien naturel – tout cela, toutes ces
impertinentes inventions crépitent dans La Nuit.
Mais il est bien macabre de se livrer ici à la nécessaire autopsie de cette œuvre dont le pouvoir saisissant est ailleurs
– et c’est aussi dans sa capacité à transcender son inventivité et sa liberté que se loge l’impact qui frappera au-delà de
toute espérance. « Cette pièce a vraiment marqué mon travail, même dix ans après on me proposait des expositions
parce qu’on avait vu cette pièce-là, je n’existais que par rapport à elle, le seul horizon de mon travail leur semblait être
l’enfance. J’ai d’ailleurs interdit pendant dix ans qu’on utilise cette photo », confie aujourd’hui
Lévêque, dont le sujet, par parenthèse, était alors moins l’enfance que son enfance.
Ayant rejoint l’équipe de la Galerie de Paris, menée par Eric Fabre, personnage rocambolesque, amateur d’art au-delà
du raisonnable et par-dessus toute obligation, il y présente la même année Le jardin, stupéfiante mise en scène (au
sens théâtral du mot) déployée elle aussi dans l’obscurité : une surface au centre de l’espace d’exposition est couverte
de terre, des bougies y sont
fichées, coiffées de petites ampoules. Sur les murs peints en noir, des morceaux d’écorce en stuc,
parfaitement factices, abritent de minuscules photographies des lieux de l’enfance de Lévêque : ceux du Morvan, notamment. Les comparer avec les photographies et les cadres dorés de Grand Hôtel suggère que l’image, en dangereux
rétrécissement, sera bientôt absorbée en entier par le cadre. Dans cette disparition du dernier lien avec le réel, dans cet
enflement du décor amené à s’y substituer, se négocie le passage vers l’objet qui animera Lévêque dans les années
qui suivent.
Toutes les œuvres qui précèdent peuvent être considérées comme des paysages intimes,
reliefs accidentés où s’écorche le souvenir, plaines arides où s’épuise la mémoire, points d’eau où se re-capitalisent
l’espoir et la foi. Se présentent résolument comme des espaces « photogéniques », affirmant sans honte leur désir de
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beauté et de poésie, non loin de l’idée de « décor », et enfin originellement liées à la photographie, elles sont aussi, un
peu, le liquide révélateur où se développe lentement l’œuvre de Lévêque.
Meubles
Cette œuvre, c’est son principe, et quelle que soit la forme qu’elle prenne, n’aura de cesse jusqu’à aujourd’hui de se
resserrer (comme on le dit de l’étau autour du suspect), et bientôt ces paysages se transformeront en intérieurs, comme
on se retire chez soi, comme on s’enferme. Elle se repliera sur des éléments mobiliers, dans une implacable et encore
sous-jacente logique de « concentration ». Les thèmes qui, au-delà des disparités formelles et stylistiques, sédimentent
ce parcours de manière étrangement cohérente, s’affirment alors nettement : l’isolement, le retrait, la mise à l’index.
C’est là, si l’on doit absolument en chercher un, qu’on trouvera sans nul doute le cœur du travail de Lévêque : dans
cette expression de l’altérité et de ses conséquences les plus immédiates, les plus crues, les plus invraisemblables. Le
conflit de la norme et de l’individu reste l’axe autour duquel
gravite toute cette production, le mouvement révoltant de ce rouleau compresseur qui écrabouille tout ce qui dépasse
pour réduire toutes les aspérités individuelles et former la galette sociale, cette crêpe à pâte fine, cette feuille de papier
calque au travers de laquelle tout peut se reproduire, sans heurts, sans changements – sans respect.
À partir de 1985, Lévêque utilise de vieux meubles récupérés dans les greniers de sa famille (une vieille baignoire en
fer, une chaise brisée, une armoire, un vélo, une valise), sur lesquels il greffe des embryons d’histoire, des fragments
de récits, qui, toujours et encore, racontent non pas
uniquement l’enfance mais son enfance avant tout. La plupart des œuvres de cette période (1985-1990) sont « sans
titre », dans un silence boudeur (refus de la convention qui consiste à nommer) et déplacent le récit à l’intérieur : pour
autant qu’elles soient sans titre, elles exhibent une phrase, une sentence plus exactement, comme l’indication donnée
à un acteur dans l’interprétation d’un rôle. « Le trou dans la tête », « T’es mort », « La peur du vide » trouvent ainsi
quelques façons d’être théâtralisées au cœur même de l’œuvre – Lévêque gardera longtemps ce procédé publicitaire
et journalistique qui concentre en une phrase réduite une situation : « Prêts à crever » sur la photographie d’un pavillon
Bouygues, « J’ai mal » (sur la photographie d’un Kaposi), « Nous voulons en finir avec ce monde irréel » (déclaration
empruntée à Florence Rey et Audry Maupin, les deux adolescents assassins), et plus récemment le violentissime et
sans appel « Je suis une merde ». Dans les premières œuvres de cette série des « meubles », les phrases veulent situer un récit possible dans la biographie même de Lévêque : « Autour de la maison », « La fontaine d’argent, le château
d’eau, le chemin de fer », derniers fragments d’une géographie personnelle dont il s’éloignera bientôt, du moins en apparence. Il faut dire la force, la violence de ces meubles sur lesquels l’intervention de Lévêque sera minime (un peu de
peinture, ou de pyrogravure, ou un éclairage), et comment avec rien d’autre finalement que ce matériel de fortune, toute
une situation est dite, aiguisée, blessante, obsédante. La longue table surmontée d’une roue de vélo faiblement éclairée
qui indique : « La peur du vide » (1987) marque l’évolution vers des traumatismes moins personnels, plus collectifs,
et, à ce moment-là seulement, Lévêque ne raconte plus tant son enfance que l’enfance elle-même. Une invitation de
l’association « Entrée les artistes », à Meaux, à intervenir dans un important complexe scolaire, lui suggérera l’utilisation
de mobilier qui n’est plus intime, mais générique. « J’ai planté mon atelier dans un “préfa” au milieu de la cour du lycée
et c’est là que les choses ont changé. J’ai commencé à travailler avec ce que je trouvais autour de moi, les objets et
mobilier d’école, et ce furent mes premières appropriations d’équipements de collectivité. J’effectuais des sortes d’associations entre le lieu, le réfectoire, la douche, le dortoir et les matériaux liés à cette scolarité comme la chaise ou la
table d’école. C’est ainsi que je discernais la normalisation et la rationalité de ce quotidien1. » On
notera au passage ce terme curieux « d’appropriation » (il qualifie volontiers ainsi tous les objets présents dans ses
œuvres d’alors), sans doute impropre au sens classique du terme dans l’histoire de l’art mais particulièrement révélateur de comment, ici, s’inverse un processus de soumission pour enclencher une sorte de « revanche ». C’est Lévêque,
désormais, qui va assujettir son œuvre à son histoire personnelle, et non plus l’inverse. Éloquente également est cette
maxime au sujet de l’école : univers de normalisation où explose dans l’ingratitude l’incongruité de vouloir être singulier.
L’exploration des univers où se solidifient normalement les groupes au mépris des individus le conduira, à la suite, à
utiliser du mobilier de bureau, peut-être encore plus désincarné, le métal se substituant au bois : classeur de métal dont
le tiroir supérieur est garni d’un projecteur 2 000 watts (Sans titre, 1990), armature métallique de lit de dortoir sertie d’un
néon blanc, chariot de supermarché
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immanquablement vide garni d’un gyrophare projetant sur les murs l’ombre vibrante des barreaux. Qu’ils se réfèrent au
mobilier de bureau, au dortoir, au supermarché, les objets choisis renvoient
toujours à un lieu où se constitue un groupe et où s’écoule une vie normative. Il en va de même pour les râteliers collectifs où garer les vélos que Lévêque intercale avec des assiettes vides (un manque, une absence), ou les personnages
de jeu de baby-foot qu’il utilisera isolés, comme abstraits d’une équipe. Le travail de Lévêque annonce sa couleur, celle
du néon, celle du métal froid, celle de l’infinie solitude.
Tout ceci culminera dans l’une de ses plus brillantes expositions de cette période, à la galerie de Paris, en 1991. Jouant
avec la configuration du lieu d’une manière qui le différencie légèrement des pratiques traditionnelles de l’in-situ, Lévêque tirera profit du grand escalier qu’il faut descendre pour accéder à l’espace d’exposition. Au pied de l’escalier, l’accès
à cette salle sera perturbé par un mur laissant une béance depuis le sol de guère plus d’un mètre. C’est presque à
quatre pattes que le visiteur franchira ce seuil et, à nouveau sur ses pieds, pourra découvrir ce qui, dans la salle d’exposition, est exposé : du matériel de porcherie, naturellement fabriqué dans un métal qui s’inscrit on ne peut mieux dans
la « palette » de Lévêque, une mangeoire au centre, et des boxes pourvus de sangles près des murs. Rien de plus, rien
de moins, que cette image limpide d’une collectivité de plus, ou à tout le moins de son périmètre ordinaire. À l’évidence
cette exposition marque une étape en capitalisant les acquis précédents : c’est toute une histoire qui est racontée, la
sienne aussi bien que celle du visiteur, mais le choc fonctionne sur un autre registre. C’en est fini de la connivence, une
stratégie offensive se dessine.
Des vacances au Cambodge
Curieusement, c’est en ce début des années quatre-vingt-dix que Lévêque renoue dans son travail avec un esprit qui l’a
longtemps animé : celui du mouvement punk. Car si certaines œuvres précédentes étaient largement influencées par
l’esthétique quotidienne définie par « les jeunes gens
modernes » de Paris (lofts, néons, métal, mais aussi l’idée d’un monde meilleur à construire dans l’ombre de la bombe
atomique – cf. Elli et Jacno), cette exposition est tout entière chargée de l’agressivité, du sens de la provocation, de
l’irrespect crânement fourbi qui sont un peu de l’esprit punk.
Réaction particulièrement sensible à l’amertume laissée par les Golden Eighties qui se double, en l’espèce, d’un sacré
sens de l’anticipation.
À partir de là, le travail de Lévêque va se radicaliser. L’idée que la fête est finie prendra corps au sens très littéral de
l’expression : nombre de ses œuvres se présentent alors sous la forme d’une sorte d’image en trois dimensions dans
laquelle le visiteur pénètre trop tard. Le sol est jonché d’éléments cassés, de fleurs en papier crépon déchirées ou de
bris de verre. Au passage, et sur le strict plan formel qu’il ne faut jamais oublier de confronter au travail de Lévêque,
il préfigure de quelques années le retour au « scatter », à une forme éparpillée de la sculpture (Matthew McCaslin). À
Clisson (Ateliers internationaux des Pays de la Loire) en 1992, ce sont des flacons de sérum qui sont répandus à terre,
tandis qu’un déambulateur barre la progression dans l’espace du visiteur qu’aveugle un projecteur. À la galerie Optica
de Montréal, en 1993, ce sont les débris de guirlandes en papier, déchiquetées, qui traînent au sol, comme après une
fête qui aurait viré au cauchemar. À la galerie Toxic, au Luxembourg, ce sont des plats de réception qui couvrent le
sol. Encore une fois, si son travail ne se définit pas systématiquement par rapport aux possibilités formelles d’un lieu, il
l’investit de manière
radicale, globale, il le prend à bras-le-corps. Car déjà, et même dans les expositions évoquées à l’instant, se construit
un sens de l’investissement de l’espace qui ne le quittera plus, et qu’il est probablement l’un des seuls à avoir poussé
à des extrémités imprévues. Rien de plus logique, finalement, pour quelqu’un qui ne cache pas son admiration intacte
pour le travail de Daniel Buren. Il choisit désormais un procédé de travail qui décourage un peu l’idée d’une œuvre
transportable, qui serait installée ici, puis là (et sûrement pas conçue dans un atelier pour trôner ensuite dans un espace
d’exposition), et semble compenser son succès par un engagement réel auprès de petits lieux alternatifs à l’invitation
desquels il répond volontiers. C’est à Bourges, en 1993 et 1994, qu’il présentera une série d’œuvres remarquables, à
l’invitation de l’association Emmetrop. Le contexte est plutôt cru : un F5 dans une HLM. Il s’y installe et confie au journal
local : « Depuis mon enfance, j’ai toujours vécu dans les HLM, je ne les ai jamais vraiment rejetées. C’est plutôt un lieu
qui m’inspire2. » Parmi les divers projets qu’il développera avec les membres de cette association, installations ou performances, on doit se souvenir absolument de cet appartement dont le plafond avait été rabaissé, les murs méthodique-
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ment recouverts de matelas dressés et juxtaposés, l’ensemble formant un espace radicalement « claustrophobique »,
balayé d’une lumière blafarde et à peine animé par le son brouillé des ondes d’une radio. Renouant avec les ambitions
de La Nuit, il convoque en effet la lumière, le son, et modèle l’espace comme un sculpteur modèle la matière. C’est le
paradoxe du travail de Claude Lévêque : c’est un travail d’un
clacissisme absolu. Il l’énonce lui-même en ces termes : « Je travaille sur le motif un peu à la manière des artistes du
passé. Toutefois, les motifs diffèrent, je m’inspire de ce que produit le monde d’aujourd’hui : machiavélisme, refoulement, psychopathie et standardisation… Tout un programme3 ! » Confession amusante de la part de celui qui n’aura
de cesse, depuis l’origine et jusqu’à aujourd’hui, de remettre en cause les schémas établis, et pour qui l’aversion pour
la norme sera plus qu’un moteur : un carburant. Dans cet « appartement occupé » (c’est le nom du projet), il inscrira
aussi une « cage à poule », sorte de Sol Lewitt pour enfants des grands ensembles, objet qui présente cette double
particularité de renvoyer à la fois au monde de l’enfance, de la collectivité et de la prison.
Son travail ensuite ne s’autorisera plus les commodités d’un récit sous-jacent : en ayant trop dit ou pas assez, il supprimera, en quelque sorte, les sous-titres. Dans le geste ultime de l’exposition à la Galerie de Paris, il avait déjà réglé son
compte à son penchant à raconter des histoires, œuvrant désormais sur un terrain bien plus sensible, fait de choses
immatérielles : du son, de la lumière, et, toujours, de la douleur.
Plus de Lumière
Il est malaisé, à ce stade, de décrire scrupuleusement les interventions de Claude Lévêque depuis la seconde moitié
des années quatre-vingt-dix (bien que le récit, au bout du compte, soit probablement plus à même d’en restituer la réelle
dimension qu’une image fixe) et ce pour une bonne raison : son catalogue raisonné prendrait rapidement l’épaisseur
d’une encyclopédie. Car sa première caractéristique, c’est la générosité, générosité d’autant plus évidente à assouvir
que les sollicitations se sont multipliées, et désormais bien au-delà des frontières de son pays d’origine. Mais procédant
par épuisements successifs des pistes tracées par lui-même dès l’origine de son engagement dans l’art, en en laissant
certaines en jachère pour un temps indéterminé (il a délaissé l’univers des objets dont il a épuisé les charmes et dont
tant d’autres se sont emparés), il poursuit l’exploration de celles qui sont les moins commodes, procédant méticuleusement aussi à l’éviction des images pour agir ailleurs que sur la rétine. Ce sont les couches les plus sensibles du corps
qu’il traque désormais, prolongeant d’une certaine façon l’histoire de l’art corporel, reprenant le cours des choses là où
elles avaient été laissées par ceux qui l’ont, en somme, un peu guidé dans la voie de l’art : Michel Journiac, Gina Pane,
Schwartzkogler. Car ce qui caractérise le travail de Claude
Lévêque depuis quelques années, c’est une forme absolument singulière d’art corporel, un art à la fois sensoriel et
mental, où le corps n’est plus l’instrument ou le véhicule d’une forme mais son
récepteur privilégié. Il a pour cela développé un réseau serré de stratégies, au premier rang desquelles il a affiné l’utilisation de la lumière, élément présent dès les origines de son travail mais dont il a su littéralement exprimer les possibilités pour les tirer résolument sur le terrain artistique.
La lumière aura en effet traversé son œuvre avec, à chaque palier, une assignation précise : la célébration (de l’enfance
en fuite) dans La Nuit, le gel glacé du temps dans les pièces mêlant mobilier et néon et, désormais, tout un éventail
particulièrement sophistiqué d’émotions et d’expériences qui agissent directement sur les repères sensoriels et comportementaux des visiteurs de ses
expositions. S’il serait erroné d’envisager la lumière seule dans son travail des cinq dernières années (le son, divers
matériaux et un sens aiguisé du labyrinthe, de la circulation, de la perte des repères sont à lui ajouter), elle tient un rôle
fondamental dans ses installations dont la brutalité quasi
publicitaire ne masque jamais une capacité toute particulière à doser des sentiments. Chez Claude Lévêque, la lumière
est un instrument de torture ou de séduction, une substance psychotrope qui influe sur les sens, sur la mémoire. L’exposition Plus de lumière, qui s’est tenue à la villa Arson, centre national d’art contemporain de Nice, en 1998, est un
exemple des multiples expériences réalisées auparavant et simultanément à Fribourg, à Toronto, à San Sebastian, à
Montréal, à Kassel, ou à la galerie du Jour agnès b., à Paris. Utilisant tout l’espace naturellement labyrinthique comme
un parcours où le visiteur doit s’abandonner à des expériences produites à la vitesse du zapping, les salles seront tour
à tour bleues, roses, ou jaunes, exprimant comme autant de décharges d’adrénaline l’immobilité, l’écœurement, l’étouffement. Des séries de voiles, ici en toile fine, ailleurs en plastique ou constituées de boules assemblées, formeront des
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écrans et des réflecteurs, en même temps que se développe l’utilisation de miroirs ou de plaques de métal froissé qui
réfléchissent la lumière, déforment les images, détruisent les repères classiques de l’espace. Lévêque re-façonne les
normes à une autre mesure, pulvérise les repères, et ce faisant, simplifie paradoxalement l’espace pour qu’y advienne
quelque chose de plus immédiat, qui fonctionne sur un autre registre. Pour l’exposition Kollaps, au Consortium à Dijon
(1999), il détruira purement et simplement la dimension d’image que livre l’œuvre, plongeant une salle de plusieurs centaines de mètres carrés dans l’obscurité totale. Le visiteur y pénètre par une chicane, et une fois en son sein n’est plus
livré qu’au vertige de son pauvre corps balayé par des vents puissants au-dessus de sa tête, tandis qu’il est assourdi
par le bruit dramatiquement proche et fort d’un hélicoptère qui décolle. Dans cette pièce déterminante, ou plus rien n’est
consenti au visiteur pour se raccrocher,
Lévêque, semble-t-il, atteint sans réserve l’expression pure et simple de ce sentiment d’exclusion, cette nécessaire
empathie de l’altérité qui reste le cœur de son travail. Dans ses installations, on est toujours dans un monde qui n’est
pas le nôtre, on est toujours l’étranger, l’Autre dans sa plus élémentaire définition. Car finalement, l’œuvre de Lévêque
parle d’un mouvement, un mouvement très simple : cette force centrifuge qui expulse dans les marges tout ce qui ne
dispose pas d’une gravité formatée pour rester au centre.
L’un de ses plus spectaculaires projets récents, Oscillations (1999), est une commande publique de la ville de Chicago,
réalisée dans le State Street Bridge, l’un des plus vieux ponts en fer de la ville. Présentant la particularité de s’ouvrir
en deux pour laisser passer les bateaux sur le fleuve, le pont ouvert met en marche un système complexe d’éclairage
en forme de balayages lumineux mêlant poursuites de cinéma, gyrophares, et incluant même les phares des voitures
qui pénétrent à l’intérieur par de larges plaques vitrées fermant des ouvertures que Lévêque a fait ménager. Même le
texte est impuissant à restituer ici pleinement l’expérience de désordre, de violence et de vitesse, qui emprunte très
directement au cinéma et dont seul le visiteur peut faire l’expérience. Plus, d’ailleurs, que la description d’œuvres qui
se jouent maintenant dans l’espace et le temps, dans l’ombre et la lumière, dans le bruit et le silence, et qui agissent au
moins autant sur les sens que sur l’intellect, il importe de
signaler que quelque chose se joue ici qui n’a d’égal, curieusement, que dans l’immédiateté et la brutalité de la musique
live. On peut vraiment parler, au sujet de cet artiste, d’un « art live », qui ayant voulu faire disparaître les objets tout
autant que les images s’est cristallisé dans cette forme singulière. La décharge d’énergie de ses œuvres, leur capacité
à passer soudainement de la brutalité à la douceur, leur potentiel d’énergie continuellement libéré ne peuvent se comparer qu’avec la puissance live du concert. La multiplication des projets, leur succession, de même que l’interdiction à
laquelle
Lévêque s’oblige de rejouer deux fois le même morceau de manière identique, répondent à ce
projet d’un art indexé sur d’autres normes. La présentation récente, à Bruxelles, de centaines de pots d’échappement
oblitérant une salle au plafond de laquelle ils étaient accrochés, tandis que le volume de l’espace était saturé des riffs
de Van Halen, restitue cette expérience du live où le visiteur est avant tout déplacé et confronté, peut-être, à un désir
qui ne saurait être prémédité – ou bien à une souffrance ou une répulsion du même ordre.
Je hais un autre
Lévêque répugne à nommer « spectateur » celui qui fréquente ses expositions, signalant probablement par là que la
dimension spectaculaire de son travail n’est en rien une fin en soi. Il préfère y substituer le mot « visiteur », autrement
plus poétique et n’écartant pas aussi l’incongruité de la visite. On se rend au spectacle dans l’attente de quelque chose
de précis, et le spectacle est dû. C’est un échange normé que le modèle de la visite n’induit pas. « Une œuvre est réussie, pour ce qui me concerne, quand le visiteur n’y reste pas plus de trois secondes », déclare-t-il, indiquant par là une
certitude : l’art n’est pas une prestation de service – sauf si le « visiteur » est animé de tendances masochistes. Il faut
prendre très au sérieux cette déclaration et en mesurer la portée politique (en particulier chez un artiste à qui le ministre
de la culture demanda récemment qu’il réalise pour le compte de son ministère une carte de vœux). À l’heure, justement, où les artistes sont souvent perçus par une société qui pense avoir rétabli avec eux un contact, sinon populaire,
du moins popularisé, comme étant là pour apporter des réponses, résoudre des équations et délivrer des messages
clairs, lisibles et, pourquoi pas, bénéfiques, Lévêque choisit une délicate position de porte-à-faux. Il n’est là ni pour
s’acquitter du cahier des charges, ni pour socialiser.
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Une seule personne, à la vérité, traverse son œuvre et, pourrait-on dire, la hante régulièrement depuis son origine.
D’Elie on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il est le fils des meilleurs amis de Claude Lévêque, et qu’il « l’a vu
naître ». Elie a régulièrement collaboré à ses œuvres : qu’il le mette à contribution, enfant, pour dessiner les trèfles à
quatre feuilles ou les champignons atomiques qu’il fera réaliser en tubes de néon, qu’il danse à perdre haleine mais
sans vraiment y croire, adolescent, dans une vidéo, ou bien encore, plus récemment, qu’il le photographie le crâne rasé
et couvert de gelée de groseilles pour une image étonnante imprimée sur les sacs plastiques distribués chez agnès b.,
Elie accompagne l’œuvre de Claude Lévêque comme à la fois un garde-fou et un visiteur régulier, ce marqueur d’une
enfance surgie après celle de Lévêque et qui, elle aussi, a disparu. Il est le témoin d’une époque à venir, d’une génération qui se forme après, qui définit un monde où vivre, autrement peut-être, une époque que modèle de toute façon
ce travail qui n’a eu de cesse, depuis vingt ans, de pulvériser les normes pour éclairer l’altérité. Parce que cette activité
n’est pour Claude Lévêque rien de moins qu’un projet politique, qu’il exprime ainsi : « Je pense que l’art contemporain
peut provoquer un espace différent de redécouverte des choses, indépendant des obligations de consommation dictées
par des médias avilissants, des politiciens corrompus et des marchands de jeux, de pavillons ou de bagnoles. »
1. Claude Lévêque et Frédéric Bouglé, « Des lumières pour des espaces d’artifice » (dialogue), in cat. Herr Monde,
collection « Mes pas à faire », Le Creux de l’Enfer, 2000.
2. La nouvelle République du Centre-ouest, mercredi 17 mars 1993.
3. Nova Mag, juillet-aout 1996.
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